COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Bellusci, 2012 CSC 44
Date : 20120803
Dossier : 34054
Entre :
Riccardo Bellusci
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
- et -
Procureur général de l’Ontario
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 47)
Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Abella, Moldaver et Karakatsanis)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. bellusci
Riccardo Bellusci Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : R. c. Bellusci
No du greffe : 34054.
2012 : 16 février; 2012 : 3 août.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Morissette, Giroux et Gagnon), 2010 QCCA 2118, 83 C.R. (6th) 388, [2010] J.Q. no 11919 (QL), 2010 CarswellQue 12408, qui a confirmé la décision du juge Legault d’acquitter l’accusé relativement aux voies de fait, mais qui a annulé sa décision d’ordonner l’arrêt des procédures relativement à l’intimidation d’une personne associée au système judiciaire, 2008 QCCQ 21567 (CanLII), [2008] J.Q. no 24115 (QL), 2008 CarswellQue 15028. Pourvoi accueilli et arrêt des procédures rétabli.
Francis Pilotte et Henri‑Pierre Labrie, pour l’appelant.
Carole Lebeuf et Michel Pennou, pour l’intimée.
Louis Belleau, en qualité d’amicus curiae.
James K. Stewart et Robert Gattrell, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Fish —
I
[1] Dans la présente affaire, un détenu et un agent de détention ont tous deux subi des blessures au cours du transport du premier par le second entre le palais de justice de Montréal et un établissement pénitentiaire situé en banlieue, à Laval.
[2] Le détenu et appelant en l’espèce, Riccardo Bellusci, a été accusé de voies de fait causant des lésions corporelles, de voies de fait contre un agent de la paix et d’acte d’intimidation contre une personne associée au système judiciaire. Dans les trois cas, la présumée victime était l’agent de détention, Michel Asselin.
[3] Au procès, M. Bellusci a été acquitté des deux accusations de voies de fait, et ces acquittements ne sont plus contestés.
[4] Le pourvoi ne porte que sur l’accusation d’intimidation. Le juge du procès conclut que le ministère public a établi la culpabilité de M. Bellusci quant à ce chef, mais il refuse de l’en déclarer coupable au motif que ses droits garantis à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés ont été violés (2008 QCCQ 21567 (CanLII)).
[5] M. Bellusci a été accusé de menaces proférées à l’endroit d’un agent de détention qui l’avait provoqué témérairement et qui, en réponse à ces menaces, l’avait gravement agressé alors qu’il était confié à sa garde, enchaîné, menotté, entravé aux pieds et sans défense. Vu cette atteinte inadmissible à ses droits constitutionnels, M. Bellusci avait droit à une réparation constitutionnelle en application du par. 24(1) de la Charte.
[6] Cette disposition confère au juge du procès un pouvoir discrétionnaire étendu en ce qui a trait à l’octroi, selon son libellé, de « la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». Après examen de solutions moins drastiques, le juge conclut que seul l’arrêt des procédures constitue une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances exceptionnelles de l’espèce.
[7] Cet exercice du pouvoir discrétionnaire conféré n’est pas entaché d’une erreur de droit ou d’une erreur de fait susceptible de contrôle. La conclusion du juge du procès n’est pas manifestement injuste au sens de la jurisprudence applicable.
[8] Saisie d’un appel interjeté par le ministère public, la Cour d’appel du Québec a néanmoins annulé l’arrêt des procédures et renvoyé l’affaire à la cour de première instance en vue de la continuation du procès de M. Bellusci (2010 QCCA 2118 (CanLii)). Pour les motifs qui suivent, j’estime que la Cour d’appel a eu tort d’annuler l’arrêt des procédures.
[9] Ce seul motif suffit pour que notre Cour accueille le pourvoi et rétablisse l’arrêt des procédures ordonné par le juge du procès.
[10] Il n’est donc pas nécessaire, pour statuer sur le pourvoi, d’examiner la deuxième question soulevée par l’appelant avec l’autorisation de la Cour. Cette seconde question est la suivante. La Cour d’appel avait‑elle le pouvoir, lorsqu’elle a annulé l’arrêt des procédures, d’ordonner la continuation du procès devant la cour de première instance, ou devait‑elle plutôt ordonner un nouveau procès?
