COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Pharmascience inc. c. Binet, [2006] 2 R.C.S. 513, 2006 CSC 48
Date : 20061026
Dossier : 30995
Entre :
Jocelyn Binet
Appelant
et
Pharmascience Inc. et Morris S. Goodman
Intimés
ET ENTRE :
Procureur général du Québec
Appelant
et
Pharmascience Inc. et Morris S. Goodman
Intimés
Traduction française officielle : Motifs de la juge Abella
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 70)
Motifs dissidents :
(par. 71 à 86)
Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Charron et Rothstein)
La juge Abella (avec l’accord du juge Fish)
______________________________
Pharmascience inc. c. Binet, [2006] 2 R.C.S. 513, 2006 CSC 48
Jocelyn Binet Appelant
c.
Pharmascience Inc. et Morris S. Goodman Intimés
‑ et ‑
Procureur général du Québec Appelant
c.
Pharmascience Inc. et Morris S. Goodman Intimés
Répertorié : Pharmascience inc. c. Binet
Référence neutre : 2006 CSC 48.
No du greffe : 30995.
2006 : 9 mai; 2006 : 26 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Brossard, Nuss et Morissette), [2005] R.J.Q. 1352, [2005] J.Q. no 4696 (QL), 2005 QCCA 427, qui a infirmé la décision du juge Déziel, [2005] R.J.Q. 90, [2004] J.Q. no 11246 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Fish et Abella sont dissidents.
Philippe Frère, Odette Jobin‑Laberge et Josiane L’Heureux, pour l’appelant Jocelyn Binet.
Benoît Belleau et Pierre Arguin, pour l’appelant le procureur général du Québec.
Guy Du Pont, Marc‑André Boutin, Mathieu Bouchard et Jean‑Philippe Groleau, pour les intimés Pharmascience Inc. et Morris S. Goodman.
Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Charron et Rothstein a été rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi porte sur la validité d’une ordonnance d’injonction prononcée par la Cour supérieure du Québec. Cette ordonnance enjoignait à l’intimée Pharmascience Inc. (« Pharmascience »), un fabricant de médicaments génériques, de fournir à l’appelant Binet, syndic de l’Ordre des pharmaciens du Québec, des renseignements à propos d’allégations de paiements de rabais et d’avantages illégaux à des pharmaciens propriétaires. Avec égards pour l’opinion contraire, j’estime que l’appel doit être accueilli. En effet, la Cour supérieure a eu raison d’accorder l’injonction et l’appelant a droit aux informations demandées en vertu de l’art. 122 du Code des professions, L.R.Q., ch. C-26 (« C. prof. » ou « Code »).
II. L’origine du dossier
2 La présente affaire commence en 2003. Les médias québécois font alors grand état d’un scandale qui impliquerait un grand nombre de pharmaciens propriétaires au Québec. Ceux-ci auraient reçu illégalement des rabais, ristournes et autres avantages financiers de la part de fabricants de médicaments génériques en contrepartie de leurs commandes de médicaments. Le litige est lié à un processus d’enquête susceptible de conduire à des plaintes disciplinaires contre des pharmaciens pour avoir accepté de telles ristournes. En parallèle, des poursuites civiles ont été déposées par la Régie de l’assurance maladie du Québec (« RAMQ ») contre certains fabricants.
3 Afin de mieux saisir le stratagème qui avait été mis en place, si l’on en croit la RAMQ, il importe de s’attarder quelques instants au régime d’assurance médicaments en vigueur dans la province de Québec. Suivant ce régime, les personnes inscrites défraient seulement une partie du coût de certains médicaments qu’elles se procurent sur ordonnance. Le reliquat du prix de vente est assumé par la RAMQ qui paie directement les pharmaciens. Les médicaments dont le coût est remboursé en partie par la RAMQ sont ceux que comprend une liste dressée par le ministre (art. 60 de la Loi sur l’assurance médicaments, L.R.Q., ch. A-29.01). Chaque médicament inscrit sur cette liste doit être offert à un prix de vente « garanti », établi par le fabricant suivant certaines conditions.
4 Selon les allégations formulées dans les poursuites intentées par la RAMQ, les fabricants auraient récupéré les coûts engagés dans le versement de ristournes aux pharmaciens propriétaires en augmentant le prix de vente garanti de leurs médicaments génériques. Un même médicament pouvait donc se vendre en moyenne 40 pour 100 plus cher au Québec qu’ailleurs au Canada. Par ailleurs, l’engagement obligatoirement souscrit avec la RAMQ prévoyait que le prix de vente garanti « ne doit pas être supérieur à tout prix de vente consenti par le fabricant pour le même médicament en vertu des autres programmes provinciaux d’assurance de médicaments » (Règlement sur les conditions de reconnaissance d’un fabricant de médicaments et d’un grossiste en médicaments, (1992) 124 G.O. II, 4494, ann. 1, par. 1(4o)). Toujours suivant l’engagement, un fabricant « ne peut accorder à un acheteur aucun bien à titre gratuit ou réduction sous forme de rabais, de ristourne ou de prime » (ann. 1, par. 2(5o)). Les ristournes auraient représenté entre 28 et 50 pour 100 du coût de certains médicaments génériques achetés par les pharmaciens propriétaires. Dit autrement, pour chaque tranche de 100 $ de médicaments génériques achetés, un pharmacien propriétaire pouvait toucher entre 28 $ et 50 $ en ristournes et avantages dont la nature pouvait varier.
5 La RAMQ intenta donc des recours en dommages-intérêts contre certains fabricants afin de récupérer les montants qui auraient été versés aux pharmaciens sous forme de ristournes. Selon ses allégations, elle aurait payé ces ristournes indirectement en remboursant aux pharmaciens propriétaires des médicaments génériques à des prix gonflés.
6 De son côté, le Code de déontologie des pharmaciens, R.R.Q. 1981, ch. P‑10, r. 5 (« Code de déontologie »), interdit l’acceptation de « tout avantage, ristourne ou commission » (art. 3.05.06). En conséquence, examinant les procédures judiciaires déposées par la RAMQ contre certains fabricants, le syndic de l’Ordre des pharmaciens, Jocelyn Binet, a constaté que les pharmaciens propriétaires québécois, qui représentent environ le quart des six mille (6 000) pharmaciens inscrits à l’Ordre, auraient possiblement reçu entre 2000 et 2003 environ 200 000 000 $ sous forme de rabais ou d’avantages divers. Les allégations de la poursuite de la RAMQ mentionnent non seulement des paiements pour de la formation donnée aux employés d’un pharmacien ou la livraison d’appareils utilisés en pharmacie tels des piluliers hebdomadaires, mais aussi la fourniture de cartes d’achats prépayées, l’offre de voyages, l’acquittement du prix de matériaux de construction et de travaux de rénovation, de location ou d’achat de voitures, d’achat et d’installation de piscines. On aurait même payé des maisons en partie ou en totalité, versé de l’argent comptant, fourni des bons d’essence ou octroyé des prêts sans intérêt. Toujours suivant les allégations formulées dans les procédures intentées par la RAMQ, la part de Pharmascience dans ces versements illégaux dépasserait 39 000 000 $.
7 Pour faire progresser son enquête, le 11 juin 2003, le syndic Binet demanda à Pharmascience de lui fournir tout document indiquant que des rabais, ristournes ou autres avantages ont été accordés à des pharmaciens. Il se fondait alors sur les pouvoirs que lui confère l’art. 122 C. prof. :
122. Le syndic et les syndics adjoints peuvent, à la suite d’une information à l’effet qu’un professionnel a commis une infraction visée à l’article 116 [infractions au Code des professions, à ses règlements ou à la loi constitutive de l’Ordre], faire une enquête à ce sujet et exiger qu’on leur fournisse tout renseignement et tout document relatif à cette enquête. . .
8 Malgré les demandes répétées du syndic, Pharmascience refusa de transmettre les documents. Quelques semaines plus tard, le syndic s’adressa à l’intimé Goodman, administrateur de Pharmascience et pharmacien inscrit au tableau de l’Ordre, afin d’obtenir lesdits renseignements. M. Goodman refusa lui aussi de communiquer quelque document que ce soit. Une plainte fut déposée contre lui devant le comité de discipline de l’Ordre. En octobre 2003, Pharmascience et M. Goodman prirent l’initiative d’instituer une requête en jugement déclaratoire visant à faire déclarer les demandes de communication nulles et illégales. Se portant demandeur reconventionnel, le syndic demanda une injonction permanente contraignant Pharmascience à lui livrer les documents.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure, [2005] R.J.Q. 90
9 Le juge Déziel conclut que le pharmacien Goodman était assujetti au pouvoir d’enquête du syndic, même s’il n’exerçait plus la profession de pharmacien depuis plusieurs années. Quant à la question de savoir si M. Goodman avait contrevenu à son Code de déontologie, le juge s’en remit à la compétence du comité de discipline qui devra trancher la plainte portée contre lui.
10 Le juge Déziel estima que l’utilisation du pronom « on » à l’art. 122 suggère que le législateur n’entendait pas soumettre seulement les professionnels à l’obligation de fournir des renseignements au syndic. L’objectif de la surveillance adéquate de l’exercice des professions milite également pour une interprétation large et libérale. Pour le juge Déziel, la demande formulée par le syndic était valide et conforme au pouvoir conféré par le législateur à l’art. 122. Le syndic disposait d’informations suffisamment précises pour lui permettre de demander les renseignements. Puisqu’il ne voyait pas d’ambiguïté dans l’art. 122 C. prof., le juge Déziel ne crut pas opportun de s’en remettre aux valeurs consacrées par la Charte canadienne des droits et libertés pour apprécier la validité de la demande d’information du syndic. Quoi qu’il en soit, il estima qu’en raison du caractère très réglementé de la vente de médicaments, l’expectative de vie privée de Pharmascience à l’égard des documents faisant l’objet de la demande du syndic était considérablement réduite. Vu l’importance du rôle du syndic pour la protection du public, les faits allégués qui, s’ils s’avéraient, coûtaient cher au trésor public québécois, le délai potentiel inhérent au déroulement de l’instance disciplinaire contre M. Goodman et la preuve démontrant l’existence des documents et renseignements recherchés, le juge conclut que la demande d’injonction permanente répondait aux critères de l’art. 751 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 (« C.p.c. »).
B. Cour d’appel du Québec (les juges Brossard, Nuss et Morissette), [2005] R.J.Q. 1352, 2005 QCCA 427
11 La Cour d’appel du Québec accueillit le pourvoi et ordonna au syndic de rendre les documents qui lui avaient été transmis. Elle fit droit à la demande de jugement déclaratoire et statua que l’art. 122 C. prof. était inopposable à Pharmascience et à M. Goodman en sa qualité de dirigeant de cette dernière. En conséquence, elle annula l’ordonnance d’injonction prononcée contre Pharmascience.
