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08/07/2022 | CANADA | N°2022CSC29

Canada | Canada, Cour suprême, 8 juillet 2022, Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29

 

 
Appel entendu : 8 novembre 2021
Jugement rendu : 8 juillet 2022
Dossier : 39340


 
Entre :
 
Law Society of Saskatchewan
Appelante
 
et
 
Peter V. Abrametz
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, Law Society of Alberta, Société du Barreau du Manitoba, Ordre des mé

decins et chirurgiens de l’Ontario, Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario, Ordre des pharmaciens de l’Ontario, Ordre royal des chirurgiens dentistes d...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29

 

 
Appel entendu : 8 novembre 2021
Jugement rendu : 8 juillet 2022
Dossier : 39340

 
Entre :
 
Law Society of Saskatchewan
Appelante
 
et
 
Peter V. Abrametz
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, Law Society of Alberta, Société du Barreau du Manitoba, Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario, Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario, Ordre des pharmaciens de l’Ontario, Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario, Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, Alberta Securities Commission, British Columbia Securities Commission, Barreau du Québec et Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 127)

Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Martin, Kasirer et Jamal)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 128 à 226)

La juge Côté

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Law Society of Saskatchewan                                                                        Appelante
c.
Peter V. Abrametz                                                                                                Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec,
procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de la Saskatchewan,
Law Society of Alberta,
Société du Barreau du Manitoba,
Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario,
Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario,
Ordre des pharmaciens de l’Ontario,
Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario,
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada,
Alberta Securities Commission,
British Columbia Securities Commission,
Barreau du Québec et
Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés   Intervenants
Répertorié : Law Society of Saskatchewan c. Abrametz
2022 CSC 29
No du greffe : 39340.
2021 : 8 novembre; 2022 : 8 juillet.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de la saskatchewan
                    Droit administratif — Abus de procédure — Délai — Procédures disciplinaires engagées par un barreau contre un avocat membre — Long délai dans les procédures à l’origine d’une demande d’arrêt des procédures par le membre pour cause de délai excessif constituant un abus de procédure — Le délai a‑t‑il constitué un abus de procédure? — L’arrêt des procédures est‑il justifié?
                    Droit administratif — Appels — Norme de contrôle — Norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale et d’abus de procédure dans les appels prévus par la loi.
                    En 2012, la Law Society of Saskatchewan (« Barreau ») a engagé des procédures disciplinaires contre l’un de ses avocats membres. En 2018, ce dernier a été déclaré coupable de quatre chefs d’accusation de conduite indigne d’un avocat, et en 2019, il a été radié sans avoir le droit de solliciter sa réinscription pendant presque deux ans. Durant les procédures disciplinaires, le membre a demandé l’arrêt des procédures pour cause de délai excessif constituant un abus de procédure. Sa demande a été rejetée par le Comité d’audition du Barreau. La Cour d’appel a rejeté l’appel du membre de la décision relative à la conduite professionnelle, mais a accueilli son appel de la décision relative à l’arrêt des procédures. Elle a accordé l’arrêt des procédures, concluant à l’existence d’un délai excessif qui avait causé au membre un préjudice important de nature à heurter le sens de la décence et de l’équité du public et susceptible de déconsidérer le processus disciplinaire du Barreau.
                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est accueilli, l’arrêt de la Cour d’appel est annulé et l’affaire est renvoyée à la Cour d’appel pour qu’elle examine les moyens d’appel restants.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal : Le présent pourvoi porte sur un appel interjeté en vertu de la loi de la Saskatchewan intitulée The Legal Profession Act, 1990. En conséquence, la norme de contrôle applicable aux questions de droit est celle de la décision correcte, alors que celle applicable aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit est la norme de l’erreur manifeste et déterminante. La question de savoir s’il y a eu abus de procédure est une question de droit; c’est donc la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique. Bien que la Cour d’appel ait choisi la norme de contrôle appropriée, elle ne l’a pas appliquée adéquatement. Il n’existait, en outre, aucun fondement valable justifiant la Cour d’appel d’annuler l’attribution par le Comité d’audition de certains délais au membre, et aucune erreur manifeste et déterminante justifiant la substitution par la Cour d’appel de ses propres conclusions à celles du Comité d’audition à savoir qu’il y avait absence de préjudice important causé au membre n’a été relevée. Malgré le fait que les actions du Barreau n’étaient pas irréprochables, le délai n’était pas excessif. Il n’y a pas eu abus de procédure.
                    Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, la Cour a conclu que, dans les cas où un législateur établit dans une loi un mécanisme d’appel à une cour de justice des décisions d’un décideur administratif, cela indique que les normes générales en matière d’appel trouvent application. Bien que cette conclusion ait été formulée dans un contexte de contrôle judiciaire sur le fond, la directive prescrivant que les appels doivent être décidés selon la norme générale en matière d’appel était catégorique. Par conséquent, lorsque des questions d’équité procédurale sont examinées dans le cadre d’un mécanisme d’appel prévu par la loi, elles sont soumises aux normes de contrôle en matière d’appel.
                    Dans le contexte de procédures administratives, l’abus de procédure est une question d’équité procédurale. Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, la Cour s’est penchée sur la question de l’abus de procédure relativement aux délais administratifs, et a reconnu que les décideurs administratifs possèdent, corollairement à leur devoir d’agir équitablement, le pouvoir d’examiner les allégations de délai abusif. Le délai en cause peut constituer un abus de procédure dans deux situations : l’équité de l’audience peut être compromise lorsque le délai en cause nuit à la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, ou, même dans les cas où il n’y a pas d’atteinte à l’équité de l’audience, il peut y avoir abus de procédure si un préjudice important a été causé en raison d’un délai excessif.
                    L’arrêt Blencoe établit une analyse à trois volets pour déterminer si un délai qui ne porte pas atteinte à l’équité de l’audience constitue néanmoins un abus de procédure. Premièrement, le délai en cause doit être excessif. Cette détermination se fait en appréciant le contexte dans son ensemble, y compris la nature et l’objet des procédures, la longueur et les causes du délai ainsi que la complexité des faits de l’affaire et des questions en litige. Comme il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, d’autres facteurs contextuels peuvent être pris en considération dans une affaire donnée. Deuxièmement, ce délai doit avoir directement causé un préjudice important. L’existence ou non d’un préjudice est une question de fait. Par exemple, il peut s’agir d’un préjudice psychologique important, d’une réputation entachée, d’une vie familiale perturbée ou encore de la perte d’un emploi ou d’occasions d’affaires. Le préjudice peut également prendre la forme d’une attention médiatique prolongée et envahissante. Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif procède à une dernière évaluation afin de déterminer si le délai constitue un abus de procédure. Un délai constituera un abus de procédure s’il est manifestement injuste envers une partie ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice.
                    Lorsqu’un abus de procédure a été établi, plusieurs réparations peuvent être accordées. Les tribunaux judiciaires et administratifs doivent examiner attentivement les réparations qui sont appropriées dans les divers contextes susceptibles de donner lieu à un abus de procédure. Les réparations accordées en cas d’abus de procédure peuvent viser différents objectifs : elles peuvent indemniser la partie demanderesse du préjudice que lui a causé le délai, inciter le décideur à s’attaquer à des problèmes de délai systémique, ou exprimer les préoccupations du tribunal judiciaire ou administratif concerné à l’égard des délais dans le système de justice administrative. Comme la doctrine de l’abus de procédure est un vaste concept, il peut être utile de l’examiner selon une échelle de gravité. Diverses formes de réparation peuvent être accordées, pouvant aller jusqu’à l’arrêt des procédures de façon permanente.
                    L’arrêt des procédures est l’ultime réparation en cas d’abus de procédure parce qu’elle est définitive : le processus sera arrêté de façon permanente. Cela signifie, en matière disciplinaire, que des accusations ne seront pas examinées, que des plaintes ne seront pas entendues et que le public ne sera pas protégé. Vu ces conséquences, l’arrêt des procédures ne devrait être accordé que dans les cas les plus manifestes, soit lorsque l’abus se situe à l’extrémité supérieure de l’échelle de gravité. La décision d’accorder ou non un arrêt des procédures implique la mise en balance d’intérêts publics. D’une part, le public a intérêt à s’assurer qu’un tribunal administratif constitué pour le protéger suit une procédure équitable et exempte d’abus de procédure. D’autre part, le public a intérêt à ce que les instances administratives soient décidées au fond. Un juste équilibre doit être établi entre l’intérêt du public à ce qu’il existe un processus administratif équitable et exempt d’abus de procédure et son intérêt opposé à ce que les plaintes soient décidées au fond au terme d’une audience publique. En présence d’une instance qui a donné lieu à un abus de procédure, le tribunal judiciaire ou administratif doit se poser la question à savoir si continuer les procédures serait plus préjudiciable à l’intérêt public que les arrêter de façon permanente. Si la réponse est oui, l’arrêt des procédures devrait être ordonné. Dans le cas contraire, la demande d’arrêt des procédures devrait être rejetée. Dans le cadre de cette analyse, le tribunal judiciaire ou administratif peut se demander s’il est possible de recourir à d’autres réparations, moins radicales que l’arrêt des procédures, qui protégeraient adéquatement l’intérêt du public dans la bonne administration de la justice.
                    Lorsqu’un abus de procédure est établi, mais que l’abus n’est pas tel qu’un arrêt des procédures est justifié, d’autres réparations peuvent être appropriées. Bien que la preuve d’un préjudice important soit nécessaire afin d’établir l’existence d’un abus de procédure, la réparation ordonnée peut varier en fonction du degré de préjudice constaté. Un degré élevé de préjudice peut justifier un arrêt des procédures, alors qu’un préjudice de degré moindre, néanmoins important, pourrait justifier d’autres réparations. Dans de tels cas, l’intérêt public peut être adéquatement servi par la continuation des procédures, tout en s’assurant que la partie demanderesse reçoit une certaine forme de compensation pour l’abus dont elle a souffert. Dans le contexte des tribunaux disciplinaires, l’arrêt des procédures, la réduction de la sanction ou la modification d’une ordonnance relative aux dépens représentent autant de possibles réparations. Il ne s’agit pas d’une liste exhaustive. Divers tribunaux disposent, en vertu de leur loi habilitante, du pouvoir d’accorder d’autres réparations. Ils ne devraient pas hésiter à se prévaloir de tels pouvoirs pour remédier à un délai excessif constituant un abus de procédure.
                    La juge Côté (dissidente) : Il y a désaccord quant au dispositif des juges majoritaires. Le délai en l’espèce constituait un abus de procédure, et la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en annulant la sanction pour inconduite professionnelle infligée au membre. Le désaccord avec les juges majoritaires concerne aussi les principes juridiques régissant l’appréciation du délai excessif dans les procédures administratives, y compris la reformulation, par les juges majoritaires, du test pour déterminer si un délai administratif constitue un abus de procédure et le fait qu’ils se fondent sur l’arrêt Vavilov pour appuyer la thèse selon laquelle il faut recourir aux normes de contrôle applicables en l’appel en l’espèce.
                    La Cour a reconnu dans l’arrêt Blencoe qu’un délai excessif, à lui seul, porte atteinte à l’équité procédurale, et qu’il est de ce fait abusif. Il n’est pas nécessaire que le demandeur fasse la preuve d’un préjudice important pour qu’une conduite inéquitable constitue un abus de procédure; cette exigence s’applique uniquement lorsque l’arrêt des procédures est demandé. Un délai excessif risque de déconsidérer l’administration de la justice. Pour cette seule raison, les tribunaux doivent sanctionner de tels délais chaque fois qu’ils sont portés à leur attention. Les tribunaux disposent d’un vaste éventail de mesures de redressement — notamment les jugements déclaratoires, l’adjudication de dépens, les ordonnances enjoignant de tenir une audience accélérée, les réductions de peine et les arrêts des procédures — afin d’accorder une réparation qui soit proportionnelle à l’abus de procédure.
                    Les juges majoritaires affirment se fonder sur l’arrêt Blencoe en formulant un test à trois volets pour déterminer si le délai dans des procédures administratives constitue un abus de procédure; or, ce cadre d’analyse repose sur une compréhension erronée de la doctrine de l’abus de procédure. Suivant l’approche adoptée par les juges majoritaires, même le délai excessif qui cause directement un préjudice important n’est pas en soi abusif, comme l’indique le dernier volet de leur analyse. Non seulement cette proposition est‑elle viciée sur le plan théorique, mais elle crée une norme indûment élevée qui est disproportionnée par rapport aux réparations disponibles en cas de délai abusif, lesquelles vont du simple jugement déclaratoire à l’arrêt des procédures. L’analyse des juges majoritaires est si exigeante qu’elle invite à la complaisance dans les procédures administratives. Dans l’arrêt Blencoe, la Cour a reconnu à juste titre que le délai excessif, à lui seul, est un manquement à l’obligation d’équité. Le préjudice n’est pas une condition nécessaire pour que le délai soit considéré comme excessif, bien qu’il puisse contribuer à une telle conclusion. La preuve d’un préjudice demeure fort pertinente au stade de la réparation, puisque celle‑ci doit être proportionnelle à l’abus de procédure. Cette démarche est compatible avec le principe fondamental qu’ont établi les juges majoritaires dans l’arrêt Blencoe, soit que les tribunaux ne peuvent ordonner l’arrêt des procédures que dans les cas les plus manifestes, où le demandeur a prouvé l’existence d’un préjudice important découlant d’un délai administratif excessif.
                    Il faut dissocier l’abus de procédure de l’arrêt des procédures, lequel ne représente qu’une des mesures de redressement pouvant être accordées en common law pour remédier à la conduite abusive. Il est essentiel de faire cette distinction, car le seuil à atteindre pour démontrer qu’il y a eu conduite abusive est beaucoup moins élevé que celui applicable à l’arrêt des procédures. La Cour a établi des exigences rigoureuses pour accorder l’arrêt des procédures. Un demandeur doit satisfaire au test suivant pour obtenir l’arrêt des procédures : il doit y avoir une atteinte à l’équité du procès ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le procès ou par son issue; il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de remédier à l’atteinte; et, s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond. Ce test s’applique également au délai abusif dans des procédures administratives.
                    Les juges majoritaires confondent la doctrine de l’abus de procédure avec l’analyse applicable aux arrêts des procédures, qui ne sont qu’un sous‑ensemble des réparations que les tribunaux peuvent ordonner pour sanctionner une conduite abusive. Les juges majoritaires ne font donc pas la distinction entre, d’une part, le test pour déterminer si la conduite constitue un abus de procédure et, d’autre part, celui pour juger si un arrêt des procédures est justifié dans les circonstances. Le premier test est souple et n’est encombré d’aucune exigence particulière; le tribunal n’a qu’à déterminer si la conduite contestée mine l’équité juridictionnelle ou l’intégrité du système de justice. Le second test établit un seuil élevé qui n’est atteint que dans les cas les plus manifestes, lorsque le demandeur satisfait à des exigences particulières rigoureuses.
                    Lorsque le demandeur a établi que le délai est excessif, l’étape suivante de l’analyse du tribunal consiste à déterminer la réparation appropriée dans les circonstances. Les tribunaux disposent d’un vaste arsenal de mesures de redressement qui tiennent compte des circonstances de chaque cas pour sanctionner et réparer la conduite abusive, allant du jugement déclaratoire à l’arrêt des procédures. Le choix de la réparation pour un abus de procédure relève du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance. Les demandeurs doivent satisfaire à un test spécifique pour obtenir l’arrêt des procédures, mais les autres réparations n’y sont pas assujetties. Le principe directeur pour déterminer la réparation appropriée est la proportionnalité. Les tribunaux doivent prendre en considération la nature et l’ampleur du préjudice en tant que facteurs principaux, parallèlement à la durée et aux causes du délai, dans le choix d’une réparation proportionnelle à l’abus de procédure. Comme l’exige l’arrêt Blencoe, le demandeur doit faire la preuve d’un préjudice important afin d’obtenir un arrêt des procédures pour délai administratif excessif. Cette exigence ne s’applique toutefois pas aux autres réparations.
                    En ce qui a trait à la norme de contrôle applicable, la jurisprudence de la Cour est claire : la question de savoir si un décideur administratif s’est acquitté de son obligation d’équité est soumise à la norme de la décision correcte, sans égard à l’existence d’un mécanisme d’appel. Il n’y a aucune raison de revenir sur ce point de départ bien établi. Les juges majoritaires prétendent préciser la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale dans le cas des appels prévus par la loi. Or, ils le font sans véritablement prendre en compte l’arrêt Khela, qui fait autorité sur ce point de droit, ou tout autre arrêt relatif à l’obligation de respecter l’équité procédurale. Le seul renvoi à l’arrêt Vavilov, un jugement qui a été rendu dans un contexte différent et qui a exclu l’équité procédurale de son champ d’application, ne suffit pas pour écarter l’arrêt Khela et d’autres précédents directement applicables.
                    Bien qu’il soit nécessaire de clarifier le cadre d’analyse guidant le choix de la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale, la Cour doit s’inspirer de sa jurisprudence pour définir une approche fondée sur des principes. La norme de la décision correcte doit demeurer le point de départ de l’analyse dans le contexte du contrôle de l’équité procédurale. Il appartient aux tribunaux judiciaires de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale. C’est la norme de la décision correcte qui s’applique aux questions de respect de l’obligation d’équité procédurale définie par la common law ou par la loi. Toutefois, les exigences de l’équité dépendent du contexte, et il faut faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait sous‑jacentes du décideur administratif.
                    Il n’est pas possible d’être d’accord avec la façon dont les juges majoritaires conçoivent la norme de contrôle dans le contexte du délai administratif excessif. Le délai excessif constitue à lui seul un abus de procédure; il est la norme juridique à l’aune de laquelle la conduite de l’organisme administratif est évaluée. Les tribunaux n’ont pas à faire preuve de déférence à l’égard de la conclusion d’un décideur administratif sur le caractère excessif ou non du délai et quant au choix de la réparation pour abus de procédure.
                    En l’espèce, il y a accord avec l’analyse de la Cour d’appel. Le délai a largement dépassé le temps intrinsèquement requis par cette affaire; il est manifestement excessif, et par le fait même, abusif. Ce délai excessif a causé un préjudice sérieux au membre de même qu’à ses employés. Dans ces circonstances, c’est à bon droit que la Cour d’appel a sévi contre cet abus de procédure en ordonnant que la sanction pour inconduite professionnelle, mais non les déclarations de culpabilité elles‑mêmes, soit annulée.
Jurisprudence
Citée par le juge Rowe
                    Arrêts appliqués : Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; distinction d’avec les arrêts : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502; arrêts examinés : Sazant c. College of Physicians and Surgeons of Ontario, 2012 ONCA 727, 113 O.R. (3d) 420, autorisation d’appel refusée, [2013] 2 R.C.S. xii; Misra c. College of Physicians & Surgeons of Saskatchewan (1988), 1988 CanLII 211 (SK CA), 52 D.L.R. (4th) 477; Investment Dealers Association of Canada c. MacBain, 2007 SKCA 70, 299 Sask. R. 122; Law Society of Upper Canada c. Abbott, 2017 ONCA 525, 139 O.R. (3d) 290, autorisation d’appel refusée, [2018] 1 R.C.S. v; arrêts mentionnés : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601; R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128; R. c. Young (1984), 1984 CanLII 2145 (ON CA), 40 C.R. (3d) 289; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411; Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 2000 CanLII 8514 (ON CA), 51 O.R. (3d) 481, inf. par 2002 CSC 63, [2002] 3 R.C.S. 307; R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979; Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Wigglesworth, 1987 CanLII 41 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 541; Pharmascience Inc. c. Binet, 2006 CSC 48, [2006] 2 R.C.S. 513; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17; Fortin c. Chrétien, 2001 CSC 45, [2001] 2 R.C.S. 500; Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, 1991 CanLII 26 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 869; Béliveau c. Comité de discipline du Barreau du Québec, 1992 CanLII 3299 (QC CA), [1992] R.J.Q. 1822; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; Wachtler c. College of Physicians and Surgeons (Alta.), 2009 ABCA 130, 448 A.R. 317; Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), 1987 CanLII 81 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 181; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1989 CanLII 44 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 879; Diaz‑Rodriguez c. British Columbia (Police Complaint Commissioner), 2020 BCCA 221, 39 B.C.L.R. (6th) 87; Camara c. Canada, 2015 CAF 43; Hennig c. Institute of Chartered Accountants (Alta.), 2008 ABCA 241, 433 A.R. 221; Brown c. Assn. of Professional Engineers and Geoscientists of British Columbia, [1994] B.C.J. No. 2037 (QL), 1994 CarswellBC 2980 (WL); Stefani c. College of Dental Surgeons (British Columbia) (1996), 1996 CanLII 877 (BC SC), 27 B.C.L.R. (3d) 34; Commission des services financiers et des services aux consommateurs c. Emond, 2020 NBCA 42; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; Robertson c. British Columbia (Commissioner, Teachers Act), 2014 BCCA 331, 64 B.C.L.R. (5th) 258; R. (J.) c. College of Psychologists (British Columbia) (1995), 1995 CanLII 846 (BC SC), 33 Admin. L.R. (2d) 174; Adams c. Law Society of Alberta, 2000 ABCA 240, 266 A.R. 157; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; Hydro‑Québec c. Matta, 2020 CSC 37; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Salomon c. Matte‑Thompson, 2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729.
Citée par la juge Côté (dissidente)
                    Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33; R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; États‑Unis d’Amérique c. Cobb, 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587; R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601; R. c. Carosella, 1997 CanLII 402 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 80; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, 1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. Sullivan, 2022 CSC 19; Ontario c. S.E.E.F.P.O., 2003 CSC 64, [2003] 3 R.C.S. 149; A.I.E.S.T., local de scène no 56 c. Société de la Place des Arts de Montréal, 2004 CSC 2, [2004] 1 R.C.S. 43; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651; R. c. Bellusci, 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817; Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 643; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504; Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281; Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52, [2001] 2 R.C.S. 781; Knight c. Indian Head School Division No. 19, 1990 CanLII 138 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 653; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, 1979 CanLII 184 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 602; Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie‑Britannique), 1980 CanLII 10 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 1105; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, 1980 CanLII 21 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 735; Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, 1978 CanLII 24 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 311; R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527; R. c. Dussault, 2022 CSC 16; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; R. c. Katigbak, 2011 CSC 48, [2011] 3 R.C.S. 326; Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160; R. c. Owen, 2003 CSC 33, [2003] 1 R.C.S. 779; Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249; Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650; R. c. Yusuf, 2021 CSC 2; R. c. Pauls, 2020 ONCA 220, 149 O.R. (3d) 609; R. c. Virk, 2021 BCCA 58, 403 C.C.C. (3d) 492.
Lois et règlements cités
Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, c. 45, art. 58(2)(b).
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11b), 24(1).
Legal Profession Act, 1990, S.S. 1990‑91, c. L‑10.1, art. 3.1, 3.2, 39, 56, 63.
Doctrine et autres documents cités
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Garant, Patrice, avec la collaboration de Philippe Garant et Jérôme Garant. Droit administratif, 7e éd., Montréal, Yvon Blais, 2017.
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McKee, Derek. « The Standard of Review for Questions of Procedural Fairness » (2016), 41 Queen’s L.J. 355.
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Perell, Paul M. « A Survey of Abuse of Process », in Todd L. Archibald and Randall Scott Echlin, eds., Annual Review of Civil Litigation 2007, Toronto, Thomson Carswell, 2007.
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Villeneuve, Jean‑Guy, et autres. Précis de droit professionnel, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2007.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (les juges Ottenbreit, Leurer et Barrington‑Foote), 2020 SKCA 81, [2020] S.J. No. 266 (QL), 2020 CarswellSask 336 (WL), qui a infirmé une décision du Comité d’audition de la Law Society of Saskatchewan (Chow, McCuskee et Sorestad), 2018 SKLSS 8, [2018] L.S.D.D. No. 265 (QL). Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
                    Alyssa Tomkins, Paul Daly et Charles R. Daoust, pour l’appelante.
                    Amanda M. Quayle, c.r., Gordon J. Kuski, c.r., et Lauren J. Wihak, pour l’intimé.
                    Alexandra Clark et Matthew Chung, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Stéphane Rochette et Abdou Thiaw, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
                    Meera Bennett et Robert Danay, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
                    Laura Mazenc et Johnna Van Parys, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
                    James T. Casey, c.r., et Katrina Haymond, pour l’intervenante Law Society of Alberta.
                    Ayli Klein, pour l’intervenante la Société du Barreau du Manitoba.
                    Lisa Brownstone, Amy Block et Linda Rothstein, pour les intervenants l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario, l’Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario, l’Ordre des pharmaciens de l’Ontario et l’Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario.
                    Ewa Krajewska et Mannu Chowdhury, pour l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.
                    Lorenz Berner, Tracy Knight et Jennifer L. Whately, pour les intervenantes Alberta Securities Commission et British Columbia Securities Commission.
                    Sylvie Champagne, Nicolas Le Grand Alary et André‑Philippe Mallette, pour l’intervenant le Barreau du Québec.
                    Audrey Macklin et Prasanna Balasundaram, pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés.
 