[11] Il s’agit d’une question importante jamais tranchée par la Cour. Elle fait l’objet d’exposés fouillés de la part des deux parties, de l’amicus curiae et de l’intervenant. Il me paraît donc opportun d’offrir aux cours d’appel des repères qui leur permettront de statuer sur la question lorsqu’elle se posera bel et bien, et non seulement de façon théorique.
II
[12] Le 15 mai 2007, au volant d’un fourgon cellulaire, M. Asselin a assuré le transport de détenus, dont M. Bellusci.
[13] Le ministère public a prétendu que M. Bellusci avait alors agressé M. Asselin sans avoir été provoqué par celui-ci, et qu’il avait menacé de violer l’épouse et les enfants de l’agent de détention. M. Bellusci a reconnu avoir proféré les menaces, mais il a soutenu que M. Asselin l’avait en fait agressé.
[14] À l’issue du procès, un doute raisonnable a subsisté dans l’esprit du juge quant à savoir si M. Bellusci avait agressé M. Asselin, mais il s’est dit convaincu que M. Bellusci avait menacé d’agresser sexuellement l’épouse et les enfants de M. Asselin. Il a donc acquitté M. Bellusci des accusations de voies de fait, mais il l’a jugé coupable d’intimidation d’une personne associée au système judiciaire.
[15] Toutefois, le juge du procès a acquis la conviction, suivant la prépondérance des probabilités, que les incidents survenus dans le fourgon cellulaire s’étaient déroulés de la manière suivante : a) M. Bellusci s’est livré « à des attaques verbales, abusives, insultantes et grossières » (par. 26) à l’endroit de M. Asselin, b) ce dernier a compromis la sécurité de M. Bellusci en dévoilant aux autres détenus à bord du fourgon cellulaire que M. Bellusci était un violeur, c) en réaction à ce dévoilement, M. Bellusci a menacé de violer l’épouse et les enfants de M. Asselin, d) celui‑ci a été blessé alors qu’il a entrepris d’ouvrir la cellule du fourgon et que M. Bellusci a violemment repoussé la porte sur lui et e) M. Asselin a ensuite agressé et blessé M. Bellusci, qui était alors enchaîné, menotté et entravé aux pieds dans une cellule du fourgon.
[16] Sur le fondement de ces conclusions, qui ne sont pas contestées, le juge du procès conclut à l’atteinte aux droits constitutionnels de M. Bellusci garantis à l’art. 7 de la Charte. Déclarer M. Bellusci coupable d’avoir proféré des menaces alors qu’il l’a fait consécutivement à une provocation téméraire et qu’il a ensuite été illégalement puni par l’agent de détention visé par les menaces choquerait la conscience de citoyens renseignés. Après avoir examiné les autres réparations possibles, dont la diminution de la peine et la possibilité d’engager une instance judiciaire ou disciplinaire contre M. Asselin, le juge du procès conclut que l’arrêt des procédures est la seule réparation convenable dans les circonstances inhabituelles et troublantes de l’espèce.
III
[17] Il est bien établi que l’ordonnance rendue en première instance sur le fondement du par. 24(1) de la Charte ne doit être réformée par une cour d’appel « que si [le juge du procès] s’est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice » : R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, au par. 117; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, au par. 87.
[18] Dans l’arrêt R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, lorsqu’elle renvoie à Regan, la Cour confirme à l’unanimité qu’il s’agit de la norme de contrôle applicable (le juge Rothstein, au par. 15; le juge Fish, au par. 51). Avec l’appui des juges Binnie et Abella, également dissidents quant au résultat, j’y affirme ce qui suit au sujet de la norme de contrôle convenue :
Sur présentation d’une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, dès lors qu’une violation a été établie, le juge de première instance doit accorder « la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». La réparation doit assurer la protection des droits du demandeur, être équitable pour la partie visée par l’ordonnance et tenir compte de toutes les autres circonstances pertinentes. Un tribunal d’appel peut modifier la décision rendue par un juge du procès qui a exercé son pouvoir discrétionnaire uniquement si ce dernier a commis une erreur de droit ou rendu une décision injuste. Cela est particulièrement vrai s’il s’agit d’une réparation accordée par un juge de première instance sur le fondement du par. 24(1) de la Charte dont le libellé même confère le plus vaste pouvoir discrétionnaire possible à ce dernier. Enfin, les tribunaux d’appel doivent tout particulièrement se garder de substituer l’exercice de leur propre pouvoir discrétionnaire à celui déjà exercé par le juge du procès simplement parce qu’ils auraient accordé une réparation plus généreuse ou plus limitée. [Italiques employés dans l’original; par. 42.]