12 Auteur des motifs d’une Cour d’appel unanime, le juge Brossard estima que l’utilisation du mot « on » à l’art. 122 rendait le texte législatif ambigu et que ce dernier devait donc être interprété en conformité avec l’art. 8 de la Charte. Pour la cour, le pouvoir conféré au syndic est spécifique et limité : son enquête doit viser un professionnel et se fonder sur une information selon laquelle une infraction a été commise. La cour fut d’avis que l’analyse du juge Baudouin dans l’arrêt Beaulne c. Kavanagh-Lemire, [1989] R.J.Q. 2343 (C.A.), où il a conclu que l’art. 122 C. prof. ne permet pas l’envoi d’un questionnaire à un ensemble de professionnels dans le but de repérer ceux ayant posé un certain acte, appuyait cette interprétation. Selon la cour, le raisonnement de l’arrêt Beaulne s’applique avec davantage de force à l’égard des tiers. L’article 122 doit être lu en parallèle à l’art. 2 C. prof. qui a pour effet de limiter l’étendue du pouvoir du syndic aux « ordres professionnels et à leurs membres ».
13 Bien qu’il ait confirmé la compétence de la Cour supérieure de prononcer l’ordonnance d’injonction, le juge Brossard jugea toutefois que les motifs pour lesquels elle avait été accordée n’avaient pas été établis. Entre autres, selon la Cour d’appel, le fait que le syndic n’obtienne pas les renseignements demandés n’affectait en aucune façon la poursuite intentée par la RAMQ et n’entraînait donc aucune conséquence pour le trésor public. Puisque l’injonction ne visait pas M. Goodman, il n’y avait pas non plus lieu de s’arrêter au fait que la procédure disciplinaire entreprise contre ce dernier risquait de s’étirer. Ainsi, le syndic n’aurait pas démontré qu’il subirait un préjudice réel et permanent, en cas de refus de l’injonction. D’après la cour, le syndic aurait pu attendre que les renseignements soient fournis dans le cadre des procédures judiciaires ou du processus disciplinaire déjà en cours.
C. Appel devant notre Cour
14 Notre Cour a autorisé le présent pourvoi afin de déterminer si l’art. 122 C. prof. assujettissait les tiers à l’obligation de communiquer les renseignements requis par un syndic dans le cadre de son enquête et, le cas échéant, si ce dernier pouvait obtenir une ordonnance d’injonction de droit commun visant à forcer la transmission des documents. La responsabilité déontologique de l’intimé Goodman à titre de pharmacien n’est pas portée devant notre Cour et, comme l’ont souligné les instances précédentes, relèvera ultimement du comité de discipline chargé d’entendre la plainte disciplinaire. La constitutionnalité de l’art. 122 C. prof. n’est pas non plus contestée.
IV. Analyse
A. Les questions en litige
15 La principale question soulevée par le présent pourvoi consiste donc à déterminer si l’art. 122 C. prof. permet à un syndic de demander des renseignements à des tiers et, le cas échéant, si les circonstances du présent dossier remplissent les conditions qui donnent ouverture à une telle demande. Il s’agira ensuite de décider si le refus d’un tiers permet au syndic de réclamer une injonction en vertu du Code de procédure civile du Québec pour le contraindre à fournir les informations demandées.
B. Les positions des parties
1. Le syndic et le procureur général
16 Les appelants plaident que le sens ordinaire et grammatical de l’art. 122 C. prof., qui énonce que « [l]e syndic et les syndics adjoints peuvent [. . .] exiger qu’on leur fournisse tout renseignement et tout document », traduit manifestement l’intention du législateur que toute personne soit visée et non pas seulement un groupe défini d’individus. L’article 122 doit également être interprété dans le contexte des mécanismes mis en place par le Code des professions afin d’assurer la protection du public par la surveillance de l’exercice de la profession. Pour les appelants, l’arrêt Beaulne ne justifie pas une interprétation restrictive de l’art. 122 C. prof. En effet, dans cette affaire, le syndic de l’Ordre des optométristes ne disposait d’aucune information préalable selon laquelle une infraction avait été commise. Au contraire, en l’espèce, le syndic Binet bénéficiait de plusieurs informations fiables voulant que des pharmaciens propriétaires, clients de Pharmascience, aient contrevenu à leur Code de déontologie. De plus, les appelants soutiennent que la Cour d’appel a eu tort d’invoquer les valeurs consacrées par l’art. 8 de la Charte. Selon leurs prétentions, aucune ambiguïté du texte ne justifierait le recours à la Charte et aux valeurs qui y sont inscrites. Les principes d’interprétation ordinaires suffiraient amplement pour régler le sort du litige. Les appelants prétendent ainsi que la Cour supérieure était justifiée d’accorder l’injonction demandée par le syndic et ajoutent que la Cour d’appel aurait dû respecter les conclusions factuelles du premier juge.
2. Pharmascience
17 Pharmascience répond que l’art. 122 C. prof. confère au syndic un rôle d’enquête circonscrit et balisé et que ce dernier doit disposer d’informations personnalisées avant de pouvoir agir. En l’espèce, le syndic n’est pas en mesure de préciser l’identité des pharmaciens au sujet desquels il désire obtenir des renseignements. Le syndic ne saurait utiliser l’art. 122 afin d’identifier les membres qui auraient commis une infraction déontologique. Une telle procédure équivaudrait à une expédition de pêche, ce que prohibent l’art. 122 et la jurisprudence de notre Cour : James Richardson & Sons Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1984] 1 R.C.S. 614.
18 Pharmascience plaide que, trop littérale, la position des appelants insiste indûment sur le sens du mot « on ». Par contre, une interprétation contextuelle du Code des professions permettrait de conclure que l’art. 122 ne s’applique qu’aux membres des ordres professionnels. D’ailleurs, l’art. 2 C. prof. établirait clairement que seuls les ordres et leurs membres sont assujettis au Code. L’économie de la loi confirmerait également la nature spécifique et limitée du pouvoir d’enquête du syndic. Par exemple, le refus d’un professionnel de répondre à l’ordre du syndic permet le dépôt d’une plainte pour entrave à son enquête devant le comité de discipline. Le Code des professions ne prévoit toutefois aucune sanction similaire pour le refus d’obtempérer d’un tiers.
19 Même en supposant que le tiers soit assujetti à l’obligation de communiquer des renseignements prévue à l’art. 122, Pharmascience prétend que la seule sanction envisagée par le Code des professions demeure le dépôt d’une poursuite pénale pour une infraction à la loi (art. 188). Or, dans ce contexte, le procureur général doit agir comme poursuivant ou, à tout le moins, son autorisation est nécessaire (art. 191). Pharmascience soutient que lorsque le législateur légifère afin d’encadrer les pouvoirs d’une autorité publique, cette dernière ne peut faire abstraction de cet encadrement législatif, pour s’en remettre au droit commun.
C. Le cadre législatif
1. Le Code des professions comme régime général encadrant l’organisation et l’activité des ordres professionnels au Québec
20 En 1973, le législateur québécois procède à une réforme majeure du droit professionnel alors en vigueur dans la province. Le Code des professions en constitue la pièce maîtresse. En effet, il établit un ensemble de règles uniformes applicables aux ordres professionnels qui, jusque-là, n’étaient régis que par leur loi constitutive. La réforme fait suite à une commission d’enquête qui s’étonnait
que les lois relatives aux organismes professionnels ne constituent pas un régime mais une nomenclature disparate de documents législatifs sans correspondance, sans relation et sans complémentarité.
(Rapport de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social, vol. VII, t. 1, Les professions et la société (1970), par. 70)
Comme le précise son art. 2, le Code devient donc la loi d’application générale à l’égard de l’exercice d’une profession au Québec. Ce régime général est toutefois complété ou modifié par les lois particulières qui régissent l’exercice de chaque profession :
2. Sous réserve des dispositions inconciliables d’une loi particulière, des lettres patentes délivrées conformément à l’article 27 ou d’un décret d’intégration ou de fusion adopté conformément à l’article 27.2, le présent code s’applique à tous les ordres professionnels et à leurs membres.
21 Le Code crée deux grandes catégories de professions. D’une part, il reconnaît des professions d’exercice exclusif qui confèrent aux membres d’un ordre professionnel le privilège exclusif de poser certains actes : par exemple, seul le médecin pourra procéder à une intervention chirurgicale. D’autre part, le Code prévoit des professions à titre réservé, qui restreignent l’utilisation de certains titres, abréviations ou initiales aux seuls membres des ordres, sans leur accorder le monopole de l’exercice professionnel (art. 27 C. prof.). Par exemple, une personne peut offrir des services de traduction sans être membre de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec. Elle ne doit toutefois pas se représenter comme un professionnel inscrit au tableau de l’Ordre ni donner aux tiers l’impression qu’elle l’est.
22 Il existe actuellement 45 ordres professionnels au Québec. Vingt-cinq professions sont d’exercice exclusif, 20 à titre réservé. Chaque profession d’exercice exclusif est créée par une loi (art. 26 C. prof.) : c’est le cas de la Loi sur la pharmacie, L.R.Q., ch. P-10, mais aussi, à titre d’exemple, de la Loi sur le Barreau, L.R.Q., ch. B-1, ou de la Loi sur l’optométrie, L.R.Q., ch. O-7. Chacune de ces lois précise la nature de l’exercice de la profession, mais rappelle l’interrelation entre le régime qu’elle institue et le Code des professions. La Loi sur la pharmacie ne fait pas exception :
3. Sous réserve des dispositions de la présente loi, l’Ordre et ses membres sont régis par le Code des professions.
23 Lors de la réforme de 1973, chaque ordre professionnel d’exercice exclusif alors en existence a donc aussi vu sa loi constitutive modifiée ou, dans certains cas, adaptée pour tenir compte de la loi générale que constitue le Code des professions. La mise en place de celui-ci comme loi cadre régissant l’organisation et l’exercice de toutes les professions au Québec représentait alors l’aboutissement d’un long processus de consultation et de discussion avec les milieux intéressés. Comme le soulignait à l’époque le ministre Claude Castonguay, responsable de cette réforme législative, la nouvelle loi « assurera [. . .] davantage la protection du public par la création des nouveaux mécanismes » de discipline professionnelle (Assemblée nationale du Québec, Journal des débats, 4e sess., 29e lég., 6 juillet 1973, p. 2270).
2. L’organisation de la discipline en vertu du Code des professions : ses mécanismes et ses étapes et sa distinction avec l’inspection professionnelle
24 Le Code des professions met en place divers mécanismes afin d’assurer la protection du public par la surveillance de l’exercice de la profession. Comme je le soulignais récemment au nom de cette Cour dans Finney c. Barreau du Québec, [2004] 2 R.C.S. 17, 2004 CSC 36, pour bien comprendre la nature de ce système de surveillance et de contrôle de l’exercice des professions, il importe de retenir la distinction entre l’inspection professionnelle, qui se veut préventive, et le système disciplinaire, qui remplit une fonction curative et répressive (par. 18).
