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31/05/2019 | CANADA | N°2019CSC34

Canada | Canada, Cour suprême, 31 mai 2019, R. c. Le, 2019 CSC 34


COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : R. c. Le, 2019 CSC 34

Appel entendu : 12 octobre 2018
Jugement rendu : 31 mai 2019
Dossier : 37971


 
Entre :
Tom Le
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 
Directrice des poursuites pénales, Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Association canadienne des avocats musulmans, Canada sans pauvreté, Association canadienne pour la santé mentale, Manitoba et Winnipeg, Aboriginal Council of Winnipeg, Inc., End Homelessness Winnipeg Inc., Federation of Asian Can

adian Lawyers, Chinese and Southeast Asian Legal Clinic, Association canadienne des libertés civiles, Scadding Court Community Cen...

COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : R. c. Le, 2019 CSC 34

Appel entendu : 12 octobre 2018
Jugement rendu : 31 mai 2019
Dossier : 37971

 
Entre :
Tom Le
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 
Directrice des poursuites pénales, Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Association canadienne des avocats musulmans, Canada sans pauvreté, Association canadienne pour la santé mentale, Manitoba et Winnipeg, Aboriginal Council of Winnipeg, Inc., End Homelessness Winnipeg Inc., Federation of Asian Canadian Lawyers, Chinese and Southeast Asian Legal Clinic, Association canadienne des libertés civiles, Scadding Court Community Centre, Justice for Children and Youth et
Alliance urbaine sur les relations interraciales
Intervenants
 
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Brown et Martin
 
Motifs de jugement conjoints:
(par. 1 à 166)

Les juges Brown et Martin (avec l’accord de la juge Karakatsanis)

Motifs dissidents :
(par. 167 à 311)

Le juge Moldaver (avec l’accord du juge en chef Wagner)

 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

r. c. le
Tom Le                                                                                                            Appelant
c.
Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée
et
Directrice des poursuites pénales,
Criminal Lawyers’ Association of Ontario,
Association canadienne des avocats musulmans,
Canada sans pauvreté,
Association canadienne pour la santé mentale, Manitoba et Winnipeg,
Aboriginal Council of Winnipeg, Inc.,
End Homelessness Winnipeg Inc.,
Federation of Asian Canadian Lawyers,
Chinese and Southeast Asian Legal Clinic,
Association canadienne des libertés civiles,
Scadding Court Community Centre,
Justice for Children and Youth et
Alliance urbaine sur les relations interraciales                                       Intervenants
Répertorié : R. c. Le
2019 CSC 34
No du greffe : 37971.
2018 : 12 octobre; 2019 : 31 mai.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Brown et Martin.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Détention arbitraire — Réparation — Exclusion d’éléments de preuve — Introduction de policiers non munis d’un mandat et n’ayant pas obtenu de consentement dans une cour arrière privée où se trouvent cinq jeunes hommes — Policiers interrogeant ceux‑ci et les invitant à présenter des pièces d’identité — Accusé prenant la fuite, et trouvé en possession d’une arme à feu, de drogues et d’argent comptant — Le contact entre les policiers et l’accusé a‑t‑il porté atteinte au droit de celui‑ci à la protection contre la détention arbitraire? — Dans l’affirmative, l’utilisation des éléments de preuve obtenus est‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, justifiant ainsi leur exclusion? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 9, 24(2).
                    Un soir, cinq jeunes hommes appartenant à des groupes racialisés, dont l’accusé qui était alors âgé de 20 ans, se trouvaient dans la cour arrière privée d’une maison en rangée qui faisait partie d’une coopérative d’habitation de Toronto quand trois policiers sont arrivés. Les jeunes hommes semblaient ne rien faire de mal. Ils étaient juste en train de bavarder. Deux policiers sont entrés dans la cour arrière sans être munis d’un mandat et sans obtenir de consentement. Ils ont immédiatement interrogé les jeunes hommes et les ont invités à présenter des pièces d’identité. Le troisième policier a patrouillé dans le périmètre de la propriété, puis a enjambé la basse clôture qui entourait la cour arrière et a intimé à l’un des jeunes de garder ses mains bien en vue. Un des policiers a interrogé l’accusé, lui ordonnant de présenter une pièce d’identité et s’enquérant du contenu du sac qu’il portait. À ce moment‑là, l’accusé a pris la fuite. Il a été poursuivi et arrêté, et a été trouvé en possession d’une arme à feu, de drogues et d’argent comptant. À son procès, l’accusé a demandé l’exclusion de ces éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte, au motif que les policiers avaient porté atteinte à ses droits constitutionnels d’être protégé contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives, et contre la détention arbitraire, droits garantis par les art. 8 et 9 de ce même texte. En déclarant l’accusé coupable, le juge du procès a conclu que celui‑ci n’avait pas qualité pour faire valoir une demande fondée sur l’art. 8, qu’il n’avait été placé en détention que lorsque l’agent s’était enquis du contenu de son sac, que la détention n’était pas arbitraire, et que même s’il y avait eu violation de droits garantis par la Charte, les éléments de preuve pouvaient être utilisés. Les juges majoritaires de la Cour d’appel se sont rangés à cet avis et ont rejeté l’appel formé par l’accusé contre ses déclarations de culpabilité.
                    Arrêt (le juge en chef Wagner et le juge Moldaver sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli, les éléments de preuve sont exclus, les déclarations de culpabilité sont annulées et des verdicts d’acquittement sont prononcés.
                    Les juges Karakatsanis, Brown et Martin : Les circonstances entourant l’entrée des policiers dans la cour arrière correspondaient à une mise en détention à la fois immédiate et arbitraire. Il s’agissait d’une inconduite policière grave portant atteinte à la Charte et ayant une incidence marquée sur les droits protégés de l’accusé. C’est précisément ce type de conduite policière que la Charte vise à abolir. Tout bien considéré, l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Comme le présent pourvoi peut être tranché sur le fondement de l’art. 9 et du par. 24(2) de la Charte, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la question fondée sur l’art. 8.
                    L’interdiction de la détention arbitraire prévue à l’art. 9 de la Charte vise à protéger la liberté individuelle contre l’ingérence injustifiée de l’État. Elle restreint la capacité de l’État de recourir sans justification appropriée à des moyens intimidants et coercitifs à l’égard des citoyens. Toute interaction entre un policier et un citoyen ne constitue pas nécessairement une détention au sens de l’art. 9; une détention exige l’application de contraintes physiques ou psychologiques appréciables. La détention psychologique par la police peut se produire de deux façons : (1) lorsque le plaignant est légalement tenu de se conformer à un ordre ou à une sommation d’un policier, ou (2) lorsque le plaignant n’est pas légalement tenu d’obtempérer à un ordre ou à une sommation, mais qu’une personne raisonnable se trouvant dans la même situation se sentirait obligée de le faire et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir. Par conséquent, il y a détention même en l’absence d’une obligation légale de se conformer à une sommation ou à un ordre de la police, et même en l’absence d’une contrainte physique exercée par l’État, lorsqu’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée d’obtempérer à un ordre ou à une sommation de la police, et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir.
                    Pour déterminer le point où il y a détention pour l’application de l’art. 9 de la Charte, il est essentiel d’examiner toutes les circonstances entourant le contact avec les policiers. Dans l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, la Cour a adopté trois facteurs non exhaustifs susceptibles d’aider dans l’analyse. En l’espèce, chacun de ces facteurs permet de conclure que la détention de l’accusé a commencé au moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont pris contact avec les jeunes hommes.
                    Le premier facteur — les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir — permet de conclure que la mise en détention a eu lieu avant que l’agent ne s’enquière du contenu du sac de l’accusé. La conduite des policiers a outrepassé les normes de maintien de l’ordre au sein de collectivités, une présence policière dans la cour arrière n’avait pas de justification évidente, les policiers n’ont jamais communiqué expressément aux jeunes hommes la raison de leur présence sur les lieux, ils se sont immédiatement mis à interroger ceux‑ci et la hauteur de la clôture permettait pleinement aux policiers d’interagir avec les jeunes sans avoir besoin de pénétrer sur les lieux. En conséquence, une personne raisonnable ne percevrait pas l’entrée des policiers dans la cour arrière comme une simple entrée dans l’exercice de leur fonction d’assistance en cas de besoin et de maintien élémentaire de l’ordre.
                    Le deuxième facteur — la nature de la conduite des policiers — permet de conclure qu’il y a eu détention dès que les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont commencé à poser des questions. De nombreuses considérations influencent l’analyse au regard de ce facteur. L’intrusion de policiers dans une résidence privée, comme en l’espèce, influe sur ce qui se produit par la suite en plus de militer fortement en faveur d’une conclusion selon laquelle il y a eu mise en détention à ce moment précis. Les actes des policiers et les mots qu’ils ont utilisés peuvent démontrer que les policiers prennent immédiatement le contrôle de la situation. En l’espèce, les actes accomplis par les policiers à ce même moment et les mots employés démontrent que ces derniers exerçaient leur domination sur les personnes qui se trouvaient dans la cour arrière depuis qu’ils y étaient entrés. Il y avait proximité physique et les policiers se sont placés de façon à pouvoir interroger les jeunes en question séparément et à bloquer la sortie. De plus, en ce qui concerne le lieu de l’interaction et le mode d’entrée, la nature de l’intrusion de policiers dans un domicile ou dans une cour arrière sera raisonnablement perçue comme plus percutante, coercitive et menaçante que si pareil acte de l’État se produisait dans un lieu public. Le fait de passer par‑dessus la clôture pour entrer dans une résidence privée évoque une démonstration de force. Vivre dans un quartier moins nanti ne change rien au fait que la résidence d’une personne constitue un endroit privé et protégé. La réputation d’une collectivité en particulier ou la fréquence des contacts entre la police et ses résidants n’autorisent aucunement les policiers à entrer dans une résidence privée plus facilement ou de façon plus envahissante qu’ils ne le feraient dans une collectivité où les clôtures sont plus hautes ou le taux de criminalité plus bas. En l’espèce, le contact avait un aspect tactique et une personne raisonnable percevrait le mode d’entrée choisi — trois policiers en uniforme ayant soudainement occupé une cour arrière et pris le contrôle des personnes qui s’y trouvaient tard en soirée — comme coercitif et intimidant. La conduite des policiers à l’égard des autres personnes aurait aussi vraisemblablement une incidence sur la façon dont une personne raisonnable mise à la place de l’accusé percevrait le déroulement de la situation. Une personne raisonnable qui est témoin d’une série répétée de commandes auxquelles on obtempère serait portée à croire qu’elle n’est pas libre de partir et que même ses mouvements physiques sont assujettis au contrôle des policiers. En outre, la durée totale du contact peut permettre de conclure qu’il y a eu détention, laquelle peut se produire en l’espace de quelques secondes selon les circonstances. Ce que l’accusé en l’espèce a vu de ce qu’il arrivait aux autres a vraisemblablement eu pour effet d’accroître la perception et l’évidence de la coercition, car ceux‑ci se sont contentés de faire ce qu’il leur était demandé par les policiers. Bien que l’interaction ait duré moins d’une minute, l’incidence de la conduite des policiers dans ce court laps de temps inciterait une personne raisonnable à conclure qu’il était nécessaire d’obtempérer à leurs ordres et commandes, et qu’il était impossible de quitter les lieux sans la permission des policiers après l’entrée de ceux‑ci dans la cour arrière.
                    Pour ce qui est du troisième facteur — les caractéristiques ou la situation particulières de la personne —, la personne raisonnable imprégnée de l’expérience afférente à la situation personnelle de l’accusé conclurait qu’il y a eu détention à partir du moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont commencé à poser des questions. Les tribunaux doivent tenir compte du fait que les membres de certaines collectivités peuvent vivre des expériences particulières et avoir des rapports différents avec la police, qui influeront sur leur perception raisonnable quant à savoir si et quand ils font l’objet d’une détention. À l’étape de l’examen de la détention, l’analyse tient compte du contexte historique et social plus large des relations interraciales entre la police et les divers groupes raciaux et les divers individus dans notre société. La personne raisonnable mise à la place de l’accusé est présumée connaître ce contexte racial plus large. Comme toute preuve du contexte social, les éléments de preuve concernant les relations interraciales qui peuvent être utiles pour déterminer s’il y a eu détention au sens de l’art. 9 peuvent être établis dans le cadre des procédures judiciaires par preuve directe, des aveux ou la prise de connaissance d’office. Comme l’analyse est axée sur l’effet conjugué qu’auraient un contexte racialisé et l’appartenance à une minorité sur la perception d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé, et non sur ce qui a motivé les policiers à agir de la sorte, une conclusion d’absence de profilage racial n’a donc guère d’incidence. Bien que le degré de discernement de l’accusé puisse aussi avoir une incidence lors de la détermination du moment de la mise en détention, ce n’est pas parce qu’une personne a fait l’objet d’interactions répétées avec la police qu’elle a acquis un degré de discernement à cet égard. Une personne raisonnable ayant été appréhendée par la police à plusieurs reprises conclurait vraisemblablement qu’elle est tenue de simplement se conformer aux sommations des policiers. La perception d’une personne raisonnable peut aussi être influencée par l’âge ainsi que par les connaissances, l’expérience de vie et le discernement associés à ce groupe d’âge. L’analyse fondée sur l’art. 9 ne devrait pas porter principalement sur ce qui se passait dans l’esprit de l’accusé à un moment précis, mais plutôt sur la façon dont les policiers ont agi et, eu égard à l’ensemble des circonstances, sur la manière dont un tel comportement serait raisonnablement perçu par une personne imprégnée de l’expérience afférente à la situation personnelle de l’accusé. En l’espèce, l’historique documenté des relations entre la police et les collectivités racialisées aurait eu une incidence sur la perception d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. Des études ont établi que les minorités raciales sont traitées de façon différente par la police et que cette différence de traitement ne passe pas inaperçue auprès de celles‑ci. Nous sommes maintenant arrivés au point où les travaux de recherche montrent l’existence d’un nombre disproportionné d’interventions policières auprès des collectivités racialisées et à faible revenu. C’est d’ailleurs dans ce contexte social plus large qu’il convient d’examiner l’entrée des policiers dans la cour arrière et l’interrogatoire de l’accusé et de ses amis. Il s’agit là d’un autre exemple de l’expérience commune de jeunes hommes appartenant à des groupes racialisés, lesquels sont fréquemment pris pour cibles, appréhendés et appelés à répondre à des questions ciblées et familières.
                    Lorsque la détention est établie, le tribunal doit examiner si celle‑ci est arbitraire. La détention doit être autorisée par une règle de droit, la règle de droit doit être exempte de caractère abusif et la manière dont la détention est effectuée doit être non abusive. Comme aucun pouvoir conféré par la loi ou par la common law n’autorisait la détention de l’accusé au moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont pris contact avec les jeunes hommes, celle‑ci était arbitraire et a porté atteinte au droit que garantit la Charte à l’accusé. Premièrement, les policiers étaient des intrus. La théorie de l’autorisation implicite, qui permet aux policiers ou à tout membre du public, à des fins légitimes, de quitter la rue pour se rendre jusqu’à la porte d’une maison pour qu’il y ait communication convenable avec l’occupant de celle‑ci, ne s’applique pas de manière à excuser la présence des policiers dans la cour arrière puisque, même si leur objectif était la communication, il n’était pas nécessaire pour les policiers d’entrer dans la propriété privée pour y parvenir. Les policiers poursuivaient également un but subsidiaire — une enquête criminelle hypothétique — et ont ainsi excédé les limites de l’autorisation implicite. Deuxièmement, les policiers n’étaient pas légalement autorisés à détenir l’accusé. Aucune loi n’autorisait ceux‑ci à détenir qui que ce soit dans la cour arrière et le pouvoir en common law de détenir une personne à des fins d’enquête ne pouvait être invoqué. Ce pouvoir permet uniquement aux policiers de détenir une personne à des fins d’enquête lorsque, dans l’ensemble des circonstances, ils ont des motifs raisonnables de soupçonner l’existence d’un lien clair entre la personne en cause et une infraction criminelle récente ou toujours en cours. La présence d’un suspect dans un quartier dit à criminalité élevée n’est pas en soi un motif de détention et la simple présence de personnes n’étant pas soupçonnées dans un quartier fréquenté quelques jours ou quelques semaines auparavant par une personne d’intérêt ne saurait constituer un tel motif. Le fait de recevoir des renseignements généraux sur de la contrebande relativement à une adresse ne donne pas lieu, à défaut de précisions additionnelles, à des soupçons raisonnables à l’égard d’activités criminelles récentes ou en cours.
                    Lorsque des éléments de preuve sont obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la Charte, le par. 24(2) prévoit que ceux‑ci doivent être écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien que l’exclusion d’éléments de preuve puisse provoquer des critiques sur le coup, il faut s’intéresser surtout non pas à l’incidence de l’inconduite de l’État sur le procès criminel, mais à la considération globale dont jouit le système de justice, vue à long terme par une personne raisonnable au fait de l’ensemble des circonstances pertinentes et de l’importance des droits garantis par la Charte. C’est la somme, et non la moyenne, de la gravité de la conduite attentatoire à la Charte et de l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte qui détermine si la balance penche en faveur de l’exclusion. Plus la conduite attentatoire de l’État est grave et plus l’incidence sur les droits garantis par la Charte est grande, plus l’exclusion sera justifiée. Lorsque ces deux questions, considérées ensemble, militent fortement en faveur de l’exclusion, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond fera rarement, sinon jamais, pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve.
                    Dans l’appréciation de la première question — la gravité de la conduite attentatoire à la Charte —, pour que l’inconduite de la part de l’État soit excusée à titre de violation de droits garantis par ce texte commise de bonne foi (et, donc, de violation mineure), l’État doit démontrer que les policiers se sont conduits d’une manière compatible avec ce qu’ils croyaient subjectivement, raisonnablement et non négligemment être la loi. Dans la présente affaire, la bonne foi ne peut pas être attribuée à la conduite des agents de police en cause en l’espèce. Leurs propres témoignages indiquent clairement qu’ils comprenaient parfaitement les limites applicables quant à leur pouvoir d’entrer dans la cour arrière pour enquêter sur des personnes. Il s’agit d’une grave inconduite de la part de la police qui milite fortement en faveur d’une conclusion voulant que l’utilisation des éléments de preuve recueillis soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
                    Pour ce qui est de la deuxième question — l’incidence sur les droits de l’accusé garantis par la Charte —, il faut, eu égard à l’ensemble des circonstances, se demander si la violation de la Charte a effectivement porté atteinte aux intérêts protégés par le droit en cause et évaluer la portée réelle de l’atteinte en question. Dans la présente affaire, lorsque mise en balance avec l’absence totale de justification pour enquêter sur les jeunes hommes, l’incidence de l’inconduite policière en cause est considérablement accrue. La découverte des éléments de preuve n’a été possible qu’en raison de la violation grave de l’art. 9 commise en l’espèce. Cette question milite aussi fortement en faveur de la conclusion voulant que l’utilisation, en l’espèce, des éléments de preuve soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
                    La troisième question — l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond — milite habituellement en faveur de l’inclusion des éléments de preuve. Les tribunaux doivent prendre soin de se dissocier et de dissocier leur procédure de la violation de normes constitutionnelles de longue date dont fait état la jurisprudence de la Cour sur la Charte, jurisprudence qui a souligné l’importance du droit à la liberté individuelle. Tout bien considéré, dans la présente affaire, cette question milite en faveur de l’utilisation des éléments de preuve qui sont extrêmement fiables.
                    En l’espèce, après application des trois questions à analyser selon l’arrêt Grant, il est conclu que l’utilisation en preuve des fruits de la conduite policière est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, de sorte que les éléments de preuve doivent être exclus.
                    Le juge en chef Wagner et le juge Moldaver (dissidents) : Le pourvoi devrait être rejeté. Bien que l’appelant ait été mis en détention arbitraire, et que cette détention ait porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’art. 9 de la Charte, l’admission des éléments de preuve ne déconsidérerait pas l’administration de la justice.
                    Les principes fondamentaux qui régissent la nature et l’étendue du contrôle en appel comprennent le principe voulant que l’appréciation des faits soit du seul ressort des tribunaux de première instance. Le seuil permettant à une cour d’appel de modifier les conclusions concernant les faits ou la crédibilité tirées par le juge du procès est rigoureux. L’intervention en appel n’est justifiée que si le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante. Étant donné que, devant la Cour, l’appelant n’a pas prétendu que les conclusions de fait du juge du procès étaient entachées d’une erreur manifeste et dominante, ou qu’elles étaient déraisonnables, et puisque l’appréciation de la crédibilité par le juge du procès en l’espèce n’est pas contestée, l’analyse factuelle à laquelle se livre la Cour doit reposer sur le fondement factuel énoncé par le juge du procès. Il ne serait pas approprié pour la Cour de substituer ses propres conclusions à celles du juge du procès.
                    L’entrée des policiers dans la cour arrière était illégale. Les policiers étaient des intrus dès lors qu’ils ont mis les pieds sur la propriété, puisque la théorie de l’autorisation implicite ne pouvait s’appliquer à la présente affaire. Cette théorie, qui permet aux policiers, et à tout membre du public, à des fins légitimes, d’entrer sur une propriété privée et de s’approcher de la porte de la résidence afin de communiquer avec le propriétaire ou l’occupant, ne pouvait trouver application pour la seule et unique raison que les policiers pouvaient facilement établir le contact avec le potentiel propriétaire ou occupant depuis l’extérieur de la propriété. Néanmoins, la conclusion du juge du procès selon laquelle les policiers poursuivaient des fins d’enquête légitimes lorsqu’ils sont entrés dans la cour arrière commande la déférence. Même s’il n’était pas justifié pour les policiers d’entrer dans la cour arrière dans le but de vérifier si les jeunes hommes étaient des intrus, deux objectifs d’enquête valides demeuraient : (1) vérifier si l’un des jeunes hommes était un suspect connu ou savait où se trouvait un autre suspect connu; et (2) enquêter sur de possibles activités de trafic de drogue en lien avec la propriété.
                    Le présent pourvoi peut être tranché sans qu’il soit nécessaire de décider définitivement si l’entrée illégale des policiers dans la cour arrière a porté atteinte aux droits garantis à l’appelant par l’art. 8 de la Charte. Cela étant, il y a lieu de douter que l’argument de l’appelant fondé sur l’art. 8 puisse résister à un examen, puisqu’aucun motif impérieux ne permet de conclure que le droit de l’appelant au respect du caractère privé de ses renseignements personnels était vraiment compromis et puisque les arrêts de la Cour dans les affaires R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, et R. c. Belnavis, 1997 CanLII 320 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 341, jettent de sérieux doutes sur l’argument de ce dernier en matière de vie privée ayant trait aux lieux. Même si l’on présume, pour les besoins de la discussion, qu’il y a eu atteinte aux droits garantis par l’art. 8, celle‑ci aurait été commise par inadvertance et son incidence aurait été négligeable, la rendant ainsi sans conséquence du point de vue du par. 24(2).
                    L’article 9 de la Charte protège le droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires. La détention au sens de l’art. 9 s’entend de la suspension du droit à la liberté d’une personne par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable. La question de savoir s’il y a eu mise en détention psychologique est tranchée d’une manière objective eu égard à l’ensemble des circonstances. Il incombe au demandeur de démontrer que, dans les circonstances, il a effectivement été privé de sa liberté de choisir entre rester ou partir. Quoique ce test soit objectif, la situation particulière de la personne visée ainsi que ses perceptions au moment en cause peuvent être pertinentes lorsque vient le temps de juger si une personne raisonnable dans les circonstances estimerait qu’elle n’est pas libre de partir. Les facteurs permettant de juger si et quand il y a eu détention psychologique comprennent les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir, la nature de la conduite des policiers et, selon leur pertinence, les caractéristiques ou la situation particulières de la personne. La question de savoir si et quand, à la lumière de conclusions de fait sous‑jacentes tirées par le juge du procès, il y a eu détention est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte. Dans la présente affaire, nul ne conteste qu’il y a eu détention; la question porte sur le moment de la mise en détention.
                    Le juge du procès a utilisé les facteurs applicables afin d’établir le moment où l’appelant a été mis en détention, en commençant par les circonstances à l’origine du contact, et il a conclu que les policiers étaient motivés par au moins deux fins d’enquête valides; le contact avec les policiers dans la cour arrière a donc eu lieu dans le cadre d’une enquête policière légitime et les jeunes hommes n’avaient aucune raison de croire le contraire. Les conclusions du juge du procès établissent clairement qu’il ne s’agissait pas d’une expédition de pêche, et il ne revient pas à une cour d’appel de substituer son opinion à celle du juge de première instance en fonction de ce qu’elle pense que la preuve démontre. Au début de l’interaction, les policiers ont posé une série de questions d’ordre général plutôt que de tenter de viser une personne en particulier dans le cadre d’une enquête ciblée, ce qui milite contre la conclusion selon laquelle la mise en détention était immédiate.
                    En ce qui concerne la nature de la conduite des policiers, il y a accord avec les juges majoritaires concernant les principes suivants qu’ils énoncent : s’il est possible de démontrer que la police a adopté une conduite agressive, il s’agirait là d’un facteur important de l’analyse; la conduite des policiers envers les tiers peut influencer la perception qu’aurait une personne raisonnable dans la situation du demandeur de sa propre liberté de circulation; l’emplacement de l’interaction avec les policiers est une considération pertinente — en particulier, une intrusion policière dans un espace privé peut être raisonnablement perçue comme témoignant d’un certain contrôle sur les occupants —; la durée du contact avec les policiers est une considération pertinente; et une entrée illégale par les policiers est généralement susceptible d’avoir un effet intimidant et, par conséquent, une personne raisonnable peut être moins portée à croire qu’elle est libre de partir.
                    Dans la présente affaire, le juge du procès a entendu deux versions fort différentes de ce qui s’est passé durant la nuit en question. Il a accepté la version des policiers et rejeté celle de l’appelant et de ses amis. Par conséquent, selon les conclusions du juge du procès, les événements ne constituaient pas une fouille poussée, du profilage racial ou une simple expédition de pêche. Il s’agissait plutôt d’une enquête légitime menée par la police, et le juge n’a pas conclu à la présence de mauvaise foi. En arrivant à la conclusion que les policiers ont agi de façon agressive, qu’ils se sont livrés à une expédition de pêche et que leur conduite démontrait qu’ils exerçaient leur domination sur les personnes qui se trouvaient dans la cour arrière depuis qu’ils y étaient entrés, les juges majoritaires ont réinterprété le dossier du procès d’une façon qui est incompatible avec les conclusions de fait favorables aux policiers que le juge du procès a tirées. Il n’est pas possible pour les juges d’une cour d’appel de qualifier de nouveau la conduite des policiers en fonction de leur propre appréciation de la preuve afin de déterminer la façon dont, à leur avis, une personne raisonnable dans les circonstances percevrait la conduite en cause.
                    Pour ce qui est des caractéristiques et de la situation particulières de la personne, il y a accord avec les juges majoritaires concernant un certain nombre de points, notamment les suivants : les gens peuvent vivre une interaction avec les policiers différemment selon leur âge, leur race, leurs expériences passées et autres caractéristiques personnelles, et ces facteurs doivent jouer dans l’analyse fondée sur l’art. 9; lorsque les tribunaux se représentent la personne raisonnable, celle‑ci doit refléter et respecter la diversité raciale en plus de témoigner, d’une manière plus générale, des rapports existants entre la police et divers groupes raciaux; les rapports, études et autres documents crédibles sur les relations interraciales peuvent aider les tribunaux à comprendre comment les personnes racialisées peuvent vivre différemment les interactions avec les policiers, et même s’il est généralement préférable que toute la documentation pertinente soit présentée au juge du procès et que les parties formulent des observations à leur sujet, les tribunaux peuvent prendre connaissance d’office de ces documents lorsqu’il est satisfait au test énoncé dans l’arrêt R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; et une jeune personne de petite stature comme l’appelant peut raisonnablement percevoir un plus grand déséquilibre de pouvoir par rapport aux policiers qu’une personne plus mature au physique plus imposant.
                    L’appelant est un homme canadien d’origine asiatique et de petite carrure qui avait 20 ans au moment de l’incident. Le juge du procès a expressément fondé son analyse sur la perspective d’une personne raisonnable dans la situation de l’appelant et il a tenu compte du statut de minorité visible de l’appelant et de ses amis. L’appelant a témoigné qu’il s’estimait libre de partir jusqu’à ce que les policiers l’interpellent directement. La perception qu’a un demandeur quant à savoir si et quand il est mis en détention n’est pas déterminante, mais il peut s’agir d’une considération pertinente. En l’espèce, le témoignage de l’appelant donne à penser qu’une personne raisonnable dans les circonstances ne se serait pas sentie mise en détention dès l’entrée des policiers dans la cour arrière.
                    Enfin, lorsque vient le temps de déterminer le moment de la mise en détention de l’appelant, les décisions de la Cour dans les affaires R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, et R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, énoncent clairement que, suivant la règle générale, il ne sera question de détention que lorsque les policiers passent de questions d’ordre général à des questions plus ciblées. Les services de police communautaire et les interrogatoires de nature préliminaire ou exploratoire ne suffisent normalement pas pour conclure à la détention. En l’espèce, pendant les premiers moments de l’interaction, les policiers ne faisaient qu’essayer de comprendre la situation et ils se livraient à des contacts exploratoires antérieurs à la détention. Bien qu’il puisse s’avérer difficile de déterminer avec certitude le moment où se concrétise la détention psychologique, il est raisonnable d’affirmer que l’appelant ne pouvait être détenu avant que le troisième policier n’entre dans la cour arrière et n’ordonne à l’un des jeunes hommes de garder ses mains devant lui, ordre auquel ce dernier s’est conformé sur‑le‑champ. En toutes circonstances, il est réaliste de conclure qu’une personne raisonnable se trouvant dans la situation de l’appelant, qui aurait vu les policiers exercer si clairement leurs pouvoirs et son ami obtempérer immédiatement, se serait sentie effectivement privée de sa liberté de choix, et ce, même si l’appelant ne s’estimait pas détenu à ce moment.
                    La détention en l’espèce était arbitraire. Lorsque les policiers ont mis l’appelant en détention, ils n’avaient toujours pas de motifs raisonnables de soupçonner que ce dernier était armé, ce qui constitue pourtant une condition essentielle à la légalité d’une détention aux fins d’enquête. Il en a résulté une atteinte aux droits garantis à l’appelant par l’art. 9 de la Charte. Toutefois, la détention arbitraire n’a duré qu’un moment, soit quelques secondes à peine avant que les policiers ne possèdent des motifs raisonnables de croire que l’appelant était armé, faisant ainsi de la détention arbitraire une détention légale.
                    Comme la conclusion concernant les atteintes aux droits garantis par la Charte diffère de celle du juge du procès, il faut entreprendre une nouvelle analyse au regard du par. 24(2) tout en reconnaissant les conclusions de fait sous‑jacentes du juge du procès, puisque rien ne donne à penser qu’elles sont entachées d’une erreur manifeste et dominante. La première question à analyser est celle de la gravité de la conduite attentatoire de l’État. Pour ce faire, il faut se demander si l’admission des éléments de preuve donnerait à penser que les tribunaux, en tant qu’institutions devant répondre de l’administration de la justice, tolèrent en fait les entorses de l’État au principe de la primauté du droit. Cet exercice exige du tribunal qu’il situe l’inconduite de l’État sur une échelle de gravité, allant des violations mineures et commises par inadvertance jusqu’aux violations délibérées. En tant que juridiction d’appel, la Cour ne peut pas simplement substituer sa propre appréciation de la conduite des policiers à celle du juge du procès ou qualifier de nouveau la preuve. En l’espèce, le juge du procès est arrivé à la conclusion qu’il n’existait pas de preuve donnant à penser que les policiers s’étaient livrés à du profilage racial, et que les policiers n’avaient par ailleurs d’aucune façon commis un abus de pouvoir. D’après les conclusions du juge du procès, il est évident que toute atteinte aux droits garantis à l’appelant par la Charte aurait été d’ordre technique et commise par inadvertance et rien ne permettait de conclure à la mauvaise foi des policiers. Même si les policiers ont commis une intrusion, ils ne l’ont pas fait de façon délibérée. Ils ont plutôt commis cette intrusion par inadvertance dans le cadre de leurs fonctions d’enquête légitimes. L’atteinte aux droits garantis par l’art. 9 était loin d’être extrême. La conduite attentatoire se trouve à l’extrémité la plus faible de l’éventail en ce qui concerne sa gravité. Admettre les éléments de preuve en l’espèce ne donnerait pas à penser que le système de justice tolère l’inconduite grave de la part de l’État.
                    La deuxième question à analyser porte essentiellement sur l’incidence des violations sur les droits garantis au demandeur par la Charte. L’effet d’une violation de la Charte peut être passager ou d’ordre simplement formel comme il peut être profondément attentatoire ou quelque part entre les deux. Plus l’incidence est marquée, plus l’admission des éléments de preuve est susceptible de donner à penser que les droits garantis par la Charte ne revêtent pas d’utilité réelle, ce qui déconsidérerait l’administration de la justice. De plus, la possibilité de découvrir la preuve est une considération pertinente lorsque vient le temps d’évaluer l’incidence de la violation sur les droits garantis à une personne par la Charte. Le fait pour l’atteinte aux droits garantis à l’appelant par l’art. 9 d’avoir été de courte durée et de n’avoir ni donné lieu à une détention physique ni impliqué de conduite agressive ou avilissante de la part des policiers a diminué son incidence sur la liberté, la dignité humaine, l’intégrité corporelle et l’autonomie de l’appelant. En revanche, en ce qui concerne la possibilité de découvrir la preuve, la contravention à l’art. 9 a engendré une série d’événements ayant mené à la découverte de la preuve. Il s’agit d’une considération qui doit peser dans la balance. Cependant, on ne saurait permettre à ce seul critère de prendre toute la place dans l’analyse et de commander l’exclusion quasi automatique des éléments de preuve. Qui plus est, l’évaluation de l’incidence de la situation sur les droits de l’appelant garantis par la Charte doit tenir compte du fait que la police n’a obtenu aucune preuve durant la détention arbitraire momentanée; les éléments de preuve découverts l’ont été seulement après que la police eut développé les motifs requis pour effectuer une détention aux fins d’enquête et que l’appelant eut pris la fuite. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, l’incidence sur les droits de l’appelant garantis par la Charte n’était pas importante au point de l’emporter clairement sur les autres considérations.
                    La troisième question à analyser se rapporte à l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. La société s’attend généralement à ce que les accusations criminelles soient jugées au fond et elle a un intérêt à s’assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi. La troisième question à analyser suivant l’arrêt Grant consiste à déterminer si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel est mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion d’éléments de preuve. La fiabilité des éléments de preuve, leur importance pour la cause du ministère public et la gravité des infractions en cause constituent toutes des facteurs à prendre en compte. En l’espèce, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond est extrêmement important. Que les circonstances de la présente affaire comprennent une arme à feu semi‑automatique chargée n’est pas une considération mineure. Il est essentiel, tant pour la primauté du droit que la réalisation des droits consacrés par la Charte, que les Canadiens se sentent en sécurité dans leur collectivité. Dans une analyse fondée sur le par. 24(2), il ne faut pas oublier la réalité que bon nombre de Canadiens sont constamment menacés par la violence liée aux armes à feu et par le fléau du trafic de drogue et qu’ils se tournent vers les policiers pour être protégés. Il est question en l’espèce d’éléments de preuve matérielle et fiable qui sont essentiels à la preuve d’infractions criminelles très graves. Écarter les éléments de preuve reviendrait à anéantir la cause du ministère public. Cette question milite fortement en faveur de l’admission des éléments de preuve.
                    Dans la présente affaire, compte tenu de l’ensemble des circonstances, la mesure qui s’impose pour préserver la considération dont jouit l’administration de la justice est claire : les éléments de preuve doivent être admis. Comme la conduite attentatoire se trouve à l’extrémité la plus faible de l’éventail en ce qui concerne sa gravité, et comme l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond est extrêmement élevé, l’incidence de la conduite sur les droits garantis à l’appelant par la Charte ne suffit pas à faire pencher la balance en faveur de l’exclusion. L’approche retenue par les juges majoritaires ne reconnaît aucunement que les trois policiers, alors qu’ils menaient une enquête légitime, ont risqué leur vie pour le bien de la collectivité. L’arme à feu semi‑automatique armée de l’appelant aurait pu mettre fin aux jours d’un simple témoin ou de l’un des policiers alors qu’ils cherchaient à prendre le contrôle du sac contenant l’arme de l’appelant. Les membres raisonnables et bien informés du public qualifieraient la décision d’écarter les éléments de preuve d’intolérable.
Jurisprudence
Citée par les juges Brown et Martin
                    Arrêt appliqué : R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; arrêts mentionnés : R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527; Chromiak c. La Reine, 1979 CanLII 181 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 471; R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460; R. c. MacMillan, 2013 ONCA 109, 114 O.R. (3d) 506; R. c. Wong, 2015 ONCA 657, 127 O.R. (3d) 321; R. c. Koczab, 2013 MBCA 43, 294 Man. R. (2d) 24, inf. par 2014 CSC 9, [2014] 1 R.C.S. 138; R. c. Therens, 1985 CanLII 29 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 613; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789; Peart c. Peel Regional Police Services Board (2006), 2006 CanLII 37566 (ON CA), 43 C.R. (6th) 175; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679; R. c. Brown (2003), 2003 CanLII 52142 (ON CA), 64 O.R. (3d) 161; R. c. Lavallee, 1990 CanLII 95 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 852; R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Evans, 1996 CanLII 248 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 8; R. c. Mackenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250; R. c. O.(N.), 2009 ABCA 75, 2 Alta. L.R. (5th) 72; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Reeves, 2018 CSC 56; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202; R. c. Taylor, 2014 CSC 50, [2014] 2 R.C.S. 495; R. c. McGuffie, 2016 ONCA 365, 131 O.R. (3d) 643; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494; R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631; R. c. Washington, 2007 BCCA 540, 248 B.C.A.C. 65; R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903; Dorset Yacht Co. Ltd. c. Home Office, [1970] 2 All E.R. 294.
Citée par le juge Moldaver (dissident)
                    R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460; R. c. Belnavis, 1997 CanLII 320 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 341; Stein c. Le navire « Kathy K », 1975 CanLII 146 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 802; Beaudoin‑Daigneault c. Richard, 1984 CanLII 15 (CSC), [1984] 1 R.C.S. 2; Lensen c. Lensen, 1987 CanLII 4 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 672; Geffen c. Succession Goodman, 1991 CanLII 69 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 353; Toneguzzo‑Norvell (Tutrice à l'instance de) c. Burnaby Hospital, 1994 CanLII 106 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 114; Hodgkinson c. Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 377; Schwartz c. Canada, 1996 CanLII 217 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 254; Ryan c. Victoria (Ville), 1999 CanLII 706 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 201; Ingles c. Tutkaluk Construction Ltd., 2000 CSC 12, [2000] 1 R.C.S. 201; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Clark, 2005 CSC 2, [2005] 1 R.C.S. 6; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; R. c. R.P., 2012 CSC 22, [2012] 1 R.C.S. 746; Underwood c. Ocean City Realty Ltd. (1987), 1987 CanLII 2733 (BC CA), 12 B.C.L.R. (2d) 199; Anderson c. Bessemer City, 470 U.S. 564 (1985); R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621; R. c. Evans, 1996 CanLII 248 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 8; R. c. MacDonald, 2014 CSC 3, [2014] 1 R.C.S. 37; Robson c. Hallett, [1967] 2 All E.R. 407; R. c. Bushman, 1968 CanLII 802 (BC CA), [1968] 4 C.C.C. 17; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34; R. c. Silveira, 1995 CanLII 89 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 297; R. c. Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Colarusso, 1994 CanLII 134 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 20; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; R. c. Clayton, 2007 CSC 32, [2007] 2 R.C.S. 725; R. c. Reid, 2019 ONCA 32; R. c. Turcotte, 2005 CSC 50, [2005] 2 R.C.S. 519; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. N.B., 2018 ONCA 556, 362 C.C.C. (3d) 302; R. c. François, 1994 CanLII 52 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 827; R. c. Therens, 1985 CanLII 29 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 613; R. c. Strachan, 1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980; R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494; R. c. Kitaitchik (2002), 2002 CanLII 45000 (ON CA), 161 O.A.C. 169; R. c. Côté, 2011 CSC 46, [2011] 3 R.C.S. 215; R. c. Askov, 1990 CanLII 45 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1199; R. c. Chan, 2013 ABCA 385, 561 A.R. 347.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 8, 9, 24.
Collecte de renseignements identificatoires dans certaines circonstances — interdiction et obligations, Règl. de l’Ont. 58/16.
Loi sur l’entrée sans autorisation, L.R.O. 1990, c. T.21, art. 9.
Doctrine et autres documents cités
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Lauwers et Brown), 2018 ONCA 56, 360 C.C.C. (3d) 324, 402 C.R.R. (2d) 309, [2018] O.J. No. 359 (QL), 2018 CarswellOnt 756 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Campbell, 2014 ONSC 2033, [2014] O.J. No. 1515 (QL), 2014 CarswellOnt 4078 (WL Can.). Pourvoi accueilli, le juge en chef Wagner et le juge Moldaver sont dissidents.
                    Emily Lam et Samara Secter, pour l’appelant.
                    Sandy Tse et Amy Rose, pour l’intimée.
                    Janna A. Hyman et Carole Sheppard, pour l’intervenante la directrice des poursuites pénales.
                    Jonathan Dawe et Sherif M. Foda, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.
                    Faisal Mirza, pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats musulmans.
                    Argumentation écrite seulement par Byron Williams, Allison Fenske et Dayna Steinfeld, pour les intervenants Canada sans pauvreté, l’Association canadienne pour la santé mentale, Manitoba et Winnipeg, Aboriginal Council of Winnipeg, Inc., et End Homelessness Winnipeg Inc.
                    Gerald Chan et Lindsay Board, pour les intervenantes Federation of Asian Canadian Lawyers et Chinese and Southeast Asian Legal Clinic.
                    Kate Robertson, Danielle Glatt et Sean Lewis, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    Tina Lie, pour l’intervenant Scadding Court Community Centre.
                    Argumentation écrite seulement par Mary Birdsell et Jane Stewart, pour l’intervenante Justice for Children and Youth.
                    Argumentation écrite seulement par Julian N. Falconer et Anthony N. Morgan, pour l’intervenante l’Alliance urbaine sur les relations interraciales.
 