[19] Par conséquent, l’issue du pourvoi tient à la question de savoir si le juge du procès s’est fondé sur des considérations erronées en droit, a commis une erreur de fait susceptible de contrôle ou a rendu une décision « erronée au point de créer une injustice ». Selon moi, sa décision n’est entachée d’aucune de ces erreurs fatales.
[20] Le juge du procès énonce d’abord clairement et correctement les principes de droit et la jurisprudence applicables, puis il examine les éléments pertinents à la lumière de la preuve offerte.
[21] Il appert de la teneur de son analyse que, pour lui, l’atteinte aux droits constitutionnels considérée en l’espèce fait partie des cas « résiduels » et « exceptionnels » où la conduite reprochée est « si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant » (Tobiass, au par. 91).
[22] Le juge du procès estime que les citoyens seraient outrés par le châtiment extrajudiciaire infligé illégalement dans la présente affaire. M. Bellusci a été agressé par un représentant de l’État alors qu’il était enchaîné, menotté, entravé aux pieds et enfermé dans une cellule d’un fourgon sécurisé. Le juge conclut que l’agent de détention a vraisemblablement décidé de se venger et de faire « payer physiquement » à M. Bellusci son comportement outrancier (par. 21). Les blessures infligées à ce dernier sont loin d’être mineures. On a relevé des « traces d’empreintes de grillage avec pétéchies sur le derrière de l’épaule gauche au niveau de l’omoplate, [des] blessures entraînant des déformations de l’avant‑bras gauche [et des] bosses et blessures à la tête et au cou » (par. 34). En raison de sa blessure à la tête, M. Bellusci est demeuré sous observation toute une nuit à l’infirmerie de la prison.
[23] Le juge du procès se dit convaincu que les menaces de l’appelant, aussi répréhensibles qu’elles aient été, n’auraient vraisemblablement pas été proférées si M. Asselin n’avait pas inopportunément dévoilé aux autres détenus à bord du fourgon que l’appelant était un délinquant sexuel. Il est certes conscient de la difficulté inhérente au travail de gardien de prison, mais celle-ci ne pouvait justifier M. Asselin de faire un dévoilement qui compromettait la sécurité de M. Bellusci pendant son incarcération.
[24] Selon le juge, la réticence et l’« attitude sclérosée de solidarité » qui ont caractérisé le témoignage au procès des collègues de M. Asselin ont par ailleurs terni davantage l’intégrité de notre système de justice (par. 79).
[25] Une fois arrivé à la conclusion que M. Bellusci avait été provoqué par un représentant de l’État puis soumis par ce dernier à un abus physique et psychologique intolérable, le juge du procès pouvait refuser de déclarer l’accusé coupable de l’infraction reprochée. Dans l’arrêt Tobiass, la Cour dit que « s’il était suffisamment grave, un abus commis dans le passé pourrait ébranler la confiance du public dans l’administration de la justice au point où le simple fait de poursuivre l’instance constituerait un nouvel abus persistant justifiant la suspension des procédures » (par. 96).
[26] Je ne puis donc souscrire à la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle, en ordonnant l’arrêt des procédures, le juge du procès a commis une erreur susceptible de contrôle en ce qu’il a fait abstraction du « non sequitur » entre la conduite répréhensible de l’État et l’arrêt des procédures (par. 21).
[27] Je ne peux non plus convenir avec la Cour d’appel que le juge du procès a eu tort de ne pas envisager une autre réparation moins drastique. Au contraire, comme je le mentionne précédemment, il envisage expressément diverses solutions de rechange et conclut qu’aucune ne convient dans les circonstances.
[28] Compte tenu de la gravité et des conséquences des actes répréhensibles de l’agent de détention, le juge du procès conclut que seul l’arrêt des procédures est suffisant et approprié dans les circonstances.