25 Le comité d’inspection professionnelle, que chaque ordre doit établir, procède notamment à la vérification des dossiers, livres et registres tenus par les professionnels et à l’inspection des équipements utilisés dans le cadre de l’exercice d’une profession donnée (art. 112). Le comité ou un de ses membres peut aussi faire enquête sur la compétence d’un professionnel. Le Code des professions interdit alors d’entraver l’enquête du comité :
114. Il est interdit d’entraver de quelque façon que ce soit un membre du comité, la personne responsable de l’inspection professionnelle nommée conformément à l’article 90, un inspecteur, un enquêteur ou un expert, dans l’exercice des fonctions qui lui sont conférées par le présent code, de le tromper par des réticences ou par de fausses déclarations, de refuser de lui fournir un renseignement ou document relatif à une vérification ou à une enquête tenue en vertu du présent code ou de refuser de lui laisser prendre copie d’un tel document.
26 Au terme de son enquête, le comité peut recommander au Bureau de l’ordre de suspendre le droit d’exercice d’un membre jusqu’à ce qu’il se soumette à un cours de perfectionnement (art. 113). Lorsque le comité a des motifs raisonnables de croire qu’un professionnel a commis une infraction visée à l’art. 116 C. prof., c’est-à-dire une infraction au Code, à la loi constitutive de l’ordre ou aux règlements pris en vertu de l’une de ces deux lois, il en informe le syndic (art. 112, al. 5).
27 Le syndic joue un rôle crucial dans le fonctionnement du système disciplinaire créé par le Code des professions. Le syndic enquête sur la conduite d’un professionnel avant qu’une plainte formelle ne soit portée contre ce dernier devant le comité de discipline. Le syndic ouvrira une enquête sur la base d’une information selon laquelle un professionnel a commis une infraction visée à l’art. 116. Cette information pourra lui provenir de sources diverses. Comme il a été souligné précédemment, elle pourra lui être fournie par le comité d’inspection professionnelle. Un autre professionnel, une personne du public et le Bureau de l’ordre peuvent également demander au syndic de tenir une enquête. Enfin, le syndic a le droit d’agir de sa propre initiative, par exemple lorsqu’il constate lui-même une situation susceptible de fonder une plainte disciplinaire; un syndic pourrait par exemple visionner une publicité faite par un professionnel en contravention avec les règles prescrites en cette matière (Khalil c. Corporation professionnelle des opticiens d’ordonnances, [1991] D.D.C.P. 316 (T.P.); Delisle c. Corporation professionnelle des arpenteurs-géomètres, [1991] D.D.C.P. 190 (T.P.), répertoriés dans S. Poirier, La discipline professionnelle au Québec : principes législatifs, jurisprudentiels, et aspects pratiques (1998), p. 81). Comme il le fait pour l’enquête du comité d’inspection professionnelle, le législateur impose une obligation de collaborer à l’enquête du syndic à l’art. 122 C. prof. dont l’interprétation se situe au cœur du présent litige :
122. Le syndic et les syndics adjoints peuvent, à la suite d’une information à l’effet qu’un professionnel a commis une infraction visée à l’article 116, faire une enquête à ce sujet et exiger qu’on leur fournisse tout renseignement et tout document relatif à cette enquête. . .
L’article 114 s’applique à toute enquête tenue en vertu du présent article.
À l’issue de son enquête, le syndic décide s’il y a lieu de porter une plainte devant le comité de discipline (art. 123).
28 L’article 116 C. prof. confère au comité de discipline de chaque ordre la compétence de sanctionner les infractions des professionnels. Le comité est l’organisme juridictionnel quasi-judiciaire chargé de décider du bien-fondé d’une plainte au cours d’une procédure contradictoire (art. 144). Comme la plupart des organismes de cette nature, le comité possède le pouvoir d’assigner et de contraindre des témoins (art. 146 et 147). L’article 156 du Code prévoit les sanctions auxquelles s’exposent les professionnels.
D. L’interprétation de l’art. 122
29 À mon avis, l’analyse grammaticale du texte législatif, complétée par l’évaluation des aspects contextuels pertinents, comme l’objet de la loi et de la disposition en discussion, confirme l’intention du législateur d’assujettir les tiers au pouvoir d’enquête du syndic prévu à l’art. 122 C. prof. Cette analyse contextuelle permet de résoudre toute ambiguïté émanant de l’art. 122 sans qu’il soit nécessaire de recourir ici aux principes ou aux valeurs consacrées par la Charte. En effet, selon la jurisprudence constante de notre Cour, il est bien établi que les tribunaux ne doivent se tourner vers les valeurs inscrites dans la Charte pour interpréter le sens d’une disposition législative que si une ambiguïté persiste au terme de l’application de la méthode contextuelle (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42; Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533, 2005 CSC 26; Charlebois c. Saint John (Ville), [2005] 3 R.C.S. 563, 2005 CSC 74). En l’espèce, la Cour d’appel n’a pas respecté cette méthode d’interprétation, lorsqu’elle a recouru aux valeurs consacrées par la Charte, sans chercher à dégager le sens du texte en cause en le replaçant dans son contexte.
1. L’effet du recours à l’interprétation textuelle
30 Bien que le poids à accorder au sens ordinaire des mots varie énormément suivant le contexte de leur emploi, dans la présente affaire, l’interprétation textuelle appuie l’analyse globale fondée sur l’objet de la loi. Le sens ordinaire réfère la plupart du temps [traduction] « à la première impression du lecteur, c’est‑à‑dire au sens qui lui vient spontanément lorsqu’il lit les termes dans leur contexte immédiat » (R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 21, citée dans Marche c. Cie d’Assurance Halifax, [2005] 1 R.C.S. 47, 2005 CSC 6, par. 59). Dans Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. canadienne des pilotes de lignes aériennes, [1993] 3 R.C.S. 724, p. 735, le juge Gonthier parlait du « sens naturel qui se dégage de la simple lecture de la disposition ».
31 Le sens commun et grammatical de l’art. 122, qui prévoit que « [l]e syndic et les syndics adjoints peuvent [. . .] exiger qu’on leur fournisse tout renseignement et tout document » favorise davantage la thèse suivant laquelle toute personne est soumise à l’obligation de coopération et non seulement un groupe défini et restreint d’individus tels les professionnels d’un ordre donné. C’est d’ailleurs là le sens habituellement donné au terme « on », pronom indéfini :
on pron. indéf. (lat. homo, homme). [Toujours sujet.] 1. Désigne une personne, un groupe de personnes indéterminées; quelqu’un, des gens.
(Petit Larousse illustré (2004), p. 715; jugement de première instance, par. 82‑83)
Si l’on redoute que l’importance accordée à ce sens commun puisse attribuer un poids démesuré à la version française, contrairement aux principes d’interprétation des lois bilingues, on constate que le sens ordinaire de la version anglaise de l’art. 122 qui dispose que « [t]he syndic and assistant syndics may [. . .] require that they be provided with any information or document » appuie tout autant la position des appelants. À mon avis, le sens premier de l’art. 122 penche davantage vers l’interprétation qui reconnaît l’assujettissement des tiers. Comme le rappelait récemment notre Cour, lorsqu’il entend limiter le champ d’application d’un article de loi, le législateur s’exprime habituellement de façon claire : Glykis c. Hydro‑Québec, [2004] 3 R.C.S. 285, 2004 CSC 60, par. 13; Merk c. Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural, ornemental et d’armature, section locale 771, [2005] 3 R.C.S. 425, 2005 CSC 70, par. 3. Le législateur aurait pu rédiger l’art. 122 de façon à restreindre l’obligation de fournir des renseignements au professionnel visé par l’enquête. Il ne l’a pas fait.
32 Il faut toutefois admettre que l’interprétation textuelle connaît des limites. Devant notre Cour, les parties ont présenté de nombreuses définitions du terme « on » tirées de dictionnaires, grammaires ou autres sources encyclopédiques et d’innombrables exemples de lois dans lesquelles le législateur utilisait une formulation similaire ou différente pour signifier l’assujettissement de toute personne ou d’un groupe spécifique d’individus. C’est pourquoi notre Cour considère désormais que, même en présence d’un texte en apparence clair et concluant, il importe néanmoins d’examiner le contexte global dans lequel s’inscrit la disposition sous étude : Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., [2005] 3 R.C.S. 141, 2005 CSC 62, par. 10.
2. L’interprétation contextuelle : la structure de la loi et la politique judiciaire
33 Comme je l’ai souligné précédemment, le Code des professions représente la solution législative choisie par le législateur québécois afin de protéger le public par un encadrement approprié de tous les professionnels. L’article 2 énonce ce principe général lorsqu’il affirme que le « code s’applique à tous les ordres professionnels et à leurs membres ». On ne saurait toutefois transformer cette disposition en une règle qui limite l’effet des lois professionnelles aux seuls membres des ordres régis par le Code des professions. C’est l’une des erreurs commises par la Cour d’appel, lorsqu’elle a accepté l’un des moyens de Pharmascience et a conclu, en conséquence, que l’art. 2 établissait le champ d’application du Code des professions et le limitait aux seuls membres des ordres professionnels (par. 49). Pour la Cour d’appel, la présence de cet article confirmait le non-assujettissement des tiers à l’art. 122.
34 Cette conclusion ne tient pas suffisamment compte de l’objectif de protection du public poursuivi par le Code des professions. La réalisation de cet objectif implique nécessairement que les tiers soient visés ou touchés par certaines dispositions du Code des professions. Par exemple, les art. 188.1 à 189 prohibent l’exercice illégal de la profession par des tiers non-membres. L’article 188 prévoit quant à lui l’imposition d’amendes à toute personne commettant une infraction. Comme son libellé l’indique, l’art. 2 vise à établir le caractère général du Code, son statut de loi cadre pour l’exercice des professions au Québec et la préséance des lois particulières à chaque ordre professionnel en cas d’incompatibilité. Le contexte dans lequel fut adopté le Code, que j’ai rappelé précédemment, confirme ce constat. L’article 2 ne prévoit pas que le Code ne s’applique qu’aux membres des ordres professionnels, mais vient plutôt confirmer que le Code s’applique à tous les membres de tout ordre professionnel, en établissant des règles de fonctionnement et des moyens d’action homogènes dans ce domaine. Cette interprétation fut d’ailleurs acceptée par la Cour d’appel du Québec dans un arrêt récent : Ordre des comptables généraux licenciés du Québec c. Québec (Procureur général), [2004] R.J.Q. 1164, par. 18-19.
35 Les principes d’interprétation suggèrent qu’en cas d’ambiguïté, l’interprétation la plus favorable à l’objet de la loi doit primer. Le professeur P.-A. Côté résume ainsi cette règle :
Il est en effet incontestable qu’on peut, lorsque la formule soulève une difficulté d’interprétation, lorsqu’elle n’est pas claire, se référer à la finalité de la loi ou de la disposition examinée pour choisir celui des sens possibles qui est le plus propre à réaliser cette finalité.
(Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 496; voir également Sullivan, p. 219‑221.)
Ce principe est conforme à la Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I-16, qui, à son art. 41, énonce qu’une « disposition d’une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d’imposer des obligations ou de favoriser l’exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage ». Le deuxième alinéa du même article dispose aussi qu’une « loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin ». L’article 122 doit donc être interprété dans l’optique de la protection du public, reconnue à l’art. 23 comme l’objectif principal du Code des professions : « Chaque ordre a pour principale fonction d’assurer la protection du public. »
a) Importance de la fonction des ordres professionnels, leur rôle dans la protection de l’intérêt public, rappel de la jurisprudence
36 Notre Cour a d’ailleurs rappelé à maintes occasions le rôle crucial des ordres professionnels pour la protection de l’intérêt public. Comme l’affirmait la juge McLachlin dans Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d’Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, « [i]l est difficile d’exagérer l’importance dans notre société de la juste réglementation de nos professions » (p. 249). L’importance de contrôler la compétence et de surveiller la conduite des professionnels s’explique par le niveau de confiance que leur accorde le public. Il ne faut pas non plus oublier l’état de vulnérabilité dans lequel s’inscrit souvent la relation qu’un client établit avec un professionnel. Notre Cour a déjà eu l’occasion de le rappeler dans le cas des justiciables qui confient leurs droits aux avocats (Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R.C.S. 500, 2001 CSC 45, par. 17). Le peu de connaissances de la population en général dans le domaine pharmaceutique et le niveau de dépendance élevé envers les conseils de professionnels compétents fait en sorte que les pharmaciens sont, eux aussi, hautement dépositaires de la confiance du public. Je n’ai aucune hésitation à appliquer généralement au domaine de la santé les commentaires que j’ai rédigés au nom de notre Cour dans Finney, par. 16, pour souligner l’importance des obligations imposées par l’État aux ordres professionnels chargés de veiller sur la compétence et l’honnêteté de leurs membres :
Le premier objectif de ces ordres n’est pas de fournir des services à leurs membres ou de défendre leurs intérêts collectifs. Ils sont formés dans le but de protéger le public, comme le veut l’art. 23 du Code des professions. . .
Le privilège d’autoréglementation d’une profession soumet donc les personnes chargées de la mise en œuvre de la discipline professionnelle à une obligation onéreuse. La délégation des pouvoirs de l’État s’accompagne de la charge de s’assurer de la protection adéquate du public. L’arrêt Finney confirme l’importance de la bonne exécution de cette obligation et la gravité des conséquences de sa violation.
b) Nécessité d’une interprétation souple de leurs pouvoirs de surveillance pour l’exécution de leurs fonctions
37 Dans ce contexte, on doit s’attendre à ce que les personnes dotées non seulement du pouvoir mais aussi du devoir d’enquêter sur la conduite d’un professionnel disposent de moyens suffisamment efficaces pour leur permettre de recueillir toutes les informations pertinentes afin de déterminer si une plainte doit être portée. Comme on l’a vu, le Code des professions attribue à un fonctionnaire indépendant, le syndic, la charge d’enquêter et de se prononcer sur la nécessité de déposer une plainte devant le comité de discipline. Le juge Dalphond, alors à la Cour supérieure, décrivait clairement le rôle capital dévolu par le législateur à cet acteur dans Parizeau c. Barreau du Québec, [1997] R.J.Q. 1701, p. 1708 :
La clé de voûte au niveau du contrôle de la profession est le syndic, qui joue un double rôle : celui d’enquêteur doté de pouvoirs importants (art. 122 du code) et celui de dénonciateur ou plaignant devant le comité de discipline (art. 128 du code).
38 L’importance de ce « double rôle » doit nécessairement guider l’interprétation de l’art. 122. Le dépôt d’une plainte devant le comité de discipline peut constituer l’aboutissement de l’enquête du syndic. Pour le professionnel en cause, ce seul dépôt entraîne parfois des conséquences graves pour sa réputation et pour l’exercice de ses activités professionnelles. Pour agir avec efficacité, mais dans le souci et le respect des droits de tous les intéressés durant son enquête, le syndic doit être en mesure d’exiger les documents et renseignements pertinents de toute personne et non seulement d’un professionnel, comme le conclut la Cour d’appel. L’obtention de renseignements en possession de tiers paraît souvent essentielle à la conduite efficace de l’enquête du syndic. Bien que seul le professionnel accusé d’une infraction déontologique puisse éventuellement être cité devant le comité de discipline les situations susceptibles de provoquer des plaintes disciplinaires impliqueront fréquemment une tierce partie, d’une manière ou d’une autre.
39 L’infraction pour laquelle certains pharmaciens font l’objet d’une enquête en l’espèce, i.e. « recevoir [. . . un] avantage, ristourne ou commission » (art. 3.05.06 du Code de déontologie), ne fait pas exception. L’avantage est reçu d’une autre personne. Un processus d’enquête concernant la commission d’une infraction devrait donc logiquement prévoir l’assujettissement des tiers. D’autres exemples illustrent cette nécessité. Un syndic pourrait avoir besoin d’obtenir des renseignements d’une infirmière ou d’un préposé, témoins de certains événements, afin de déterminer si une plainte pour harcèlement sexuel doit être portée contre un médecin. L’enquête d’un syndic pourrait exiger l’accès à des renseignements détenus par une banque ou un comptable sur l’utilisation dérogatoire d’un compte en fidéicommis par un avocat.
c) Les inconvénients de l’interprétation de Pharmascience
40 Pharmascience prétend qu’une interprétation large de l’art. 122 et des pouvoirs d’enquête du syndic rendrait inutiles certaines des fonctions du comité de discipline. Son raisonnement se résume en quelques propositions. En vertu des art. 146 et 147 C. prof., le comité de discipline peut assigner et contraindre des témoins. Il a le droit également d’exiger la production de documents. Selon Pharmascience, si l’on reconnaît au syndic le pouvoir d’exiger d’un tiers des documents lors de l’enquête, « le rôle inquisitoire du comité de discipline ferait double emploi avec les fonctions d’un syndic ».
41 À mon avis, cet argument ne tient pas compte de la situation des membres d’un ordre professionnel dans le contexte de l’application de l’art. 122 et dans le déroulement d’une procédure disciplinaire depuis l’ouverture d’un dossier par le syndic jusqu’à la décision du comité de discipline. À l’égard des professionnels, l’exercice des fonctions du syndic et du comité de discipline peut entraîner des interventions successives. Le syndic exerce d’abord des pouvoirs d’enquête pour déterminer s’il y a matière à plainte. En cas de dépôt d’une plainte, le comité de discipline tient ensuite des audiences au cours desquelles il examine le bien-fondé de la plainte. À chaque étape, une enquête a lieu, mais dans un cadre juridique différent et pour des fins distinctes.
42 Sur le plan de l’équité de l’ensemble de la procédure disciplinaire ainsi que de la protection des droits et de la réputation de tous les intéressés, on comprend difficilement les avantages que présenterait la position défendue par Pharmascience selon laquelle l’obtention de documents ou d’informations de tiers ne deviendrait possible qu’après le dépôt d’une plainte disciplinaire devant le comité de discipline. Il semble de loin préférable, spécialement pour le professionnel en cause, de permettre au syndic qui effectue l’enquête d’accéder à l’ensemble des renseignements nécessaires avant qu’un processus contradictoire devant un tribunal administratif soit enclenché. À cet égard, le fait que le comité de discipline soit doté de pouvoirs d’instruction ne signifie aucunement qu’il faille interpréter restrictivement les moyens dont dispose le syndic dans la conduite de son enquête. Ces deux instances jouent des rôles différents et complémentaires : en effet, la qualité de la preuve présentée devant le comité de discipline est grandement tributaire de l’efficacité de l’enquête du syndic. En ce sens, l’interprétation que préconise Pharmascience favorisait le dépôt de plaintes hâtives et même inutiles devant le comité de discipline. Il est dans l’intérêt de tous de s’assurer qu’un syndic qui dépose une plainte disciplinaire connaisse en détail les reproches adressés au professionnel et dispose d’une preuve complète. Les exigences d’équité procédurale contenues dans la loi prévoient d’ailleurs l’obligation de communiquer cette preuve au professionnel.
3. Conditions d’exercice du pouvoir de l’art. 122
43 Les termes utilisés à l’art. 122 C. prof. balisent le pouvoir du syndic : ce dernier ne pourra exiger la transmission de renseignements ou documents qu’« à la suite d’une information à l’effet qu’un professionnel a commis une infraction ». Ils exigent une cause suffisante pour la demande et ne permettent pas les « expéditions de pêche ».
44 Le Code ne précise pas la teneur ou la source de l’information susceptible de justifier la tenue d’une enquête. Règle générale, un membre du public contactera un ordre professionnel afin de se plaindre au sujet d’un professionnel. En établissant comme condition préalable l’obtention d’une « information », le législateur envisageait toutefois que la commission probable d’une infraction puisse être portée à la connaissance d’un syndic par d’autres moyens. La solution contraire aurait étonné en raison du rôle conféré au syndic, qui peut agir de sa propre initiative. Rien ne s’oppose donc à ce qu’un syndic prenne connaissance par lui-même, par exemple à la lecture de journaux ou d’actes de procédure judiciaire, des informations susceptibles de donner ouverture à une enquête.
45 L’information sur laquelle se fonde un syndic doit laisser soupçonner la commission d’une infraction. À ce stade, il n’est toutefois pas nécessaire que le syndic soit en mesure d’identifier précisément les professionnels soupçonnés. Le processus individualisé prévu par le Code des professions est l’institution d’une plainte disciplinaire devant le comité de discipline. L’enquête du syndic se situe en amont et vise à déterminer si une plainte doit être déposée. Pharmascience prétend que l’enquête du syndic en l’espèce ressemble à une commission d’enquête en raison de son ampleur. Or, soutient-elle, le comité d’inspection professionnelle a pour mission de surveiller l’exercice de la profession et le Bureau de chaque ordre a pour mission de veiller de façon générale au respect des normes légales, réglementaires et déontologiques. Pharmascience s’appuie sur un arrêt de la Cour d’appel du Québec, Beaulne, afin de défendre la thèse suivant laquelle les actions du syndic Binet débordent le rôle que lui confère le Code. La Cour d’appel a considéré à tort que cet arrêt s’appliquait au présent dossier.
