COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Katigbak, 2011 CSC 48, [2011] 3 R.C.S. 326
Date : 20111020
Dossier : 33762
Entre :
Robert Katigbak
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
- et -
Association canadienne des libertés civiles
Intervenante
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 85)
Motifs conjoints concordants :
(par. 86 à 91)
La juge en chef McLachlin et la juge Charron (avec l’accord des juges Binnie, Deschamps, Abella, Rothstein et Cromwell)
Le juge LeBel (avec l’accord du juge Fish)
R. c. Katigbak, 2011 CSC 48, [2011] 3 R.C.S. 326
Robert Katigbak Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Association canadienne des libertés civiles Intervenante
Répertorié : R. c. Katigbak
No du greffe : 33762.
2011 : 21 février; 2011 : 20 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Moldaver, Simmons et Blair), 2010 ONCA 411, 263 O.A.C. 301, 255 C.C.C. (3d) 365, 76 C.R. (6th) 330, 212 C.R.R. (2d) 272, 100 O.R. (3d) 481, [2010] O.J. No. 2412 (QL), 2010 CarswellOnt 3838, qui a annulé l’acquittement de l’accusé à l’égard de la possession de pornographie juvénile et inscrit une déclaration de culpabilité. Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné.
David E. Harris, pour l’appelant.
Christine Bartlett-Hughes, pour l’intimée.
Christopher D. Bredt, Margot Finley et Jamie Cameron, pour l’intervenante.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par
La Juge en chef et la juge Charron —
I. Aperçu
[1] Le présent pourvoi porte sur la nature et la portée des moyens de défense prévus au Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, en matière de pornographie juvénile, tels qu’ils existaient, d’une part, avant que le législateur n’y apporte des modifications entrées en vigueur le 1er novembre 2005 (L.C. 2005, ch. 32), et, d’autre part, tels qu’ils existent depuis cette date. L’appelant, Robert Katigbak, a été accusé d’un chef de possession de pornographie juvénile durant une période de sept ans, soit de 1999 à 2006. Comme la dénonciation couvrait toute cette période, l’accusé pouvait invoquer l’ensemble de ces moyens de défense.
[2] Au procès, M. Katigbak a admis que les documents qu’il avait collectionnés constituaient de la pornographie juvénile et qu’il avait eu au moins quelques-uns de ceux-ci en sa possession durant la période de sept ans. Il a toutefois témoigné qu’il collectionnait ces documents en vue de monter une exposition artistique qui exposerait le problème de l’exploitation des enfants du point de vue de ces derniers. Il n’avait pas l’intention d’exposer les documents eux-mêmes, mais plutôt [traduction] « d’utiliser des mannequins et d’autres moyens visuels pour susciter, dans l’esprit des spectateurs, le bouleversement que provoquaient chez lui ces images » (jugement de première instance, 7 novembre 2008, non publié, par. 8).
[3] Avant le 1er novembre 2005, l’accusé pouvait invoquer le moyen de défense prévu au par. 163.1(6) s’il soulevait un doute raisonnable quant à la valeur artistique des documents en cause, ou à leur but éducatif, scientifique ou médical. En outre, le moyen de défense fondé sur le bien public prévu au par. 163(3) était incorporé dans les dispositions relatives à la pornographie juvénile. Selon ce paragraphe, l’accusé devait être acquitté si l’acte qui eût constitué l’infraction avait servi le bien public et n’avait pas outrepassé ce qui avait servi celui-ci. Depuis le 1er novembre 2005, le moyen de défense fondé sur le bien public ne peut plus être opposé aux infractions en matière de pornographie juvénile. En effet, le législateur a modifié le par. 163.1(6) afin de créer un moyen de défense qui puisse être invoqué si l’acte qui constituerait l’infraction : (1) a un but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts; et (2) ne pose pas de risque indu pour les personnes âgées de moins de 18 ans.
[4] M. Katigbak a été acquitté au procès. La juge du procès, la juge Botham, a accepté son témoignage selon lequel il avait été en possession de pornographie juvénile dans le but qu’il avait déclaré. Elle a en outre conclu qu’il pouvait invoquer les moyens de défense prévus au par. 163.1(6) tels qu’ils existaient avant les modifications de 2005 ainsi que les moyens de défense résultant de ces modifications.
[5] Le ministère public a eu gain de cause devant la Cour d’appel de l’Ontario. S’exprimant au nom de la Cour d’appel à l’unanimité, le juge Blair a conclu que la juge du procès avait commis une erreur dans son interprétation et son application des moyens de défense prévus au par. 163.1(6) tels qu’ils existaient avant les modifications de 2005 ainsi que des moyens de défense résultant de ces modifications. À son avis, M. Katigbak ne pouvait invoquer ni l’un ni l’autre de ces moyens de défense. Il ne pouvait pas non plus invoquer le moyen de défense fondé sur le bien public. La Cour d’appel a donc accueilli l’appel, annulé le verdict d’acquittement et inscrit une déclaration de culpabilité pour possession de pornographie juvénile (2010 ONCA 411, 263 O.A.C. 301).
[6] M. Katigbak se pourvoit de plein droit devant notre Cour.
[7] À notre avis, la juge du procès a commis des erreurs de droit en ce qui concerne l’une et l’autre version du par. 163.1(6). D’abord, elle s’est trompée en concluant que le matériel pornographique était visé par le moyen de défense fondé sur la valeur artistique tel qu’il existait avant 2005 au motif que M. Katigbak avait eu le matériel en sa possession dans un but artistique, et ce malgré le fait que le matériel en soi n’avait aucune valeur artistique et n’avait pas été créé dans l’un des buts énumérés. Ensuite, elle a commis une erreur dans son interprétation de l’expression « but légitime » qui se trouve dans la version actuelle du par. 163.1(6) en s’enquérant seulement du but subjectif dans lequel l’accusé avait eu le matériel en sa possession. Nous sommes d’avis que l’emploi par le législateur du terme « légitime » témoigne de sa volonté que le lien entre l’acte reproché et le but proposé soit objectivement vérifiable. Autrement dit, il doit exister, compte tenu de toutes les circonstances : (1) un lien objectif entre les actes de l’accusé et le but qu’il poursuivait; et (2) un lien objectif entre le but de l’accusé et l’une ou plusieurs des activités protégées (administration de la justice, science, médecine, éducation ou arts).
[8] Compte tenu de ces erreurs, la Cour d’appel a eu raison d’annuler le verdict d’acquittement. Cependant, à notre humble avis, elle a commis une erreur en lui substituant une déclaration de culpabilité. Le cadre d’analyse qu’elle a appliqué au procès étant erroné, la juge du procès n’a pas tiré les conclusions de fait nécessaires pour qu’une cour d’appel puisse déclarer M. Katigbak coupable de l’infraction qui lui était reprochée. Par conséquent, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi de M. Katigbak et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
II. Historique législatif
[9] Avant d’examiner les circonstances de l’espèce, il peut être utile d’exposer brièvement l’historique législatif des dispositions relatives à la pornographie juvénile.
[10] En 1993, le législateur a adopté l’art. 163.1 du Code criminel, créant un certain nombre d’infractions liées à la pornographie juvénile (L.C. 1993, ch. 46, art. 2). Cet article s’ajoutait aux dispositions interdisant la production, l’impression, la publication, la distribution ou la mise en circulation de matériel obscène (art. 163), et la corruption d’enfants (art. 172). En adoptant l’art. 163.1, le législateur a créé un régime exhaustif pour faire face à la production, la publication, l’importation, la distribution, la vente et la possession de pornographie juvénile. Les infractions de possession de pornographie juvénile étaient, et sont toujours, énoncées aux par. 163.1(2) à (4).
[11] À l’origine, deux moyens de défense connexes pouvaient être opposés à des accusations de possession de pornographie juvénile. Premièrement, l’accusé pouvait invoquer le moyen de défense prévu au par. 163.1(6) si le matériel qui aurait constitué de la pornographie juvénile pouvait raisonnablement être considéré comme de l’art ou s’il servait « un but éducatif, scientifique ou médical ». Ainsi, l’ancienne version du par. 163.1(6) faisait référence au but que pouvait servir le matériel d’un point de vue objectif plutôt qu’au but pour lequel l’accusé possédait effectivement le matériel. Le paragraphe 163.1(6) était libellé comme suit :
(6) Lorsqu’une personne est accusée d’une infraction visée aux paragraphes (2), (3) ou (4), le tribunal est tenu de déclarer cette personne non coupable si la représentation ou l’écrit qui constituerait de la pornographie juvénile a une valeur artistique ou un but éducatif, scientifique ou médical.