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal rendu par
 
                    Le juge Rowe —
I.               Introduction
[1]                              Le présent pourvoi découle de procédures disciplinaires engagées par l’appelante, la Law Society of Saskatchewan (« Barreau »), contre l’intimé, Peter V. Abrametz. Ce dernier a été déclaré coupable de quatre chefs d’accusation de conduite indigne d’un avocat et a été radié sans avoir le droit de solliciter sa réinscription pendant presque deux ans.
[2]                              Durant les procédures disciplinaires, Me Abrametz a demandé l’arrêt des procédures pour cause de délai excessif constituant un abus de procédure. Sa demande a été rejetée par le Comité d’audition du Barreau (« Comité d’audition » ou « Comité »), mais accueillie en appel par la Cour d’appel de la Saskatchewan. Le Barreau se pourvoit maintenant devant notre Cour.
[3]                              La présente affaire donne à la Cour l’occasion de se pencher à nouveau sur la doctrine de l’abus de procédure en cas de délai excessif en contexte administratif. Cette doctrine a été reconnue il y a plus de 20 ans dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307. Le présent pourvoi nous permet également de clarifier la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale et d’abus de procédure en cas d’appels prévus par la loi.
[4]                              Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. Bien que la Cour d’appel ait choisi la norme de contrôle appropriée, elle ne l’a pas appliquée adéquatement. Le Comité d’audition n’a pas commis d’erreur en concluant à l’absence d’abus de procédure.
II.            Faits
[5]                              Maître Abrametz est membre du Barreau de la Saskatchewan. Il exerce le droit à Prince Albert, en Saskatchewan, depuis 49 ans.
A.         Enquête antérieure au dépôt des accusations
[6]                              En 2012, le Barreau a procédé à une vérification des registres financiers de Me Abrametz en raison d’irrégularités apparentes dans l’utilisation d’un compte en fiducie. La veille d’une visite des enquêteurs à son bureau en décembre 2012, Me Abrametz a lui‑même déclaré au Barreau qu’il avait omis de déposer promptement dans son compte d’entreprise plus de 36 000 $ en honoraires.
[7]                              L’enquête du Barreau visait huit opérations effectuées par Me Abrametz. Dans sept de ces opérations, Me Abrametz avait émis des chèques à l’ordre de clients. Ces chèques avaient ensuite été endossés par les clients, puis encaissés par Me Abrametz. Dans l’autre opération, il avait émis trois chèques à l’ordre d’une personne fictive, les avait endossés en signant d’un faux nom, puis les avait encaissés. De plus, à 11 occasions, Me Abrametz avait avancé à des clients de l’argent, en lien avec des fonds découlant de règlements, leur facturant des honoraires fixes correspondant à 30 p. 100 du montant avancé, ainsi que des honoraires conditionnels de 30 p. 100, et des intérêts.
[8]                              L’enquête visait également à déterminer si certaines de ces opérations avaient été effectuées à des fins d’évasion fiscale.
[9]                              En février 2013, Me Abrametz a reçu signification d’un avis d’intention de suspension provisoire. Cependant, par suite d’une entente conclue avec le Barreau en mars 2013, Me Abrametz a pu continuer d’exercer le droit, sous réserve de certaines conditions : il devait faire appel à un autre avocat pour surveiller et contrôler son cabinet et les activités liées aux comptes en fiducie; il devait obtenir l’autorisation de cet avocat afin de pouvoir effectuer des retraits de tout compte en fiducie ou émettre des chèques à partir d’un tel compte; il ne pouvait pas accepter le retour de chèques en fiducie de clients ni accepter des chèques endossés pour les encaisser ou les négocier. Un deuxième avis d’intention de suspension provisoire a été signifié en novembre 2014, mais le Barreau et Me Abrametz ont de nouveau convenu qu’il pouvait continuer d’exercer sous réserve de conditions essentiellement similaires. Maître Abrametz a continué d’exercer le droit selon ces conditions, sans incident, pendant que le Barreau poursuivait son enquête.
[10]                          En octobre 2014, le vérificateur a transmis au Barreau un rapport définitif sur les comptes en fiducie.
[11]                          En octobre 2015, le Barreau a déposé une plainte officielle contenant sept chefs d’accusation contre Me Abrametz et a constitué un comité d’audition.
B.           Poursuite postérieure au dépôt des accusations
[12]                          Une enquête menée au même moment sur la situation fiscale de Me Abrametz a donné lieu à un litige devant la Cour du Banc de la Reine entre ce dernier et le Barreau concernant l’étendue des pouvoirs d’enquête du Barreau : 2016 SKQB 134; 2016 SKQB 320, 408 D.L.R. (4th) 134.
[13]                          En mars 2016, Me Abrametz a demandé au Comité d’audition de suspendre provisoirement les procédures disciplinaires jusqu’à la conclusion de l’enquête fiscale. Le Comité a rejeté la demande en août 2016.
[14]                          Le Comité d’audition a entendu l’affaire disciplinaire du 17 au 19 mai, les 9 et 10 août ainsi que le 29 septembre 2017, et il a rendu sa décision relative à la conduite professionnelle de Me Abrametz le 10 janvier 2018. Ce dernier a été reconnu coupable de quatre des sept chefs d’accusation. Les quatre déclarations de culpabilité portaient sur des faits divulgués dans sa déclaration volontaire : elles se rapportaient aux avances consenties à des clients sur des fonds découlant de règlements (tel que je l’ai mentionné précédemment).
[15]                          Le 13 juillet 2018, Me Abrametz a demandé un arrêt des procédures au motif que le temps mis par le Barreau pour enquêter à son égard et rendre sa décision constituait un abus de procédure. La demande a été entendue le 18 septembre 2018, lors de la même audience que celle consacrée aux observations concernant la sanction. La demande d’arrêt des procédures a été rejetée le 9 novembre 2018 dans la décision relative à l’arrêt des procédures.
[16]                          Le 20 janvier 2019, le Comité d’audition a rendu sa décision relative à la sanction; il a ordonné que Me Abrametz soit radié et n’ait pas le droit de demander sa réinscription avant le 1er janvier 2021.
[17]                          La décision relative à la conduite professionnelle, ainsi que celles relatives à l’arrêt des procédures et à la sanction ont été publiées dans une seule et unique décision. Dans les présents motifs, je vais examiner principalement la décision relative à l’arrêt des procédures.
III.         Décisions des juridictions inférieures
A.         Comité d’audition du Barreau de la Saskatchewan, 2018 SKLSS 8 (D. Chow, J. McCuskee et E. Sorestad)
[18]                          En ce qui concerne la question du délai, le Comité d’audition a conclu que Me Abrametz avait déployé des efforts considérables pour dissimuler ses actions. Le Comité a également souligné qu’il s’agissait d’une affaire complexe du fait de la nature et du nombre des allégations de conduite indigne, ainsi que de la quantité de dossiers‑clients et d’autres documents à examiner. Le Comité d’audition a en outre statué qu’une partie importante du délai devait être attribuée à Me Abrametz en raison de son indisponibilité ou de celle de son avocat. Il a également souligné le fait que Me Abrametz avait demandé la suspension temporaire des procédures disciplinaires en avril 2016.
[19]                          Le Comité d’audition a conclu que le délai n’était ni excessif ni inacceptable compte tenu de la complexité de l’affaire, de l’ampleur de l’enquête et du délai directement attribuable à la conduite de Me Abrametz. Le Comité a également conclu que tout préjudice qu’avait pu subir Me Abrametz en raison du délai n’était pas à ce point important que la continuation du processus serait si injuste envers lui qu’elle serait susceptible de heurter le sens de l’équité et de la décence du public, eu égard à la mission de protection du public qui incombe au Barreau.
B.           Cour d’appel de la Saskatchewan, 2020 SKCA 81 (les juges Ottenbreit, Leurer et Barrington‑Foote)
[20]                          Maître Abrametz a interjeté appel à la Cour d’appel de la Saskatchewan des décisions relatives à la conduite professionnelle, à la sanction et à l’arrêt des procédures en vertu du par. 56(1) de la loi intitulée The Legal Profession Act, 1990, S.S. 1990‑91, c. L‑10.1.
[21]                          La Cour d’appel a rejeté l’appel de Me Abrametz relatif à la conduite professionnelle, mais a accueilli celui relatif à l’arrêt des procédures.
[22]                          La Cour d’appel a déclaré que la question de savoir s’il y a eu un délai constituant un abus de procédure est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Les conclusions de fait à la base de la décision relative à l’arrêt des procédures sont susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante.
[23]                          La Cour d’appel a indiqué que l’arrêt Blencoe a fixé un seuil élevé à atteindre pour que les tribunaux puissent conclure à l’existence d’un abus de procédure dans les cas où l’équité de l’audience n’a pas été compromise. Elle a néanmoins conclu que Me Abrametz avait droit à l’arrêt des procédures.
[24]                          La Cour d’appel a jugé qu’il y avait d’importantes périodes qui n’avaient pas été expliquées adéquatement et qui ne pouvaient être justifiées par l’ampleur et la complexité des procédures. Elle a également statué que, de la période litigieuse de 53 mois, seuls 18 mois représentaient des délais inhérents au processus et seuls 2 ½ mois étaient attribuables à Me Abrametz. Le reste de la période, soit 32 ½ mois au total, constituait, selon elle, un délai injustifié. La conclusion différente du Comité d’audition à cet égard résultait d’erreurs manifestes et déterminantes (telles que décrites) et du fait qu’il n’avait pas appliqué correctement le droit aux faits.
[25]                          La Cour d’appel a conclu à l’existence d’un délai excessif qui avait causé à Me Abrametz un préjudice important de nature à heurter le sens de l’équité et de la décence du public. Elle a jugé que ce délai excessif était susceptible de déconsidérer le processus disciplinaire du Barreau. La demande d’arrêt des procédures de Me Abrametz aurait dû être accueillie par le Comité d’audition.
IV.         Analyse
A.         Norme de contrôle
[26]                          La présente affaire permet à la Cour de clarifier la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale et d’abus de procédure en cas d’appel prévu par la loi. Les parties et les intervenants ont soumis à la Cour des observations sur ce point.
[27]                          Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, la Cour a conclu que, dans les cas où un législateur établit dans une loi un mécanisme d’appel à une cour de justice des décisions d’un décideur administratif, cela indique que les normes générales en matière d’appel trouvent application : par. 33 et 36‑52. Bien que cette conclusion ait été formulée dans un contexte de contrôle judiciaire sur le fond, la directive prescrivant que les appels doivent être décidés selon les normes générales en matière d’appel était catégorique. Par conséquent, lorsque des questions d’équité procédurale sont examinées dans le cadre d’un mécanisme d’appel prévu par la loi, elles sont soumises aux normes de contrôle en matière d’appel.
[28]                          Cela ne déroge pas aux affaires Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, et Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, puisque ces décisions concernaient respectivement un contrôle judiciaire et la délivrance de brefs de prérogative. En l’espèce, nous sommes saisis d’un appel prévu par la loi. Comme l’a affirmé notre Cour dans Vavilov, par. 36, « [l]orsqu’il accorde aux parties la possibilité de porter en appel, de plein droit ou sur autorisation, une décision administrative devant une cour de justice, le législateur assujettit le régime administratif à une compétence d’appel et indique qu’il s’attend à ce que la cour vérifie attentivement cette décision lors d’un processus d’appel. »
[29]                          Le présent pourvoi porte sur un appel interjeté en vertu de la loi intitulée The Legal Profession Act, 1990. En conséquence, la norme de contrôle applicable aux questions de droit est celle de la décision correcte, alors que celle applicable aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit est la norme de l’erreur manifeste et déterminante : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, par. 24‑25.
[30]                          La question de savoir s’il y a eu abus de procédure est une question de droit. C’est donc la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique.
B.           Délai excessif en droit administratif
(1)           Introduction
[31]                          Les décideurs administratifs tranchent régulièrement des questions qui touchent les droits, les privilèges et les intérêts des gens. Dans l’arrêt Vavilov, par. 4, notre Cour a reconnu le rôle important que jouent les décideurs administratifs :
      Ce domaine du droit touche des questions fondamentales pour notre ordre juridique et constitutionnel et tente d’assurer la bonne marche des rapports entre les décideurs administratifs, les cours de justice et les membres de notre société. Parallèlement au droit, le rôle du processus décisionnel administratif au Canada a connu sa propre évolution. Aujourd’hui, l’administration d’innombrables organismes publics et régimes de réglementation est confiée par la loi à des délégataires ayant un pouvoir décisionnel. Le nombre, la diversité et l’importance des affaires dont sont saisis ces délégataires font du processus décisionnel administratif l’une des principales manifestations du pouvoir de l’État dans la vie de la population canadienne.
[32]                          Les législateurs délèguent des pouvoirs aux décideurs administratifs en raison de la proximité des décideurs et des parties intéressées ainsi que de la réceptivité des décideurs envers ces dernières; de la capacité des décideurs de trancher de manière rapide, souple et efficace; et de leur faculté d’alléger et de simplifier la procédure et de favoriser ainsi l’accès à la justice : Vavilov, par. 29.
(2)           La doctrine de l’abus de procédure
[33]                          La doctrine de l’abus de procédure tire ses origines du pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent que possèdent les tribunaux judicaires d’empêcher les abus de procédure : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 35; Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227, par. 39; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, p. 612; P. M. Perell, « A Survey of Abuse of Process », dans T. L. Archibald et R. S. Echlin, dir., Annual Review of Civil Litigation 2007 (2007), 243, p. 243. Cette doctrine a été reconnue par notre Cour dans R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, p. 135‑137, où la Cour a cité les propos du juge Dubin, qui avait déclaré ce qui suit dans l’affaire Regina c. Young (1984), 1984 CanLII 2145 (ON CA), 40 C.R. (3d) 289 (C.A. Ont.), p. 329 :
     [traduction] [L]e juge du procès a un pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre l’instance lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, ainsi que d’empêcher l’abus des procédures de la cour par une procédure oppressive ou vexatoire. [Je souligne; p. 135.]
[34]                          L’abus de procédure est un vaste concept, qui s’applique dans des contextes variés : S.C.F.P., par. 36; Behn, par. 39. En matière criminelle, le traitement injuste ou oppressif infligé à un accusé peut constituer un abus des procédures d’une cour de justice et justifier une intervention judiciaire : R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 25, citant Power, p. 612‑615; Jewitt, p. 136‑137; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 59. En matière civile, un abus de procédure peut justifier l’octroi d’une requête en radiation ou d’une requête visant à empêcher qu’une question soit débattue à nouveau : voir Behn; Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 2000 CanLII 8514 (ON CA), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), inf. par 2002 CSC 63 (CanLII), 2022 CSC 63, [2002] 3 R.C.S. 307.
[35]                          La doctrine de l’abus de procédure se caractérise également par sa souplesse. Contrairement aux concepts de chose jugée et de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, elle ne s’encombre pas d’exigences particulières : Behn, par. 40; S.C.F.P., par. 37‑38. Dans l’arrêt Behn, par. 40, le juge LeBel s’est reporté, en les approuvant, aux explications suivantes concernant la doctrine de l’abus de procédure formulées par le juge Goudge, en dissidence, dans l’arrêt Canam Enterprises Inc. (C.A.) :
     [traduction] [cette doctrine] met en jeu le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait d’une autre façon pour effet de discréditer l’administration de la justice. Cette doctrine souple ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité. [Je souligne; par. 55.]
Une telle souplesse est importante en droit administratif, compte tenu de la grande variété des circonstances dans lesquelles des pouvoirs délégués sont exercés.
[36]                          La doctrine met davantage l’accent sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire que sur l’intérêt des parties : S.C.F.P., par. 43; R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667; R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007. La bonne administration de la justice et la protection de l’équité se trouvent au cœur de la doctrine : Behn, par. 41; Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422, par. 24‑25 et 31. Celle‑ci vise à prévenir l’iniquité en empêchant « les recours abusifs » : Figliola, par. 34, se référant à Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, par. 20.
[37]                          Ce sont de telles considérations qui sous‑tendent la préoccupation des tribunaux judiciaires à l’égard des délais excessifs en contexte administratif.
(3)           Abus de procédure dans les instances administratives
[38]                          Dans le contexte de procédures administratives, l’abus de procédure est une question d’équité procédurale : Blencoe, par. 105‑107 et 121; G. Régimbald, Canadian Administrative Law (3e éd. 2021), p. 344‑350; P. Garant, avec la collaboration de P. Garant et J. Garant, Droit administratif (7e éd. 2017), p. 766‑767. Dans l’arrêt Blencoe, notre Cour s’est penchée sur la question de l’abus de procédure relativement aux délais administratifs. Notre Cour a reconnu que les décideurs administratifs possèdent, corollairement à leur devoir d’agir équitablement, le pouvoir d’examiner les allégations de délai abusif.
[39]                          Monsieur Blencoe, un ancien ministre au sein du gouvernement de la Colombie‑Britannique, a été accusé de harcèlement sexuel par plusieurs femmes. Ces dernières ont déposé des plaintes auprès de l’organisme connu alors sous le nom de British Columbia Council of Human Rights. Les audiences ont été fixées plus de 30 mois après le dépôt des plaintes initiales. Monsieur Blencoe a demandé l’arrêt des procédures pour cause d’abus de procédure. Bien que notre Cour ait refusé de le faire, elle a décrit les circonstances dans lesquelles un arrêt des procédures pourrait être ordonné.
[40]                          La Cour a expliqué deux situations dans lesquelles le délai en cause peut constituer un abus de procédure.
[41]                          La première concerne l’équité de l’audience. L’équité de l’audience peut être compromise lorsque le délai en cause nuit à la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, notamment parce que des souvenirs se sont estompés, des témoins essentiels ne sont pas disponibles ou des éléments de preuve ont été perdus : Blencoe, par. 102; D. J. M. Brown et J. M. Evans, avec l’aide de D. Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), § 9:57.
[42]                          Ce n’est pas ce qui est en litige dans le présent pourvoi. La Cour est plutôt saisie d’une affaire correspondant à la deuxième catégorie d’abus de procédure. Même dans les cas où il n’y pas d’atteinte à l’équité de l’audience, il peut y avoir abus de procédure si un préjudice important a été causé en raison d’un délai excessif : Blencoe, par. 122 et 132.
[43]                          L’arrêt Blencoe établit une analyse à trois volets pour déterminer si un délai qui ne porte pas atteinte à l’équité de l’audience constitue néanmoins un abus de procédure. Premièrement, le délai en cause doit être excessif. Deuxièmement, ce délai doit avoir directement causé un préjudice important. Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif procède à une dernière évaluation afin de déterminer si le délai constitue un abus de procédure. Un délai constituera un abus de procédure s’il est manifestement injuste envers une partie ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice : Behn, par. 40‑41.
[44]                          Dans l’arrêt Blencoe, les juges minoritaires ont conclu à l’existence d’un abus de procédure, statuant toutefois que la réparation appropriée n’était pas un arrêt des procédures, mais plutôt une ordonnance intimant la tenue d’une audience accélérée et l’adjudication de dépens. À mon avis, les motifs de la minorité ainsi que ceux de la majorité dans Blencoe peuvent être considérés comme complémentaires et comme ayant pour effet d’énoncer un ensemble cohérent de principes. Les juges majoritaires ont fixé un seuil plus élevé à atteindre, mais uniquement à l’égard des abus de procédure requérant un arrêt des procédures, et ils ont accepté que l’octroi de réparations moindres demeure possible dans les cas où l’arrêt des procédures n’est pas justifié. Pour ce qui est de la situation justifiant l’octroi d’un arrêt des procédures, les juges minoritaires ont reconnu que le seuil devant être atteint est l’existence d’un délai représentant un « abus scandaleux » : par. 155. En outre, les juges minoritaires ont fixé un seuil moins élevé à l’égard des abus de procédure susceptibles de requérir une réparation moindre, telle qu’une ordonnance intimant la tenue d’une audience accélérée ou l’adjudication de dépens.
(4)           Appels à appliquer l’approche de Jordan à Blencoe
[45]                          La Cour a reçu des observations selon lesquelles, depuis l’arrêt Blencoe, elle est intervenue de manière plus active à l’égard des délais institutionnels en matière criminelle : voir R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631. Maître Abrametz et certains intervenants soutiennent que le critère énoncé dans l’arrêt Blencoe doit être revu pour le rendre conforme aux approches contemporaines en matière de délais. Maître Abrametz fait état de la [traduction] « culture de complaisance » au sein du système de justice criminelle examinée dans l’arrêt Jordan : m.i., par. 88‑104. Sans solliciter l’adoption pure et simple en droit administratif du cadre établi dans Jordan, Me Abrametz demande à notre Cour de reconnaître qu’un délai excessif est en soi préjudiciable.
[46]                          L’existence de délais excessifs dans des procédures administratives, tout comme dans d’autres procédures juridiques, va à l’encontre des intérêts de la société. Il est nécessaire que les décideurs administratifs rendent leurs décisions promptement et efficacement. Les délais en matière de justice administrative compromettent la réalisation d’un objectif fondamental de la délégation de pouvoirs décisionnels à ces organismes — un processus décisionnel rapide et efficient.
[47]                          Cependant, il y a d’importantes raisons pour lesquelles l’arrêt Jordan ne s’applique pas aux procédures administratives. Cet arrêt porte sur le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti à l’al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Aucun droit de la sorte garanti par la Charte ne s’applique aux procédures administratives. Par conséquent, il n’existe pas de droit constitutionnel d’être « jugé » dans un délai raisonnable en dehors du contexte de procédures criminelles.