46 En effet, la situation juridique et les faits examinés dans les deux affaires se distinguent nettement. Dans l’arrêt Beaulne, le syndic de l’Ordre des optométristes, se fondant sur l’art. 122, avait fait parvenir indistinctement à tous les membres de l’Ordre un questionnaire afin de vérifier leur association avec un opticien d’ordonnances. Les optométristes devaient y répondre sous peine de sanctions. Déclarant que l’envoi de ce questionnaire outrepassait les pouvoirs du syndic, la Cour d’appel soulignait que le fait pour un optométriste de s’associer avec un opticien ne constituait pas une infraction :
Ce débat judiciaire s’inscrit dans un différend qui oppose, au sein de la profession d’optométrie, deux conceptions de la pratique de cette profession. D’un côté, d’aucuns estiment que l’optométriste doit rester autonome et indépendant; d’un autre côté, certains pensent au contraire que l’optométriste peut avoir intérêt à pratiquer sa profession conjointement ou en relation étroite avec un opticien d’ordonnances. [p. 2344]
C’est dans cette optique que la Cour d’appel, dans Beaulne, rappelait que le pouvoir d’enquête du syndic n’est pas illimité et que son intervention, dans cette affaire, aurait relevé plutôt de la compétence du comité d’inspection professionnelle chargé de la surveillance de l’exercice de la profession. La Cour d’appel mentionnait à ce propos :
Or, l’article 122 du Code des professions précité ne permet au syndic de faire enquête que dans des circonstances et à des conditions spécifiques. La loi ne lui confère pas un pouvoir général et discrétionnaire mais, au contraire, un pouvoir spécifique et limité. Il faut, en effet, qu’il existe une information à l’effet qu’un professionnel a commis une infraction. Dans l’espèce qui nous occupe, le syndic, par le biais de ce questionnaire, se trouve donc à faire enquête sur tous les optométristes et sans aucune information préalable. Qui plus est, rien dans la loi ou les règlements n’interdit l’exercice de l’optométrie dans le même établissement ou conjointement avec un opticien d’ordonnances. Je suis donc d’avis que le syndic n’a pas le pouvoir de procéder à une enquête aussi générale avec en plus l’ordre d’y répondre sous menace de sanction disciplinaire. Je ne puis souscrire à l’idée (puisque nous sommes en matière disciplinaire où donc les droits fondamentaux d’un éventuel contrevenant doivent être respectés) que le législateur, malgré les précisions qu’il a apportées à l’article 122 au mandat du syndic, a entendu lui donner également des pouvoirs illimités de faire enquête en en prenant lui‑même l’initiative, sans qu’il y ait d’information, simplement parce que sa fonction consiste généralement à surveiller l’exercice de la profession et à défendre l’intérêt public. [Je souligne; p. 2346.]
47 Dans Beaulne, le syndic ne possédait donc pas d’informations à partir desquelles il pouvait rationnellement soupçonner la commission d’une infraction. Cet arrêt ne nous apprend rien que l’art. 122 n’affirme pas d’emblée et ne fait que confirmer qu’une information préalable est nécessaire à l’ouverture d’une enquête. Le syndic Binet bénéficiait, quant à lui, d’informations fiables provenant d’une instance gouvernementale et d’actes de procédure judiciaire. Le présent dossier comporte toutefois deux particularités qui ont pu amener la Cour d’appel à l’assimiler à l’arrêt Beaulne : (1) l’enquête du syndic concerne un nombre exceptionnellement élevé de professionnels; et (2) le syndic ne possède pas leurs noms. Ces caractéristiques ne sont toutefois pas déterminantes. Même s’il n’est pas encore en mesure de spécifier des noms, le syndic Binet possède des informations qui lui permettent de soupçonner l’existence de pharmaciens fautifs; il en connaît d’ailleurs le nombre approximatif. Le syndic se base sur des faits qui lui fournissent une base raisonnable pour entreprendre son enquête. L’envergure de cette dernière ne la rend pas aléatoire. Loin de porter sur un débat éthique au sein de la profession qui serait davantage du ressort d’un comité d’inspection professionnelle (comme c’était le cas dans Beaulne), l’enquête du syndic vise des allégations de manquements non équivoques au Code de déontologie. Or, le syndic a non seulement la compétence mais le devoir d’intervenir afin de protéger le public. Le simple fait que l’enquête vise à déterminer l’identité des contrevenants, plutôt que les circonstances spécifiques de l’infraction comme lors d’une situation plus typique, n’est pas décisif. En fait, c’est précisément pour être en mesure d’entamer des recours disciplinaires que le syndic exige que Pharmascience lui communique certains documents.
48 Pour des raisons similaires, les circonstances du présent dossier ne remettent pas en cause le principe dégagé par notre Cour dans l’arrêt Richardson. Interprétant un pouvoir ministériel prévu à la Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, qui permettait d’exiger de quiconque « tout renseignement supplémentaire », notre Cour avait alors conclu que ce pouvoir ne devait être utilisé qu’à l’égard d’une enquête sérieuse sur l’assujettissement à l’impôt d’une seule ou de plusieurs personnes déterminées. Le pouvoir ne pouvait servir à effectuer une « recherche à l’aveuglette » (p. 625) sur des clients d’un courtier qui ne faisaient pas l’objet d’une enquête véritable :
Si l’assujettissement à l’impôt d’un seul ou de plusieurs de ses clients faisait l’objet d’une enquête véritable, le Ministre aurait alors manifestement le droit, en vertu du par. 231(3), de choisir l’appelante, même si cela avait pour effet de divulguer les opérations commerciales de contribuables innocents. Mais elle ne peut pas, à mon avis, être choisie en d’autres circonstances. Elle ne peut pas être forcée [. . .] à fournir des échantillons au hasard . . . [p. 625‑626]
Contrairement à la démarche critiquée dans l’arrêt Richardson, le syndic Binet ne recherche pas ici des renseignements au hasard. Il mène une enquête véritable et sérieuse à l’égard de pharmaciens à propos desquels il a des motifs raisonnables de soupçonner la réception de ristournes et autres avantages. L’enquête porte sur un groupe de personnes déterminé, et Pharmascience n’a pas été choisie au hasard.
4. Justification du recours à l’art. 122
49 Comme le juge Déziel, j’estime que nous ne sommes pas ici en présence d’une expédition de pêche et que le syndic Binet disposait d’une base factuelle raisonnable justifiant l’ouverture de son enquête. En plus des informations obtenues sur les chiffres avancés par les médias et par l’Ordre, selon lesquels 85 pour 100 des pharmaciens propriétaires du Québec auraient touché des avantages ou ristournes, le syndic a reçu des communications personnelles du directeur général de la RAMQ qui lui fournissaient aussi des motifs raisonnables de croire que des pharmaciens avaient manqué à leurs obligations déontologiques (affidavit du syndic du 14 novembre 2003, d.a., p. 253 et suiv.).
50 En juin 2003, le syndic se prévaut donc de l’art. 122 et s’adresse à Pharmascience, l’un des fabricants de médicaments génériques poursuivis par la RAMQ, afin de connaître le détail exact des biens ou avantages qu’auraient reçus ou dont auraient bénéficié chacun de ses clients pharmaciens. Pharmascience refuse de transmettre les renseignements que le syndic réclame. Quelques semaines plus tard, le syndic fait également parvenir au pharmacien Morris Goodman, administrateur de Pharmascience, une demande visant l’obtention des mêmes renseignements. Le syndic agit alors sur la foi d’informations selon lesquelles ce dernier aurait été personnellement impliqué dans la mise sur pied du système de rabais. M. Goodman refuse également de communiquer tout renseignement. Le syndic s’adresse aussi à un échantillonnage de 175 pharmaciens propriétaires. Ces derniers tentent alors de bloquer son enquête par une demande d’injonction que la Cour supérieure rejettera plus tard. Le syndic doit donc enquêter, mais il lui est impossible de mener à bien son enquête s’il n’obtient pas les renseignements concernant l’identité des pharmaciens fautifs. Devant une requête pour jugement déclaratoire contestant la portée de ses pouvoirs, il demande donc lui-même une injonction pour contraindre les intimés à coopérer à son enquête.
E. Le recours à l’injonction
51 Bien qu’elle ait reconnu la compétence de la Cour supérieure pour prononcer une injonction en l’espèce, la Cour d’appel estima sa délivrance inopportune (par. 62). Cette conclusion ne se justifiait pas dans les circonstances du présent dossier. Il importe, alors, pour analyser le jugement de la Cour d’appel, de revoir les mécanismes de sanction des droits, obligations et pouvoirs créés par le Code des professions.
1. L’injonction pénale du Code des professions
52 La procédure qui sanctionne le refus d’un tiers de communiquer des documents au syndic met en jeu plusieurs dispositions du Code des professions, notamment ses art. 114, 122, 188 et 191. L’article 114 établit l’interdiction générale de refuser de transmettre un document nécessaire à la poursuite d’une enquête disciplinaire. Le dernier paragraphe de l’art. 122 précise que cette interdiction s’applique aux demandes du syndic. L’article 188 prévoit que toute personne contrevenant à l’une des dispositions du Code des professions commet une infraction. Par l’effet combiné des art. 122 et 188, un tiers qui refuse de transmettre les documents réclamés par le syndic commet donc une infraction passible d’une amende d’au moins 600 $ et d’au plus 6 000 $. En cas de répétition de toute infraction pénale prévue au Code des professions et après que des poursuites pénales aient été intentées, l’art. 191 permet au procureur général ou, après autorisation de ce dernier, à un ordre professionnel d’obtenir une injonction interlocutoire, et par la suite finale, afin de faire cesser la commission de l’infraction.
2. La recevabilité du recours général en injonction comme mécanisme d’appui à l’exercice des pouvoirs de l’ordre
53 Invoquant l’arrêt City of Montreal c. Morgan (1920), 60 R.C.S. 393, Pharmascience prétend que, puisque la loi ne l’y autorise pas expressément et prévoit même d’autres modes de sanctions, le syndic n’a pas le droit de s’adresser à la Cour supérieure afin d’obtenir une injonction. La Cour d’appel considérait elle aussi que l’arrêt Morgan rendait inopportune la délivrance d’une injonction en vertu du Code de procédure civile. Toutefois, cet arrêt n’a pas la portée restrictive que lui prêtent Pharmascience et la Cour d’appel. J’estime même qu’il appuie plutôt la thèse contraire suivant laquelle le syndic pouvait requérir une injonction de droit commun.