[12] Deuxièmement, l’accusé pouvait invoquer le moyen de défense fondé sur le « bien public » si le matériel qui aurait constitué de la pornographie juvénile avait servi le bien public et s’il n’avait pas outrepassé ce qui avait servi celui-ci. Le paragraphe 163.1(7) a importé ce moyen de défense des dispositions du Code criminel en matière d’obscénité :
(7) Les paragraphes 163(3) à (5) s’appliquent, avec les adaptations nécessaires, à une infraction visée aux paragraphes (2), (3) ou (4).
Ce moyen de défense, qu’on peut toujours opposer à des accusations d’obscénité, est énoncé aux par. 163(3) à (5), dont voici le libellé :
(3) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction visée au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction ont servi le bien public et n’ont pas outrepassé ce qui a servi celui-ci.
(4) Pour l’application du présent article, la question de savoir si un acte a servi le bien public et s’il y a preuve que l’acte allégué a outrepassé ce qui a servi le bien public est une question de droit, mais celle de savoir si les actes ont ou n’ont pas outrepassé ce qui a servi le bien public est une question de fait.
(5) Pour l’application du présent article, les motifs d’un prévenu ne sont pas pertinents.
[13] Notre Cour a interprété l’ancien cadre législatif dans R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45. Elle y a conclu que certains aspects du par. 163.1(4) portaient atteinte à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et ne pouvaient pas être justifiés au regard de l’article premier. À la suite de l’arrêt Sharpe, le législateur a remanié les moyens de défense en matière de pornographie juvénile dans le cadre du projet de loi C-2, Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada (sanctionnée le 20 juillet 2005). Cette réforme est entrée en vigueur le 1er novembre 2005.
[14] Depuis le 1er novembre 2005, les dispositions relatives à la pornographie juvénile de l’art. 163.1 ne prévoient plus le moyen de défense fondé sur le bien public. Aux termes de la version actuelle, l’accusé peut opposer le moyen de défense à une accusation de possession de pornographie juvénile s’il satisfait au critère en deux volets énoncé au par. 163.1(6), à savoir que les actes en cause ont un but légitime et qu’ils ne posent pas de risque indu. Ce paragraphe est ainsi libellé :
(6) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction :
a) ont un but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts;
b) ne posent pas de risque indu pour les personnes âgées de moins de dix-huit ans.
III. Les faits
[15] M. Katigbak a été accusé d’un seul chef de possession de pornographie juvénile après que les autorités policières ont découvert 628 images (dont 61 étaient des doubles) et 30 vidéoclips de pornographie juvénile dans le disque dur externe de son ordinateur. Parmi les 628 images, 616 étaient « accessibles », ce qui veut dire, comme on l’a dit au procès, qu’il s’agissait d’images [traduction] « que n’importe quel utilisateur [pouvait] trouver en déployant un minimum d’efforts » (exposé conjoint des faits (d.a., p. 183)). Toutes ces images montraient des agressions véritablement commises contre des enfants, y compris des bébés. Dans certaines images, des enfants se livraient à des activités sexuelles avec des adultes et d’autres enfants, alors que dans d’autres, des enfants exposaient leurs organes sexuels et subissaient des actes de pénétration anale et vaginale.
[16] Au procès, M. Katigbak a admis que toutes les images d’enfants constituaient de la pornographie juvénile au sens du par. 163.1(1) du Code criminel, et qu’il les avait collectionnées entre 1999 et 2006. Cependant, il a soutenu les avoir collectionnées dans le seul but de monter une exposition artistique sur le thème de l’exploitation sexuelle des enfants. Il a affirmé qu’il pouvait donc invoquer le moyen de défense prévu au par. 163.1(6) au titre de l’expression artistique. Il a expliqué que son projet artistique ne devait pas inclure d’images montrant de la pornographie juvénile, mais qu’il voulait plutôt essayer de communiquer l’effet psychologique de la violence contre les enfants en utilisant des mannequins et des poupées.
[17] M. Katigbak a affirmé au procès qu’il collectionnait de la pornographie juvénile pour comprendre en quoi cela consistait et ensuite explorer ses réactions émotives face à ces images. Il a expliqué qu’il savait que regarder ces images provoquerait chez lui un [traduction] « très grand sentiment de colère » et qu’il voulait « toujours ressentir cette émotion renouvelée » au moment de travailler à son projet (d.a., p. 93).
[18] Les enquêteurs ont également découvert dans l’ordinateur de M. Katigbak une vaste collection d’images de pornographie adulte entremêlées aux images de pornographie juvénile. Interrogé à ce sujet en contre-interrogatoire, M. Katigbak a dit que les images de pornographie adulte qu’il avait en sa possession n’étaient pas liées à son projet artistique, mais qu’elles étaient pour son [traduction] « propre plaisir » (d.a., p. 113). Il a admis ne pas s’être donné la peine de séparer les images de pornographie juvénile de celles de pornographie adulte dans son ordinateur. De plus, il n’a pris aucune mesure supplémentaire, telle l’ajout de mots de passe, en vue de restreindre l’accès aux dossiers de pornographie juvénile de son ordinateur. Il a confirmé dans son témoignage que l’ordinateur était accessible à quiconque souhaitait l’utiliser. Au quotidien, cela incluait son père et son frère, et occasionnellement lors de réceptions, jusqu’à 30 ou 40 personnes.
[19] M. Katigbak a témoigné avoir eu l’idée de ce projet artistique sur la pornographie juvénile à la fin de ses études menant au baccalauréat en psychologie, à l’Université McMaster. Pour établir le bien-fondé de son affirmation, il a produit ses cahiers de notes datant de 2000, 2001 et 2003 dans lesquels il a écrit sur la façon de monter une telle exposition. Il y a notamment écrit ce qui suit : [traduction] « [C]omment monter une exposition sur la pornographie juvénile? (on ne peut en exposer) — peut-être faire un documentaire? [. . .] des mannequins pourraient montrer l’anéantissement, la peur, la vulnérabilité — montrer un enfant accompagné d’un adulte en arrière-plan (menaçant ou qui remonte son pantalon après l’agression) » (d.a., p. 239).
[20] M. Katigbak, qui a aussi travaillé dans le domaine de la photographie durant un certain nombre d’années, a affirmé dans son témoignage qu’il espérait que son exposition sur la pornographie juvénile attirerait l’attention sur son travail. Une de ses collègues au Centre Japonais de la Photo, Stacey Tyrell, a témoigné avoir discuté avec lui de plusieurs idées de projets artistiques. Elle a ajouté qu’au début de 2004, ils ont discuté de l’utilisation de mannequins représentant des enfants dans le cadre d’un projet artistique après avoir vu de tels mannequins dénudés dans une vitrine de magasin. Elle a affirmé que M. Katigbak ne lui avait jamais parlé expressément d’un projet portant sur les abus sexuels commis contre des enfants, mais qu’il s’agissait d’un thème dont ils avaient déjà discuté. Il ne lui avait jamais dit qu’il collectionnait de la pornographie juvénile dans le cadre d’un projet artistique.
[21] Au moment où M. Katigbak a été accusé de possession de pornographie juvénile, en 2006, sept années s’étaient écoulées depuis qu’il avait commencé à collectionner les images. Il n’avait jamais fait d’exposition ni réservé de salle à cet effet. Il a témoigné ne pas avoir trouvé de salle convenable qu’il pouvait se payer, mais qu’il continuait malgré tout à collectionner de la pornographie juvénile [traduction] « même si, à ce stade-là, c’était devenu inutile ou répétitif », pour avoir l’impression de « continuer à travailler sur le projet » (d.a., p. 112).
IV. Historique judiciaire
A. Cour de justice de l’Ontario, 7 novembre 2008, non publié
[22] Au procès, la juge Botham a conclu que M. Katigbak [traduction] « collectionnait les images dans le but qu’il avait déclaré » (par. 32), à savoir monter une exposition artistique. Elle a expliqué ceci : « Je ne vois dans la preuve dont je dispose aucune raison de rejeter son affirmation selon laquelle il s’intéressait au problème de l’abus ou de l’exploitation sexuels des enfants; plusieurs personnes se préoccupent de la question. En outre, à mon avis, il est plausible qu’il ait voulu créer une sorte d’exposition visuelle pour exprimer cette préoccupation » (par. 29).
[23] La juge du procès a souligné que le moyen de défense prévu au par. 163.1(6) avait été modifié en novembre 2005. Or, l’accusé devant répondre à un seul chef d’accusation pour la période allant de 1999 à 2006, il pouvait invoquer les deux versions du moyen de défense, soit celle antérieure et celle postérieure aux modifications de 2005. Bien que l’avocat du ministère public ait renvoyé, dans son exposé final, au moyen de défense fondé sur le bien public prévu au par. 163(3), l’avocat de la défense n’en a pas fait expressément mention et la juge du procès n’a tiré aucune conclusion à cet égard. La juge du procès a conclu que M. Katigbak pouvait invoquer l’une et l’autre version du moyen de défense prévu au par. 163.1(6).
[24] La juge du procès a d’abord interprété l’ancien moyen de défense prévu au par. 163.1(6). Elle a fait remarquer qu’avant novembre 2005 ce moyen de défense s’attachait à la valeur artistique du matériel en soi, et non à la raison artistique pour laquelle l’accusé l’avait en sa possession. En l’espèce, rien n’indiquait que le matériel en soi avait une valeur artistique ou qu’il avait été créé dans l’un des buts énumérés à ce paragraphe. Cependant, la juge du procès a rejeté l’argument du ministère public que M. Katigbak ne pouvait invoquer le moyen de défense pour cette raison. Elle a plutôt conclu qu’il fallait interpréter le moyen de défense de manière large, en tenant compte de la liberté d’expression garantie par la Charte.
[25] La juge du procès a conclu qu’[traduction] « [i]l est tout autant nécessaire de protéger l’expression créative et le libre échange des idées, à l’origine du moyen de défense prévu au par. 163.1(6), dans le cas où la personne qui a le matériel pornographique en sa possession vise un but artistique ou créatif que dans le cas où le matériel est, en fait, créé dans l’un des buts légitimes énumérés » (par. 21). Si la personne qui a en sa possession du matériel pornographique créé dans un but légitime bénéficie d’une exemption sur le plan moral, une exemption similaire « doit logiquement exister [. . .] pour la personne qui a du matériel pornographique en sa possession dans un but légitime semblable » (par. 22). La juge du procès a donc conclu que M. Katigbak pouvait invoquer le moyen de défense en vigueur avant les modifications de 2005 à l’égard des infractions en matière de pornographie juvénile prévues au par. 163.1(6).
[26] En ce qui concerne la version actuelle du moyen de défense, la juge du procès a conclu, en se fondant sur sa conclusion de fait selon laquelle M. Katigbak avait de la pornographie juvénile en sa possession dans le seul but de monter une exposition artistique, qu’il collectionnait cette pornographie dans un but artistique légitime. Elle a ajouté que ses actes ne posaient pas de risque indu pour les personnes mineures. En tirant cette dernière conclusion, elle a formulé les observations suivantes :
[traduction] M. Katigbak n’ayant pas acheté les ouvrages qu’il avait en sa possession, leurs auteurs n’ont pas tiré profit du fait qu’il les avait vus, et ses actes n’en ont pas moussé la vente. Rien ne porte à croire que son intérêt à l’égard du matériel provenait d’un quelconque désir sexuel. Le risque qu’il devienne insensible à la violence faite aux enfants ou qu’il soit davantage susceptible de commettre des infractions à caractère sexuel est beaucoup moins grand dans cette situation qu’il ne l’aurait été si les images avaient été collectionnées dans un but de stimulation. Il n’avait pas l’intention de les distribuer ou même de les reproduire dans son exposition; il voulait plutôt démontrer les sentiments de vulnérabilité et de peur des victimes. Selon moi, cela écarte l’idée que les victimes se sentiraient victimisées de nouveau en regardant les images. Enfin, rien n’indiquait que le projet artistique serait de nature sexuelle, ce qui devrait amoindrir la préoccupation qu’il servirait à la gratification sexuelle d’autres personnes ou qu’il les désensibiliserait à la question de la violence faite aux enfants. [par. 36]
Par conséquent, M. Katigbak a été acquitté au procès.
B. Cour d’appel de l’Ontario, 2010 ONCA 411, 263 O.A.C. 301
[27] La Cour d’appel de l’Ontario a accueilli l’appel du ministère public à l’unanimité. S’exprimant au nom de la cour, le juge Blair a conclu que la juge du procès avait commis des erreurs de droit dans son analyse de chaque version du par. 163.1(6). Il a ajouté que, selon le dossier, M. Katigbak ne pouvait invoquer aucun des moyens de défense. La cour a donc remplacé le verdict d’acquittement par une déclaration de culpabilité.
[28] Premièrement, le juge Blair a conclu que la juge du procès avait commis une erreur dans son interprétation du moyen de défense fondé sur la valeur artistique tel qu’il existait avant novembre 2005. L’ancienne version du par. 163.1(6) ne s’appliquait que dans le cas où la pornographie juvénile avait en soi une valeur artistique, et non simplement dans le cas où l’accusé l’avait en sa possession dans un but artistique. La conclusion de la juge du procès que les moyens de défense appelaient un examen de l’objectif plus général sous-tendant la possession de pornographie juvénile par l’accusé ne donnait pas effet au libellé clair du par. 163.1(6) tel qu’il existait à l’époque pertinente et était aussi contraire à l’interprétation que notre Cour avait faite de ce paragraphe dans Sharpe. Le juge Blair a donc conclu que M. Katigbak ne pouvait pas invoquer le moyen de défense, car rien ne portait à croire que le matériel qu’il collectionnait avait une valeur artistique. M. Katigbak a reconnu devant la Cour d’appel qu’il ne pouvait pas, dans les circonstances de la présente affaire, invoquer le moyen de défense fondé sur la valeur artistique tel qu’il existait avant les modifications de 2005.
[29] M. Katigbak a toutefois soutenu que les facteurs pris en considération par la juge du procès quant au moyen de défense fondé sur la valeur artistique tel qu’il existait avant les modifications de 2005 étaient davantage liés à l’ancien moyen de défense fondé sur le bien public. Par conséquent, pour la première fois en appel, il a affirmé pouvoir invoquer le moyen de défense fondé sur le bien public prévu au par. 163(3) en ce qui concerne la période antérieure à novembre 2005, car il n’avait collectionné de la pornographie juvénile que dans le cadre de ses recherches en vue de monter une exposition publique à venir. Il a soutenu qu’en bout de ligne la raison pour laquelle il avait les images en sa possession s’apparentait à celle des chercheurs qui étudient les effets de la pornographie juvénile.
[30] Le juge Blair a rejeté cet argument, concluant que l’accusé ne menait aucune recherche sur les effets psychologiques de la pornographie juvénile. De plus, il a conclu que la possession du matériel en cause outrepassait ce qui servait le bien public. Plus particulièrement, il a jugé que l’aveu de M. Katigbak, qui avait déclaré avoir continué à télécharger des images pour [traduction] « avoir l’impression de continuer à travailler sur le projet », renforçait la conclusion selon laquelle le fait qu’il avait le matériel en sa possession outrepassait ce qui pouvait raisonnablement être considéré comme servant le bien public (par. 42).
[31] Le juge Blair est donc parvenu à la conclusion que M. Katigbak ne pouvait invoquer ni le moyen de défense fondé sur la valeur artistique, ni celui fondé sur le bien public, tels qu’ils existaient avant les modifications de novembre 2005.
[32] Deuxièmement, le juge Blair a conclu que M. Katigbak ne pouvait invoquer le moyen de défense actuellement prévu au par. 163.1(6) du Code criminel. Il a ajouté que la juge du procès s’était trompée dans la façon dont elle avait interprété et appliqué le volet relatif au but légitime, bien qu’en définitive il n’ait pas accueilli l’appel pour ce motif. Il a aussi conclu que la juge du procès avait commis une erreur dans son application du volet relatif au risque indu. Les deux composantes du moyen de défense prévu au par. 163.1(6) étant conjonctives, il a annulé le verdict d’acquittement.
[33] Le juge Blair a d’abord examiné le volet relatif au but légitime. À son avis, en apposant le qualificatif « légitime » au mot « but », le législateur [traduction] « a indiqué qu’il restreignait le moyen de défense » (par. 52). Les modifications de 2005 visaient à garantir « qu’il ne suffirait plus de faire valoir comme moyen de défense une quelconque valeur artistique ou un quelconque but éducatif, si mineurs soient-ils, mais qu’il faudrait plutôt invoquer un but “légitime” lié à l’un des domaines énumérés » (ibid. (en italique dans l’original)). Selon lui, ce qui rend un acte digne de protection juridique en ce qui concerne le volet relatif au « but légitime » « est son lien objectivement vérifiable avec ce but et l’objectif ultime louable » (par. 55). Le juge Blair a ensuite énoncé le cadre juridique du volet de l’analyse relatif au risque indu. À son avis, le risque devient « indu » à partir du moment où la société estime qu’il est « inapproprié, injustifiable, excessif ou injustifié dans les circonstances de l’espèce » (par. 76).
[34] Le juge Blair a ensuite appliqué le cadre juridique du nouveau moyen de défense à l’affaire qui lui était soumise. S’agissant du premier volet, il a fait remarquer que le ministère public n’avait pas contesté la conclusion de la juge du procès que M. Katigbak s’efforçait d’atteindre le but qu’il avait déclaré, mais s’est dit d’avis que, sur le plan juridique, ce but n’était pas « légitime » (par. 65). Le juge Blair a admis avoir de [traduction] « sérieuses réserves » quant à la conclusion de la juge du procès que M. Katigbak s’efforçait d’atteindre le but ou l’objectif qu’il avait déclarés (par. 66). En outre, il a conclu, en s’appuyant sur un certain nombre de faits incontestés, que la juge du procès serait parvenue à une autre conclusion quant à la légitimité du but de l’accusé si elle avait apprécié la preuve à la lumière du cadre juridique approprié (ibid.). Cependant, comme le ministère public avait accepté la conclusion de la juge du procès quant au but dans lequel l’accusé avait eu le matériel en sa possession, le juge Blair a choisi de ne pas intervenir à l’égard de cet aspect de la décision.
[35] S’agissant de l’analyse du risque indu, le juge Blair a estimé qu’un certain nombre de conclusions de la juge du procès étaient [traduction] « simplement erronées et/ou non pertinentes » (par. 80). Il a notamment affirmé que la juge du procès avait commis une erreur en omettant de tenir compte du principe que le préjudice découlant d’un matériel donné pouvait s’inférer de la nature du matériel lui-même. Le juge Blair a aussi estimé que la juge du procès avait commis une erreur en concluant que les auteurs du matériel en question n’avaient pas tiré profit du fait que M. Katigbak l’avait vu, étant donné qu’il ne l’avait pas acheté; en effet, « [c]e qui compte dans le monde du cyberespace, c’est le nombre de “visites” » (par. 82). Dans la même veine, il a conclu que même si l’intention de M. Katigbak de ne pas distribuer ou reproduire les images en cause avait pu permettre « d’éviter de redoubler la victimisation des personnes visées, elle n’avait pas diminué la revictimisation des enfants touchés par le processus même du téléchargement et de la possession des images » (ibid. (en italique dans l’original)). Après avoir examiné la preuve, il a conclu que le risque que représentait la possession de matériel pornographique par M. Katigbak était, dans les circonstances, indu.
[36] Enfin, le juge Blair a rejeté l’argument que M. Katigbak a fait valoir pour la première fois en Cour d’appel selon lequel la dénonciation était viciée. M. Katigbak a avancé que la dénonciation devait être annulée parce qu’elle lui imputait une seule infraction commise sur une période de sept ans, au cours de laquelle le moyen de défense prévu par la loi avait été modifié. Il a soutenu que le ministère public aurait plutôt dû porter deux accusations contre lui, soit une accusation pour la période antérieure à novembre 2005, et une autre, pour la période postérieure à cette date. Selon le juge Blair, il aurait certes été préférable que deux accusations aient été portées contre M. Katigbak, mais, cela dit, le ministère public n’est tenu de déposer des chefs d’accusation distincts que si les éléments de l’infraction changent, et non en cas de modification d’un moyen de défense prévu par la loi. De plus, la dénonciation dans sa forme actuelle n’a pas fait subir de préjudice à M. Katigbak puisque, d’une part, lui-même et le ministère public sont partis du principe qu’il pouvait invoquer, pour la période se terminant le 31 octobre 2005, les moyens de défense tels qu’ils existaient avant que des modifications n’y soient apportées, et, pour la période postérieure à celle-ci, le moyen de défense résultant des modifications, et, d’autre part, il a subi son procès et présenté sa défense sur cette base (par. 97).
V. Les questions en litige
[37] M. Katigbak reconnaît avoir eu en sa possession de la pornographie juvénile au sens du par. 163.1(1) du Code criminel pendant la période mentionnée dans la dénonciation. Il reconnaît également que les faits en l’espèce ne donnent pas ouverture au moyen de défense fondé sur la valeur artistique tel qu’il existait avant novembre 2005. Il soulève les questions suivantes :
1. La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en concluant que M. Katigbak ne pouvait invoquer le moyen de défense fondé sur le bien public pour la période antérieure à novembre 2005?
2. Au regard du moyen de défense tel qu’il existe depuis novembre 2005 :
a) la Cour d’appel a-t-elle commis une erreur dans son interprétation de « but légitime »?
b) la Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en concluant à l’absence de tout doute raisonnable s’agissant du volet du moyen de défense relatif au « risque indu »?
3. La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en concluant que la dénonciation n’était pas viciée?
VI. Analyse
[38] Avant d’examiner les moyens de défense invoqués par M. Katigbak, une remarque générale s’impose. Pour interpréter les moyens de défense qui s’offrent à la personne accusée d’avoir commis une infraction en matière de pornographie juvénile, les tribunaux doivent s’acquitter de la tâche difficile qui consiste à établir l’équilibre entre l’importance de la liberté d’expression et la nécessité de protéger les enfants contre la violence. Accorder la priorité à l’une ou à l’autre irait à l’encontre de l’objectif du législateur. D’une part, interpréter les moyens de défense de manière trop restrictive reviendrait à punir les activités expressives qui posent un risque minime pour les personnes mineures. En créant ces moyens de défense, le législateur a reconnu que « la disposition pourrait porter indûment atteinte à certaines valeurs protégées par la garantie de la liberté d’expression, telles que la créativité artistique, l’éducation, la recherche médicale et d’autres fins publiques, et il a tenté de protéger les activités qui servent ces valeurs » (Sharpe, par. 60). D’autre part, interpréter les moyens de défense de manière trop large compromettrait les lois qui interdisent la pornographie juvénile. Les moyens de défense ne doivent pas être interprétés de manière à contrecarrer les objectifs du législateur, qui visent à criminaliser la pornographie juvénile et protéger les enfants contre la violence.
A. Avant novembre 2005
[39] Comme nous l’avons déjà dit, avant novembre 2005, les dispositions du Code criminel en matière de pornographie juvénile prévoyaient deux moyens de défense, l’un étant fondé sur la valeur artistique et l’autre, sur le bien public. Le moyen de défense fondé sur la valeur artistique n’est pas en cause dans le présent pourvoi. M. Katigbak reconnaît à juste titre que la juge du procès a commis une erreur de droit en concluant que même si le matériel lui-même n’avait aucune valeur artistique, il suffisait à la personne qui l’avait en sa possession d’avoir un motif de cette nature pour pouvoir invoquer ce moyen de défense. Or, il ressort clairement du libellé de la disposition que l’intention du législateur était que le moyen de défense ne puisse être invoqué que si le matériel lui-même avait une valeur artistique, et non dans le cas où l’accusé avait simplement un motif artistique pour posséder de la pornographie juvénile. Notre Cour a confirmé cette interprétation dans Sharpe.
[40] M. Katigbak reconnaît que la juge du procès a commis une erreur en acceptant le moyen de défense fondé sur la valeur artistique, mais il soutient pouvoir invoquer celui fondé sur le bien public pour la période antérieure à novembre 2005.
[41] L’analyse relative au moyen de défense fondé sur le bien public se fait en deux étapes. Il faut d’abord se demander (1) si les actes de l’accusé ont servi le bien public, et, dans l’affirmative, (2) si ces actes ont « outrepassé ce qui a servi celui-ci ». Par souci de commodité, nous reproduisons la disposition pertinente :
163. . . .
(3) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction visée au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction ont servi le bien public et n’ont pas outrepassé ce qui a servi celui-ci.
(4) Pour l’application du présent article, la question de savoir si un acte a servi le bien public et s’il y a preuve que l’acte allégué a outrepassé ce qui a servi le bien public est une question de droit, mais celle de savoir si les actes ont ou n’ont pas outrepassé ce qui a servi le bien public est une question de fait.
(5) Pour l’application du présent article, les motifs d’un prévenu ne sont pas pertinents.
(1) Les actes de l’accusé ont-ils servi le bien public?
[42] À cette étape de l’analyse, le juge du procès doit décider si le fait que la personne avait de la pornographie juvénile en sa possession servait le bien public. Le tribunal doit d’abord tirer des conclusions factuelles au sujet des actes de l’accusé et des conséquences de ceux-ci. Après avoir qualifié les actes, le tribunal doit se demander s’ils servaient le bien public. Pour ce faire, il doit mettre l’accent sur l’effet des actes et non sur les motifs de l’accusé, ce qui permet de distinguer le moyen de défense fondé sur le bien public du volet relatif au but légitime du nouveau moyen de défense. À titre préliminaire, le juge du procès doit déterminer si, d’un point de vue objectif, la preuve indique que les actes en question ont servi le bien public. Si c’est le cas, il incombe au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable que le bien public n’a pas été servi par les actes de l’accusé.
[43] Aux termes du par. 163(4), la question de savoir si un acte a servi le bien public est une question de droit. Dans Sharpe, la majorité de notre Cour a interprété le « bien public » comme étant [traduction] « ce qui est nécessaire ou favorable à la religion ou à la moralité, à l’administration de la justice, à l’activité scientifique, littéraire ou artistique ou à d’autres sujets d’intérêt général » (par. 70, citant J. F. Stephen, A Digest of the Criminal Law (9e éd. 1950), p. 173). La majorité a donné des exemples de situations où la possession de pornographie juvénile serait susceptible de servir le bien public, comme « la possession de tel matériel par des intervenants du système judiciaire dans le cadre d’une poursuite en justice, par des chercheurs qui étudient les effets de l’exposition à la pornographie juvénile ou encore par des personnes qui ont en leur possession des œuvres traitant des aspects politiques ou philosophiques de la pornographie juvénile » (par. 70).
[44] Dans le cas où il conclut qu’il subsiste un doute raisonnable quant à savoir si, d’un point de vue objectif, les actes de l’accusé ont servi le bien public, le tribunal doit alors se demander si ces actes ont « outrepassé ce qui a servi le bien public ».
(2) Les actes de l’accusé ont-ils outrepassé ce qui a servi le bien public?
[45] Aux termes du par. 163(4), la question de savoir s’il y a preuve que l’acte allégué a outrepassé ce qui a servi le bien public est une question de droit, mais celle de savoir si les actes ont ou n’ont pas outrepassé ce qui a servi le bien public en est une de fait. Là encore, il incombe au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable que le moyen de défense ne peut être invoqué.
[46] L’exigence selon laquelle les actes ne doivent pas outrepasser ce qui sert le bien public vise à assurer que le moyen de défense fondé sur le bien public ne puisse être invoqué que dans les cas où toutes les activités qui constitueraient l’infraction tendent à servir le bien public. Nous le répétons, il faut mettre l’accent sur l’effet des actes et non sur les motifs de l’accusé.
(3) Application à l’espèce
[47] Selon M. Katigbak, il ressort des conclusions de la juge du procès quant au moyen de défense fondé sur la valeur artistique que les conditions de celui fondé sur le bien public avaient été remplies, car [traduction] « le but dans lequel l’intéressé a le matériel en sa possession est au cœur du moyen de défense fondé sur le bien public » (m.a., par. 53 (en italique dans l’original)). Nous ne sommes pas d’accord.
[48] Comme nous l’avons déjà mentionné, l’affirmation que le but de l’accusé était de faire la promotion du bien public ne suffit pas à établir le bien-fondé du moyen de défense. La question est de savoir si, d’un point de vue objectif, la preuve étaye la prétention selon laquelle les actes en cause ont bel et bien servi le bien public. L’accusé sera acquitté (1) s’il subsiste dans l’esprit du juge du procès un doute raisonnable quant à savoir si les actes en cause « ont servi le bien public » et, (2) le cas échéant, si le ministère public n’est pas parvenu à établir hors de tout doute raisonnable que les actes ont outrepassé ce qui a servi le bien public. Or, la juge du procès ne s’est penchée sur ni l’une ni l’autre question. Elle a simplement accepté le fait que M. Katigbak avait eu le matériel en sa possession dans le but de monter une exposition sur la violence faite aux enfants. Par conséquent, nous rejetons l’argument de M. Katigbak que les conclusions de la juge du procès peuvent s’appliquer au moyen de défense fondé sur le bien public.
[49] Cette conclusion signifie que le verdict d’acquittement prononcé par la juge du procès ne peut pas être rétabli.
[50] Il faut ensuite se demander si la Cour d’appel a commis une erreur en substituant une déclaration de culpabilité au verdict d’acquittement prononcé par la juge du procès en ce qui concerne les activités de l’accusé antérieures à novembre 2005. La Cour d’appel a conclu, hors de tout doute raisonnable, que M. Katigbak ne pouvait invoquer ni le moyen de défense fondé sur la valeur artistique, ni celui fondé sur le bien public, et a ensuite substitué un verdict de culpabilité au verdict d’acquittement prononcé par la juge du procès. Comme il s’agissait de l’appel d’un verdict d’acquittement, la compétence de la Cour d’appel se limitait aux « question[s] de droit seulement » (al. 676(1)a) du Code criminel). Par conséquent, la Cour d’appel ne pouvait pas tirer ses propres conclusions de fait. En outre, selon le sous-al. 686(4)b)(ii) du Code criminel, les cours d’appel ne peuvent remplacer un verdict d’acquittement par un verdict de culpabilité que si les conclusions de fait du juge du procès étayent, au regard du droit applicable, une déclaration de culpabilité hors de tout doute raisonnable. Si les conclusions de fait de la juge du procès n’étayaient pas hors de tout doute raisonnable une déclaration de culpabilité, la réparation appropriée consiste à tenir un nouveau procès.
[51] Comme nous venons de le voir, la question que nous devons trancher en appliquant le sous-al. 686(4)b)(ii) est de savoir si les conclusions de fait de la juge du procès étayaient hors de tout doute raisonnable une déclaration de culpabilité. Or, selon nous, elles n’étayaient pas une telle déclaration.
[52] À notre avis, la Cour d’appel s’est fondée non pas sur les conclusions de fait tirées par la juge du procès, mais sur ses propres conclusions pour inscrire une déclaration de culpabilité. D’abord, elle a conclu que M. Katigbak ne faisait pas de « recherche » parce que, selon elle, ses activités n’étaient pas suffisamment [traduction] « systématiques » (par. 41). Cependant, comme le reconnaît le juge Blair, la juge du procès « n’a tiré aucune conclusion en ce sens » dans son jugement (ibid.). Ensuite, la Cour d’appel a conclu que les actes de M. Katigbak avaient outrepassé ce qui avait servi le bien public. Or, selon le par. 163(4), il s’agit là d’une question de fait. Il nous semble qu’en tirant ces conclusions de fait la Cour d’appel a outrepassé la compétence que lui confère l’al. 676(1)a) du Code criminel. Il revenait plutôt à la juge du procès de tirer ces conclusions. Comme la juge du procès n’a pas analysé les faits comme elle aurait dû le faire, la Cour d’appel ne pouvait décider, sur la foi du dossier dont elle disposait, si M. Katigbak pouvait ou non invoquer avec succès le moyen de défense fondé sur le bien public. L’accusé a droit à ce que le juge du procès tire ses propres conclusions sur la base de ces faits. La réparation appropriée consiste donc à tenir un nouveau procès.
B. Depuis novembre 2005
[53] M. Katigbak prétend que la Cour d’appel a commis une erreur concernant chacun des deux volets de l’analyse du moyen de défense prévu au par. 163.1(6) tel qu’il existe depuis novembre 2005, faisant valoir qu’il n’y avait aucune raison d’intervenir quant à l’interprétation que la juge du procès a donnée du moyen de défense et l’application qu’elle en a faite.
[54] Bien que la Cour d’appel ait annulé le verdict d’acquittement au regard du volet du moyen de défense relatif au « risque indu », le ministère public cherche à faire confirmer le jugement qu’il a obtenu au regard du premier volet également. Il fait valoir que comme son droit d’en appeler d’un verdict d’acquittement se limitait aux questions de droit suivant l’al. 676(1)a) du Code criminel, il n’a pas contesté la conclusion de la juge du procès que M. Katigbak avait bel et bien eu le but ou l’intention qu’il avait déclarés, mais plutôt avancé que ce but n’était pas « légitime » d’un point de vue juridique. Bien qu’elle ait choisi de ne pas modifier la conclusion de la juge du procès au regard du premier volet du moyen de défense, la Cour d’appel a tout de même statué que la juge avait commis une erreur de droit dans son interprétation de l’expression « but légitime ». Selon le ministère public, la Cour d’appel a eu raison de conclure que le fait d’avoir en sa possession le matériel en cause aura un but légitime lié aux arts ou à l’un ou l’autre des autres domaines énumérés à l’al. 163.1(6)a) s’il a un [traduction] « lien objectivement vérifiable avec le but et l’objectif ultime louable » (m.i., par. 40, citant la Cour d’appel, par. 55). Comme la Cour d’appel était aussi d’avis que la juge du procès serait parvenue à une autre conclusion si elle avait apprécié, à la lumière du cadre juridique approprié, le fait que M. Katigbak avait eu en sa possession les images pornographiques en cause, son raisonnement aurait dû l’amener à annuler le verdict d’acquittement sur ce fondement également. Le ministère public invoque donc subsidiairement ce volet du moyen de défense pour faire valoir le bien-fondé du jugement de première instance.