Version française du jugement des juges Karakatsanis, Brown et Martin rendu par
 
                    Les juges Brown et Martin —
I.               Introduction
[1]                             Un soir, trois policiers ont remarqué la présence de quatre hommes de race noire et d’un homme asiatique dans la cour arrière d’une maison en rangée qui faisait partie d’une coopérative d’habitation de Toronto. Les jeunes hommes semblaient ne rien faire de mal. Ils étaient juste en train de bavarder. La cour arrière était petite et entourée d’une clôture qui arrivait à la taille. Sans être munis d’un mandat, sans obtenir de consentement et sans s’annoncer, deux policiers sont entrés dans la cour arrière et ont immédiatement interrogé les jeunes hommes en leur demandant [traduction] « ce qu’ils faisaient, qui ils étaient et si l’un d’eux habitait dans l’immeuble » (2014 ONSC 2033, par. 17 (CanLII) (« motifs du juge du procès »)). Ils les ont également invités à présenter des pièces d’identité. Pendant ce temps, le troisième policier a patrouillé dans le périmètre de la propriété, a enjambé la clôture et a crié à l’un des jeunes de garder ses mains bien en vue. L’un des deux autres policiers a donné le même ordre.
[2]                             Le policier ayant interpellé l’appelant, Tom Le, a ordonné à celui‑ci de présenter une pièce d’identité. M. Le a répondu qu’il n’en avait pas en sa possession. Le policier s’est alors enquis du contenu du sac qu’il portait. À ce moment‑là, M. Le a pris la fuite. Il a été poursuivi et arrêté, et a été trouvé en possession d’une arme à feu, de drogues et d’argent comptant. Au procès, il a demandé l’exclusion de ces éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »), au motif que les policiers avaient porté atteinte à ses droits constitutionnels d’être protégé contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives, et contre la détention arbitraire, droits garantis par les art. 8 et 9 de ce même texte.
[3]                             En déclarant M. Le coupable, le juge du procès a conclu que celui‑ci n’avait pas qualité pour faire valoir une demande fondée sur l’art. 8, car l’attente subjective en matière de respect de la vie privée qu’il pouvait nourrir comme [traduction] « simple invité de passage » (motifs du juge du procès, par. 81) n’était pas objectivement raisonnable. En ce qui concerne la garantie que prévoit l’art. 9, le juge du procès a déclaré que, bien que M. Le ait été détenu lorsqu’il a été interrogé au sujet du contenu de son sac, sa détention n’était pas arbitraire, car les policiers avaient des motifs raisonnables de soupçonner qu’il était armé. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario se sont rangés à cet avis et ont reconnu que, s’ils avaient relevé une quelconque violation, ils n’auraient pas écarté les éléments de preuve, car celle‑ci était [traduction] « d’ordre technique, commise par inadvertance et de bonne foi » (2018 ONCA 56, 360 C.C.C. (3d) 324, par. 76, citant les motifs du juge du procès, par. 106). Dissident, le juge Lauwers aurait conclu à la violation des droits garantis à M. Le par les art. 8 et 9 et aurait écarté les éléments de preuve en application du par. 24(2).
[4]                             Le présent pourvoi soulève donc plusieurs questions, à savoir : (1) si le contact entre les policiers et M. Le a violé le droit de celui‑ci à la protection contre la détention arbitraire, et (2) si un invité peut raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée alors qu’il se trouve au domicile de son hôte. En outre, selon l’issue de chacune de ces questions, la Cour peut être appelée à déterminer si l’utilisation des éléments de preuve obtenus par suite de la conduite des policiers dans la présente affaire est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, justifiant ainsi leur exclusion en application du par. 24(2) de la Charte.
[5]                             Pour trancher le présent pourvoi, nous considérons qu’il suffit de statuer sur le moyen fondé sur l’art. 9. Pour les motifs qui suivent, les circonstances entourant l’entrée des policiers dans la cour arrière correspondaient à une mise en détention à la fois immédiate et arbitraire. Il s’agissait d’une inconduite policière grave portant atteinte à la Charte et ayant une incidence marquée sur les droits protégés de M. Le. En fait, c’est précisément ce type de conduite policière que la Charte visait à abolir. Tout bien considéré, nous estimons que l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi, d’exclure les éléments de preuve saisis de M. Le, d’annuler les déclarations de culpabilité prononcées contre celui‑ci et de prononcer des verdicts d’acquittement.
II.            Aperçu des faits
[6]                             Le 25 mai 2012, vers 22 h 40, cinq jeunes hommes, dont l’appelant qui était alors âgé de 20 ans et L.D., son hôte, se trouvaient dans la cour arrière de la maison en rangée de ce dernier, qui faisait partie d’une coopérative d’habitation de Toronto (« maison en rangée de L.D. »). Trois policiers — les agents Teatero, Reid et O’Toole — sont entrés dans la cour arrière à la suite de la séquence d’événements suivante.
[7]                             L’agent Teatero parlait d’une personne précise, N.D.‑J., avec les gardiens de sécurité qui assuraient la surveillance dans la coopérative d’habitation. Il leur a montré une photo de celle‑ci en leur demandant s’ils l’avaient déjà vue sur le site de la coopérative d’habitation, mais la réponse a été négative. Selon le témoignage de l’agent Teatero, il n’était donc plus nécessaire qu’il demeure sur les lieux à cette fin (d.a., vol. I, p. 193).
[8]                             Cependant, les gardiens de sécurité lui ont fourni spontanément deux autres renseignements. Premièrement, une autre personne, J.J., avait été aperçue derrière la maison en rangée de L.D. quelques jours ou quelques semaines auparavant (d.a., vol. III, p. 16). Deuxièmement, la maison en rangée de L.D. constituait, selon l’un des gardiens de sécurité, un [traduction] « endroit problématique », en raison de « soupçons de trafic de drogue dans la cour arrière » (motifs du juge du procès, par. 11).
[9]                              Vers la fin de cette conversation, l’agent Teatero a été rejoint par deux autres collègues, les agents Reid et O’Toole, et les trois policiers ont décidé de se rendre ensemble à l’arrière de la maison en rangée de L.D. Une fois sur place, ils ont remarqué la présence de cinq jeunes hommes, dont M. Le, dans une petite cour arrière. Pendant qu’ils s’approchaient, ils ont observé les jeunes hommes en question qui [traduction] « semblaient ne rien faire de mal. Ils étaient juste en train de bavarder » (motifs du juge du procès, par. 16). Ils ont aussi remarqué que la cour arrière était délimitée par, selon la description du juge du procès, une [traduction] « clôture en bois à hauteur de la taille » (par. 14). La clôture était munie d’une ouverture qui permettait d’entrer dans la cour arrière et ensuite dans la maison. Bien que les agents aient témoigné de manière à réduire le plus possible la hauteur de la clôture (en qualifiant celle‑ci de [traduction] « petit[e] clôtur[e] de deux pieds » ou de « mini‑clôture » (d.a., vol. I, p. 196)), chacun d’eux a reconnu son importance. Ainsi, chaque agent comprenait que la cour arrière constituait une propriété privée, faisant partie d’une résidence privée, qui n’appartenait donc pas au domaine public ni au terrain commun de la coopérative (pour l’agent Teatero, voir d.a., vol. I, p. 196, pour l’agent Reid, voir d.a., vol. III, p. 45, et pour l’agent O’Toole, voir d.a., vol. III, p. 161).
[10]                          Néanmoins, sans s’annoncer, en esquissant un geste ou en communiquant avec les occupants de la cour arrière, les agents Reid et Teatero sont tout simplement entrés dans celle‑ci en traversant l’ouverture de la clôture. L’agent Teatero leur a demandé [traduction] « ce qu’ils faisaient, qui ils étaient et si l’un d’eux habitait dans l’immeuble ». L’agent Reid a posé des questions similaires. Chacun des jeunes hommes a été invité à présenter une pièce d’identité. Cette pratique policière courante qui consiste à demander à des personnes, sans raison apparente, de dire qui elles sont et de présenter une pièce d’identité est connue sous le nom de « fichage » (le juge M. H. Tulloch, Rapport de l’examen indépendant des contrôles de routine (2018), p. xii‑xiii).
[11]                        Au lieu de suivre les agents Reid et Teatero dans la cour arrière, l’agent O’Toole a d’abord patrouillé tout le long de la clôture afin de [traduction] « mieux voir tout le monde » (d.a., vol. III, p. 135). Il a témoigné que, quelques instants plus tard, il a enjambé la clôture pour entrer dans la cour arrière (d.a., vol. II, p. 67). L’agent Reid a pensé qu’il patrouillait peut‑être le long la clôture en vue d’« assurer la sécurité des agents [. . .] pour avoir l’œil sur les deux [agents] et [. . .] sur les hommes [visés par l’]enquête » (d.a., vol. III, p. 80) et a reconnu en contre‑interrogatoire que l’agent O’Toole était entré dans la cour arrière en sautant la clôture (d.a., vol. III, p. 81).
[12]                          Une fois à l’intérieur de la cour, l’agent O’Toole a remarqué que l’un des jeunes hommes était assis sur un sofa et tenait ses mains derrière le dos. Il lui a intimé de [traduction] « placer ses mains devant lui, et celui‑ci a obtempéré sur‑le‑champ » (motifs du juge du procès, par. 19).
[13]                          En fait, l’agent Teatero a témoigné que l’agent O’Toole « lui a crié aussi de garder ses — garder ses mains bien en vue » (d.a., vol. I, p. 230). L’agent O’Toole n’est pas le seul à avoir ordonné au jeune homme de garder ses mains bien en vue. L’agent Teatero l’a fait aussi.
[14]                          À ce moment‑là, l’agent O’Toole s’est déplacé vers la porte arrière de la maison pour poser des questions à M. Le et à son ami. Après avoir contrôlé l’identité de l’ami de M. Le (lequel a fourni un document d’identification), l’agent O’Toole a remarqué que M. Le portait un sac en bandoulière et qu’il semblait nerveux, adoptant [traduction] « une position de dissimulation » (selon l’expression dont les policiers se servent pour désigner l’attitude d’une personne qui incline son corps de manière à dissimuler quelque chose — comme, en l’espèce, le sac). L’agent O’Toole a intimé à M. Le de lui fournir une pièce d’identité (lequel lui a répondu qu’il n’en avait pas). Lorsque l’agent O’Toole s’est enquis du contenu du sac, M. Le a pris la fuite. Les agents O’Toole et Reid l’ont poursuivi, attrapé et arrêté dans une rue située à proximité. Après l’arrestation, M. Le et son sac ont été fouillés, ce qui a mené à la découverte d’une arme à feu chargée et d’argent comptant. Plus tard, alors qu’il faisait l’objet d’une fouille au poste de police, M. Le a remis aux policiers 13 grammes de cocaïne qu’il avait en sa possession.
[15]                          Monsieur Le a été inculpé de dix infractions, notamment de possession illégale d’une arme, de possession illégale de cocaïne en vue d’en faire le trafic et de possession illégale de produits de la criminalité. Il a plaidé non coupable et a demandé l’exclusion des éléments de preuve au motif que les policiers avaient agi de manière inconstitutionnelle et avaient violé les droits que lui garantissent les art. 8 et 9 de la Charte[1].
III.         Historique judiciaire
[16]                        Comme il suffit à notre avis de trancher le présent pourvoi sur le fondement des art. 9 et 24 de la Charte, il n’est pas nécessaire en l’espèce de s’attarder à l’historique judiciaire des questions fondées sur l’art. 8. Dans les paragraphes qui suivent, nous exposerons donc brièvement l’historique judiciaire des questions fondées sur les art. 9 et 24 uniquement.
A.           Cour supérieure de justice (le juge Campbell)
[17]                          Pour ce qui est de l’art. 9, le juge du procès a conclu que M. Le n’avait été tout d’abord placé en détention que lorsque l’agent O’Toole s’était enquis du contenu de son sac. Avant que l’agent O’Toole ne lui pose cette question, aucun des agents n’avait exercé de contrainte physique sur M. Le ni donné à celui‑ci une sommation ou un ordre quelconque, M. Le n’avait pas été retenu physiquement par les agents, et il estimait qu’il était libre de partir. En outre, en ce qui a trait au caractère arbitraire de la détention, l’agent O’Toole soupçonnait raisonnablement que M. Le portait une arme à feu au moment où celui‑ci a été interrogé au sujet du contenu de son sac, et ce, pour les raisons suivantes : il semblait [traduction] « nerveux », il était « agité » et il adoptait « une position de dissimulation ». Dans le même ordre d’idées, le juge du procès était aussi d’avis que, suivant la théorie de l’autorisation implicite, les policiers étaient habilités à entrer dans la propriété.
[18]                          Le juge du procès s’est ensuite penché sur la question subsidiaire de savoir si, en cas de violation, les éléments de preuve pourraient être utilisés en application du par. 24(2) de la Charte, et il a appliqué le cadre d’analyse élaboré par notre Cour dans l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353. En ce qui concerne la gravité de la conduite attentatoire à la Charte, le juge du procès a conclu que toute violation de ce texte en l’espèce était [traduction] « d’ordre technique, commise par inadvertance et de bonne foi ». L’incidence de la conduite attentatoire à la Charte n’était pas « particulièrement importante », car M. Le « n’a fait aucune déclaration inculpatoire ni fourni d’éléments de preuve incriminants que les policiers n’auraient pas autrement découverts » (par. 107). Enfin, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond était important — les éléments de preuve étaient fiables et constituaient une partie essentielle de la cause du ministère public. Selon le juge du procès, les questions à analyser selon l’arrêt Grant militaient en faveur de l’utilisation des éléments de preuve.
B.            Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Brown et Lauwers (dissident))
[19]                          S’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario, le juge Doherty a rejeté l’appel et a conclu que le juge du procès n’avait pas commis d’erreur dans son analyse fondée sur l’art. 9 et le par. 24(2). À l’appui de la conclusion du juge du procès quant au moment où avait eu lieu la mise en détention, il a affirmé que [traduction] « le propre témoignage de [M. Le] joue un rôle important » parce que celui‑ci « estimait être libre de quitter la cour arrière après que les policiers furent entrés dans celle‑ci et eurent commencé à interroger les jeunes hommes », ce qui veut dire qu’il ne pensait pas être détenu (par. 62). Tout en reconnaissant que la question de savoir si et quand une personne fait l’objet d’une détention revêt un caractère objectif, le juge Doherty était d’avis que la « perception [d’une personne qu’elle est] en fait libre de partir [. . .] doit constituer une considération importante lorsqu’il s’agit de déterminer » si et quand cette personne est mise en détention par la police (par. 63). Le juge Doherty a en outre affirmé que la perception de M. Le prend une importance particulière parce que celui‑ci « connaît bien les contacts avec la police dans la rue » (par. 63). La conclusion du juge du procès selon laquelle la détention n’était pas arbitraire n’a pas été modifiée.
[20]                          Les juges majoritaires ont également admis les éléments de preuve, reconnaissant que toute violation de la Charte était [traduction] « d’ordre technique, commise par inadvertance et de bonne foi », que son incidence était négligeable, que l’atteinte au droit de M. Le à la liberté était momentanée, et que les éléments de preuve étaient extrêmement fiables et les crimes perpétrés très graves.
[21]                          Le juge Lauwers, en dissidence, aurait pour sa part conclu qu’il y a eu mise en détention de M. Le au moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière, et ce, pour trois raisons. Premièrement, les policiers n’y avaient pas été invités, n’avaient pas demandé ni obtenu la permission d’entrer dans la cour arrière — ou de consentement les autorisant à le faire —, n’avaient pas de motifs pour obtenir un mandat et ont créé une barrière physique bloquant la sortie. Deuxièmement, [traduction] « le climat que les policiers ont instauré par leur interrogatoire amènerait une personne raisonnable se trouvant dans la situation de l’appelant à estimer qu’elle ne pouvait que se plier à leurs exigences » (par. 141). Un tel climat ne s’explique pas seulement par les « questions ciblées » adressées aux cinq jeunes hommes, mais aussi par l’ordre donné à l’un d’entre eux de garder ses mains bien en vue (par. 141). Troisièmement, « le jeune âge de l’appelant, son appartenance à une minorité et sa stature relativement petite » permettent de conclure qu’il y a eu mise en détention au moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière (par. 142).
[22]                          Appliquant le par. 24(2) de la Charte, le juge Lauwers aurait statué que l’utilisation de ces éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. La conduite des policiers en l’espèce constitue une grave violation de la Charte parce que ceux‑ci sont entrés illégalement sur une propriété privée se fondant sur de simples conjectures au sujet d’une possible activité criminelle. De plus, l’incidence de la violation en question est importante parce qu’elle a mené à la découverte d’éléments de preuve que les policiers n’auraient pas autrement découverts. Tout en reconnaissant la fiabilité de ces éléments de preuve et leur importance pour la cause du ministère public, le juge Lauwers s’est dit d’avis, après pondération de toutes les questions pertinentes, que [traduction] « le type d’inconduite intimidante et oppressive adoptée à la légère lors de l’entrée illégale des policiers dans une cour arrière privée doit être condamnée par le tribunal » (par. 163).
IV.         Analyse
A.           Norme de contrôle
[23]                          Avant de procéder à toute analyse en l’espèce, il faut établir la norme de contrôle applicable. Les questions de droit en appel commandent l’application de la norme de la décision correcte (R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527, par. 18). Les questions de fait sont pour leur part assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante (par. 18). La question de l’application du droit à un cadre factuel donné, c’est‑à‑dire la question de savoir si un critère fixé par la loi est rempli, est une question de droit qui est contrôlée au moyen de la norme de la décision correcte (Shepherd, par. 20; Grant, par. 43).
[24]                        Dans le présent arrêt, nous avons respecté, et utilisé, les conclusions de fait du juge du procès pour évaluer si les juridictions inférieures ont correctement déterminé le moment où a eu lieu la mise en détention. En l’espèce, celui‑ci dépendait du moment à partir duquel une personne raisonnable percevrait qu’elle était sous contrainte et n’était pas libre de partir. Il est loisible à un tribunal d’appel d’avoir une appréciation différente de l’incidence qu’une conduite policière aurait sur une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. Il ne s’agit pas, contrairement à ce qu’affirme notre collègue, de réinterpréter le dossier, mais de se livrer plutôt au même type de contrôle légitime qu’effectuent régulièrement les tribunaux d’appel de partout au pays.
B.            Article 9 de la Charte
[25]                          L’interdiction de la « détention arbitraire » prévue à l’art. 9 vise à protéger la liberté individuelle contre l’ingérence injustifiée de l’État. Les mesures de protection que comporte cette disposition restreignent la capacité de l’État de recourir sans justification appropriée à des moyens intimidants et coercitifs à l’égard des citoyens (Grant, par. 20). Avant la Charte, une personne n’était pas « détenue » en l’absence d’une « contrainte [. . .] en vertu de l’application régulière de la loi » (Chromiak c. La Reine, 1979 CanLII 181 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 471, p. 478). L’article 9 de la Charte a changé cet état de choses en modifiant de façon substantielle la conception de la « détention » en droit. Plus précisément, notre Cour a statué dans l’arrêt Grant que la détention psychologique par la police, comme celle alléguée dans la présente affaire, peut se produire de deux façons : (1) lorsque le plaignant est « légalement tenu de se conformer à un ordre ou à une sommation » (par. 30) d’un policier (c’est‑à‑dire en vertu de l’application régulière de la loi ), ou (2) lorsque le plaignant n’est pas légalement tenu d’obtempérer à un ordre ou à une sommation, « mais qu’une personne raisonnable se trouvant dans la même situation se sentirait obligée de le faire » (par. 30) et « conclu[rait] qu’elle n’est pas libre de partir » (par. 31).
[26]                          Par conséquent, il y a détention même en l’absence d’une obligation légale de se conformer à une sommation ou à un ordre de la police, et même en l’absence d’une contrainte physique exercée par l’État, lorsqu’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée d’obtempérer à un ordre ou à une sommation de la police, et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir. Après tout, la plupart des citoyens ne connaîtront pas exactement les limites imposées aux pouvoirs des policiers et pourront, selon les circonstances, percevoir une simple interaction de routine avec les policiers comme les obligeant à obtempérer à toute demande (voir S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (2e éd. 2018), p. 83).
[27]                          Cela étant dit, toute interaction entre un policier et un citoyen ne constitue pas nécessairement une détention au sens de l’art. 9 de la Charte. Une détention exige « l’application de contraintes physiques ou psychologiques appréciables » (R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 19; Grant, par. 26; R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, par. 3). Même lorsqu’elle est interrogée, une personne qui fait l’objet d’une enquête relativement à des activités criminelles n’est pas nécessairement détenue (R. c. MacMillan, 2013 ONCA 109, 114 O.R. (3d) 506, par. 36; Suberu, par. 23; Mann, par. 19). Bien que [traduction] « [b]on nombre de [contacts entre des policiers et des citoyens] sont plutôt anodins, [. . .] se limitant à une simple conversation[,] [c]es échanges [risquent de] dev[enir] plus envahissants [. . .] lorsque la contrainte et l’interrogatoire se substituent au consentement et à la conversation » (Penney et autres, p. 84‑85). Pour déterminer à quel moment cette limite est franchie (c’est‑à‑dire le point où il y a détention pour l’application des art. 9 et 10 de la Charte), il est essentiel d’examiner toutes les circonstances entourant le contact avec les policiers. Suivant l’art. 9, il faut apprécier celui‑ci dans son ensemble, plutôt que d’analyser son déroulement, étape par étape.
[28]                          En l’espèce, il est admis que les jeunes hommes n’étaient pas « légalement tenu[s] de se conformer à un ordre ou à une sommation » des policiers, ce qui est important, car il en ressort que les jeunes concernés n’étaient pas légalement tenus de répondre aux questions posées par les policiers, de présenter une pièce d’identité ou de suivre les ordres reçus concernant la position de leurs mains. Les policiers n’étaient pas légalement autorisés à contraindre ceux‑ci à faire ces choses. Par conséquent, l’analyse en l’espèce portera sur la deuxième forme de détention psychologique, soit sur la question de savoir si une personne raisonnable, mise à la place de l’appelant, se serait sentie obligée d’obtempérer et ne se serait pas sentie libre de partir quand les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont pris contact avec les jeunes hommes.
[29]                        Les tribunaux d’instance inférieure ainsi que les parties dans le présent pourvoi s’entendent pour dire que M. Le a fait l’objet à un certain moment d’une détention dans la cour arrière. Nous sommes appelés à déterminer quand cela s’est produit et s’il s’agissait d’une détention arbitraire. Il en est ainsi parce que l’analyse de la question de savoir s’il y a eu violation de l’art. 9 de la Charte comporte deux étapes. Premièrement, il s’agit de savoir si le plaignant a fait l’objet d’une détention quelconque. Deuxièmement, dans l’affirmative, il faut déterminer si la détention était arbitraire. Les deux étapes de l’analyse commandent l’application de la norme de la décision correcte.
[30]                          À notre avis, le juge du procès et les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont commis une erreur aux deux étapes de l’analyse en concluant que la détention ne s’est cristallisée que lorsque M. Le s’est fait demander ce qu’il y avait à l’intérieur de son sac. M. Le a plutôt été mis en détention lorsque les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont établi le contact. Comme aucun pouvoir conféré par la loi ou par la common law n’autorisait la détention de M. Le à ce moment‑là, celle‑ci était arbitraire.
(1)   Le moment de la mise en détention
[31]                        La ligne de démarcation, parfois floue, entre les questions d’ordre général (ne donnant pas lieu à une détention — voir Suberu) et les questions particulières et ciblées (y donnant lieu) a amené la Cour à adopter, dans l’arrêt Grant, trois facteurs non exhaustifs susceptibles d’aider dans l’analyse. Ces facteurs doivent être évalués à la lumière de « l’ensemble des circonstances de la situation particulière, y compris de la conduite policière » (Grant, par. 31) :
a)            Les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir : les policiers fournissaient‑ils une aide générale, assuraient‑ils simplement le maintien de l’ordre, menaient‑ils une enquête générale sur un incident particulier, ou visaient‑ils précisément la personne en cause dans le cadre d’une enquête ciblée?
b)            La nature de la conduite des policiers, notamment les mots employés, le recours au contact physique, le lieu de l’interaction, la présence d’autres personnes et la durée de l’interaction.
c)            Les caractéristiques ou la situation particulières de la personne, selon leur pertinence, notamment son âge, sa stature, son appartenance à une minorité ou son degré de discernement. [Nous soulignons; par. 44.]
[32]                          Comme nous le verrons plus loin, chacun de ces trois facteurs permet de conclure que la détention de M. Le a commencé au moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont pris contact avec les jeunes hommes.
a)            Les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles qu’elles ont dû raisonnablement être perçues
[33]                          Les circonstances à l’origine du contact entre les policiers et les jeunes hommes dans la cour arrière de la maison en rangée de L.D. permettent de conclure que la mise en détention a eu lieu avant que l’agent O’Toole ne s’enquière du contenu du sac de l’appelant.
[34]                          Nous convenons que les policiers jouissent de vastes pouvoirs leur permettant d’exercer une surveillance dans les collectivités, ce qu’ils font souvent en se promenant. Cependant, la conduite des policiers en l’espèce outrepasse les normes de maintien de l’ordre au sein de collectivités. Non seulement trois policiers sont entrés dans une petite cour arrière privée dans laquelle se trouvaient cinq jeunes hommes qui parlaient et qui [traduction] « semblaient ne rien faire de mal », mais en plus, ceux‑ci ont immédiatement interrogé les jeunes en question en leur demandant « ce qu’ils faisaient, qui ils étaient et si l’un d’eux habitait dans l’immeuble ». Ils ont également exigé des jeunes hommes qu’ils présentent une pièce d’identité et leur ont donné des ordres concernant la position de leurs mains. Nul ne conteste que les policiers n’étaient pas légalement autorisés à contraindre les jeunes hommes à faire ces choses et que les jeunes en question n’étaient nullement tenus d’obtempérer.
[35]                          Eu égard aux considérations pertinentes dans l’arrêt Grant et au propre témoignage des policiers, ces derniers n’ont pas été appelés à se présenter dans la cour arrière pour fournir une aide générale, assurer le maintien de l’ordre ou intervenir relativement à une situation en cours. Les jeunes hommes n’ont pas demandé d’aide et n’en avaient pas besoin non plus, et aucune plainte précise pour intrusion ou toute forme de troubles de jouissance n’a été reçue d’un tiers. Il n’était pas nécessaire de maintenir l’ordre, car les jeunes hommes étaient [traduction] « juste en train de bavarder ». Les policiers n’intervenaient pas non plus à l’égard d’un incident particulier. Les circonstances en cause étaient simplement que les policiers avaient décidé eux‑mêmes de marcher jusqu’à cette cour arrière en particulier et d’y entrer.
[36]                        Le juge du procès a conclu (au par. 23) que les policiers avaient deux objectifs d’enquête précis : ils cherchaient à savoir (1) si l’un ou l’autre des jeunes hommes était J.J. (ou savait où se trouvait N.D.‑J.) et (2) et si l’un ou l’autre d’entre eux était un intrus. Le juge a souligné plus loin (au par. 70) que les policiers avaient également un troisième objectif d’enquête : la maison en rangée de L.D. était un [traduction] « endroit problématique » relativement à des soupçons de trafic de drogue.
[37]                        Ces objectifs d’enquête sont importants lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention était arbitraire et si les policiers agissaient de bonne foi. Cependant, pour décider s’il y a eu détention, les circonstances à l’origine du contact avec les policiers sont évaluées en fonction de la façon dont elles ont dû raisonnablement être perçues. Les objectifs subjectifs des policiers sont moins pertinents dans cette analyse parce qu’une personne raisonnable mise à la place du présumé détenu n’aurait pas su pourquoi les policiers entraient sur la propriété.
[38]                        Par conséquent, le fait de répéter que les policiers agissaient à « des fins d’enquête légitimes », qu’ils étaient motivés par des « objectifs d’enquête valides », qu’ils avaient des « objectifs d’enquête légitimes », qu’ils poursuivaient des « fins d’enquête valides » et qu’ils menaient une « enquête légitime » (par exemple, voir les motifs du juge Moldaver, aux par. 213, 237‑239 et 242) n’aide nullement à déterminer le moment de la mise en détention. La légitimité d’une enquête dans le contexte de l’art. 9 s’apprécie en se demandant si ces objectifs donnent lieu ou non à des soupçons raisonnables. Nous concluons qu’ils ne donnaient pas lieu à de tels soupçons et que la détention était donc arbitraire.
[39]                        Eu égard aux faits de l’espèce, une présence policière dans la cour arrière n’avait pas de justification évidente et les policiers n’ont jamais communiqué expressément aux jeunes hommes la raison de leur présence sur les lieux. À titre d’exemple, les policiers n’ont pas dit aux occupants de la cour arrière qu’ils cherchaient J.J. ou N.D.‑J.
[40]                        Dans une telle situation, une personne raisonnable saurait seulement que trois policiers sont entrés sur une résidence privée sans être munis d’un mandat, sans obtenir de consentement et sans s’annoncer. Les agents se sont immédiatement mis à interroger les jeunes hommes sur qui ils étaient et ce qu’ils faisaient — il s’agissait de questions ciblées et précises qui auraient clairement indiqué à tout observateur raisonnable que la police s’intéressait aux jeunes hommes eux‑mêmes (R. c. Wong, 2015 ONCA 657, 127 O.R. (3d) 321, par. 45‑46; R. c. Koczab, 2013 MBCA 43, 294 Man. R. (2d) 24, par. 90‑104, opinion du juge Monnin (dissident), adoptée dans 2014 CSC 9, [2014] 1 R.C.S. 138). De plus, ils ont exigé que les jeunes hommes présentent une pièce d’identité et leur ont donné des ordres, ce qui aurait clairement indiqué à un observateur raisonnable que la police prenait le contrôle des personnes se trouvant dans la cour arrière.
[41]                        Même si une telle conduite est jugée compatible avec une crainte d’intrusion, l’observateur raisonnable comprendrait que si les policiers voulaient simplement se renseigner, la hauteur de la clôture permettait pleinement à ceux‑ci d’interagir avec les jeunes sans avoir besoin de pénétrer sur les lieux. Les policiers auraient pu tout simplement poser leurs questions en restant de l’autre côté de la clôture sans que soit diminuée pour autant leur capacité de voir les jeunes en question et d’entendre leurs réponses. Ils sont plutôt entrés dans la cour arrière sans obtenir de consentement, et sans objectif apparent ou déclaré, et ont immédiatement pris contact avec les occupants dans des conditions qui démontraient que ces derniers n’étaient pas, dans les faits, libres de partir.
[42]                        Indépendamment des intentions des policiers alors qu’ils s’approchaient de la cour arrière, ou de la légitimité de leurs objectifs d’enquête, une personne raisonnable ne percevrait pas leur entrée dans la cour comme une simple entrée dans l’exercice de leur fonction « d’assistance en cas de besoin et de maintien élémentaire de l’ordre » (Grant, par. 40).
b)      La nature de la conduite des policiers
[43]                          La nature de la conduite des policiers tient compte de nombreuses considérations. L’une des particularités de la conduite des policiers en l’espèce est que ces derniers étaient eux‑mêmes des intrus dans la cour arrière, ce qui a une incidence sur la question de savoir si la mise en détention a eu lieu avant que le policier demande à M. Le ce qui se trouvait dans son sac. D’autres considérations influencent cette analyse, notamment : les actes des policiers et les mots employés; le recours au contact physique; le lieu de l’interaction et le mode d’entrée; la présence d’autres personnes; la durée de l’interaction.
(i)            Les policiers étaient des intrus
[44]                          L’entrée des policiers sur la propriété constituait une intrusion. Notre collègue accepte cette conclusion. Il faut présumer que la personne que les tribunaux considèrent raisonnable est censée connaître la loi et donc savoir que l’entrée des policiers dans la cour arrière constituait une intrusion (motifs du juge Moldaver, par. 257). Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’intrusion de policiers dans une résidence privée influe sur ce qui se produit par la suite en plus de militer fortement en faveur d’une conclusion selon laquelle il y a eu mise en détention à ce moment précis.
(ii)         Les actes des policiers et les mots employés
[45]                          Les mots utilisés par les policiers peuvent démontrer que ces derniers prennent immédiatement le contrôle de la situation, avec leur voix forte et sévère, en donnant des commandes brusques et des ordres clairs quant au comportement exigé. Toutefois, tout cela pourrait ne pas être nécessaire pour établir la dynamique de force requise pour prouver une détention. À notre avis, eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, les actes des policiers et les mots qu’ils ont employés permettent de conclure qu’il y a eu mise en détention au moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont pris contact avec les jeunes hommes.
[46]                          Notre collègue insiste beaucoup sur le fait que, selon le juge du procès, les policiers parlaient [traduction] « cordialement » lorsqu’ils sont entrés dans la cour arrière. Le qualificatif « cordialement » a été choisi par le juge et n’a pas été utilisé par les témoins. Le seul élément de preuve à ce sujet a été fourni par un des jeunes hommes, qui a déclaré que les policiers leur avaient demandé [traduction] « Comment ça va, les gars? » en entrant dans la cour arrière. La preuve ne révélait pas l’intonation de la voix, mais rien qu’un souvenir des mots employés.
[47]                          Selon nous, même si l’on accepte que les salutations étaient cordiales, les actes accomplis par les policiers à ce même moment et les mots employés immédiatement après démontrent que ces derniers exerçaient leur domination sur les personnes qui se trouvaient dans la cour arrière depuis qu’ils y étaient entrés. Dans bien des cas, comme en l’espèce, les actes sont plus éloquents que les paroles. Le plus chaleureux des bonjours ne pouvait masquer le fait que les trois personnes qui étaient entrées sur la propriété privée en question étaient des policiers en uniforme qui agissaient sans permission, consentement ou autorisation légale. Toute « cordialité » passagère doit également être mise en perspective et considérée dans le contexte des événements tels qu’ils se sont effectivement déroulés. Les mots subséquemment employés par les policiers ont servi à interroger les jeunes hommes, à leur demander des pièces d’identité et à demander à l’un d’eux de garder ses mains bien en vue. Un agent a affirmé que son collègue a [traduction] « crié » cette instruction au jeune homme et que ce dernier a obtempéré sur‑le‑champ.
[48]                          Selon notre collègue, nous avons modifié la conclusion factuelle tirée par le juge du procès en employant le mot « crié », car ce dernier a utilisé le mot [traduction] « dit » pour décrire ce même contact. Ce n’est pas le cas. Nous citons le témoignage de l’agent Teatero, qui a affirmé : [traduction] « Je lui ai dit de garder ses mains bien en vue et quelqu’un — je pense que c’était l’agent O’Toole — lui a crié aussi de garder ses — garder ses mains bien en vue » (d.a., vol. I, p. 230). Le juge du procès a accepté la totalité de ce témoignage de l’agent. Il a décidé d’employer un terme différent — à un autre degré d’abstraction — pour décrire les propos de celui‑ci.
[49]                          Il n’y a pas d’intention malveillante ici. En effet, les tribunaux d’appel, y compris notre Cour, doivent être en mesure de fournir des explications et des renseignements additionnels sur ce qui s’est produit ou ne s’est pas produit dans une affaire donnée, pourvu que ces explications et renseignements trouvent appui dans le dossier de preuve dont ils sont saisis et ne contredisent pas les conclusions du juge des faits. Par exemple, ce dernier peut dire que, un jour donné, il faisait chaud. Les tribunaux d’appel peuvent étoffer cette description en précisant que la température, selon la preuve admise, était de 45 degrés. Dans le même ordre d’idées, le juge des faits peut conclure qu’un événement s’est produit pendant la nuit, et le tribunal d’appel peut préciser cette conclusion en indiquant l’heure exacte de l’événement. Dans ces deux exemples, l’explication ou les renseignements additionnels ne contredisent pas les conclusions du juge des faits. Autrement dit, ces ajouts n’infirment pas les conclusions de faits; ils ne font que les étoffer et les préciser. Ce n’est pas pour rien que les tribunaux d’appel ont accès à un dossier de preuve complet. Nous ne sommes pas d’accord pour dire que le fait de fournir plus de détails ou de précisions nuit à la fonction de recherche des faits conférée aux tribunaux de première instance.
(iii)      Le recours au contact physique
[50]                          Rien dans la preuve ne permet de conclure que les policiers ont eu un contact physique avec les jeunes hommes. Il y avait toutefois proximité physique : après l’entrée des policiers dans la cour arrière, huit personnes se trouvaient dans un petit espace. Chacun des policiers s’est placé de façon à pouvoir interroger les jeunes en question séparément. Le juge Lauwers a fait remarquer que les policiers se sont placés de manière à bloquer la sortie. Ce type de proximité physique délibérée dans un espace restreint crée une ambiance qui amènerait une personne raisonnable à conclure que la police prenait le contrôle de la situation et qu’il était impossible de partir.
(iv)        Le lieu de l’interaction et le mode d’entrée
[51]                        Il existe un rapport important entre le fait que l’interaction en question ait eu lieu dans une résidence privée et le mode d’entrée choisi par les policiers. La nature de l’intrusion de policiers dans un domicile ou dans une cour arrière sera raisonnablement perçue comme plus percutante, coercitive et menaçante que si pareil acte de l’État se produisait dans un lieu public. Les gens s’attendent à juste titre à ne pas être importunés par l’État dans leurs espaces privés. Il y a aussi, sur le plan pratique, la réalité que, lorsque les autorités prennent le contrôle d’un espace privé comme une cour arrière ou une résidence, il n’existe souvent aucun autre endroit où se réfugier contre une autre intrusion forcée.
[52]                        En l’espèce, le caractère privé de la cour arrière diminue l’importance de la remarque du juge du procès selon laquelle la nature de la conduite des policiers est atténuée au motif que l’on a seulement demandé à M. Le de présenter une pièce d’identité, que ce dernier n’a pas été retardé dans ses déplacements et qu’il était libre d’obtempérer ou de « quitter les lieux ». Il s’agit de facteurs énoncés par la Cour dans l’arrêt Mann, au par. 19, pour décrire les circonstances dans lesquelles il n’y a pas de détention. Cependant, dans cette affaire, la conduite policière a été adoptée dans une rue du centre‑ville et non dans une résidence privée. Dans les circonstances du présent pourvoi, où, précisément, M. Le devait‑il aller en « quittant les lieux »? En quoi M. Le était‑il « retardé » s’il socialisait chez un ami? À notre avis, ces considérations ont peu de pertinence, voire aucune, dans le contexte d’une conduite policière dans une résidence privée.
[53]                          Pour ce qui est du mode d’entrée utilisé en l’espèce, trois policiers en uniforme ont soudainement occupé une cour arrière et pris le contrôle des personnes qui s’y trouvaient tard en soirée. Notre collègue prétend que nous avons mal qualifié les actes des policiers au moment de leur entrée dans la cour arrière et la façon dont ces actes auraient été raisonnablement perçus. À titre d’exemple, il souligne la façon dont l’agent O’Toole est entré dans la cour et insiste sur le fait que, selon le juge du procès, cet acte n’avait rien d’intimidant ou de potentiellement coercitif.
[54]                          En clair, l’agent O’Toole a affirmé ce qui suit dans son témoignage : [traduction] « Je suis entré par la droite, d’accord. Je suis passé — je ne suis pas passé par la barrière pour entrer dans la cour. J’ai enjambé la clôture parce que c’est là que je me trouvais » (d.a., vol. II, p. 67). Peu importe qu’il soit « passé par‑dessus », qu’il ait « enjambé » ou qu’il ait « sauté » la clôture, nous expliquons simplement comment l’agent O’Toole est entré dans la cour arrière, et ce, en fonction du témoignage des policiers.
[55]                          Toutefois, dans les cas où le juge du procès conclut que ce mode d’entrée n’est pas intimidant ou coercitif, il se penche sur la façon dont une personne raisonnable percevrait cet acte afin de juger s’il y a eu détention pour l’application de l’art. 9 de la Charte. Il s’agit d’une question assujettie à la norme de la décision correcte. Nous nous formons une opinion différente, ce que nous avons le droit de faire, quant à savoir si, compte tenu du mode d’entrée choisi, une personne raisonnable mise à la place de l’accusé ne se serait pas sentie libre de partir et se serait sentie obligée de respecter l’ordre ou la sommation des policiers.
[56]                          Une personne raisonnable percevrait le mode d’entrée choisi comme coercitif et intimidant. Deux policiers sont entrés immédiatement. Le fait qu’un troisième policier ait tout d’abord fait le tour du périmètre avant d’entrer en passant par‑dessus la clôture donnerait à penser à la personne raisonnable que l’interaction avait un aspect tactique. En outre, une personne raisonnable interpréterait la décision de l’agent O’Toole d’entrer en passant par‑dessus la clôture comme témoignant d’une certaine urgence. En pareilles circonstances, nous convenons avec le Scadding Court Community Centre intervenant pour dire que le recours à de telles tactiques par les policiers dans le but d’entrer dans une résidence privée témoigne de l’exercice d’un pouvoir et serait interprété comme tel par une personne raisonnable.
[57]                        En considérant ces actes comme tactiques, nous ne réinterprétons pas le dossier, comme le prétend notre collègue. Nous affirmons tout simplement comment l’entrée serait raisonnablement perçue — ce qu’a fait notre Cour dans l’arrêt Grant lorsqu’elle a statué que la prise de positions tactiques par les policiers permettait de conclure à une mise en détention. Fait important, le juge du procès dans Grant n’avait pas mentionné le positionnement tactique. Notre Cour n’a toutefois pas hésité à décrire la conduite des policiers comme tactique, parce que ce faisant, elle se livrait à des caractérisations raisonnables et ne tirait pas de conclusions de fait. Bien que notre collègue préfère caractériser le saut par‑dessus la clôture comme étant probablement une question de commodité, il n’est pas clair comment la commodité des policiers a quelque incidence sur la manière dont elle est perçue par une personne raisonnable. Nous sommes d’avis que le fait qu’ils soient entrés dans la cour en passant par‑dessus la clôture évoquait une démonstration de force.
[58]                          Chacun des policiers savait que la cour arrière faisait partie d’une résidence privée. Pourtant, leur mode d’entrée témoignait d’une indifférence à l’égard de l’importance de la [traduction] « mini‑clôture » sur le plan juridique. Les policiers ont considéré la cour arrière comme une zone commune où tous étaient libres de circuler comme bon leur semblait, ce qui donnerait à penser à la personne raisonnable qu’elle était alors sous le contrôle de la police.
[59]                        Indépendamment du mode d’entrée choisi, nous sommes d’accord avec le juge Lauwers pour dire qu’il était peu probable que les policiers [traduction] « entrent effrontément dans une cour arrière privée et exigent de savoir ce que font ses occupants dans une collectivité mieux nantie et moins racialisée » (par. 162). Vivre dans un quartier moins nanti ne change rien au fait que la résidence d’une personne, peu importe son apparence ou son emplacement, constitue un endroit privé et protégé. Il ne s’agit pas d’une idée nouvelle, laquelle est depuis longtemps considérée comme essentielle au rapport entre le citoyen et l’État. Il y a plus de 250 ans, William Pitt (le Premier Pitt), s’adressant à la House of Commons, a décrit comment, [traduction] « [d]ans sa chaumière, l’homme le plus pauvre peut défier toutes les forces du ministère public. Sa chaumière peut bien être frêle, son toit peut branler, le vent peut souffler à travers, la tempête peut y entrer, la pluie peut y pénétrer, mais le roi d’Angleterre, lui, ne peut pas entrer! Toute sa force n’ose pas franchir le seuil du logement délabré » (House of Commons, Speech on the Excise Bill (mars 1763), cité dans Lord Brougham, Historical Sketches of Statesmen Who Flourished in the Time of George III (1855), vol. I, p. 42).
[60]                        Le juge du procès a fait remarquer que ce quartier de Toronto était aux prises avec un taux élevé de crimes violents. Les agents ont eux‑mêmes affirmé dans leur témoignage qu’ils patrouillaient régulièrement dans la coopérative d’habitation. Cependant, la réputation d’une collectivité en particulier ou la fréquence des contacts entre la police et ses résidants n’autorisent aucunement les policiers à entrer dans une résidence privée plus facilement ou de façon plus envahissante qu’ils ne le feraient dans une collectivité où les clôtures sont plus hautes ou le taux de criminalité plus bas. En effet, le fait pour un quartier de faire l’objet d’interventions policières accrues impose aux policiers la responsabilité de faire preuve de vigilance en ce qui a trait au respect de la vie privée, de la dignité et de l’égalité de ses résidants qui ressentent déjà la présence et la surveillance de l’État plus vivement que leurs concitoyens mieux nantis qui vivent dans d’autres secteurs de la ville (mémoire de l’Association canadienne des avocats musulmans, p. 9).
[61]                        Comme le juge Lauwers l’a fait observer, il s’ensuit que [traduction] « [l]a plupart des gens seraient tout à fait choqués et consternés si des policiers apparaissaient subitement dans leur cour arrière ou leur vestibule en l’absence d’une situation d’urgence » (par. 112). Il n’y a pas de raison pour que cet énoncé ne s’applique pas pleinement aux événements qui se sont déroulés dans la cour arrière de la maison en rangée de L.D.
(v)     La présence d’autres personnes
[62]                          La conduite des policiers à l’égard des autres personnes se trouvant dans la cour arrière aurait vraisemblablement eu une incidence sur la façon dont une personne raisonnable mise à la place de M. Le aurait perçu le déroulement de la situation.
[63]                          Dans la présente affaire, la présence d’autres personnes aurait vraisemblablement pour effet d’accroître, et non de diminuer, la perception qu’aurait une personne raisonnable d’être détenue. Chacune des personnes présentes a été témoin de ce qui arrivait à toutes. La présence d’autres personnes n’a d’ailleurs manifestement pas empêché les policiers d’entrer, et elle n’a fourni aucune forme de protection de la vie privée, de sécurité et de protection contre les incursions subséquentes. Chaque homme a vu les policiers demander à tous qui ils étaient et ce qu’ils faisaient. Ils ont observé les policiers exiger et recevoir des pièces d’identité des autres, ce qui donnait à penser qu’il ne s’agissait pas de demandes polies à considérer, mais bien d’ordres à respecter. Selon le juge du procès, lorsqu’il s’est fait dire de placer ses mains bien en vue, l’un des hommes a [traduction] « obtempéré sur‑le‑champ ». L’obéissance suggère un ordre. Une personne raisonnable qui est témoin d’une telle série répétée de commandes auxquelles on obtempère serait portée à croire qu’elle n’était pas libre de partir et que même ses mouvements physiques étaient assujettis au contrôle des policiers.
[64]                          Les policiers n’ont indiqué à aucun des jeunes hommes qui se trouvaient dans la cour arrière qu’il était libre de partir ou qu’il n’était pas tenu de répondre à leurs questions. Ce que M. Le a vu de ce qu’il arrivait aux autres a vraisemblablement eu pour effet d’accroître la perception et l’évidence de la coercition. Les autres jeunes se sont contentés de faire ce qu’il leur était demandé par les policiers, conduite cohérente qui tend fortement à indiquer ce qu’une personne raisonnable aurait pensé et fait dans ces circonstances. Une personne raisonnable aurait cru qu’elle n’avait pas d’autre choix que de rester sur place et d’obtempérer.
(vi)   La durée du contact
[65]                          En ce qui concerne la durée du contact, même si l’interaction a duré moins d’une minute, l’incidence de la conduite des policiers dans ce court laps de temps aurait incité une personne raisonnable à conclure qu’elle était tenue d’obtempérer à leurs ordres et commandes, et qu’il était impossible de quitter les lieux sans la permission des policiers après leur entrée dans la cour arrière. La durée du contact est simplement une considération parmi de nombreuses autres.
[66]                          Dans certains cas, la durée totale du contact peut permettre de conclure qu’il y a eu détention (c’est‑à‑dire juste le temps passé démontre comment la personne en est venue à croire qu’elle ne pouvait pas quitter les lieux). Dans d’autres cas, cependant, une détention, même de nature psychologique, peut se produire en l’espace de quelques secondes selon les circonstances. Par exemple, il y a eu mise en détention de l’accusé dans l’arrêt R. c. Therens, 1985 CanLII 29 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 613, dès le début de l’interaction, au moment où le policier a lu à l’accusé l’ordre de se se soumettre à un alcootest sur le bord de la route et où celui‑ci a suivi l’agent au poste en vue de fournir des échantillons d’haleine. Comme notre Cour l’a conclu dans Grant, « un seul acte ou mot percutant peut induire une personne raisonnable à conclure qu’elle n’a plus le droit de choisir comment répondre à la situation » (par. 42). En l’espèce, l’acte ou mot percutant en question est survenu lorsque les policiers sont entrés sur la propriété et ont posé des questions.
[67]                          À l’instar des tribunaux d’instance inférieure, notre collègue souligne que le contact a été de courte durée, ce qui milite contre une conclusion de mise en détention antérieure à la question que l’agent O’Toole a posée à M. Le. Bien que l’interaction ait duré moins d’une minute, certaines choses peuvent survenir et surviennent effectivement très rapidement. L’analyse demeure axée sur la perception d’une personne raisonnable dans les circonstances. L’incidence de la conduite des policiers dans ce court laps de temps aurait incité une personne raisonnable à conclure qu’il était nécessaire d’obtempérer à leurs ordres et commandes, et qu’il était impossible de quitter les lieux sans leur permission.
[68]                        En somme, la nature de la conduite des policiers en l’espèce s’est avérée à notre avis agressive. Cet adjectif qualifie avec exactitude et justesse comment une personne raisonnable percevrait la conduite des policiers, une conduite qui, on en convient, pourrait être reconnue comme étant plus percutante, coercitive et menaçante parce qu’elle se produit sur une propriété privée comme une résidence. Examinés individuellement et collectivement, ces aspects de leur conduite permettent de conclure qu’il y a eu détention dès que les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont commencé à poser des questions.
c)      Les caractéristiques ou la situation particulières de l’accusé
[69]                          Selon ce facteur de l’arrêt Grant, les tribunaux peuvent, lorsque cela est indiqué, tenir compte des caractéristiques ou de la situation particulières de la personne en cause. En l’espèce, M. Le était l’aîné du groupe et il est décrit comme étant âgé de 20 ans, d’origine asiatique et de petite stature.
[70]                          Le juge du procès a établi que l’appartenance de l’appelant à une minorité, son degré de discernement, son âge et sa stature constituaient les caractéristiques personnelles pertinentes susceptibles d’avoir une incidence lors de la détermination du moment de la mise en détention (par. 85). Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont en outre considéré que les perceptions subjectives de M. Le à l’égard du déroulement des événements constituaient une considération importante dans l’analyse relative à la détention. Non seulement les méprises et les erreurs dans l’appréciation de la situation personnelle de l’appelant revêtaient de l’importance en elles‑mêmes, mais elles révélaient aussi des problèmes plus vastes associés aux sources de preuve pouvant s’avérer pertinentes pour déterminer si une personne raisonnable se serait sentie mise en détention au moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont pris contact avec cinq jeunes hommes appartenant à des groupes racialisés leur ordonnant de présenter une pièce d’identité.
[71]                          Nous présenterons tout d’abord les principes généraux applicables à l’appréciation de la situation personnelle de l’accusé dans le cadre de l’analyse relative à la détention. Nous passerons ensuite aux différences entre l’appréciation de la race et l’appartenance à une minorité en tant que considération dans l’analyse relative à la détention, et l’examen distinct de la question de savoir si les policiers se livraient à du profilage racial. Comme toute preuve du contexte social, les éléments de preuve concernant les relations interraciales pertinentes en ce qui a trait à l’analyse relative à la détention peuvent émaner de « faits sociaux » ou de la prise de connaissance d’office. Les renseignements nécessaires pour permettre à une personne raisonnable de s’informer peuvent revêtir la forme de travaux de recherche et de rapports fiables qui ne font l’objet d’aucune contestation raisonnable, et prennent rarement la forme de témoignages directs. En l’espèce, outre le fait d’avoir souligné qu’il avait procédé à [traduction] « une évaluation réaliste de la totalité du contact » (par. 89), le juge du procès n’a pas tenu compte du critère de la personne raisonnable dans son analyse. D’autres erreurs ont ainsi marqué les décisions des tribunaux d’instance inférieure quant à l’appréciation du degré de discernement de M. Le et de ses perceptions subjectives à l’égard du déroulement des événements. Nous traiterons aussi brièvement de l’importance à accorder dans l’analyse à l’âge et à la stature du plaignant.
(i)           Principes généraux
[72]                        L’appartenance de M. Le à un groupe racialisé au Canada constitue une considération importante pour déterminer quand il y a eu mise en détention. Le juge Binnie a conclu dans Grant qu’un « membre d’une minorité visible [. . .], en raison de sa situation et de son vécu, est davantage susceptible de ne pas se sentir en mesure de désobéir aux directives des policiers et [d’avoir l’impression] que toute affirmation de son droit de quitter les lieux risque d’être considérée en soi comme une esquive » (par. 154‑155 et 169 (motifs concordants du juge Binnie); voir aussi, Therens, p. 644 (le juge Le Dain, dissident) sur la question de savoir si les citoyens ont réellement « le choix » d’obéir ou de désobéir aux commandes des policiers).
[73]                        Dans l’arrêt Grant, notre Cour a reconnu à quel point le critère juridique au regard duquel la détention doit être appréciée repose sur la perspective d’une personne raisonnable placée dans la même situation, et a affirmé que cette norme doit tenir compte de la diversité. En incluant expressément la race de l’accusé parmi les considérations possiblement pertinentes, notre Cour a reconnu que l’interaction qu’ont eue dans le passé divers groupes de personnes avec les forces de l’ordre pourrait, selon les connaissances particulières et l’expérience vécue, entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer raisonnablement si et quand il y a eu mise en détention. En conséquence, pour pouvoir procéder réellement à « une évaluation réaliste de la totalité du contact », comme l’exige l’arrêt Grant (au par. 32), les tribunaux doivent tenir compte du fait que les membres de certaines collectivités peuvent vivre des expériences particulières et avoir des rapports différents avec la police, qui influeront sur leur perception raisonnable quant à savoir si et quand ils font l’objet d’une détention.
(ii)     Différences entre la race et le profilage racial au regard de l’art. 9 de la Charte
[74]                        Il importe de comprendre dès le départ la place qu’occupe la race et son objet en tant que considération dans le cadre de l’analyse relative à la détention, et en quoi cette notion diffère de celle de profilage racial.
[75]                        À l’étape de l’examen de la détention, il faut déterminer comment une personne raisonnable ayant vécu une expérience similaire liée à la race percevrait l’interaction avec les policiers. L’analyse est axée sur l’effet conjugué qu’auraient un contexte racialisé et l’appartenance à une minorité sur la perception d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé quant à savoir si elle était libre de partir ou tenue de rester sur place. L’analyse relative à la détention au regard de l’art. 9 est donc de nature contextuelle et de large portée. Elle tient compte du contexte historique et social plus large des relations interraciales entre la police et les divers groupes raciaux et les divers individus dans notre société. La personne raisonnable mise à la place de M. Le est présumée connaître ce contexte racial plus large.
[76]                        En revanche, la notion de profilage racial s’attache principalement à la motivation des agents de police. Le profilage racial se produit lorsque la race ou les stéréotypes raciaux concernant la criminalité ou la dangerosité sont dans une quelconque mesure utilisés, consciemment ou inconsciemment, dans la sélection des suspects ou le traitement des individus (Service de police d’Ottawa, Racial Profiling (27 juin 2011), politique no 5.39 (en ligne), p. 2).
[77]                          La Cour a adopté la définition suivante du profilage racial dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789 :
                    Le profilage racial désigne toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs d’appartenance réelle ou présumée, tels [sic] la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent.
                    Le profilage racial inclut aussi toute action de personnes en situation d’autorité qui appliquent une mesure de façon disproportionnée sur des segments de la population du fait, notamment, de leur appartenance raciale, ethnique ou nationale ou religieuse, réelle ou présumée. [Soulignement omis; par. 33.]
[78]                          Le profilage racial est donc ancré dans un processus mental que suit une personne en autorité — en l’espèce, l’un ou l’autre des policiers. Ainsi, le profilage racial entre surtout en jeu au regard de l’art. 9 lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention est arbitraire, parce que, par définition, la détention fondée sur un profilage racial ne repose pas sur des soupçons raisonnables. Le profilage racial entre aussi en jeu au regard du par. 24(2) lorsqu’il s’agit de déterminer si la conduite policière est si grave et dénuée de bonne foi que l’utilisation des éléments de preuve au dossier est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[79]                        Pour cette raison, une conclusion d’absence de profilage racial n’a guère d’incidence sur la question du moment où il y a détention, lequel repose principalement sur la perception qu’aurait une personne raisonnable mise à la place de l’accusé, et non sur ce qui a motivé les policiers à agir de la sorte[2].
[80]                        Au procès, la question du profilage racial a été soulevée au regard du par. 24(2). Le juge du procès a rejeté cet argument et a conclu à l’absence de profilage racial en l’espèce. Même si le juge Doherty faisait observer, dès 2006, que [traduction] « la jurisprudence reconnaît [désormais] l’existence du profilage racial qui fait partie du quotidien des minorités visées » (Peart c. Peel Regional Police Services Board (2006), 2006 CanLII 37566 (ON CA), 43 C.R. (6th) 175 (C.A. Ont.), par. 94), il demeure loisible au juge qui préside le procès de conclure qu’une chose qui arrive souvent ne s’est pas dans les faits produite dans l’affaire dont il est saisi. Ni l’une ni l’autre des parties n’a contesté la conclusion du juge du procès, et nous ne sommes pas en désaccord avec celle‑ci.
[81]                        Cependant, répétons‑le, la conclusion d’absence de profilage racial concerne la motivation des policiers et non la question particulière et distincte de l’incidence qu’aurait pu avoir la race sur la perception d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. Alors que la question du profilage racial comporte un examen axé sur ce qui a motivé l’interaction des policiers avec une personne, l’analyse du contexte racial pertinente à l’égard du moment où il y a détention au regard de l’art. 9 porte plutôt sur les rapports entre la police et les collectivités racialisées afin de déterminer quelle serait la perception d’une personne raisonnable dans les circonstances. L’analyse fondée sur l’art. 9 porte donc principalement sur la perception qu’aurait une personne raisonnable mise à la place de l’accusé, question à laquelle nous passons maintenant.
(iii)   Race et moment de la mise en détention
[82]                        Une personne raisonnable mise à la place de l’accusé est censée connaître l’incidence des relations interraciales sur l’interaction entre des agents de police et quatre hommes de race noire et un homme asiatique présents dans la cour arrière d’une maison en rangée faisant partie d’une coopérative d’habitation de Toronto.
[83]                          Comme toute preuve du contexte social, les éléments de preuve concernant les relations interraciales qui peuvent être utiles pour déterminer s’il y a eu détention au sens de l’art. 9 peuvent être établis dans le cadre des procédures judiciaires par preuve directe, des aveux ou la prise de connaissance d’office. Il ressort des litiges relatifs à la Charte que la preuve relative au contexte social revêt souvent une importance fondamentale, mais qu’elle peut être difficile à établir au moyen de témoignages ou de pièces. La preuve du contexte social constitue certes un type de preuve relative à un « fait social », qui a été définie comme « la recherche en sciences sociales servant à établir le cadre de référence ou le contexte pour trancher des questions factuelles cruciales pour le règlement d’un litige » (R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 57).
[84]                          Dans la plupart des cas, les connaissances attribuées à la personne raisonnable sont introduites en preuve comme fait social dont le juge peut prendre connaissance d’office. Dans R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, la juge en chef McLachlin a conclu qu’un tribunal peut « prendre connaissance d’office de deux types de faits : (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable » (par. 48). Ces deux critères sont souvent appelés critères de Morgan (voir E. M. Morgan, « Judicial Notice » (1944), 57 Harv. L. Rev. 269).
[85]                          Le juge Binnie a précisé dans l’arrêt Spence que la prise de connaissance d’office est plus nuancée et dépend du rôle que jouent de tels faits dans l’issue du litige — plus ces faits sont décisifs quant à l’issue de l’affaire, plus il est impérieux qu’il soit satisfait aux deux critères de Morgan (par. 63). Dans le cas où les faits sociaux décrivent uniquement le contexte d’une question précise, les tribunaux en prendront généralement connaissance d’office et la barre sera moins haute. Par contre, dans les cas où les faits se situent entre ces deux extrêmes, le juge Binnie fait observer ce qui suit :
     J’estime que le tribunal auquel on demande de prendre connaissance d’office d’éléments se situant entre les faits qui touchent au cœur du litige et auxquels s’appliquent les critères de Morgan, et les faits généraux, qui touchent indirectement au litige et à l’égard desquels il supposera (consciemment ou non) qu’ils ne prêtent pas à sérieuse controverse, devrait se demander si une personne raisonnable ayant pris la peine de s’informer sur le sujet considérerait que ce « fait » échappe à toute contestation raisonnable . . . [par. 65]
[86]                          Le contexte des relations interraciales se retrouve dans la zone intermédiaire dont parle le juge Binnie; il ne permet pas de trancher la question de savoir quand M. Le a été mis en détention et ne constitue pas non plus une simple toile de fond. Il s’agit d’une considération parmi de nombreuses autres qui aide à analyser et à interpréter des événements cruciaux dans le présent pourvoi.
[87]                          Dans l’arrêt Grant, le juge Binnie prend connaissance d’office de l’incidence de la race sur l’analyse relative à la détention au regard de l’art. 9 lorsqu’il fait remarquer que l’expérience renseigne les tribunaux que « [d]e plus en plus d’éléments de preuve et d’opinions tendent à démontrer que les minorités visibles et les personnes marginalisées risquent davantage de faire l’objet d’interventions policières “discrètes” injustifiées » (par. 154; voir également, R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679, par. 83; R. c. Brown (2003), 2003 CanLII 52142 (ON CA), 64 O.R. (3d) 161 (C.A.), par. 9).
[88]                        Suivant le critère et les termes utilisés par le juge Binnie dans l’arrêt Spence, il faut se demander en l’espèce qu’est‑ce qu’une personne raisonnable qui aurait pris la peine de s’informer sur les relations interraciales entre la police et différentes collectivités racialisées saurait au sujet du type d’interaction qui a eu lieu dans la cour arrière? Quels faits seraient considérés comme échappant à toute contestation raisonnable?
1.            Les rapports fiables sur les relations interraciales
[89]                        Les renseignements nécessaires pour permettre à une personne raisonnable de s’informer sur le sujet sont faciles à obtenir de nombreuses sources et de nombreux documents faisant autorité qui échappent à toute contestation raisonnable. Un grand nombre d’études faisant autorité, de travaux de recherche et d’articles nous ont été cités pour aider à établir le contexte social des rapports entre la police et les collectivités racialisées. Plusieurs intervenants ont avancé devant la Cour des arguments fondés sur des études et des rapports fiables qui sont antérieurs au présent pourvoi. Les renseignements concernant les questions de race et de maintien de l’ordre jouent un rôle essentiel et peuvent également s’avérer utiles à l’égard de nombreuses questions, notamment la recherche des faits, l’appréciation de la crédibilité, la détermination des éléments de preuve considérés convaincants, l’analyse de la question de savoir s’il y a eu détention et si celle‑ci est arbitraire au sens de l’art. 9, et l’examen de la question de savoir si les éléments de preuve devraient être utilisés en application de l’art. 24.
[90]                        Les membres des minorités raciales font l’objet d’un nombre disproportionné de contacts avec la police et le système canadien de justice pénale (R. T. Fitzgerald et P. J. Carrington, « Disproportionate Minority Contact in Canada: Police and Visible Minority Youth » (2011), 53 RCCJP 449, p. 450). En 2003, la Commission ontarienne des droits de la personne (« CODP ») a publié un rapport intitulé Un prix trop élevé : Les coûts humains du profilage racial (en ligne). La CODP a résumé les études qui existaient à l’époque et qui établissaient que les minorités raciales étaient traitées de façon différente par la police et que cette différence de traitement ne passait pas inaperçue auprès de celles‑ci. Voici un extrait qui démontre l’étendue, la portée et la fiabilité des rapports qui ont commencé à décrire les problèmes dans les années 1970 :
     . . . une foule d’études confirment que les groupes racialisés sont traités de façon différente dans divers contextes. L’African Canadian Legal Clinic a relevé la parution, depuis les années 1970, d’au moins 15 rapports sur le sujet des relations entre la police et les minorités raciales au Canada. Parmi les premières études publiées en Ontario, mentionnons celle du groupe de travail dirigé par Walter Pitman (1977) et le rapport présenté en 1979 par le cardinal Gerald Emmett Carter aux autorités et aux citoyens de la communauté urbaine de Toronto.
     En 1988, le Solliciteur général de l’Ontario nommait Clare Lewis à la présidence du Groupe d’étude sur les relations entre la police et les minorités raciales. Dans son rapport de 1989, le Groupe d’étude tirait la conclusion suivante : les minorités visibles sont d’avis que les services policiers leur réservent un traitement particulier; [traduction] « Elles ne croient pas que le maintien de l’ordre se fasse équitablement dans leurs milieux et elles ont étayé leur argumentation de telle façon qu’il faut en tenir compte. » Selon le Groupe d’étude, les minorités raciales aspirent à participer au maintien de l’ordre et à la prévention des délits, mais « lorsqu’on leur attribue une propension à l’acte criminel, on leur refuse l’intégration à la vie de la collectivité. » Dans ce rapport, on dénonçait le manque de confiance du public comme étant le pire ennemi d’une action policière efficace et l’on soulignait que la théorie de la « pomme pourrie », invoquée par la police pour expliquer certains incidents, n’aide aucunement à résoudre les problèmes que posent les relations entre la police et les minorités raciales. Le Groupe d’étude avait présenté 57 recommandations au Solliciteur général, sur des sujets tels que la surveillance, l’embauchage et la promotion, la formation en matière de relations interraciales, l’utilisation de la force et les relations avec la collectivité.
     Le rapport de 1992 présenté par Stephen Lewis sur les relations entre la police et les minorités visibles concluait que les minorités visibles, les Afro‑Canadiens en particulier, étaient victimes de discrimination de la part des services policiers et du système de justice pénale. L’auteur du rapport prescrivait de reconstituer le Groupe d’étude sur les relations entre la police et les minorités raciales, des lacunes ayant été perçues quant à la mise en oeuvre des 57 recommandations du rapport de 1989. Un second rapport du Groupe d’étude, paru en novembre 1992, faisait le point sur la mise en oeuvre des recommandations de son rapport de 1989 et en formulait de nouvelles.
     En 1992 également, le gouvernement de l’Ontario établissait la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario. Cette Commission s’est penchée sur toutes les facettes de la justice pénale et, en décembre 1995, publiait ses recommandations dans un rapport de 450 pages.
     Ce rapport est le plus complet à paraître jusqu’ici sur la question du racisme systémique dans le système ontarien de justice pénale. L’examen confirme la perception prévalant au sein des groupes racialisés de ne pas recevoir le même traitement que les autres de la part des institutions pénales. Le rapport démontre aussi que cet état de choses ne se retrouve pas que dans les services de police.
     Outre les divers groupes d’étude mis sur pied, des spécialistes des sciences sociales, des criminologues et d’autres chercheurs ont exploré le profilage racial à l’aide de différentes méthodes en usage dans leurs domaines respectifs. Certains ont adopté des méthodes de recherche qualitative et l’observation sur le terrain, alors que d’autres faisaient appel à la recherche quantitative et à l’examen des dossiers officiels. Quelles qu’aient été les méthodes employées, ces études ont unanimement montré que les services de police pratiquent effectivement le profilage à l’égard des minorités raciales. [Notes en bas de pages omises; p. 11‑12.]
                    (Voir aussi Fitzgerald et Carrington, p. 450.)
[91]                        Le rapport le plus récent de la CODP, intitulé Un impact collectif : Rapport provisoire relatif à l’enquête sur le profilage racial et la discrimination envers les personnes noires au sein du service de police de Toronto, a été publié en novembre 2018. Il s’agit du dernier rapport qui s’inscrit, selon la CODP, dans son engagement depuis 15 ans visant à éliminer la discrimination raciale, et d’un rapport provisoire relatif à une enquête menée pendant un an sur les relations entre le service de police de Toronto (« SPT ») et la communauté noire. Dans ce rapport, la CODP a utilisé des méthodes de recherche quantitatives et qualitatives en vue de comprendre l’expérience des membres de la communauté noire lors des interventions policières (p. 18).
[92]                        Le rapport vise la période allant du 1er janvier 2010 au 30 juin 2017.
[93]                        Dans l’ensemble, la CODP soulève des préoccupations graves. L’étude révèle que « les personnes noires sont beaucoup plus susceptibles d’être l’objet de force policière causant des blessures graves ou la mort aux mains du SPT » et qu’entre 2013 et 2017, à Toronto, les personnes noires étaient près de 20 fois plus susceptibles que les personnes blanches d’être impliquées dans une fusillade policière causant la mort d’un civil (p. 21‑22). Le rapport de la CODP fait état de thèmes récurrents, à savoir des interpellations, interrogatoires ou détentions de personnes noires sans motifs juridiques valables, des fouilles non appropriées ou non justifiées lors d’interactions, et des accusations ou arrestations non nécessaires (p. 24, 29 et 42). Le rapport fait ressortir que bon nombre de personnes ont vécu des expériences ayant « contribué au développement de sentiments de peurs et d’humiliation, de traumatismes, de méfiance envers la police et d’attentes de mauvais traitements de la part de la police » (p. 29).
[94]                        Plus récemment encore, après l’audition du présent pourvoi, le juge Michael H. Tulloch de la Cour d’appel de l’Ontario, a publié le rapport Tulloch. Ce rapport porte sur la pratique historique du fichage en Ontario et le règlement intitulé Collecte de renseignements identificatoires dans certaines circonstances — Interdiction et obligations, Règl. de l’Ont. 58/16. Il montre comment la pratique du fichage a évolué avec le temps pour ne plus cibler que les personnes d’intérêt pour les détectives, mais plutôt toute personne jugée « d’intérêt » par les agents de police dans le cadre de leurs fonctions (p. 41). Le rapport Tulloch est pertinent parce qu’il porte plus particulièrement sur les perceptions des personnes qui font l’objet d’une interaction avec les policiers de nature similaire à celle dont il est question en l’espèce. Le juge Tulloch souligne que « [h]istoriquement, les collectivités autochtones, noires et autres groupes racialisés ont une perspective et une expérience différentes des pratiques comme les contrôles de routine et le fichage » (p. 39). Non seulement la perception et l’expérience de ces collectivités à l’égard du fichage diffèrent fondamentalement, mais l’incidence de cette pratique sur les jeunes appartenant à une minorité, surtout les jeunes vivant dans des collectivités moins nanties, est marquée. Comme le fait observer le juge Tulloch (à la p. 45) :
     Les jeunes, surtout les jeunes des collectivités autochtones, noires et d’autres groupes racialisés, ainsi que les jeunes vivant dans des logements à loyer modique, sont touchés de manière disproportionnée par les contrôles de routine. [traduction] « [A]lors que la “rue” forme une partie importante de la vie quotidienne de nombreux jeunes marginalisés, leur présence et leur visibilité dans cet espace en fait des cibles pour la surveillance et les interventions policières accrues. » Un contrôle de routine est souvent le premier contact d’un jeune avec la police. [Note en bas de page omise.]
[95]                        L’effet des interventions policières excessives à l’égard des minorités raciales et du fichage des membres de ces collectivités, en l’absence de tout soupçon raisonnable de la tenue d’une activité criminelle, constitue plus qu’un simple désagrément. Le fichage a un effet néfaste sur la santé physique et mentale des personnes visées et a une incidence sur leurs possibilités d’emploi et d’éducation (rapport Tulloch, p. 45). Cette pratique contribue à l’exclusion sociale continue des minorités raciales, favorise une perte de confiance dans l’équité du système de justice pénale et perpétue la criminalisation (voir N. Nichols, « The Social Organization of Access to Justice for Youth in ‘Unsafe’ Urban Neighbourhoods » (2018), 27 Soc. & Legal Stud. 79, p. 86; voir aussi Commission ontarienne des droits de la personne, Pris à partie : Rapport de recherche et de consultation sur le profilage racial en Ontario (2017), p. 34‑45).
[96]                        Ces rapports font état des constatations les plus récentes sur les questions pertinentes, provenant de sources hautement crédibles faisant autorité. Ils sont le fruit de travaux de recherche menés pendant une période qui englobe celle visée en l’espèce. Qui plus est, ils font état d’actes et d’attitudes qui existent depuis longtemps. Il est frappant de constater à quel point les conclusions et recommandations de ces rapports sont similaires à celles formulées à la suite d’études menées il y a 10, 20, ou même 30 ans. Ces rapports n’ont pas pour effet d’établir des faits nouveaux; ils prennent plutôt appui sur des études, des travaux de recherche et des rapports antérieurs pour dresser un portrait clair et détaillé de la situation actuelle. Les tribunaux bénéficient généralement de l’information la plus récente et la plus exacte possible, et les rapports en question feront désormais clairement partie du contexte social pour déterminer s’il y a eu détention arbitraire en contravention de la Charte.
[97]                        Nous n’hésitons pas à conclure que, même en l’absence de ces rapports très récents, nous sommes maintenant arrivés au point où les travaux de recherche montrent l’existence d’un nombre disproportionné d’interventions policières auprès des collectivités racialisées et à faible revenu (voir D. M. Tanovich, « Applying the Racial Profiling Correspondence Test » (2017), 64 C.L.Q. 359). C’est d’ailleurs dans ce contexte social plus large qu’il convient d’examiner l’entrée des policiers dans la cour arrière et l’interrogatoire de M. Le et de ses amis. Il s’agit là d’un autre exemple de l’expérience commune de jeunes hommes appartenant à des groupes racialisés, lesquels sont fréquemment pris pour cibles, appréhendés et appelés à répondre à des questions ciblées et familières. L’historique documenté des relations entre la police et les collectivités racialisées aurait eu une incidence sur les perceptions d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. Lorsque trois policiers sont entrés dans une petite cour arrière privée, tard en soirée, sans être munis d’un mandat, sans obtenir de consentement et sans s’annoncer, pour interroger cinq jeunes hommes de groupes racialisés dans une coopérative d’habitation de Toronto, les jeunes en question se seraient sentis obligés de rester sur place, de répondre aux questions et d’obtempérer.
2.            La preuve testimoniale
[98]                          Les conclusions formulées dans ces rapports suffisent amplement pour permettre à une personne raisonnable mise à la place de l’accusé de s’informer du contexte social de l’interaction qui a eu lieu dans la cour arrière de la maison en rangée de L.D. Nous tenons à souligner que l’analyse relative à la personne raisonnable ne saurait généralement tenir compte de la preuve testimoniale directe. Cependant, dans les cas appropriés, il est possible de recueillir une telle preuve.
[99]                        C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Monsieur Le et les autres jeunes hommes ont déclaré avoir été fréquemment appréhendés par des policiers, interrogés sur leur adresse, et obligés de fournir une pièce d’identité et de se soumettre à une fouille (motifs du juge du procès, par. 112‑113). L’un des jeunes a déclaré avoir été intercepté par le même policier à trois reprises au cours d’une même journée au Scadding Court Community Centre, à Kensington Market et dans la cour arrière de son ami (d.a., vol. III, p. 290‑291).
[100]                     L.D., qui vivait dans la maison en rangée, a témoigné qu’en plus d’avoir fait l’objet d’interceptions fréquentes — au cours desquelles [traduction] « un tas de questions » lui ont été posées et où il a été appelé à fournir une pièce d’identité —, à un moment donné, plusieurs années auparavant, il était sur le point d’ouvrir la porte pour entrer dans sa résidence lorsqu’un policier à vélo est apparu brusquement et lui a demandé d’arrêter, de ne pas entrer dans la maison et de lever sa chemise. Après qu’il se fut exécuté, le policier lui a dit qu’il pouvait entrer. L.D. a ajouté qu’il ne faisait que rentrer à pied chez lui et que l’interaction avec le policier avait été intimidante et l’avait effrayé. Il s’est senti obligé d’obtempérer : [traduction] « [p]arce qu’il n’y avait aucune raison [pour l’agent] de [s]’approcher de [lui] alors qu[’il]’étai[t] juste devant sa porte » (d.a., vol. IV, p. 7).
[101]                     Un autre jeune homme a déclaré ce qui suit dans son témoignage :
                    [traduction]
                    Q. Les interceptions, interrogatoires et fouilles dont vous avez fait l’objet ont‑elles déjà mené à des accusations?
                    R. Non.
                    Q. Lors de ces interceptions, fouilles et interrogatoires, comment vous êtes‑vous senti?
                    R. Eh bien, nous ne pouvions pas, ben, je ne pouvais pas me promener sans être importuné.
                    Q. Mais comment vous sentiez‑vous?
                    R. Je pense que c’était juste. . .
                    Q. Pardon?
                    R. C’est devenu régulier, alors je ne ressentais pas vraiment quelque chose.
                    Q. Et quel effet cela vous faisait‑il, le fait que vous ne ressentiez pas grand‑chose?
                    R. Plutôt mal. Je me suis juste habitué à la situation.
                    Q. Avez‑vous eu l’impression, à un moment ou à un autre, que vous pouviez choisir de ne pas répondre à leurs questions?
                    R. On ne pouvait pas juste choisir de ne pas répondre. On doit toujours leur répondre.
                    Q. Avez‑vous eu l’impression, à un moment ou à un autre, que vous pouviez quitter les lieux et ne pas subir de fouille?
                    R. Non.
                    Q. Pourquoi?
                    R. C’est que c’était comme ça, c’était comme une règle tacite qu’on ne pouvait pas. On devait juste présenter une pièce d’identité, sinon on se faisait harceler tant qu’on ne le faisait pas, donc, on devait toujours obéir à leurs demandes.
                     Q. Et cette règle tacite, comment êtes‑vous arrivé à penser que c’en était une?
                    R. Ça s’est passé tellement souvent que je m’y suis juste habitué.
                    Q. Selon vous, que serait‑il arrivé sinon?
                    R. Dieu seul le sait. Je ne sais pas trop.
                    Q. Eh bien, quelque chose de bien ou quelque chose de mauvais?
                    R. Probablement quelque chose de mauvais. Fort probablement.
                    Q. Pourquoi mauvais?
                    R. Je ne pense pas qu’il y ait eu une autre façon de faire.
                    (d.a., vol. IV, p. 103‑104)
[102]                     Monsieur Le a témoigné qu’à l’âge de 13 ou 14 ans, il avait fréquemment été appréhendé par des policiers qui patrouillaient en voiture, à vélo ou à pied :
            [traduction] [Ceux‑ci] nous demandaient où nous allions, [. . .] si nous habitions dans le quartier. Si c’était des agents à vélo, ils devenaient plutôt hostiles, nous descendions de nos vélos alors qu’ils délimitaient un périmètre à l’aide de leurs vélos, de sorte que nous ne pouvions pas vraiment nous enfuir, et ils nous demandaient quel était notre nom, ce que nous faisions et ils procédaient à une fouille sommaire.
                    (d.a., vol. IV, p. 148)
[103]                     Monsieur Le a témoigné avoir obéi aux ordres lors de ces interactions. Il avait entendu des histoires de violence policière, avait lui‑même été témoin d’une certaine violence physique et craignait être victime d’une telle violence s’il refusait d’obtempérer ou s’il manifestait de la résistance.
[104]                     Le juge du procès a trouvé peu convaincants les témoignages des jeunes hommes, qui affirmaient avoir été appréhendés et s’être fait demander des pièces d’identité à répétition, et s’être toujours simplement conformés aux diverses sommations qui leur avaient été faites. Leurs expériences ont été considérées fabriquées, parce que leurs témoignages se ressemblaient trop et que leurs explications sur ce qui s’était passé au fil des années manquaient de détails, tels que les dates en cause ou les noms des policiers concernés. Le juge a affirmé ce qui suit :
                         [traduction] [. . .] la plupart de ces éléments de preuve m’ont semblé fabriqués. Si la déposition de ces témoins de la défense présentait une ressemblance frappante sur le plan du contenu, comme si ceux‑ci avaient pratiqué ensemble leurs déclarations à cet égard, elle reposait sur une description générale d’événements imprécis et de longue date qui se seraient produits fréquemment et régulièrement pendant des années. Aucune date précise et aucun nom de policier n’ont été indiqués. Les détails factuels susceptibles de mettre en évidence un incident particulier et de distinguer celui‑ci d’un autre étaient tout à fait absents. Bref, je conclus que ces éléments de preuve sont très peu convaincants. [par. 116]
[105]                     Personne n’a contesté cette appréciation. Comme le juge du procès a rejeté les témoignages des jeunes hommes, il n’y avait aucun témoignage concernant la question de la race dans l’analyse relative à la détention.
[106]                     Mais le débat n’est pas clôt pour autant. L’absence de preuve testimoniale n’a pas pour effet de dégager le juge du procès de l’obligation de prendre en considération ce que saurait une personne raisonnable au sujet de l’incidence que la race peut avoir sur de telles interactions. La conclusion du juge du procès portant que les jeunes hommes n’ont pas vécu les expériences passées qu’ils ont décrites signifie simplement qu’il a rejeté leur témoignage concernant la façon dont leur expérience personnelle avec les policiers a pu influencer leurs perceptions subjectives de ce qu’ils croyaient vivre lorsque les policiers sont entrés dans la cour arrière. Cependant, l’analyse fondée sur l’art. 9 exige une évaluation objective de la perception qu’aurait une personne raisonnable mise à la place de l’accusé quant à savoir si elle était libre de quitter les lieux ou pas. Lorsqu’il n’y a pas de preuve testimoniale, ce qui arrive lorsqu’une telle preuve est rejetée ou n’est jamais déposée, il est toujours nécessaire de se pencher sur l’incidence qu’a pu avoir la race de l’accusé sur l’analyse fondée sur l’art. 9. Rien n’indique que le juge du procès a utilisé de façon adéquate et concrète le point de vue de la personne raisonnable de l’arrêt Grant s’étant informée des points de vue de la collectivité sur les questions de race et de maintien de l’ordre. Il est nécessaire d’examiner les relations interraciales même en l’absence de témoignage de l’accusé ou d’un témoin concernant leur propre expérience avec la police. Même sans preuve directe, la race de l’accusé demeure une considération pertinente selon l’arrêt Grant.
(iv)   Degré de discernement
[107]                     Le défaut de prendre en considération le point de vue de la personne raisonnable est d’autant plus grave que le juge Doherty a fait remarquer que M. Le [traduction] « est habitué d’interagir avec la police dans la rue » et que l’expérience de ce dernier témoigne de son degré de discernement et de la pertinence de la question raciale dans l’analyse relative à la détention. Il en découle que les interactions passées de M. Le avec les policiers dans la rue appuient en quelque sorte une inférence que ce dernier connaît bien les dynamiques de telles interactions et que cette connaissance amènerait une personne raisonnable se trouvant dans la même situation que M. Le à conclure qu’il n’y a pas eu de détention. Autrement dit, une personne raisonnable ayant vécu une expérience similaire percevrait les événements en cause comme étant simplement un autre contact avec la police ou, pour dire les choses simplement, comme s’inscrivant dans « le cours normal des choses ».
[108]                     Nous tenons à souligner que cette affirmation semble reconnaître le témoignage de M. Le selon lequel il a été appréhendé et détenu à répétition dans le passé, même si le juge du procès a conclu que ce témoignage était invraisemblable. Malgré cette contradiction, notre désaccord porte principalement sur le principe général. Nous ne voyons aucune raison valable de conclure que plus les interactions avec la police sont fréquentes, moins la personne visée est susceptible d’avoir le sentiment d’être « mise en détention » lorsque des policiers s’approchent. Ce raisonnement est erroné et se fonde sur une prémisse dépourvue de logique, à savoir qu’une bonne connaissance des interactions avec la police engendre une bonne connaissance de la portée du pouvoir de détention conféré aux policiers ainsi que de la protection contre la détention arbitraire garantie par la Charte. Comme le font observer la Federation of Asian Canadian Lawyers et la Chinese and Southest Asian Legal Clinic intervenantes (transcription, p. 55), il s’agit d’une [traduction] « fiction juridique », puisque les connaissances de cette nature présupposent que, si les policiers découvrent des éléments incriminants à la suite d’une interaction, des accusations sont portées, l’accusé présente une demande fondée sur la Charte, celle‑ci est tranchée, l’accusé reçoit les motifs de la décision, il lit ceux‑ci attentivement et il adapte son comportement ultérieur en conséquence. L’expérience a appris aux tribunaux que ce n’est pas ce qui arrive en réalité.
[109]                     Ce n’est pas parce qu’une personne a fait l’objet d’interactions répétées avec la police qu’elle a acquis un degré de discernement à cet égard. En effet, nous estimons qu’il est plus raisonnable de prévoir que la fréquence des contacts avec la police favorisera généralement davantage, et non moins, l’élément de « contrainte psychologique, sous forme d’une perception raisonnable qu’on n’a vraiment pas le choix » (Therens, p. 644). Les personnes qui sont fréquemment exposées à des interactions forcées avec la police obtempéreront plus volontiers aux ordres reçus afin de pouvoir passer à autre chose, et ce, en raison d’un sentiment [traduction] d’« impuissance acquise » (M. E. P. Seligman, « Learned Helplessness » (1972), 23 Annu. Rev. Med. 407, p. 408, comme il est expliqué dans R. c. Lavallee, 1990 CanLII 95 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 852). Autrement dit, quand une personne est exposée à répétition à des expériences non désirées de la part d’une entité plus puissante, elle apprend à consentir simplement et à essayer de traverser l’expérience en en finissant le plus rapidement et le plus pacifiquement possible.
[110]                     En l’espèce, l’expérience de M. Le avec la police tend à appuyer une conclusion portant qu’il a été mis en détention lorsque les policiers sont entrés dans la cour arrière. Bien que la plupart des Canadiens aient des interactions peu fréquentes avec les policiers ou aucune expérience en la matière, il ne faut pas ignorer la réalité que d’autres personnes ont avec la police des interactions non seulement fréquentes, mais également désagréables. Les expériences antérieures ne sauraient pas atténuer le déséquilibre des pouvoirs ni réduire le pouvoir coercitif qu’exercent plusieurs policiers qui entrent, sans explication ni autorisation, dans une cour arrière privée. Une personne raisonnable ayant été appréhendée par la police à plusieurs reprises conclurait vraisemblablement qu’elle est tenue de simplement se conformer aux sommations des policiers. Nous sommes d’accord avec le juge Lauwers pour dire que le contact était [traduction] « incidemment intimidant et oppressif » (par. 143). À notre avis, le degré de discernement de M. Le permet de conclure qu’il y a eu détention dès que les policiers sont entrés dans la cour arrière.
(v)     Perceptions subjectives de M. Le
[111]                     Soit dit en tout respect, nous estimons que les tribunaux d’instance inférieure ont commis une erreur en donnant préséance à l’avis personnel de M. Le selon lequel, à un certain moment, il se croyait libre de quitter la cour arrière pour tenter d’entrer dans la maison. L’analyse relative à la détention est ainsi passée d’un examen objectif à un examen subjectif.
[112]                     Après avoir conclu que l’entrée des policiers était autorisée en droit, le juge du procès a affirmé (au par. 87) :
            [traduction] En fait, l’accusé a lui‑même témoigné avoir pensé qu’il était libre de quitter la cour arrière. Plus précisément, il a expliqué avoir voulu entrer dans la maison en rangée par la porte arrière, parce que, comme aucun policier ne s’adressait directement à lui, il ne pensait pas avoir besoin de rester dans la cour.
Confirmant les conclusions du juge du procès sur ce point, les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont relevé le caractère objectif du critère, mais ont fondé leur analyse sur des considérations subjectives en ce qui concerne M. Le (par. 62‑64):
            [traduction] Je ne décèle aucune erreur dans l’analyse du juge du procès. Ses conclusions ne sauraient non plus être qualifiées de déraisonnables. Dans l’évaluation du caractère raisonnable des conclusions du juge du procès, le propre témoignage de l’appelant joue un rôle important. Ce dernier a déclaré qu’il estimait être libre de quitter la cour arrière après que les policiers furent entrés dans celle‑ci et eurent commencé à interroger les jeunes hommes. Autrement dit, l’appelant ne pensait pas être détenu [. . .]
                    . . .
     Le juge du procès pouvait raisonnablement interpréter la perception de l’appelant de la dynamique de sa propre interaction avec l’agent O’Toole comme une très bonne indication de la perception raisonnable à cet égard. Plus précisément, je ne puis qualifier de déraisonnable la conclusion du juge du procès quant au moment de la mise en détention, alors que cette conclusion repose sur le propre témoignage de l’appelant au sujet de sa perception du moment où il y a eu mise en détention.
[113]                     Dans l’arrêt Grant, notre Cour a souligné en quoi l’analyse relative à la détention est de nature objective et tient compte de « l’ensemble des circonstances de la situation particulière, y compris de la conduite policière ». La Cour a également reconnu que, dans l’analyse globale du caractère raisonnable, « la situation particulière de la personne visée ainsi que ses perceptions au moment envisagé peuvent être pertinentes pour déterminer si elle pouvait raisonnablement conclure à un déséquilibre entre son pouvoir et celui des policiers » (par. 32 (nous soulignons)).
[114]                     Devant la Cour, le ministère public a fait valoir que les perceptions subjectives des plaignants quant à savoir s’ils étaient détenus ou non étaient [traduction] « hautement pertinentes ». Nous rejetons cet argument. Le fait demeure, comme il se doit, que l’analyse relative à la détention est principalement de nature objective. Avant l’arrêt Grant, la nature objective du critère applicable n’était peut‑être pas claire. Par exemple, dans l’arrêt Therens, notre Cour a conclu qu’il y a détention lorsqu’une personne « se soumet ou acquiesce à la privation de liberté et croit raisonnablement qu’elle n’a pas le choix d’agir autrement » (p. 644) — une déclaration qui pouvait laisser croire que l’analyse porte principalement sur le caractère raisonnable des perceptions subjectives de la personne visée. Cependant, dans l’arrêt Grant, notre Cour a précisé que l’analyse est objective.
[115]                     Accorder trop d’importance aux perceptions subjectives affaiblit les assises de l’adoption d’un critère objectif. Il en existe au moins trois. Premièrement, comme notre Cour l’a conclu dans l’arrêt Grant, la nature objective de l’analyse permet aux policiers « de savoir quand il y a détention [. . .] [et, partant, de] s’acquitter des obligations qu’impose la Charte en ce cas et [. . .] [d’]accorder à la personne détenue les protections supplémentaires qui lui sont conférées » (par. 32). Deuxièmement, la nature objective de l’analyse permet d’assurer le maintien de la primauté du droit puisque les revendications seront toutes assujetties à la même norme. En d’autres termes, la norme objective permet de s’assurer que toutes les personnes seront traitées également et bénéficieront des mêmes protections garanties par la Charte sans égard à leurs propres seuils subjectifs de détention psychologique ou à leurs propres perceptions de leurs interactions avec les policiers. Autrement dit, la nature objective de l’analyse permet un certain niveau d’uniformité dans l’application de la Charte à la conduite policière. Troisièmement, et dans le même ordre d’idées, la nature objective de l’analyse tient compte du fait que certaines personnes seront incapables d’avoir des perceptions subjectives lorsqu’elles interagiront avec les policiers.
[116]                     Par conséquent, l’analyse fondée sur l’art. 9 ne devrait pas porter principalement sur ce qui se passait dans l’esprit de l’accusé à un moment précis, mais plutôt sur la façon dont les policiers ont agi et, eu égard à l’ensemble des circonstances, sur la manière dont un tel comportement serait raisonnablement perçu. Conclure autrement impose au plaignant l’obligation d’évaluer correctement à quel moment il est détenu et à quel moment il ne l’est pas. Ce problème précis se pose en l’espèce. Dans son témoignage, M. Le a affirmé que la police ne lui avait pas permis d’entrer dans la maison et l’avait physiquement empêché de le faire. Si l’on accepte le récit détaillé des faits de M. Le, sa perception subjective, aussi fugace soit‑elle, selon laquelle il pouvait entrer dans la maison était simplement erronée. De plus, si, comme le conclut notre collègue, la mise en détention a eu lieu lorsque l’agent a dit au jeune homme de garder ses mains bien en vue, la perception subjective de M. Le n’aurait pris naissance qu’après que la détention eut déjà commencé. Même si on admet qu’il peut y avoir des situations où la perception subjective de l’accusé est pertinente, ce n’est pas le cas en l’espèce.
[117]                     Par ailleurs, « la situation particulière de la personne visée ainsi que ses perceptions », mentionnées dans l’arrêt Grant, devaient servir à établir s’il y avait un déséquilibre entre le pouvoir de cette personne et celui de la police, et non à juger s’il y avait en fait détention. Tout indique que les perceptions des accusés devaient jouer un rôle très limité, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce.
[118]                     Le traitement erroné par le juge du procès de la version subjective de M. Le est aggravé par son traitement incohérent de celle‑ci. Plus précisément, le juge a d’abord rejeté le témoignage de M. Le au sujet de la raison pour laquelle il a tourné le dos à l’agent O’Toole (pour entrer dans la maison), mais s’est ensuite fondé sur ce même témoignage pour étayer sa conclusion selon laquelle M. Le avait l’impression qu’il était libre de quitter la cour arrière. Il est vrai que M. Le a témoigné en ce sens en déclarant qu’il n’a pas adopté [traduction] « une position de dissimulation », et qu’il n’agissait pas de façon nerveuse et n’était pas agité. Il a également affirmé avoir tenté de se diriger vers la maison lorsque l’agent O’Toole lui a demandé ses pièces d’identité, parce que (1) il pensait être libre de partir et (2) il n’aimait pas la façon dont les policiers le traitaient, lui et ses amis. Comme nous l’avons mentionné précédemment, M. Le a également déclaré que, lorsqu’il a essayé d’entrer dans la maison, l’agent O’Toole l’a attrapé par l’épaule, l’a retourné et lui a demandé où il allait et pourquoi il tentait d’entrer dans la maison.
[119]                     Pourtant, en plus d’affirmer que M. Le n’était pas crédible en général (au par. 63), le juge du procès a également précisé (au par. 65) qu’il rejetait le témoignage dans lequel M. Le a affirmé qu’[traduction] « il n’avait pas [. . .] adopté “une position de dissimulation” [durant son interaction avec les policiers] afin de cacher son sac [. . .], mais plutôt qu’il s’était seulement retourné pour tenter d’entrer dans la maison ». La difficulté réside dans le fait que le juge du procès s’est fondé sur ce même témoignage à l’appui de sa conclusion selon laquelle M. Le n’était pas détenu avant qu’on lui pose des questions sur le contenu de son sac : [traduction] « l’accusé a expliqué avoir voulu entrer dans la maison en rangée par la porte arrière, parce que [. . .] il ne pensait pas avoir besoin de rester dans la cour ». Il ne s’agit pas ici d’un cas où le juge du procès n’a accepté qu’une partie du témoignage de l’accusé. Il s’agit plutôt d’un cas où le juge a considéré le même témoignage de deux façons incompatibles — d’abord, en le rejetant et ensuite, en se fondant sur lui et en l’utilisant contre M. Le. En raison de cette incohérence, le juge du procès a commis une erreur.
[120]                     Hormis ces erreurs, nous sommes préoccupés de façon plus générale par l’appréciation que fait le juge du procès de la façon dont M. Le aurait raisonnablement perçu la conduite des policiers, relativement au fait qu’il se sentait obligé de se conformer à un ordre ou à une sommation de ceux‑ci. À notre avis, il ne convient pas de conclure qu’il ne se sentait pas détenu et ensuite utiliser ce même point de vue comme preuve de la façon dont aurait réagi la personne raisonnable.
[121]                     Bien que l’analyse fondée sur l’art. 9 soit objective en ce qu’elle vise à déterminer la façon dont une personne raisonnable aurait perçu l’interaction avec les policiers (et non, en l’espèce, la façon dont M. Le l’a perçue), la personne raisonnable dont le point de vue est déterminant et dont on cherche à connaître la pensée est une personne mise à la place de l’accusé — c’est‑à‑dire une personne imprégnée de l’expérience afférente à la situation personnelle de l’accusé. Autrement dit, la personne raisonnable doit vivre dans le même monde, pour ainsi dire, que l’accusé. Par conséquent, lorsqu’il se demande si une interaction avec les policiers équivaut à une détention, le tribunal doit examiner l’ensemble des circonstances pertinentes propres à l’accusé. La personne raisonnable que l’on vient de décrire conclurait selon nous qu’il y a eu détention à partir du moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière et ont commencé à poser des questions.
(vi)   Âge et stature
[122]                     Nous ajoutons que nous sommes d’accord avec le juge du procès pour dire que l’âge et la stature de M. Le constituaient des circonstances personnelles pertinentes. La perception d’une personne raisonnable peut être influencée par l’âge ainsi que par les connaissances, l’expérience de vie et le discernement associés à ce groupe d’âge. Les jeunes ne perçoivent souvent pas le monde de la même façon que les adultes. Comme le fait valoir l’intervenant Justice for Children and Youth dans son mémoire, [traduction] « [s]i le droit définit l’âge adulte comme celui qui commence à 18 ans, [la recherche scientifique montre que] le développement psychologique et neurologique propre à l’adolescence se poursuit en fait dans la vingtaine » (par. 5). Dans ces circonstances, il ne fait aucun doute à notre avis qu’un adulte raisonnable aurait vraisemblablement conclu qu’il n’était pas libre de quitter les lieux dès l’arrivée des policiers dans la cour arrière, de la manière dont ils ont procédé. Dans le même ordre d’idées, une personne raisonnable âgée de 20 ans arriverait encore plus facilement à la conclusion qu’elle faisait l’objet d’une détention en pareilles circonstances. En fait, son manque relatif de maturité fait en sorte que le déséquilibre des pouvoirs et l’écart en matière de connaissances entre le citoyen et l’État sont encore plus marqués, évidents et préoccupants.
[123]                     Pour ce qui est de la stature, le juge du procès a conclu que M. Le était de petite stature, précisant avoir tenu compte de cette considération pour conclure que sa détention n’avait commencé qu’au moment où il avait été interrogé sur le contenu de son sac. Bien qu’il soit difficile de déterminer avec clarté comment cette considération a été prise en compte, nous estimons qu’une personne raisonnable ayant la même stature que M. Le serait probablement profondément intimidée lorsque trois policiers entrent dans la cour arrière dans laquelle elle se trouve de la manière dont les agents en l’espèce ont procédé. En pareil cas, une personne de petite stature serait sans doute plus susceptible de se sentir dominée et de conclure à l’impossibilité de quitter la cour arrière. Une telle personne estimerait sans doute qu’il est plus souhaitable d’obtempérer aux commandes et aux ordres des policiers. Cet élément permet alors de conclure qu’il y a eu mise en détention au moment où les policiers sont entrés dans la cour arrière.
(2)        Le caractère arbitraire de la détention
[124]                     Lorsque la détention est établie, le tribunal doit examiner si celle‑ci est arbitraire. L’arrêt Grant de la Cour fournit des indications à cet égard (aux par. 54‑56), en s’appuyant sur le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265, pour évaluer les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives visées à l’art. 8. Plus précisément, la détention doit être autorisée par une règle de droit, la règle de droit elle‑même doit être exempte de caractère abusif et la manière dont la détention est effectuée doit être non abusive. À notre sens, la détention de M. Le n’était pas autorisée par une règle de droit et était donc arbitraire. Aucun des objectifs d’enquête auxquels a conclu le juge du procès n’autorisait les actes des policiers et ces derniers étaient eux‑mêmes des intrus.
a)      Les policiers étaient des intrus
[125]                     Selon le juge du procès, les policiers étaient autorisés à entrer dans la cour arrière en vertu de la théorie de l’autorisation implicite. Lorsqu’elle s’applique, cette théorie permet aux policiers ou à tout membre du public, à des fins légitimes, de quitter la rue pour se rendre jusqu’à la porte d’une maison « pour qu’il y ait communication convenable avec l’occupant de la maison » (R. c. Evans, 1996 CanLII 248 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 8, par. 15, le juge Sopinka).
[126]                     Nous souscrivons, tout comme le fait notre collègue, à la conclusion du juge Lauwers de la Cour d’appel de l’Ontario, selon laquelle cette théorie ne s’applique pas en l’espèce et que c’étaient les policiers eux‑mêmes qui étaient les intrus. En termes simples, la théorie de l’autorisation implicite ne s’applique pas de manière à excuser la présence des policiers dans la cour arrière puisque, même si l’objectif de ceux‑ci était la « communication », il n’était pas nécessaire pour les policiers d’entrer dans la propriété privée pour y parvenir; ils auraient facilement pu parler avec les jeunes hommes par‑dessus la [traduction] « petite clôture de deux pieds ».
[127]                     Plus fondamentalement, en entrant dans la cour arrière, les policiers poursuivaient également un « but subsidiaire », pour reprendre l’expression du juge Sopinka dans l’arrêt Evans, et ont ainsi excédé les limites de l’autorisation implicite (par. 16). Dans l’arrêt Evans, le but subsidiaire ayant vicié l’« autorisation implicite » était l’espoir de recueillir des éléments de preuve contre les occupants de la maison (en recherchant une odeur de marijuana). En l’espèce, nous sommes d’avis que le juge Lauwers a bien cerné le but subsidiaire des policiers (au par. 107) : [traduction] « l’entrée des policiers ne valait guère mieux qu’une enquête criminelle hypothétique, ou une “expédition de pêche” ». Il faut rappeler ici que les policiers ne disposaient pas d’information permettant de faire un lien entre les occupants de la cour arrière — et dont ils ignoraient l’identité — et une quelconque conduite criminelle réelle ou soupçonnée. La théorie de l’autorisation implicite n’a jamais eu pour objectif de protéger ce type de conduite intrusive par les policiers.
[128]                     La conclusion portant que les policiers étaient des intrus est manifestement pertinente pour l’application de l’art. 8, puisqu’elle neutralise toute idée de « consentement » à l’entrée des policiers. Il est moins évident de déterminer le rôle que joue cette conclusion quand vient le temps de juger si, pour l’application de l’art. 9, les policiers étaient légalement autorisés à détenir une personne se trouvant également dans la propriété. Selon le juge Lauwers, si une règle de droit n’autorise pas les policiers à entrer sur une propriété à des fins d’enquête, cette règle de droit ne les autorise pas non plus à détenir une personne à des fins d’enquête (par. 143). Comme les art. 8 et 9 protègent des droits différents (quoique parfois interreliés) et ont leurs propres normes et considérations (R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 36), nous reportons à une autre occasion l’examen de la question du lien entre les intrusions et les détentions dont il est question dans l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario.
b)      Aucun pouvoir légal de détention
[129]                     Le juge du procès a conclu que les policiers poursuivaient trois objectifs en se rendant dans la cour arrière : vérifier si les jeunes hommes étaient des intrus, rechercher des personnes d’intérêt et vérifier un secteur qui, leur avait‑on dit, était problématique en ce qui concerne les drogues. Aucun de ces objectifs ne confère un pouvoir légal de détention.
[130]                     Aucune loi n’autorisait les policiers à détenir qui que ce soit dans la cour arrière. Au procès, ils ont invoqué la Loi sur l’entrée sans autorisation, L.R.O. 1990, c. T.21, comme source les autorisant à entrer dans le but d’évaluer si les jeunes hommes étaient des intrus. Sur le plan juridique, toutefois, la Loi n’autorise pas les policiers à procéder à une mise en détention aux fins d’enquête sur une propriété privée. Elle permet plutôt uniquement à ceux‑ci d’arrêter des personnes qu’ils croient, pour des motifs raisonnables et probables, être sur un lieu sans autorisation (art. 9). Aucun motif de cette nature n’existait en l’espèce.
[131]                     De même, le pouvoir en common law de détenir une personne à des fins d’enquête n’aurait pas pu être invoqué. Ce pouvoir permet aux policiers de détenir une personne à de telles fins lorsque, dans l’ensemble des circonstances, ils ont des motifs raisonnables de soupçonner l’existence d’un lien clair entre la personne en cause et une infraction criminelle récente ou toujours en cours (Mann, par. 34 et 45). Aucun motif de cette nature n’existait en l’espèce. Pour ce qui est de la question des personnes d’intérêt, il n’était pas nécessaire d’entrer sur la propriété ni de détenir des gens, et il n’y avait aucun lien entre l’adresse et une quelconque plainte récente ou en cours au sujet d’une intrusion.
[132]                     Le juge du procès a conclu qu’il [traduction] « était du devoir » des policiers d’aller voir dans la cour arrière, compte tenu des rapports des agents de sécurité indiquant que J.J. « fréquent[ait] » le secteur et que la cour arrière était un « endroit problématique » (par. 67). Même si elles donnaient aux policiers une raison de s’approcher de la cour arrière, ces préoccupations générales étaient loin de satisfaire à la norme applicable pour justifier une détention aux fins d’enquête. Comme notre Cour l’a affirmé dans l’arrêt Mann, la présence d’un suspect dans un « quartier dit à criminalité élevée » n’est pas en soi un motif de détention (par. 47). De même, la simple présence de personnes n’étant pas soupçonnées comme M. Le dans un quartier fréquenté « quelques jours ou quelques semaines » auparavant par une personne d’intérêt ne saurait constituer un tel motif. Comme l’a affirmé la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt R. c. O.(N.), 2009 ABCA 75, 2 Alta. L.R. (5th) 72 (au par. 40) :
                    [traduction] Le témoignage du policier au sujet de l’endroit et du genre d’immeuble où ces incidents se sont produits était trop vague pour contribuer à établir l’existence de motifs raisonnables de détention. Il n’a pas précisé l’étendue du « secteur » ni le genre ou le nombre d’immeubles d’appartements qui s’y trouvait. D’autres faits pourraient justifier une détention, eu égard à de telles précisions. Cependant, au vu des faits en l’espèce, une telle approche générale présente un risque grave d’ingérence policière dans des activités légales. Comme le juge Iacobucci l’a affirmé dans l’arrêt Mann, le fait qu’un quartier présente un taux de criminalité élevé, à lui seul, ne suffit pas. Même si certains immeubles d’appartements dans un quartier peuvent être connus des policiers comme des refuges pour les activités liées à la drogue, cela ne signifie pas que quiconque entre dans un immeuble à appartements dans un secteur ou un quartier mal défini peut objectivement être soupçonné d’activité criminelle. [Nous soulignons.]
De même, le fait de recevoir des renseignements généraux sur de la contrebande relativement à une adresse ne donne pas lieu, à défaut de précisions additionnelles, à des soupçons raisonnables à l’égard d’activités criminelles récentes ou en cours.
[133]                     Il s’ensuit de l’analyse qui précède que la détention de M. Le était arbitraire parce que, au moment de la mise en détention (lorsque les policiers sont entrés dans la cour arrière), les policiers n’avaient aucun soupçon raisonnable concernant une activité criminelle récente ou en cours. Des objectifs d’enquête qui ne reposent pas sur des soupçons raisonnables ne fondent pas la légalité d’une détention et ne peuvent donc pas être considérés comme légitimes dans le contexte d’une demande fondée sur l’art. 9 de la Charte. La détention de M. Le a donc porté atteinte au droit qui lui est garanti par cette disposition.
[134]                     Comme la détention en l’espèce n’était pas autorisée par une règle de droit, il n’est pas nécessaire d’analyser si cette règle est exempte de caractère abusif ou si la détention a été effectuée de façon non abusive.
C.           Article 8 de la Charte
[135]                     Bien que notre collègue affirme ne pas trancher définitivement la question de l’art. 8, il exprime des doutes quant à savoir si M. Le avait qualité pour contester la perquisition en tant qu’invité dans la propriété d’autrui. Nous convenons que, manifestement, la question de l’application de la protection conférée par l’art. 8 aux invités n’est pas tranchée en l’espèce. Cependant, nous ne souhaitons pas donner l’impression que nous appuyons l’analyse provisoire que propose notre collègue. Bien que la question demeure en suspens, l’approche préconisée par le juge Moldaver concernant la vie privée fait fi de deux points fondamentaux dont il convient de tenir compte dans l’analyse relative à l’art. 8.
[136]                     Premièrement, l’art. 8 s’intéresse essentiellement au point à partir duquel « le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins » (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159‑160). Il faut toujours effectuer cette analyse sous un angle normatif et non catégorique. Ainsi, dans le cadre de cette analyse, il n’est pas présumé qu’un facteur catégorique, comme le contrôle, aura une incidence déterminante quant à savoir si une personne a une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. L’examen repose plutôt toujours sur la question de savoir si le droit à la vie privée revendiqué doit [traduction] « être considéré comme à l’abri de toute intrusion par l’État — sauf justification constitutionnelle — pour que la société canadienne demeure libre, démocratique et ouverte » (R. c. Reeves, 2018 CSC 56, par. 28). Deuxièmement, il possible qu’une personne ait une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée qui soit réduite ou limitée tout en demeurant protégée par l’art. 8 (R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 8‑9; voir également R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, par. 29, citant R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 22). Les attentes dont jouissent des invités peuvent être limitées par le fait pour ces derniers de savoir que leur hôte peut inviter d’autres personnes à entrer chez lui, y compris l’État. Cependant, il pourrait toujours être objectivement raisonnable pour un invité présent dans une propriété privée de s’attendre à ce que l’État n’y entre pas sans invitation.
[137]                     Nous estimons qu’il est possible de soutenir que des invités peuvent, dans certaines circonstances, raisonnablement s’attendre au respect de leur vie privée dans la propriété de leur hôte. La détermination du moment où ceux‑ci auront une attente raisonnable au respect de leur vie privée, et de l’étendue de cette attente, dépendra des faits et du contexte de l’affaire. Toutefois, l’analyse doit toujours être axée sur la préoccupation fondamentale de l’art. 8 en ce qui touche le droit du public de ne pas être importuné par l’État, l’approche normative applicable à la détermination des paramètres des droits à la vie privée, et le fait que cette disposition protège les personnes qui jouissent d’une attente réduite ou limitée au respect de leur vie privée.
D.     Paragraphe 24(2) de la Charte
[138]                     Comme nous sommes parvenus à une conclusion différente de celle du juge du procès sur le moment où M. Le a été mis en détention et sur la constitutionnalité de cette détention, nous ne sommes pas tenus de faire preuve de déférence envers sa conclusion « subsidiaire » sur l’exclusion de la preuve par application du par. 24(2) de la Charte (Grant, par. 129; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202, par. 42).
(1)         Les principes généraux
[139]                     Le paragraphe 24(2) de la Charte prévoit que, lorsque des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la Charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien que l’analyse fondée sur le par. 24(2) soit souvent présentée comme portant sur la question de savoir si des éléments de preuve devraient être écartés, il ne s’agit pas de la question à trancher. Il s’agit plutôt de savoir si leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (R. c. Taylor, 2014 CSC 50, [2014] 2 R.C.S. 495, par. 42). Dans l’affirmative, il n’y a plus rien à trancher au sujet de l’exclusion : notre Charte prévoit que ces éléments de preuve doivent être écartés, non pas pour sanctionner la conduite des policiers ou pour dédommager l’accusé pour une violation de ses droits, mais parce qu’il est nécessaire de le faire pour maintenir « l’intégrité du système de justice et [. . .] la confiance à son égard » (Grant, par. 68‑70).
[140]                     Lorsque l’État cherche à tirer profit des éléments de preuve recueillis en violation de la Charte, les tribunaux doivent s’intéresser à l’incidence de l’inconduite de l’État non pas sur le procès criminel, mais sur l’administration de la justice. Ils doivent aussi garder à l’esprit qu’une violation de la Charte signifie, en soi, une injustice et, partant, une diminution de la considération dont jouit l’administration de la justice. Le paragraphe 24(2) exige des tribunaux qu’ils se demandent si l’utilisation des éléments de preuve risque de faire d’autres dommages en diminuant la considération dont jouit l’administration de la justice — de sorte que, par exemple, des membres raisonnables de la société canadienne pourraient se demander si les tribunaux prennent au sérieux les droits et libertés individuels à la protection contre les inconduites policières. Nous souscrivons à la mise en garde que notre Cour a formulée dans Grant, au par. 68, selon laquelle, bien que l’exclusion d’éléments de preuve « p[uisse] provoquer des critiques sur le coup », il faut s’intéresser surtout à « la considération globale dont jouit le système de justice », vue « à long terme » par une personne raisonnable au fait de l’ensemble des circonstances pertinentes et de l’importance des droits garantis par la Charte.
[141]                     Dans l’arrêt Grant, la Cour a énoncé trois questions qu’il convient d’examiner pour savoir si l’utilisation d’éléments de preuve viciés par une violation de la Charte est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice : (1) la gravité de la conduite attentatoire à la Charte, (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte, et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Bien que les deux premières questions agissent généralement en tandem en ce qu’elles font toutes deux pencher la balance en faveur de l’exclusion des éléments de preuve, le niveau de force avec lequel elles font pencher la balance n’a pas besoin d’être identique pour que l’exclusion soit requise. Plus particulièrement, il n’est pas nécessaire que ces deux premières questions étayent l’exclusion pour permettre au tribunal de conclure que l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien entendu, plus la conduite attentatoire est grave et plus l’incidence sur les droits garantis par la Charte est grande, plus l’exclusion sera justifiée (R. c. McGuffie, 2016 ONCA 365, 131 O.R. (3d) 643, par. 62). Cependant, il se peut également qu’une conduite attentatoire grave, même si elle a une faible incidence sur les droits garantis par la Charte, étayera à elle seule la conclusion que l’utilisation des éléments de preuve viciés est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. C’est la somme, et non la moyenne, de ces deux premières questions qui détermine si la balance penche en faveur de l’exclusion.
[142]                     La troisième question, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond, milite généralement en faveur de la solution contraire — soit en faveur de la conclusion selon laquelle l’utilisation des éléments de preuve n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Bien que cela soit particulièrement vrai lorsque les éléments de preuve sont fiables et essentiels à la preuve du ministère public (voir R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 33‑34), il importe de souligner que la troisième question ne peut devenir une simple formalité lorsque l’ensemble de la preuve est réputée fiable et essentielle à la preuve du ministère public à cette étape. La troisième question devient particulièrement importante lorsque l’une des deux premières questions, mais pas les deux, milite en faveur de l’exclusion des éléments de preuve. Lorsque les première et deuxième questions, considérées ensemble, militent fortement en faveur de l’exclusion, la troisième question fera rarement, sinon jamais, pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve (Paterson, par. 56). À l’inverse, si les deux premières questions considérées ensemble étayent moins l’exclusion des éléments de preuve, la troisième question confirmera la plupart du temps que l’utilisation des éléments de preuve n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
a)      Gravité de la conduite attentatoire à la Charte
[143]                     La Cour a déjà souligné que, lorsqu’il apprécie la gravité d’une conduite attentatoire à la Charte, le tribunal doit « situer cette conduite sur l’échelle de culpabilité » (Paterson, par. 43). Le postulat de départ, en l’espèce, est que les violations commises par inadvertance, techniques ou par ailleurs mineures ont moins d’incidence sur la primauté du droit et, par conséquent, sur la considération dont jouit l’administration de la justice qu’un non‑respect délibéré ou insouciant des droits garantis par la Charte (Grant, par. 74; Harrison, par. 22). De plus, comme la Cour l’a statué dans R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, au par. 59, et dans Paterson, au par. 44, l’erreur commise de « bonne foi » par la police doit être raisonnable et elle ne peut être établie sur le fondement d’une simple négligence dans l’observation des normes prescrites par la Charte. En d’autres mots, la considération dont jouit l’administration de la justice exige des tribunaux qu’ils se dissocient des éléments de preuve obtenus par suite de la négligence dont a fait preuve la police dans l’observation des normes prescrites par la Charte.
[144]                     Bien que le juge du procès ait compris cette distinction — s’il avait conclu à une violation de l’art. 9 de la Charte, il aurait estimé que la gravité de la conduite attentatoire se situait au bas de l’échelle de gravité, c’est‑à‑dire qu’il s’agissait d’une violation [traduction] « d’ordre technique, commise par inadvertance et de bonne foi » —, son appréciation est à notre avis manifestement indéfendable.
[145]                     La question de savoir si les policiers ont agi de « bonne foi » s’est soulevée au procès lorsque l’accusé a fait valoir que les policiers se sont livrés à du profilage racial et qu’ils n’agissaient donc pas de bonne foi pour l’application du par. 24(2). Nous signalons que les tribunaux ont acquis beaucoup de connaissances au sujet du profilage racial. Nous avons fait beaucoup de progrès depuis l’époque où le juge d’un procès avait demandé à l’accusé de s’excuser auprès d’un policier pour avoir laissé entendre que la conduite de la police était en partie fondée sur la race de l’accusé. Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario a par la suite statué que le profilage racial est une réalité des interventions policières au Canada dont l’existence [traduction] « est étayée par de nombreux travaux de recherche en sciences sociales » (Brown, par. 7‑9 et 98). Le juge Binnie a accepté ce constat dans l’arrêt Grant.
[146]                     Comme nous l’avons expliqué plus tôt, le juge du procès a rejeté l’argument selon lequel les policiers s’étaient livrés à du profilage racial et il a conclu qu’ils n’avaient pas agi de mauvaise foi. Il est évidemment loisible au juge qui préside un procès de conclure que, bien que des problèmes de la sorte soient susceptibles de souvent se produire, il n’y a pas eu de profilage racial eu égard aux faits particuliers d’une affaire donnée. L’appelant n’a pas contesté l’appréciation de cette question par le juge du procès. On ne peut donc pas conclure que les policiers ont agi de mauvaise foi au motif que, consciemment ou inconsciemment, la race des jeunes hommes a constitué une considération dans le traitement qu’ils ont réservé à ceux‑ci.
[147]                     Cependant, l’absence de mauvaise foi n’équivaut pas à une conclusion positive de bonne foi, et les policiers n’agissaient pas de « bonne foi » du seul fait qu’ils ne se livraient pas à du profilage racial. En fait, pour que l’inconduite de la part de l’État soit excusée à titre de violation de droits garantis par la Charte commise de « bonne foi » (et, donc, de violation mineure), l’État doit démontrer que les policiers [traduction] « se sont conduits d’une manière [. . .] compatible avec ce qu’ils [croyaient] subjectivement, raisonnablement et non négligemment être la loi » (R. c. Washington, 2007 BCCA 540, 248 B.C.A.C. 65, par. 78).
[148]                     Interprétée ainsi, la bonne foi ne peut pas être attribuée à la conduite des agents de police en l’espèce. Leurs propres témoignages indiquent clairement qu’ils comprenaient parfaitement les limites applicables quant à leur pouvoir d’entrer dans la cour arrière pour enquêter sur des personnes. Les agents Reid et Teatero ont tous les deux reconnu qu’ils n’étaient pas autorisés à entrer dans des résidences privées (ce qui comprend, comme l’a reconnu l’agent Reid, les cours arrières) afin d’enquêter sur des affaires d’intrusion, et l’agent O’Toole a reconnu n’avoir reçu aucune plainte d’intrusion portant sur la maison en rangée de L.D. Comme l’a affirmé l’agent Reid dans son témoignage, leur objectif était clair : [traduction] « nous sommes entrés [. . .] la cour arrière [. . .] pour parler à, eh bien, pour enquêter sur les jeunes hommes qui se trouv[aient] là » (d.a., vol. III, p. 18) — jeunes hommes qui, selon le juge du procès, [traduction] « semblaient ne faire rien de mal » et « étaient juste en train de bavarder ».
[149]                     Les circonstances entourant la détention de M. Le n’ont pas amené la police en terrain inconnu sur le plan juridique ni n’ont autrement soulevé une question nouvelle au sujet de la constitutionnalité de ses actes. En effet, le pouvoir qu’a la police de détenir des personnes est régi par la jurisprudence bien établie de la Cour; il en va de même du pouvoir qu’a ou non celle‑ci d’entrer dans une résidence privée en l’absence d’une autorisation judiciaire préalable ou d’une situation d’urgence. De plus, comme la Cour l’a déjà souligné, « [s]i la police n’est pas tenue d’entreprendre une réflexion juridique au sujet de précédents contradictoires, elle doit cependant connaître l’état du droit » (Grant, par. 133). Nous ne voyons aucune raison d’affaiblir ces précédents dans les cas où la police n’en a pas tenu compte en procédant à une détention inconstitutionnelle.
[150]                     Nous souscrivons donc à l’opinion du juge Lauwers (par. 156) selon laquelle [traduction] « [i]l s’agissait d’une grave inconduite de la part de la police ». La Cour, en examinant dans l’arrêt Grant une inconduite semblable de la part de la police, ne pouvait pas s’exprimer plus clairement (par. 133) en affirmant que « le présent arrêt fera en sorte que, dorénavant, il sera plus difficile de justifier des gestes similaires ». Nous sommes donc obligés de conclure que la conduite attentatoire en cause en l’espèce milite fortement en faveur d’une conclusion voulant que l’utilisation des éléments de preuve recueillis soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
b)   Incidence sur les droits de l’accusé garantis par la Charte
[151]                     La deuxième question à examiner selon l’arrêt Grant nous oblige à nous demander si, du point de vue de l’intérêt de la société à ce que les droits garantis par la Charte soient respectés, l’utilisation des éléments de preuve viciés par une violation de la Charte est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Il faut donc, eu égard à l’ensemble des circonstances, nous demander si la violation de la Charte a effectivement porté atteinte aux intérêts protégés par le droit en cause et évaluer la portée réelle de l’atteinte en question (Grant, par. 76). Comme pour la première question à analyser selon Grant, il faut donc répondre à une question de degré de gravité : « [p]lus [l’effet sur les droits qui sont garantis à l’accusé] est marqué, plus l’utilisation des éléments de preuve risque de donner à penser que les droits garantis par la Charte, pour encensés qu’ils soient, ne revêtent pas d’utilité réelle pour les citoyens, ce qui engendrerait le cynisme et déconsidérerait l’administration de la justice » (Grant, par. 76).
[152]                     Quels sont alors les droits garantis à M. Le par l’art. 9 de la Charte? La Cour a répondu à cette question dans l’arrêt Grant, au par. 20 : « [d]e façon générale, l’art. 9 vise à protéger la liberté individuelle contre l’ingérence injustifiée de l’État » (nous soulignons). L’article 9 protège non seulement « contre les atteintes injustifiées de l’État à la liberté physique, mais aussi contre les atteintes à la liberté psychologique, en lui interdisant de recourir sans justification appropriée [au] moye[n] coerciti[f] que représent[e] la détention [. . .] » (par. 20). Cet objectif repose sur un principe non controversé inhérent à une société libre fondée sur la primauté du droit : [traduction] « le gouvernement ne peut s’ingérer dans la liberté individuelle en l’absence d’une autorisation légale à l’effet contraire » (J. Stribopoulos, « The Forgotten Right: Section 9 of the Charter, Its Purpose and Meaning » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 211, p. 231). À défaut d’une justification étatique convaincante qui respecte la Constitution en étant conforme aux principes de justice fondamentale (Grant, par. 19), M. Le, comme tout autre membre de la société canadienne, a le droit de vivre sa vie à l’abri de toute intrusion policière.
[153]                     Les enjeux sont donc indéniablement importants lorsqu’une violation de l’art. 9 est invoquée devant un tribunal. Le « droit » auquel les tribunaux doivent être attentifs ne concerne pas tout simplement le fait d’entrer dans une maison ou de marcher dans la rue. Ces activités ne sont que des manifestations du droit à la liberté d’une personne de prendre des décisions, y compris des décisions d’importance fondamentale, sans intervention de l’État (Grant, par. 20). Toute personne est censée jouir également de ces libertés.
[154]                     Comment faut‑il alors comprendre l’incidence de l’inconduite policière en cause en l’espèce sur le droit à la protection de la liberté contre l’ingérence injustifiée de l’État, qui est garanti à M. Le par la Charte? Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont qualifié toute incidence sur ce droit de [traduction] « momentanée et minime » (par. 76). Dans la même veine, le juge du procès a conclu que celle‑ci était réduite parce que M. Le [traduction] « n’a fait aucune déclaration inculpatoire ni fourni d’éléments de preuve incriminants que les policiers n’auraient pas autrement découverts » (par. 107). En toute déférence, nous estimons que ces considérations ne sont pas convaincantes et qu’elles ne rendent pas compte comme il se doit du préjudice subi dans la présente affaire.
[155]                     Il est vrai, bien sûr, que la détention de M. Le a été de courte durée. Cependant, il ne s’ensuit pas nécessairement que l’incidence sur sa liberté a été anodine (Grant, par. 42). Même une détention anodine ou de courte durée « doit être mise en balance avec l’absence de tout motif raisonnable la justifiant » (Mann, par. 56 (souligné dans l’original)). Et, lorsque mise en balance avec l’absence totale de justification pour enquêter sur les jeunes hommes, l’incidence de l’inconduite policière en cause en l’espèce est considérablement accrue. Le fait que cette démonstration de force de la part de la police ait pris la forme d’une intrusion dans une résidence privée — ce qui, comme nous l’avons déjà expliqué, est utile pour déterminer si et quand M. Le a été mis en détention — est également pertinent en ce qui a trait à l’incidence sur ses droits garantis par la Charte. Se retirer dans une résidence privée (même s’il ne s’agit pas de leur résidence) sera parfois le seul moyen pratique pour des personnes d’exercer leur droit de ne pas être importunées, en particulier dans les circonstances du complexe d’habitation en cause dont, selon ce qui a été dit au procès, les aires communes auraient fait l’objet de fréquentes patrouilles de police.
[156]                     En ce qui concerne l’affirmation du juge du procès selon laquelle l’incidence sur les droits de M. Le garantis par la Charte était faible parce qu’il n’a fait aucune déclaration inculpatoire et parce que les éléments de preuve pouvaient être découverts de toute façon, nous sommes d’accord avec le juge Lauwers pour affirmer que l’arme à feu et les drogues ne pouvaient pas être découvertes sans qu’il y ait une violation de la Charte. Leur découverte exigeait une détention inconstitutionnelle, ce qui a eu pour effet, selon la propre conclusion du juge du procès, d’inciter M. Le à changer son comportement, ce qui a fourni à la police des motifs pour le poursuivre et procéder à une détention aux fins d’enquête. Peu importe comment les choses sont présentées, il n’y avait tout simplement aucun motif, et encore moins aucun motif raisonnable, de soupçonner qu’un acte criminel avait été commis ou était en train d’être commis par les jeunes hommes qui se trouvaient dans la cour arrière. La découverte des éléments de preuve n’a été possible qu’en raison de la violation grave de l’art. 9 commise en l’espèce.
[157]                     Cette violation grave a en outre eu une incidence importante sur le droit à la protection de la liberté contre l’ingérence injustifiée de l’État qui est garanti à M. Le par l’art. 9. Il est difficile d’imaginer, en l’absence de contrainte physique réelle, une incidence plus importante sur la capacité pratique de M. Le, « [une] personne [. . .] en droit de s’attendre à ne pas être importunée » (Harrison, au par. 31), de faire un choix éclairé entre quitter les lieux ou parler à la police. Cette question milite aussi fortement en faveur de la conclusion voulant que l’utilisation, en l’espèce, des éléments de preuve soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
c)   Intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond
[158]                     Bien que nous ayons fait remarquer que la troisième question à examiner selon l’arrêt Grant milite habituellement en faveur de l’inclusion des éléments de preuve au motif que leur utilisation n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, ce ne sont pas toutes les considérations qui vont dans ce sens. Bien que cette question porte sur l’intérêt de la société à ce que « l’affaire soit jugée au fond » (Grant, par. 85), l’accent, comme nous l’avons déjà expliqué, doit être mis sur l’incidence de l’inconduite de l’État sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Bien qu’elle puisse découler de l’exclusion d’éléments de preuve pertinents et fiables (Grant, par. 81), la déconsidération pourrait aussi résulter de l’utilisation d’éléments de preuve qui privent l’accusé d’un procès équitable ou qui équivalent à « l’absolution judiciaire d’une conduite inacceptable de la part des organismes enquêteurs ou de la poursuite » (Collins, p. 281). Un jugement « au fond », dans un État de droit, présuppose un jugement fondé sur la légalité et le respect de normes constitutionnelles de longue date.
[159]                     Les accusations portées contre M. Le sont évidemment, comme la plupart des infractions criminelles, graves, et les éléments de preuve saisis sont aussi extrêmement fiables. Par ailleurs, les tribunaux doivent prendre soin de se dissocier et de dissocier leur procédure de la violation de normes constitutionnelles de longue date dont fait état la jurisprudence de notre Cour sur la Charte, jurisprudence qui a souligné l’importance du droit à la liberté individuelle. Tout bien considéré, cette question milite en faveur de l’utilisation des éléments de preuve.
(2)   L’utilisation des éléments de preuve est‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice?
[160]                     Après avoir appliqué les trois questions à analyser selon l’arrêt Grant aux faits du présent pourvoi, et, soit dit en tout respect pour les tribunaux d’instance inférieure, nous ne croyons pas qu’il s’agit d’un cas limite. Les policiers ont transgressé une limite nette en entrant, sans permission ni motifs raisonnables, dans une cour arrière privée dont les occupants étaient [traduction] « juste en train de bavarder » et ne faisaient « rien de mal ». Ils ont demandé des pièces d’identité, dit à l’un des occupants de garder ses mains bien en vue et posé à ceux‑ci des questions ciblées sur qui ils étaient, où ils vivaient et ce qu’ils faisaient dans la cour arrière. C’est précisément le type de conduite policière que la Charte visait à abolir. L’utilisation en preuve des fruits de cette conduite est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. La Cour reconnaît depuis longtemps qu’en règle générale, la fin ne justifie pas les moyens (R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903, p. 961). Les éléments de preuve doivent être exclus.
[161]                     Notre collègue affirme que « les membres raisonnables et bien informés du public, confrontés à une décision en l’espèce ayant pour effet d’écarter les éléments de preuve et d’exonérer un trafiquant de drogue avoué qui était prêt à saisir une arme chargée pendant un combat violent avec les policiers, qualifieraient cette décision non seulement d’alarmante, mais d’intolérable » (par. 306).
[162]                     Nous ne comprenons pas son opinion et ne partageons pas sa crainte. Nous tenons à signaler, pour répondre à notre collègue, qu’il faut prendre soin de ne pas tomber dans le piège qui consiste à concevoir et à justifier des règles particulières pour les quartiers que l’on croit aux prises avec un plus haut taux de criminalité. Comme il est indiqué dans le rapport de 1989 du Groupe d’étude entre la police et les minorités raciales présenté au Solliciteur général de l’Ontario (p. 23), et plus récemment dans le rapport Tulloch (p. 49 (note en bas de page omise)) : « [l]e pire ennemi d’une police efficace est l’absence de confiance du public ». Le rapport Tulloch ajoute que « [l]orsqu’un segment de la société croit qu’il est injustement ciblé par la police, la police se trouve à perdre sa légitimité aux yeux de ceux qui font partie de ce segment » (p. 49 (note en bas de page omise)). L’application efficace de la loi est tributaire de la collaboration du public, et la police doit agir de façon à favoriser la collaboration et la légitimité qu’a la police aux yeux du public.
[163]                     Dans la mesure où notre collègue souligne, dans l’analyse fondée sur le par. 24(2), que M. Le est « dangereux » et un « trafiquant de drogue avoué », nous tenons à rappeler que juge qui a imposé la peine, et qui a également présidé le procès, a conclu que M. Le est un jeune homme intelligent, qui jouit d’un appui familial durable, possède de solides perspectives de réadaptation et est susceptible de devenir un membre utile et actif de la société (2014 ONSC 4288, par. 14 et 40‑41 (CanLII)). Notre système de justice criminelle met l’accent sur la réadaptation, surtout dans le cas des jeunes — et nous ne devrions pas laisser nos opinions sur le caractère répréhensible de sa conduite (que nous partageons, bien entendu) occulter les conclusions importantes du juge du procès quant aux perspectives de réadaptation de M. Le.
[164]                     Nous n’admettons pas non plus que le résultat que commande notre Constitution « ne peut être qualifié que de démoralisant et de décourageant » (motifs du juge Moldaver, par. 309). Du point de vue du constitutionnalisme, le par. 24(2) exclut, à dessein, les éléments de preuve obtenus par suite d’une violation de la Charte lorsque leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Comme nous l’avons expliqué, l’utilisation des éléments de preuve en l’espèce — eu égard à la conduite policière en cause — est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Toutefois, ceux qui estiment que ce résultat n’est pas le bon doivent comprendre que [traduction] « [c]e résultat malheureux est directement imputable à la manière dont les policiers ont décidé de se conduire » (McGuffie, par. 83; Paterson, par. 56) — et non à l’indifférence de notre Cour à l’égard de la violence, de la drogue ou de la sécurité collective.
[165]                     Exiger de la police qu’elle se conforme à la Charte dans tous les quartiers et qu’elle respecte les droits de tous permet de maintenir la primauté du droit, de favoriser la confiance du public à l’égard de la police et d’accroître la sécurité dans les collectivités. La présente décision ne démoralisera pas les policiers : ces derniers comprennent mieux que quiconque que de grands pouvoirs s’accompagnent de grandes responsabilités. Nous partageons l’avis de la Chambre des lords lorsqu’elle affirme, en rejetant l’idée selon laquelle l’imposition de responsabilités aux policiers entraînerait des conséquences similaires, que [traduction] « les serviteurs de Sa Majesté sont d’une autre trempe » (Dorset Yacht Co. Ltd. c. Home Office, [1970] 2 All E.R. 294, p. 1003, lord Reid).
[166]                     Nous sommes donc d’avis de faire droit au pourvoi, d’exclure les éléments de preuve saisis de M. Le, d’annuler les déclarations de culpabilité prononcées contre celui‑ci et de prononcer des verdicts d’acquittement.
 
Version française des motifs du juge en chef Wagner et du juge Moldaver rendus par
 
                    Le juge Moldaver —
I.               Aperçu
[167]                     J’ai pris connaissance des motifs de mes collègues et je ne puis souscrire à leur analyse ni à leur conclusion. Avec égards, mes collègues ont réinterprété le dossier du procès d’une façon qui est incompatible avec les conclusions de fait favorables aux policiers que le juge du procès a tirées. C’est ce qui leur permet de décrire les policiers en cause comme des agresseurs qui, la nuit en question, sont entrés dans une cour arrière privée sans la moindre justification et ont fait fi des droits de cinq jeunes hommes racialisés au cours d’une enquête que mes collègues ont qualifiée d’« expédition de pêche » (par. 127).
[168]                     Je tiens à préciser que, si le dossier, tel qu’il a été réinterprété par mes collègues, illustrait fidèlement la conduite des policiers, je serais le premier à écarter les éléments de preuve incriminants découverts au sujet de M. Le. Une inconduite policière à ce point extrême serait intolérable, voire odieuse, pour notre société. Une telle conduite compromettrait gravement et à long terme la considération dont jouit l’administration de la justice et justifierait une sanction prompte et sans équivoque de la part de la Cour.
[169]                     Or, tel n’est pas le cas en l’espèce. Dans l’affaire qui nous occupe, après avoir examiné la preuve dans les moindres détails, le juge du procès a retenu le témoignage des policiers, le considérant crédible (2014 ONSC 2033, par. 65 (CanLII)), et a tiré d’importantes conclusions de fait, notamment que les policiers sont entrés dans la cour arrière privée dans le but de communiquer avec les jeunes hommes à des [traduction] « fins d’enquête [. . .] appropriées » (par. 70 et 117) et qu’il n’existait « tout simplement aucun élément de preuve au soutien de l’argument selon lequel [l]es trois policiers [s’étaient] livrés, consciemment ou non, à du profilage racial » (ibid.). De plus, rien dans les motifs exhaustifs et détaillés du juge du procès ne permet de conclure que les policiers ont agi au mépris délibéré des droits de l’accusé garantis par la Charte canadienne des droits et libertés ou en ne s’en souciant pas, ou que leur intervention était motivée autrement que par une réelle volonté d’accomplir leurs fonctions d’enquête, de maintenir la paix et l’ordre public et de protéger les résidents d’un quartier qui, selon le juge du procès, était « en proie à un taux élevé de crimes violents associés aux armes à feu et aux drogues » (par. 3). Au contraire, toujours selon le juge du procès, « s’il y avait eu atteinte aux droits garantis à l’accusé par la Charte », celle‑ci n’aurait constitué qu’une atteinte « d’ordre technique, commise par inadvertance » (par. 106), et rien ne permettait de conclure à la mauvaise foi des policiers. Bref, le juge a estimé que les policiers s’étaient acquittés de leurs fonctions avec intégrité et au meilleur de leurs capacités.
[170]                     En toute déférence, pour les motifs qui suivent, je ne saurais accepter la démarche adoptée par mes collègues ni le résultat qui en découle, à savoir l’acquittement indéfendable sur les plans juridique et factuel d’un trafiquant de cocaïne avoué qui, après avoir fui les policiers et s’être engagé dans un [traduction] « combat de rue acharné » avec l’un d’entre eux (motifs du juge du procès, par. 36 et 43), a été trouvé en possession de 13 grammes de crack, d’argent comptant provenant de la vente de drogues, et d’une arme à feu semi‑automatique chargée et armée. Loin de préserver, à court ou à long terme, la considération dont jouit l’administration de la justice, l’exclusion de la preuve en l’espèce — laquelle est matérielle, fiable et essentielle à la poursuite d’infractions criminelles graves, comme le reconnaissent mes collègues — aurait comme seule conséquence de déconsidérer l’administration de la justice aux yeux d’un membre raisonnable et bien informé du public. Je suis par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi.
II.            Les faits établis par le juge du procès
A.           La conversation des policiers avec les agents de sécurité
[171]                     La nuit du 25 mai 2012, l’agent Teatero du Service de police de Toronto patrouillait dans les lieux de la coopérative d’habitation Atkinson, un complexe d’habitation subventionné du centre‑ville de Toronto. Vers 22 h 40, deux autres policiers, les agents Reid et O’Toole, se sont joints à lui. À ce moment‑là, l’agent Teatero s’entretenait avec deux agents de sécurité qui travaillaient au complexe d’habitation. Au départ, l’agent Teatero s’intéressait à un dénommé N.D.‑J., qui était recherché par la police pour des crimes violents, mais les agents de sécurité avaient répondu que selon eux, il [traduction] « se tenait » ailleurs (par. 11). Toutefois, l’un des agents de sécurité a signalé qu’un autre individu, J.J., également recherché pour des crimes violents, avait été aperçu dans le secteur, qu’il « se tenait » dans la cour arrière d’une maison en rangée de la promenade Vanauley Walk (« maison en rangée de L.D. ») ou qu’il la « fréquentait », en compagnie des membres d’un gang de la région (ibid.). L’agent Teatero connaissait l’existence de J.J., mais ignorait ce dont il avait l’air. L’agent de sécurité a ajouté que cette adresse constituait un « endroit problématique » pour les agents de sécurité et qu’il existait des préoccupations concernant du trafic de drogue dans la cour arrière (ibid.).
B.            L’arrivée des policiers et l’entrée dans la cour arrière
[172]                     Après avoir discuté avec les agents de sécurité, les trois policiers ont décidé d’inspecter le secteur à pieds. Ils ont emprunté un trottoir asphalté qui contournait les maisons en rangée pour finalement arriver à la maison en rangée de L.D. La cour arrière de la propriété était délimitée par une clôture basse en bois munie d’une ouverture menant au trottoir plutôt que d’une barrière.
[173]                     Dans la cour arrière se trouvaient cinq jeunes hommes, tous racialisés. Tom Le, l’accusé, qui avait 20 ans à l’époque, faisait partie du groupe. Il y avait été invité par son ami, L.D., alors âgé de 17 ans, qui vivait dans la maison en rangée avec sa mère. Les cinq jeunes hommes bavardaient et se reposaient, pour la plupart sur des canapés; ils semblaient ne rien faire de mal.
[174]                     Sans avoir tenté d’obtenir un mandat et sans demander aux jeunes hommes la permission d’entrer, les agents Teatero et Reid sont entrés dans la cour arrière en traversant l’ouverture dans la clôture. Le juge du procès a accepté le témoignage des policiers à cet égard et conclu que, lorsque ces derniers sont entrés dans la cour arrière pour communiquer avec les jeunes hommes, ils avaient trois objectifs. Il a d’abord relevé les deux objectifs suivants : [traduction] « vérifier si l’un des jeunes hommes était [J.J.] (ou savait où se trouvait [N.D.‑J.]), et vérifier si les jeunes avaient le droit de se trouver dans la cour arrière ou s’ils y commettaient une intrusion » (par. 23). Le juge a par ailleurs fait remarquer que, lorsque les policiers sont entrés dans la cour arrière, ils visaient également à enquêter sur de possibles activités de trafic de drogue dans la propriété (par. 70). Pour ce qui est du deuxième objectif, le juge du procès a fait état du témoignage des policiers, qui ont affirmé avoir été mandatés par la direction de la coopérative d’habitation pour appliquer la législation provinciale en matière d’intrusion à l’intérieur du complexe.
C.            La conversation initiale dans la cour arrière
[175]                     Selon le juge du procès, une fois dans la cour arrière, l’agent Teatero a [traduction] « salué cordialement » les jeunes hommes (par. 24 et 68) et leur a demandé « ce qui se passait, qui ils étaient et si l’un d’eux habitait dans la maison en rangée » (par. 17). Les agents n’ont perçu qu’une réponse négative à la troisième question. À aucun moment les policiers n’ont‑ils entendu les jeunes hommes s’opposer à leur entrée ou à leur présence dans la cour arrière.
[176]                     Les agents Teatero et Reid se sont ensuite adressés directement à deux des jeunes hommes assis sur un canapé, leur demandant une pièce d’identité. Monsieur Le se trouvait alors près de la porte arrière de la maison en rangée. Il a témoigné au procès qu’à ce moment précis, il s’estimait libre de partir, soulignant ce qui suit : [traduction] « aucun policier ne me parlait directement, alors je n’avais pas l’impression de vraiment devoir rester » (d.a., vol. IV, p. 157).
D.           La conversation entre l’agent O’Toole et M. Le
[177]                     L’agent O’Toole, qui s’était initialement tenu de l’autre côté de la clôture, est entré à son tour dans la cour arrière pour assurer la sécurité de ses collègues. Il est resté quelques instants dans la zone gazonnée, en ne faisant qu’observer, avant de s’approcher des jeunes hommes. À un moment donné, il a vu l’un des jeunes hommes assis sur le canapé mettre ses mains derrière son dos, et il lui a alors dit de garder ses mains devant lui. Le jeune homme a obéi. L’agent O’Toole s’est ensuite déplacé vers la terrasse adjacente à la porte arrière de la maison et a commencé à parler à M. Le et à un autre jeune homme. L’agent O’Toole a demandé à ce dernier de lui fournir une pièce d’identité, ce qu’il a fait.
[178]                     Pendant qu’il tenait la pièce d’identité, l’agent O’Toole a remarqué que M. Le, qui portait à la hanche un petit sac noir à courroie en bandoulière, adoptait [traduction] « une position de dissimulation » — c’est‑à‑dire qu’il se plaçait de manière à cacher le sac —, « qu’il avait l’air très nerveux et agité et qu’il ne tenait pas en place » (par. 29). Selon l’agent Teatero, qui avait lui aussi observé le comportement de M. Le, ce dernier dissimulait son sac, le rapprochait de son corps et « présentait les caractéristiques d’un homme armé » (par. 32). L’agent O’Toole a ensuite demandé une pièce d’identité à M. Le, qui a répondu qu’il n’en avait pas en sa possession. L’agent O’Toole « a alors montré le sac du doigt et lui a demandé “Qu’est‑ce qu’il y a dans le sac?” » (par. 31), moment auquel M. Le a pris la fuite.
[179]                     Toute cette opération, soit de l’entrée des policiers jusqu’à la fuite de M. Le, a duré moins d’une minute. L’interaction directe entre les policiers et M. Le n’a duré que quelques secondes avant que celui‑ci ne prenne la fuite.
E.            La poursuite et la bagarre
[180]                     L’agent O’Toole s’est lancé à ses trousses, suivi des deux autres policiers. La poursuite s’est soldée par un [traduction] « combat de rue acharné » entre l’agent O’Toole et M. Le (par. 43). Au cours de la bagarre, M. Le a essayé de plonger la main dans son sac, où était cachée une arme à feu semi‑automatique chargée et armée. Toutefois, l’agent O’Toole a réussi à l’empêcher de saisir l’arme et, finalement, avec l’aide de ses collègues, il l’a maîtrisé et mis en état d’arrestation.
F.            Les éléments de preuve saisis et les accusations criminelles
[181]                     Les fouilles effectuées sur les lieux de l’arrestation et plus tard au poste de police ont permis de découvrir l’arme à feu, 13 grammes de crack3 et une importante somme d’argent comptant4. Monsieur Le a été inculpé d’une longue liste d’infractions liées aux armes à feu et aux drogues5.
III.         Les décisions des juridictions inférieures
A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Campbell) (2014 ONSC 2033)
[182]                     Au procès, le juge Campbell était principalement appelé à juger si l’arme à feu, la cocaïne et l’argent comptant avaient été obtenus dans des conditions qui portaient atteinte aux droits garantis à M. Le par les art. 8 et 9 de la Charte et, dans l’affirmative, s’il y avait lieu d’écarter les éléments de preuve en question en application du par. 24(2).
(1)         Les conclusions sur la crédibilité
[183]                     Le juge du procès a entendu les témoignages de deux des trois policiers (et examiné le témoignage fourni par le troisième policier à l’enquête préliminaire), des cinq jeunes hommes qui se trouvaient dans la cour arrière et de l’un des agents de sécurité. Le juge a estimé que les policiers étaient des témoins crédibles et a retenu leurs témoignages. En revanche, le juge a conclu que M. Le n’était [traduction] « pas un témoin impressionnant ou crédible » et qu’il affichait une attitude à la fois « cavalière et arrogante » (par. 63). Le juge a ajouté que, en cas de contradictions entre le témoignage des policiers et le témoignage de M. Le et des quatre autres jeunes hommes, il préférait s’en remettre aux déclarations des policiers (voir par. 65).
(2)         La légalité de l’entrée des policiers
[184]                     Le juge du procès s’est d’abord demandé si l’entrée des policiers dans la cour arrière était légale. S’appuyant sur la théorie de l’autorisation implicite de frapper à la porte, le juge a conclu qu’elle l’était. À son avis, les policiers avaient manifestement un motif légitime pour entrer dans la cour arrière et parler à l’occupant de la propriété, car [traduction] « [i]ls menaient une enquête sur un homme recherché qui, leur avait‑on dit, fréquentait cette cour arrière et avait été aperçu en train d’y trainer », et qu’ils enquêtaient également sur de possibles activités de trafic de drogue, ayant été informés que la maison en rangée de L.D. constituait un « endroit problématique » concernant le trafic de drogue (par. 70). Le juge a donc estimé que les policiers n’avaient pas commis d’intrusion.
(3)         L’article 8 : le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives
[185]                     Le juge du procès a par ailleurs conclu que, même si les policiers avaient commis une intrusion, [traduction] « il serait fort difficile pour l’accusé, en sa qualité de simple invité de passage dans la cour arrière de [L.D.], de faire valoir de manière convaincante que ses droits constitutionnels garantis par l’art. 8 de la Charte ont été violés par suite de cette intrusion » (par. 81). Le juge du procès a appliqué les critères énoncés par la présente Cour dans R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, et il s’est dit enclin à penser que M. Le n’avait pas qualité pour invoquer les droits garantis par l’art. 8, même s’il a déclaré qu’il n’y avait pas lieu de trancher définitivement la question, vu sa conclusion portant que les policiers n’avaient pas commis d’intrusion.
(4)         L’article 9 : le droit à la protection contre la détention arbitraire
[186]                     Le juge du procès a ensuite examiné la prétention de M. Le selon laquelle il avait fait l’objet d’une détention arbitraire, en violation de ses droits garantis par l’art. 9 de la Charte, dès l’entrée des policiers dans la cour arrière. Le juge du procès a appliqué les principes énoncés dans R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, et R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, pour conclure que M. Le n’avait été mis en détention qu’à partir du moment où l’agent O’Toole s’était enquis du contenu de son sac, ce qui s’est produit quelques instants à peine avant que M. Le ne s’enfuie de la cour arrière.
[187]                     Après avoir déterminé le moment de la mise en détention, le juge du procès s’est demandé si la détention était arbitraire. Il a conclu qu’elle ne l’était pas. Selon lui, la détention était fondée sur des soupçons raisonnables que M. Le était armé. La conclusion du juge du procès s’appuie sur la preuve indiquant que M. Le adoptait [traduction] « une position de dissimulation », qu’il tirait son sac vers lui et qu’il avait l’air très nerveux. Par conséquent, le juge a statué qu’il n’y avait pas eu atteinte aux droits garantis par l’art. 9.
(5)         Le paragraphe 24(2) : l’admissibilité des éléments de preuve
[188]                     Vu sa conclusion quant à l’absence d’atteinte aux droits garantis par la Charte, le juge du procès a indiqué qu’il n’était pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur le par. 24(2). Il l’a toutefois fait, par souci d’exhaustivité, au moyen du test énoncé dans l’arrêt Grant et a tiré les conclusions suivantes :
(1)   La gravité de la conduite attentatoire de l’État : S’il y avait eu atteinte aux droits de M. Le garantis par la Charte, celle‑ci n’aurait constitué qu’une atteinte [traduction] « d’ordre technique, commise par inadvertance et de bonne foi », et, par conséquent, toute conduite attentatoire de l’État n’était « pas particulièrement grave » (par. 106).
(2)   L’incidence sur les droits de l’accusé garantis par la Charte : S’il y avait eu atteinte, celle‑ci [traduction] « n’aurait pas eu d’incidence particulièrement importante » sur les droits de M. Le garantis par la Charte, car celui‑ci n’a fait aucune déclaration inculpatoire ni fourni d’éléments de preuve incriminants que les policiers n’auraient pas autrement découverts (par. 107).
(3)   L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond : Les éléments de preuve étaient [traduction] « fiables », « objectifs » et « essentiels pour décider du bien‑fondé de l’affaire » (par. 109). L’intérêt de la société que l’affaire soit jugée au fond s’en trouverait « gravement miné si ce genre d’éléments de preuve très fiables et pertinents étaient écartés »; par conséquent, ce troisième volet de l’examen a « manifestement favoris[é] l’admission des éléments de preuve » (ibid.).
[189]                     Puisque les trois questions à analyser suivant l’arrêt Grant militaient en faveur de l’admissibilité des éléments de preuve, le juge du procès a conclu que, même s’il y avait eu atteinte aux droits garantis par la Charte à M. Le, il y aurait néanmoins lieu d’admettre les éléments de preuve.
(6)         Autre inconduite policière alléguée
[190]                     Enfin, le juge du procès a examiné le témoignage de M. Le et de ses amis visant à démontrer l’inconduite et le profilage racial dont auraient fait preuve les policiers. Selon le juge du procès, il s’agissait d’éléments de preuve [traduction] « très peu convaincants » qui n’étaient d’aucun secours pour trancher les questions dont il était saisi (par. 116). Il s’est exprimé comme suit :
        [traduction] [. . .] en fin de compte, il n’existe tout simplement aucun élément de preuve au soutien de l’argument selon lequel ces trois policiers se sont livrés, consciemment ou non, à du profilage racial. Les trois policiers qui participaient à l’enquête en l’espèce ne se sont pas dirigés vers la cour arrière de [L.D.] pour communiquer avec les jeunes hommes qui s’y trouvaient parce qu’il y avait quatre hommes de race noire et un homme asiatique dans cette cour. Il ressort clairement de la preuve que les trois policiers se sont dirigés vers la cour arrière de [L.D.] à des fins d’enquête parfaitement justifiées et appropriées. La composition raciale du groupe des jeunes hommes présents sur les lieux n’était pas plus pertinente pour les besoins de l’enquête menée par les trois policiers que la composition raciale de l’équipe d’enquête que formaient ces policiers6. [par. 117]
(7)         Conclusion
[191]                     Par conséquent, le juge du procès a admis les éléments de preuve, ce qui a entraîné le verdict de culpabilité prononcé contre M. Le.
B.            Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Lauwers (dissident) et Brown) (2018 ONCA 56, 360 C.C.C. (3d) 324)
[192]                     Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont rejeté l’appel de M. Le. Le juge Lauwers était dissident. Mes collègues ont résumé les motifs majoritaires et les motifs dissidents sur les questions relatives à l’art. 9 et au par. 24(2); je ne vois pas l’utilité de dupliquer leurs efforts. Je vais donc mettre l’accent sur les analyses de la majorité et de la dissidence concernant la question fondée sur l’art. 8.
(1)         Motifs des juges majoritaires
[193]                     Dans leur analyse de la légalité de l’entrée des policiers dans la cour arrière, les juges majoritaires se sont demandé si la théorie de l’autorisation implicite s’appliquait dans les circonstances de l’affaire. À leur avis, cette théorie visait à répondre à une question qui ne se posait pas en l’espèce : les policiers n’avaient pas à entrer dans la cour arrière afin d’établir le contact avec l’occupant des lieux, condition que les juges majoritaires étaient enclins à considérer comme essentielle à la légalité d’une entrée dans la propriété effectuée à cette fin sans invitation. Sans pour autant trancher cette question, les juges majoritaires ont présumé, pour les besoins de l’analyse fondée sur l’art. 8, que l’entrée des policiers était illégale.
[194]                     Pour ce qui est de l’art. 8, les juges majoritaires ont conclu que M. Le n’avait pas réussi à établir l’existence d’une attente raisonnable au respect de sa vie privée dans la cour arrière. Cette conclusion découlait de l’application des arrêts de la Cour dans les affaires Edwards et R. c. Belnavis, 1997 CanLII 320 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 341, ainsi que de l’évaluation normative de la revendication du droit à la vie privée de M. Le.
[195]                     En guise de contexte, dans l’affaire Edwards, la perquisition effectuée par les policiers dans l’appartement loué par l’amie de l’accusé avait mené à la découverte de drogues illégales. L’accusé restait dans l’appartement à l’occasion, sans pour autant y habiter, et il n’était pas présent lors de la perquisition. Il laissait toutefois des effets personnels dans cet appartement, dont il avait la clé. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Cory a statué que l’accusé ne pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée dans l’appartement. Il a décrit l’accusé comme un « invité particulièrement privilégié » dans l’appartement (par. 47) et a souligné que, outre l’usage historique de l’appartement, aucun des facteurs principaux permettant d’évaluer la revendication du droit à la vie privée en ce qui a trait aux lieux ne s’appliquait dans cette affaire. Figurent parmi ces facteurs : (1) la présence au moment de la perquisition; (2) la possession ou le contrôle du bien ou du lieu faisant l’objet de la fouille ou de la perquisition; (3) la propriété du bien ou du lieu; (4) l’usage historique du bien ou de l’article; (5) l’habilité à régir l’accès au lieu; (6) l’existence d’une attente subjective en matière de vie privée; et (7) le caractère raisonnable de l’attente, sur le plan objectif (voir par. 45(6.)).
[196]                     Dans l’affaire Belnavis, la Cour a jugé que la passagère dans un véhicule conduit par une amie du propriétaire ne pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée dans le véhicule malgré sa présence au moment de la fouille. Il en était ainsi notamment parce qu’elle n’était pas la propriétaire du véhicule, mais simplement une passagère; il n’y avait aucune preuve qu’elle exerçait un contrôle sur le véhicule, qu’elle l’avait utilisé dans le passé ou qu’elle avait avec le propriétaire ou la conductrice une relation qui établirait l’existence d’un accès spécial au véhicule ou d’un privilège s’y rapportant. Elle n’avait pas non plus démontré qu’elle était capable de régir l’accès au véhicule.
[197]                     Les juges majoritaires ont fait observer que, outre la présence physique de M. Le dans la cour arrière lors de l’entrée des policiers, aucun des facteurs énoncés dans l’arrêt Edwards ne s’appliquait en l’espèce. Plus précisément, M. Le n’avait ni la possession ni le contrôle, de quelque forme que ce soit, de la cour arrière; aucune preuve ne démontrait qu’il avait utilisé la propriété dans le passé ou qu’il avait un quelconque lien avec celle‑ci; et il n’était pas en mesure de régir l’accès à la propriété. Les juges majoritaires ont par ailleurs souligné que, si l’arrêt Edwards énonce que le contrôle exercé constitue un facteur clé pour évaluer la revendication au droit à la vie privée en ce qui a trait aux lieux, M. Le n’exerçait aucune forme de contrôle sur la cour arrière. Comme l’a expliqué le juge du procès, M. Le n’était qu’un [traduction] « simple invité de passage dans la cour arrière de [L.D.] » (motifs de la Cour d’appel, par. 41, citant les motifs du juge du procès, par. 81).
[198]                     De plus, les juges majoritaires ont fait remarquer que la revendication de l’accusé dans l’affaire Edwards était [traduction] « de beaucoup supérieure » à celle de M. Le, et que la revendication de la passagère accusée dans l’affaire Belnavis « était à tout le moins aussi justifiée » que celle de M. Le (par. 50). Pourtant, les revendications des accusés ont été rejetées dans ces deux cas. Les juges majoritaires ont également rejeté l’idée selon laquelle l’arrêt Edwards pouvait se distinguer de l’espèce au motif que l’occupant de la propriété, à savoir l’amie de l’accusé, aurait consenti à la perquisition effectuée dans son appartement, puisque les policiers avaient eu recours au mensonge et à la ruse pour obtenir son consentement et qu’il n’avait pas été nécessaire de décider si l’amie avait ou non consenti à la perquisition (par. 46).
[199]                     En ce qui concerne l’évaluation normative de la revendication du droit à la vie privée de M. Le, les juges majoritaires ont insisté sur le fait que la capacité d’exercer un contrôle est un facteur essentiel dans la détermination de l’existence d’une attente raisonnable en matière de vie privée relativement à un bien immeuble. Voici leur raisonnement :
        [traduction] Le droit à la vie privée d’une personne correspond à son droit d’exiger que l’État la laisse tranquille, sauf motifs raisonnables justifiant une atteinte à sa vie privée. Le droit de ne pas être importuné, exercé relativement à un bien immeuble, doit, à mon avis, comporter nécessairement la possibilité, sur le plan juridique ou dans les circonstances telles qu’elles existaient à ce moment‑là, de régir l’entrée et la présence de personnes dans la propriété. On ne saurait invoquer, de façon réaliste, une attente raisonnable en matière de vie privée relativement à un bien immeuble sans aborder l’habilité à régir, d’une façon ou d’une autre, l’entrée et la présence de personnes dans la propriété.
        Aucun précédent ne nous a été cité qui donne à penser qu’en sa qualité d’invité, l’appelant était légalement habilité à empêcher l’entrée ou la présence des policiers ou de toute autre personne dans la propriété. Il pourrait bien y avoir des circonstances où l’invité possède de facto le pouvoir de régir l’entrée et la présence de personnes dans la propriété. En pareils cas, le visiteur pourrait fort bien avoir une attente raisonnable en matière de vie privée relativement à la propriété. Or, une telle preuve n’a pas été présentée en l’espèce. [par. 52‑53]
[200]                     Les juges majoritaires ont par ailleurs noté que la présence physique de M. Le dans la cour arrière ne permettait pas de conclure, compte tenu des faits particuliers de l’affaire, qu’il exerçait un quelconque contrôle sur la propriété.
(2)         Motifs du juge dissident
[201]                     Le juge dissident a conclu que M. Le pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée dans la cour arrière. Il a établi une distinction entre l’espèce et l’arrêt Edwards, en faisant remarquer que, dans cette affaire, l’occupant avait donné à la police la permission d’entrer et que l’accusé n’était pas présent lors de la perquisition. En outre, le juge dissident a estimé que l’application par le juge du procès des facteurs énoncés dans l’arrêt Edwards était [traduction] « largement déraisonnable, car elle n’était pas téléologique » (par. 126).
[202]                     En fin de compte, le juge dissident a conclu que [traduction] « la présence [de M. Le] en tant qu’invité suffit à elle seule pour donner lieu à une attente raisonnable en matière de vie privée » (par. 127); « [e]n sa qualité d’invité, [M. Le] pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée dans la résidence de son ami alors qu’il y était » (par. 128); toute conclusion contraire « doit être rejetée, en raison de son incompatibilité absolue avec la vie quotidienne au sein de notre société libre et démocratique » (ibid.). Selon le juge dissident, il est difficile d’imaginer qu’un citoyen puisse accepter que (1) « [L.D.], en tant qu’hôte, bénéficierait pleinement de la protection offerte par la Charte, alors que [M. Le], son invité, ne pourrait aucunement s’en prévaloir »; et que (2) « [M. Le] a laissé à la maison les protections qui lui sont garanties par la Charte et ne pouvait s’en prévaloir de nouveau qu’une fois de retour chez lui » (ibid.).
IV.         Les questions en litige
[203]                     Le présent pourvoi soulève trois questions liées à la Charte :
(1)   Y a‑t‑il eu atteinte aux droits garantis à M. Le par l’art. 8?
(2)   Y a‑t‑il eu atteinte aux droits garantis à M. Le par l’art. 9?
(3)   En cas d’atteinte aux droits garantis à M. Le par la Charte, y a‑t‑il lieu d’écarter les éléments de preuve en application du par. 24(2)?
V.           Analyse
A.           La norme de contrôle en appel : les conclusions sur les faits et la crédibilité
[204]                     Les règles régissant l’intervention d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par le juge de première instance sont bien établies et ont constamment été reprises par la présente Cour dans une longue série de décisions depuis plusieurs décennies (voir, p. ex., Stein c. Le navire « Kathy K », 1975 CanLII 146 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 802; Beaudoin‑Daigneault c. Richard, 1984 CanLII 15 (CSC), [1984] 1 R.C.S. 2; Lensen c. Lensen, 1987 CanLII 4 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 672; Geffen c. Succession Goodman, 1991 CanLII 69 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 353; Toneguzzo‑Norvell (Tutrice à l’instance de) c. Burnaby Hospital, 1994 CanLII 106 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 114; Hodgkinson c. Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 377; Schwartz c. Canada, 1996 CanLII 217 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 254; Ryan c. Victoria (Ville), 1999 CanLII 706 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 201; Ingles c. Tutkaluk Construction Ltd., 2000 CSC 12, [2000] 1 R.C.S. 298; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Clark, 2005 CSC 2, [2005] 1 R.C.S. 6; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; R. c. R.P., 2012 CSC 22, [2012] 1 R.C.S. 746). Le principe reconnu voulant que l’appréciation des faits soit du seul ressort des tribunaux de première instance a été énoncé succinctement dans l’arrêt H.L. :
        L’appréciation des faits [. . .] suppose une série d’opérations mentales qui peuvent être simples ou complexes, successives ou simultanées. Au Canada, elle est généralement du seul ressort des tribunaux de première instance. À moins que le législateur ne lui confère clairement le pouvoir de le faire, une cour d’appel ne « réentend » pas une affaire ni ne l’« instruit à nouveau ». Elle vérifie si la décision est exempte d’erreur. [par. 52]
[205]                     Dans le même ordre d’idées, d’après la jurisprudence, [traduction] « [l]a cour d’appel ne doit pas juger l’affaire de nouveau, ni substituer son opinion à celle du juge de première instance en fonction de ce qu’elle pense que la preuve démontre, selon son opinion de la prépondérance des probabilités » (Underwood c. Ocean City Realty Ltd. (1987), 1987 CanLII 2733 (BC CA), 12 B.C.L.R. (2d) 199 (C.A.), p. 204, cité dans Housen, par. 3). Bref, en ce qui a trait aux faits, le procès est « l’épreuve principale » plutôt qu’un simple « banc d’essai » (Housen, par. 13, citant Anderson c. Bessemer City, 470 U.S. 564 (1985), p. 574‑575).
[206]                     Le seuil permettant à une cour d’appel de modifier les conclusions de fait du juge du procès est rigoureux. Il ne suffit pas que son opinion diverge de celle du juge du procès, ni qu’il soit démontré que les conclusions du juge du procès sont entachées d’une simple erreur. En fait, l’intervention en appel n’est justifiée que si le juge du procès a commis une « erreur manifeste et dominante » (Housen, par. 10). L’erreur sera manifeste et dominante si elle est « évidente » (ibid., par. 6) et « s’il est établi [qu’elle] a joué dans la décision » (H.L., par. 55). La même norme s’applique à l’égard d’une conclusion sur la crédibilité tirée par le juge de première instance (voir R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621, par. 10).
[207]                     Il y a de bonnes raisons de faire preuve d’une grande retenue à l’égard des conclusions tirées par le juge de première instance concernant les faits et la crédibilité. Comme la Cour l’a résumé dans l’arrêt Housen, trois considérations de principe générales prédominent : (1) réduire le nombre, la durée et le coût des appels; (2) favoriser l’autonomie du procès et son intégrité; et (3) reconnaître l’expertise du juge de première instance et sa position avantageuse (voir par. 15‑18). À propos de cette troisième considération, les juges Iacobucci et Major ont écrit ce qui suit :
        [Des] observations sur les avantages dont disposent le juge de première instance ont été formulées par R. D. Gibbens dans « Appellate Review of Findings of Fact » (1991‑92), 13 Advocates’ Q. 445, p. 446 :
         [traduction] On dit que le juge de première instance possède de l’expertise dans l’évaluation et l’appréciation des faits présentés au procès. Il a également entendu l’affaire au complet. Il a assisté à toute la cause et son jugement final reflète cette connaissance intime de la preuve. Cette connaissance, acquise par le juge au fil des jours, des semaines voire des mois qu’a duré l’affaire, peut se révéler beaucoup plus profonde que celle de la cour d’appel, dont la perception est beaucoup plus limitée et étroite, et souvent déterminée et déformée par les diverses ordonnances et décisions qui sont contestées.
        Cet avantage reconnu des tribunaux et des juges de première instance a pour corollaire que les cours d’appel ne sont pas dans une position favorable pour évaluer et apprécier les questions de fait. Les juges des cours d’appel n’examinent que la transcription des témoignages. De plus, les appels ne se prêtent pas à l’examen de dossiers volumineux. Enfin, les appels ont un caractère « focalisateur », en ce qu’ils s’attachent à des questions particulières plutôt qu’à l’ensemble de l’affaire.
      […]
        Le juge de première instance est celui qui est le mieux placé pour tirer des conclusions de fait, parce qu’il a l’occasion d’examiner la preuve en profondeur, d’entendre les témoignages de vive voix et de se familiariser avec l’affaire dans son ensemble. Étant donné que le rôle principal du juge de première instance est d’apprécier et de soupeser d’abondantes quantités d’éléments de preuve, son expertise dans ce domaine et sa connaissance intime du dossier doivent être respectées. [Souligné dans l’original; par. 14 et 18.]
[208]                     Ces principes fondamentaux régissent la nature et l’étendue du contrôle en appel. Dans cette optique, je reviens au cas qui nous occupe.
A.           La légalité de l’entrée des policiers : la théorie de l’autorisation implicite
[209]                     S’appuyant sur la théorie de l’autorisation implicite, le juge du procès a conclu à la légalité de l’entrée des policiers dans la cour arrière. En tout respect, pour les motifs qui suivent, je ne peux être d’accord avec lui.
[210]                     La théorie de l’autorisation implicite de frapper à la porte permet aux policiers, et à tout membre du public, à des fins légitimes, d’entrer sur une propriété privée et de s’approcher de la porte de la résidence afin de communiquer avec le propriétaire ou l’occupant (voir R. c. Evans, 1996 CanLII 248 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 8, par. 13 et 15, le juge Sopinka, s’exprimant au nom d’une pluralité de juges; R. c. MacDonald, 2014 CSC 3, [2014] 1 R.C.S. 37, par. 26‑27; Robson c. Hallett, [1967] 2 All E.R. 407 (B.R.)). Elle vise à faciliter la communication convenable en « permett[ant] au policier de se rendre à un endroit aux abords de la maison d’où il peut communiquer convenablement et normalement avec l’occupant » (Evans, par. 15, citant R. c. Bushman, 1968 CanLII 802 (BC CA), [1968] 4 C.C.C. 17 (C.A.C.‑B.), p. 24). Elle « ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour qu’il y ait communication convenable avec l’occupant », et « seules les activités qui sont raisonnablement liées au but de communiquer avec l’occupant sont permises » (Evans, par. 15).
[211]                     Lorsque, comme en l’espèce, les policiers peuvent facilement établir le contact avec le potentiel propriétaire ou occupant depuis l’extérieur de la propriété, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’ils essayent d’abord d’obtenir une autorisation avant d’entrer sur le fondement de la théorie de l’autorisation implicite. Cette exigence offre une protection contre les atteintes inutiles aux droits de propriété ou aux droits à la vie privée du propriétaire ou de l’occupant. Par conséquent, à mon sens, la théorie de l’autorisation implicite ne pouvait s’appliquer dans les circonstances de l’espèce, du moins pas avant que les policiers aient tenté, depuis l’autre côté de la clôture, de demander aux jeunes hommes, dont l’un d’eux était en fait un occupant, la permission d’entrer. Les policiers étaient donc des intrus dès lors qu’ils ont mis les pieds sur la propriété.
[212]                     En clair, toutefois, il s’agit là de la seule raison pour laquelle la théorie de l’autorisation implicite ne pouvait s’appliquer à la présente affaire. Bien que cette théorie ne permette pas aux policiers de « s’approche[r] d’une maison dans le but de recueillir des éléments de preuve contre l’occupant » (Evans, par. 16), cette déclaration ne devrait pas, à mon avis, être interprétée comme créant une interdiction générale pour les policiers de s’approcher d’une maison afin de poser des questions au propriétaire ou à l’occupant dans le but de faire avancer une enquête légitime. Le juge du procès en l’espèce a conclu que les policiers sont entrés dans la cour arrière à des fins d’enquête, visant trois objectifs : (1) vérifier si l’un des jeunes hommes était J.J. ou savait où se trouvait N.D.‑J., tous deux recherchés par les policiers; (2) enquêter sur de possibles activités de trafic de drogue en lien avec la propriété, car ils avaient été avisés que celle‑ci constituait un [traduction] « endroit problématique » concernant le trafic de drogue; et (3) vérifier si les jeunes hommes étaient des intrus. Ces objectifs sont établis clairement dans les motifs du juge du procès :
        [traduction] Premièrement, lorsque les agents Teatero et Reid sont entrés dans la cour arrière par la barrière ouverte, ils visaient un double objectif : vérifier si l’un des jeunes hommes était J.J. (ou savait où se trouvait N.D.‑J.), et vérifier si les jeunes hommes avaient le droit de se trouver dans la cour arrière ou s’ils y commettaient une intrusion. Tel est ce qu’ont affirmé les policiers dans leur témoignage, et je l’accepte, surtout compte tenu de l’objectif initial de leur présence au complexe d’habitation et des renseignements que les agents de sécurité leur avaient fournis concernant les problèmes associés à la cour arrière de cette maison en rangée en particulier.
      [. . .]
        [. . .] les policiers avaient manifestement une raison légitime d’entrer dans la cour arrière et de parler à l’occupant. Ils menaient une enquête sur un homme recherché qui, leur avait-on dit, fréquentait cette cour arrière et avait été aperçu en train d’y trainer. En outre, les policiers avaient reçu l’information que la maison en rangée de L.D. constituait un « endroit problématique » relativement à des activités de trafic de drogue soupçonnées. En exerçant leurs fonctions, les policiers étaient légalement autorisés à entrer dans la cour arrière afin de vérifier si l’un des jeunes hommes était l’occupant de la résidence et de poursuivre leur enquête en lien avec J.J. et de possibles activités de trafic de drogue. [par. 23 et 70]
[213]                     Même si j’accepte que l’entrée des policiers n’était pas justifiée par la théorie de l’autorisation implicite, puisqu’il n’était pas nécessaire de faciliter une communication convenable, il n’en demeure pas moins que la conclusion du juge du procès selon laquelle les policiers poursuivaient des fins d’enquête légitimes lorsqu’ils sont entrés dans la cour arrière et ont parlé avec les jeunes hommes commande la déférence. Il en est ainsi même si, comme mes collègues l’affirment, il n’était pas justifié pour les policiers d’entrer dans la cour arrière dans le but de vérifier si les jeunes hommes étaient des intrus (voir par. 130 et 133). Quoi qu’il en soit, deux objectifs d’enquête valides demeurent : (1) vérifier si l’un des jeunes hommes était J.J. ou savait où se trouvait N.D.‑J.; et (2) enquêter sur de possibles activités de trafic de drogue en lien avec la propriété.
[214]                     Qui plus est, contrairement à l’affaire Evans, les policiers en l’espèce ne se servaient pas de la théorie de l’autorisation implicite comme d’une simple ruse pour recueillir des éléments de preuve contre le propriétaire ou l’occupant. Il n’y a tout simplement rien qui indique que les policiers enquêtaient sur le propriétaire ou l’occupant de la maison en rangée de L.D. plutôt que sur des activités illégales qui se seraient déroulées dans la cour arrière.
[215]                     Dans de telles circonstances, l’intrusion commise par les policiers ne peut être vue comme délibérée. Au contraire, elle était commise par inadvertance dans l’exercice de fonctions d’enquête légitimes, comme l’a conclu le juge du procès.
[216]                     Enfin, je tiens à insister sur le fait que les policiers ne peuvent pas entrer sur une propriété privée sans autorisation valable. Lorsque les policiers peuvent facilement demander la permission d’entrer au propriétaire ou à l’occupant, obtenir ce consentement préalable (ou une autre forme d’autorisation, comme un mandat) est essentiel. La confiance du public envers les policiers repose en partie sur la croyance que ces derniers n’empiéteront pas inutilement sur leurs droits de propriété ou leurs droits à la vie privée. Par conséquent, les policiers devraient toujours tenir compte des droits du propriétaire et de l’occupant et les respecter. Cela est essentiel pour promouvoir la confiance du public envers les policiers.
[217]                     Ayant déterminé que l’entrée des policiers dans la cour arrière était illégale, je me penche maintenant sur les questions relatives à la Charte soulevées en appel.
B.            L’article 8 : le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives
[218]                     Pour des motifs qui deviendront évidents, je suis d’avis que le présent pourvoi peut être tranché sans qu’il soit nécessaire de décider définitivement si l’entrée illégale des policiers dans la cour arrière a porté atteinte aux droits garantis à M. Le par l’art. 8 de la Charte. Toutefois, comme je l’expliquerai, compte tenu des arrêts de la Cour dans les affaires Edwards et Belnavis, je doute que l’argument de M. Le fondé sur l’art. 8 puisse être retenu.
[219]                     L’article 8 de la Charte garantit aux personnes le droit d’être protégées contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. Son principal objectif est de protéger l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée — son droit raisonnable de ne pas être importuné (voir Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159).
[220]                     Comme l’ont expliqué les juges majoritaires de la Cour d’appel, [traduction] « [l’]attente raisonnable en matière de vie privée n’existe pas dans le vide ou dans l’abstrait. On a ou on n’a pas une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard d’une question en particulier dans des circonstances précises » (par. 35). À cet égard, la jurisprudence établit une distinction entre différentes catégories de droits en matière de vie privée que protège l’art. 8, comme des catégories qui ont trait à la personne, aux lieux et à l’information (voir R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 20; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 35). Ces catégories servent d’« outils d’analyse » pour « préciser la nature des droits en matière de vie privée en jeu dans des situations particulières » (Spencer, par. 35). La nature du droit à la vie privée en jeu est « un facteur important pour apprécier le caractère raisonnable d’une attente en matière de vie privée » (ibid., par. 34). Bien que chaque catégorie soulève des considérations distinctes, ces catégories peuvent se recouper dans un cas donné (voir ibid., par. 35; Tessling, par. 24).
[221]                     Le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels, la première catégorie que M. Le cherche à invoquer, a été notamment défini comme « le droit revendiqué par des particuliers, des groupes ou des institutions de déterminer eux‑mêmes le moment, la manière et la mesure dans lesquels des renseignements les concernant sont communiqués » (Tessling, par. 23, citant A. F. Westin, Privacy and Freedom (1970), p. 7; Spencer, par. 40). Historiquement, cette catégorie a porté généralement sur les renseignements de « nature personnelle et confidentielle »; elle « protège un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel » qui comprend des « renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu » (R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293). Plus les renseignements se rapprochent de « l’ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel », plus la revendication de l’accusé quant à son attente raisonnable en matière de vie privée sera justifiée (voir R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 46).
[222]                     Le droit à la vie privée ayant trait aux lieux, la deuxième catégorie que M. Le cherche à invoquer, consiste en une hiérarchie de lieux physiques où les personnes peuvent raisonnablement s’attendre au respect de leur vie privée (voir Tessling, par. 22). Au sommet de cette hiérarchie se trouve la propre résidence de la personne visée (voir ibid.). La résidence bénéficie de ce statut privilégié parce qu’il s’agit du « lieu où nos activités les plus intimes et privées sont le plus susceptibles de se dérouler » (ibid.) — il s’agit de « l’endroit où les gens peuvent s’attendre à s’exprimer librement, à s’habiller comme ils le désirent et, dans les limites de la loi, à y vivre comme ils l’entendent » (R. c. Silveira, 1995 CanLII 89 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 297, par. 148). Bien que l’art. 8 soit un droit personnel qui protège « les personnes et non les lieux » (Hunter, p. 158‑159; voir également Edwards, par. 29 et 45(2.)), la notion de vie privée ayant trait aux lieux n’est pas incompatible avec ce principe. En fait, elle emploie la notion de lieu comme outil d’analyse pour l’évaluation du caractère raisonnable de l’attente en matière de vie privée d’une personne (voir Tessling, par. 22).
[223]                     En règle générale, l’attente raisonnable en matière de vie privée invoquée doit être celle de l’accusé, et non d’un tiers (voir Edwards, par. 34 et 52‑56). Pour savoir si l’accusé peut raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée, il faut examiner « l’ensemble des circonstances » (voir Edwards, par. 31 et 45(5.); voir également R. c. Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 36, p. 62, motifs concordants du juge en chef Lamer; R. c. Colarusso, 1994 CanLII 134 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 20, p. 54). Lorsque le droit à la vie privée ayant trait aux lieux est en jeu, l’« ensemble des circonstances » s’entend notamment de la présence de l’accusé au moment de la perquisition, de la possession ou du contrôle du bien ou du lieu faisant l’objet de la fouille ou de la perquisition, de la propriété du bien ou du lieu, de l’usage historique du bien ou de l’article, de l’habilité à régir l’accès au lieu, de l’existence d’une attente subjective en matière de vie privée, ainsi que du caractère raisonnable de l’attente, sur le plan objectif (voir Edwards, par. 45(6.)).
[224]                     En gardant ces principes à l’esprit, et sans trancher définitivement la question, je doute que l’argument de M. Le fondé sur l’art. 8 puisse résister à un examen. Il en est ainsi pour deux raisons principales : (1) aucun motif impérieux ne permet de conclure que le droit de M. Le au respect du caractère privé de ses renseignements personnels était vraiment compromis; et (2) les arrêts Edwards et Belnavis de la présente Cour jettent de sérieux doutes sur l’argument de M. Le en matière de vie privée ayant trait aux lieux. Je me pencherai sur ces points à tour de rôle.
[225]                     En ce qui concerne le premier point, M. Le soutient que la présente affaire fait intervenir, du moins en partie, le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels — un argument soulevé pour la première fois dans le présent pourvoi. Je reconnais d’emblée que différentes catégories de droits en matière de vie privée puissent se recouper dans une affaire donnée (voir Spencer, par. 35). Toutefois, au vu des faits, je suis d’avis qu’aucun motif impérieux ne permet de conclure que le droit de M. Le au respect du caractère privé de ses renseignements personnels était vraiment compromis. Il faut se rappeler que, essentiellement, ce droit au respect du caractère privé des renseignements personnels « protège un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel » qui s’entend notamment de « renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu ». Dans l’affaire qui nous occupe, on ne saurait affirmer que, en posant des questions d’ordre général, les policiers cherchaient à obtenir ou ont obtenu des renseignements se rapprochant de cet « ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel » au sujet de M. Le. Si les policiers avaient continué à poser des questions jusqu’à ce que des détails intimes soient révélés au sujet de M. Le, le droit de ce dernier au respect du caractère privé de ses renseignements personnels aurait pu être compromis de façon importante, mais M. Le s’est enfui de la cour arrière avant que cela ne puisse se produire. Le fait que le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels n’intervient pas dans une vaste mesure permet de distinguer l’espèce de l’arrêt R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, qui concernait une conversation privée par messages textes récupérée à partir du cellulaire d’une autre personne.
[226]                     S’agissant du deuxième point, sans trancher définitivement la question, j’estime que les motifs donnés par les juges majoritaires de la Cour d’appel pour rejeter la revendication de M. Le quant à son droit au respect de sa vie privée ayant trait aux lieux, lesquels sont principalement fondés sur les arrêts Edwards et Belnavis, sont convaincants. Contrairement à ce qu’affirment mes collègues au par. 137 de leurs motifs, je n’écarte pas la possibilité qu’un invité puisse, dans certaines circonstances, raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée lorsqu’il se trouve dans la propriété de son hôte. Je rejette simplement l’hypothèse selon laquelle l’intrusion des policiers commise à l’égard d’un hôte fait nécessairement intervenir les droits garantis à ses invités par l’art. 8.
[227]                     Cela dit, il m’est inutile de trancher définitivement la question de savoir si l’intrusion des policiers a porté atteinte aux droits garantis à M. Le par l’art. 8. Même si je présumais, pour les besoins de la discussion, qu’il y a eu atteinte, je suis d’avis que celle‑ci aurait été commise par inadvertance et que son incidence aurait été négligeable, la rendant ainsi sans conséquence du point de vue du par. 24(2).
[228]                     Enfin, avant de passer à une autre question, il convient de clarifier que contrairement à ce qu’a laissé entendre le juge dissident de la Cour d’appel, les Canadiens ne renoncent pas aux droits qui leur sont garantis par l’art. 8 lorsqu’ils quittent leur résidence. L’article 8 consacre un droit personnel que les Canadiens gardent dans leur poche arrière; il protège leurs attentes raisonnables en matière de vie privée partout où ils vont, que ce soit au travail, à l’épicerie ou à un rassemblement dans une cour arrière. Bien que ce qui est objectivement raisonnable varie selon les circonstances, y compris le lieu précis où se trouve la personne visée, l’art. 8 continue de s’appliquer que la personne demeure chez elle ou non. Il en est de même qu’il s’agisse d’un droit au respect de la vie privée ayant trait à la personne, à l’information ou aux lieux (ou à une combinaison de ces catégories).
C.            L’article 9 : le droit à la protection contre la détention arbitraire
[229]                     Monsieur Le soutient, et mes collègues acceptent, qu’il a été mis en détention arbitraire dès l’entrée des agents Teatero et Reid dans la cour arrière et que, par conséquent, il y a eu atteinte à ses droits garantis par l’art. 9. En tout respect, pour les motifs qui suivent, je ne saurais accepter cette prétention.
(1)         Le cadre de l’art. 9
[230]                     L’article 9 de la Charte protège le droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires. Son objectif est de « protéger la liberté individuelle contre l’ingérence injustifiée de l’État » (Grant, par. 20). Comme le soulignent mes collègues, l’analyse fondée sur l’art. 9 comporte deux étapes : premièrement, le tribunal doit établir si et quand le demandeur a été mis en détention; deuxièmement, s’il y a eu détention, le tribunal doit établir si celle‑ci était arbitraire (par. 29).
a)      Le moment de la mise en détention
[231]                     La « détention » au sens de l’art. 9 de la Charte s’entend de « la suspension du droit à la liberté d’une personne par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable » (Grant, par. 44(1.); voir également R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 19; R. c. Clayton, 2007 CSC 32, [2007] 2 R.C.S. 725, par. 66; Suberu, par. 3, 21 et 24). Ainsi, comme l’ont affirmé les juges majoritaires dans l’arrêt Suberu, ce n’est pas « tout contact avec les policiers [qui] constitue une détention pour l’application de la Charte, même lorsqu’une personne fait l’objet d’une enquête relativement à des activités criminelles, qu’elle est interrogée ou qu’elle est retenue physiquement par son contact avec les policiers » (par. 23; voir également Mann, par. 19).
[232]                     Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a récemment fait observer dans R. c. Reid, 2019 ONCA 32, pour établir si et quand il y a eu mise en détention, il faut établir un juste équilibre entre, d’une part, la protection des individus contre l’ingérence injustifiée de l’État et, d’autre part, l’intérêt collectif dans le maintien efficace de l’ordre. S’exprimant au nom de la Cour, la juge Fairburn a affirmé ce qui suit :
[traduction] La nécessité que la détention implique une contrainte physique ou psychologique considérable reflète une interprétation téléologique de l’art. 9, laquelle établit un équilibre important entre la nécessité de veiller à ce que les gens soient protégés contre l’ingérence injustifiée de l’État, tout en veillant à ce que l’intérêt de la société dans le maintien efficace de l’ordre ne soit pas menacé : Grant, par. 19‑21; Suberu, par. 24. Si la Cour n’examine pas la question de savoir si le contact entre les policiers et le citoyen comporte une « atteinte considérable à sa liberté », elle risque d’aller au‑delà de l’objet visé par la disposition de la Charte et de sous‑évaluer l’intérêt du public dans le maintien efficace de l’ordre : Suberu, par. 24. L’objet de l’art. 9 n’est pas de protéger les gens contre toute interaction avec l’État, mais de veiller à ce que, lorsque l’État détient réellement une personne (dans le sens légal de ce terme), la détention puisse être justifiée par des motifs légitimes : R. c. Grafe (1987), 1987 CanLII 170 (ON CA), 36 C.C.C. (3d) 267 (C.A. Ont.), p. 271; R. c. L.B., 2007 ONCA 596, 86 O.R. (3d) 730, par. 51‑59; Grant, par. 26 et 35‑41. [par. 26 (CanLII)]
[233]                     Lorsque le plaignant allègue qu’il a été mis en détention à un moment précis, il lui incombe de démontrer que, dans les circonstances, il a effectivement été privé de sa liberté de choix (voir Suberu, par. 28). La question de savoir si et quand il y a eu mise en détention est tranchée d’une manière objective eu égard à l’ensemble des circonstances (voir Grant, par. 31). Une détention peut être effectuée par suite d’une contrainte physique ou psychologique (voir ibid., par. 21, 25 et 44(1.)). La contrainte psychologique équivalant à une détention peut être établie lorsque, par exemple, « la conduite policière inciterait une personne raisonnable à conclure qu’elle n’est pas libre de partir et qu’elle doit obtempérer à l’ordre ou à la sommation de la police » (ibid., par. 31). Quoique ce test soit objectif, la situation particulière de la personne visée ainsi que ses perceptions au moment en cause peuvent être pertinentes lorsque vient le temps de juger si une personne raisonnable dans les circonstances estimerait qu’elle n’est pas libre de partir (voir ibid., par. 32).
[234]                     Les facteurs permettant de juger si et quand il y a eu détention psychologique sont notamment les suivants :
(a)   Les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir : les policiers fournissaient‑ils une aide générale, assuraient‑ils simplement le maintien de l’ordre, menaient‑ils une enquête générale sur un incident particulier, ou visaient‑ils précisément la personne en cause dans le cadre d’une enquête ciblée?
(b)   La nature de la conduite des policiers, notamment les mots employés, le recours au contact physique, le lieu de l’interaction, la présence d’autres personnes et la durée de l’interaction.
(c)   Les caractéristiques ou la situation particulières de la personne, selon leur pertinence, notamment son âge, sa stature, son appartenance à une minorité ou son degré de discernement.
(Ibid., par. 44(2.))
[235]                     Quoique les conclusions de fait sous-jacentes tirées par le juge du procès commandent la déférence sauf erreur manifeste et dominante, la question de savoir si et quand, à la lumière de ces conclusions de fait, il y a eu détention est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte (voir ibid., par. 43 et 45; Reid, par. 18). Le principe fondamental veut que les cours d’appel fassent preuve de la « déférence [qui] s’impose » à l’égard des décisions rendues en première instance en matière de détention (Grant, par. 45).
[236]                     Dans le cas qui nous occupe, nul ne conteste qu’il y a eu détention; la question porte sur le moment de la mise en détention. À la lumière de ce qui précède, j’appliquerai les facteurs énoncés ci‑dessus afin d’établir le moment où M. Le a été mis en détention.
(i)           Les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir
[237]                     Tout d’abord, en ce qui concerne les circonstances à l’origine du contact avec les policiers, comme je l’ai déjà expliqué et sur la foi des conclusions de fait du juge du procès, les policiers étaient motivés par au moins deux fins d’enquête valides : (1) vérifier si l’un des jeunes hommes était J.J. ou savait où se trouvait N.D.‑J.; et (2) enquêter sur de possibles activités de trafic de drogue en lien avec la propriété. Les conclusions du juge du procès sur ce point ne disparaissent pas simplement parce qu’il n’a pas reconnu que les policiers avaient commis une intrusion.
[238]                     Même si M. Le n’avait pas été informé de ces fins d’enquêtes valides, il n’avait aucune raison de percevoir l’interaction avec les policiers comme étant illégitime ou motivée par autre chose qu’une réelle volonté de recueillir des renseignements susceptibles d’aider au maintien de la paix et de l’ordre dans la collectivité, ce qui était effectivement leur objectif. Qui plus est, le fait pour les policiers d’avoir demandé qu’on leur fournisse des pièces d’identité cadrait avec leurs objectifs d’enquête légitimes : les pièces d’identité des jeunes hommes — qui révèleraient évidemment leur nom — permettraient de vérifier si l’un d’entre eux se nommait « [J.J.] ».
[239]                     Bien que mes collègues fassent grand cas du fait qu’aucun des policiers n’ait posé de questions aux jeunes hommes sur J.J., N.D.‑J. ou de possibles activités de trafic de drogue dans la cour arrière, je n’y vois rien de plus qu’une tentative dissimulée de renverser la conclusion clairement tirée par le juge du procès selon laquelle les policiers étaient motivés par au moins deux fins d’enquête valides lorsqu’ils sont entrés dans la cour arrière et ont parlé aux jeunes hommes. Quoi qu’il en soit, il convient de rappeler que l’interaction dans la cour arrière a duré moins d’une minute avant que M. Le ne prenne la fuite, mettant fin abruptement à l’interrogatoire. Cette tournure inattendue des événements a privé les policiers de l’occasion de questionner les jeunes hommes concernant les raisons pour lesquelles ils étaient au départ entrés sur la propriété.
[240]                     De plus, malgré la prétention contraire de mes collègues (par. 38 et 133), si les policiers n’avaient pas de motifs pour mettre M. Le en détention légalement au début de l’interaction, cela ne veut pas nécessairement dire que l’enquête était forcément illégitime. Par ailleurs, comme le premier facteur à considérer pour juger si et quand il y a eu mise en détention concerne « [l]es circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir » (Grant, par. 44(2.)), on ne saurait prétendre que le fait de reconnaître que le contact avec les policiers dans la cour arrière a eu lieu dans le cadre d’une enquête policière légitime et que les jeunes hommes n’avaient aucune raison de croire le contraire « n’aide nullement » à déterminer le moment de la mise en détention (motifs des juges majoritaires, par. 38). Plus précisément, au début de l’interaction, les policiers ont posé une série de questions d’ordre général plutôt que de tenter de viser une personne en particulier dans le cadre d’une enquête ciblée. Tout comme dans l’affaire Suberu, leurs questions initiales étaient « de nature préliminaire ou exploratoire » (par. 31), ce qui milite contre la conclusion de mes collègues portant que la mise en détention était immédiate.
[241]                     Ultimement, mes collègues font leur la description de l’entrée des policiers par le juge dissident de la Cour d’appel : [traduction] « [l]’entrée des policiers ne valait guère mieux qu’une enquête criminelle hypothétique, ou une “expédition de pêche” » (par. 127, citant les motifs de la Cour d’appel, par. 107). Soit dit en tout respect, cette nouvelle conclusion — formulée pour la première fois en appel — est incompatible avec les conclusions du juge du procès, qui établissent clairement qu’il ne s’agissait pas d’une « expédition de pêche ». Au contraire, était question d’une enquête policière visant au moins deux objectifs d’enquête précis et légitimes. Là encore, il ne revient pas à une cour d’appel de « substituer son opinion à celle du juge de première instance en fonction de ce qu’elle pense que la preuve démontre ».
(i)  Nature de la conduite des policiers
[242]                     En ce qui concerne la nature de la conduite des policiers, le juge du procès a entendu deux versions fort différentes de ce qui s’est passé durant la nuit en question. Pour leur part, les policiers ont témoigné qu’ils menaient une enquête légitime lorsqu’ils sont entrés dans la cour arrière et qu’ils n’ont rien fait d’inapproprié pendant l’interaction. En revanche, dans leur témoignage, les jeunes hommes ont affirmé que la police était entrée dans la cour arrière malgré leurs protestations, que les policiers les avaient attroupés dans un coin, qu’ils avaient arbitrairement malmené M. Le alors que ce dernier cherchait à fuir dans la maison en rangée, et qu’ils avaient tenté de saisir son sac et de le lui enlever sans avoir le moindre soupçon. L’un des jeunes hommes a même dit que l’un des policiers avait affirmé [traduction] : « On peut faire ce qu’on veut, on est la police » (motifs du juge du procès, par. 20). Selon les jeunes hommes, il s’agissait ni plus ni moins d’une fouille poussée effectuée pour des motifs raciaux.
[243]                     Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, le juge du procès a accepté la version des policiers et rejeté celle de M. Le et de ses amis. Ce faisant, le juge du procès a conclu que, dans la mesure où le témoignage de M. Le contredisait celui des policiers, le témoignage de ces derniers devait prévaloir (par. 65), que les policiers avaient été dirigés vers la cour arrière à des [traduction] « fins d’enquête [. . .] appropriées » (par. 117) et qu’il n’y avait « simplement aucun fondement factuel permettant d’appuyer l’argument suivant lequel [l]es trois policiers [se sont] livrés, consciemment ou pas, à du profilage racial » (ibid.). Par conséquent, selon les conclusions du juge du procès, les événements ne constituaient pas une fouille poussée, du profilage racial ou une simple expédition de pêche. Il s’agissait plutôt d’une enquête légitime menée par la police, et le juge n’a pas conclu à la présence de mauvaise foi.
[244]                     Devant la Cour, M. Le n’a pas prétendu que les conclusions de fait du juge du procès étaient entachées d’une erreur manifeste et dominante. Qui plus est, pendant les plaidoiries, l’avocate de M. Le a expressément fait la concession suivante [traduction] : « [N]ous reconnaissons la conclusion du juge du procès portant qu’il n’y a pas eu de profilage racial en l’espèce » (transcription, p. 24). Ainsi, l’analyse factuelle à laquelle se livre la Cour doit reposer sur le fondement factuel énoncé par le juge du procès.
[245]                     Dans ce contexte, les faits ci-après se rapportant à la nature de la conduite des policiers sont frappants :
•         Trois policiers en uniforme ont interrompu un rassemblement social pacifique réunissant cinq jeunes hommes, tous racialisés, dans une petite cour arrière privée vers 22 h 40.
•         Les événements se sont déroulés dans un complexe d’habitation subventionné situé dans un quartier du centre-ville de Toronto en proie à la drogue et à la violence.
•         Les policiers sont entrés dans la cour arrière sans mandat et sans avoir préalablement demandé aux jeunes hommes la permission d’entrer, mais ils n’ont entendu aucun des jeunes hommes s’opposer à leur entrée ou à leur présence.
•         L’agent Teatero a [traduction] « salué cordialement » les jeunes hommes en entrant.
•         Les policiers ont interpellé les jeunes hommes directement, les ont questionnés et les ont invités à fournir une pièce d’identité.
•         Avant que l’agent O’Toole ne demande à M. Le [traduction] « Qu’est‑ce qu’il y a dans le sac? », il a dit à un autre jeune homme, après être entré dans la cour, de garder ses mains devant lui.
•         Les policiers n’ont pas touché les jeunes hommes et ne leur ont pas dit qu’ils étaient tenus de rester sur place et de répondre à leurs questions pendant l’interaction, qui a duré moins d’une minute.
[246]                     Cependant, mes collègues ne concluent pas aux mêmes faits. Ils affirment ceci : « la nature de la conduite des policiers en l’espèce s’est avérée à notre avis agressive » (par. 68). Ils décrivent l’entrée des policiers dans la cour arrière comme ayant un caractère « coercitif et intimidant » et « effront[é] » (par. 56 et 59), insistent sur le fait que l’agent O’Toole « a crié » à l’un des jeunes hommes de garder ses mains de façon à ce qu’elles soient visibles (par. 47 et 48), et arrivent à la conclusion que les policiers se sont tactiquement placés « de façon à pouvoir interroger les jeunes en question séparément » et « de manière à bloquer la sortie » (par. 50). Ultimement, ils disent que la conduite des policiers avait un caractère « incidemment intimidant et oppressif » (par. 110), reprenant les propos du juge dissident de la Cour d’appel (motifs de la Cour d’appel, par. 143). Ce faisant, ils affirment qu’il est possible pour une cour d’appel de qualifier de nouveau la conduite des policiers en fonction de la façon dont, de l’avis de la cour, une personne raisonnable dans les circonstances percevrait la conduite en cause (voir par. 55).
[247]                     En toute déférence, je suis d’avis que l’approche retenue par mes collègues est, pour diverses raisons, incompatible tant avec les conclusions de fait tirées par le juge du procès qu’avec le rôle d’une cour d’appel.
[248]                     Premièrement, mes collègues ont qualifié de nouveau la conduite des policiers en fonction de leur propre appréciation de la preuve. Comme le soulignent avec justesse mes collègues, la question de savoir si et quand il y a eu détention est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte (par. 29). Toutefois, à mon avis, les cours d’appel ne peuvent pas, de ce fait, être autorisées à revoir les conclusions de fait sous‑jacentes tirées par le juge du procès au sujet de la nature de la conduite des policiers. Les conclusions de fait, comme celle consistant à établir si les policiers ont agi de façon « agressive » ou « cordiale », ou quelque part entre les deux, doivent, à mon sens, être laissées au juge du procès, qui est saisi de la preuve directement et qui est donc dans la meilleure position pour qualifier la conduite des policiers.
[249]                     Deuxièmement, en lien avec ce qui précède, l’équivalent anglais des termes « agressive », « incidemment intimidant » et « oppressif » ne figure nulle part dans les motifs du juge du procès. En revanche, ce dont ces motifs font effectivement état, c’est d’une conclusion de fait selon laquelle l’agent Teatero a [traduction] « salué cordialement » les jeunes hommes en entrant, ce qui ne cadre tout simplement pas avec la conduite policière telle que mes collègues la requalifient. Et bien que mes collègues remettent en question cette conclusion, insistant sur le fait que « [l]e qualificatif “cordialement” a été choisi par le juge et n’a pas été utilisé par les témoins » (par. 46), il n’existe aucune règle, à ce que je sache, interdisant aux juges de première instance de tirer des conclusions suivant une formulation qui ne provient pas directement des mots choisis par les témoins. Une règle aussi stricte ferait fi du fait qu’un témoignage ne se limite pas, en réalité, aux mots dans la transcription, mais comprend également la façon dont le témoin a communiqué ces mots dans la salle d’audience, par son langage corporel, son ton de voix et d’autres aspects intangibles de la communication. Dans la présente affaire, compte tenu de l’impression laissée par le témoignage des policiers dans la salle d’audience, il était loisible au juge du procès d’inférer que cette interaction était « cordiale », même si les policiers n’ont pas employé ce mot précisément. La Cour ne saurait mettre en doute l’appréciation par le juge du procès de la preuve, orale ou autre, dans toute sa contexture. Par conséquent, en l’absence d’une erreur manifeste et dominante, il ne serait pas approprié pour la Cour de substituer ses propres conclusions sur la teneur de l’interaction à celles du juge du procès.
[250]                     Troisièmement, s’il est vrai que le témoignage de M. Le pourrait appuyer une conclusion de fait selon laquelle la conduite policière était « agressive » — M. Le ayant effectivement employé le mot [traduction] « agressif » pour décrire la conduite policière dans son témoignage —, le juge du procès a néanmoins conclu que M. Le n’était [traduction] « pas un témoin impressionnant ou crédible », que son témoignage était « grandement fabriqué » et qu’il « refus[ait] d’en croire une bonne partie » (par. 63). L’appréciation de la crédibilité par le juge du procès en l’espèce n’est pas contestée. De ce fait, le témoignage de M. Le ne saurait servir de fondement pour conclure que la police était « agressive ».
[251]                     Quatrièmement, le juge du procès n’a pas conclu que les policiers se sont tactiquement placés « de façon à pouvoir interroger les jeunes en question séparément » et « de manière à bloquer la sortie »; et mes collègues ne font ressortir aucun élément de preuve du dossier à l’appui de cette nouvelle conclusion. Selon le juge du procès, les agents Teatero et Reid ont [traduction] « commencé à parler aux jeunes hommes » (par. 17), tandis que l’agent O’Toole « est simplement resté debout dans la zone gazonnée à observer » (par. 18). Si le juge du procès avait été convaincu que les agents avaient tactiquement pris une position antagonique, comme le laissent entendre mes collègues, il l’aurait certainement indiqué dans ses motifs. Il aurait clairement reconnu l’importance d’une telle position, puisqu’il mentionne fréquemment l’arrêt Grant, arrêt dans lequel la Cour a précisé que le fait pour les policiers d’avoir « tactiquement pris une position antagonique » constituait un facteur à prendre en considération pour établir si et quand il y a eu mise en détention (par. 49). L’absence de conclusion similaire dans les motifs du juge du procès laisse croire que, selon ce dernier, il n’y avait pas eu de tel comportement en l’espèce. Qui plus est, comme je l’ai déjà mentionné, le juge a explicitement rejeté le témoignage de l’accusé selon lequel lui et ses amis avaient été « attroupés » dans un coin de la cour arrière par les agents (par. 65).
[252]                     Cinquièmement, bien que mes collègues soutiennent que la décision de l’agent O’Toole d’entrer dans la cour arrière en passant par-dessus la « petite clôture de deux pieds » ou la « mini‑clôture » (par. 9) témoignait « d’une certaine urgence » (par. 56) et constituait « une démonstration de force » (par. 57), le juge du procès n’a, encore une fois, tiré aucune conclusion de fait en ce sens. Rien dans le dossier ne donne à penser que la décision de l’agent O’Toole de passer par-dessus la petite clôture de deux pieds plutôt que d’utiliser le trottoir était davantage qu’une simple question de commodité, par opposition à une décision tactique témoignant d’une certaine urgence et une démonstration de force.
[253]                     Sixièmement, la conclusion de mes collègues portant que l’agent O’Toole « a crié » à l’un des jeunes hommes de garder ses mains devant lui diffère à la fois de la conclusion du juge du procès selon laquelle l’agent O’Toole a simplement [traduction] « dit [au jeune homme] de placer ses mains devant lui » (par. 19 (je souligne)) et du témoignage de l’agent O’Toole lui‑même à ce sujet, conclusion qui laisse entendre une interaction beaucoup moins agressive que celle que dépeignent mes collègues.
[254]                     Bref, avec égards, j’estime que mes collègues ont outrepassé le rôle d’une cour d’appel. En arrivant à la conclusion que les policiers ont agi de façon « agressive », qu’ils se sont livrés à une « expédition de pêche » et que leur conduite démontrait qu’ils « exerçaient leur domination sur les personnes qui se trouvaient dans la cour arrière depuis qu’ils y étaient entrés » (par. 47), mes collègues n’ont pas « respecté, et utilisé, les conclusions de fait du juge du procès », comme ils le prétendent (par. 24). Le juge du procès n’a pas tiré pareilles conclusions. Ils ont plutôt réinterprété le dossier du procès d’une façon qui est incompatible avec les conclusions de fait favorables aux policiers que le juge du procès a tirées, parfois même sans preuve à l’appui. Et si mes collègues invoquent l’arrêt Grant pour fonder leur approche (par. 57), il convient de rappeler que, dans cet arrêt, la Cour a statué que la conclusion du juge du procès quant à la question de la détention était « viciée par d’importantes conclusions de fait qui ne [pouvaient] raisonnablement être étayées par la preuve », de telle sorte que « [l]’examen [devait] être repris » (par. 45). Il en va autrement pour la présente affaire. En effet, M. Le n’a contesté devant la Cour aucune des conclusions de fait tirées par le juge du procès au motif qu’elles étaient « déraisonnables ».
[255]                     Mes collègues soulignent que l’interaction a eu lieu dans une résidence privée et, de ce fait, demandent « où, précisément, M. Le devait‑il aller en “quittant les lieux” »? (par. 52 (italique dans l’original)). À mon avis, la réponse à cette question est que M. Le avait le droit d’entrer dans la maison en rangée ou de simplement sortir de la cour arrière en empruntant l’ouverture dans la clôture. Lorsqu’ils sont entrés, les policiers n’avaient aucun motif leur permettant d’arrêter ou de mettre en détention M. Le, pas plus que ce dernier était tenu de répondre à leurs questions (voir R. c. Turcotte, 2005 CSC 50, [2005] 2 R.C.S. 519, par. 55). Monsieur Le avait donc tout à fait le droit de partir dans l’une ou l’autre de ces directions.
[256]                     Au‑delà de ces préoccupations, je suis d’accord avec mes collègues sur un certain nombre de points de leur analyse relativement à la « nature de la conduite des policiers ». En particulier, j’approuverais les principes suivants énoncés par mes collègues pour évaluer si et quand l’auteur d’une demande fondée sur la Charte a été détenu psychologiquement :
•         S’il est possible de démontrer que la police a adopté une conduite agressive, il s’agirait là d’un facteur important de l’analyse.
•         La conduite des policiers envers les tiers peut influencer la perception qu’aurait une personne raisonnable dans la situation du demandeur de sa propre liberté de circulation, et en l’espèce il est important de noter que l’agent O’Toole a dit à un autre jeune homme de garder ses mains devant lui avant de demander à M. Le [traduction] « Qu’est‑ce qu’il y a dans le sac? »
•         L’emplacement de l’interaction avec les policiers est une considération pertinente (voir Grant, par. 44(2.)). En particulier, une intrusion policière dans un espace privé, par opposition à un espace public, peut être raisonnablement perçue comme témoignant d’un certain contrôle sur les occupants. De plus, le fait qu’une interaction avec les policiers se déroule dans un espace restreint et clos peut influencer la perception qu’aurait une personne raisonnable à savoir si elle est libre ou non de partir.
•         La durée du contact avec les policiers est une considération pertinente.
[257]                     Par ailleurs, même si nous arrivons à cette conclusion pour des raisons différentes, je conviens avec mes collègues que l’entrée des policiers était illégale et que, par conséquent, ces derniers ont commis une intrusion dans la cour arrière. Selon moi, il faut présumer que la personne que les tribunaux considèrent raisonnable est censée connaître la loi. Il faut donc présumer qu’une personne raisonnable se trouvant dans la situation de M. Le était censée savoir que l’entrée des policiers dans la cour arrière constituait une intrusion.
[258]                     Cela étant, je crois qu’une personne raisonnable percevrait une entrée policière illégale fort différemment d’une entrée légale. Une entrée illégale par les policiers est généralement susceptible d’avoir un effet intimidant et, par conséquent, une personne raisonnable peut être moins portée à croire qu’elle est libre de partir. Toutefois, la perception de cet effet intimidant sera généralement plus importante si l’intrusion est agressive, ce qui n’était pas le cas en l’espèce, selon les conclusions de fait du juge du procès.
(ii)        Les caractéristiques et la situation particulières de la personne
[259]                     Pour ce qui est des caractéristiques et de la situation particulières de M. Le, ce dernier est un homme canadien d’origine asiatique et de petite carrure qui avait 20 ans au moment de l’incident. En ce qui concerne son expérience subjective des événements, M. Le a témoigné qu’il s’estimait libre de partir jusqu’à ce que les policiers l’interpellent directement, et le juge du procès a souligné ce témoignage dans ses motifs (par. 87).
[260]                     Je suis d’accord avec mes collègues quant à un certain nombre d’éléments concernant « les caractéristiques et la situation particulières de la personne », notamment les éléments suivants :
•         Les gens peuvent vivre une interaction avec les policiers différemment selon leur âge, leur race, leurs expériences passées et autres caractéristiques personnelles, et ces facteurs doivent jouer dans l’analyse fondée sur l’art. 9.
•         Lorsque les tribunaux se représentent la personne raisonnable, celle‑ci doit refléter et respecter la diversité raciale en plus de témoigner, d’une manière plus générale, des rapports existants entre la police et divers groupes raciaux.
•         Les rapports, études et autres documents crédibles sur les relations interraciales peuvent aider les tribunaux à comprendre comment les personnes racialisées peuvent vivre différemment les interactions avec les policiers, et les tribunaux peuvent prendre connaissance d’office de ces documents — qui constituent de la preuve relative au « contexte social » — lorsqu’il est satisfait au test énoncé dans l’arrêt R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458. De plus, je ne conteste pas la justesse des documents dont mes collègues prennent connaissance d’office et je ne remets pas en question leur décision de s’appuyer sur ces documents. Je fais tout simplement remarquer que, d’un point de vue procédural, il est généralement préférable que toute la documentation pertinente soit présentée au juge du procès et que les parties formulent des observations à leur sujet et non qu’elle soit présentée pour la première fois en appel par les intervenants. Quoiqu’il ne soit pas toujours possible de suivre cette règle générale (particulièrement si les documents n’existaient pas lorsque le juge du procès a rendu sa décision), il convient de s’y conformer lorsque cela est possible. Respecter cette règle assure l’équité pour les parties, permet au juge du procès de mieux faire son travail puisque celui‑ci disposera de toute la documentation pertinente et des observations sur la façon dont les enseignements tirés de ces documents doivent s’appliquer à l’affaire en cause, et atténue le risque que le dossier, les questions en litige et les arguments des parties prennent une tournure fondamentalement différente en appel.
•         Une jeune personne de petite stature comme M. Le peut raisonnablement percevoir un plus grand déséquilibre de pouvoir par rapport aux policiers qu’une personne plus mature au physique plus imposant.
[261]                     Bien que nous convenions de ces points, je ne puis partager l’avis de mes collègues quant à l’importance à accorder au témoignage de M. Le selon lequel il se croyait libre de partir jusqu’à ce que les policiers l’interpellent directement.
[262]                     À l’instar de mes collègues, je crois que l’examen de la question de savoir si et quand il y a détention « est principalement de nature objective » (par. 114). Il ne fait aucun doute que la perception qu’a un demandeur quant à savoir si et quand il est mis en détention n’est pas déterminante. Réduire l’analyse à un examen purement subjectif donnerait lieu à un nombre infini de normes juridiques en matière de détention, lesquelles varieraient d’une personne à l’autre. Introduire tant d’incertitude et de variabilité dans l’analyse mènerait à un résultat à tout le moins insatisfaisant.
[263]                     Toutefois, comme l’indique l’arrêt Grant, la perception subjective du demandeur peut être une considération pertinente (par. 32; voir également R. c. N.B., 2018 ONCA 556, 362 C.C.C. (3d) 302, par. 117). Pour être clair, cet énoncé ne permet pas aux tribunaux de transformer un examen principalement objectif en un examen subjectif. Plutôt, il reconnaît simplement, comme le voudrait le bon sens, que pour évaluer la façon dont la personne raisonnable dans les circonstances percevrait la situation, il peut être utile de se pencher sur la façon dont la personne qui a réellement vécu ces circonstances l’a perçue.
[264]                     Lorsque j’applique cette doctrine bien établie à la présente affaire, je suis d’avis que, même si la perception subjective de M. Le ne saurait dominer l’analyse, son témoignage selon lequel il se sentait libre de partir jusqu’à ce que les policiers l’interpellent directement est révélateur. Plus particulièrement, il donne à penser qu’une personne raisonnable dans les circonstances ne se serait pas sentie mise en détention dès l’entrée des policiers dans la cour arrière, malgré la conclusion contraire de mes collègues.
[265]                     Mes collègues rejettent la pertinence de la perception subjective de M. Le, soulignant que le juge du procès ne pouvait pas jouer sur les deux tableaux : il ne pouvait pas rejeter le témoignage de M. Le sur les événements dans la cour arrière tout en s’appuyant sur son témoignage au sujet de sa perception subjective (par. 118).
[266]                     Il faudrait cependant rappeler que le juge du procès a [traduction] « refusé [de] croire une bonne partie du témoignage » de M. Le. Il est bien établi que le juge des faits peut accepter ou rejeter tout ou partie du témoignage d’un témoin (R. c. François, 1994 CanLII 52 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 827, p. 837); il n’a donc pas à adopter la méthode du tout ou rien à l’égard du témoignage. De toute évidence, bien que le juge du procès ait rejeté « une bonne partie » du témoignage de M. Le, il en a accepté une partie, dont la portion portant sur sa perception subjective. Même si le juge n’a pas retenu la version des faits de M. Le, il lui était loisible d’accepter le témoignage de ce dernier sur sa perception subjective, témoignage qui indique clairement qu’il ne se sentait pas en détention dès l’entrée des policiers. C’est particulièrement le cas en l’espèce puisque, selon la version des faits que le juge du procès a acceptée — à savoir celle des policiers —, M. Le avait encore davantage de raison de croire qu’il était libre de partir jusqu’à ce que les policiers l’interpellent, étant donné que cette version des faits ne faisait pas état de la conduite agressive et éhontée dont M. Le a parlé dans son témoignage. Enfin, M. Le n’avait aucun motif inavoué à témoigner comme il l’a fait. Il s’agissait d’un aveu sincère contraire à son intérêt à ce que soit tirée une conclusion selon laquelle il avait été mis en détention dès l’entrée des policiers. Son témoignage est d’autant plus convaincant compte tenu de ces circonstances.
[267]                     Enfin, alors que mes collègues critiquent le juge du procès au motif qu’il « n’a pas tenu compte du critère de la personne raisonnable dans son analyse » (par. 71), je tiens simplement à préciser que le juge du procès a expressément fondé son analyse sur la perspective d’une [traduction] « personne raisonnable dans la situation de l’accusé », aux par. 85, 87 et 88 et de ses motifs, et qu’il a tenu compte notamment du « statut de minorité visible de l’accusé et de ses amis » (par. 89). Rien ne permet d’affirmer que le juge a omis de prendre en considération l’incidence de la race et des relations interraciales sur la façon dont une personne raisonnable dans la situation de M. Le aurait perçu l’interaction avec les policiers. Le fait que ses motifs n’exposent pas un examen détaillé des écrits sur les relations interraciales — comme celui qui figure dans les motifs de mes collègues — indique que les parties n’ont simplement pas présenté ces écrits au juge et qu’elles ne lui ont pas demandé de les examiner et de les appliquer. En effet, rien dans le dossier dont nous sommes saisis n’indique que ces documents ont été présentés au juge du procès. Il n’est donc pas surprenant qu’il ne se soit pas attardé à ces écrits dans ses motifs; les juges de première instance qui entreprennent leurs propres recherches sont fréquemment admonestés par les juridictions d’appel pour s’être écartés du dossier et des observations des parties.
(iii)      Évaluation générale
[268]                     Lorsque vient le temps de déterminer le moment de la mise en détention de M. Le, les décisions de la Cour dans les affaires Grant et Suberu, les deux arrêts de principe dans ce domaine du droit, sont des exemples éclairants.
[269]                     Dans l’affaire Grant, un policier, l’agent Gomes, s’est approché de M. Grant, un homme de race noire âgé de 18 ans, sur un trottoir et lui a bloqué le chemin. Il lui a demandé ce qui se passait, ainsi que son nom et son adresse. Monsieur Grant a fourni une pièce d’identité et s’est mis à agir nerveusement et à ajuster son blouson, ce qui a amené le policier à lui demander de « garder ses mains devant lui » (par. 48). Deux autres policiers se sont approchés, ont montré leur insigne de police et « ont tactiquement pris une position antagonique » derrière le premier policier (ibid, par. 49). Le premier policier lui a ensuite demandé s’il avait déjà été arrêté et s’il « avait quelque chose qu’il ne devait pas avoir » (par. 49).
[270]                     La Cour a statué que M. Grant n’était pas en détention lorsque les policiers l’ont abordé et lui ont posé des questions d’ordre général pour connaître son nom et où il demeurait, pas plus que l’ordre de « garder ses mains devant lui » était en soi suffisant pour dire qu’il s’agissait d’une détention. Ce n’est qu’une fois plusieurs éléments réunis — l’un des agents a dit à M. Grant de « garder ses mains devant lui », les deux autres agents ont « tactiquement pris une position antagonique », et l’un des agents a entrepris de lui poser des questions ciblées pour savoir s’il portait sur lui quelque chose qu’il ne devait pas avoir — que la détention s’est cristallisée. Voici comment les juges majoritaires ont expliqué ce changement de réalité :
        Deux autres policiers se sont approchés, ont montré leur insigne et ont tactiquement pris une position antagonique derrière l’agent Gomes. La situation avait évolué, et M. Grant était personnellement devenu la cible de soupçons, comme le prouve la conduite des agents. Les questions, qui visaient d’abord à contrôler l’identité de l’appelant, ont alors eu pour objet de déterminer s’il « avait quelque chose qu’il ne devait pas avoir ». À ce moment, le contact relevant de services de police communautaire est devenu un interrogatoire visant à obtenir des renseignements incriminants dans une situation où l’appelant était bel et bien contrôlé par les policiers.
        Même si l’agent Gomes s’est montré respectueux en posant ses questions, l’interpellation était intrinsèquement intimidante. En outre, la jeunesse et l’inexpérience de M. Grant ont sans aucun doute accentué l’inégalité du rapport de force. Monsieur Grant n’a pas témoigné, de sorte que nous ignorons comment il a perçu ce qui se passait, mais vu la nature objective du test applicable, cette ignorance ne porte pas un coup fatal à sa prétention qu’il était détenu. Nous pensons, comme le juge Laskin, qu’il y a eu détention. À notre avis, la preuve étaye l’affirmation de M. Grant qu’une personne raisonnable placée dans sa situation (18 ans, seul, devant trois policiers plus costauds que lui et en position antagonique) aurait conclu que les policiers, par leur conduite, l’avaient privée de la liberté de choisir comment agir.
        L’impression que les policiers contrôlaient l’appelant ne découlait pas d’un comportement fugace. L’ordre adressé à M. Grant de garder les mains devant lui, qui n’est pas déterminant en soi, a été suivi de l’arrivée de deux autres policiers qui ont sorti leur insigne et de questions procédant de soupçons dont M. Grant était la cible. La durée et le caractère contraignant des gestes qui ont suivi l’ordre permettent de conclure raisonnablement que les policiers plaçaient l’appelant sous leur autorité et le privaient du choix de la façon de réagir.
        Nous estimons que M. Grant a été mis en détention lorsque l’agent Gomes lui a dit de garder les mains devant lui, que les deux autres policiers ont pris position derrière l’agent Gomes et que ce dernier a entrepris de lui poser une série de questions plus ciblées. À ce stade, la liberté de M. Grant était manifestement restreinte et il avait besoin des mesures de protection garanties par la Charte en cas de détention. [Je souligne; par. 49‑52.]
[271]                     Dans l’affaire Suberu, la police a été appelée à se présenter dans un magasin d’alcool où M. Suberu et un complice étaient soupçonnés d’avoir utilisé une carte de crédit volée. À l’arrivée de l’agent, M. Suberu est sorti du magasin, a croisé l’agent et lui a dit quelque chose comme « [c]’est lui qui a fait ça, c’est pas moi, alors j’imagine que je peux partir » (par. 9). L’agent a suivi M. Suberu à l’extérieur et lui a dit « Attendez une minute! Il faut que je vous parle avant que vous vous en alliez » (ibid.). Il a brièvement interrogé M. Suberu, qui prenait place dans sa voiture dans un stationnement. L’agent lui a demandé avec qui il était, d’où il venait, ce qu’il faisait en ville, et à qui appartenait la fourgonnette qu’il conduisait.
[272]                     Les juges majoritaires de la Cour ont confirmé la conclusion du juge du procès portant que ce contact était « de nature préliminaire ou exploratoire » (par. 31) et que l’agent « essayait de comprendre la situation plutôt que de priver M. Suberu de sa liberté » (par. 32). Le fait que M. Suberu ait exprimé sa volonté de partir (« j’imagine que je peux partir »), que le policier lui ait précisément dit qu’il devait « attend[re] une minute » avant de s’en aller, et que la police enquêtait sur un crime bien précis ne suffisait pas pour que l’interaction constitue une détention. La Cour a plutôt conclu que la détention ne s’est concrétisée que lorsque le policier a formellement arrêté M. Suberu et qu’il l’a informé de son droit de parler à un avocat, ce qui s’est produit après que l’agent eut reçu d’autres renseignements par radio et invité M. Suberu à lui fournir une pièce d’identité et le titre de propriété du véhicule. Avant ce moment, M. Suberu n’était pas privé de sa liberté de choix.
[273]                     Les juges majoritaires ont également souligné qu’il serait « déraisonnable » d’exiger qu’un suspect soit informé de son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b), droit qui existe dès l’arrestation ou la mise en détention, « dès [qu’un policier] aborde un suspect pour tirer la situation au clair » (par. 32)7. Ils ont également fait remarquer que « M. Suberu n’a [pas] témoigné » de sa propre perception de la situation, confirmant ainsi de façon implicite la pertinence de la perception subjective du demandeur pour ce qui est de juger si et quand il y a eu mise en détention (par. 32).
[274]                     Soit dit en tout respect, je vois mal comment concilier la conclusion de mes collègues selon laquelle M. Le a été mis en détention « lorsque les policiers sont entrés dans la cour arrière » (par. 133) — une conclusion qu’ils tirent notamment en fonction de facteurs qui ne se sont présentés qu’après l’entrée des policiers dans la cour (p. ex., les invitations à fournir une pièce d’identité et l’ordre donné à l’un des jeunes hommes de garder ses mains devant lui) — avec les arrêts Grant et Suberu. Évidemment, les faits de l’espèce diffèrent de ces ceux de ces deux précédents, notamment puisque dans ces deux affaires les faits se sont déroulés dans un espace public et non privé. Néanmoins, les arrêts Grant et Suberu énoncent clairement que, suivant la règle générale, il ne sera question de détention que lorsque les policiers passent de questions d’ordre général à des questions plus ciblées. Même s’« [i]l peut s’avérer difficile, dans certains cas, de tracer la ligne entre des questions d’ordre général et des questions ciblées » (Suberu, par. 29), cette distinction n’en demeure pas moins essentielle. Les « services de police communautaire » (Grant, par. 49) et les interrogatoires « de nature préliminaire ou exploratoire » (Suberu, par. 31) ne suffisent normalement pas pour conclure à la détention. Comme l’a résumé la Cour dans l’arrêt Grant, « le fait qu’un policier patrouilleur pose des questions générales ne constitue pas une menace à la liberté de choix » (par. 41).
[275]                     Dans le cas qui nous occupe, pendant les premiers moments de l’interaction, les policiers ne faisaient qu’essayer de « comprendre la situation » et ils se livraient au type de contacts exploratoires antérieurs à la détention que décrivent les arrêts Grant et Suberu. En fait, à la lumière de ces deux arrêts, il existe un argument convaincant permettant d’affirmer que la détention n’a débuté que lorsque le policier a demandé à M. Le « Qu’est‑ce qu’il y a dans le sac? », une question ciblée fondée sur les soupçons des policiers. Cela étant dit, les interactions en cause dans les affaires Grant et Suberu se sont déroulées dans des espaces publics où les policiers se trouvaient légalement, tandis qu’en l’espèce l’interaction s’est déroulée dans le cadre d’une intrusion par les policiers dans une propriété privée.
[276]                     Bien qu’il puisse s’avérer difficile de déterminer avec certitude le moment où se concrétise la détention psychologique, je suis disposé à conclure que M. Le ne pouvait être détenu avant que le troisième policier n’entre dans la cour arrière et n’ordonne à l’un des jeunes hommes de garder ses mains devant lui, ordre auquel ce dernier s’est conformé sur‑le‑champ. En toutes circonstances, il est réaliste de conclure qu’une personne raisonnable se trouvant dans la situation de M. Le, qui aurait vu les policiers exercer si clairement leurs pouvoirs et son ami obtempérer immédiatement, se serait sentie effectivement privée de sa liberté de choix, et ce, même si M. Le ne s’estimait pas détenu à ce moment.
[277]                     Enfin, avec égards, la conclusion de mes collègues portant que la détention s’est cristallisée dès l’entrée des policiers dans la cour arrière est fondée sur une analyse dans le cadre de laquelle ils maximisent l’importance des facteurs qui appuient leur opinion et minimisent l’importance de ceux qui ne l’appuient pas. Par exemple, alors que, pour mes collègues, le fait pour les policiers d’avoir commis une intrusion est un facteur presque déterminant concernant le moment de la mise en détention, le témoignage de M. Le dans lequel ce dernier affirmait qu’il ne s’estimait pas détenu au moment de l’entrée des policiers ne joue qu’un rôle « très limité » dans leur analyse (par. 117). À mon sens, cette approche ne témoigne pas d’une évaluation réaliste de tous les facteurs pertinents.
[278]                     Maintenant que j’ai déterminé quand a débuté la détention, je me pencherai sur la question de savoir si celle‑ci était arbitraire.
b)      Le caractère arbitraire de la détention
[279]                     Je suis d’accord avec mes collègues pour qualifier d’arbitraire la détention en l’espèce. Lorsque les policiers ont mis M. Le en détention, ils n’avaient toujours pas de motifs raisonnables de soupçonner que ce dernier était armé, ce qui constitue pourtant une condition essentielle à la légalité d’une détention aux fins d’enquête (Mann, par. 33‑34; Grant, par 55). Par conséquent, la détention était illégale, et donc arbitraire, portant ainsi atteinte aux droits garantis à M. Le par l’art. 9 de la Charte (voir Grant, par. 55 et 57).
[280]                     Cela dit, la détention arbitraire n’a duré qu’un moment, soit quelques secondes à peine avant que les policiers ne possèdent des motifs raisonnables de croire que M. Le était armé, faisant ainsi de la détention arbitraire une détention légale (voir Mann, par. 45; Grant, par. 55). La courte durée de la détention est un facteur parmi d’autres à considérer dans le cadre de l’analyse fondée sur le par. 24(2), que j’examinerai maintenant.
B.            Le paragraphe 24(2): l’admissibilité de la preuve
[281]                     Le paragraphe 24(2) de la Charte édicte que « [l]orsque [. . .] le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ».
[282]                     Selon le juge du procès, les policiers n’ont pas commis d’intrusion en entrant dans la cour arrière et il n’y a eu aucune violation des droits garantis à M. Le par la Charte. J’arrive à une conclusion différente : les policiers ont commis une intrusion et il y a eu atteinte aux droits de M. Le garantis par l’art. 9 de la Charte. Aux fins de l’analyse fondée sur le par. 24(2), je présumerai également qu’il y a eu atteinte à ses droits garantis par l’art. 8.
[283]                     Il est évident que les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui violaient les droits garantis par la Charte à M. Le. Compte tenu de la suite d’événements, il ne fait pas de doute que la saisie des éléments de preuve était suffisamment liée aux violations de la Charte (voir R. c. Therens, 1985 CanLII 29 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 613, p. 649, le juge Le Dain, dissident; R. c. Strachan, 1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980, p. 1005‑1006; R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235, par. 21).
[284]                     Comme ma conclusion concernant les atteintes aux droits garantis par la Charte diffère de celle du juge du procès, j’entreprendrai une nouvelle analyse au regard du par. 24(2) tout en reconnaissant les conclusions de fait sous-jacentes du juge du procès, puisque rien ne donne à penser qu’elles sont entachées d’une erreur manifeste et dominante (voir Grant, par. 86 et 129).
(1)         La gravité de la conduite attentatoire de l’État
[285]                     Suivant la première question à analyser selon l’arrêt Grant, le tribunal doit se demander si l’admission des éléments de preuve « donn[erait] à penser que les tribunaux, en tant qu’institutions devant répondre de l’administration de la justice, tolèrent en fait les entorses de l’État au principe de la primauté du droit [. . .]. Plus les gestes ayant entraîné la violation de la Charte par l’État sont graves ou délibérés plus il est nécessaire que les tribunaux s’en dissocient » (par. 72). Cet exercice exige du tribunal qu’il situe l’inconduite de l’État sur une échelle de gravité, allant des violations mineures et commises par inadvertance jusqu’aux violations délibérées (par. 74). Ultimement, la « conduite de la police peut couvrir tout le spectre des comportements, de la conduite irréprochable à la conduite démontrant un mépris flagrant des droits garantis par la Charte en passant par la conduite négligente. [. . .] Ce qui importe, c’est de positionner correctement la conduite de la police sur ce spectre plutôt que de s’arrêter à sa qualification juridique » (R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 23, citant R. c. Kitaitchik (2002), 2002 CanLII 45000 (ON CA), 161 O.A.C. 169, par. 41).
[286]                     En tant que juridiction d’appel, la Cour ne peut pas simplement « substituer sa propre appréciation de la conduite des policiers à celle du juge du procès » ou « qualifier de nouveau la preuve » (R. c. Côté, 2011 CSC 46, [2011] 3 R.C.S. 215, par. 51). Au terme d’un examen attentif de la preuve — notamment les témoignages des trois policiers, des cinq jeunes hommes et de l’un des gardiens de sécurité —, le juge du procès est arrivé à la conclusion qu’il n’existait pas la moindre preuve donnant à penser que les policiers s’étaient livrés à du profilage racial (par. 117). Il a conclu que les policiers n’avaient par ailleurs d’aucune façon commis un abus de pouvoir : aucune inconduite manifeste ou délibérée, aucune infraction délibérée à la loi, ni ignorance ou mépris délibérés des droits garantis par la Charte aux jeunes hommes, aucune tentative visant à abuser du statut d’invité de M. Le dans le but de faire fi des droits que lui garantit la Charte, ni « expédition de pêche » sans fondement. Si les policiers avaient adopté la totalité ou quelques-uns de ces comportements, leur conduite aurait été résolument sinistre, ce qui aurait fortement milité en faveur de l’exclusion de la preuve. Mais ils n’en ont adopté aucun.
[287]                     Au contraire, d’après les conclusions du juge du procès, il est évident que toute atteinte aux droits garantis à M. Le par la Charte aurait été [traduction] « d’ordre technique » et « commise par inadvertance », et le juge n’a pas conclu à la mauvaise foi des policiers. Les policiers sont entrés dans la cour arrière dans le but de parler aux jeunes hommes à des « fins d’enquête [. . .] appropriées » et, ce faisant, ont salué les jeunes hommes « cordialement ». À leur entrée, les policiers ont demandé aux jeunes hommes « ce qui se passait, qui ils étaient et si l’un d’entre eux demeurait dans la maison en rangée » (par. 17), manifestant ainsi leur intention sincère de vérifier qui, le cas échéant, était le propriétaire/l’occupant de la propriété et de réaliser leurs objectifs d’enquête. Après avoir demandé si l’un des jeunes hommes habitait la maison, les policiers n’ont perçu aucune réponse affirmative et à aucun moment n’ont‑ils entendu les jeunes hommes s’opposer à leur entrée ou à leur présence dans la cour arrière. Toutes ces conclusions de fait demeurent valides même si le juge du procès a conclu à tort que l’entrée des policiers était légale.
[288]                     À ce sujet, même si les policiers ont commis une intrusion, ils ne l’ont pas fait de façon délibérée. Ils ont plutôt commis cette intrusion par inadvertance dans le cadre de leurs fonctions d’enquête légitimes. L’erreur des policiers en l’espèce était donc loin d’être extrême. Et je ne crois pas non plus qu’il s’agisse d’une situation où les policiers étaient de toute évidence censés savoir qu’ils commettaient une intrusion. Au contraire, leur erreur était compréhensible. Après tout, de l’avis du juge du procès, un juge ayant des années d’expériences dans le domaine du droit criminel, l’entrée des policiers était légale. À mon avis, il serait à la fois injuste et déraisonnable d’exiger des policiers qu’ils aient une perspicacité juridique supérieure à celle qui est attendue des juges de première instance expérimentés. Il est plutôt difficile de prétendre, pour des raisons de principe ou de politique, qu’imposer un tel fardeau aux policiers est nécessaire au maintien de l’intégrité à long terme du système de justice et de la confiance de la population à son égard.
[289]                     Compte tenu de ces éléments, j’estime que toute atteinte au droit garanti par l’art. 8 occasionnée par l’entrée des policiers s’est produite par inadvertance. De même, l’atteinte aux droits garantis par l’art. 9 était loin d’être extrême : la mise en détention a eu lieu alors que les policiers s’acquittaient de leurs fonctions d’enquête valides. Par conséquent, la prétention de mes collègues selon laquelle la présente affaire impliquait une « grave inconduite de la part de la police » (par. 150) — à savoir « précisément le type de conduite policière que la Charte visait à abolir » (par. 160) — est une exagération. Au contraire, la conduite de la police se situe à l’extrémité la moins grave de l’éventail décrit dans l’arrêt Grant. À mon sens, admettre les éléments de preuve en l’espèce ne donnerait pas « à penser que le système de justice tolère l’inconduite grave de la part de l’État » (Grant, par. 71).
(2)         L’incidence des atteintes sur les droits du demandeur garantis par la Charte
[290]                     La deuxième question à analyser suivant l’arrêt Grant porte essentiellement sur l’incidence de la ou des violations sur les droits garantis au demandeur par la Charte (voir par. 76). À l’instar de la première question consacrée par cet arrêt, la seconde prévoit elle aussi un éventail. L’effet d’une violation de la Charte peut être « passager ou d’ordre simplement formel » comme il peut être « profondément attentatoire » ou quelque part entre les deux (ibid.). Évidemment, plus l’incidence est marquée, plus l’admission des éléments de preuve est susceptible de donner à penser que les droits garantis par la Charte ne revêtent pas d’utilité réelle, ce qui déconsidérerait l’administration de la justice (voir ibid.). De plus, la possibilité de découvrir la preuve est une considération pertinente lorsque vient le temps d’évaluer l’incidence de la violation sur les droits garantis à une personne par la Charte (voir ibid., par. 122 et 137; Cole, par. 93).
[291]                     Si l’on présume qu’il y eu contravention à l’art. 8, pour les raisons déjà expliquées, cette contravention était minime pour ce qui est de son incidence sur la vie privée, la dignité humaine et l’intégrité corporelle de M. Le.
[292]                     S’agissant de la contravention à l’art. 9, il ne fait aucun doute que les droits garantis par cet article sont essentiels, et mes collègues l’illustrent de façon convaincante. Toutefois, le fait pour la détention arbitraire d’avoir été de courte durée (elle n’a duré que quelques secondes avant de devenir légale) et de n’avoir ni donné lieu à une détention physique ni impliqué de conduite agressive ou avilissante de la part des policiers a diminué son incidence sur la liberté, la dignité humaine, l’intégrité corporelle et l’autonomie de M. Le.
[293]                     En revanche, en ce qui concerne la possibilité de découvrir la preuve, si la police n’avait pas détenu arbitrairement M. Le et ne l’avait pas interpellé directement, ce dernier n’aurait eu aucune raison d’agir nerveusement ou d’adopter [traduction] « une position de dissimulation », la police n’aurait pas développé des soupçons raisonnables qu’il était armé et la question « Qu’est‑ce qu’il y a dans le sac? » n’aurait jamais provoqué sa fuite. La contravention à l’art. 9 a donc eu un effet en cascade : elle a engendré une série d’événements ayant mené à la découverte de la preuve. Il s’agit d’une considération qui doit peser dans la balance.
[294]                     Cela étant, je ne peux admettre qu’il faille adopter une approche stricte du « facteur déterminant » (« but for approach ») concernant l’admissibilité de la preuve au titre du par. 24(2). Même si je reconnais que le fait que les éléments de preuve en cause n’auraient pas été découverts s’il n’y avait pas eu contravention à la Charte puisse servir à évaluer l’incidence sur les droits garantis au demandeur par la Charte, on ne saurait permettre à ce seul critère de prendre toute la place dans l’analyse et de commander l’exclusion quasi automatique des éléments de preuve, surtout dans les cas où, comme en l’espèce, l’atteinte a été commise par inadvertance et n’a pas eu d’effet important sur les droits que la Charte garantit à l’accusé. Selon moi, l’arrêt Grant commande une approche contextuelle plus nuancée qui comporte une évaluation réaliste de la situation eu égard à l’ensemble des circonstances (voir par. 64‑65).
[295]                     Maintenant, pour ce qui est du contexte précis de l’espèce, pour évaluer l’incidence de la contravention sur les droits de M. Le garantis par la Charte, il ne faut pas oublier que les policiers ont effectivement développé des soupçons raisonnables que M. Le était armé avant de lui demander : « Qu’est‑ce qu’il y a dans le sac? » Comme je l’ai déjà indiqué, c’est ce qui a fait de la détention arbitraire une détention légale, puisque les policiers peuvent effectuer de courtes détentions aux fins d’enquête s’ils ont des « soupçons raisonnables » (voir Mann, par. 45; Grant, par. 55). Par conséquent, l’évaluation de l’incidence de la situation sur les droits garantis par la Charte à M. Le doit tenir compte du fait que la police n’a obtenu aucune preuve durant la détention arbitraire momentanée; les éléments de preuve découverts l’ont été seulement après que la police eut développé les motifs requis pour effectuer une détention aux fins d’enquête et que M. Le eut pris la fuite.
[296]                     En résumé, après avoir examiné l’incidence de la situation sur les droits garantis à M. Le par la Charte en tenant compte de l’ensemble des circonstances, je suis d’avis que cette incidence n’était pas importante au point de l’emporter clairement sur les autres considérations.
(3)         L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond
[297]                     Comme l’énonce l’arrêt Grant, « [l]a société s’attend généralement à ce que les accusations criminelles soient jugées au fond » (par. 79). La société a un « intérêt à s’assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi » (R. c. Askov, 1990 CanLII 45 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1199, p. 1219). Par conséquent, la troisième question à analyser suivant l’arrêt Grant consiste à « déterminer si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel est mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion d’éléments de preuve » (par. 79). Pour effectuer cette analyse, le tribunal doit tenir compte non seulement des répercussions que l’admission des éléments de preuve aurait sur la considération dont jouit l’administration de la justice, mais également de celles qu’aurait leur exclusion (voir ibid.). La fiabilité des éléments de preuve, leur importance pour la cause du ministère public et la gravité des infractions en cause constituent toutes des facteurs à prendre en compte (voir ibid., par. 81‑85).
[298]                     En l’espèce, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond est extrêmement important. La preuve est composée de 13 grammes de crack, d’argent comptant et d’une arme à feu, plus précisément un pistolet semi‑automatique Ruger chargé et armé, sans cran de sûreté. Que les circonstances de la présente affaire comprennent une arme à feu semi‑automatique chargée n’est pas une considération mineure, surtout si l’on tient compte de la conclusion du juge du procès selon laquelle le quartier en cause est [traduction] « en proie à un taux élevé de crimes violents associés aux armes à feu et aux drogues ». Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a récemment fait remarquer, [traduction] « la violence liée aux armes à feu à Toronto est devenue un phénomène omniprésent et inquiétant. La société a manifestement intérêt à ce qu’on limite les crimes de cette nature » (Reid, par. 67).
[299]                     L’affaire qui nous occupe expose clairement le grave risque que les armes à feu représentent pour le public. Après s’être enfui de la cour arrière, M. Le, au cours d’une bagarre violente avec l’un des policiers, a tenté de fouiller dans son sac, où était dissimulée l’arme à feu chargée (voir motifs du juge du procès, par. 36‑44). La seule raison pour laquelle il n’a pas réussi à récupérer son arme, c’est que l’agent O’Toole, qui a crié [traduction] « Fusil! » après avoir remarqué un long magasin dans la crosse de l’arme à feu qui dépassait presque du sac, a réussi à contrôler M. Le en lui donnant plusieurs coups avec son avant‑bras pour le mettre au sol. Si M. Le avait été en mesure de récupéré son fusil chargé, les conséquences auraient pu être funestes.
[300]                     Comme les juges majoritaires de la Cour l’ont fait remarquer dans l’arrêt Grant, l’expression « administration de la justice », aux termes par. 24(2), « englobe de façon plus générale le maintien des droits garantis par la Charte et du principe de la primauté du droit dans l’ensemble du système de justice » (par. 67). À mon avis, il est essentiel, tant pour la primauté du droit que la réalisation des droits consacrés par la Charte — y compris le droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’art. 7 — que les Canadiens se sentent en sécurité dans leur collectivité. Cependant, la dure réalité est que bon nombre de Canadiens vivant dans des collectivités comme celle en cause sont constamment menacés par la violence liée aux armes à feu et par le fléau du trafic de drogue, une combinaison assurément fatale. Les membres de ces collectivités se tournent vers les policiers pour être protégés de la menace des armes à feu et des drogues, ainsi que des torts qu’elles peuvent causer. À mon sens, dans une analyse fondée sur le par. 24(2), il ne faut pas oublier cette réalité ni le point de vue des Canadiens qui vivent dans les collectivités aux prises avec de la violence liée aux armes et des drogues.
[301]                     La société dans son ensemble a grandement intérêt à ce que l’affaire soit jugée au fond : les Canadiens s’attendent à bon droit à ce que les individus qui commettent des infractions graves et mettent notre sécurité collective en péril subissent un procès. Et même si la collectivité au sens large a un grand intérêt à ce que l’affaire soit jugée au fond, l’intérêt de la collectivité directement touchée est encore plus important. Comme l’a affirmé la Cour d’appel de l’Alberta dans R. c. Chan, 2013 ABCA 385, 561 A.R. 347 : [traduction] « nous estimons que l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond est encore plus grand lorsqu’il s’agit d’une infraction qui touche à ce point directement la sécurité d’une collectivité » (par. 49). Décider d’exclure la preuve concernant des actes criminels graves peut avoir comme conséquence de relâcher un individu dangereux dans les rues, libre de toute sanction pénale et condition, mettant ainsi en péril la sécurité des membres de la collectivité. C’est précisément la conséquence qu’aurait eue la décision du juge du procès s’il avait écarté les éléments de preuve. Et même si M. Le a depuis été libéré au terme de sa peine, la décision de mes collègues d’écarter les éléments de preuve aura pour conséquence de l’exonérer et de le libérer de l’interdiction à vie de posséder une arme à feu qu’a imposée le juge chargé de la détermination de la peine (voir 2014 ONSC 4288, par. 48 (CanLII)). Il va sans dire qu’une telle décision ne tient M. Le aucunement responsable de ses actes et ne règle en rien le fléau de violence et de drogues qui frappe actuellement le quartier en cause. À mon avis, cela est tout simplement inacceptable.
[302]                     Enfin, comme mes collègues le reconnaissent, il est question en l’espèce d’éléments de preuve matérielle et fiable qui sont essentiels à la preuve d’infractions criminelles très graves. Écarter les éléments de preuve reviendrait à anéantir la cause du ministère public.
[303]                     Pour les motifs qui précèdent, la troisième question à analyser suivant l’arrêt Grant milite fortement en faveur de l’admission des éléments de preuve.
(4)         Mise en balance
[304]                     « Le libellé du par. 24(2) en exprime bien l’objet : préserver la considération dont jouit l’administration de la justice » (Grant, par. 67). L’expression « déconsidérer l’administration de la justice » doit être prise « dans l’optique du maintien à long terme de l’intégrité du système de justice et de la confiance à son égard » (ibid, par. 68). L’objet du par. 24(2) est d’ordre « sociétal » (ibid., par. 70); il ne cherche pas à « sanctionner la conduite des policiers ou à dédommager l’accusé, il a plutôt une portée systémique » (ibid.).
[305]                     Dans l’affaire qui nous occupe, compte tenu de l’ensemble des circonstances, la mesure qui s’impose pour préserver la considération dont jouit l’administration de la justice est, à mon sens, claire : les éléments de preuve doivent être admis. Comme la conduite attentatoire se trouve à l’extrémité la plus faible de l’éventail en ce qui concerne sa gravité, et comme l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond est extrêmement élevé, l’incidence de la conduite sur les droits garantis à l’accusé par la Charte ne suffit pas, à mon avis, à faire pencher la balance en faveur de l’exclusion.
[306]                     Il est tout aussi évident que le fait d’écarter les éléments de preuve aurait pour effet de déconsidérer rapidement et irrémédiablement l’administration de la justice. Selon moi, les membres raisonnables et bien informés du public, confrontés à une décision en l’espèce ayant pour effet d’écarter les éléments de preuve et d’exonérer un trafiquant de drogue avoué qui était prêt à saisir une arme chargée pendant un combat violent avec les policiers, qualifieraient cette décision non seulement d’alarmante, mais d’intolérable. Notre société — que le par. 24(2), la Cour et notre système de justice en général doivent servir — mérite mieux.
VI.         Conclusion
[307]                     Mes collègues et moi convenons que lorsque les policiers obtiennent de la preuve incriminante en faisant fi des droits garantis par la Charte à des personnes racialisées, l’admission de la preuve en question ne saurait être tolérée, ni par la Charte, ni par les tribunaux, ni par la société canadienne. Là où nous divergeons d’opinion, c’est quant à savoir si les faits de l’espèce s’inscrivent dans cette catégorie.
[308]                     Selon le juge du procès, la présente affaire ne révélait pas une inconduite extrême de la part des policiers; il s’agissait plutôt d’une affaire où trois policiers s’acquittaient de fonctions d’enquête légitimes. Il n’a pas été prouvé que ces conclusions sont entachées d’une erreur manifeste et dominante. En effet, M. Le n’a pas fait valoir qu’une telle erreur existe. Par conséquent, il n’est pas loisible à une cour d’appel de réinterpréter le dossier et de conclure différemment.
[309]                     Soit dit en tout respect, l’approche que prennent mes collègues est source de préoccupations. Sur le plan théorique, elle ignore le principe bien établi que les conclusions tirées par le juge du procès concernant les faits et la crédibilité ne doivent pas être modifiées, sauf en cas d’erreur manifeste et dominante. Sur le plan analytique, elle permet à une intrusion par les policiers, commise par inadvertance dans le cadre d’une enquête légitime, de dominer l’analyse fondée sur le par. 24(2). Sur le plan pratique, elle prive la poursuite d’infractions criminelles graves et exonère un trafiquant de drogue dangereux, le libérant par le fait même des conditions imposées dans le but de protéger les membres du public. Enfin, leur approche ne reconnaît aucunement que les trois policiers en l’espèce, alors qu’ils menaient une enquête légitime, ont risqué leur vie pour le bien de la collectivité. L’arme à feu semi-automatique armée de M. Le aurait pu mettre fin aux jours d’un simple témoin ou de l’un des policiers alors qu’ils cherchaient à prendre le contrôle du sac contenant l’arme de M. Le. Tant pour les policiers que pour les membres du public respectueux des lois, le résultat auquel arrivent mes collègues ne peut être qualifié que de démoralisant et de décourageant.
[310]                     La Charte, et le par. 24(2) en particulier, cherche à atteindre l’équilibre entre les droits et les intérêts de l’État et ceux des personnes en fonction de ce qui est préférable pour la société canadienne dans son ensemble. En définitive, je ne peux convenir avec mes collègues que l’exclusion des éléments de preuve favoriserait notre société. À mon avis, bien au contraire, elle déconsidérerait l’administration de la justice.
[311]                     Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
 
                    Pourvoi accueilli, le juge en chef Wagner et le juge Moldaver sont dissidents.
                    Procureurs de l’appelant : Kastner Law, Toronto; Addario Law Group, Toronto.
                    Procureur de l’intimée : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.
                    Procureur de l’intervenante la directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Winnipeg.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Dawe & Dineen, Toronto; Sherif Foda, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des avocats musulmans : Mirza Kwok, Mississauga.
                    Procureurs des intervenants Canada sans pauvreté, l’Association canadienne pour la santé mentale, Manitoba et Winnipeg, Aboriginal Council of Winnipeg, Inc., et End Homelessness Winnipeg Inc. : Public Interest Law Centre, Winnipeg; Fillmore Riley, Winnipeg.
                    Procureurs des intervenantes Federation of Asian Canadian Lawyers et Chinese and Southeast Asian Legal Clinic : Stockwoods, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Markson Law Professional Corporation, Toronto; Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenant Scadding Court Community Centre : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.
                    Procureur de l’intervenante Justice for Children and Youth : Justice for Children and Youth, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Alliance urbaine sur les relations interraciales : Falconers, Toronto

[1] Les parties ont convenu que, si les éléments de preuve sont admissibles, soit parce qu’il n’y a pas eu de violation aux droits que la Charte garantit à M. Le, soit parce que les éléments en question peuvent être utilisés en application du par. 24(2) de la Charte, la culpabilité de M. Le sera alors considérée comme ayant été établie hors de tout doute raisonnable.
[2] Il se peut qu’une conclusion suivant laquelle il y a eu profilage racial influe sur la perception qu’aurait une personne raisonnable de l’interaction en cause avec les policiers. Cependant, comme le juge du procès a conclu à l’absence de profilage racial en l’espèce, le profilage racial n’est pas une considération pertinente dans la présente analyse relative à la détention.
 
3 M. Le a admis dans son témoignage qu’il avait l’intention de vendre la cocaïne (voir par. 57).
4 M. Le a admis dans son témoignage que l’argent comptant provenait d’une vente de drogues effectuée la veille (voir par. 57).
5 Dix accusations en tout : possession non autorisée d’une arme à feu; possession non autorisée d’une arme à feu : infraction délibérée; possession d’une arme à feu chargée sans autorisation, permis ou certificat d’enregistrement; entreposage négligent de munitions; port d’une arme à feu d’une manière négligente; deux chefs d’accusation pour manquement à des ordonnances lui interdisant la possession d’une arme à feu; possession de cocaïne en vue du trafic; possession de cocaïne; et possession de produits de la criminalité d’une valeur inférieure à 5 000 $ (voir par. 6).
 
6 L’un des policiers était de race noire; les deux autres, de race blanche (voir par. 53)
7  Les parties n’ont pas abordé l’al. 10b) dans le cadre du présent pourvoi.
 



Analyses

policiers ; détentions ; juge du procès ; charte ; espèce ; police ; circonstances ; incidence ; façons ; interactions ; éléments de preuve ; parties ; collègues ; tribunaux ; violations ; personne raisonnable


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Le

Références :
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 31 mai 2019, R. c. Le, 2019 CSC 34


Origine de la décision
Date de la décision : 31/05/2019
Date de l'import : 19/12/2022

Fonds documentaire ?: CAIJ


Numérotation
Référence neutre : 2019CSC34 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2019-05-31;2019csc34 ?

Source

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