[29] En outre, le juge du procès reconnaît la nécessité de mettre en balance les intérêts en jeu qui s’opposent avant d’ordonner l’arrêt des procédures. Il considère expressément la difficulté inhérente au travail d’agent de détention, la nécessité que le système de justice assure la protection de ce dernier, la gravité des accusations portées contre l’accusé, l’intégrité du système de justice, ainsi que la nature et la gravité de l’atteinte aux droits de M. Bellusci. Ce n’est qu’à l’issue de cet examen qu’il conclut que l’arrêt des procédures est justifié.
[30] À l’instar de la Cour d’appel, j’aurais très bien pu accorder une réparation moins drastique. Mais, à défaut d’une erreur de droit ou d’une conclusion de fait susceptible de contrôle, une cour d’appel doit déférer à l’exercice du vaste pouvoir discrétionnaire que confère au juge de première instance le par. 24(1) de la Charte. Comme je l’ai déjà mentionné, j’ai expliqué dans Bjelland que « les tribunaux d’appel doivent tout particulièrement se garder de substituer l’exercice de leur propre pouvoir discrétionnaire à celui déjà exercé par le juge du procès simplement parce qu’ils auraient accordé une réparation plus généreuse ou plus limitée » (par. 42).
[31] En somme, dans la présente affaire, le juge du procès examine soigneusement et correctement tous les principes qui s’appliquent. Il évalue la gravité du préjudice et explique en quoi les autres réparations possibles lui paraissent inadéquates. Il ne prend pas appui sur des considérations erronées quant au droit applicable ni ne commet d’erreur de fait susceptible de contrôle. L’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’ordonner l’arrêt des procédures n’est pas non plus « erroné[] au point de créer une injustice » (Regan, précité). Ma conclusion sur ce point ne vaut que pour les circonstances de l’espèce. Cependant, en toute justice pour le juge du procès, je fais observer que d’autres juges ont estimé que l’arrêt des procédures était la réparation qui convenait en cas de mauvais traitements aux mains de policiers : R. c. Walcott, [2008] O.J. No. 1050[1]; R. c. Maskell, 2011 ABPC 176[2]; R. c. Jackson, [2011] O.J. No. 1974[3]; R. c. Mohmedi, [2009] O.J. No. 5076[4]; R. c. J.W., 2006 ABPC 216[5]; R. c. Fryingpan, 2005 ABPC 28[6]; R. c. Wiscombe and Tenenbein, 2003 BCPC 418[7]; R. c. Murphy, [2001] S.J. No. 582[8]; R. c. Spannier, 1996 CanLII 978 (C.S. C‑B)[9].
[32] Avec égards, j’estime donc qu’une intervention en appel était injustifiée dans les circonstances.
IV
[33] Je passe maintenant à la question de savoir si la cour d’appel qui annule un arrêt des procédures peut, lorsque les circonstances s’y prêtent, renvoyer l’affaire au tribunal de première instance en vue de la continuation du procès. Je suis d’avis qu’elle le peut en application des par. 686 (4) et (8) du Code criminel, L.R.C, 1985, ch. C‑46.
[34] L’alinéa 686(4)b) dispose que lorsqu’elle accueille l’appel interjeté par le ministère public contre un acquittement, la cour d’appel peut, selon le cas :
(i) ordonner un nouveau procès,
(ii) sauf dans le cas d’un verdict rendu par un tribunal composé d’un juge et d’un jury, consigner un verdict de culpabilité à l’égard de l’infraction dont, à son avis, l’accusé aurait dû être déclaré coupable, et prononcer une peine justifiée en droit ou renvoyer l’affaire au tribunal de première instance en lui ordonnant d’infliger une peine justifiée en droit.
Il est bien établi que, dans ce contexte, l’« acquittement » s’entend aussi de l’arrêt des procédures, car celui-ci met définitivement fin à l’instance au bénéfice de l’accusé : R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128.
[35] Le paragraphe 686(8) prévoit pour sa part que la cour d’appel qui exerce des pouvoirs conférés au par. 686(4) « peut en outre rendre toute ordonnance que la justice exige ».
[36] Naturellement, d’aucuns ont conclu de l’emploi des mots « en outre » que la cour d’appel qui annulait un acquittement ou un arrêt des procédures ne pouvait rendre une ordonnance en application du par. 686(8) que si elle consignait un verdict de culpabilité ou ordonnait un nouveau procès, les seules mesures expressément permises au par 686(4).