[48]                          Il existe des différences fondamentales entre les procédures criminelles et les procédures administratives : Blencoe, par. 88‑96. Les enquêtes menées par les commissions des droits de la personne visent à déterminer ce qui s’est passé et à régler la situation selon une procédure non contradictoire. L’objectif des procédures en matière de droits de la personne est d’éradiquer la discrimination, et non de punir un contrevenant : Blencoe, par. 94 et 126. Des distinctions semblables peuvent être établies entre les procédures disciplinaires et les procédures criminelles. Alors que les premières visent à réglementer la conduite professionnelle dans une sphère d’activité privée et limitée, les secondes visent à maintenir l’ordre et le bien‑être publics au profit de l’ensemble de la population : R. c. Wigglesworth, 1987 CanLII 41 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 541, p. 560.
[49]                          Je vais maintenant examiner plus en détail l’application de la doctrine de l’abus de procédure aux délais administratifs.
(5)           Première condition : un délai excessif
[50]                          Le fait qu’un processus a demandé un temps considérable ne constitue pas en soi un délai excessif. Il faut plutôt considérer la période en question à la lumière des circonstances de l’affaire (Brown et Evans, § 9:57 et 9:58; R. W. Macaulay, J. L. H. Sprague et L. Sossin, Practice and Procedure Before Administrative Tribunals (feuilles mobiles), § 16:81; Blencoe, par. 122). Un processus qui semble long peut être justifié pour des raisons d’équité.
[51]                          Pour déterminer si un délai est excessif, le tribunal judiciaire ou administratif doit tenir compte des facteurs contextuels suivants : a) la nature et l’objet des procédures, b) la longueur et les causes du délai, et c) la complexité des faits de l’affaire et des questions en litige. Comme il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, d’autres facteurs contextuels peuvent être pris en considération dans une affaire donnée.
a)               La nature et l’objet des procédures
(i)              Introduction
[52]                          Bon nombre d’organismes publics et d’agences de réglementation se sont vus déléguer des pouvoirs décisionnels par voie législative : Vavilov, par. 4 et 88. Leurs décisions varient en complexité et en importance. Elles impliquent parfois des considérations d’ordre technique. Dans d’autres cas, le bon sens et une compréhension des réalités pratiques de la vie ordinaire suffisent : Vavilov, par. 88. Forcément, les délais inhérents à chacun de ces types de procédures varieront.
(ii)           Procédures disciplinaires
[53]                          Les organismes disciplinaires ont pour objectifs de protéger le public, de réglementer leur profession respective et de préserver la confiance du public envers ces professions : The Legal Profession Act, 1990, art. 3.1 et 3.2; Pharmascience Inc. c. Binet, 2006 CSC 48, [2006] 2 R.C.S. 513, par. 36; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17, par. 16; Fortin c. Chrétien, 2001 CSC 45, [2001] 2 R.C.S. 500, par. 17; Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, 1991 CanLII 26 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 869, p. 887‑888; Wigglesworth, p. 560; G. MacKenzie, Lawyers & Ethics: Professional Responsibility and Discipline (feuilles mobiles), § 26:1. Le client ou le patient d’un professionnel est souvent dans une position de vulnérabilité dans sa relation avec celui‑ci : Pharmascience Inc., par. 36; Fortin, par. 17. Le public accorde une grande confiance aux conseils et aux services des professionnels : Pharmascience Inc., par. 36.
[54]                          Les procédures disciplinaires ne sont ni des instances civiles ni des instances criminelles, mais plutôt des procédures sui generis : MacKenzie, § 26:2; Béliveau c. Comité de discipline du Barreau du Québec, 1992 CanLII 3299 (QC CA), [1992] R.J.Q. 1822 (C.A.). Elles visent à maintenir la discipline au sein d’une sphère d’activité privée et limitée. En conséquence, comme je l’ai expliqué précédemment, elles diffèrent des instances criminelles, qui sont de nature publique et visent à promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique : Wigglesworth, p. 560; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 45.
[55]                          Dans le cadre de procédures disciplinaires, un délai excessif peut être préjudiciable aux membres des organismes professionnels, aux personnes plaignantes et au public en général. Des allégations d’inconduite formulées contre un membre peuvent avoir de lourdes conséquences pour cette personne. Elles peuvent entacher sa réputation professionnelle, menacer sa carrière et nuire à sa vie personnelle. L’angoisse et le stress causés par l’incertitude quant à l’issue de telles procédures ainsi que la stigmatisation liée à des plaintes non résolues représentent de bonnes raisons d’enquêter et de poursuivre dans les meilleurs délais. Les organismes disciplinaires ont l’obligation de traiter équitablement les membres dont le gagne‑pain et la réputation sont touchés par de telles procédures : MacKenzie, § 26:1.
[56]                          Les personnes qui portent plainte, qu’il s’agisse de patients ou de clients, ont avantage à ce que leur affaire soit traitée rapidement, afin qu’elles puissent être entendues et passer à autre chose. Enfin, le public en général s’attend à ce que les professionnels qui sont coupables d’inconduite soient assujettis à une réglementation efficace et fassent l’objet de sanctions appropriées. Comme les organismes disciplinaires ont pour rôle de protéger le public contre des comportements professionnels préjudiciables, ils doivent veiller à répondre dans les meilleurs délais aux préoccupations du public : Wachtler c. College of Physicians and Surgeons (Alta.), 2009 ABCA 130, 448 A.R. 317, par. 46‑47.
b)               La longueur et les causes du délai
[57]                          Lorsqu’une partie demanderesse soutient qu’un délai excessif constitue un abus de procédure, les tribunaux judiciaires et administratifs doivent d’abord établir la longueur et les causes du délai : Blencoe, par. 122.
[58]                          L’obligation d’équité est pertinente à toutes les étapes des procédures administratives, y compris à l’étape de l’enquête : D. P. Jones et A. S. de Villars, Principles of Administrative Law (7e éd. 2020), p. 285; Garant, p. 655‑657; Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), 1987 CanLII 81 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 181; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1989 CanLII 44 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 879; voir, p. ex., Blencoe, par. 123. Aux fins de détermination de la longueur véritable d’un délai, le point de départ est le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à un processus se déroulant dans les meilleurs délais. Le point final est le moment où la procédure est terminée, ce qui inclut le temps pris pour rendre la décision.
[59]                          Comme je l’ai mentionné plus tôt, un long délai n’est pas en soi excessif; il peut être justifiable eu égard au contexte. Par exemple, il arrive parfois qu’une affaire donne lieu à des procédures criminelles et administratives parallèles. Certaines procédures disciplinaires reprochent des conduites qui peuvent être criminelles, telles des allégations d’inconduite sexuelle, de fraude ou d’entrave à la justice : MacKenzie, § 26:5. Dans certaines circonstances, les organismes disciplinaires vont de l’avant alors que des procédures criminelles sont en cours. Dans d’autres circonstances, il peut au contraire être justifié de suspendre les procédures disciplinaires en attendant la conclusion des procédures criminelles. Une telle suspension peut être conforme à l’équité procédurale et ne pas constituer un abus de procédure, même si le délai qui en résulte est long.
[60]                          Par exemple, dans l’arrêt Sazant c. College of Physicians and Surgeons of Ontario, 2012 ONCA 727, 113 O.R. (3d) 420 (autorisation d’appel refusée, [2013] 2 R.C.S. xii), les allégations formulées contre le membre concernaient plusieurs personnes plaignantes qui étaient susceptibles d’être appelées comme témoins de faits similaires dans le cadre de procédures criminelles. L’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario a suivi le déroulement des procédures criminelles et a procédé à une enquête une fois qu’un arrêt des procédures a été ordonné relativement aux accusations criminelles. Cela a eu pour effet d’allonger le processus disciplinaire. Cependant, comme a conclu la Cour d’appel, il aurait été irréaliste et inéquitable envers le membre que l’Ordre poursuive les procédures disciplinaires découlant des allégations d’inconduite criminelles formulées contre lui sans attendre que les procédures criminelles aient été résolues : par. 245.
[61]                          En plus de tenir compte de la longueur du délai, le tribunal judiciaire ou administratif doit également prendre en considération les causes du délai. Cela inclut la question de savoir si la partie demanderesse a contribué au délai ou renoncé à certaines parties de celui‑ci : Blencoe, par. 122.
[62]                          Si le délai a été causé par la partie qui se plaint de celui‑ci, le délai ne peut pas constituer un abus de procédure : Blencoe, par. 125; Diaz‑Rodriguez c. British Columbia (Police Complaint Commissioner), 2020 BCCA 221, 39 B.C.L.R. (6th) 87, par. 50; Camara c. Canada, 2015 CAF 43, par. 13‑14 (CanLII). Le délai ne sera pas non plus inéquitable s’il représente un aspect inhérent à un processus équitable.
[63]                          Il est possible de renoncer à un délai, que ce soit de manière explicite ou implicite. Par conséquent, si la partie demanderesse requiert la suspension des procédures ou qu’elle ne s’y est pas opposée en attendant que d’autres enquêtes soient menées et qu’elle a agi d’une manière indiquant sans équivoque qu’elle a acquiescé à un tel délai, cela peut constituer une renonciation : Diaz‑Rodriguez, par. 51.
[64]                          Enfin, la question de savoir si l’organisme administratif a utilisé ses ressources efficacement doit être considérée lors de l’analyse du délai excessif. Cela dit, le fait que l’organisme dispose de ressources insuffisantes ne saurait jamais justifier un délai excessif : Blencoe, par. 135. Les tribunaux administratifs ont l’obligation de consacrer les ressources adéquates afin d’assurer l’intégrité du processus : voir Hennig c. Institute of Chartered Accountants (Alta.), 2008 ABCA 241, 433 A.R. 221, par. 31.
[65]                          En résumé, les exigences en matière d’équité procédurale ralentissent parfois le rythme auquel se déroulent les procédures. La question de savoir si les délais qui en découlent sont justifiés dépendra des circonstances de chaque affaire.
c)               La complexité des faits de l’affaire et des questions en litige
[66]                          La complexité des faits d’une affaire et des questions en litige aura une incidence sur le temps requis pour trancher cette affaire. Par exemple, des allégations d’agression sexuelle pourraient entraîner des enquêtes longues et difficiles. Par contraste, une grande quantité de documents n’est pas nécessairement synonyme de complexité, particulièrement dans le cas d’une affaire courante concernant des questions à l’égard desquelles le tribunal possède de l’expérience. Pour déterminer si un délai est excessif ou non, il faut tenir compte de la grande variété de contextes qui caractérise le système de justice administrative.
(6)            Deuxième condition : un préjudice important
[67]                          La condition requérant l’existence d’un préjudice important découle des fondements de la doctrine de l’abus de procédure en droit administratif. Si le délai suffisait à lui seul pour entraîner un abus de procédure, cela « reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire » : Blencoe, par. 101. Ce n’est que lorsque le délai est au détriment de la partie touchée qu’un tribunal judiciaire ou administratif conclura à l’abus de procédure : Blencoe, par. 109; Brown c. Assn. of Professional Engineers and Geoscientists of British Columbia, [1994] B.C.J. No. 2037 (QL), 1994 CarswellBC 2980 (WL); Stefani c. College of Dental Surgeons (British‑Columbia) (1996), 1996 CanLII 877 (BC SC), 27 B.C.L.R. (3d) 34 (C.S.); Misra c. College of Physicians & Surgeons of Saskatchewan (1988), 1988 CanLII 211 (SK CA), 52 D.L.R. (4th) 477 (C.A. Sask.). En outre, il arrive parfois que le délai soit lui‑même bénéfique pour la partie touchée. Par exemple, si celle‑ci est passible de radiation du barreau, elle pourrait accueillir favorablement les délais dans le déroulement des procédures administratives, dans la mesure où ils lui permettent de continuer à exercer. Voilà quelques‑unes des raisons pour lesquelles, en ce qui concerne les délais administratifs, la doctrine de l’abus de procédure exige la preuve d’un préjudice important.
[68]                          La réalité est qu’une enquête ou des procédures visant une personne tendent à perturber sa vie. C’était le cas dans l’affaire Blencoe, dans laquelle les juges majoritaires ont reconnu que M. Blencoe et sa famille avaient subi un préjudice dès que les allégations de harcèlement sexuel formulées contre lui avaient été rendues publiques. La Cour a toutefois conclu qu’on ne pouvait pas dire que ce préjudice résultait directement du délai qui avait caractérisé les procédures en matière de droits de la personne. Il découlait plutôt du fait que de telles procédures avaient été engagées : par. 133. C’est le préjudice causé par le délai excessif qui est pertinent dans l’analyse relative à l’abus de procédure. Cela dit, le préjudice causé à une personne par l’enquête ou les procédures dont elle fait l’objet peut être exacerbé par un délai excessif. Cela doit être pris en compte : par. 68‑73 et 133.
[69]                          L’existence ou non d’un préjudice est une question de fait. Par exemple, il peut s’agir d’un préjudice psychologique important, d’une réputation entachée, d’une vie familiale perturbée ou encore de la perte d’un emploi ou d’occasions d’affaires. Le préjudice peut également prendre la forme d’une attention médiatique prolongée et envahissante, particulièrement en raison des progrès technologiques, de la vitesse à laquelle l’information peut circuler de nos jours et de la facilité avec laquelle il est possible d’y accéder.
[70]                          Dans l’arrêt Misra, un médecin s’est vu suspendre son droit de pratiquer pendant presque six ans, parce que l’ordre des médecins et chirurgiens concerné avait décidé d’attendre pendant des années la fin des procédures criminelles engagées contre lui avant de poursuivre le processus disciplinaire. Les procédures criminelles ont finalement été abandonnées. La réputation du Dr Misra avait été entachée, il avait été incapable d’exercer sa profession et ses perspectives professionnelles avaient été réduites.
[71]                          Dans l’affaire Investment Dealers Association of Canada c. MacBain, 2007 SKCA 70, 299 Sask. R. 122, les longs délais ont exacerbé le préjudice causé à la réputation du demandeur par la publicité découlant de l’enquête disciplinaire. Les profits tirés de son entreprise ont chuté, puis se sont rétablis jusqu’à un certain point à mesure que la publicité entourant la première enquête s’est estompée, mais ils ont été menacés à nouveau après que la publicité négative entourant son entreprise ait recommencé des années plus tard, quand les avis d’audience ont fini par être diffusés : par. 40‑41; voir aussi Commission des services financiers et des services aux consommateurs c. Emond, 2020 NBCA 42. Voilà le genre de préjudice important envisagé dans l’arrêt Blencoe.
(7)           Conclusion : une évaluation finale
[72]                          L’analyse permettant de déterminer si un délai constitue un abus de procédure comporte trois volets. Premièrement, le délai doit être excessif. Pour déterminer si un délai est excessif, il faut évaluer le contexte dans son ensemble. Deuxièmement, le délai doit avoir causé un préjudice important. Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif doit procéder à une évaluation finale afin de déterminer si l’abus de procédure est établi. L’abus de procédure sera établi si le délai est manifestement injuste envers la partie aux procédures ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice : Behn, par. 40‑41.
[73]                          Lorsqu’un abus de procédure a été établi, plusieurs réparations peuvent être accordées.
C.           Réparations
(1)           Introduction aux réparations en cas d’abus de procédure
[74]                          Les tribunaux judiciaires et administratifs doivent examiner attentivement les réparations qui sont appropriées dans les divers contextes susceptibles de donner lieu à un abus de procédure : Blencoe, par. 117; O’Connor, par. 66, la juge L’Heureux‑Dubé, qui exprimait l’opinion unanime de la Cour sur ce point. Dans le présent jugement, je vais examiner les principales réparations. La liste qui suit ne se veut pas exhaustive.
[75]                          Les réparations accordées en cas d’abus de procédure peuvent viser différents objectifs. Elles peuvent indemniser la partie demanderesse du préjudice que lui a causé le délai. Elles peuvent inciter le décideur à s’attaquer à des problèmes de délai systémique. Elles peuvent aussi exprimer les préoccupations du tribunal judiciaire ou administratif concerné à l’égard des délais dans le système de justice administrative.
[76]                          Comme je l’ai mentionné précédemment, la doctrine de l’abus de procédure est un vaste concept, et il peut être utile de l’examiner selon une échelle de gravité : voir, en matière criminelle, R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 107. Diverses formes de réparation peuvent être accordées, pouvant aller jusqu’à l’arrêt des procédures de façon permanente. Cependant, lorsque le seuil élevé requis pour donner ouverture à cette réparation n’est pas atteint, c’est‑à‑dire lorsqu’il y a eu un délai excessif et qu’il en a résulté un préjudice, mais que l’abus « ne serait pas important au point qu’une procédure engagée dans son sillage puisse, en soi, choquer le sens de l’équité et de la décence de la société » (Regan, par. 107), alors d’autres réparations existent.
[77]                          Avant d’examiner les diverses réparations susceptibles d’être accordées en cas de délai constituant un abus de procédure, j’aimerais formuler deux remarques préliminaires.
a)               Les procédures internes des tribunaux administratifs
[78]                          La recherche de solutions aux délais est une obligation qui incombe à toutes les parties. Dès qu’un délai devient préoccupant, la partie concernée devrait s’efforcer de recourir à toutes les procédures à sa disposition pour faire progresser les choses. Il arrive souvent que les tribunaux administratifs disposent de procédures internes pour remédier aux délais, et la partie qui se plaint d’un délai devrait s’en prévaloir. Même en l’absence de telles procédures, la partie concernée devrait faire consigner au dossier sa préoccupation à l’égard des délais, par exemple par voie de correspondance ou d’observations orales.
[79]                          Dans la plupart des cas, la partie concernée devrait d’abord se prévaloir des procédures du tribunal administratif. Si elle n’agit pas en temps opportun pour exprimer ses préoccupations quant aux délais, cela peut être pris en compte dans la détermination de la réparation appropriée. Cela dit, pour décider si une partie concernée a tenté de faire progresser les choses, il faut être conscient des obstacles pratiques qui pourraient l’empêcher de le faire : voir, p. ex., Wachtler, par. 44. Il peut survenir des cas exceptionnels où la partie concernée peut demander aux tribunaux judiciaires d’intervenir, conformément aux règles existantes.
b)              Le mandamus
[80]                          Une ordonnance de mandamus peut être demandée afin de contraindre les décideurs administratifs à s’acquitter de leurs obligations et, ce faisant, à limiter les délais dans le déroulement des procédures administratives : Blencoe, par. 150. La partie qui se croit victime d’un délai injustifié peut demander une telle réparation, ou une ordonnance intimant la tenue d’une audience accélérée, même avant qu’un abus de procédure n’existe, plutôt que [traduction] « d’attendre en silence » dans l’espoir d’obtenir un arrêt des procédures à un moment ultérieur : Blencoe, par. 182. Une ordonnance de mandamus peut également être rendue afin de remédier à un abus de procédure dont l’existence a été constatée.
[81]                          Les remarques que je formule en l’espèce ne visent pas à modifier quelque norme applicable au prononcé d’une ordonnance de mandamus en général. Elles confirment simplement qu’une telle ordonnance peut constituer un autre moyen approprié de prévenir un abus de procédure et d’y remédier.
[82]                          De plus, si elle est utilisée au bon moment, la réparation que représente la tenue d’une audience accélérée peut protéger les intérêts de toutes les parties : Blencoe, par. 182; D. J. Mullan et D. Harrington, « The Charter and Administrative Decision-Making : The Dampening Effects of Blencoe » (2002), 27 Queen’s L.J. 879 (QL), p. 908‑909.
(2)           L’arrêt des procédures
[83]                          L’arrêt des procédures est l’ultime réparation en cas d’abus de procédure. Elle est dite « ultime » parce que « définitive »; le processus sera arrêté de façon permanente : Regan, par. 53. Cela signifie, en matière disciplinaire, que des accusations ne seront pas examinées, que des plaintes ne seront pas entendues et que le public ne sera pas protégé. Vu ces conséquences, l’arrêt des procédures ne devrait être accordé que dans les « cas les plus manifestes », soit lorsque l’abus se situe à l’extrémité supérieure de l’échelle de gravité : Blencoe, par. 120, citant Power, p. 616.
[84]                          La décision d’accorder ou non un arrêt des procédures implique la mise en balance d’intérêts publics. D’une part, le public a intérêt à s’assurer qu’un tribunal administratif constitué pour le protéger suit une procédure équitable et exempte d’abus de procédure. D’autre part, le public a intérêt à ce que les instances administratives soient décidées au fond. Un juste équilibre doit être établi entre l’intérêt du public à ce qu’il existe un processus administratif équitable et exempt d’abus de procédure et son intérêt opposé à ce que les plaintes soient décidées au fond : Blencoe, par. 118‑121 et 154; Conway, p. 1667; Robertson c. British Columbia (Commissioner, Teachers Act), 2014 BCCA 331, 64 B.C.L.R. (5th) 258, par. 78‑80; Diaz-Rodriguez, par. 71‑73; Law Society of Upper Canada c. Abbott, 2017 ONCA 525, 139 O.R. (3d) 290, par. 61‑63 (autorisation d’appel refusée, [2018] 1 R.C.S. v).
[85]                          En présence d’une instance qui a donné lieu à un abus de procédure, le tribunal judiciaire ou administratif doit se poser la question suivante : Continuer les procédures serait‑il plus préjudiciable à l’intérêt public que les arrêter de façon permanente? Si la réponse est oui, alors l’arrêt des procédures devrait être ordonné. Dans le cas contraire, la demande d’arrêt des procédures devrait être rejetée. Dans le cadre de cette analyse, le tribunal judiciaire ou administratif peut se demander s’il est possible de recourir à d’autres réparations, moins radicales que l’arrêt des procédures, qui protégeraient adéquatement l’intérêt du public dans la bonne administration de la justice.
[86]                          L’arrêt des procédures sera plus difficile à obtenir en cas de graves accusations. Par exemple, dans l’affaire Diaz‑Rodriguez, un policier faisait l’objet de procédures disciplinaires, parce qu’il avait frappé plusieurs fois à la tête un jeune homme au moyen d’un bâton de police. Après‑coup, le policier avait également tenté de porter des accusations (apparemment) non fondées, notamment de voies de fait contre un agent de la paix, d’ivresse dans un lieu public et de tapage : par. 72. La Cour d’appel a conclu que, dans ce contexte, l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif ne l’emportait pas sur son intérêt dans la tenue d’une audience au fond : par. 73 (voir aussi : Robertson, par. 79‑80; R. (J.) c. College of Psychologists (British Columbia) (1995), 33 Admin. L.R. 2(d) 174 (C.S. C.‑B.), par. 10). Il en était de même dans l’affaire Sazant, où le Dr Sazant faisait l’objet d’allégations d’inconduite sexuelle envers des enfants. Il y avait un fort intérêt public à ce que l’affaire soit examinée au fond, malgré la longueur du délai : par. 248.