54 L’arrêt Morgan créait une exception au principe général qui rend le droit commun inapplicable lorsqu’une loi particulière prévoit une obligation et les sanctions qui s’y rattachent. Dans cet arrêt, une personne ayant construit un immeuble en contravention aux règlements municipaux prétendait qu’en l’absence d’autres procédures prévues par la loi, la condamnation à l’amende constituait la seule sanction que la Ville de Montréal pouvait rechercher. Il importe de reprendre ici les remarques du juge Anglin sur lesquelles repose cette partie du présent débat :
[traduction] À quelles conséquences la contravention du défendeur au règlement no 570 l’expose-t-elle? Il soutient qu’il n’encourt que la peine prévue par le règlement et que les demandeurs n’ont aucun autre moyen d’assurer l’application du règlement. Or, quand bien même elle le voudrait, une personne ne peut acquérir ainsi le droit de désobéir à la loi. L’intérêt public interdit que l’infliction de la peine constitue le seul recours en cas de contravention à un tel règlement et il exige que la réglementation soit appliquée. La règle d’interprétation générale selon laquelle, lorsqu’un texte législatif crée une nouvelle obligation et prévoit un moyen particulier d’en sanctionner l’exécution, aucun autre moyen ne peut être utilisé pour en assurer le respect (Doe d. Murray c. Bridges [1 B. & Ad. 847, p. 849]) est évidemment bien établie. Cependant, cette règle s’applique plus uniformément aux textes législatifs qui créent des droits privés qu’à ceux qui imposent des obligations publiques. Atkinson c. Newcastle Waterworks Co. [2 Ex. D. 441, p. 448]. De plus, la question de savoir si la règle générale doit prévaloir ou si une exception à cette règle doit être reconnue dépend de la portée et du libellé du texte législatif qui crée l’obligation. Pasmore c. Oswaldtwistle Urban District Council [[1898] A.C. 387, p. 397‑398,] lord Macnaghten. Il faut examiner les dispositions et l’objet du texte législatif. Vallance c. Falle [13 Q.B.D. 109, p. 110]; Brain c. Thomas [50 L.J.Q.B. 662, p. 663].
En l’espèce, l’objet et la portée du règlement no 570 indiquent clairement, selon moi, que la perception de l’amende prescrite n’est pas censée constituer le seul recours possible pour en assurer l’application. Un manquement à l’obligation qu’il impose tombe sous le coup de l’article 1066 [du Code civil], comme le souligne mon collègue le juge Mignault. [Je souligne; p. 406-407.]
55 Ainsi, l’arrêt Morgan pose une limite au principe général d’exhaustivité des sanctions prévues par une loi particulière : on ne peut conférer à une personne la possibilité d’acheter le droit d’enfreindre la loi à répétition sans autre conséquence. Pour éviter l’application de cette exception, la Cour d’appel juge que Pharmascience n’a pas enfreint la loi à répétition et n’a fait que contester l’applicabilité de l’art. 122 C. prof. aux tiers. De plus, rien n’indiquerait que Pharmascience aurait refusé de fournir les documents après une décision finale défavorable à l’égard d’une plainte pénale. Enfin, selon la Cour d’appel, le Code des professions, contrairement à la loi en cause dans Morgan, ne prévoit pas que le versement d’une amende est la seule sanction du refus du tiers de communiquer des documents : l’art. 191 envisage l’obtention d’une injonction afin de faire cesser la commission d’infractions répétées.
56 À mon avis, le principe dégagé par l’arrêt Morgan ne saurait être limité aux situations où une peine pécuniaire constitue l’unique sanction envisagée par une loi. Certains auteurs lui attribuent d’ailleurs une portée plus large :
Cet arrêt et ce commentaire du juge Anglin furent plusieurs fois repris et interprétés comme signifiant que l’autorité publique peut s’adresser à la Cour supérieure pour y obtenir une ordonnance de faire ou de ne pas faire lorsque l’intérêt public l’exige, soit pour assurer l’ordre public ou la sécurité du public soit pour faire cesser des violations répétées de la loi. [Je souligne.]
(P.-A. Gendreau et autres, L’injonction (1998), p. 182-183)
57 En droit judiciaire québécois, l’existence d’un recours spécifique ne ferme pas la porte à l’injonction ordinaire de droit commun prévue à l’art. 751 C.p.c., particulièrement lorsque l’intérêt public en requiert la délivrance. Il appartiendra au juge de la Cour supérieure d’examiner l’impact du recours spécifique prévu dans une autre loi. L’existence de ce recours constituera l’un des éléments de l’ensemble des circonstances que le juge devra soupeser afin de décider si elles justifient d’accorder l’ordonnance demandée. C’est ce que concluent également les auteurs précités :
La théorie dite de l’épuisement des recours n’est pas en soi un critère additionnel. Elle participe de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour dans l’application des critères usuels en matière d’injonction . . . [p. 183]
En l’espèce, le juge Déziel pouvait alors légitimement conclure que compte tenu de la situation dans laquelle se trouvait le syndic, l’existence du recours spécifique prévu au Code des professions ne s’opposait aucunement à la délivrance d’une injonction permanente. Aucun principe de droit pertinent ne lui interdisait de prononcer cette ordonnance.
58 Les termes utilisés par le juge Anglin dans Morgan, afin de nuancer l’application stricte du principe d’exclusivité des sanctions spécifiques, militent en faveur de cette solution. Le juge mentionne premièrement que le principe s’applique davantage aux lois qui créent des droits privés qu’à celles qui imposent des devoirs publics. Il se référait alors à l’arrêt Atkinson c. Newcastle Waterworks Co., [1874‑80] All E.R. Rep. 757, où la Cour d’appel anglaise avait distingué l’affaire Couch c. Steel (1854), 3 El. & Bl. 402, 118 E.R. 1193 (B.R.), qui portait sur l’obligation du propriétaire d’un navire de fournir aux marins des réserves suffisantes de médicaments ([traduction] « ce cas est différent de celui où un devoir public général est imposé » : Atkinson, p. 761). Le juge Anglin mentionnait également que la création d’une exception dépendait de la portée et du langage de la loi créant l’obligation (se référant alors à Pasmore c. Oswaldtwistle Urban District Council, [1898] A.C. 387 (H.L.), où lord Macnaghten affirmait que [traduction] « [l]a question de savoir si la règle générale doit prévaloir ou si une exception à la règle générale doit être reconnue [dans un cas particulier] dépend de la portée et du libellé du texte législatif [. . .] ainsi que de considérations de politique et de commodité » (p. 397-398 (je souligne)). Finalement, le juge Anglin précisait que les dispositions et l’objectif de la loi devaient être considérés.
59 Le rôle du syndic d’un ordre professionnel constitue clairement un devoir public. La mission première du syndic est d’enquêter sur la conduite des professionnels afin de protéger les individus bénéficiant de leurs services. La portée du Code des professions et le langage qui y est utilisé traduisent cet objectif qu’illustre le libellé de l’art. 23. Comme nous l’avons vu, des considérations de politique judiciaire militent également en faveur de la reconnaissance du droit du syndic d’obtenir tous les renseignements nécessaires à la poursuite efficace de son enquête et à sa décision finale de porter ou non des plaintes disciplinaires.
60 Les tribunaux québécois ont d’ailleurs reconnu que l’existence d’une sanction spécifique dans une loi particulière n’excluait pas la délivrance d’une injonction de droit commun lorsque les circonstances l’exigent. Par exemple, dans Coutu c. Ordre des pharmaciens du Québec, [1984] R.D.J. 298, la Cour d’appel prononçait une telle ordonnance afin de faire cesser la violation « flagrante, persistante, systématique et délibérée » des règlements de l’Ordre concernant la publicité qui se poursuivait même après que des plaintes eurent été déposées. Bien que cet arrêt s’inscrive dans l’exception consacrée dans Morgan concernant la faculté d’acheter le droit d’enfreindre la loi, le juge Jacques émettait des commentaires plus généraux sur les circonstances justifiant une Cour supérieure d’accorder une injonction en dépit de la présence de recours pénaux spécifiques :
Il faut donc que l’ensemble des faits soumis à la Cour indique une situation exceptionnelle où l’intérêt public est atteint comme dans les cas de déclarations répétées de culpabilité sans que cela ait un effet sur le contrevenant ou, comme dans les cas d’infractions à un règlement de zonage qui affectent les droits des résidents d’une zone, ou encore dans les cas où la sécurité du public est mise en danger, et cela, même avant épuisement des remèdes prévus par le législateur.
. . .
Si tant est qu’une constante puisse se dégager de ces décisions, c’est qu’il faut une atteinte aux droits du public ou à l’ordre public. La sévérité des pénalités pour outrage au tribunal, conséquence d’une désobéissance à une injonction, est telle que ce que l’on cherche à prohiber doit être disproportionné en regard des pénalités prévues spécifiquement par le législateur, d’où la nécessité de tenir compte du préjudice en regard de la nature du droit invoqué et de sa certitude. [Je souligne; p. 313.]
61 Placé devant des faits analogues dans Ordre des optométristes du Québec c. Vision Directe Inc., [1985] C.S. 116, le juge Gonthier, alors à la Cour supérieure du Québec, avait accepté de prononcer une injonction en raison de l’inefficacité des recours disciplinaires paralysés par les multiples procédures engagées par voie d’évocation et d’action en nullité par les professionnels en cause. Le juge Gonthier écrivait à cette occasion :
L’Ordre des optométristes du Québec agit en tant que corps public pour faire respecter une loi d’ordre public qui vise la protection du public consommateur, dans le cas présent en matière de lentilles ophtalmiques c’est-à-dire d’instruments qui sont des nécessités de la vie pour une très grande partie de la population. Sa fonction dans ce domaine particulier est donc assimilable à celle du procureur général pour la défense de l’ordre public. Le pouvoir discrétionnaire du Tribunal d’accorder une injonction pour faire respecter les dispositions pénales ou disciplinaires à la demande du procureur général est reconnu si le remède statutaire est inefficace ou encore s’il y a eu violation répétée de la loi. Le cas présent n’en est pas un où les défendeurs ont été condamnés à de multiples reprises et se seraient mis dans une situation d’acheter leur paix en payant de multiples amendes comme on en retrouve fréquemment dans la jurisprudence.
Les demandeurs invoquent plutôt l’inefficacité du remède statutaire attribuable aux multiples recours en évocation qui retardent indûment l’aboutissement du recours disciplinaire et le fait que dans l’intérim, les défendeurs ont publié une deuxième circulaire qui par sa large distribution mine la capacité de l’Ordre de faire respecter sa réglementation. Effectivement, ce genre de publicité est contraire au règlement de déontologie de l’Ordre et à son esprit qui vise à ne permettre qu’une publicité informative en excluant une publicité incitative à la consommation, ceci comme moyen d’assurer la qualité du service professionnel en minimisant l’aspect commercial. La présente espèce est de même nature que celles qui ont donné lieu à l’émission d’injonctions en matière de publicité professionnelle pour les pharmaciens et pour les avocats. [Je souligne; p. 119.]