[55] Nous allons donc examiner successivement chacun des éléments du moyen de défense. Par souci de commodité, nous reproduisons ici la version actuelle du par. 163.1(6) :
(6) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction :
a) ont un but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts;
b) ne posent pas de risque indu pour les personnes âgées de moins de dix-huit ans.
[56] Comme nous l’expliquerons plus loin, les al. 163.1(6)a) et b) doivent être traités comme des exigences distinctes l’une de l’autre. L’accusé doit d’abord invoquer le moyen de défense en s’appuyant sur des faits à même de soulever un doute raisonnable quant à savoir si les deux exigences sont satisfaites, après quoi il incombe au ministère public d’établir hors de tout doute raisonnable que l’une ou l’autre de celles-ci ne l’est pas.
(1) But légitime : al. 163.1(6)a)
[57] L’alinéa a) invite le tribunal à se demander si les actes de l’accusé « ont un but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts ». Le tribunal doit donc déterminer si c’est dans l’un des buts énumérés, à savoir l’administration de la justice, la science, la médecine, l’éducation ou les arts, que l’accusé a commis les actes qui lui sont reprochés.
[58] Le tribunal doit d’abord se demander s’il subsiste un doute raisonnable quant à savoir si, d’un point de vue subjectif, l’accusé avait un motif valable et de bonne foi d’avoir de la pornographie juvénile en sa possession dans l’un des buts énumérés. Cependant, l’examen ne s’arrête pas là. Si le législateur avait voulu que le tribunal se contente d’examiner si l’accusé avait subjectivement un but lié à au moins l’une des activités énumérées, il n’aurait pas ajouté le qualificatif « légitime » au mot « but ». Il aurait simplement écrit « a un but lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts ».
[59] Il est bien établi en droit qu’il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21; et R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, par. 21. De plus, il faut présumer que chaque terme d’une loi joue un rôle dans l’atteinte de l’objectif de celle-ci. Par ailleurs, il ne faut jamais interpréter une disposition législative de façon telle qu’elle devienne superfétatoire : R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 28; McIntosh, par. 21; Rizzo, par. 21; R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 6 et 210-213.
[60] Si l’on applique ces principes d’interprétation des lois au libellé de l’al. 163.1(6)a), on voit clairement que le législateur entendait exiger plus que la simple existence d’un but subjectif lié à l’une des activités énumérées, peu importe les circonstances. Le libellé de la disposition impose plutôt au tribunal le devoir de se demander si le but déclaré de l’accusé est « légitime ». À notre avis, le critère de la légitimité est respecté s’il existe un lien objectivement vérifiable entre l’acte reproché à l’accusé et le but qu’il dit poursuivre. En outre, ce but doit être objectivement lié à au moins l’une des activités énumérées. En d’autres termes, la personne raisonnable conclurait, eu égard à l’ensemble des circonstances, (1) qu’il y a un lien objectif entre les actes de l’accusé et le but qu’il dit poursuivre, et (2) qu’il y a un lien objectif entre ce but et l’une des activités protégées (administration de la justice, science, médecine, éducation ou arts).
[61] Il est important de souligner qu’en faisant cette évaluation objective le tribunal n’est pas tenu d’apprécier la valeur de l’activité scientifique ou artistique en cause. Comme l’a dit notre Cour dans Sharpe, les tribunaux ne disposent pas des outils nécessaires pour apprécier la « qualité » d’une œuvre d’art (par. 62-65). Le même raisonnement s’applique aux autres domaines énumérés à l’al. 163.1(6)a). Cependant, les tribunaux disposent des outils nécessaires pour apprécier ce qui est objectivement raisonnable eu égard aux circonstances. Par conséquent, pour déterminer si l’accusé poursuit un but légitime lié à la science, par exemple, le tribunal ne se demandera pas si le projet a une quelconque valeur scientifique. Toutefois, le tribunal peut et doit déterminer, d’une part, s’il existe un lien objectif entre les actes de l’accusé et le but qu’il dit poursuivre, et, d’autre part, s’il existe un tel lien entre ce but et l’une des activités protégées.
[62] L’examen qu’il convient de faire en ce qui concerne l’élément objectif du volet du moyen de défense relatif au but légitime est aussi distinct de la question du « risque indu » qui se pose dans le cadre du deuxième volet. Par exemple, supposons que des professionnels de la santé possèdent de la pornographie juvénile dans le but de montrer le matériel à des contrevenants déclarés coupables d’infractions sexuelles dans le cadre d’un programme de traitement. La question de savoir si, dans la poursuite de ce but, le fait de collectionner du matériel pornographique illustrant de vrais enfants va trop loin en est une qu’il convient d’examiner dans le cadre du deuxième volet du moyen de défense. Pour les fins du premier volet, il suffit qu’une personne raisonnable conclurait, eu égard à l’ensemble des circonstances, (1) qu’il y a un lien objectif entre l’acte reproché et le but qui consiste à traiter ces contrevenants, et (2) qu’il existe un lien entre le but déclaré et, dans cet exemple, l’activité protégée, qui se rapporte à la science ou la médecine.
[63] Enfin, si le tribunal conclut que l’activité est objectivement liée à un domaine énuméré et qu’elle a été menée sincèrement et de bonne foi, ou qu’il subsiste un doute raisonnable à cet égard, les exigences de l’al. 163.1(6)a) sont alors satisfaites.
(2) Risque indu : al. 163.1(6)b)
[64] La deuxième exigence à satisfaire pour invoquer l’actuel moyen de défense consiste à établir que les actes de l’accusé « ne posent pas de risque indu pour les personnes âgées de moins de dix-huit ans ». Encore là, cette disposition appelle une interprétation téléologique. Les tribunaux doivent établir l’équilibre entre l’importance de la liberté d’expression et la nécessité de réduire le risque qu’un préjudice ne soit causé à des enfants. Cette disposition ne s’applique qu’après que le tribunal a conclu que l’accusé avait un « but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts ». La question est de savoir quel degré de préjudice sera toléré dans le cas d’une activité menée dans un but légitime. À cette fin, le juge doit se demander si les actes en cause posent un « risque indu » pour les enfants. Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir comment le juge apprécie le risque que ces actes causent un préjudice à des enfants.
[65] Le critère du « risque indu » que pose l’al. 163.1(6)b) rappelle la jurisprudence antérieure relative à l’infraction d’obscénité prévue au par. 163(8), qui utilise également le terme « indu ». Pendant plusieurs années, on a estimé que les tribunaux devaient tenir compte des valeurs morales de la société lorsqu’il s’agissait de déterminer si l’exploitation à caractère sexuel dans le matériel contesté était « indue ».
[66] Dans R. c. Labaye, 2005 CSC 80, [2005] 3 R.C.S. 728, les juges majoritaires de notre Cour ont rejeté l’approche fondée sur les « valeurs morales de la société » qui servait à déterminer ce qui était « indu » et l’ont remplacée par une norme fondée sur le préjudice important objectivement vérifiable. S’exprimant pour la majorité, la juge en chef McLachlin a formulé le raisonnement suivant :
[A]u fil du temps, les tribunaux en sont venus progressivement à reconnaître que les valeurs morales et les goûts étaient subjectifs et arbitraires, qu’ils n’étaient pas fonctionnels dans le contexte criminel, et qu’une grande tolérance des mœurs et pratiques minoritaires était essentielle au bon fonctionnement d’une société diversifiée. Cela a mené à l’adoption d’une norme juridique fondée sur un préjudice objectivement vérifiable plutôt que sur une désapprobation subjective. [Nous soulignons; par. 14.]
En plus de poser l’exigence relative au préjudice objectivement vérifiable, la Cour a conclu dans cet arrêt que la conduite de l’accusé doit poser un « risque appréciable de préjudice » (par. 30) ou créer un niveau de préjudice qui est « incompatible avec le bon fonctionnement de la société » (par. 24).
[67] À notre avis, l’interprétation donnée dans Labaye s’applique au présent pourvoi. En effet, il convient d’interpréter les termes « risque indu » utilisés à l’al. 163.1(6)b) comme signifiant un risque appréciable de préjudice objectivement vérifiable, comme l’exigent les dispositions législatives en matière d’obscénité, plutôt que comme l’expression de l’ancienne approche fondée sur les « valeurs morales de la société ». Cette approche serait tout aussi impraticable pour les infractions en matière de pornographie juvénile qu’elle l’est pour les accusations en matière d’obscénité. Des personnes raisonnables peuvent avoir des points de vue très divergents sur ce qu’elles sont disposées à tolérer pour ce qui est du risque que pose pour les personnes mineures une expression artistique ou une recherche scientifique données. Les tribunaux doivent plutôt se demander si le préjudice est objectivement vérifiable et si le degré de préjudice pose un risque important pour les enfants. Il va sans dire que le préjudice peut être physique, psychologique, ou les deux.
[68] Les questions de savoir quels actes l’accusé a posés et quelles en ont été les conséquences sont des questions de fait qu’il convient de trancher sur la base des éléments de preuve présentés au procès. Le juge du procès doit donc tirer des conclusions de fait à propos des risques que les activités de l’accusé ont posés en appréciant objectivement la preuve relative au degré du risque en cause. La preuve d’expert, bien qu’elle ne soit pas toujours nécessaire, peut permettre d’établir un lien entre les actes de l’accusé et la création d’un risque de préjudice pour les personnes mineures. Comme la Cour l’a dit dans Labaye, « [l]’accent mis sur la preuve contribue à accroître l’objectivité de la démarche » (par. 60). Cependant, ces conclusions de fait ayant été tirées, la question de savoir si le risque est à ce point important qu’il est « indu » constitue une question de droit (ibid.; R. c. Mara, [1997] 2 R.C.S. 630, par. 24). L’application de cette norme juridique aux faits est aussi une question de droit : R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527, par. 20; Labaye, par. 60.
[69] L’intervenante, l’Association canadienne des libertés civiles (« ACLC »), prétend que le risque n’est « indu » que s’il est plus grand que le risque inhérent que pose le fait d’avoir de la pornographie juvénile en sa possession. Elle soutient que si les tribunaux estiment que tous les actes de possession de pornographie juvénile créent nécessairement un « risque indu », ils supprimeront de fait le moyen de défense prévu par le législateur en ce qui concerne l’administration de la justice, la science, la médecine, l’éducation ou les arts. Pour éviter ce résultat, l’ACLC affirme que le « risque indu » doit découler d’un aspect propre de l’affaire plutôt que du préjudice inhérent à l’infraction reprochée (mémoire, par. 21). Le juge LeBel est d’avis d’adopter cette approche.
[70] Nous sommes d’accord qu’il convient d’interpréter le moyen de défense à deux volets (but légitime et risque indu) de telle sorte qu’on puisse l’invoquer dans certains cas. Comme les juges majoritaires l’ont dit dans Sharpe en analysant le moyen de défense fondé sur la valeur artistique, « [l]e législateur a manifestement voulu que certaines œuvres pornographiques susceptibles d’être préjudiciables échappent à toutes poursuites grâce à ce moyen de défense, qui autrement n’aurait aucune utilité » (par. 65). Cependant, nous sommes d’avis qu’il ne servirait à rien d’établir une distinction — en supposant qu’il soit réaliste et possible de le faire — entre les préjudices « inhérents » à l’infraction reprochée et ceux qui lui sont « propres ». Tous les risques découlant de la perpétration de l’infraction doivent être considérés dans le cadre de l’évaluation du « risque indu ». Soit dit en tout respect, nous ne saurions souscrire à l’opinion du juge LeBel que cela signifie que « le moyen de défense serait invariablement voué à l’échec » à la deuxième étape de l’analyse (par. 88). La question de savoir si l’acte en cause pose ou non un risque « indu » pour les enfants ne peut être tranchée qu’au cas par cas eu égard à l’ensemble des circonstances.
[71] À notre avis, la démarche appropriée consiste à traiter les deux volets du moyen de défense comme des exigences distinctes l’une de l’autre. L’alinéa 163.1(6)a) énumère les buts qui, à première vue, peuvent servir de moyens de défense, dans la mesure où il subsiste dans l’esprit du juge du procès un doute raisonnable quant à savoir s’ils s’appliquent dans les circonstances de l’affaire dont il est saisi. L’alinéa 163.1(6)b) prévoit ensuite que si les actes de l’accusé posent un risque indu aux enfants, le moyen de défense prima facie est écarté et il ne peut être invoqué. Le but demeure légitime, mais parce que l’activité en cause pose un risque indu pour les enfants, il ne peut servir de moyen de défense.
(3) Application à l’espèce
[72] En ce qui concerne le premier volet, la juge du procès a conclu que M. Katigbak collectionnait de la pornographie juvénile dans le but qu’il avait déclaré, à savoir monter une exposition artistique. Elle a vérifié la véracité de son témoignage et n’a trouvé aucune raison de le rejeter. Elle a donc conclu qu’il poursuivait un but légitime lié aux arts au sens de l’al. 163.1(6)a).
[73] Il ressort clairement des motifs de la juge du procès qu’elle a conclu que, du point de vue juridique, le fait que M. Katigbak considérait sincèrement et subjectivement qu’il collectionnait de la pornographie juvénile en vue de monter une exposition artistique était suffisant pour qu’il soit satisfait à l’exigence relative au but légitime prévue à l’al. 163.1(6)a). Cependant, selon notre interprétation de l’expression « but légitime », que nous avons exposée ci-dessus, il ne suffisait pas de vérifier si le but subjectif dans lequel M. Katigbak avait de la pornographie juvénile en sa possession était sincère. La juge du procès devait également décider si ce but était « légitime » en ce sens qu’il y avait un lien objectivement vérifiable entre les activités reprochées à M. Katigbak, le but qu’il avait dit poursuivre et, en l’espèce, l’activité protégée liée aux arts.
[74] Pour apprécier la véracité du témoignage de M. Katigbak, la juge du procès a pris en considération sa déposition en ce qui concerne le lien entre les activités qui lui étaient reprochées et le but qu’il disait poursuivre, et elle a conclu que ses [traduction] « réponses étaient raisonnables compte tenu de son intérêt pour la photographie et pour les arts » (par. 31). Elle a également fait remarquer que ses réponses étaient « corroborées par le témoignage de madame Tyrell » et par « l’existence de notes et de croquis faits pendant la période en cause » (ibid.). La juge du procès a donc conclu que M. Katigbak « collectionnait les images dans le but qu’il avait déclaré » (par. 32).
[75] Il existe un lien logique entre l’analyse du caractère raisonnable des réponses fournies par M. Katigbak pour expliquer sa conduite et l’analyse du caractère objectivement raisonnable du lien entre les actes reprochés et le but déclaré. On pourrait donc soutenir que si la juge du procès avait fait l’examen nécessaire, elle aurait fort bien pu conclure qu’il avait été satisfait à l’élément objectif du volet du moyen de défense relatif au but légitime. Toutefois, il s’agit de deux analyses distinctes : la première est subjective et la deuxième, objective. En ce qui concerne l’élément subjectif du moyen de défense, la question est de savoir si l’accusé a une raison sincère et de bonne foi d’avoir de la pornographie juvénile en sa possession dans l’un des buts énumérés. En ce qui concerne l’élément objectif, la question est de savoir si une personne raisonnable en viendrait à cette conclusion eu égard à l’ensemble des circonstances. Par exemple, il est bien établi que le critère des motifs raisonnables et probables qui sert à apprécier la légalité de la conduite d’un policier comporte un élément subjectif et un élément objectif (voir, p. ex., Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; et R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253). Par analogie, un tribunal pourrait très bien juger que les réponses données par le policier pour expliquer sa conduite étaient « raisonnables » compte tenu, par exemple, de son niveau d’expérience, et ainsi conclure qu’il croyait sincèrement à l’existence des motifs requis. Toutefois, cette conclusion ne répond pas à la question de savoir si les motifs requis existaient réellement d’un point de vue objectif.
[76] Le lien entre le but de M. Katigbak de monter une exposition artistique et l’activité protégée liée aux « arts » est manifeste et n’a jamais été mis en question. Cependant, le lien entre le fait que M. Katigbak avait accumulé et conservé de la pornographie juvénile sur une période de sept ans et le but qu’il avait dit poursuivre a été une question fort litigieuse au procès. Dans ces circonstances, nous ne sommes pas convaincues qu’il suffit d’appliquer les conclusions de fait tirées par la juge du procès en ce qui concerne la crédibilité de M. Katigbak pour déterminer s’il est satisfait à l’élément objectif du volet du moyen de défense relatif au but légitime.
[77] Vu le cadre juridique erroné appliqué au procès, le verdict d’acquittement de M. Katigbak ne saurait être maintenu. Cependant, comme les faits qui sous-tendent cet élément n’ont pas fait l’objet d’un examen complet, il convient d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
[78] Au vu de cette conclusion, nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire de commenter les conclusions de la juge du procès, notamment sa conclusion relative au deuxième volet du moyen de défense. Nous faisons toutefois remarquer que la Cour d’appel a commis deux erreurs. Premièrement, elle s’est trompée en interprétant la version actuelle du moyen de défense. En effet, elle a appliqué la norme de la tolérance de la société pour décider si le risque posé était « indu » au sens de l’al. 163.1(6)b). Le juge Blair a affirmé que [traduction] « le risque est “indu” dans ce contexte à partir du moment où la société estime qu’il est inapproprié, injustifiable, excessif ou injustifié dans les circonstances de l’espèce » (par. 76 (nous soulignons)). Comme nous l’avons déjà dit, l’approche qu’il convient d’adopter consiste à se demander si les activités de l’accusé posent un risque important pour les personnes mineures.
[79] La deuxième erreur de la Cour d’appel a été de substituer sa propre appréciation du risque que pose M. Katigbak à celle de la juge du procès. Comme il s’agissait d’un appel interjeté par le ministère public contre un verdict d’acquittement, la Cour d’appel ne pouvait examiner que les erreurs de droit (al. 676(1)a)). La question de savoir en quoi la conduite de M. Katigbak pose un risque pour les jeunes personnes et celle de savoir si ce risque est « indu » seront tranchées à la lumière de la preuve qui sera présentée au nouveau procès.
C. Validité d’une dénonciation comportant un seul chef d’accusation
[80] M. Katigbak soutient que la dénonciation sur la base de laquelle une accusation a été portée contre lui était viciée parce qu’elle ne comportait qu’un seul chef d’accusation pour la période de 1999 à 2006 et que, pendant cette période, les moyens de défense que la loi lui permettait d’invoquer ont été modifiés. Il soutient que la dénonciation était double et qu’elle devrait donc être annulée. À titre subsidiaire, il affirme avoir subi un préjudice parce qu’il devait satisfaire aux exigences de deux moyens de défense.
[81] Il aurait peut-être été préférable de porter des accusations distinctes contre M. Katigbak relativement à ses activités précédant les modifications de 2005, d’une part, et à ses activités postérieures à celles-ci, d’autre part, étant donné que les moyens de défense qu’il pouvait invoquer dans l’un et l’autre cas n’étaient pas les mêmes. Cependant, à notre avis, la décision du ministère public de ne porter qu’une seule accusation contre lui ne vicie pas irrémédiablement l’acte d’accusation.
[82] Premièrement, l’argument de M. Katigbak selon lequel il convient d’annuler la dénonciation parce qu’elle était double nous semble dénué de fondement. En effet, comme le prévoit l’al. 590(1)b) du Code criminel, « [u]n chef d’accusation n’est pas inadmissible du seul fait [qu’]il est double ou multiple ». Dans R. c. Ville de Sault Ste-Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a établi en ces termes le critère permettant de déterminer si une dénonciation est viciée par une accusation double ou multiple : « l’accusé sait-il de quoi il est accusé ou l’ambiguïté de l’accusation nuit-elle à la préparation de sa défense? » (p. 1308). En l’espèce, il était clair pour l’accusé qu’il devait satisfaire aux exigences de deux moyens de défense relativement aux deux périodes durant lesquelles il aurait commis l’infraction qui lui est reprochée. Il ressort également du dossier du procès que l’avocat de M. Katigbak était au fait de cette situation et qu’il a présenté la défense en conséquence.
[83] Deuxièmement, contrairement à ce qu’il prétend, M. Katigbak n’a subi aucun préjudice du fait qu’un seul chef d’accusation a été porté contre lui puisqu’il lui aurait fallu satisfaire aux exigences de deux moyens de défense si le ministère public avait décidé de déposer un chef d’accusation pour chaque période en cause.
[84] Nous sommes d’avis de rejeter ce moyen d’appel.
VII. Dispositif
[85] Pour les motifs qui précèdent, le verdict d’acquittement de M. Katigbak ne saurait être maintenu, non plus que la déclaration de culpabilité prononcée contre lui en appel. Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès qui respectera le cadre juridique approprié. Il va sans dire — mais nous tenons néanmoins à le préciser — que le juge qui présidera le nouveau procès n’est aucunement lié par les conclusions de fait de la juge de première instance ou par celles de la Cour d’appel, et qu’il devra procéder à un nouvel examen de l’affaire.
Version française des motifs des juges LeBel et Fish rendus par
[86] Le juge LeBel — J’ai lu les motifs conjoints de la Juge en chef et de la juge Charron. Je suis d’accord avec le dispositif qu’elles proposent. Toutefois, avec égards, je ne souscris pas à leur opinion sur la signification des mots « risque indu » à l’al. 163.1(6)b) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. Elles donnent à penser que tout risque de préjudice — y compris le risque inhérent à toute possession de pornographie juvénile — est indu au sens de la disposition. Selon cette opinion, même dans le cas où l’activité contestée viserait un but légitime, l’infraction de possession de pornographie juvénile serait entièrement établie sans aucune preuve de l’existence d’un risque de préjudice précis et discernable dans les circonstances de l’espèce.
[87] À mon avis, l’Association canadienne des libertés civiles (« ACLC ») soulève un point valable dans son mémoire au sujet de l’interprétation du concept de risque indu pour les fins de l’al. 163.1(6)b). Selon son argument, conclure que le préjudice associé ordinairement à la possession de matériel pornographique juvénile constitue un risque indu aurait pour effet d’éliminer à toutes fins pratiques un moyen de défense que le législateur a décidé de laisser à la disposition de l’accusé dans les cas où celui-ci a le matériel en sa possession dans un but lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts.
[88] Selon l’interprétation proposée par mes collègues, même si l’accusé soulevait, à la première étape de l’analyse, un doute raisonnable quant au but qu’il visait, le moyen de défense serait invariablement voué à l’échec. À la deuxième étape de l’analyse, le préjudice associé ordinairement à la possession de pornographie juvénile suffirait, à toutes fins utiles, à établir l’existence d’un risque indu pour les enfants.
[89] Il est vrai que le moyen de défense fondé sur le but légitime, prévu au par. 163.1(6), peut être invoqué relativement à toutes les infractions de pornographie juvénile énumérées à l’art. 163.1, y compris la production et la distribution de matériel pornographique juvénile. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que les intérêts sociaux en jeu sont les mêmes et que l’importance de l’intérêt public est identique dans tous les cas. En effet, le législateur n’a pas prévu les mêmes peines pour punir l’ensemble de ces infractions. La nature et la portée du moyen de défense doivent être conformes à la nature du crime lui-même. Or, la production et la distribution de matériel pornographique juvénile supposent un risque plus élevé pour le public, notamment les enfants. Les risques inhérents à de telles infractions sont nécessairement plus importants, et ils supposent toujours une relation avec des tiers, à savoir des parties autres que les victimes elles-mêmes. Ce facteur peut limiter la portée du moyen de défense fondé sur le but légitime dans de tels cas. Je ne veux certes pas minimiser la gravité de l’infraction de possession de pornographie juvénile, mais comme il arrive souvent que la production et la distribution découlent de la possession ou encore donnent lieu à celle-ci, j’estime qu’elle n’a pas la même gravité ou la même importance. La possession n’a pas la même incidence sur d’autres personnes, contrairement à la production ou la distribution. Après tout, il s’agit d’une infraction qui, comme le fait d’accéder à de la pornographie juvénile, peut être commise en toute intimité, à la maison, sans contact avec qui que ce soit (par. 163.1(4.1)).
[90] Dans de telles circonstances, il faut, comme l’ACLC le prétend, que le préjudice à prouver pour établir l’existence d’un risque indu soit plus grave que celui que l’on associe ordinairement à la possession de pornographie juvénile. Les tribunaux doivent conclure à l’existence de faits et de circonstances qui créent un risque indu dans le contexte de l’affaire dont ils sont saisis, telles l’absence de sécurité et la facilité d’accès au matériel par des tiers. Autrement, bien que mes collègues soutiennent qu’on puisse toujours invoquer avec succès le moyen de défense dans certains cas, je me demande bien comment et dans quelles circonstances on pourrait le faire. D’un point de vue pratique, leur interprétation écarte cette possibilité.
[91] Sous réserve de ces commentaires, je suis d’accord qu’il faut ordonner la tenue d’un nouveau procès qui appliquera l’interprétation que fait notre Cour du Code criminel. L’acquittement prononcé par le tribunal de première instance et la déclaration de culpabilité prononcée par la Cour d’appel (2010 ONCA 411, 263 O.A.C. 301) n’étaient pas justifiés.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelant : David E. Harris, Toronto.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante : Borden Ladner Gervais, Toronto.