[87]                          Bien que cela soit rare, un arrêt des procédures est parfois justifié. Un exemple d’une telle situation est l’affaire MacBain, dans laquelle l’accusation portée contre un courtier en valeurs mobilières ne soulevait pas de questions de fait ou de droit complexes, et le défendeur n’avait ni contribué ni renoncé au délai. De plus, l’Association canadienne des courtiers en valeurs mobilières n’avait pas fourni d’explications pour justifier le délai (trois ans et huit mois). Lorsque la Cour d’appel a entendu l’affaire, presque sept ans s’étaient écoulés depuis le début de l’enquête. En outre, le membre concerné avait été sérieusement affecté, son entreprise avait considérablement décliné et sa vie personnelle avait été bouleversée : par. 41.
[88]                          Enfin, en l’espèce, la Cour d’appel a considéré que l’absence de personnes plaignantes était un facteur pertinent dans la mise en balance des intérêts opposés, de sorte que l’absence de personnes plaignantes militait effectivement en faveur d’un arrêt des procédures : par. 209‑210. Je ne suis pas d’accord. L’absence de personnes plaignantes est un facteur neutre. Le public en général s’attend à ce que les professionnels qui se rendent coupables d’inconduites soient réglementés de manière effective et fassent l’objet de sanctions appropriées. L’audition d’une plainte d’inconduite professionnelle déborde les seuls intérêts des personnes touchées; il faut plutôt tenir compte de [traduction] « l’incidence de l’inconduite de l’individu en cause à la fois sur le client concerné et sur la profession en question en général. Cette dimension publique revêt une importance cruciale relativement à la mission des organismes disciplinaires professionnels » : Adams c. Law Society of Alberta, 2000 ABCA 240, 266 A.R. 157, par. 6.
(3)           Autres réparations : la réduction de la sanction et l’adjudication de dépens
[89]                          Lorsqu’un abus de procédure est établi, mais que l’abus n’est pas tel qu’un arrêt des procédures est justifié, d’autres réparations peuvent être appropriées : Blencoe, par. 117; Brown et Evans, § 9:60.
[90]                          Le seuil à atteindre pour obtenir de telles réparations est moins élevé que celui requis pour obtenir un arrêt des procédures. Bien que la preuve d’un préjudice important soit nécessaire afin d’établir l’existence d’un abus de procédure, la réparation ordonnée peut varier en fonction du degré de préjudice constaté. Un degré élevé de préjudice peut justifier un arrêt des procédures, alors qu’un préjudice de degré moindre, mais néanmoins important, pourrait justifier d’autres réparations. Dans de tels cas, l’intérêt public peut être adéquatement servi par la continuation des procédures, tout en s’assurant que la partie demanderesse reçoit une certaine forme de compensation pour l’abus dont elle a souffert.
[91]                          Dans le contexte des tribunaux disciplinaires, je vais examiner deux autres réparations : la réduction de la sanction et/ou l’adjudication de dépens.
a)               La réduction de la sanction
[92]                          Lorsqu’un membre est reconnu coupable d’inconduite professionnelle, le tribunal doit déterminer la sanction qu’il convient d’infliger.
[93]                          Comme je l’ai mentionné précédemment, le processus disciplinaire du Barreau a pour objectifs de protéger le public, de réglementer la profession et de préserver la confiance du public envers la profession juridique. Ces objectifs sont pertinents afin de déterminer la sanction devant être infligée.
[94]                          Un large éventail de sanctions sont possibles, allant de la réprimande à la révocation permanente du permis d’exercice. Divers facteurs, incluant la présence d’un abus de procédure, peuvent être pris en considération dans la détermination de la sanction appropriée (voir J. T. Casey, The Regulation of Professions in Canada (feuilles mobiles), § 14:3; J. G. Villeneuve et autres, Précis de droit professionnel (2007), p. 246‑249; MacKenzie, § 26:18). Depuis l’arrêt Blencoe, de nombreux tribunaux judiciaires et administratifs ont pris en compte l’abus de procédure comme facteur atténuant dans la détermination de la sanction appropriée.
[95]                          L’arrêt Wachtler offre un exemple de la manière dont le délai peut constituer un facteur dans la détermination des sanctions disciplinaires à infliger. Dans cette affaire, la Cour d’appel a réduit la sanction infligée au membre en cause en raison de la durée des procédures. Au terme des procédures disciplinaires engagées contre lui par l’ordre des médecins et chirurgiens, le membre s’était vu infliger une sanction comportant une suspension de trois mois et une condamnation à verser des dépens : par. 9‑10. La Cour d’appel a conclu que l’ordre des médecins et chirurgiens n’avait pas tenu compte adéquatement du long délai dans cette affaire. Elle a également conclu que, bien que le membre ait établi qu’il avait subi un certain préjudice, il avait été incapable de démontrer que ce préjudice était tel qu’un arrêt des procédures était justifié : par. 36. La Cour d’appel a plutôt réduit la sanction à une suspension d’un mois (que le membre avait déjà purgée) et annulé la condamnation à verser des dépens : par. 45‑46 et 49.
[96]                          Le seuil à atteindre pour obtenir la réduction de la sanction sera particulièrement élevé lorsque la sanction présumée est la révocation du permis. Vu la gravité du type d’inconduite habituellement requise pour justifier l’infliction de cette sanction, écarter celle‑ci pourrait compromettre la confiance du public dans l’administration de la justice plutôt que la renforcer.
[97]                          Par exemple, dans l’arrêt Abbott, la Cour d’appel était saisie d’une affaire dans laquelle un avocat avait commis une inconduite professionnelle à l’égard de laquelle la sanction présumée était la révocation du permis, car il avait sciemment participé à une fraude hypothécaire : par. 17. La Section de première instance du Tribunal du Barreau a révoqué le permis d’exercice de l’avocat. Compte tenu du long délai qui s’était écoulé, la Section d’appel du Tribunal du Barreau a infirmé cette décision et a remplacé la révocation du permis par une suspension de deux ans. La Cour divisionnaire a rejeté l’appel de cette décision. La Cour d’appel a accueilli l’appel de cette décision et a rétabli la sanction de révocation du permis : par. 88‑90 et 98.
[98]                          Comme il a été souligné plus tôt, l’abus de procédure peut être examiné selon une échelle de gravité. Pour qu’une sanction moins sévère puisse être substituée à la révocation présumée d’un permis, il faut être en présence d’un abus de procédure important, à l’extrémité supérieure de l’échelle de gravité. Qui plus est, en aucune circonstance l’ajustement de la sanction ne devrait avoir pour effet de compromettre les objectifs du processus disciplinaire, notamment la protection du public et la confiance de celui‑ci dans l’administration de la justice. Pour ces raisons, il sera généralement tout aussi difficile d’obtenir une réparation substituant une sanction moins sévère à la révocation d’un permis que d’obtenir un arrêt des procédures. Ces deux réparations peuvent tout autant nuire à la responsabilité des organismes professionnels de réglementer la profession.
b)              L’adjudication de dépens
[99]                          Les tribunaux judiciaires saisis de demandes de contrôle de délais administratifs ont le pouvoir discrétionnaire d’annuler une ordonnance condamnant une partie aux dépens ou d’ordonner que l’organisme administratif soit condamné aux dépens. Ils peuvent le faire dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire relatif aux dépens. Comme le montre l’arrêt Blencoe, même dans les cas où le délai excessif n’équivaut pas à un abus de procédure, il peut tout de même justifier la condamnation de l’organisme aux dépens : par. 136.
(4)           Conclusion
[100]                     L’arrêt des procédures, la réduction de la sanction ou la modification d’une ordonnance relative aux dépens représentent autant de possibles réparations. Il ne s’agit pas d’une liste exhaustive. Divers tribunaux disposent, en vertu de leur loi habilitante, du pouvoir d’accorder d’autres réparations. Ils ne devraient pas hésiter à se prévaloir de tels pouvoirs pour remédier à un délai excessif constituant un abus de procédure.
V.           Résumé
[101]                     Dans les cas où un délai n’a pas eu d’incidence sur l’équité d’une audience, l’analyse permettant de déterminer si ce délai constitue un abus de procédure comporte trois volets :
1.               Premièrement, le délai doit être excessif. Cette détermination se fait en appréciant le contexte dans son ensemble, y compris la nature et l’objet des procédures, la longueur et les causes du délai ainsi que la complexité des faits de l’affaire et des questions en litige.
2.               Deuxièmement, le délai lui‑même doit avoir causé un préjudice important.
3.               Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif doit procéder à une évaluation finale afin de déterminer si l’abus de procédure a été établi. L’abus de procédure est établi si le délai est manifestement injuste envers une partie ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice.
[102]                     Lorsqu’un abus de procédure a été établi, diverses réparations peuvent être accordées. Dans de rares cas où continuer les procédures serait plus préjudiciable à l’intérêt public que les arrêter de façon permanente, l’arrêt des procédures sera justifié. Lorsque ce seuil n’est pas atteint, il existe d’autres réparations possibles, notamment la réduction de la sanction et la modification de quelque ordonnance relative aux dépens.
VI.         Application à l’espèce
[103]                     Le Comité d’audition a conclu que le délai en cause ne constituait pas un abus de procédure vu la complexité de l’affaire, l’étendue de l’enquête et la portion du délai qui pouvait être attribuée directement à la conduite de Me Abrametz. Le Comité a également conclu que ce dernier n’avait pas démontré que le délai lui avait causé un préjudice important.
[104]                     La Cour d’appel a substitué ses propres conclusions à celles susmentionnées, et elle a jugé qu’il y avait eu un abus de procédure justifiant un arrêt des procédures.
[105]                     La Cour d’appel n’a pas commis d’erreur dans la détermination de la norme de contrôle applicable : par. 71‑75. Toutefois, elle n’a pas appliqué cette norme correctement. Elle aurait dû faire montre de déférence à l’égard des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit tirées par le Comité d’audition. Elle ne l’a pas fait, tirant plutôt ses propres conclusions de fait. Avec égards, il ne lui était pas loisible de le faire.
[106]                     Pour ce qui est de la réparation, la Cour d’appel entendait arrêter les procédures; cependant, bien qu’elle ait annulé la sanction et la condamnation à verser des dépens prévue par la décision relative à la sanction, elle a laissé intactes les conclusions d’inconduite professionnelle : par. 217. Ce résultat inhabituel s’apparente davantage à une réduction de la sanction qu’à un arrêt des procédures. Néanmoins, une telle ordonnance pouvait uniquement être rendue s’il y avait eu abus de procédure dans le cas de Me Abrametz. L’analyse à trois volets que j’ai décrite précédemment pour déterminer si un délai constitue un abus de procédure s’applique en l’espèce. Comme je vais l’expliquer, aucune des conditions n’était remplie.
A.         Le délai a été long, mais pas excessif
[107]                     La vérification a commencé le 4 décembre 2012. Le Comité d’audition a instruit l’affaire disciplinaire de mai à septembre 2017, et il a rendu la décision relative à la conduite professionnelle le 10 janvier 2018. Maître Abrametz a demandé l’arrêt des procédures le 13 juillet 2018, soit après que la décision relative à la conduite professionnelle a été rendue, mais avant que la date de l’audience sur la sanction ait été fixée. L’audience sur la sanction a eu lieu le 18 septembre 2018. Le Comité d’audition a examiné la demande d’arrêt des procédures lors de cette audience. La décision relative à l’arrêt des procédures a été rendue le 9 novembre 2018.
[108]                     Du début de la vérification, le 4 décembre 2012, jusqu’à la décision relative à l’arrêt des procédures, le 9 novembre 2018, il s’est écoulé environ 71 mois. Ce délai suscite d’importantes préoccupations. Toutefois, considéré dans son contexte, il n’était pas excessif.
[109]                     Le Comité d’audition a conclu que la partie du délai liée à la préparation du rapport était raisonnable. Pour tirer cette conclusion, il a tenu compte de la complexité de l’affaire et de l’ampleur de l’enquête : par. 357 et 364. Le Comité d’audition a également conclu que cette partie du délai avait dans une large mesure été causée par Me Abrametz; le Comité a souligné qu’une période de 14 ½ mois était attribuable à l’indisponibilité de Me Abrametz ou de son avocat : par. 360. De plus, il a jugé que la demande de Me Abrametz sollicitant la suspension des procédures en attendant l’issue d’une instance distincte devant la Cour du Banc de la Reine, ainsi que la plainte déposée par Me Abrametz contre Me Huber, l’avocat du Barreau en matière disciplinaire, avaient contribué au délai : par. 360‑361.
[110]                     Bien que la Cour d’appel ait reconnu qu’elle devait faire montre de déférence à l’égard des conclusions de fait du Comité d’audition, elle a décidé d’agir autrement, au motif que le Comité avait commis une série d’erreurs manifestes et déterminantes.
[111]                     La Cour d’appel a conclu que le Comité d’audition avait commis des erreurs factuelles, à la fois quant à l’ampleur et à la complexité de l’enquête. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour d’appel a examiné en détail la preuve présentée au Comité d’audition. Elle a reconnu que le vérificateur, M. Allen, avait dit de son enquête qu’elle était [traduction] « considérable » et « exceptionnellement difficile », et que ce dernier avait produit un rapport définitif de plus de mille pages. Cependant, la Cour d’appel a néanmoins conclu que [traduction] « volume et complexité ne sont pas synonymes ». Elle a jugé qu’il y avait peu d’éléments de preuve indiquant ce que M. Allen avait fait pendant certaines périodes. La Cour d’appel a déterminé que M. Allen aurait dû terminer son rapport au plus tard en juin 2013, en se fondant sur le rapport préliminaire préparé par celui‑ci (plus précisément le nombre de pages de ce rapport), sur l’absence de [traduction] « détails » sur ce que M. Allen avait fait à part terminer son rapport sur les comptes en fiducie, ainsi que sur des relevés de temps de Me Huber : par. 182‑188.
[112]                     La Cour d’appel a ensuite tiré ses propres conclusions en analysant la preuve et, sur la base de celle‑ci, en caractérisant chaque période afin de déterminer celles qu’elle considérait comme des délais injustifiés.
[113]                     Une question se pose : Est‑ce bien là le rôle qui incombe aux cours d’appel dans l’application d’une norme de contrôle commandant la déférence? Le « rôle principal » du Comité d’audition était « d’apprécier et de soupeser d’abondantes quantités d’éléments de preuve » : Housen, par. 18. Une cour d’appel n’est pas libre de modifier des conclusions factuelles simplement parce qu’elle n’est pas d’accord avec le poids à attribuer aux éléments de preuve à la base de la conclusion : par. 23; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; Hydro‑Québec c. Matta, 2020 CSC 37, par. 33. Une erreur est manifeste lorsqu’elle relève de l’évidence et qu’il n’est pas nécessaire de réexaminer toute la preuve pour s’en apercevoir; elle est déterminante lorsqu’elle a influencé la décision : Hydro‑Québec, par. 33; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 55‑56 et 69‑70; Salomon c. Matte‑Thompson, 2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729, par. 33.
[114]                     Lorsqu’elle a substitué ses propres conclusions de fait à celles du Comité d’audition, notamment concernant l’ampleur et la complexité de l’enquête, la Cour d’appel s’est écartée du rôle qui est le sien. Les conclusions du Comité d’audition étaient fondées sur la preuve dont il disposait, en particulier sur l’affidavit du vérificateur du Barreau, M. Allen. La Cour d’appel n’a fait montre d’aucune déférence à l’égard des conclusions du Comité d’audition; elle a simplement apprécié de nouveau cette preuve et substitué ses propres conclusions à celles du Comité.
[115]                     La Cour d’appel a conclu que le Comité d’audition avait commis des erreurs dans ses conclusions concernant le délai attribuable à Me Abrametz : par. 193. Cependant, la conclusion du Comité d’audition selon laquelle Me Abrametz avait, à un certain moment, cessé de coopérer à l’enquête était appuyée par des éléments de preuve non contredits. Il n’existait aucun fondement valable justifiant la Cour d’appel d’annuler l’attribution par le Comité d’audition de certains délais à Me Abrametz.
[116]                     Bref, suivant la norme de l’erreur manifeste et déterminante, il n’existait aucun fondement valable justifiant la Cour d’appel d’écarter les conclusions du Comité d’audition selon lesquelles le délai n’était pas excessif.
B.           Absence de préjudice important causé à Me Abrametz
[117]                     Maître Abrametz a relevé quatre types de préjudices qui, soutenait‑il, lui ont été causés par le délai : l’attention médiatique dont il a fait l’objet, les conditions assujettissant l’exercice de sa profession, les répercussions sur sa santé et les conséquences sur sa famille et son personnel. Le Comité d’audition a conclu qu’aucune de ces prétentions, individuellement ou cumulativement, ne constituait un préjudice important causé par le délai. La Cour d’appel a exprimé son désaccord avec cette conclusion; elle jugé que Me Abrametz avait subi un préjudice important.
(1)           L’attention médiatique
[118]                     Le Comité d’audition a admis que la réputation de Me Abrametz avait souffert par suite de l’attention médiatique dont il a fait l’objet, mais a conclu que ce dernier n’avait pas démontré que ce préjudice découlait du délai plutôt que du fait qu’il faisait l’objet d’une enquête et d’une poursuite. La publicité défavorable était survenue durant une courte période au début de 2018. Le Comité d’audition a conclu que c’était l’audience, et non l’enquête qui l’avait précédée, qui avait suscité l’attention des médias.
[119]                     La Cour d’appel a conclu que le Comité d’audition a fait erreur en ne tenant pas compte du fait que Me Abrametz a exercé sa profession pendant plus de quatre ans alors que des soupçons pesaient sur lui. La Cour d’appel a estimé, en particulier, que les membres du Barreau et les employés de Me Abrametz savaient qu’il faisait l’objet d’une enquête et qu’il exerçait le droit sous supervision en raison d’allégations d’inconduite. Ces faits étaient connus parce que le Barreau publie sur son site Web de l’information concernant les procédures disciplinaires.
[120]                     Avec égards, la question n’est pas de savoir si les procédures ont été divulguées comme elles l’ont été, mais plutôt de savoir si Me Abrametz a subi un préjudice important par suite de cette divulgation. Le Comité d’audition a conclu qu’il avait subi [traduction] « un certain degré stress », mais non un préjudice important : par. 335. Dans l’ensemble, aucune erreur manifeste et déterminante justifiant la substitution par la Cour d’appel de sa propre conclusion à celle du Comité d’audition n’a été relevée.
(2)           Les conditions assujettissant l’exercice de sa profession
[121]                     En ce qui a trait aux conditions assujettissant l’exercice par Me Abrametz de sa profession, le Comité d’audition n’a pas retenu la prétention de Me Abrametz selon laquelle ces conditions lui avaient causé un préjudice important, étant donné que ce dernier avait consenti aux conditions en question, que celles‑ci n’étaient pas indûment restrictives et qu’elles concordaient bien avec la mission de protection du public du Barreau. Le Comité d’audition a en outre souligné que la plupart des allégations formulées contre Me Abrametz avaient été jugées fondées. Le Comité a conclu que Me Abrametz avait été incapable de démontrer que les conditions lui avaient causé un préjudice au cours des cinq années précédant l’audience disciplinaire. Maître Abrametz n’avait pas plaidé que les conditions assujettissant l’exercice de sa profession avaient eu une incidence sur son chiffre d’affaires, sa clientèle ou le temps dont il a généralement besoin pour travailler à ses dossiers. Par conséquent, il n’avait présenté aucune preuve indiquant que ces conditions avaient eu des répercussions importantes sur la viabilité ou la rentabilité de son cabinet.
[122]                     La Cour d’appel a estimé que ni le fait que Me Abrametz avait consenti aux conditions en question, ni le fait que ce dernier avait été reconnu coupable de la plupart des accusations n’étaient pertinents. Toutefois, la cour a omis de se pencher sur l’aspect central de l’analyse du Comité d’audition sur ce point, qui reposait sur l’absence de preuve de quelque préjudice résultant des conditions d’exercice imposées à Me Abrametz. Ce dernier n’a pas été suspendu, et il a continué d’exercer jusqu’à l’audience. En conséquence, la Cour d’appel n’a pas exposé de fondement valable pour justifier sa décision d’intervenir à l’égard de la conclusion selon laquelle Me Abrametz n’avait pas subi un préjudice important en raison des conditions assujettissant l’exercice de sa profession.
(3)           Les répercussions sur la santé de Me Abrametz, sur sa famille et sur son personnel
[123]                     Le Comité d’audition n’était pas convaincu que le problème de santé mineur dont se plaignait Me Abrametz ainsi que le stress vécu par sa famille et son personnel étaient liés au délai. Ici encore, aucune erreur manifeste et déterminante justifiant la substitution par la Cour d’appel de ses propres conclusions à celles du Comité d’audition n’a été relevée.
(4)           Conclusion sur la condition requérant un préjudice important
[124]                     Il n’a pas été établi que le Comité d’audition a commis une erreur manifeste et déterminante lorsqu’il a conclu que Me Abrametz n’avait pas démontré qu’il avait subi un préjudice important. La Cour d’appel a erré en modifiant les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit tirées par le Comité d’audition. Même si la réparation ordonnée par la Cour d’appel pouvait être considérée comme une réduction de la sanction, et bien que le seuil à atteindre pour obtenir cette réparation soit inférieur à celui exigé à l’égard d’un arrêt des procédures, la preuve d’un préjudice important est néanmoins requise dans le cadre de l’analyse à trois volets applicable pour déterminer s’il y a eu abus de procédure. Aucune preuve à cet effet n’a été présentée en l’espèce.
C.           Conclusion sur l’abus de procédure
[125]                     Comme il n’a pas été démontré que le Comité d’audition a commis une erreur en concluant à l’absence de délai excessif ou de préjudice important subi par Me Abrametz, rien ne justifie d’annuler sa conclusion selon laquelle il n’y a pas eu abus de procédure en l’espèce. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de procéder au volet suivant et de se demander quelle réparation devrait être ordonnée.
[126]                     Malgré ce qui précède, les actions du Barreau n’étaient pas irréprochables. Le Barreau s’est vu confier la responsabilité de veiller à l’autoréglementation de la profession, et par extension d’un aspect de la primauté du droit. Il devrait être pleinement conscient de l’importance que justice soit rendue en temps opportun; et il devrait déployer tous les efforts requis pour protéger l’équité procédurale. En ce sens, le Barreau devrait donner l’exemple à ses propres membres.
VII.      Conclusion
[127]                     Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’arrêt de la Cour d’appel et de lui renvoyer l’affaire pour qu’elle examine les moyens d’appel restants. Le Barreau a droit aux dépens devant notre Cour et la Cour d’appel.
 