62 Appliquant le cadre d’analyse établi par le juge Gonthier, certaines décisions ont spécifiquement conclu que l’inefficacité du recours prévu par l’art. 191 C. prof. pouvait dans certaines circonstances rendre nécessaire le recours à l’injonction de droit commun : Deveault c. Centre Vu Lebel & Des Roches Inc., C.S. Montréal, no 500-05-003478-854, 24 mai 1985 (le juge Dugas); Ordre des optométristes du Québec c. United States Shoe Corp., SOQUIJ AZ-89021102 (C.S.) (le juge Flynn). Dans Barreau du Québec c. Descôteaux, SOQUIJ AZ-95021889, le juge Forget, alors à la Cour supérieure, adoptait également le raisonnement du juge Gonthier et refusait de déclarer irrecevable une demande d’injonction au motif qu’elle faisait double emploi avec les procédures pénales prévues à l’art. 191 C. prof. Le juge Forget concluait toutefois que, lorsque les conditions d’application de cette disposition étaient réunies, il fallait utiliser ce recours. Je suis d’accord avec cette réserve.
3. Le contrôle du juge de l’injonction sur les difficultés inhérentes à la communication des renseignements et quant à la protection des intérêts des parties
63 L’importance et le poids des recours et peines prévus dans la loi particulière sera fonction du contexte particulier de l’espèce. En définitive, un juge devra évaluer si l’intérêt public exige la délivrance d’une injonction afin de faire cesser une violation à la loi et ce malgré le fait qu’un autre recours soit prévu. Dans les circonstances qui ont provoqué le présent litige, l’injonction visant à prévenir la commission d’infractions pénales à répétition prévue à l’art. 191 C. prof. n’aurait pas été un recours approprié et efficace. Le syndic ne se trouvait pas à proprement parler dans un cas de violations répétées et aucune poursuite pénale n’avait été intentée. Qui plus est, l’introduction de telles procédures aurait exigé l’autorisation préalable du procureur général, le syndic ne pouvant agir seul. Un juge pouvait donc conclure que l’importance du Code des professions et de l’enquête du syndic pour la protection du public pouvaient difficilement s’accommoder des exigences et des délais inhérents à ce recours spécifique. Un remède prompt et efficace au défaut de coopération à l’enquête du syndic s’imposait pour permettre à ce dernier et à l’Ordre des pharmaciens de satisfaire à leur obligation de diligence en matière disciplinaire. J’ajoute que le juge de l’injonction peut régler les problèmes que poserait éventuellement la communication des informations demandées aux tiers en définissant les obligations de ceux-ci ainsi que les modalités de leur exécution, pour dissiper toute crainte que l’ordonnance d’injonction ne déclenche l’excursion de pêche appréhendée par les intimés.
4. Bien-fondé de la demande d’injonction dans les circonstances
64 J’estime que le juge Déziel a correctement exercé sa discrétion d’accorder l’injonction que demandait le syndic Binet. Une interprétation exacte de l’art. 122 C. prof. conférait au syndic le droit d’exiger de Pharmascience la transmission des documents concernant le versement de ristournes et autres avantages. À l’évidence, le syndic, qui se voit confier le mandat de protéger le public, avait l’intérêt requis pour intenter ce recours. L’impossibilité pour le syndic d’agir seul, dans le cadre du recours spécifique prévu à l’art. 191 C. prof., rendait d’autant plus utile et nécessaire le recours à l’injonction de droit commun.
65 Dans l’analyse du préjudice sérieux, il faut à mon avis éviter de considérer la demande de communication du syndic en vase clos. Il ne s’agit pas seulement ici de l’intérêt du syndic ou de l’ordre professionnel dans la transmission des documents mais aussi celui qu’ont les consommateurs de médicaments québécois à transiger avec des pharmaciens qui ne se trouvent pas en conflit d’intérêts. Dans un domaine aussi spécialisé, qui met directement en cause des impératifs de santé publique, il ne faut pas sous-estimer la gravité du risque que des pharmaciens privilégient leurs propres intérêts plutôt que celui des patients dans le choix de certains médicaments. On doit aussi constater, comme l’a fait le juge Déziel, que si les informations dont le syndic disposait s’avéraient fondées, le système de ristournes en cause en l’espèce exploitait les ressources du trésor public destinées aux soins de santé de tous les Québécois. Certains éléments de preuve indiquaient d’ailleurs que les versements de ristournes continuaient malgré l’institution des procédures par la RAMQ (d.a., p. 203-204).
66 L’analyse du préjudice sérieux découlant d’une infraction au Code des professions doit tenir compte du caractère d’ordre public de cette loi. Les commentaires du juge Brossard dans Ordre des pharmaciens du Québec c. Meditrust Pharmacy Services Inc., [1994] R.J.Q. 2833, une affaire où la Cour d’appel accordait une injonction contre une entreprise faisant la vente de médicaments à distance, sont éclairants :
Ce qui frappe, à première vue, à la lecture du jugement entrepris, c’est que le premier juge ne semble en aucun moment avoir pris en considération dans l’appréciation du préjudice et de la balance des inconvénients le fait que l’appelant n’exerce, sous l’autorité du Code des professions et de Loi sur la pharmacie, qu’une mission d’ordre et d’intérêt public, qui lui a été déléguée par l’État, soit celle de contrôler et de surveiller l’exercice de la pharmacie au Québec.
Dans ce cadre, le préjudice à considérer est celui susceptible d’être causé à l’ordre public, et non celui à être causé à l’Ordre des pharmaciens, et les inconvénients à considérer ou à mettre dans la balance, en l’absence d’un droit clair et incontestable, sont ceux, d’une part, d’une société commerciale qui n’en allègue aucun spécifique si l’injonction devait être accordée, et ceux, d’autre part, qui relèvent de l’intérêt et de l’ordre public. [Je souligne; p. 2836.]
Le juge Brossard poursuivait en précisant que, dans certains cas, l’existence du préjudice sérieux nécessaire pour la délivrance d’une injonction pourra s’inférer du seul fait de la violation du Code des professions :
Extension de l’état dont il a hérité, par délégation de pouvoir, de la mission de faire respecter les dispositions tant du Code des professions que de la Loi sur la pharmacie, en regard de tous les aspects de l’exercice de cette profession, l’appelant a non seulement le pouvoir, mais également le devoir de faire respecter ces dispositions. La présente injonction s’insère dans le cadre de cette mission d’ordre et d’intérêt publics. Dans la mesure où il a établi prima facie son apparence sérieuse de droit au mérite, la violation continuelle des dispositions d’ordre public du Code des professions et de la Loi sur la pharmacie, pendant l’instance, et jusqu’à l’adjudication finale au fond constitue, en soi, un préjudice suffisant pour justifier l’octroi d’une injonction dont le seul objet est d’imposer, de façon temporaire, pendant l’instance, le respect par l’intimée des dispositions de la loi. [Je souligne; p. 2839.]
67 Comme je l’ai déjà mentionné, la présente affaire ne met pas en cause le type de récidives ou d’actes de mauvaise foi qui caractérisent certains des cas de délivrance d’une injonction de droit commun que j’ai passés en revue. Ainsi que le confirme la jurisprudence sur le sujet, la démonstration de telles situations n’est pas indispensable. Lorsque l’intérêt public est en jeu, la multiplication de procédures de contestation peut rendre nécessaire le recours à l’injonction du Code de procédure civile. À la lumière de la preuve des difficultés qu’éprouvait le syndic Binet à obtenir les documents essentiels à son enquête, le juge Déziel prit en compte les procédures de contestation de Pharmascience qui s’étalèrent sur une période de sept mois et furent portées en appel jusque devant notre Cour qui rejeta une demande de sursis (C.S.C., no 30188, 17 mars 2004). Dans l’exercice de sa discrétion, le juge Déziel était en droit de conclure que les refus de Pharmascience et son comportement visaient à paralyser l’enquête du syndic Binet. La Cour d’appel n’était pas justifiée de remettre en cause cette conclusion.
68 À mon avis, la Cour d’appel a aussi décidé à tort que le juge du procès aurait dû considérer d’autres méthodes par lesquelles, selon son opinion, le syndic Binet aurait pu tenter d’obtenir les noms des pharmaciens nécessaires à son enquête disciplinaire. Ainsi, la Cour d’appel estimait que le syndic aurait pu attendre que les informations soient divulguées dans le cadre des poursuites civiles intentées par la RAMQ contre les fabricants ou lors des auditions des plaintes devant le comité de discipline qui a le pouvoir d’exiger la production de documents au moyen de subpoena duces tecum.
69 Aucune de ces options ne permettait au syndic Binet de mener une enquête diligente, efficace et complète. Le premier moyen est non seulement lent mais très aléatoire : je suis d’accord avec le syndic que rien ne garantit que les documents soient éventuellement accessibles. À titre d’exemple, un règlement hors cour pourrait prévoir que les documents ne soient jamais déposés. Quant au deuxième moyen, j’ai déjà mentionné la complémentarité de la preuve accumulée par le syndic et du dépôt d’une plainte disciplinaire. Le syndic est tenu d’enquêter sur des conduites dérogatoires alléguées et de porter plainte au comité de discipline, le cas échéant. Le syndic Binet annonce dans son affidavit du 14 novembre 2003 qu’il lui est impossible « de savoir précisément quels sont chacun des 1 340 des 1 575 pharmaciens propriétaires qui ont reçu des avantages ou des ristournes » (d.a., p. 255). Si l’on admet la légitimité de la démarche du syndic et la possibilité pour ce dernier de s’adresser à des tiers, il serait absurde de lui imposer le fardeau de prouver qu’il n’existe pas d’autres moyens d’obtenir certains renseignements ou celui de démontrer que ces moyens sont de facto irréalisables. Une telle approche empêcherait le syndic et l’Ordre des pharmaciens de remplir leur devoir de protection du public.
V. Conclusion
70 J’accueillerais donc l’appel avec dépens devant toutes les cours et je rétablirais ainsi l’ordonnance d’injonction prononcée par la Cour supérieure du Québec.
Version française des motifs des juges Fish et Abella rendus par
71 La juge Abella (dissidente) — Le public a le droit de savoir que les professionnels sur qui il compte agissent avec compétence et intégrité. C’est pour protéger l’intérêt du public en garantissant ce professionnalisme que des mécanismes comme ceux établis dans le Code des professions, L.R.Q., ch. C‑26 (« Code »), permettent de scruter la conduite des professionnels. Sur ce point, je suis d’accord avec mon collège le juge LeBel. Nous divergeons toutefois d’opinion sur la question de savoir comment doit s’exercer et à qui revient cette fonction de surveillance dans le contexte de ce régime législatif particulier.
72 Il ne fait aucun doute que l’objet premier du Code est la protection du public, mais cet objet s’exprime dans une disposition législative particulière sur les pouvoirs du syndic. Le syndic est confiné par l’art. 122 à la demande de renseignements se rapportant uniquement aux allégations qu’un professionnel a contrevenu au Code. Je ne vois rien dans cette disposition qui permette au syndic de faire une recherche à l’aveuglette. En l’espèce, le syndic ne disposait pas de ces renseignements. Je ne crois pas non plus qu’une injonction puisse être prononcée dans ces circonstances sans le consentement du procureur général.