[37] Or, dans l’arrêt R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597, le juge en chef Lamer conclut que le par. 686(8) doit être interprété d’une manière extensive et généreuse, en harmonie avec sa « fin réparatrice générale » (au par. 30; voir également R. c. Provo, [1989] 2 R.C.S. 3, au par. 20). Et même s’il considère que l’ordonnance visée au par. 686(8) a un « caractère fondamentalement accessoire et supplémentaire » (par. 31), il conclut néanmoins qu’« une cour d’appel peut rendre une ordonnance en vertu de son pouvoir résiduel, même si elle n’a pas déjà et indépendamment “exerc[é] des pouvoirs conférés par le paragraphe (2), (4), (6) ou (7)” de l’art. 686 » (par. 30). La Cour d’appel de l’Alberta adhère à ce raisonnement dans R. c. Yelle, 2006 ABCA 276, 397 A.R. 287.
[38] Dans R. c. Smith, 2004 CSC 14, [2004] 1 R.C.S. 385, le juge Binnie arrive à la même conclusion à l’issue d’un raisonnement qui s’en tient davantage au libellé du par. 686(8). Alors aux prises avec le par. 686(2), qui s’applique à l’appel d’une déclaration de culpabilité, le juge Binnie dit ce qui suit au sujet de la disposition :
Le paragraphe 686(2) prévoit que, lorsqu’une cour d’appel admet un appel, « elle annule la condamnation », et le par. 686(8) dispose que, lorsqu’elle exerce « des pouvoirs » conférés par le par. 686(2), elle peut « en outre rendre toute ordonnance que la justice exige ». L’annulation de la déclaration de culpabilité constitue un exercice du pouvoir que lui confère le par. 686(2). [par. 22]
[39] Le même raisonnement vaut pour le par. 686(4). En accueillant l’appel et en annulant l’acquittement (ou l’arrêt des procédures), la cour exerce un pouvoir conféré au par. 686(4). Dès lors, selon moi, la cour d’appel n’a pas à ordonner un nouveau procès ni à consigner un verdict de culpabilité pour que s’applique le par. 686(8), ce qui ne dépend que de l’exercice de « [l’un ou l’autre] des pouvoirs conférés » au par. 686(4).
[40] Par conséquent, le par. 686(8), qui confère le pouvoir de rendre « toute ordonnance que la justice exige », autorise la cour d’appel à ordonner la continuation du procès, mais seulement lorsque cette mesure est celle que la « justice exige » dans les circonstances de l’espèce. Manifestement, l’ordonnance rendue en application du par. 686(8) ne doit pas être incompatible avec le jugement sous‑jacent (R. c. Thomas, [1998] 3 R.C.S. 535, au par. 17).
[41] Dans l’arrêt Yelle, la Cour d’appel de l’Alberta applique ces principes et annule l’arrêt des procédures, mais elle refuse de substituer une déclaration de culpabilité à l’acquittement ou d’ordonner un nouveau procès. Elle ordonne plutôt la continuation du procès parce que la justice l’exige dans les circonstances de l’espèce :
[traduction] Ordonner un nouveau procès aurait des conséquences énormes en l’espèce. Il faudrait consacrer trois mois à l’audition de témoignages déjà entendus, et ce, sans motif valable. En plus d’être tout à fait inutile, l’entreprise équivaudrait à gaspiller considérablement les ressources de la cour, le temps des témoins et l’argent des intimés (car ils devraient payer encore pour des services juridiques déjà obtenus).
De plus, il n’est pas dans l’intérêt des parties ou de l’administration de la justice que l’on reparte à zéro. En effet, tous les intéressés — les parties, les témoins et l’administration de la justice (dont la réputation serait ternie) — subiraient un préjudice. [par. 17‑18]
[42] La continuation du procès n’est pas toujours préférable ni même possible. Quoi qu’il en soit, elle ne peut être valablement ordonnée que lorsque les intérêts de la justice l’exigent, qu’elle n’inflige aucun préjudice indu aux parties et qu’elle ne cause pas d’injustice.
[43] Enfin, j’estime que la cour de première instance à laquelle l’affaire est renvoyée doit conserver son pouvoir discrétionnaire d’ordonner plutôt un nouveau procès lorsque la continuation du procès se révèle irréaliste ou injuste.
[44] Dans la présente affaire, je le rappelle, les deux parties conviennent qu’une cour d’appel peut ordonner la continuation du procès lorsqu’elle annule l’arrêt des procédures. Elles prétendent toutefois que c’est plutôt une déclaration de culpabilité qui doit être consignée en l’espèce si l’arrêt des procédures est annulé, car selon elles, les conclusions de fait pertinentes ont déjà été tirées.
[45] Vu ma conclusion voulant que la Cour d’appel ait annulé à tort l’arrêt des procédures, j’estime inutile d’exprimer une opinion décisive sur son ordonnance de continuation du procès. Je me contente d’opiner que l’observation de l’amicus curiae selon laquelle une déclaration de culpabilité n’allait pas de soi me paraît avoir un fondement.
[46] Comme le signale l’amicus curiae, selon l’acte d’accusation, M. Bellusci aurait usé de la violence physique visée aux al. 423.1 (1)b) et (2)a), alors qu’on a conclu qu’il avait seulement formulé des menaces verbales, une infraction prévue par une autre disposition du Code.
V
[47] Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’arrêt des procédures ordonné par le juge du procès.
Pourvoi accueilli et arrêt des procédures rétabli.
Procureurs de l’appelant : Lord, Poissant & Associés, Brossard.
Procureur de l’intimée : Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec, Montréal.
Procureurs nommés par la Cour en qualité d’amicus curiae : Shadley Battista, Montréal.
Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
[1] Accusation de possession en vue du trafic. La police avait infligé une décharge de pistolet paralysant à un accusé menotté, totalement entravé et coopératif.
[2] Accusation de conduite sans permis de conduire. Les policiers avaient eu recours à une force excessive pour arrêter l’accusé, ils lui avaient frappé la tête à plusieurs reprises contre son véhicule, lui causant alors des blessures nécessitant une intervention chirurgicale et un préjudice permanent.
[3] Accusation de voies de fait sur un policier et de résistance à l’arrestation. Cinq policiers avaient aspergé l’accusé de gaz poivre et lui avaient asséné des coups de genou à plusieurs reprises; la tête de l’accusé avait heurté le ciment et sa mâchoire avait été fracturée. Le juge du procès soupçonnait également les policiers d’avoir menti lors de leurs témoignages.
[4] Accusations de conduite en état d’ébriété et de conduite dangereuse. Même s’ils avaient été provoqués par le comportement agité, les propos grossiers et l’attitude de résistance de l’accusé, les policiers avaient eu recours à une force excessive en frappant l’accusé alors qu’il était menotté et ne présentait aucun danger.
[5] Accusations d’introduction par effraction et de possession d’armes dissimulées et de matériel de cambriolage. La police avait eu recours à une force excessive en infligeant une décharge de pistolet paralysant à l’accusé, âgé de 15 ans, au cours d’une fouille à nu effectuée au poste de police.
[6] Accusation d’inobservation d’une condition de mise en liberté (abstention de consommer des boissons alcoolisées). Les policiers avaient effectué une fouille à nu injustifiée et eu recours à un pistolet paralysant même si la situation était maîtrisée, ce qui avait infligé à l’accusé des ecchymoses, des écorchures, des marques de brûlure et des contusions au visage, et lui avait fait perdre une dent.
[7] Accusation de voies de fait contre un agent de la paix. Même si l’accusé avait eu un comportement violent, les policiers avaient eu recours à une force excessive en l’aspergeant de gaz poivre tandis qu’il était menotté et allongé face contre terre, le pied d’un policier appuyé contre sa tête.
[8] Accusations de conduite dangereuse et de refus de subir l’alcootest. L’accusé avait été contraint de demeurer assis longtemps dans ses excréments, il s’était vu refuser l’accès à des installations sanitaires adéquates, il avait fait l’objet de commentaires grossiers et moqueurs, et il avait été soumis à une détention arbitraire et inutile.
[9] Accusation de conduite en état d’ébriété. L’accusé avait été menotté sans raison et aspergé de gaz poivre dans les yeux après qu’il eut insulté un agent de police.