Version française des motifs rendus par
 
                    La juge Côté —
I.               Aperçu
[128]                     J’ai eu l’occasion de lire les motifs de mon collègue le juge Rowe. Je suis en désaccord avec le dispositif des juges majoritaires. À mon avis, le délai en l’espèce constituait un abus de procédure, et la Cour d’appel de la Saskatchewan n’a pas commis d’erreur en annulant la sanction pour inconduite professionnelle infligée à l’intimé, Peter V. Abrametz (2020 SKCA 81). Toutefois, mon désaccord avec les juges majoritaires concerne aussi les principes juridiques régissant l’appréciation du délai excessif dans les procédures administratives.
[129]                     Sans mentionner quelque précédent que ce soit sur le contrôle de l’équité procédurale, mon collègue se fonde sur l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, pour appuyer la thèse selon laquelle il faut recourir aux normes de contrôle applicables en l’appel dans ce pourvoi. Pourtant, la jurisprudence de notre Cour est claire : la question de savoir si un décideur administratif s’est acquitté de son obligation d’équité est soumise à la norme de la décision correcte — sans égard à l’existence d’un mécanisme d’appel. Je ne vois aucune raison de revenir sur ce point de départ bien établi.
[130]                     Je suis également en désaccord avec la reformulation, par les juges majoritaires, du test pour déterminer si un délai administratif constitue un abus de procédure. Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, notre Cour a reconnu qu’un délai excessif — à lui seul — porte atteinte à l’équité procédurale, et qu’il est de ce fait abusif. Il n’est pas nécessaire que le demandeur fasse la preuve d’un « préjudice important » pour qu’une conduite inéquitable constitue un abus de procédure; cette exigence s’applique uniquement lorsque l’arrêt des procédures est demandé.
[131]                     La jurisprudence relative à l’abus de procédure confirme que cette doctrine de common law met l’accent sur l’intégrité du système de justice plutôt que sur les intérêts particuliers des parties à une instance. Un délai excessif, je le souligne, risque de déconsidérer l’administration de la justice. Pour cette seule raison, les tribunaux doivent sanctionner de tels délais chaque fois qu’ils sont portés à leur attention. Les tribunaux disposent d’un vaste éventail de mesures de redressement — notamment les jugements déclaratoires, l’adjudication de dépens, les ordonnances enjoignant de tenir une audience accélérée, les réductions de peine et les arrêts des procédures — afin d’accorder une réparation qui soit proportionnelle à l’abus de procédure. Dans le choix de la réparation appropriée, les tribunaux doivent prendre en compte la durée, les causes et les effets du délai, ainsi que l’intérêt public.
[132]                     Appliquant ce cadre d’analyse au présent pourvoi, je souscris à l’analyse de la Cour d’appel. L’appelante, la Law Society of Saskatchewan (« Barreau »), a soumis Me Abrametz à des procédures disciplinaires qui ont duré plus de 6 ans, dont 32 ½ mois demeurent inexpliqués. Le délai a largement dépassé le temps intrinsèquement requis par cette affaire; il est manifestement excessif, et par le fait même abusif. Ce délai injustifié a causé un préjudice important à Me Abrametz et a aussi affecté ses employés, qui ont tous vécu du stress supplémentaire en raison de la prolongation injustifiée des procédures.
[133]                     Dans ces circonstances, c’est à bon droit que la Cour d’appel a sanctionné l’abus de procédure du Barreau en ordonnant l’annulation de la sanction infligée pour l’inconduite professionnelle de Me Abrametz. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
II.            L’abus de procédure et le délai excessif en droit administratif
[134]                     Je commence mon analyse en discutant du cadre applicable pour évaluer l’abus de procédure résultant d’un délai administratif excessif. Je procède de la sorte parce que la norme de contrôle dépend des paramètres du test pour déterminer s’il y a abus de procédure découlant d’un délai administratif. En l’espèce, les juges majoritaires affirment que l’évaluation finale du caractère abusif ou non du délai est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte, mais que les conclusions tirées à l’égard des « exigences » de ce test, y compris le délai excessif, commandent la déférence. Pourtant, comme je l’explique, la doctrine de l’abus de procédure n’est encombrée d’aucune exigence spécifique en common law. Le délai excessif est l’une des manifestations de la conduite abusive qui mine l’intégrité du système de justice. Par conséquent, le test pour déterminer s’il y a abus de procédure découlant d’un délai administratif est fondé entièrement sur la norme du « délai excessif », dont l’application est une question de droit.
[135]                     Plus précisément, les juges majoritaires affirment se fonder sur l’arrêt Blencoe en formulant un test à trois volets pour déterminer si le délai dans des procédures administratives constitue un abus de procédure. L’analyse a pour point de départ deux exigences : le délai excessif et le préjudice important causé par le délai. Lorsqu’il est satisfait à ces deux exigences, le dernier volet requiert du tribunal qu’il examine si le délai équivaut à un abus de procédure parce qu’il est manifestement injuste envers une partie ou qu’il a autrement pour effet de déconsidérer l’administration de la justice.
[136]                     Avec égards, je suis d’avis que ce cadre d’analyse repose sur une compréhension erronée de la doctrine de l’abus de procédure. Suivant l’approche adoptée par les juges majoritaires, même le délai excessif qui cause directement un préjudice important n’est pas en soi abusif, comme l’indique le dernier volet de leur analyse. Non seulement cette proposition est‑elle viciée sur le plan théorique, mais elle crée une norme indûment élevée qui est disproportionnée par rapport aux réparations disponibles en cas de délai abusif, réparations qui vont du simple jugement déclaratoire à l’arrêt des procédures. En somme, l’analyse des juges majoritaires est si exigeante qu’elle invite à la complaisance dans les procédures administratives.
[137]                     Dans l’arrêt Blencoe, notre Cour a reconnu à juste titre que le délai excessif — à lui seul — est un manquement à l’obligation d’équité. À mon avis, les tribunaux doivent dénoncer une telle iniquité procédurale en l’appelant par son nom : un abus de procédure. Le préjudice n’est pas une condition nécessaire pour que le délai soit considéré comme excessif, bien qu’il puisse contribuer à une telle conclusion. J’ajoute que la preuve d’un préjudice demeure fort pertinente au stade de la réparation, puisque celle‑ci doit être proportionnelle à l’abus de procédure. Cette démarche est compatible avec le principe fondamental qu’ont établi les juges majoritaires dans l’arrêt Blencoe — soit que les tribunaux ne peuvent ordonner l’arrêt des procédures que dans les « cas les plus manifestes », où le demandeur a prouvé l’existence d’un préjudice important découlant d’un délai administratif excessif.
A.           La doctrine de l’abus de procédure en common law
[138]                     La doctrine de l’abus de procédure « émane du pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent que possèdent les juges d’empêcher que les procédures du tribunal soient utilisées abusivement » (Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227, par. 39; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 35). Cette doctrine de common law « s’applique dans des contextes juridiques divers » (Toronto c. S.C.F.P., par. 36; voir aussi Behn, par. 39). Qui plus est, l’analyse de l’abus de procédure en common law et celle des droits procéduraux garantis par la Charte canadienne des droits et libertés « se rejoignent » (R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 50; voir aussi R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 71). Cependant, les réparations accordées pour l’abus de procédure en common law peuvent diverger de celles pouvant être accordées en vertu du par. 24(1) de la Charte (O’Connor, par. 68).
[139]                     La doctrine de l’abus de procédure « se caractérise par sa souplesse » et « ne s’encombre pas d’exigences particulières » (Behn, par. 40; voir aussi Toronto c. S.C.F.P., par. 42). Le test pour déterminer s’il y a abus de procédure — dans tous les cas d’application possibles — consiste à se demander si la conduite contestée affecte l’équité juridictionnelle ou déconsidère autrement l’administration de la justice (Blencoe, par. 115; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33, par. 106; R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566, par. 68; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 49‑50; O’Connor, par. 60‑64; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 31; Regan, par. 49; Behn, par. 39; États‑Unis d’Amérique c. Cobb, 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587, par. 36‑40; R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, p. 616). En somme, un abus de procédure peut découler de deux sources souvent interreliées : l’iniquité du processus juridictionnel et l’atteinte à l’intégrité du système de justice.
[140]                     Sur le plan analytique, il faut dissocier l’abus de procédure de l’arrêt des procédures, lequel ne représente qu’une des mesures de redressement pouvant être accordées en common law pour remédier à la conduite abusive (Regan, par. 53; Blencoe, par. 117; voir aussi S. Coughlan, « Threading Together Abuse of Process and Exclusion of Evidence : How it Became Possible to Rebuke Mr. Big » (2015), 71 S.C.L.R. (2d) 415, p. 425‑429; F. Lowery, « Abuse of Process : The Need for Structure » (2014), 20 Auckland U. L. Rev. 223, p. 234 et suiv.). Il est essentiel de faire cette distinction, car le seuil à atteindre pour démontrer qu’il y a eu conduite abusive est beaucoup moins élevé que celui applicable à l’arrêt des procédures.
[141]                     Notre Cour a établi des exigences rigoureuses pour accorder l’arrêt des procédures, étant donné la nature « draconien[ne] » de cette réparation (Regan, par. 53). Ce n’est que dans les « cas les plus manifestes » que les tribunaux peuvent rendre une ordonnance en ce sens (O’Connor, par. 68 et 82; R. c. Carosella, 1997 CanLII 402 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 80, par. 52; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, 1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391, par. 59; Blencoe, par. 118; Regan, par. 53; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 17; Babos, par. 31; R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, par. 95). Un demandeur doit satisfaire au test suivant pour obtenir l’arrêt des procédures :
(1)        il doit y avoir une atteinte à l’équité du procès ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le procès ou par son issue;
(2)        il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de remédier à l’atteinte;
(3)        s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond (Sullivan, par. 95; Babos, par. 32; Regan, par. 54‑57; Tobiass, par. 90‑92; O’Connor, par. 75‑82).
Ce test s’applique également au délai abusif dans des procédures administratives, comme l’indiquent les mentions du seuil des « cas les plus manifestes » par le juge Bastarache dans l’arrêt Blencoe, par. 118 et 120.
[142]                     Avec égards, je suis d’avis que les motifs des juges majoritaires confondent la doctrine de l’abus de procédure avec l’analyse applicable aux arrêts des procédures, qui ne sont qu’un sous‑ensemble des réparations que les tribunaux peuvent ordonner pour sanctionner une conduite abusive. Mes collègues majoritaires ne font donc pas la distinction entre, d’une part, le test pour déterminer si la conduite constitue un abus de procédure et, d’autre part, celui pour juger si un arrêt des procédures est justifié dans les circonstances (O’Connor, par. 72). Le premier test est souple et n’est encombré d’aucune exigence particulière; le tribunal n’a qu’à déterminer si la conduite contestée mine l’équité juridictionnelle ou l’intégrité du système de justice. Le second test établit un seuil élevé qui n’est atteint que dans les cas les plus manifestes, lorsque le demandeur satisfait à des exigences particulières rigoureuses.
[143]                     Une dernière observation s’impose à propos de l’abus de procédure. Cette doctrine de common law a toujours mis l’accent sur l’intégrité du système de justice plutôt que sur les intérêts des parties à une instance en particulier, comme l’a souligné la juge Arbour dans l’arrêt Toronto c. S.C.F.P., par. 43 :
      Dans tous ses cas d’application, la doctrine de l’abus de procédure vise essentiellement à préserver l’intégrité de la fonction judiciaire. Qu’elle ait pour effet de priver le ministère public du droit de continuer la poursuite à cause de délais inacceptables (voir Blencoe, précité), ou d’empêcher une partie civile de faire appel aux tribunaux à mauvais escient (voir Hunter, précité, et Demeter, précité), l’accent est mis davantage sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire comme fonction de l’administration de la justice que sur l’intérêt des parties. Dans une affaire comme la présente espèce, c’est cette préoccupation qui commande d’interdire la remise en cause, plus que toute perception d’injustice envers une partie qui serait de nouveau appelée à faire la preuve de ses prétentions, par exemple. Cela compris, il est plus facile d’établir les paramètres de la doctrine et de définir les principes applicables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. [Je souligne.]
En d’autres termes, la doctrine de l’abus de procédure « transcende les intérêts des parties et s’attache à l’intégrité du système » (Ontario c. S.E.E.F.P.O., 2003 CSC 64, [2003] 3 R.C.S. 149, par. 12 (je souligne); voir aussi A.I.E.S.T., local de scène no 56 c. Société de la Place des Arts de Montréal, 2004 CSC 2, [2004] 1 R.C.S. 43, par. 16).
[144]                     Autrement dit, les tribunaux doivent condamner une conduite qui, à défaut d’être sanctionnée, « donnera[it] l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société » (Babos, par. 35; voir aussi Toronto c. S.C.F.P., par. 43). Tel est l’objet premier de la doctrine de l’abus de procédure en common law, lequel est indépendant de tout préjudice subi par les parties qui ont fait l’objet de la conduite abusive.
B.            Les délais abusifs en droit administratif
(1)           Aperçu du cadre d’analyse de l’arrêt Blencoe
[145]                     L’arrêt Blencoe de notre Cour a marqué une étape jurisprudentielle importante quant à l’analyse de la question des délais en matière administrative. Dans cet arrêt, le juge Bastarache, s’exprimant pour une majorité de cinq juges, et le juge LeBel, dissident en partie, ont tous deux reconnu qu’un délai administratif excessif constitue un abus de procédure, même lorsque l’audience n’est pas inéquitable à l’égard du demandeur. Les juges Bastarache et LeBel ont également convenu que les tribunaux disposent de plusieurs mesures de redressement pour sanctionner les délais abusifs en application des principes du droit administratif. À mon avis, leurs opinions sont largement complémentaires et il y a lieu de réaffirmer leurs enseignements en l’espèce.
[146]                     Comme l’indique clairement le passage qui suit, l’opinion majoritaire du juge Bastarache mettait l’accent sur le seuil exigeant qu’un demandeur doit atteindre pour obtenir un arrêt des procédures — la seule réparation sollicitée par le demandeur dans cette affaire :
     Selon moi, le droit administratif offre des réparations appropriées en ce qui concerne le délai imputable à l’État dans des procédures en matière de droits de la personne. Cependant, le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédure en common law. Mettre fin aux procédures simplement en raison du délai écoulé reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire. En droit administratif, il faut prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important. [Je souligne; références omises; par. 101.]
S’appuyant sur la jurisprudence en matière d’arrêts des procédures, le juge Bastarache a réaffirmé que le « pouvoir [d’ordonner un arrêt des procédures] ne peut être exercé que dans les “cas les plus manifestes” » (par. 118). Je souligne que les précisions du juge Bastarache quant au seuil des « cas les plus manifestes » pour obtenir un arrêt des procédures correspondent précisément au test pour déterminer s’il y a abus de procédure établi par les juges majoritaires en l’espèce.
[147]                     Le seuil établi dans l’arrêt Blencoe pour obtenir un arrêt des procédures peut être résumé comme suit. Premièrement, le délai doit être « déraisonnable ou excessif » de sorte qu’il y a un manquement à l’obligation d’agir équitablement (par. 121). Le juge Bastarache a souligné que « [l]e délai ne constitue pas en soi un abus de procédure » (par. 121); il doit être « manifestement inacceptable » dans les circonstances de l’affaire (par. 115). Pour juger si le délai est excessif, le tribunal doit entreprendre une évaluation contextuelle de « la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire » (par. 122). Deuxièmement, le délai doit « avoir directement causé un préjudice important » (par. 115). Lorsqu’il est satisfait à ces deux exigences, le tribunal doit se demander si l’intérêt du public milite en faveur de l’arrêt des procédures (par. 120).
[148]                     Pour sa part, le juge LeBel a adopté une méthode plus holistique à l’égard de l’abus de procédure découlant des délais excessifs en matière administrative. Bien qu’il ait souligné que « [q]uiconque demande l’arrêt des procédures assume un lourd fardeau » (par. 180), il a mis l’accent sur « le critère moins rigoureux du délai déraisonnable qui pourrait justifier une forme quelconque d’intervention judiciaire et d’autres réparations moins radicales que l’arrêt des procédures administratives » (par. 155). En effet, le juge LeBel a souligné qu’un délai excessif constitue une atteinte à l’équité procédurale et est par le fait même abusif. Il a examiné trois réparations pouvant être ordonnées en cas de délai abusif en matière administrative : l’arrêt des procédures, l’ordonnance enjoignant de tenir une audience accélérée et l’adjudication de dépens (par. 179).
[149]                     Suivant la méthode préconisée par le juge LeBel, le tribunal doit d’abord apprécier trois facteurs contextuels (par opposition à des exigences) dans l’évaluation de la question de savoir si le délai est excessif (par. 160) :
(1)   le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire [. . .];
(2)   les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire [. . .];
(3)   l’incidence du délai, considérée comme englobant le préjudice sur le plan de la preuve et les autres atteintes à l’existence des personnes touchées par le délai qui s’écoule. [Soulignement omis.]
Lorsque le tribunal conclut que le délai est excessif, il doit porter son attention sur la réparation appropriée dans les circonstances. Le choix de la réparation oblige le tribunal à apprécier les trois facteurs contextuels énumérés précédemment ainsi que d’autres intérêts opposés — y compris ceux de la collectivité et, le cas échéant, d’autres justiciables (par. 178).
(2)           Les délais excessifs sont abusifs — sans égard au préjudice
[150]                     Comme je l’ai mentionné précédemment, l’arrêt Toronto c. S.C.F.P. confirme que les délais excessifs en matière administrative appartiennent à une catégorie de conduite abusive qui mine l’intégrité de l’administration de la justice — sans égard à leurs effets sur les intérêts des parties (par. 43). Il s’ensuit que les tribunaux peuvent condamner les délais administratifs comme abusifs, et ce, même s’il n’y a aucune preuve de préjudice. Le préjudice demeure néanmoins une considération très importante dans le choix de la réparation appropriée.
[151]                     Les juges majoritaires en l’espèce invoquent deux raisons au soutien de leur position selon laquelle il doit y avoir un « préjudice important » pour qu’un abus de procédure découle d’un délai administratif. Leur première justification est que la sanction d’un abus de procédure en l’absence d’un préjudice important « reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire » (par. 67, citant Blencoe, par. 101, où le juge Bastarache ne parlait que de l’arrêt des procédures). Avec égards, cette affirmation est tout à fait erronée et témoigne de la confusion entre la doctrine de l’abus de procédure et la réparation qu’est l’arrêt des procédures. Loin d’établir un délai de prescription, les autres réparations permettent à la demande d’aller de l’avant, mais condamnent la conduite de l’État qui mine l’intégrité du système de justice. De fait, je ne puis m’empêcher de mentionner l’ironie de la proposition selon laquelle la réparation pour délai excessif proposée par le juge LeBel dans l’arrêt Blencoe — une ordonnance enjoignant de tenir une audience accélérée — s’apparente à un délai de prescription imposée par la loi.
[152]                     Je suis troublée, c’est le moins qu’on puisse dire, par la deuxième justification donnée par les juges majoritaires — soit qu’il « arrive parfois que le délai soit lui‑même bénéfique pour la partie touchée. Par exemple, si celle‑ci est passible de radiation du Barreau, elle pourrait accueillir favorablement les délais dans le déroulement des procédures administratives, dans la mesure où ils lui permettent de continuer à exercer » (par. 67). Il est de jurisprudence constante que les ordres professionnels ont le fardeau de prouver l’inconduite des personnes assujetties à leur compétence. Ceux et celles qui n’ont rien à se reprocher ne tirent aucun « bénéfice » d’un délai administratif, et ce, même s’ils sont autorisés à continuer à exercer leur profession. Par conséquent, les tribunaux ne sont pas justifiés de prendre en compte les « bénéfices » non prouvés du délai administratif, car une telle approche présume que les demandeurs sont coupables des accusations disciplinaires portées contre eux.
[153]                     Quoi qu’il en soit, le stress supplémentaire engendré par des procédures administratives excessivement longues peut fort bien s’avérer préjudiciable, sans égard à la décision sur le fond. Je répète que les ordres professionnels, à l’instar des autres décideurs administratifs, ont une obligation d’agir équitablement envers les professionnels qui font l’objet de procédures disciplinaires. L’existence et la portée de cette obligation sont indépendantes de l’issue de l’instance. Les délais excessifs — dans tous les cas — sont inéquitables sur le plan procédural, et par le fait même abusifs.
(3)           Réparations en common law
[154]                     Lorsque le demandeur a établi que le délai est excessif, l’étape suivante de l’analyse du tribunal consiste à déterminer la réparation appropriée dans les circonstances. Les tribunaux disposent d’un vaste arsenal de mesures de redressement pour sanctionner et réparer la conduite abusive, allant du jugement déclaratoire à l’arrêt des procédures. Le choix de la réparation pour un abus de procédure — que ce soit en common law ou en vertu du par. 24(1) de la Charte — relève du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance (Tobiass, par. 87; Regan, par. 117; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, par. 15 et 51; R. c. Bellusci, 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509, par. 17‑18; Babos, par. 48). Rappelons que les demandeurs doivent satisfaire à un test spécifique pour obtenir l’arrêt des procédures, mais que les autres réparations n’y sont pas assujetties.
[155]                     À l’origine, l’arrêt des procédures était considéré comme la seule réparation possible en common law pour un abus de procédure (voir, p. ex., le commentaire incident de la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt O’Connor, par. 68). Cependant, dans l’arrêt Blencoe, le juge Bastarache a noté à juste titre que « rien ne justifie l’idée que l’arrêt des procédures est la seule réparation possible dans des procédures en matière de droit administratif », et il a souligné que « [d]’autres réparations peuvent être accordées », sans toutefois préciser lesquelles (par. 117). Dans le contexte des délais excessifs, le juge LeBel a pour sa part mentionné l’adjudication de dépens et l’ordonnance enjoignant de tenir une audience accélérée comme mesures de réparation possibles.
[156]                     Il existe d’autres possibilités de réparations en common law pour remédier aux délais administratifs abusifs, notamment les réductions de sanction, les ordonnances d’exclusion de la preuve et les jugements déclaratoires. Les brefs de prérogative traditionnels tels que le mandamus, peuvent, bien entendu, compléter ces mesures de redressement. En somme, les tribunaux disposent d’un large pouvoir discrétionnaire afin d’accorder des réparations pour conduite abusive qui tiennent compte des circonstances de chaque affaire.
[157]                     Le principe directeur pour déterminer la réparation appropriée est la proportionnalité. La méthode adoptée par le juge LeBel dans l’arrêt Blencoe exige des tribunaux qu’ils prennent en considération la nature et l’ampleur du préjudice en tant que facteurs principaux — parallèlement à la durée et aux causes du délai — dans le choix d’une réparation proportionnelle à l’abus de procédure. Comme l’exige l’arrêt Blencoe, le demandeur doit faire la preuve d’un « préjudice important » afin d’obtenir un arrêt des procédures pour délai administratif excessif (par. 101). Cette exigence ne s’applique toutefois pas aux autres réparations.
[158]                     Suivant l’approche du juge LeBel, le préjudice demeure une partie intégrante de l’analyse en ce qu’il dicte la mesure judiciaire qu’il convient de prendre à l’égard de l’abus de procédure. En cas d’absence de préjudice, il se peut que la seule réparation appropriée soit un jugement déclarant qu’il y a eu abus de procédure. Bien que moins draconien que d’autres réparations, le jugement déclaratoire permet aux tribunaux de dénoncer une conduite abusive et de dissuader les décideurs administratifs de faire fi des délais dans des instances subséquentes (Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, par. 37).
[159]                     En dernière analyse, cette méthode permet d’éviter de tirer la conclusion fâcheuse que les tribunaux cautionnent les délais excessifs lorsque le préjudice subi par le demandeur n’atteint pas le seuil élevé du « préjudice important ». Je fais écho à la critique vigoureuse des délais évitables formulée par le juge LeBel dans l’arrêt Blencoe : « En droit administratif, le délai déraisonnable dans des procédures administratives est illégal » (par. 162 (je souligne)). À mon avis, il incombe aux tribunaux de condamner une telle conduite en la qualifiant d’abus de procédure chaque fois qu’elle est portée à leur attention.
III.         Norme de contrôle
A.           Incompatibilité avec l’arrêt Khela
[160]                     Les juges majoritaires prétendent « clarifier » la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale dans le cas des appels prévus par la loi. Or, ils le font sans véritablement prendre en compte l’arrêt Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502 — qui fait autorité sur ce point de droit — ou tout autre arrêt relatif à l’obligation de respecter l’équité procédurale. Je ne vois aucune raison de revenir sur les fondements de l’arrêt Khela.
[161]                     Dans l’arrêt Khela, au nom d’une Cour unanime, le juge LeBel a confirmé sans équivoque que « la norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale sera toujours celle de la “décision correcte” » (par. 79; voir aussi Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 43, renvoyant à Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, par. 100; Toronto c. S.C.F.P., par. 15 (appliquant la norme de la décision correcte à la question de l’abus de procédure); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 55‑62 (appliquant la norme de la décision raisonnable uniquement aux « éléments de fond » de la décision)). Qui plus est, le cadre d’analyse formulé par notre Cour pour l’examen des questions d’équité procédurale s’applique sans égard à quelque mécanisme d’appel que ce soit, bien que l’existence de droits d’appel soit une considération pertinente pour déterminer la teneur de l’obligation d’équité en common law (Baker, par. 24).
[162]                     Malgré cette affirmation non équivoque de l’arrêt Khela, les juges majoritaires soutiennent que « lorsque des questions d’équité procédurale sont examinées dans le cadre d’un mécanisme d’appel prévu par la loi, elles sont soumises aux normes de contrôle en matière d’appel » (par. 27). Il en est ainsi, à leur avis, en raison de la directive catégorique de notre Cour, dans l’arrêt Vavilov, suivant lequel il faut trancher l’appel de telles questions selon les normes de contrôle applicables en appel.
[163]                     Or, l’affirmation sur laquelle s’appuient les juges majoritaires s’inscrivait dans un contexte de contrôle judiciaire sur le fond — dans lequel la norme de la décision raisonnable se présume — contrairement à l’arrêt Khela. De fait, les passages de l’arrêt Vavilov cités par mon collègue (aux par. 27‑28) ont établi le principe que « le législateur peut indiquer qu’une dérogation à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable est de mise en prévoyant un mécanisme d’appel à l’encontre d’un décideur administratif devant une cour de justice, ce qui dénote que les normes générales en matière d’appel trouvent application » (Vavilov, par. 33 (je souligne); voir aussi par. 36).
[164]                     Avec égards, le seul renvoi à l’arrêt Vavilov — un jugement qui a été rendu dans un contexte différent et qui a exclu l’équité procédurale de son champ d’application — ne suffit pas pour écarter l’arrêt Khela et d’autres précédents directement applicables. En effet, au par. 23 de l’arrêt Vavilov, notre Cour a expressément exclu — à juste titre — les questions d’équité procédurale du cadre d’analyse élaboré dans cet arrêt. Le principal « fondement conceptuel » de la présomption d’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable dans le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Vavilov est le « respect du choix d’organisation institutionnelle du législateur consistant à déléguer certaines questions à des décideurs non judiciaires par voie législative » (par. 26). Qui plus est, « la prise en compte de l’expertise est incorporée au nouveau point de départ [. . .], à savoir la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable » (par. 58). Ni l’une ni l’autre de ces considérations ne s’appliquent lorsque l’équité procédurale est en cause.
[165]                     Premièrement, l’obligation d’équité procédurale existe indépendamment des régimes administratifs dont la portée et l’application sont circonscrites par la loi. Il s’agit d’un « principe général de common law » qui a été graduellement élaboré dans la jurisprudence au fil de plusieurs décennies (Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 643, p. 653; voir aussi Khela, par. 82; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, par. 38; Dunsmuir, par. 87; Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281, par. 22; Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52, [2001] 2 R.C.S. 781, par. 18‑22; Baker, par. 20‑28; Knight c. Indian Head School Division No. 19, 1990 CanLII 138 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 653, p. 669; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, 1979 CanLII 184 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 602; Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie‑Britannique), 1980 CanLII 10 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 1105; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, 1980 CanLII 21 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 735; Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, 1978 CanLII 24 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 311).
[166]                     La délégation par le législateur d’un pouvoir décisionnel dans le cadre d’un régime administratif donné a peu à voir avec la question de savoir si le processus respecte les exigences d’équité en common law, ou encore si ces exigences ont été écartées expressément ou par déduction nécessaire par la loi habilitante (voir Baker, par. 21‑28; Ocean Port, par. 22). Prenant l’arrêt Baker comme exemple concret, je rejette la proposition selon laquelle un agent d’immigration habilité par la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, c. I‑2, à prendre des décisions administratives avait droit à la déférence d’une cour de révision appliquant le test de common law relatif à l’impartialité. Dans cette affaire, c’est à bon droit que la juge L’Heureux‑Dubé a circonscrit la portée de la déférence aux « éléments de fond » de la décision (par. 55 et 62).
[167]                     À mon avis, la déférence à l’égard des décisions de fond présuppose que le processus administratif est équitable et est donc susceptible d’être contrôlé par les tribunaux suivant la norme de la décision correcte. La proposition suivant laquelle l’équité procédurale sous-tend le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable est profondément enracinée dans le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov lui‑même. Dans cet arrêt, notre Cour a souligné que « le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (par. 83). En conséquence, les tribunaux ne sauraient faire preuve de déférence à l’égard d’un décideur administratif qui ne motive pas sa décision dans des circonstances où la common law exige de fournir des motifs. Le même raisonnement s’applique aux autres types d’iniquité procédurale.
[168]                     Deuxièmement, l’application des principes de common law relève clairement de l’expertise des tribunaux judiciaires. Par exemple, dans l’arrêt Toronto c. S.C.F.P., notre Cour a souligné que l’abus de procédure dans le contexte de la remise en cause « échappe clairement au domaine d’expertise des arbitres du travail qui peuvent devoir y faire appel » (par. 15; voir aussi S.C.F.P. c. Ontario, par. 100 : « Il appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale. »). De même, il ressort du raisonnement de notre Cour dans l’arrêt Dunsmuir que les tribunaux doivent avoir le dernier mot en ce qui concerne l’application de l’obligation d’équité, au par. 84 :
      Rien ne s’oppose à ce que l’arbitre saisi d’un grief examine une question touchant à l’obligation d’équité en droit public lorsqu’une telle obligation existe. Cela ressortit clairement à son mandat de régler le grief. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, il convient d’abord de définir la nature du lien d’emploi et le droit applicable. Lorsque, comme en l’espèce, le lien est contractuel, l’obligation d’équité en droit public ne saurait jouer dans le règlement du grief.
[169]                     La norme de la décision correcte doit demeurer le point de départ de l’analyse dans le contexte du contrôle de l’équité procédurale. Le recours par les juges majoritaires à l’existence d’un mécanisme d’appel comme facteur déterminant mine les fondements de l’arrêt Khela, car une telle approche fait abstraction de ce point de départ. Certes, la méthode qu’appliquent les juges majoritaires mène habituellement au même résultat lorsque la loi habilitante établit un mécanisme d’appel. Puisque l’équité procédurale est une norme juridique, l’examen du respect de cette obligation est une question de droit assujettie en appel au contrôle selon la norme de la décision correcte (R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527, par. 20; R. c. Dussault, 2022 CSC 16, par. 26; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 23; R. c. Katigbak, 2011 CSC 48, [2011] 3 R.C.S. 326, par. 68).
[170]                     Cela dit, le présent pourvoi illustre que les normes de contrôle applicables en appel s’écartent considérablement de l’arrêt Khela en ce qui concerne les questions de réparation. J’ai expliqué précédemment que le choix de la réparation pour abus de procédure relève de la discrétion du décideur de première instance. Il est bien établi dans la jurisprudence de notre Cour qu’« une cour d’appel ne sera justifiée d’intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge de première instance que si celui‑ci s’est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice », et que « lorsqu’un juge du procès exerce son pouvoir discrétionnaire, la cour d’appel ne peut y substituer sa propre décision uniquement parce qu’elle arrive à une appréciation différente des faits » (Regan, par. 117, citant Tobiass, par. 87; voir aussi Bjelland, par. 15; Bellusci, par. 17‑18; Babos, par. 48). Cette approche empreinte de déférence diffère considérablement de celle adoptée dans les précédents de notre Cour portant sur l’obligation d’équité en common law.
B.            La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale
[171]                     Je reconnais le besoin de clarifier le cadre d’analyse guidant le choix de la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale. Bon nombre de juges et d’auteurs ont souligné l’incertitude intenable qui accable la jurisprudence portant sur le contrôle de l’équité procédurale (voir, p. ex., Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, par. 67‑71 (CanLII), motifs du juge Stratas (décrivant l’état du droit comme une « jurisprudence confuse »); D. McKee, « The Standard of Review for Questions of Procedural Fairness » (2016), 41 Queen’s L.J. 355). Bien que des clarifications s’imposent, je crois que notre Cour doit s’inspirer de sa jurisprudence pour définir une approche fondée sur des principes.
[172]                     Comme je l’ai mentionné précédemment, c’est l’arrêt Khela qui fait autorité sur le contrôle de l’équité procédurale. Dans ce jugement, le juge LeBel a confirmé que la question de savoir si un organisme administratif a agi équitablement est, en principe, soumise à la norme de la décision correcte (par. 79). Néanmoins, le législateur peut — dans les limites prévues par la Constitution — écarter l’application de la common law et préciser, par un texte de loi, la norme de contrôle applicable (Khosa, par. 18; R. c. Owen, 2003 CSC 33, [2003] 1 R.C.S. 779, par. 31‑33; Vavilov, par. 34‑35; Dunsmuir, par. 30‑31; voir, p. ex., Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, c. 45, al. 58(2)(b)).
[173]                     Je me penche maintenant sur les passages de la jurisprudence de notre Cour qui, selon certains juges et auteurs, ont semé la confusion dans l’analyse de la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale. La première source d’incertitude découle des remarques dans l’arrêt Khela selon lesquelles il fallait « dans une certaine mesure, faire preuve de déférence » et « faire preuve d’une certaine déférence » envers le décideur sur certains points en particulier, au par. 89 :
     Aux termes du par. 27(3) [de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition], le commissaire peut refuser la communication de renseignements s’il a des « motifs raisonnables de croire » que la communication de ces renseignements pourrait mettre en danger la sécurité du pénitencier, la sécurité d’une personne, ou pourrait compromettre la tenue d’une enquête. Le commissaire, ou son représentant, est le mieux en mesure de décider si ce risque pourrait effectivement se concrétiser. Par conséquent, il faut, dans une certaine mesure, faire preuve de déférence sur ce point envers le commissaire ou le directeur. De même, ces derniers sont mieux en mesure de déterminer la fiabilité de certaines sources ou de certains informateurs. Par conséquent, il faut, sur ce point également, faire preuve d’une certaine déférence. Toutefois, si le par. 27(3) n’est pas invoqué et que certains renseignements ne sont pas communiqués, la déférence ne sera pas justifiée et la décision sera inéquitable sur le plan procédural et, par conséquent, illégale. [Je souligne.]
[174]                     Ce passage illustre deux enseignements importants de l’arrêt Khela. Premièrement, la teneur de l’obligation d’équité peut être déterminée par un texte de loi, sous réserve du respect de la Constitution. La disposition en cause dans l’arrêt Khela, soit le par. 27(3) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20, déroge au droit général à l’information en common law dans le contexte de décisions sur des questions comme les transfèrements de détenus, mais la Cour a reconnu que cette disposition n’éliminait pas le droit constitutionnel à l’habeas corpus. Deuxièmement, les conclusions de fait sous‑tendant la décision administrative commandent la déférence. En effet, la Cour a fait preuve de déférence à l’égard des évaluations éminemment contextuelles du risque et de la fiabilité dont dépendent les décisions prises en application du par. 27(3).
[175]                     Bien que la Cour ait souligné dans l’arrêt Khela que le respect de l’obligation d’équité est une question de droit, elle a réaffirmé le principe bien établi selon lequel les tribunaux ne peuvent pas établir les exigences d’équité dans l’abstrait : « . . . la notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas » (Knight, p. 682; Baker, par. 21; Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249, par. 74‑75; Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, par. 231; Dunsmuir, par. 79). Par conséquent, lorsque le décideur administratif a tiré des conclusions de fait à l’égard du contexte sous‑jacent, ces conclusions commandent la déférence. Les contraintes institutionnelles auxquelles est soumis le décideur administratif sont elles aussi des facteurs contextuels importants (voir Baker, par. 27).
[176]                     La deuxième source d’incertitude découle de l’affirmation de notre Cour dans l’arrêt VIA Rail Canada Inc. selon laquelle « [i]l faut faire montre d’une grande déférence à l’égard des décisions procédurales d’un tribunal qui a le pouvoir de contrôler sa propre procédure » (par. 231; voir aussi Baker, par. 27). Selon moi, cette affirmation peut être conciliée avec la jurisprudence plus récente et demeure valable.
[177]                     En effet, l’arrêt Khela exige simplement que la question de la conformité à l’obligation d’équité procédurale soit soumise à la norme de la décision correcte; toutes les décisions d’ordre procédural qui se situent dans les limites de l’équité commandent la déférence. Par exemple, lorsque la common law exige qu’une partie ait l’occasion de présenter des observations dans un certain contexte, le décideur administratif peut choisir de tenir une audience, de recevoir des observations par écrit ou les deux. Lorsque les trois possibilités respectent l’obligation d’équité, la cour de révision doit s’abstenir de substituer son opinion à celle du décideur administratif concernant la procédure la plus appropriée.
[178]                     Comme notre Cour l’a affirmé dans l’arrêt Moreau‑Bérubé, « [p]our vérifier si un tribunal administratif a respecté l’équité procédurale ou l’obligation d’équité, il faut établir quelles sont les procédures et les garanties requises dans un cas particulier » (par. 74). Dans un article de doctrine, J. M. Evans a souligné à juste titre que [traduction] « l’obligation d’équité évoque une norme de légitimité procédurale juridiquement imposée minimale, plutôt qu’optimale » (« Fair’s Fair : Judging Administrative Procedures » (2015), 28 R.C.D.A.P. 111, p. 121 (italique omis)). Par conséquent, le rôle de la cour de révision n’est pas de dicter la procédure « correcte » ou la plus « juste » dans les circonstances, mais de veiller à ce que les normes minimales d’équité soient respectées.
[179]                     La jurisprudence de notre Cour sur le contrôle de l’équité procédurale peut donc être résumée comme suit. La cour de révision doit appliquer la norme de la décision correcte aux questions de respect de l’obligation d’équité procédurale définie par la common law ou par la loi. Les exigences de l’équité dépendent du contexte, et il faut faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait sous‑jacentes du décideur administratif. Dans son examen des questions procédurales, le tribunal a pour rôle de déterminer si les procédures respectent des exigences minimales d’équité dans une situation particulière. En d’autres termes, le tribunal doit s’abstenir de dicter ce qu’il considère être la procédure optimale parmi les possibilités qui satisfont à ce critère.
C.            La norme de contrôle dans le contexte du délai administratif excessif
[180]                     Se référant aux normes de contrôle applicables en appel, les juges majoritaires affirment que « [c]’est [. . .] la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique » aux questions d’équité procédurale et d’abus de procédure dans le cas des appels prévus par la loi parce que « [l]a question de savoir s’il y a eu abus de procédure est une question de droit » (par. 30). Je suis d’accord avec cette conclusion (quoique pour des motifs différents), mais je ne puis souscrire à la façon dont les juges majoritaires conçoivent la norme de contrôle dans le contexte du délai administratif excessif.
[181]                     Selon les juges majoritaires, la norme de l’erreur manifeste et dominante s’applique aux deux exigences de leur test, à savoir le délai excessif et le préjudice important. Le troisième volet de l’analyse, qui oblige le tribunal à « procéder à une évaluation finale afin de déterminer si l’abus de procédure a été établi » (par. 101), est assujetti au contrôle selon la norme de la décision correcte.
[182]                     Je ne partage pas l’opinion selon laquelle les tribunaux doivent faire preuve de déférence à l’égard de la conclusion d’un décideur administratif sur le caractère excessif ou non du délai. Comme nous l’avons vu précédemment, le délai excessif constitue à lui seul un abus de procédure; il est la norme juridique à l’aune de laquelle la conduite de l’organisme administratif est évaluée. Je le répète, l’application aux faits d’une norme juridique est une question de droit assujettie au contrôle selon la norme de la décision correcte (Shepherd, par. 20; Dussault, par. 26; Le, par. 23; Katigbak, par. 68).
[183]                     Ma conclusion est renforcée par la jurisprudence sur le droit d’être jugé dans un délai raisonnable que garantit l’al. 11b) de la Charte. Dans l’arrêt R. c. Yusuf, 2021 CSC 2, par. 2, notre Cour a fait sienne la formulation de la norme de contrôle applicable aux décisions fondées sur cette disposition mise de l’avant par la Cour d’appel de l’Ontario : [traduction] « Il faut faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait sous‑jacentes du juge de première instance. Les qualifications des délais et la décision finale quant à savoir s’il y a eu délai déraisonnable sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte » (R. c. Pauls, 2020 ONCA 220, 149 O.R. (3d) 609, par. 40). De plus, il convient de souligner que tant Me Abrametz que le Barreau ont invoqué l’arrêt R. c. Virk, 2021 BCCA 58, 403 C.C.C. (3d) 492, dans lequel la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a également statué que la norme de la décision correcte s’applique à la conclusion du juge de première instance sur le caractère déraisonnable du délai (par. 23‑24).
[184]                     Bien que les réparations diffèrent selon le cas à l’étude, le délai déraisonnable en common law et le délai déraisonnable en application de l’al. 11b) s’équivalent sur le plan théorique; ils représentent tous les deux la même manifestation d’un abus de procédure. Puisque le délai déraisonnable est une question de droit en matière criminelle, il doit en aller de même en matière administrative. Comme l’a conclu la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt O’Connor, « il n’est plus réellement utile de maintenir deux régimes d’analyse distincts » pour l’abus de procédure en common law, d’une part, et la conduite abusive contrevenant à la Charte, d’autre part (par. 71). En l’espèce, avec égards, l’application par les juges majoritaires d’une norme de contrôle empreinte de déférence pour l’analyse de l’exigence du délai excessif crée une incohérence injustifiée dans le droit.
[185]                     En conséquence, je formulerais la norme de contrôle pour l’appréciation du délai en matière administrative comme suit. La cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait sous‑jacentes du décideur administratif — notamment pour ce qui est de la durée, des causes et des effets du délai. Par contre, la qualification des délais, la conclusion sur le caractère excessif ou non du délai et la réparation pour abus de procédure sont toutes susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.
IV.         Application
[186]                     En discutant du délai en l’espèce, les juges majoritaires reconnaissent que « les actions du Barreau n’étaient pas irréprochables » (par. 126). Avec égards, il s’agit d’un euphémisme.
[187]                     Je conclus sans hésitation que la durée du délai injustifié en l’espèce, qui s’élève à 32 ½ mois au total, atteint le seuil du délai « manifestement inacceptable » fixé dans l’arrêt Blencoe (par. 115). Ce délai excessif a causé du stress et des problèmes de santé connexes à Me Abrametz, dont la pratique du droit a par ailleurs fait l’objet de conditions intrusives. Ses employés ont souffert eux aussi de ces procédures d’une durée injustifiable.
[188]                     À mon avis, la durée du délai inexpliqué et l’ampleur du préjudice qu’il a causé doivent donner lieu à une réparation d’un sérieux correspondant. Je conclus que la Cour d’appel a ordonné à bon droit l’annulation de la sanction infligée à Me Abrametz. Sa radiation du tableau de l’ordre ne servirait pas l’intérêt public.
A.           Le délai excessif
[189]                     Le Barreau a entrepris son enquête de vérification de Me Abrametz en décembre 2012. Le vérificateur du Barreau, M. Allen, a produit un rapport sur les comptes en fiducie environ 23 mois plus tard, en octobre 2014. Presque une année complète s’est écoulée avant que le Barreau dépose une plainte officielle contre Me Abrametz, en octobre 2015. Les parties ont plaidé certaines questions de procédure avant le début de l’audience en mai 2017. La décision relative à la sanction rendue par le Comité d’audition du Barreau en janvier 2019 a mis un terme aux procédures disciplinaires. À cette date, les procédures étaient en cours depuis environ 73 mois — soit un peu plus de 6 ans depuis le début de l’enquête.
[190]                     À mon avis, le délai était manifestement excessif dans les circonstances, et ce, sans égard à la norme de contrôle. Le Barreau n’a pas justifié plusieurs longs délais, particulièrement au stade de l’enquête, pendant laquelle la plus grande part du délai injustifié s’est écoulée. Cumulativement, les périodes de délai inexpliqué sont « manifestement inacceptables » et donc excessives au sens de l’arrêt Blencoe.
[191]                     Dans sa brève analyse du délai, le Comité d’audition n’a tiré que des conclusions de nature générale, soit que : l’enquête était complexe et poussée; Me Abrametz avait d’abord collaboré avec M. Allen, mais avait cessé de le faire en mai 2015; et environ 14 mois du délai total étaient attribuables à l’indisponibilité de l’avocat de Me Abrametz. Le Comité d’audition n’a pas déterminé le délai inhérent de quelque étape que ce soit des procédures. Il ne s’est pas non plus penché sur le laps de temps important entre les mesures prises dans l’enquête en cause.
[192]                     Comme le délai était manifestement excessif en l’espèce, il incombait au Comité d’audition d’évaluer soigneusement les justifications données en ce qui concerne le délai écoulé à chacune des étapes clés de l’enquête. Il s’est contenté de mentionner l’affidavit de Me Huber, l’avocat du Barreau. Or, ni cet affidavit ni le reste du dossier ne justifie convenablement les délais dans les procédures.
[193]                     Je suis en désaccord avec l’affirmation des juges majoritaires selon laquelle « la Cour d’appel s’est écartée du rôle qui est le sien » en se demandant si le délai était excessif (par. 114). Faute d’une analyse exhaustive par le Comité d’audition, c’est à bon droit que la Cour d’appel a fait une évaluation indépendante des délais à chacune des étapes clés des procédures. Bien que les conclusions de fait du Comité d’audition commandent la déférence, je répète que la qualification des délais et la conclusion globale sur la question de savoir si le délai était excessif sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.
[194]                     Après avoir soigneusement examiné la preuve au dossier, je souscris pour l’essentiel à l’analyse méticuleuse de la Cour d’appel, et je fais mienne sa conclusion selon laquelle le délai de 32 ½ mois dans les procédures en cause était injustifié. Il ne s’agit pas d’un cas limite. Je partage l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle [traduction] « [c]e délai n’a pas dépassé de peu ce qui aurait pu être considéré comme approprié. [. . .] [I]l a dépassé de façon si flagrante le délai inhérent de la présente affaire qu’il est “manifestement inacceptable” au sens de l’arrêt Blencoe » (par. 197 (CanLII)).
[195]                     Étant donné l’analyse approfondie faite par la Cour d’appel, il est inutile d’examiner chaque étape des procédures en détail. Je vais néanmoins me pencher, ci‑après, sur la pertinence des conclusions du Comité d’audition quant à la complexité de l’enquête et au manque de collaboration de Me Abrametz.
(1)           La complexité de l’enquête
[196]                     La complexité de l’enquête ne saurait expliquer l’inactivité du Barreau entre le début de l’enquête de vérification et le dépôt de la plainte officielle, soit la période pendant laquelle s’est écoulée la plus grande part du délai inexpliqué.
[197]                     Les procédures ont débuté sur la bonne voie. En février 2013, seulement deux mois après le début de l’enquête, le Conduct Investigation Committee (« CIC ») du Barreau a publié un avis d’intention de suspendre provisoirement Me Abrametz sur la foi des renseignements que celui‑ci avait lui‑même fournis. Cet avis faisait état de toutes les accusations dont Me Abrametz sera déclaré coupable presque six ans plus tard. Qui plus est, dès mars 2013, M. Allen a produit un projet de rapport sur les comptes en fiducie qui, selon la Cour d’appel, renfermait déjà l’essentiel du contenu et des annexes qui ont été utilisés dans le rapport définitif sur les comptes en fiducie (par. 188). Le même mois, après avoir négocié avec le CIC, Me Abrametz a signé un engagement lui permettant de continuer à pratiquer le droit à des conditions strictes.
[198]                     Cependant, le rapport définitif sur les comptes en fiducie a été produit par M. Allen pas moins d’un an et demi plus tard, en octobre 2014. Comme l’a signalé la Cour d’appel, le dossier ne renferme qu’une preuve ténue du travail qu’aurait effectué M. Allen au cours de cette période de 19 mois : il n’y a pas de [traduction] « détails indiquant quand M. Allen a consacré [. . .] du temps » à l’examen des dossiers des clients et d’autres documents, et il n’y a pas non plus de « preuve de ce qu’il a fait en 2014, autre que le simple fait qu’il a produit son rapport sur les comptes en fiducie définitif le 30 octobre 2014 » (par. 19). Considérant les explications déficientes données par le Barreau, la Cour d’appel n’a commis aucune erreur en concluant à l’existence d’un délai inexpliqué de 15 mois entre le projet de rapport et le rapport définitif sur les comptes en fiducie.
[199]                     De même, après l’achèvement du rapport sur les comptes en fiducie, le Barreau a inexplicablement eu besoin de 12 mois additionnels pour déposer la plainte officielle contre Me Abrametz, en octobre 2015. Je constate que la plainte officielle ne faisait que répéter les accusations énoncées dans un rapport rédigé par le CIC — dont le projet avait été raisonnablement complété en mars 2015, soit 4 ½ mois après le rapport sur les comptes en fiducie. Pourtant, à compter de ce moment, le Barreau a mis plus de 7 mois avant de déposer la plainte officielle, un document de quatre pages qui reproduisait pour l’essentiel le contenu de son projet de rapport. Sans surprise, les rapports d’emploi du temps de Me Huber révèlent qu’il n’avait travaillé que quelques heures par mois sur ce dossier pendant cette période. Dans ce contexte, la conclusion de la Cour d’appel qu’il y a eu 6 mois de délai injustifié entre le rapport sur les comptes en fiducie et la plainte officielle va de soi.
[200]                     En bref, au moment où le Barreau a déposé la plainte officielle, l’enquête était déjà entachée d’un délai injustifié de 21 mois. Il est inutile d’examiner en détail les autres étapes des procédures. Une part importante du délai injustifié subséquent peut être attribuée à l’absence de direction dans l’enquête et, en particulier, à l’accent indu mis sur la fraude fiscale que le Barreau reprochait à Me Abrametz.
[201]                     Dès octobre 2013, M. Allen avait pris connaissance de la question fiscale, mais sa démarche a été retardée par le refus de Me Abrametz de communiquer ses documents financiers le mois suivant. Comme l’a expliqué la Cour d’appel, [traduction] « on a pris la décision de se concentrer sur la question fiscale — que le [Barreau] avait laissé traîner en longueur depuis [. . .] octobre 2013 — plutôt que de faire avancer avec célérité les autres accusations simultanément » (par. 190). Le Barreau a inexplicablement attendu jusqu’en septembre 2015 avant de présenter une demande fondée sur l’art. 63 de la Legal Profession Act, 1990, S.S. 1990‑91, c. L‑10.1, en vue d’obtenir les documents financiers que M. Allen avait cherché à obtenir deux ans plus tôt.
[202]                     Pour dire les choses simplement, le temps et les ressources consacrés à la question fiscale — qui était beaucoup plus complexe que les accusations de conduite indigne d’un avocat — ont fait dérailler les procédures. L’accent mis sur cette question était injustifié, puisque les accusations portées dans la plainte officielle auraient suffi à obtenir la radiation de Me Abrametz du tableau de l’ordre. Si le Barreau s’était concentré sur ces accusations en premier lieu, l’enquête et la poursuite auraient pu suivre leur cours dans un délai raisonnable. Le tort avait déjà été causé au moment où le Barreau a communiqué sa décision de scinder les procédures en juillet 2015.
(2)           La collaboration
[203]                     Le Comité d’audition a constaté que [traduction] « [b]ien que le membre ait d’abord collaboré à l’enquête, cette collaboration a cessé en mai 2015 » (2018 SKLSS 8, par. 357 (CanLII)). Cette conclusion a trait à la réticence de Me Abrametz de communiquer ses documents fiscaux — réticence qui était évidente dès octobre 2013, lorsqu’il a refusé de répondre aux questions de M. Allen en matière fiscale. Relativement à toutes les autres questions, Me Abrametz était coopératif. Je souligne par ailleurs que la plus grande part du délai inexpliqué s’est déroulée avant mai 2015.
[204]                     Quoi qu’il en soit, cette conclusion repose sur une interprétation erronée de la Legal Profession Act, 1990. Le Barreau était tenu par la loi de présenter une demande fondée sur l’art. 63 pour obtenir les documents financiers que Me Abrametz refusait de communiquer. Qualifier Me Abrametz de [traduction] « peu coopératif » pour son opposition valable à la communication de ses documents financiers personnels aurait pour effet de supprimer cette protection procédurale.
[205]                     Il convient de noter que le Barreau avait tenté d’obtenir les mêmes documents financiers en délivrant des assignations à Me Abrametz et à ses comptables aux termes de l’art. 39 de la Legal Profession Act, 1990. La Cour du Banc de la Reine a annulé ces assignations pour cause d’abus de procédure. Elle a statué que le Barreau tentait indûment d’obtenir la communication de documents en contournant le processus prévu à l’art. 63 et l’audience connexe. Or, la nécessité de recourir à ce processus judiciaire implique que l’opposition de Me Abrametz à la production de ses documents financiers était justifiée. Considérant l’ambiguïté qui entourait la portée des pouvoirs d’enquête du Barreau, il était erroné de conclure que Me Abrametz avait été peu coopératif.
[206]                     Non seulement le Barreau a‑t‑il commis un abus de procédure en délivrant indûment des assignations, mais il a aussi formulé un argument frivole en défendant sa décision d’agir de la sorte. En effet, le Barreau a fait valoir que Me Abrametz n’avait pas la qualité voulue pour agir afin de contester les assignations signifiées à ses comptables en vue de la production de ses documents financiers personnels. Il va sans dire qu’une conduite de cette nature ne favorise pas la progression efficace et rapide de procédures disciplinaires.
B.            Le préjudice
[207]                     Le Comité d’audition a conclu que le préjudice en l’espèce n’atteignait pas le seuil requis pour justifier un arrêt des procédures. Je ne modifierais pas cette conclusion, même si je constate que le préjudice fut loin d’être négligeable. Toutefois, le Comité d’audition a eu tort d’affirmer qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre le délai inexpliqué et le préjudice.
(1)           La nature et l’ampleur du préjudice
[208]                     L’effet le plus néfaste du délai a été le stress subi par Me Abrametz et ses employés. Maître Abrametz a été surveillé pour l’hypertension artérielle résultant de ce stress. Fait important, le Comité d’audition n’a pris en compte ce préjudice que dans son analyse de la demande de Me Abrametz fondée sur l’art. 7 de la Charte. Je souligne qu’il est sensiblement plus difficile de satisfaire aux exigences applicables dans le contexte de l’art. 7 que d’atteindre le seuil du « préjudice important » pour obtenir un arrêt des procédures. En effet, dans l’arrêt Blencoe, les juges majoritaires ont souligné que « [l’]angoisse[, le] stress [et la] stigmatisation » ne font pas entrer en jeu les droits à la liberté et à la sécurité protégés par l’art. 7 (par. 97). Néanmoins, ils ont également reconnu qu’« un préjudice psychologique important à une personne ou [une atteinte à] sa réputation » causés par un délai excessif peuvent justifier un arrêt des procédures (par. 115).
[209]                     Par conséquent, il importe de garder à l’esprit que la qualification du préjudice par le Comité d’audition était le reflet d’un seuil onéreux dicté par la Charte, seuil que Me Abrametz n’avait pas à atteindre suivant le cadre d’analyse défini par l’arrêt Blencoe. Les conclusions du Comité d’audition selon lesquelles Me Abrametz avait subi [traduction] « un certain degré de stress » et qu’il avait un « problème [connexe] de santé mineur » (par. 335 et 337) étaient compréhensibles dans le cadre d’une analyse fondée sur l’art. 7 de la Charte. Des effets aussi néfastes doivent toutefois être pris au sérieux dans l’évaluation de l’ampleur du préjudice au regard des principes du droit administratif. Qui plus est, le Comité d’audition a reconnu que les employés de Me Abrametz avaient vécu du stress tout au long des procédures (par. 338; d.a., vol. I, p. 352).
[210]                     Interprétée dans son contexte, l’évaluation du préjudice qu’a faite le Comité d’audition n’empêche pas de conclure que les effets néfastes subis par Me Abrametz et ses employés étaient sérieux, et ce, même s’ils ne l’étaient pas suffisamment pour justifier un arrêt des procédures. À mon avis, il s’agit là de la seule interprétation raisonnable des circonstances : une épée de Damoclès était suspendue au‑dessus de la carrière professionnelle de Me Abrametz pendant plusieurs années, et ce, de façon injustifiée pendant 32 ½ mois. Ce délai excessif a en outre eu une incidence sur ses employés, qui ont travaillé dans des circonstances précaires beaucoup plus longtemps qu’il n’était nécessaire.
[211]                     Les conditions intrusives qu’a imposées le Barreau sur la pratique du droit de Me Abrametz constituaient une forme supplémentaire de préjudice, quoique moins sérieux. Le Comité d’audition a eu tort de prendre en compte le fait qu’il [traduction] « a conclu que la plupart des allégations portées contre le membre étaient bien fondées » (par. 352). Cette remarque laisse entendre de façon troublante que l’analyse du préjudice qu’a faite le Comité d’audition a pu être viciée par ses conclusions à propos de la culpabilité de Me Abrametz. Je le répète, les ordres professionnels ont une obligation d’agir équitablement envers toutes les personnes qui font l’objet de procédures disciplinaires — y compris celles qui ont manqué à leurs obligations professionnelles. Les délais excessifs sont abusifs, sans égard à l’issue des procédures.
[212]                     Contrairement à la Cour d’appel, je ne prends pas en compte le tort causé à la réputation de Me Abrametz. La conclusion du Comité d’audition selon laquelle ce tort avait été causé par l’audience elle‑même, plutôt que par le délai, n’est entachée d’aucune erreur susceptible de révision. Le Comité d’audition a souligné que [traduction] « [l]e membre n’a signalé aucune publicité, négative ou autre, des procédures entre 2013 et 2018. Il n’a été question publiquement de ces dernières que sur une courte période, au début de 2018 » (par. 350). Avec égards, la Cour d’appel a eu tort de modifier cette conclusion.
(2)           La causalité
[213]                     Je diverge d’opinion avec le Comité d’audition en ce qui concerne l’analyse de la causalité à l’égard du stress vécu par Me Abrametz et ses employés. De l’avis du Comité d’audition, il n’y avait aucun lien de causalité entre le délai et ces effets néfastes. Cette conclusion découlait toutefois de l’application d’un critère juridique de causalité erroné. Le Comité d’audition a affirmé qu’il devait être [traduction] « convaincu que tout délai touchant le processus d’enquête ou d’audition est la cause du préjudice que le membre a pu subir en raison du stress » (par. 336 (je souligne)).
[214]                     Bien que les conclusions en matière de causalité commandent la déférence, il est erroné en droit de prétendre que le préjudice doit être causé par un seul facteur. Or, le Comité d’audition a effectivement appliqué un test de la causalité fondée sur un « facteur déterminant ». Pourtant, dans l’arrêt Blencoe, notre Cour a affirmé que la causalité est établie lorsque le délai est « un “facteur qui a contribué” au préjudice » (par. 68 (je souligne)). Dans cette cause, le juge Bastarache a tenu pour acquis, sans en décider, que le délai avait « aggravé » la stigmatisation subie, bien qu’il ait dit douter que le tort causé à la réputation puisse dépendre de la durée des procédures (par. 71). Pour sa part, le juge LeBel a reconnu que « le délai [. . .] n’a pas été la seule cause » du préjudice, mais il a conclu qu’il « [avait] beaucoup contribué à son aggravation » (par. 177).
[215]                     Même si nous adoptons la démarche suivie par le juge Bastarache en matière de causalité dans l’arrêt Blencoe, la nature du préjudice en l’espèce ne s’apparente pas au tort causé à la réputation. Celle‑ci « peut être ternie rapidement, mais elle est difficile à rétablir » (Blencoe, par. 71), tandis que les effets du stress sont continus, et donc directement tributaires de la durée des procédures. Il va de soi qu’un délai injustifié de 32 ½ mois dans des procédures qui bouleversent une carrière serait, à tout le moins, un facteur ayant contribué au stress vécu par l’intéressé. Par conséquent, les conclusions du Comité d’audition en ce qui concerne l’absence de causalité ne sauraient être maintenues.
[216]                     Je rappelle que l’issue de procédures disciplinaires ne doit pas guider l’analyse du préjudice et de la causalité. En l’espèce, les procédures n’étaient pas la cause initiale du préjudice. Néanmoins, le délai inexpliqué a indubitablement contribué aux effets néfastes subis par Me Abrametz et par ses employés en prolongeant indûment les procédures de 32 ½ mois.
C.            La réparation
[217]                     À titre préliminaire, je souligne que la Cour d’appel n’a pas accordé un arrêt des procédures, malgré sa qualification de la réparation qu’elle a ordonnée :
     [traduction] Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel, vu que le Comité d’audition a eu tort de rejeter la demande de Me Abrametz en arrêt des procédures fondée sur le délai injustifié qui a constitué un abus de procédure. Les procédures [du Barreau] qui ont été introduites par la plainte officielle sont suspendues. Par conséquent, la sanction et la condamnation aux dépens infligées par la décision relative à la sanction sont annulées. Les conclusions d’inconduite professionnelle sont maintenues. [Je souligne; par. 217.]
Un arrêt des procédures — l’« ultime réparation » (Tobiass, par. 86) — annule le dispositif ainsi que les fondements juridiques et factuels sur lesquels il repose. En maintenant les déclarations de culpabilité de Me Abrametz, la Cour d’appel a effectivement annulé la sanction, plutôt que prononcé l’arrêt des procédures.
[218]                     Vu la nature de la réparation en cause, je ne me pencherai pas sur le test formulé par notre Cour pour déterminer s’il y a lieu de prononcer un arrêt des procédures (voir le par. 141 des présents motifs). Mon analyse porte plutôt sur les justifications de l’annulation de la sanction infligée à Me Abrametz. Je suis d’avis que la Cour d’appel a ordonné la bonne réparation dans les circonstances de l’espèce.
[219]                     Le principe directeur dans le choix de la réparation en cas d’abus de procédure est la proportionnalité. Les tribunaux peuvent choisir parmi plusieurs réparations possibles, allant du jugement déclaratoire à l’arrêt des procédures. La réparation doit être proportionnelle à la gravité de la conduite abusive, eu égard à la durée du délai inexpliqué ainsi qu’à la nature et à l’ampleur du préjudice qu’elle a causé. Des considérations liées à l’intérêt public complètent cette analyse contextuelle.
[220]                     En l’espèce, la durée du délai excessif milite en faveur d’une réparation robuste. Pour dire les choses simplement, le Barreau a clairement manqué à son obligation d’équité procédurale envers Me Abrametz. Les périodes de délai inexpliqué ont considérablement dépassé les délais inhérents de l’affaire et sont « manifestement inacceptables » au sens de l’arrêt Blencoe. À mon avis, les tribunaux ne doivent pas hésiter à condamner une telle iniquité procédurale. Par conséquent, la réparation qui consiste à annuler la sanction est appropriée, car elle signale au Barreau — et plus généralement aux organismes administratifs — que les délais inacceptables déconsidèrent l’administration de la justice.
[221]                     Le préjudice en l’espèce n’atteint pas le seuil nécessaire pour justifier un arrêt des procédures, mais il est loin d’être négligeable. Pendant une période inexpliquée de 32 ½ mois, Me Abrametz et ses employés ont vécu un stress indu découlant de ces procédures disciplinaires susceptibles de bouleverser sa carrière. Maître Abrametz a été surveillé pour l’hypertension artérielle, un problème médical attribuable à ces circonstances stressantes. Il a également été soumis à des conditions intrusives afin de continuer à pratiquer le droit. Pris ensemble, ces effets préjudiciables sont sérieux.
[222]                     Globalement, la nature et l’ampleur du préjudice, considérées à la lumière de la durée du délai inexpliqué, justifient une réparation d’un sérieux correspondant, sans toutefois justifier un arrêt des procédures. Ce facteur appuie donc l’annulation de la sanction infligée par le Comité d’audition.
[223]                     Enfin, l’intérêt public ne serait pas servi en maintenant la sanction qu’a infligée le Barreau à Me Abrametz. Il est vrai que ce dernier a été déclaré coupable de manquements graves à ses obligations professionnelles. Toutefois, de multiples considérations me convainquent que la protection du public n’exige pas la radiation de Me Abrametz du tableau de l’ordre à ce stade‑ci. Le Barreau a rapidement fixé des conditions strictes à sa pratique du droit de manière à empêcher que Me Abrametz ne se rende coupable d’autres inconduites. Il a été étroitement surveillé par le Barreau pendant plus de quatre ans — période pendant laquelle sa conduite a été jugée exemplaire par le Comité d’audition (par. 395). Avant l’inconduite qui a fait l’objet de l’enquête du Barreau, Me Abrametz était un praticien de longue date sans dossier disciplinaire. Je note en outre qu’aucun de ses clients ne s’est plaint de ses actions.
[224]                     En somme, Me Abrametz a déjà payé un prix élevé pour son inconduite, et il a prouvé que sa pratique n’était plus préoccupante eu égard à la protection du public. La réparation ordonnée par la Cour d’appel n’annule pas les procédures ou leur issue, comme l’aurait fait un arrêt des procédures. Les conséquences de cette dernière réparation seraient beaucoup plus graves : « Les accusations suspendues ne pourr[aient] jamais faire l’objet de poursuites; la présumée victime ne sera[it] jamais capable de se faire entendre en justice; la société sera[it] privée à jamais de la possibilité de faire trancher l’affaire par le juge des faits » (Regan, par. 53). En l’espèce, les allégations d’inconduite professionnelle ont été débattues lors d’une audience publique qui a attiré l’attention des médias. Les déclarations de culpabilité prononcées par le Comité d’audition sont maintenues — tout comme l’opprobre qui en découle. Ces déclarations de culpabilité laissent une marque indélébile sur le dossier disciplinaire de Me Abrametz, auquel les membres du public ont accès à leur guise. Dans ce contexte, les justifications de punir Me Abrametz ne tiennent plus; la sanction de la radiation du tableau de l’ordre ne serait pas dans l’intérêt public.
V.           Conclusion
[225]                     Pas moins de 6 ans se sont écoulés entre le début de l’enquête de vérification par le Barreau et sa décision relative à la sanction, dont 32 ½ mois étaient injustifiés. Ce délai excessif a causé un préjudice sérieux à Me Abrametz et à ses employés. Dans ces circonstances, c’est à bon droit que la Cour d’appel a sévi contre cet abus de procédure en ordonnant que la sanction pour inconduite professionnelle — mais non les déclarations de culpabilité elles‑mêmes — soit annulée.
[226]                     Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
 
                    Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
                    Procureurs de l’appelante : Caza Saikaley, Ottawa; Université d’Ottawa, Ottawa.
                    Procureurs de l’intimé : McDougall Gauley, Regina.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
                    Procureurs de l’intervenante Law Society of Alberta : Field, Edmonton.
                    Procureur de l’intervenante la Société du Barreau du Manitoba : Société du Barreau du Manitoba, Winnipeg.
                    Procureurs des intervenants l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario, l’Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario, l’Ordre des pharmaciens de l’Ontario et l’Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario : Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario, Toronto; Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Borden Ladner Gervais, Ottawa.
                    Procureurs des intervenantes Alberta Securities Commission et British Columbia Securities Commission : Alberta Securities Commission, Calgary; British Columbia Securities Commission, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant le Barreau du Québec : Barreau du Québec, Montréal.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés : University of Toronto, Toronto; Downtown Legal Services, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2022CSC29 ?
Date de la décision : 08/07/2022

Analyses

abus de procédure ; application ; délais excessifs ; barreau ; comité ; Maître Abrametz ; audition ; préjudice important ; contrôle applicables ; normes ; affaires ; réparations ; enquêtes ; tribunaux ; équité procédurale ; circonstances


Parties
Demandeurs : Law Society of Saskatchewan
Défendeurs : Abrametz
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 8 juillet 2022, Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2022-07-08;2022csc29 ?

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