73 L’article 122 du Code est ainsi libellé :
122. Le syndic et les syndics adjoints peuvent, à la suite d’une information à l’effet qu’un professionnel a commis une infraction visée à l’article 116, faire une enquête à ce sujet et exiger qu’on leur fournisse tout renseignement et tout document relatif à cette enquête. . .
L’article 114 s’applique à toute enquête tenue en vertu du présent article.
Il permet au syndic de faire une enquête « à la suite d’une information à l’effet qu’un professionnel a commis une infraction ». Il ne lui confère pas un pouvoir général d’enquête. Ce pouvoir est réservé au comité d’inspection du Bureau.
74 En toute déférence pour l’opinion contraire, j’estime que la présente espèce est régie par l’arrêt James Richardson & Sons Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1984] 1 R.C.S. 614. Dans cette affaire, la Cour a examiné les pouvoirs conférés au ministre par l’art. 231 de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970‑71‑72, ch. 63, selon lequel le ministre pouvait, pour l’application ou l’exécution de la Loi, exiger d’une personne qu’elle fournisse tout renseignement ou qu’elle produise tout document. S’appuyant sur cette disposition, le ministre a décidé de vérifier si les négociants en denrées à terme respectaient la Loi de l’impôt sur le revenu et a, de ce fait, demandé à un courtier travaillant dans ce domaine des renseignements sur ses clients. Celui‑ci a fourni certains renseignements, mais a refusé de fournir les renseignements qui permettent d’identifier ses clients. Le ministre a donc présenté une demande formelle en vertu de l’art. 231. La Cour a statué que le ministre n’avait pas le pouvoir de le faire :
Il me semble que ce que le Ministre tente d’accomplir en l’espèce, c’est‑à‑dire vérifier de manière générale si les négociants en denrées à terme observent la Loi, ne peut pas se faire au moyen d’une « recherche à l’aveuglette » faite, en vertu du par. 231(3) de la Loi, dans les affaires des clients d’un courtier. . .
. . . Si l’assujettissement à l’impôt d’un seul ou de plusieurs de ses clients faisait l’objet d’une enquête véritable, le Ministre aurait alors manifestement le droit, en vertu du par. 231(3), de choisir l’appelante, même si cela avait pour effet de divulguer les opérations commerciales de contribuables innocents. Mais elle ne peut pas, à mon avis, être choisie en d’autres circonstances. Elle ne peut pas être forcée, en application du par. 231(3), à fournir des échantillons au hasard aux fins de vérifier si la Loi est observée par l’ensemble de la catégorie. . . [p. 625‑626]
75 De même, dans Beaulne c. Kavanagh‑Lemire, [1989] R.J.Q. 2343, la Cour d’appel du Québec a conclu que le syndic a un pouvoir d’enquête spécifique et limité, mais non le pouvoir d’enquêter sur les pratiques de l’ensemble de la profession. Même si dans Beaulne la conduite visée par l’enquête ne constituait pas une infraction, la Cour d’appel a indiqué clairement que ce n’était pas pour cette seule raison qu’elle a jugé que le syndic avait outrepassé sa compétence :
Or, l’article 122 du Code des professions précité ne permet au syndic de faire enquête que dans des circonstances et à des conditions spécifiques. La loi ne lui confère pas un pouvoir général et discrétionnaire mais, au contraire, un pouvoir spécifique et limité. Il faut, en effet, qu’il existe une information à l’effet qu’un professionnel a commis une infraction. [En italique dans l’original; p. 2346.]
Autrement dit, le syndic doit disposer des renseignements selon lesquels un professionnel en particulier peut avoir commis une infraction précise.
76 Pour que l’enquête qu’il mène en vertu de l’art. 122 soit valide, le syndic doit avoir reçu des renseignements ou une plainte concernant la possibilité qu’un professionnel ou groupe de professionnels en particulier aient commis une infraction. La portée de cette enquête, me semble‑t‑il, est manifestement limitée par le caractère individualisé des audiences disciplinaires. Cette enquête disciplinaire individuelle, fondée sur la réception d’une plainte concernant un individu ou un groupe d’individus, se distingue des pouvoirs plus vastes du comité d’inspection du Bureau, à qui il incombe de surveiller la profession dans son ensemble et d’enquêter sur les questions la concernant.
77 Toutes les fois que le législateur a voulu attribuer de vastes pouvoirs d’enquête, il l’a indiqué expressément. L’article 112 du Code, par exemple, définit les vastes pouvoirs du comité d’inspection :
112. Le comité surveille l’exercice de la profession par les membres de l’ordre et il procède notamment à la vérification de leurs dossiers, livres, registres, médicaments, poisons, produits, substances, appareils et équipements relatifs à cet exercice ainsi qu’à la vérification des biens qui leur sont confiés par leurs clients. . .
À la demande du Bureau, le comité ou un de ses membres fait enquête sur la compétence professionnelle de tout membre de l’ordre indiqué par le Bureau; le comité ou un de ses membres peut aussi agir de sa propre initiative, à cet égard. . .
Le Bureau est aussi doté de pouvoirs de réglementation, qui lui permettent de mettre en oeuvre des solutions globales, ce qu’il a fait récemment en révisant le Code de déontologie des pharmaciens, R.R.Q. 1981, ch. P-10, r. 5, pour ce qui touche aux rabais et aux ristournes.
78 En l’espèce, le syndic, Jocelyn Binet, a ouvert une enquête pour tenter d’identifier les membres qui avaient commis une infraction. Il ne possédait aucun renseignement sur un pharmacien en particulier qui serait identifiable. Ce dont il disposait, c’étaient des renseignements généraux obtenus dans le cadre d’une poursuite, toujours en cours, intentée contre des sociétés pharmaceutiques fabriquant des médicaments génériques selon lesquels des pharmaciens, non désignés nommément, recevaient des ristournes.
79 Ce genre d’enquête générale visant à vérifier l’observation est tout à fait analogue à ce que la Cour a jugé dans Richardson comme étant interdit. En effet, tout comme dans cette affaire, où le ministre disposait de renseignements généraux sur l’inobservation de la part de certains négociants en denrées à terme, la préoccupation de M. Binet était seulement de nature générale. Et, comme dans Richardson, l’enquête menée par M. Binet constituait plutôt une recherche à l’aveuglette qu’une réponse à une plainte précise. Si de telles recherches ne sont pas autorisées en vertu du pouvoir plus étendu et plus général conféré au ministre par l’art. 231 de la Loi de l’impôt sur le revenu, il est difficile de voir comment elles pourraient l’être en vertu de l’art. 122 du Code.
80 Par conséquent, je conclus que le syndic ne possédait pas les renseignements nécessaires pour exercer le pouvoir d’enquête que lui confère l’art. 122.
81 Je conviens toutefois avec le juge LeBel que, dans les cas où l’art. 122 s’applique, le syndic peut obtenir de tiers des renseignements et des documents. Le libellé de la disposition est assez général pour englober les tiers, et je ne vois rien dans le reste du Code qui indique qu’il faut donner à la disposition une interprétation plus restrictive. Mais après avoir conclu que la disposition ne s’appliquait pas dans les circonstances de l’espèce, j’estime que M. Binet ne disposait d’aucun pouvoir dérivé lui permettant d’invoquer cette compétence.
82 En toute déférence, j’estime également qu’en l’espèce une injonction ne peut être prononcée sans le consentement du procureur général. Le mécanisme d’exécution prévu par le Code se dégage de l’interaction entre les art. 114, 122, 188 et 191. L’article 114, dont il est mentionné expressément qu’il s’applique à la procédure établie à l’art. 122, interdit à un professionnel de refuser de fournir les documents demandés en vertu du Code. Selon l’article 188, toute personne qui contrevient à une disposition du Code commet une infraction. Par l’effet conjugué de ces articles, commet une infraction tout tiers qui refuse de fournir des documents au syndic dans le cadre d’une enquête fondée sur l’art. 122. Le procureur général peut ainsi intenter des poursuites pénales en vertu de l’art. 191 :
191. Si une personne répète des infractions visées à l’un des articles 188, 188.1, 188.1.1, 188.1.2, 188.2 ou 188.3, le procureur général ou, après autorisation de ce dernier et sur résolution du Bureau ou du comité administratif de l’ordre intéressé, l’ordre, après que des poursuites pénales aient été intentées, peut requérir de la Cour supérieure un bref d’injonction interlocutoire enjoignant à cette personne, à ses dirigeants, représentants ou employés, de cesser la commission des infractions reprochées jusqu’à prononciation du jugement final à être rendu au pénal.
Après prononciation de ce jugement, la Cour supérieure rend elle‑même son jugement final sur la demande d’injonction.
83 M. Binet soutient que l’art. 751 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, confère à la Cour supérieure le pouvoir de prononcer une injonction en l’espèce. Cette disposition est ainsi libellée :
751. L’injonction est une ordonnance de la Cour supérieure ou de l’un de ses juges, enjoignant à une personne, à ses dirigeants, représentants ou employés, de ne pas faire ou de cesser de faire, ou, dans les cas qui le permettent, d’accomplir un acte ou une opération déterminés, sous les peines que de droit.
84 Bien que cette disposition confère à la Cour supérieure de vastes pouvoirs en matière d’injonction, il s’agit de savoir si ces pouvoirs cèdent le pas aux procédures particulières prévues par le Code des professions. C’est le cas à mon avis. J’estime que le Code définit de façon exhaustive les recours disponibles en cas de violation. L’article 191 établit les procédures à respecter en matière d’injonction. Le législateur a donc expressément indiqué que les injonctions ne peuvent être demandées en vertu du Code que dans certaines circonstances, à savoir lorsque le procureur général requiert ou autorise l’injonction et lorsqu’il y a répétition de l’infraction. Il est difficile de concilier la rigueur des exigences de l’art. 191 et la capacité du syndic de les contourner selon l’art. 122 en ne tenant aucun compte des contraintes procédurales imposées par le Code pour l’obtention d’une injonction.
85 La Cour supérieure et la Cour d’appel sont en désaccord quant à la question de savoir si Pharmascience avait déjà violé une disposition du Code en refusant de fournir les documents requis, si bien que la dernière condition de l’art. 191 était remplie. La Cour d’appel a conclu que, même si l’art. 122 s’appliquait à Pharmascience, l’octroi de l’injonction était prématuré puisque rien ne prouve qu’elle n’aurait pas obtempéré à une demande fondée sur l’art. 122 une fois que la cour aurait déclaré qu’elle était visée par cette disposition. Même en supposant que la demande d’injonction n’était pas prématurée, il ressort clairement de l’art. 191 que M. Binet ne pouvait présenter cette demande à la cour puisque le procureur général ne l’a ni autorisée ni requise.
86 Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Fish et Abella sont dissidents.
Procureurs de l’appelant Jocelyn Binet : Lavery, de Billy, Montréal.
Procureurs de l’appelant le procureur général du Québec : Bernard, Roy & Associés, Montréal.
Procureurs des intimés Pharmascience Inc. et Morris S. Goodman : Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal.