COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25
Date : 20050429
Dossier : 29949
Entre :
H.L.
Appelant
c.
Procureur général du Canada
Intimé
‑ et ‑
Procureur général de la Saskatchewan
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 155)
Motifs dissidents en partie : (par. 156 à 346)
Motifs dissidents en partie : (par. 347 à 348)
Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Binnie et Abella)
Le juge Bastarache (avec l’accord des juges LeBel et Deschamps)
La juge Charron
______________________________
H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25
H.L. Appelant
c.
Procureur général du Canada Intimé
et
Procureur général de la Saskatchewan Intervenant
Répertorié : H.L. c. Canada (Procureur général)
Référence neutre : 2005 CSC 25.
No du greffe : 29949.
Audition : 13 mai 2004.
Présents : Les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish.
Nouvelle audition : 13 décembre 2004.
Jugement : 29 avril 2005.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de la saskatchewan
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (les juges Cameron, Vancise et Lane) (2002), 227 Sask. R. 165, 287 W.A.C. 165, [2003] 5 W.W.R. 421, [2002] S.J. No. 702 (QL), 2002 SKCA 131, qui a confirmé en partie un jugement du juge Klebuc (2001), 208 Sask. R. 183, [2001] 7 W.W.R. 722, 5 C.C.L.T. (3d) 186, [2001] S.J. No. 298 (QL), 2001 SKQB 233, et motifs supplémentaires (2001), 210 Sask. R. 114, [2001] 11 W.W.R. 727, [2001] S.J. No. 478 (QL), 2001 SKQB 233. Pourvoi accueilli en partie, les juges Bastarache, LeBel, Deschamps et Charron sont dissidents en partie.
E. F. Anthony Merchant, c.r., Eugene Meehan, c.r., et Graham Neill, pour l’appelant.
Roslyn J. Levine, c.r., et Mark Kindrachuk, pour l’intimé.
Barry J. Hornsberger, c.r., pour l’intervenant.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Binnie, Fish et Abella rendu par
Le juge Fish —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi porte sur la norme de révision applicable en appel à l’égard d’une question de fait en Saskatchewan et sur l’application de cette norme en l’espèce par la Cour d’appel. Il a pour objet tous les faits et seulement eux, qu’ils soient prouvés directement ou inférés, et non des questions de droit ou mixtes de fait et de droit.
2 Une législature peut définir dans une loi les pouvoirs de la cour d’appel que la Constitution l’autorise à créer. L’assemblée législative de la Saskatchewan l’a fait pour la dernière fois dans la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, L.S. 2000, ch. C‑42,1 (« Loi de 2000 »).
3 Cette loi n’a pas accru sensiblement les pouvoirs de la Cour d’appel de la Saskatchewan. Elle ne visait pas non plus à modifier la manière dont ces pouvoirs étaient exercés depuis près d’un demi‑siècle.
4 Plus particulièrement, la Loi de 2000 n’a pas changé la norme de révision applicable en appel à l’égard d’une conclusion de fait. Les critères régissant l’exercice des pouvoirs légaux de la Cour d’appel à ce chapitre demeurent les mêmes. À l’instar des autres cours d’appel du pays, la Cour d’appel de la Saskatchewan peut substituer sa propre appréciation de la preuve et tirer ses propres inférences de fait lorsqu’il est établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante ou tiré des conclusions de fait manifestement erronées, déraisonnables ou non étayées par la preuve.
5 Évidemment, cette norme de révision s’applique en appel sous réserve des exceptions prévues par la loi. Le législateur peut l’écarter expressément. Aucune disposition de la Loi de 2000 ne traduit pareille intention ni n’a cet effet. Les pouvoirs de la Cour d’appel y sont énoncés de manière très détaillée; dans les autres provinces ou territoires canadiens, les pouvoirs équivalents sont formulés de façon plus générale. Or, nous le verrons, la Loi de 2000 ne confère pas à la Cour d’appel de la Saskatchewan un pouvoir d’intervention unique à l’égard d’une question de fait ni ne prescrit l’exercice de ce pouvoir selon des modalités qui, au Canada, sont propres à la Saskatchewan.
6 En toute déférence, la Cour d’appel n’a pas respecté la norme de révision applicable en l’espèce.
7 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi en partie, avec dépens, pour les motifs qui suivent.
II. Vue d’ensemble
8 Exceptionnellement, la question nous est soumise avec l’autorisation de la Cour d’appel elle‑même, en application de l’art. 37 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26. La Cour d’appel a infirmé la décision de première instance après avoir estimé que sa loi constitutive l’investissait du pouvoir de « réentendre » l’affaire. Saisie de la demande d’autorisation, elle a reconnu, par la voix du juge en chef Bayda, qu’une norme très différente — celle du [traduction] « contrôle d’erreur » (« review for error ») — avait été jugée applicable par [traduction] « les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada dans le récent arrêt Housen c. Nikolaisen et al., [2002] 2 R.C.S. 235 ». Le Juge en chef a opiné que [traduction] « les deux points de vue ne pouvaient être valables » ((2003), 238 Sask. R. 167, 2003 SKCA 78, par. 11). Je suis évidemment d’accord avec lui et, à mon humble avis, c’est la norme fondée sur le pouvoir de la Cour d’appel de « réentendre » l’affaire qui doit céder le pas.
9 Je ferai état plus loin de ce qui a opposé les juges majoritaires aux juges minoritaires dans Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33. Il suffit pour l’instant de mentionner que les neuf juges de notre Cour étaient unanimes quant à la question qui nous intéresse en l’espèce : en Saskatchewan, l’appel interjeté à l’égard d’une conclusion de fait est instruit par voie de contrôle d’erreur, et non de nouvelle audition. Ils ont également convenu que les conclusions de fait du juge de première instance ne pouvaient être modifiées en appel qu’en cas d’erreur pouvant à juste titre être qualifiée de manifeste et de dominante.
10 Dans Housen, nul n’a prétendu en Cour d’appel de la Saskatchewan ni devant notre Cour que la norme de révision en appel applicable dans cette province différait sensiblement de celle s’appliquant ailleurs au Canada. Et aucune des parties n’a jugé nécessaire ou utile de faire mention de la Loi de 2000 ou des lois qui l’ont précédée dans ses plaidoiries orales ou écrites devant notre Cour. Cela n’est pas étonnant. En deuxième lecture, le ministre de la Justice a assuré à l’Assemblée législative de la Saskatchewan que le projet de loi 80 (devenu la Loi de 2000 après son adoption) :
[traduction] ne modifie en rien la compétence de la Cour d’appel. Il ne fait que reformuler sa compétence historique afin que la Loi puisse être comprise par ses « utilisateurs ».
(Saskatchewan Hansard, 7 juin 2000, p. 1626)
11 En outre, la Cour d’appel de la Saskatchewan, tant avant qu’après l’entrée en vigueur de la Loi de 2000, avait toujours statué que les conclusions de fait d’un juge de première instance ne pouvaient être écartées que si l’existence d’une erreur manifeste et dominante était établie. Elle a affirmé et réaffirmé ce principe bien avant Housen, et même avant l’arrêt Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672. Dans Tanel c. Rose Beverages (1964) Ltd. (1987), 57 Sask. R. 214 (C.A.), par exemple, le juge en chef Bayda a dit que la Cour d’appel de la Saskatchewan appliquait la norme de l’erreur manifeste et dominante [traduction] « depuis longtemps, et très certainement depuis [1960] » (p. 218).
12 Dans Lensen, notre Cour était également saisie d’un pourvoi contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan rendu en fonction de la loi qu’a remplacée la Loi de 2000. Elle a dûment analysé la disposition pertinente de la loi de la Saskatchewan, mais elle a énoncé une seule et même norme applicable à toutes les cours d’appel du pays.
13 Comme nous le verrons, les dispositions en cause de la Loi de 2000 sont identiques, sur le fond, à celles qu’elles ont remplacées, d’où la pertinence, dans la présente affaire, des décisions rendues par la Cour d’appel avant le 1er novembre 2000, date d’entrée en vigueur de la loi actuelle. Cela traduit également l’intention du législateur, signalée précédemment, de ne [traduction] « modifie[r] en rien la compétence de la Cour d’appel » (Saskatchewan Hansard, p. 1626).
14 Enfin, je conviens qu’en Saskatchewan, la loi pertinente énonce les pouvoirs de la cour d’appel de façon plus détaillée que dans la plupart des autres provinces. Cependant, le fait qu’une loi constitutive soit plus exhaustive ne traduit pas invariablement la volonté du législateur de conférer des pouvoirs plus étendus. C’est souvent l’inverse. Quoi qu’il en soit, la Loi de 2000 doit être interprétée à la lumière des décisions de notre Cour — et des décisions de la Cour d’appel de la Saskatchewan elle‑même — rendues juste avant son adoption. Ni le libellé de la Loi ni son historique législatif n’indiquent une dérogation aux principes issus de ces arrêts.
15 En résumé, je ne suis pas du tout convaincu que la Loi de 2000 visait à établir en Saskatchewan une cour d’appel radicalement différente de celles des autres provinces sur le plan des pouvoirs ou de l’objet. Ni le dossier qui nous a été présenté ni les dispositions pertinentes de la Loi ni l’appréciation de son rôle par la Cour d’appel elle‑même ne me permettent de conclure que cette dernière est désormais investie du pouvoir général de « réentendre » une affaire, c’est‑à‑dire de se prononcer sur un jugement de première instance à l’issue d’une « nouvelle audition ».
16 Or, dans une large mesure, elle a agi en l’espèce comme si tel était le cas. À mon humble avis, elle a irrégulièrement substitué sa propre interprétation des faits à celle du juge de première instance. Elle a manifestement mis en doute les conclusions du juge de première instance sur le préjudice infligé directement à H.L. par les actes répréhensibles prouvés de M. Starr. Cependant, douter de la justesse des conclusions de fait du juge de première instance ne constitue pas un motif reconnu d’intervention en appel.
17 Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie et de rétablir la décision du juge de première instance quant à la somme accordée pour la perte de revenus antérieure, sauf erreur véritablement « manifeste et dominante » de sa part.
III. Les faits et le jugement de première instance
18 H.L., un ancien résidant de la réserve de la Première nation de Gordon, a intenté une action contre William Starr et le gouvernement du Canada relativement à des voies de fait de nature sexuelle commises quelque vingt ans plus tôt : (2001), 208 Sask. R. 183, 2001 SKQB 233. M. Starr travaillait alors pour le ministère fédéral des Affaires indiennes et du Nord Canada (« ministère ») et administrait le pensionnat situé dans la réserve.
19 Avec l’aval du ministère, M. Starr avait mis sur pied divers programmes d’activités parascolaires destinés aux élèves du pensionnat et aux autres enfants de la réserve. C’est dans le cadre de l’une de ces activités — un club de boxe — que M. Starr avait rencontré H.L. L’appelant avait alors 14 ans. M. Starr l’a agressé sexuellement deux fois en le soumettant à des actes de masturbation et en sollicitant ses faveurs sexuelles.
20 H.L. a témoigné que les actes de M. Starr l’avaient marqué profondément et pour longtemps. Il s’était senti « honteux » et « souillé » et avait craint de se confier à quiconque, pensant que personne ne le croirait. Il avait [traduction] « cherché un moyen de quitter l’école, car [il] ne voulait avoir affaire à personne », et « avait du mal à se concentrer à cause de ce qui s’était passé ».
21 H.L. a témoigné qu’il n’avait jamais « touché » à l’alcool auparavant, mais qu’il avait commencé à en faire une consommation excessive peu de temps après; il était alors âgé de 15 ou 16 ans. L’alcool lui permettait de « fuir », de ne plus penser sans cesse aux agressions sexuelles. Il a dit : [traduction] « [M]a façon de réagir à la situation était de sortir et de me soûler. » C’est ainsi qu’il [traduction] « a commencé à boire à un jeune âge et est devenu alcoolique ».
22 Comme il avait de la difficulté à se concentrer et était alors [traduction] « déjà très dépendant à l’alcool », H.L. a quitté l’école à l’âge de 17 ans environ sans avoir terminé sa huitième année. H.L. a dit des abus sexuels commis par M. Starr qu’ils avaient été l’événement le plus traumatisant de sa vie.
23 H.L. et le procureur général du Canada ont chacun fait entendre un expert de l’évaluation des effets psychologiques de l’abus sexuel. Les deux experts avaient soumis H.L. à des tests et l’avaient interrogé longuement. Selon l’expert du procureur général du Canada, le Dr Arnold, d’autres facteurs que les abus sexuels avaient contribué à la dépendance de H.L. à l’alcool, notamment le fait d’avoir grandi dans une famille où sévissaient l’abus d’alcool et la violence. Le Dr Arnold a toutefois conclu que les abus sexuels avaient été un [traduction] « événement déclencheur » à l’origine de l’alcoolisme de H.L.
24 Lorsqu’on lui a demandé si H.L. serait devenu alcoolique de toute façon, le Dr Arnold a répondu : [traduction] « Il aurait pu être vulnérable, mais n’eût été les abus sexuels, il aurait pu ne jamais abuser de substances intoxicantes. Je dois donc être prudent lorsque j’affirme que le risque existe, mais que sans cet événement déclencheur, il aurait pu ne pas se réaliser. Nous ne le savons pas. » Invité à préciser sa pensée, le Dr Arnold a ajouté :
[traduction] Nous avons affaire à un individu prédisposé par son éducation, il est donc — il est prédisposé et vulnérable. Si un événement stressant se produit, s’il est victime d’abus sexuel par exemple, il est plus prédisposé qu’un autre ne présentant aucune vulnérabilité.
25 L’expert de H.L., M. Stewart, a témoigné que l’appelant avait avant tout été traumatisé par les abus sexuels, que l’on pouvait rattacher à son repli sur soi et à son problème d’alcool :
[traduction] [I]ls coïncident certainement avec les abus sexuels et, là encore, les recherches indiquent que la toxicomanie [. . .] est une conséquence directe de l’abus, alors si je me fie à d’autres entrevues et évaluations et aux personnes que j’ai vues en thérapie, la victime d’abus sexuels a énormément de difficulté à se concentrer . . .
26 M. Stewart a expliqué que certains enfants « résilients » bénéficiant de liens familiaux étroits et ayant la possibilité de dévoiler l’abus en toute confiance peuvent se « délester » de l’abus sexuel. Par contre, l’enfant abusé sexuellement par une personne en situation d’autorité en qui il avait confiance est plus gravement atteint.
27 En première instance, le juge Klebuc a ajouté foi aux témoignages de H.L. et des experts. Il a conclu que les agressions sexuelles commises par M. Starr avaient amené H.L. à ressentir une grande humiliation, à s’en prendre à lui‑même, à perdre son estime de soi, à se désintéresser de ses études, en partie à cause de son incapacité à se concentrer, et à sombrer dans l’alcool.
28 Le juge Klebuc a reconnu que H.L. avait grandi au sein d’une famille dysfonctionnelle. Il a cependant conclu qu’aucune partie du préjudice ne pouvait être imputée séparément à ce fait, qui ne constituait pas non plus une « cause nécessaire » du préjudice subi. Rien ne prouvait que H.L. souffrait d’une vulnérabilité déjà « active » ou d’un état préexistant qui aurait causé le préjudice indépendamment de l’agression sexuelle (voir Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, par. 34‑36). En fait, si H.L. était particulièrement vulnérable, il s’agissait d’une vulnérabilité « latente », au sens de l’arrêt Athey, ne soustrayant ni l’État ni M. Starr à leur responsabilité pour les conséquences subies.
29 Entre 1978 et 1987 (la « première période »), H.L. n’a pu conserver un emploi convenable. Il buvait beaucoup et se retrouvait souvent derrière les barreaux. Il avait recours à l’aide sociale pour subvenir à ses besoins. De 1988 à 2000 (la « seconde période »), il a travaillé sporadiquement.
30 H.L. a témoigné qu’il n’avait pu conserver un emploi à cause de sa consommation excessive d’alcool, qui se manifestait par de longues et nombreuses cuites.
31 Les experts se sont aussi prononcés sur l’incidence des abus sexuels sur la capacité de H.L. de conserver un emploi. Le Dr Arnold, par exemple, a fait état de la « suite d’événements » qui avait suivi l’agression. Il a déclaré que cet « événement déclencheur » avait mené à l’alcool et aux problèmes à l’école, à la perte de confiance dans le système scolaire et à l’affaiblissement de la « morale du travail », qu’il a définie comme la [traduction] « capacité à conserver un emploi et à se présenter régulièrement au travail, et ce genre de chose ». Le Dr Arnold a expliqué que l’abus sexuel perpétré par une personne en situation d’autorité, tant en général que dans la situation particulière de H.L., pouvait entraîner une perte de confiance dans les figures d’autorité, notamment les professeurs, les policiers, les employeurs, les juges, les médecins et le personnel soignant.
32 Dans la même veine, M. Stewart a témoigné que l’abus sexuel entraîne une perte d’estime de soi, une image de soi négative et un manque de confiance en soi qui nuisent à la capacité de trouver et de conserver un emploi.
33 Les témoignages de H.L. et des experts ont convaincu le juge Klebuc que si H.L. avait peu travaillé pendant la « première période » c’était à cause de son alcoolisme, de ses difficultés émotionnelles et de sa criminalité, qui eux étaient attribuables aux abus sexuels commis par M. Starr. Il a également conclu que les emplois occupés sporadiquement par H.L. pendant la « seconde période » s’inscrivaient dans la suite logique des difficultés émotionnelles décrites par les experts dans leurs évaluations psychologiques.
34 Le juge Klebuc a donc accueilli l’action de H.L. contre M. Starr et le gouvernement du Canada. Il a jugé réunies les conditions auxquelles l’État pouvait être tenu responsable du fait d’autrui. Il a accordé 80 000 $ au total à titre de dommages‑intérêts non pécuniaires, 296 527,09 $ à titre de dommages‑intérêts pécuniaires et 30 665 $ à titre d’intérêt avant jugement.
35 Les dommages‑intérêts non pécuniaires se composaient de 60 000 $ pour les pertes et le préjudice, y compris la détresse émotionnelle, que H.L. avait subis — et qu’il continuerait de subir — à cause des actes répréhensibles de M. Starr, ainsi que de dommages‑intérêts majorés de 20 000 $.
36 Voici comment le montant des dommages‑intérêts pécuniaires a été arrêté. Le juge Klebuc s’est dit convaincu que l’appelant aurait été en mesure et désireux de travailler n’eût été ses difficultés émotionnelles et la dépendance à l’alcool qui en résultait. Se fondant sur des données de Statistique Canada produites sur consentement, il a supposé que H.L. aurait été ouvrier de ferme ou du bâtiment 25 semaines par année et aurait gagné au total 27 150 $ au cours de la « première période » (1978 à 1987).
37 Le juge Klebuc a conclu que, pendant la deuxième période (1988 à 2000), H.L. aurait occupé un emploi à temps plein dans le domaine de la réparation d’automobiles. Dans les données de Statistique Canada, le salaire hebdomadaire moyen d’une personne travaillant dans le domaine de la réparation et de la révision de véhicules moteur était de 330 $. Il a retranché 20 p. 100 pour tenir compte du risque de perte d’emploi imputable au faible niveau d’instruction de H.L. et il a arrêté le calcul le jour où ce dernier s’était blessé au dos. Après avoir soustrait le revenu effectivement gagné par H.L., il a estimé à 90 187,09 $ la perte de revenus pendant la période.
38 Le juge Klebuc s’est ensuite penché sur la perte de revenus ultérieure alléguée et, vu l’absence d’éléments de preuve précis à cet égard, il s’est fondé, par inférence, sur la preuve relative à la capacité de gain antérieure de H.L. Il a estimé que n’eût été les actes répréhensibles de M. Starr, H.L. aurait gagné pas moins de 17 160 $ par année. Après avoir soustrait le revenu moyen antérieur de H.L., il est arrivé à une perte de revenus annuelle de 12 533 $ pour le reste de la vie active projetée.
IV. La Cour d’appel
39 La Cour d’appel a rejeté l’appel du procureur général du Canada quant à la responsabilité du fait d’autrui et aux dommages‑intérêts non pécuniaires de 80 000 $, mais elle l’a accueilli relativement aux dommages‑intérêts pécuniaires et à l’intérêt avant jugement. Elle a rejeté l’appel incident de H.L., sauf quant à l’indemnité de 6 500 $ pour soins futurs : (2002), 227 Sask. R. 165, 2002 SKCA 131.
40 Se prononçant au nom de la Cour d’appel, le juge Cameron a signalé que l’appel et l’appel incident étaient fondés sur l’al. 7(2)a) et l’art. 13 de la Loi de 2000. Selon lui, ces dispositions traduisaient la volonté du législateur d’accorder un droit d’appel non restreint à l’égard de chacun des éléments de la décision de première instance faisant jouer l’art. 13 de la Loi de 2000.
41 Le juge Cameron a reconnu être lié par l’arrêt Lensen rendu sur le fondement de l’art. 8 de la Court of Appeal Act, R.S.S. 1978, ch. C‑42 (« Loi de 1978 »). Il a convenu que l’art. 14 de la Loi de 2000, qui a remplacé l’art. 8, était différent sur le plan de la syntaxe, mais non sur le fond. Il a signalé que la Cour d’appel de la Saskatchewan avait appliqué l’arrêt Lensen à d’innombrables occasions pour limiter, en matière de crédibilité, le vaste pouvoir de révision en appel que conféraient l’art. 14 et la disposition qu’il avait remplacée. Il a ajouté que l’appréciation de la crédibilité par un juge de première instance ne pouvait être modifiée en appel à défaut d’une erreur manifeste et dominante.
42 Le juge Cameron a cependant estimé que pareille restriction ne s’appliquait ni aux inférences de fait ni aux questions mixtes de fait et de droit. Tel était le point de vue adopté jusqu’alors par la Cour d’appel de la Saskatchewan, comme l’atteste l’application de l’arrêt Markling c. Ewaniuk, [1968] R.C.S. 776, dans Kosinski c. Snaith (1983), 25 Sask. R. 73 (C.A.).
43 Le juge Cameron a reconnu qu’un ensemble de normes nationales uniformes s’était constitué au Canada à l’égard de la révision en appel des inférences de fait et des questions mixtes de fait et de droit. Il a toutefois estimé que l’arrêt Housen avait étendu la déférence dont faisaient traditionnellement l’objet en appel les conclusions relatives à la crédibilité aux autres éléments de la décision de première instance. Selon lui, il y avait lieu de reconsidérer cette tendance à une déférence accrue, surtout en Saskatchewan où la Loi de 2000 définissait le droit d’appel et les pouvoirs de la Cour d’appel.
44 Le juge Cameron a dit regretter que l’on soit passé de l’appel par voie de nouvelle audition, qu’il jugeait traditionnel en Saskatchewan, à l’appel par voie de contrôle d’erreur, qui commande une plus grande déférence.
45 Il a fait observer que l’arrêt Housen mettait en évidence l’écart entre les normes de révision actuellement applicables en appel donnant lieu à un pouvoir de contrôle judiciairement limité et le vaste pouvoir conféré par la législature de la Saskatchewan.
46 Sur le fond, le juge Cameron a conclu que l’octroi de dommages‑intérêts pécuniaires n’était fondé sur aucun élément de preuve et ne pouvait donc pas être maintenu. Voici les erreurs qu’il a relevées dans la décision du juge de première instance d’accorder la somme de 117 337,09 $ pour la perte de capacité de gain antérieure et de 179 190 $ pour la perte de capacité de gain ultérieure :
1. Le juge de première instance a omis à tort de prendre en considération l’obligation du demandeur de limiter le préjudice.
2. Il n’a pas tenu compte de la mesure dans laquelle les actes fautifs du défendeur, M. Starr, avaient contribué à la perte de revenus. Il aurait dû considérer la possibilité que H.L. n’ait pas réussi à surmonter ses problèmes d’alcool indépendamment de l’agression sexuelle perpétrée par M. Starr.
3. Il a accordé des dommages‑intérêts pour la perte de capacité de gain pendant l’incarcération de H.L. À cet égard, le juge Cameron a conclu qu’il avait eu tort d’attribuer le comportement criminel du demandeur aux actes répréhensibles de M. Starr.
4. Il ne s’est pas demandé si les prestations d’aide sociale touchées par H.L. constituaient des prestations parallèles déductibles.
47 S’appuyant sur sa propre appréciation de la preuve, la Cour d’appel a conclu que H.L. n’avait pas établi que les abus sexuels l’avaient rendu totalement ou en grande partie incapable de travailler. À son avis, la preuve établissait simplement que H.L. n’avait pas travaillé pendant la première période (1978 à 1987) et n’avait travaillé que sporadiquement pendant la seconde (1988 à 2000). Une inférence selon laquelle la capacité de gain réduite était imputable à l’agression devait, selon elle, s’appuyer sur une preuve plus convaincante que celle offerte en l’espèce. Elle a conclu que si H.L. avait travaillé sporadiquement, ce pouvait être tant par choix qu’à cause d’une incapacité.
48 Enfin, la Cour d’appel a rappelé qu’un témoin expert ne pouvait donner son opinion que sur des sujets relevant de son domaine d’expertise. Son opinion était par ailleurs inadmissible et, si elle était admise, elle n’a aucune valeur. Dans la présente affaire, les deux témoins experts avaient pu [traduction] « s’écarter du sujet » et exprimer des opinions qui outrepassaient leur compétence.
49 La Cour d’appel a donc annulé les dommages‑intérêts pécuniaires au motif que, suivant son évaluation, la perte n’était pas étayée par la preuve.
50 H.L. en appelle aujourd’hui devant notre Cour de la décision de la Cour d’appel.
V. Analyse
51 Le pourvoi soulève deux questions principales :
1. Quelle norme de révision une cour d’appel provinciale doit‑elle appliquer à l’égard d’une question de fait, et cette norme est‑elle différente pour la Cour d’appel de la Saskatchewan?
2. La Cour d’appel de la Saskatchewan a‑t‑elle mal appliqué la norme appropriée aux conclusions de fait tirées en l’espèce par le juge de première instance?
A. La norme de révision applicable : Introduction
52 L’appréciation des faits dans le contexte d’un litige suppose une série d’opérations mentales qui peuvent être simples ou complexes, successives ou simultanées. Au Canada, elle est généralement du seul ressort des tribunaux de première instance. À moins que le législateur ne lui confère clairement le pouvoir de le faire, une cour d’appel ne « réentend » pas une affaire ni ne l’« instruit à nouveau ». Elle vérifie si la décision est exempte d’erreur.
53 Le contrôle d’erreur a été décrit de différentes façons. Ces dernières années, l’expression « erreur manifeste et dominante » trouve un écho dans toute la jurisprudence. L’application de cette norme à toutes les conclusions de fait — celles portant sur « ce qui s’est passé » — est universellement reconnue; elle n’est pas subordonnée à ce que la décision contestée du juge de première instance touche à la crédibilité, à des faits prouvés directement, à des faits « inférés » ou à l’appréciation globale de la preuve.
54 Nul n’a prétendu non plus que la norme variait selon que l’on se trouve ou non en présence de faits que Hohfeld a qualifiés, il y a longtemps, de « probatoires » ou de « constitutifs » (voir W. N. Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning and Other Legal Essays (1923), p. 32). L’on n’a pas dit non plus, en d’autres termes, que la norme variait selon que l’on avait affaire ou non à la preuve directe d’un fait en litige ou à la preuve indirecte de faits à partir desquels un fait en litige a été inféré.
55 L’expression « erreur manifeste et dominante » décrit de manière à la fois élégante et colorée la norme bien établie et généralement applicable en appel à l’égard d’une conclusion de fait tirée lors du procès. Elle ne supplante cependant pas les autres formulations de la norme applicable. Par exemple, dans l’arrêt Housen, les juges majoritaires (au par. 22) et les juges minoritaires (au par. 103) ont convenu que les inférences de fait « manifestement erronée[s] » tirées au procès pouvaient être annulées en appel. Les deux expressions consacrent le même principe : une cour d’appel modifiera les conclusions de fait du juge de première instance seulement si elle peut relever clairement l’erreur alléguée et s’il est établi que cette erreur a joué dans la décision.
56 À mon humble avis, le critère est également rempli lorsque les conclusions de fait du juge de première instance peuvent véritablement être qualifiées de « déraisonnables » ou de « non étayées par la preuve ». Dans l’arrêt R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a expliqué pourquoi, en matière de crédibilité, une cour d’appel doit faire preuve d’une déférence particulière envers un tribunal de première instance. Elle a toutefois fait observer (aux p. 131‑132) que
la cour d’appel conserve le pouvoir d’écarter un verdict fondé sur des conclusions relatives à la crédibilité dans les cas où, après avoir étudié l’ensemble de la preuve et tenu compte des avantages du juge de première instance, elle conclut que le verdict est déraisonnable.
Évidemment, en matière criminelle, le cadre législatif diffère à certains égards. Mais, en principe, il semble que les conclusions de fait déraisonnables — touchant à la crédibilité, à des faits « probatoires » prouvés directement ou inférés ou à des faits en litige — peuvent être modifiées en appel parce qu’elles sont « manifestement » ou « clairement » erronées. Il en va de même des conclusions non étayées par la preuve. Toutefois, faut‑il le répéter, l’intervention en appel ne sera justifiée que si la cour d’appel peut préciser pour quel motif ou en quoi la conclusion de fait contestée est déraisonnable ou non étayée par la preuve. Et le tribunal de révision doit évidemment être convaincu que cette conclusion a vraisemblablement joué dans la décision.
57 Pour conclure sur le sujet, voici comment le professeur Zuckerman résume les principes applicables en Angleterre :
[traduction] En principe, une cour d’appel ne doit pas modifier les conclusions de fait du tribunal inférieur pour la simple raison que le juge qui a vu et entendu les témoins est mieux placé pour apprécier la fiabilité de leur témoignage et en tirer des inférences. Une cour d’appel n’interviendra que si elle estime qu’aucun tribunal raisonnable n’aurait pu arriver à de telles conclusions, ou que le tribunal inférieur n’a pas tenu compte de facteurs cruciaux. . .
. . .
. . . Partant, si la cour d’appel n’est pas en mesure de conclure que l’inférence tirée par le tribunal inférieur à partir des faits prouvés directement était erronée, en ce sens qu’elle ne figurait pas parmi les inférences qu’un tribunal raisonnable pouvait tirer, la décision du tribunal inférieur doit être maintenue. La nature de l’appréciation de la décision du tribunal inférieur varie selon le type de jugement que celui‑ci était appelé à rendre. Mais quelle que soit la nature des questions en litige, et peu importe qu’il y ait peu ou amplement matière à désaccord, le critère demeure le même : la décision du tribunal inférieur était‑elle erronée? . . .
Une décision est erronée si elle est fondée sur une interprétation incorrecte d’une loi, sur l’application erronée d’un principe juridique ou sur une conclusion factuelle clairement erronée. [. . .] Autrement dit, tant que les conclusions du tribunal inférieur constituent une inférence raisonnable tirée des faits, la cour d’appel ne doit pas modifier la décision.
(A. A. S. Zuckerman, Civil Procedure (2003), p. 765‑768)
58 De plus, entrées en vigueur en mai 2000, les modifications apportées à la procédure applicable à l’appel civil en Angleterre ne semblent pas, au vu des décisions rendues depuis par la Cour d’appel, avoir modifié sensiblement la conception antérieure de l’appel :
[traduction] Lorsque [suivant l’ancienne procédure] la Cour d’appel entendait un appel portant sur une question de fait, elle se livrait essentiellement au contrôle des conclusions du juge de première instance [. . .] Notre rôle [sous le nouveau régime] demeure essentiellement le même — nous examinons le jugement au regard de la preuve présentée au juge et nous nous demandons, tout comme avant, s’il était erroné.
(Assicurazioni Generali SpA c. Arab Insurance Group, [2003] 1 W.L.R. 577 (C.A.), le lord juge Ward, par. 195)
Pour déterminer si le jugement porté en appel était « erroné », tant sous le nouveau régime que sous l’ancien,
[traduction] la cour d’appel ne doit pas conclure que le jugement de première instance est erroné simplement parce qu’il diffère de celui qu’elle aurait rendu. Il faut davantage qu’une réticence personnelle et moins qu’une iniquité. Situé entre les deux, le critère applicable est celui de la conclusion « clairement », « simplement », « nettement » ou « manifestement » erronée. Il faut donc se demander si la conclusion tirée de la preuve par le juge de première instance s’inscrit ou non dans le cadre, très large, à l’intérieur duquel elle peut raisonnablement faire l’objet d’un désaccord.
(Assicurazioni, le lord juge Ward, par. 197)
59 Pour les besoins du présent pourvoi, je juge inutile d’examiner en détail la manière dont la norme de révision en appel a été appliquée en Angleterre avant ou depuis les modifications entrées en vigueur en mai 2000. Je ne formulerai que deux remarques.
60 Premièrement, les extraits précités décrivent la norme anglaise en des termes parfaitement compatibles avec les motifs des juges majoritaires et ceux des juges minoritaires dans Housen.
61 Deuxièmement, quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, la jurisprudence anglaise ne permet aucunement d’interpréter les dispositions pertinentes de la Saskatchewan, actuellement ou anciennement en vigueur, comme conférant à la Cour d’appel le pouvoir de « réentendre » — quel que soit le sens donné à ce terme — une décision rendue en première instance relativement aux faits. Les Rules of the Supreme Court, 1883 d’Angleterre disposaient expressément que [traduction] « [t]out appel interjeté devant la Cour d’appel était instruit par voie de nouvelle audition. » Les dispositions législatives pertinentes de la province n’ont jamais eu un libellé équivalent ou semblable.
B. Housen c. Nikolaisen
62 Les règles régissant au Canada la modification en appel d’une conclusion de fait font l’objet d’une jurisprudence constante depuis près de trois décennies : Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802; Beaudoin‑Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2; Lensen; Geffen c. Succession Goodman, [1991] 2 R.C.S. 353; Toneguzzo‑Norvell (Tutrice à l’instance de) c. Burnaby Hospital, [1994] 1 R.C.S. 114; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377; Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254; Housen.
63 Dans Housen, comme en l’espèce, le pourvoi provenait de la Saskatchewan, et la Cour d’appel avait infirmé la décision de première instance. Le litige portait sur la conclusion du juge de première instance selon laquelle la municipalité régionale était en partie responsable du préjudice subi par le demandeur lors d’un accident automobile sur une route rurale. Notre Cour était divisée quant à la norme de révision applicable aux conclusions relatives à la négligence (question mixte de fait et de droit) et à la causalité (question de fait). En l’espèce, seule nous intéresse la norme de révision applicable à une question de fait.
64 Les neuf juges ont convenu qu’une cour d’appel ne doit jamais instruire l’affaire à nouveau. Ils ont également reconnu que la déférence s’impose à l’égard de toutes les conclusions de fait du juge de première instance, qu’elles s’appuient sur une preuve directe ou sur des inférences tirées de faits établis directement.
65 Au nom des juges majoritaires, les juges Iacobucci et Major ont affirmé, par exemple, que « l’application d’une [. . .] norme [moins exigeante] romprait avec la jurisprudence établie de notre Cour en la matière et serait contraire aux principes justifiant le respect d’une attitude empreinte de retenue à l’égard des constatations de fait » (par. 19). De même, s’exprimant au nom des juges minoritaires, le juge Bastarache a reconnu que « la norme de contrôle [était] la même et pour les conclusions de fait et pour les inférences de fait » (par. 103 (je souligne)).
66 C’est la mise en pratique de ce consensus quant au principe applicable qui a divisé notre Cour.
67 Au nom des juges majoritaires, les juges Iacobucci et Major ont conclu que toutes les conclusions de fait, qu’elles s’appuient sur une preuve directe ou circonstancielle, n’étaient susceptibles de révision que selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. À leur avis, un ensemble de raisons de principe commandaient la déférence en appel, dont la nécessité de réduire le coût de l’instance et de favoriser l’autonomie du procès, sans compter l’avantage dont bénéficie le juge de première instance du fait qu’il entend les témoignages de vive voix.
68 Le juge Bastarache n’a pas édulcoré, et encore moins abandonné, le principe de la déférence à l’égard des conclusions de fait fondées sur des inférences. À son avis, cependant, une inférence pouvait être écartée si elle n’était pas « raisonnablement [. . .] étayée par les conclusions de fait tirées par le juge de première instance » :
Bien que la norme de contrôle soit la même et pour les conclusions de fait et pour les inférences de fait, il importe néanmoins de faire une distinction analytique entre les deux. Si le tribunal de révision ne faisait que vérifier s’il y a des erreurs de fait, la décision du juge de première instance serait alors nécessairement confirmée dans tous les cas où il existe des éléments de preuve étayant les conclusions de fait de ce dernier. Selon moi, notre Cour a le droit de conclure que les inférences du juge de première instance étaient manifestement erronées, tout comme elle peut le faire à l’égard des conclusions de fait. [Je souligne; par. 103.]
69 Je le répète, il n’y a pas de différence marquée entre la norme du « manifestement erroné » et celle de l’« erreur manifeste et dominante ». Dans Housen, les juges Iacobucci et Major ont fait observer au par. 5 de leurs motifs que le Trésor de la langue française (1985), t. 11, définissait comme suit le mot « manifeste » : « . . . Qui est tout à fait évident, qui ne peut être contesté dans sa nature ou son existence. [. . .] erreur manifeste » (p. 317 (je souligne)). En outre, seule une erreur « dominante » — qui discrédite la décision rendue — pouvait mener à une infirmation.
70 Cependant, en plus de sa résonance, l’expression « erreur manifeste et dominante » contribue à faire ressortir la nécessité de pouvoir « montrer du doigt » la faille ou l’erreur fondamentale. Pour reprendre les termes employés par le juge Vancise, [traduction] « [l]a cour d’appel doit être certaine que le juge de première instance a commis une erreur et elle doit être en mesure de déterminer avec certitude l’erreur fatale » (Tanel, p. 223, motifs dissidents, mais pas sur ce point).
71 Pourtant, je l’ai signalé précédemment, je conviens avec le juge Bastarache qu’il n’y a aucune différence notable entre
le fait de conclure qu’il était « déraisonnable » ou « manifestement erroné » pour un juge de tirer une inférence des faits qu’il a constatés, et le fait de conclure que cette inférence n’était pas raisonnablement étayée par ces faits.
(Housen, par. 104)
72 Je n’oublie pas que, de l’avis des juges majoritaires dans Housen, la révision d’une inférence de fait « ne consiste pas à vérifier si l’inférence peut être raisonnablement étayée par les conclusions de fait du juge de première instance, mais plutôt si ce dernier a commis une erreur manifeste et dominante en tirant une conclusion factuelle sur la base de faits admis », ce qui, selon eux, suppose l’application d’une norme plus stricte (par. 21 (souligné dans l’original)). Ils craignaient apparemment que, en faisant une distinction analytique entre les conclusions de fait et les inférences factuelles, les juges minoritaires n’incitent les cours d’appel à soupeser à nouveau la preuve (par. 22). Ils ont ajouté :
Si aucune erreur manifeste et dominante n’est décelée en ce qui concerne les faits sur lesquels repose l’inférence du juge de première instance, ce n’est que lorsque le processus inférentiel lui‑même est manifestement erroné que la cour d’appel peut modifier la conclusion factuelle. [Souligné dans l’original; par. 23.]
73 Il ne faut pas conclure de ces passages des motifs majoritaires dans Housen que les inférences de fait tirées par le premier juge échappent à la révision même lorsqu’elles ne sont pas étayées par la preuve. Il ne faut pas non plus en déduire que leur révision en appel se limite à un examen des conclusions relatives à des faits prouvés directement sur lesquelles elles sont fondées et du raisonnement à l’issue duquel elles ont été tirées.
74 Je m’explique. Il n’est pas rare que des inférences différentes puissent raisonnablement être tirées des faits que le juge de première instance a tenus pour directement établis. L’examen en appel consiste à déterminer si les inférences du juge sont « raisonnablement étayées par la preuve ». Si elles le sont, le tribunal de révision ne peut soupeser la preuve à nouveau en substituant à l’inférence raisonnable retenue par le juge sa propre inférence tout aussi convaincante, sinon plus. Là encore, cette règle fondamentale est parfaitement compatible avec les motifs majoritaires et ceux de la minorité dans Housen.
75 En résumé, non seulement une cour d’appel peut écarter toute erreur de fait manifeste et dominante commise au procès, mais elle doit le faire. Cela vaut pour les inférences comme pour les conclusions relatives à des faits établis par preuve directe.
76 Malgré l’inquiétude compréhensible qu’ont suscité chez elles les passages précités, les cours d’appel du Canada ont bien saisi le principal message qui se dégageait de trois décennies d’arrêts de notre Cour, le dernier en date étant l’arrêt Housen. Elles ont généralement appliqué — quoique avec un enthousiasme variable — la norme de l’erreur manifeste et dominante à toutes les conclusions de fait tirées au procès.
C. L’applicabilité de l’arrêt Housen en Saskatchewan
77 On nous exhorte à conclure en l’espèce que l’appel d’une conclusion de fait n’est pas soumis à la même règle en Saskatchewan et ailleurs au Canada.
78 Dans Housen, le pourvoi visait une décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan, mais ne renvoyait ni à la Loi de 2000 ni aux lois qui l’ont précédée. Faisant fond sur cette « omission », l’on soutient aujourd’hui que notre Cour s’est méprise sur l’étendue du pouvoir de la Cour d’appel dans cette province.
79 Cette prétention repose sur trois affirmations. Premièrement, la Loi de 2000, comme les lois qui l’ont précédée, conférerait à la Cour d’appel de la Saskatchewan un pouvoir plus grand que celui accordé aux autres cours d’appel du Canada par leurs lois constitutives. Deuxièmement, la Cour d’appel de la Saskatchewan, du moins avant l’arrêt Housen, aurait toujours considéré que sa loi constitutive lui conférait un pouvoir de révision plus grand que celui défini dans cet arrêt. Enfin, en modifiant la Court of Appeal Act en 2000, la législature de la Saskatchewan aurait voulu préciser que, dans cette province, l’appel était instruit par voie de nouvelle audition.
80 Aucune de ces affirmations n’a d’assise factuelle ou juridique solide. Le libellé de l’ancienne loi et celui de la loi actuelle, l’historique législatif de chacune d’elles et leur interprétation par notre Cour et par la Cour d’appel de la Saskatchewan mènent à la même conclusion : en Saskatchewan, l’appel est instruit depuis longtemps et encore de nos jours suivant les mêmes critères, essentiellement, qu’ailleurs au Canada. Il s’agit donc d’un contrôle d’erreur, et non d’un appel instruit par voie de nouvelle audition.
D. La Loi sur la Cour d’appel de la Saskatchewan
81 Les dispositions suivantes de la Loi de 2000 établissent les pouvoirs de la Cour d’appel de la Saskatchewan :
12(1) Sur appel, la Cour peut :
a) accueillir l’appel en tout ou en partie;
b) rejeter l’appel;
c) ordonner la tenue d’un nouveau procès;
d) rendre toute décision qui aurait pu être rendue par la Cour ou le tribunal qui a prononcé la décision frappée d’appel;
e) assortir une décision de modalités et de conditions raisonnables;
f) rendre toute autre décision qu’elle estime juste.
(2) Lorsqu’elle annule des dommages‑intérêts adjugés par un jury, la Cour peut évaluer tous dommages‑intérêts que le jury aurait pu évaluer.
13 Lorsqu’un juge du procès siégeant sans jury a rendu sa décision sur une question de fait ou évalué les dommages‑intérêts, une partie peut attaquer la décision, notamment par voie de motion visant la tenue d’un nouveau procès :
. . .
b) pour les mêmes moyens, y compris pour insuffisance de preuve ou en raison des conclusions qu’en a tirées le juge, que ceux qui sont autorisés dans les cas où le procès a été tenu devant jury ou que les dommages‑intérêts ont été évalués par un jury.
14 Lorsque la décision d’un juge du procès est portée en appel ou qu’une motion est présentée à cet égard, ou lors d’une nouvelle audience, la Cour n’est pas tenue d’ordonner la tenue d’un nouveau procès ou d’accepter les conclusions que le juge du procès a tirées de la preuve. La Cour se détermine en se fondant sur sa propre appréciation de la preuve et peut tirer les inférences factuelles et rendre la décision qu’aurait dû rendre, à son avis, le juge du procès.
L’article 14 revêt une importance particulière en l’espèce. Le juge Cameron a estimé qu’il soustrayait la Cour d’appel à l’obligation d’accepter les conclusions tirées de la preuve par le juge de première instance et l’autorisait à tirer ses propres inférences de fait.
82 Il ressort de la Loi de 2000 dans son ensemble que même s’il fait mention d’une « nouvelle audience », l’art. 14 n’investit pas la Cour d’appel du pouvoir de « réentendre » une affaire. Il dit simplement que ses pouvoirs en appel peuvent être exercés lors de la nouvelle audition d’un appel. L’expression « nouvelle audience » est employée à l’art. 16, qui dispose que la Cour d’appel réentend un appel dans certaines circonstances, notamment lorsque l’exigent le décès ou la démission d’au moins deux des juges ayant entendu l’appel initial. Comme l’a expliqué en deuxième lecture le ministre de la Justice de la Saskatchewan de l’époque, la Loi de 2000 (le projet de loi 80) [traduction] « clarifie la procédure relative à la tenue d’une nouvelle audience », qui aura lieu si la nouvelle audition d’un appel s’impose pour les motifs prévus expressément (Saskatchewan Hansard, p. 1626).
83 Même si elle est rédigée de façon plus précise, la Loi de 2000 ressemble dans ses effets aux lois équivalentes des autres provinces et des territoires pour ce qui est de la question qui nous intéresse en l’espèce : le pouvoir de réviser les conclusions relatives à des faits prouvés directement et les inférences.
84 Par exemple, la Colombie‑Britannique, l’Alberta, le Manitoba, l’Ontario et l’Île‑du‑Prince‑Édouard autorisent tous expressément leurs cours d’appel à « tirer des inférences de fait » ou à « faire des déductions factuelles » : Court of Appeal Act, R.S.B.C. 1996, ch. 77, par. 9(2); Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 390/68, règle 518c); Loi sur la Cour d’appel, L.R.M. 1987, ch. C240, par. 26(2); Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, al. 134(4)a); Supreme Court Act, R.S.P.E.I. 1987, ch. 66, al. 56(4)a).
85 L’Alberta, le Manitoba, l’Île‑du‑Prince‑Édouard et l’Ontario accordent également à leurs cours d’appel respectives le pouvoir de rendre la décision que le juge de première instance « aurait dû » rendre : Alberta Rules of Court, règle 518e); Loi sur la Cour d’appel (Man.), par. 26(1); Supreme Court Act (Î.‑P.‑É.), al. 56(1)a); Loi sur les tribunaux judiciaires (Ont.), al. 134(1)a).
86 Le Québec confère à sa cour d’appel « tous les pouvoirs nécessaires » pour donner effet à sa compétence (Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T‑16, art. 10) — un pouvoir général qu’il aurait été difficile de formuler plus largement — , alors que les provinces de l’Atlantique, les Territoires du Nord‑Ouest et le Nunavut accordent à leurs cours d’appel une compétence compatible avec celle qu’elles exerçaient à une date antérieure à l’adoption de leurs lois respectives.
87 Il me paraît donc évident que le pouvoir de la Cour d’appel de la Saskatchewan de réviser les inférences de fait tirées par le juge de première instance est loin d’être exceptionnel, encore moins unique. D’autres cours d’appel provinciales ou territoriales sont expressément ou implicitement investies de pouvoirs similaires par leurs lois constitutives. La Loi de 2000 énonce simplement ces pouvoirs plus en détail, ce qui ne signifie pas que le législateur a voulu qu’ils soient exercés de manière plus expansive.
88 La Cour d’appel de la Saskatchewan est expressément autorisée à apprécier la preuve, à tirer des inférences de fait et à rendre la décision qu’aurait dû rendre le juge de première instance. Je ne crois pas que l’on puisse mettre en doute le fait que d’autres cours d’appel provinciales ont les mêmes pouvoirs. Or, l’étendue des pouvoirs accordés ne doit pas être confondue avec la manière dont il convient de les exercer. Dans Harrington c. Harrington (1981), 33 O.R. (2d) 150, s’exprimant au nom de la Cour d’appel dans un contexte différent, mais sur le même sujet, le juge Morden a dit ce qui suit :
[traduction] L’alinéa 17(2)b)(i) de la Loi sur le divorce, qui nous permet de « rendre le jugement qui aurait dû être rendu » a pour objet de prescrire le type général de décision que nous pouvons rendre quand nous accueillons l’appel, au lieu d’ordonner un nouveau procès [. . .]; il n’a pas pour but, à mon avis, d’énoncer une règle régissant les cas où nous pouvons modifier le jugement attaqué, c.‑à‑d., il n’établit pas la norme applicable pour déterminer si le jugement attaqué doit ou non être annulé. [En italique dans l’original; p. 154‑155.]
Notre Cour a expressément approuvé cet arrêt dans Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801, p. 824.
89 À défaut d’une prescription expresse contraire de la loi, une cour d’appel ne peut, ni en Saskatchewan ni ailleurs au Canada, faire fi du principe régissant l’appel d’une conclusion de fait. Elle peut effectivement tirer ses propres conclusions et inférences, mais seulement s’il est établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante ou qu’il a tiré des conclusions de fait manifestement erronées, déraisonnables ou non étayées par la preuve.
90 Comme je l’ai dit au début des présents motifs, la Loi de 2000 ne confère pas à la Cour d’appel de la Saskatchewan un pouvoir d’intervention unique à l’égard d’une question de fait ni ne prescrit l’exercice de ce pouvoir selon des modalités qui, au Canada, sont propres à la Saskatchewan.
E. L’interprétation de sa loi constitutive par la Cour d’appel de la Saskatchewan
91 Avant même que notre Cour ne se prononce sur la norme de révision en appel applicable à l’égard d’une conclusion de fait en Saskatchewan, la Cour d’appel a elle‑même appliqué la Loi de 1978, remplacée par la Loi de 2000 visée en l’espèce, d’une manière en tous points conforme aux principes issus de Lensen et Housen.
92 L’arrêt de principe dans la province est Board of Education of the Long Lake School Division No. 30 of Saskatchewan c. Schatz (1986), 49 Sask. R. 244, où la Cour d’appel a conclu que la norme de l’erreur manifeste et dominante s’appliquait aux conclusions de fait du juge de première instance. S’exprimant également au nom du juge Tallis, le juge Sherstobitoff a procédé à l’analyse complète, détaillée et définitive des décisions de la Cour d’appel relatives à son pouvoir de réviser une conclusion de fait. Voici ce qu’il a dit au sujet de l’art. 8 de la Loi de 1978, à la p. 248 :
[traduction] Si, à première vue, l’art. 8 paraît conférer non seulement le pouvoir, mais aussi l’obligation de « réentendre » une affaire ou de l’« instruire à nouveau », la simple équité et la justice la plus élémentaire requièrent d’un tribunal d’appel qu’il reconnaisse que le juge de première instance a l’immense avantage de pouvoir apprécier les témoignages et de constater les faits, par opposition à un tribunal d’appel, confiné à l’étude froide, sans nuance, du dossier de première instance, dénué de la tension, de l’émotion, du pittoresque et de l’atmosphère qui ont imprégné le procès et qui sont tous des facteurs incommensurablement importants et si utiles au juge de première instance pour arriver à ses conclusions. C’est pour ces raisons qu’un tribunal d’appel doit traiter avec une grande déférence les conclusions de fait du juge de première instance. La Cour suprême du Canada a examiné la question à de nombreuses occasions et ces principes ressortent de ses arrêts. [Je souligne.]
Citant plus particulièrement l’arrêt Stein c. Le navire « Kathy K », un énoncé classique du principe de la déférence manifestée en appel à l’égard des conclusions de fait tirées en première instance, la Cour d’appel s’est expressément conformée à la jurisprudence de notre Cour établissant les normes générales de révision en appel applicables à l’égard d’une conclusion de fait.
93 L’on ne saurait prétendre non plus, comme le juge Cameron l’a laissé entendre dans la présente affaire, que dans l’examen de son pouvoir de révision, la Cour d’appel a traditionnellement distingué la conclusion relative à un fait prouvé directement de l’inférence. Au contraire, dans l’arrêt Long Lake School Division, le juge Sherstobitoff n’a pas limité la déférence en appel aux seules conclusions relatives à la crédibilité ou à des faits prouvés directement. Il a plutôt énoncé la règle générale suivante : [traduction] « [l]orsqu’un élément de preuve étaye une conclusion de fait, la cour d’appel s’abstient de la modifier, sauf erreur manifeste ou apparente » (p. 251).
94 De même, dans Tanel, le juge en chef Bayda a énoncé comme suit le critère applicable à l’appel d’une conclusion de fait : [traduction] « premièrement, un élément de preuve étaye‑t‑il la conclusion de fait du juge de première instance; deuxièmement, y a‑t‑il absence d’erreur manifeste ou apparente? » (p. 218). Plus loin, il a fait état de la [traduction] « “tâche difficile, voire insurmontable” (lord Sumner [dans S.S. Hontestroom c. S.S. Sagaporack, [1927] A.C. 37 (H.L.)]) de tout appelant qui tente d’amener une cour d’appel à infirmer une conclusion de fait tirée par un juge de première instance » (p. 220). Dans la même affaire, le juge Vancise a bien résumé la norme de révision applicable, à la p. 223 :
[traduction] Pour qu’une cour d’appel modifie les conclusions de fait d’un juge de première instance, une erreur manifeste et dominante doit les entacher. La cour d’appel doit être certaine que le juge de première instance a commis une erreur et être en mesure de déterminer avec certitude l’erreur fatale.
95 Toujours avant l’arrêt Lensen de notre Cour, le juge Cameron a une fois de plus appliqué, au nom de la Cour d’appel, la norme de l’erreur manifeste et dominante à la conclusion du juge de première instance selon laquelle les demandeurs ne s’étaient pas fiés à la déclaration trompeuse de la défenderesse, [traduction] « la preuve lui permettant de tirer pareille conclusion » : voir Sisson c. Pak Enterprises Ltd. (1987), 64 Sask. R. 232, p. 235.
96 Dans Lensen, s’exprimant au nom de notre Cour, le juge en chef Dickson a donc fait sienne la synthèse de sa propre jurisprudence à laquelle s’était livrée la Cour d’appel dans Long Lake School Division, aux p. 683‑684 :
C’est un principe bien établi que les constatations de fait d’un juge de première instance, fondées sur la crédibilité des témoins, ne doivent pas être infirmées en appel à moins qu’il ne puisse être établi que le juge de première instance « a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits » [. . .] Certes, l’art. 8 de la Court of Appeal Act de la Saskatchewan autorise la Cour d’appel à [traduction] « faire des déductions de fait », mais cela doit être accompli en fonction des faits constatés par le juge de première instance. À moins que le juge de première instance n’ait commis quelque « erreur manifeste et dominante » à cet égard, l’art. 8 ne doit pas être interprété de manière à modifier le rôle joué traditionnellement par la Cour d’appel en ce qui concerne ces constatations.
97 En somme, loin d’avoir privilégié la nouvelle audition, la Cour d’appel de la Saskatchewan semble avoir vu dans son mandat légal le pouvoir de vérifier si la décision est exempte d’erreur, et ce, bien des décennies avant les arrêts Lensen et Housen. Elle a conclu à maintes reprises et avec constance qu’elle n’était autorisée à modifier les conclusions de fait du juge de première instance que si l’existence d’une erreur manifeste et dominante était établie.
98 Nulle décision où la Cour d’appel a revendiqué le pouvoir d’instruire l’appel par voie de nouvelle audition n’a été portée à notre attention.
F. L’effet des modifications apportées en 2000 à la loi sur la Cour d’appel
99 Le procureur général de la Saskatchewan a fait valoir que les modifications apportées à la loi sur la Cour d’appel en 2000 rendaient nécessaire le réexamen des principes régissant l’appel dans la province.
100 Avant ces modifications, nous venons de le voir, la norme de l’erreur manifeste et dominante avait été appliquée assez uniformément à l’appel d’une conclusion de fait tirée au procès. Ni la simple lecture de la Loi de 2000 ni l’historique législatif des modifications n’indiquent l’intention du législateur d’établir une nouvelle norme.
101 De plus, nous le verrons, la Cour d’appel elle‑même n’a pas jugé que la Loi de 2000, une fois adoptée, la justifiait de déroger à l’arrêt Lensen ou à sa propre jurisprudence antérieure à cet arrêt.
102 L’article 14 de la Loi de 2000, actuellement en vigueur, a remplacé l’art. 8 de la Loi de 1978. Pour les besoins de la présente analyse, les deux dispositions sont reproduites l’une à la suite de l’autre :
14 [La Cour n’est pas liée par les conclusions du juge du procès] Lorsque la décision d’un juge du procès est portée en appel ou qu’une motion est présentée à cet égard, ou lors d’une nouvelle audience, la Cour n’est pas tenue d’ordonner la tenue d’un nouveau procès ou d’accepter les conclusions que le juge du procès a tirées de la preuve. La Cour se détermine en se fondant sur sa propre appréciation de la preuve et peut tirer les inférences factuelles et rendre la décision qu’aurait dû rendre, à son avis, le juge du procès.
[traduction]
8. [La Cour n’est pas liée par les conclusions que le juge du procès a tirées de la preuve] Lorsque la décision, l’ordonnance ou la conclusion d’un juge du procès est portée en appel ou qu’une motion est présentée à son égard, ou lors de la nouvelle audition d’une affaire ou d’une demande, la Cour n’a pas à ordonner la tenue d’un nouveau procès ni à accepter les conclusions que le juge du procès a tirées de la preuve. La Cour se détermine en se fondant sur son interprétation de la preuve et elle peut tirer les inférences factuelles et rendre la décision, l’ordonnance ou la conclusion qu’aurait dû rendre, à son avis, le juge qui a instruit le procès.
103 Entré en vigueur le 1er novembre 2000, l’art. 14 est identique sur le fond à l’ancien art. 8, même si son libellé a été modernisé. Il ne renvoie plus qu’à la « décision », mais ce terme est défini dans la Loi de 2000 comme s’entendant également d’une ordonnance ou d’une conclusion. Même sous ce rapport, sa teneur correspond donc à celle de l’ancienne disposition.
104 Les deux dispositions ne peuvent par ailleurs être distinguées l’une de l’autre. L’article 14 ne fait que reformuler plus simplement l’art. 8, ce qui n’est pas étonnant au vu de l’historique législatif des modifications.
105 Lors de la deuxième lecture de la Loi de 2000, M. Axworthy a insisté sur le fait que les modifications visaient surtout à réaffirmer la compétence historique de la Cour d’appel dans une langue moderne, et à en faciliter la traduction en français :
[traduction] L’hon. M. Axworthy : — Merci, Monsieur le Président. Je prends la parole aujourd’hui pour proposer l’adoption en deuxième lecture de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel. Monsieur le Président, la Loi sur la Cour d’appel a initialement été adoptée lors de la création de la Cour en 1915, et un certain nombre de ses dispositions sont demeurées inchangées depuis. Par conséquent, Monsieur le Président, il est nécessaire d’actualiser et de clarifier certaines de ces dispositions.
La disposition actuelle sur la compétence est incompréhensible pour quiconque n’est pas un historien du droit. Le projet de loi dont la Chambre est saisie ne modifie en rien la compétence de la Cour d’appel. Il ne fait que reformuler sa compétence historique afin que la Loi puisse être comprise par ses « utilisateurs ».
L’Assemblée sera appelée à approuver la réadoption de la Loi sur la Cour d’appel en français et en anglais . . .
Monsieur le Président, la version anglaise de ce projet de loi devait être révisée à des fins de clarification avant que la traduction en français ne puisse être entreprise. En plus de supprimer toute distinction fondée sur le sexe, cette actualisation de la Loi sur la Cour d’appel améliore sensiblement la loi en la rendant plus claire et plus compréhensible, même pour mes propres collègues, Monsieur le Président.
Et enfin :
. . . le projet de loi clarifie la procédure relative à la tenue d’une nouvelle audience. Il prévoit que la cour réentend un appel si, en raison d’un décès ou d’une démission, il ne reste plus qu’un seul des juges l’ayant entendu. Aussi, lorsque le nombre de juges est réduit à un nombre pair et qu’il y a partage égal entre eux, une partie peut demander une nouvelle audience.
(Saskatchewan Hansard, p. 1625‑1626 (je souligne))
106 Bien que sa valeur probante soit restreinte, la transcription des débats parlementaires peut servir à déterminer le contexte et l’objet d’un texte législatif : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 35. Cet élément est particulièrement pertinent en l’espèce, car le procureur général de la Saskatchewan, partie intervenante au présent pourvoi, a fait valoir que l’intention du législateur, en révisant la loi sur la Cour d’appel, était de « préciser » que la Cour d’appel était mise [traduction] « en position d’instruire un appel par voie de nouvelle audition ».
107 L’interprétation de sa propre loi constitutive par la Cour d’appel de la Saskatchewan me paraît aussi digne d’intérêt. Même avant l’arrêt Housen, la Cour d’appel ne semble pas avoir vu dans la Loi de 2000 un élargissement de son pouvoir d’intervention à l’égard d’une question de fait, compte tenu de sa propre interprétation de l’ancienne loi. Dans Knight c. Huntington (2001), 14 B.L.R. (3d) 202, 2001 SKCA 68, par. 28, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, le juge Sherstobitoff a appliqué la norme de l’erreur manifeste et dominante aux conclusions sur la crédibilité et aux inférences de fait tirées par le juge de première instance :
[traduction] En l’espèce, une bonne partie des conclusions de fait du juge de première instance tenait essentiellement à l’appréciation de la crédibilité relative des témoins. Par conséquent, ses conclusions ne peuvent être modifiées que si les appelants établissent qu’une erreur manifeste et dominante a été commise. De plus, dans la mesure où ses conclusions tenaient à des inférences de fait, les appelants doivent démontrer qu’aucun élément de preuve ne permettait raisonnablement de tirer ces conclusions. [Je souligne.]
La Cour d’appel de la Saskatchewan a instruit cette affaire en mai 2001, soit environ six mois après l’entrée en vigueur de la Loi de 2000. Dans Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), R. Sullivan fait état de la [traduction] « présomption de common law voulant que les dispositions relatives à la procédure s’appliquent immédiatement et généralement aux affaires en instance et aux affaires à venir » (p. 582). Cette règle de common law a été codifiée dans la Loi d’interprétation de 1995 de la Saskatchewan, L.S. 1995, ch. I‑11,2, art. 35 (mod. L.S. 1998, ch. 47, art. 6).
108 De même, dans l’affaire Bogdanoff c. Saskatchewan Government Insurance (2001), 203 Sask. R. 161, 2001 SKCA 35, la juge Gerwing, s’exprimant de vive voix au nom de la Cour d’appel, a appliqué la norme de l’erreur manifeste et dominante à une conclusion sur la causalité tirée par le juge de première instance, et ce, plus de trois mois après l’entrée en vigueur de la Loi de 2000. Dans l’arrêt Brown c. Zaitsoff Estate (2002), 217 Sask. R. 130, 2002 SKCA 18, rendu presque un an plus tard, le juge Tallis a appliqué la même norme, toujours avec l’assentiment de ses collègues.
109 Dans aucune de ces décisions la Cour d’appel de la Saskatchewan n’a laissé entendre que la Loi de 2000 avait accru la portée de son pouvoir de réviser en appel une conclusion de fait. Elle n’a même pas fait mention de cette loi.
G. La norme de révision applicable : Conclusion
110 En toute déférence, je ne trouve pas convaincants les arguments avancés à l’appui de la thèse selon laquelle, en Saskatchewan, les règles régissant l’appel diffèrent de celles énoncées dans Housen. Je crois plutôt, pour les motifs exposés, que la norme de révision applicable aux inférences de fait, en Saskatchewan comme ailleurs au Canada, est celle de l’erreur manifeste et dominante et ses équivalents fonctionnels — « manifestement erroné », « déraisonnable » et « non étayé par la preuve ».
H. L’application de la norme de révision
111 La Cour d’appel a infirmé la décision de première instance au regard de six points qui sont en litige dans le présent pourvoi : (1) la compétence des experts, (2) la causalité, (3) la limitation du préjudice, (4) l’incarcération, (5) les prestations parallèles et (6) la perte de revenus ultérieure. À mon humble avis, elle a eu tort de modifier les conclusions du juge de première instance quant aux trois premiers. Je conviens cependant que ce dernier a eu tort d’accorder des dommages‑intérêts pour la perte de revenus pendant l’incarcération, de ne pas déduire les prestations d’aide sociale de l’indemnité accordée pour la perte de revenus antérieure et d’accorder des dommages‑intérêts pour la perte de revenus ultérieure.
(1) La preuve d’expert
112 Le juge de première instance a fondé sur les témoignages entendus, dont ceux des experts des parties, sa conclusion que les abus sexuels de M. Starr avaient causé l’alcoolisme de H.L. Selon moi, la Cour d’appel a eu tort de substituer sa propre appréciation de ces éléments de preuve à celle du juge de première instance et de modifier la conclusion que ce dernier en avait tirée.
113 Le juge Cameron a conclu que [traduction] « les deux témoins [experts] avaient pu en quelque sorte s’écarter du sujet et exprimer leur opinion sur toutes sortes de questions qui ne relevaient pas de leur compétence » (par. 255). Plus particulièrement, il a estimé que les experts n’auraient pas dû être admis à se prononcer sur la cause de l’alcoolisme de H.L. (par. 256). Il a ensuite conclu que, en l’absence d’une preuve d’expert à l’appui, rien ne permettait d’inférer que les abus commis par M. Starr avaient causé l’alcoolisme de H.L. et le préjudice qui en avait résulté (par. 258).
114 Je ne puis être d’accord. Les deux experts ont témoigné que les abus sexuels dont H.L. avait été victime étaient à l’origine de son alcoolisme. Tous deux étaient qualifiés pour se prononcer sur les effets psychologiques à long terme de ces abus. Tous deux avaient une vaste expérience clinique et professionnelle dans le domaine; ils avaient soumis H.L. à des tests et l’avaient interrogé longuement. Considérer ces témoignages comme une preuve relative à l’étiologie de l’alcoolisme en général fait abstraction de leur véritable teneur et de leur portée réelle : au lieu de les apprécier en fonction de leur pertinence, de leur objet et de leur importance comme une preuve des effets du comportement répréhensible de M. Starr à l’endroit de H.L., le juge Cameron y voit à tort une preuve relative aux causes de l’alcoolisme en général.
115 Les deux experts étaient psychologues et avaient une connaissance approfondie de l’abus sexuel et une vaste expérience en la matière. Ils avaient la compétence voulue pour se prononcer sur les effets de l’abus sexuel, dont la consommation excessive de substances intoxicantes. Tous deux ont vu un lien de causalité entre les actes de M. Starr et la consommation excessive de substances intoxicantes par H.L.; seule les a opposés l’importance de ce lien dans les circonstances de l’espèce.
116 De plus, la divergence d’opinion ne portait aucunement sur la responsabilité de M. Starr ou de l’État pour le préjudice que H.L. avait subi selon le juge de première instance : le Dr Arnold a affirmé que les antécédents familiaux de H.L. l’avaient rendu plus vulnérable à l’alcoolisme, mais il a néanmoins considéré l’abus comme l’« événement déclencheur » sans lequel la vulnérabilité préexistante de H.L. aurait pu ne lui être aucunement préjudiciable. À son avis, nul ne pouvait dire ce qu’il serait advenu de H.L. s’il n’avait pas été victime d’abus de la part de M. Starr parce que, justement, il l’avait été.
117 En toute déférence, il n’est ni exact ni utile de dire que le juge de première instance a laissé les experts « s’écarter du sujet ». Au contraire, il les a rappelés à l’ordre à la suite d’objections justifiées, notamment au sujet de la « capacité de gain » de H.L.
118 Les deux experts ont donc conclu, en interrogatoire principal, à l’existence d’un lien de causalité entre les abus sexuels subis par H.L. et sa consommation excessive de substances intoxicantes. La thèse contraire défendue devant notre Cour est donc inacceptable. L’intimé cherche en effet à récuser le témoignage qu’il a lui‑même présenté en première instance, alléguant que son témoin, le Dr Arnold, n’était pas qualifié pour répondre aux questions qu’il lui a lui‑même posées sans que l’avocat de la partie adverse ne formule d’objection.
119 Les réponses du Dr Arnold ont certes nui à la thèse défendue par l’intimé, mais il est maintenant trop tard pour prétendre que le témoin n’était pas qualifié pour se prononcer sur l’existence d’un lien entre les abus sexuels et les problèmes subséquents de H.L., ce sur quoi l’avocat qui l’avait appelé à la barre l’a délibérément interrogé.
120 J’accueillerais donc ce volet du pourvoi, le juge de première instance n’ayant commis aucune erreur en tenant les témoins pour compétents, en tirant des conclusions sur leur crédibilité relative ou en se fondant sur leurs avis d’experts.
(2) La causalité
121 En toute déférence, la Cour d’appel a eu tort d’écarter les conclusions du juge de première instance sur le lien de causalité.
122 Conclure à l’existence d’un lien de causalité est une inférence factuelle : Housen, par. 70 et 75 (motifs majoritaires), par. 111 et 159 (motifs minoritaires).
123 Dans Athey, notre Cour a exposé le critère applicable en la matière, aux par. 13-19 :
La causalité est établie si le demandeur prouve, selon la norme applicable en matière civile, c’est‑à‑dire suivant la prépondérance des probabilités, que le défendeur a causé le préjudice ou y a contribué : Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; McGhee c. National Coal Board, [1972] 3 All E.R. 1008 (H.L.).
Le critère général, quoique non décisif, en matière de causalité est celui du « facteur déterminant » (« but for test »), selon lequel le demandeur est tenu de prouver que le préjudice ne serait pas survenu sans la négligence du défendeur : Horsley c. MacLaren, [1972] R.C.S. 441.
Comme le critère du facteur déterminant n’est pas applicable dans certaines circonstances, les tribunaux ont reconnu que la causalité était établie si la négligence du défendeur avait « contribué de façon appréciable » au préjudice.
. . .
En droit, la responsabilité du défendeur n’est pas écartée du seul fait que d’autres facteurs qui ne lui sont pas imputables ont contribué au préjudice [. . .] Il suffit que la négligence du défendeur ait été une cause du préjudice. . . [Souligné dans l’original.]
124 Dans la présente affaire, la question en litige au chapitre de la causalité est la suivante : les abus sexuels ont‑ils eu pour effet de diminuer le revenu d’emploi de H.L. pendant la première période et la seconde? Le juge de première instance a répondu par l’affirmative (par. 65). Il a tiré cette inférence des avis des deux experts selon lesquels les abus sexuels étaient à l’origine de l’alcoolisme de H.L. et avaient causé une perte d’estime de soi et de confiance en soi qui, elle, avait influé sur l’aptitude au travail ou sur la « morale du travail », ainsi que du témoignage de H.L. lui‑même.
125 Le juge de première instance a fondé son évaluation du préjudice sur la conclusion que les abus sexuels étaient à l’origine des difficultés émotionnelles et de l’alcoolisme de H.L. qui, eux, avaient empêché l’appelant d’obtenir et de conserver un emploi à temps plein. Il faut donc se demander, en fin de compte, s’il s’agissait d’une inférence raisonnable compte tenu des faits constatés par le juge de première instance.
126 Les experts ont donné leur avis sur (1) le lien entre les abus sexuels, d’une part, et les difficultés émotionnelles et l’alcoolisme de H.L., d’autre part, ainsi que sur (2) le lien entre le manque d’estime de soi et de confiance en soi de H.L. et son aptitude réduite au travail. L’opinion d’un expert n’était pas nécessaire pour établir un lien entre l’alcoolisme de H.L. et sa capacité réduite de conserver un emploi rémunérateur. Ce lien a été établi par le témoignage de H.L. même s’il pouvait paraître évident à bon nombre de personnes.
127 Suivant la première inférence tirée par le juge de première instance, les abus sexuels avaient causé les difficultés émotionnelles et l’alcoolisme de H.L. Les deux experts ont témoigné que la victime d’abus sexuel a une image négative d’elle‑même et manque de confiance en elle. Rappelons que H.L. a dit s’être senti humilié et honteux et avoir eu du mal à se concentrer par suite des agressions, ce qui l’avait amené à quitter l’école précocement.
128 Les deux experts ont également opiné que les abus sexuels avaient déclenché la consommation excessive d’alcool et la dépendance à cette substance intoxicante. Comme je l’ai déjà laissé entendre, sur la foi du témoignage de l’un ou l’autre des experts, le critère de l’arrêt Athey était respecté.
129 Suivant la deuxième inférence du juge de première instance, les difficultés émotionnelles de H.L. et sa consommation excessive d’alcool avaient réduit son aptitude au travail. Contre‑interrogé à ce sujet par l’avocat de H.L., l’expert du procureur général du Canada, le Dr Arnold, a témoigné que l’abus sexuel nuisait à la « morale du travail » de la victime :
[traduction]
Q: Estimez‑vous probable que [l’abus sexuel par une personne associé au système scolaire] nuise à la morale du travail [de la victime]?
R: La morale du travail, comme dans — peut‑être pour la définir, je pense que vous parlez de sa capacité à conserver un emploi et à se présenter régulièrement au travail, et ce genre de chose?
Q: Oui.
R: Oui, et je me reporte à la suite des événements dont je viens de parler. Un événement se produit, puis — désolé, un événement — il vaut mieux préciser — un abus, il y a l’alcool et, oui, effectivement, la suite des événements aboutirait logiquement à cela et —
Ce témoignage n’a suscité aucune objection.
130 En interrogatoire principal, l’avocat de H.L. a demandé à M. Stewart si l’estime de soi et la confiance en soi avaient une incidence sur l’aptitude au travail. Sa réponse a été : [traduction] « bien sûr que oui ». Malgré l’objection formulée par l’avocat du procureur général du Canada, ce témoignage a été admis en preuve au motif qu’il relevait du domaine d’expertise de M. Stewart (et du Dr Arnold).
131 L’objection soulevée auparavant par le procureur général du Canada à l’égard des questions posées à M. Stewart en interrogatoire principal au sujet de la capacité de gain de H.L. avait été maintenue au motif que le témoin n’était pas un expert du domaine de l’emploi. Sans approuver cette conclusion, je me contente de faire remarquer que les deux experts ont pu exprimer leur opinion quant à savoir si les problèmes émotionnels causés par les actes de M. Starr avaient nui à la capacité de H.L. de trouver et de conserver un emploi, et non s’ils avaient réduit sa capacité de gain lorsqu’il obtenait un emploi.
132 De plus, je le répète, la preuve étayait la conclusion du juge de première instance que l’alcoolisme de H.L. avait nui à sa capacité de gain. L’appelant a lui‑même témoigné que son problème d’alcool l’empêchait de conserver un emploi plus de cinq ou six mois et que sa faible scolarité, son casier judiciaire et son alcoolisme rebutaient les employeurs. Ce témoignage relevait évidemment de l’expérience personnelle de H.L., et le juge de première instance pouvait à bon droit lui accorder l’importance voulue.
133 Le dossier renfermait suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la conclusion que les abus sexuels étaient à l’origine des problèmes émotionnels et de l’alcoolisme de H.L., lesquels avaient nui à ses efforts pour garder un emploi. Un juge des faits raisonnable pouvait, en se fondant sur ces éléments de preuve, tirer une inférence de causalité. Le juge de première instance n’a donc pas commis d’erreur susceptible de révision en accordant des dommages‑intérêts pour la perte de revenus antérieure, et la Cour d’appel a eu tort d’annuler cet octroi.
(3) La perte de revenus antérieure : Limitation du préjudice
134 Il incombe au défendeur de prouver que le demandeur a omis de limiter le préjudice : Janiak c. Ippolito, [1985] 1 R.C.S. 146, p. 163. Dans la présente affaire, le juge de première instance a conclu que le procureur général du Canada n’avait présenté aucune preuve à cet égard. La Cour d’appel a opiné que l’omission de H.L. de parfaire son éducation et sa formation et de participer à un programme de réadaptation établissait l’absence de limitation du préjudice (par. 232).
135 H.L. a témoigné qu’il n’avait pas élevé son niveau d’instruction à cause de son peu de mémoire et qu’il avait abandonné un cours de mécanique automobile après deux mois. Cela concorde avec la conclusion du juge de première instance que l’alcoolisme, l’image négative de soi et le manque de confiance avaient empêché H.L. d’apprendre un métier, de trouver un emploi et de le garder. On ne saurait y voir une omission de limiter le préjudice. Même si le dossier ne révèle essentiellement rien au sujet de ses efforts de réadaptation, le témoignage de H.L. au procès permettait de conclure qu’il avait tenté à tout le moins de mettre fin à sa consommation d’alcool.
136 La preuve s’étant révélée au mieux équivoque concernant la limitation du préjudice, le procureur général du Canada ne s’est pas acquitté de son fardeau de preuve. La Cour d’appel a donc eu tort d’écarter la conclusion qu’en avait tirée le juge de première instance.
(4) La perte de revenus antérieure : Incarcération
137 Dans son calcul de la perte de revenus antérieure, le juge de première instance n’a pas retranché de la période considérée le temps où H.L. avait été incarcéré. La Cour d’appel a eu tout à fait raison, à mon avis, d’intervenir à cet égard. Comme l’a fait remarquer le juge Cameron, indemniser une personne de la perte de revenus résultant d’un comportement criminel va à l’encontre de l’objet même de notre système de justice pénale (par. 240‑241). Une telle indemnisation, lorsqu’elle peut être accordée, doit se fonder sur des motifs exceptionnels pressants et s’appuyer sur une preuve de causalité claire et convaincante.
138 Le juge de première instance a inféré que la consommation excessive d’alcool, imputable aux abus sexuels, [traduction] « avait amené » H.L. à commettre « de nombreuses infractions liées à l’alcool et au vol » (par. 29). Comme je l’ai déjà dit, l’inférence que les abus sexuels ont causé l’alcoolisme de H.L. est étayée par la preuve. C’est le lien entre l’alcoolisme de H.L. et la perte de revenus due à son incarcération qui m’intéresse en l’occurrence. Le juge de première instance n’avait pas à décider si H.L. avait commis certains crimes en état d’ébriété, mais bien si l’incarcération subséquente avait été causée par sa dépendance à l’alcool.
139 Lors de son interrogatoire principal par l’avocat de H.L., M. Stewart a témoigné qu’il y avait un lien entre l’abus sexuel et le comportement criminel, c’est‑à‑dire [traduction] « qu’un certain nombre de personnes — en fait, un grand nombre de personnes, je n’ai pas les chiffres exacts, qui ont été victimes d’agressions physiques ou sexuelles dans leur enfance, une grande proportion de ces personnes deviennent elles‑mêmes des agresseurs lorsqu’elles atteignent l’âge adulte ».
140 En contre‑interrogatoire, M. Stewart a expliqué qu’il avait voulu parler de la probabilité qu’un enfant victime d’agression sexuelle devienne agresseur à l’âge adulte. Aucune des périodes d’incarcération de H.L. ne faisait suite à une accusation d’agression sexuelle.
141 La preuve d’expert ne révélait aucun lien plus général entre l’abus sexuel et la criminalité. Les éléments présentés au juge de première instance ne lui permettaient pas non plus de conclure qu’une personne alcoolique était plus encline à la criminalité.
142 Quoi qu’il en soit, le lien de causalité entre les abus sexuels et la perte de revenus pendant l’incarcération a été rompu par le comportement criminel de H.L. Durant les périodes en cause, l’absence d’emploi rémunérateur était due à l’emprisonnement, et non à l’alcoolisme, et cet emprisonnement résultait du comportement criminel de H.L., et non des actes de M. Starr ni de l’alcoolisme de H.L. qui avait découlé de ces actes selon la preuve.
143 Par conséquent, quel que soit le point de vue adopté, la conclusion du juge de première instance que les abus sexuels ont causé la perte de revenus due à l’incarcération n’est ni conforme aux principes judiciaires ni étayée par la preuve.
144 Je rejetterais donc ce volet du pourvoi.
(5) La perte de revenus antérieure : Aide sociale
145 Encore une fois, j’estime que la Cour d’appel a eu raison de conclure que le juge de première instance avait commis une erreur en ne déduisant pas des dommages‑intérêts accordés pour la perte de revenus antérieure les prestations d’aide sociale touchées par H.L. pendant la période considérée.
146 Le juge Klebuc a conclu que, pendant la première période, H.L. [traduction] « avait généralement compté sur l’aide sociale pour subvenir à ses besoins »; il l’a indemnisé pour la perte de revenus sans déduire de la somme accordée le montant de ces prestations ou de toute autre aide obtenue (par. 64). En ce qui concerne la seconde période, il a déduit de l’indemnité accordée à ce chapitre le revenu gagné par H.L.
147 Récemment, dans M.B. c. Colombie‑Britannique, [2003] 2 R.C.S. 477, 2003 CSC 53, notre Cour a eu l’occasion d’examiner la question de savoir si les prestations d’aide sociale devaient être déduites de dommages‑intérêts accordés pour la perte de revenus. La juge en chef McLachlin a fait sienne « la proposition sensée selon laquelle les prestations d’aide sociale constituent une forme de remplacement du revenu » et sont déductibles en common law pour qu’il n’y ait pas double indemnisation (par. 28).
148 Cet arrêt n’avait pas encore été rendu lorsque le juge Klebuc s’est prononcé en première instance. Compréhensible, mais néanmoins fautive, l’omission de déduire les prestations d’aide sociale constitue une erreur de principe dissociable : voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, et Housen.
149 Malheureusement, le montant de l’aide sociale touchée par H.L. au cours de la première période et de la seconde ne figure pas au dossier. Faute d’entente entre les parties, il appartiendra donc au tribunal de première instance d’examiner la preuve et de déterminer ce montant.
(6) La perte de revenus ultérieure
150 Enfin, le juge de première instance a accordé à H.L. des dommages‑intérêts de 179 190 $ pour la perte de revenus ultérieure. La Cour d’appel a annulé sa décision sur le fondement d’erreurs qualifiées de factuelles. En toute déférence, je ne partage pas cet avis concernant l’existence d’erreurs factuelles, mais je conviens que ce volet de la décision n’était pas étayé par la preuve, contrairement à l’indemnité accordée pour la perte de revenus antérieure appuyée, elle, par le témoignage de H.L. et des experts des deux parties.
151 En évaluant le préjudice subi à ce chapitre, le juge de première instance a reconnu expressément que les parties n’avaient présenté aucun élément de preuve concernant la capacité de gain ultérieure de H.L. (par. 70).
152 Le fait qu’une personne a connu des problèmes émotionnels et de toxicomanie qui ont nui à sa capacité de gain ne permet pas à lui seul de conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’il en sera toujours ainsi. Tenir pour acquis, sans autre élément de preuve, que H.L. continuera de souffrir de toxicomanie et de difficultés émotionnelles, qu’il ne parfera pas son éducation ni ne surmontera son alcoolisme, et que sa capacité de gain demeurera réduite, lui rendrait inutilement et injustement un bien mauvais service, surtout à la lumière de son témoignage selon lequel, au moment du procès, il avait déjà pris des mesures pour venir à bout de sa dépendance à l’alcool.
VI. Dispositif
153 Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir en partie le pourvoi, avec dépens.
154 Je confirmerais donc les dommages‑intérêts pécuniaires accordés par le juge de première instance pour la perte de revenus antérieure, mais j’ordonnerais leur réduction pour tenir compte du temps que l’appelant a passé en prison et des prestations d’aide sociale qu’il a touchées au cours de la période considérée. À défaut d’une entente entre les parties, les montants en cause devront être fixés sur demande présentée au tribunal de première instance par l’une ou l’autre des parties.
155 Enfin, je rejetterais le pourvoi en ce qui concerne les dommages‑intérêts accordés par le juge de première instance pour la perte de revenus ultérieure.
Version française des motifs des juges Bastarache, LeBel et Deschamps rendus par
Le juge Bastarache (dissident en partie) —
I. Vue d’ensemble
156 L’appel est une création de la loi; le choix de politique législative, et non judiciaire, doit donc primer. En outre, étant donné que l’appel civil a ses assises dans les lois provinciales et que celles‑ci peuvent varier d’une province à l’autre, le droit d’appel et le pouvoir de la cour d’appel de donner suite à l’exercice de ce droit ne seront pas nécessairement les mêmes dans tout le pays.
157 Parmi toutes les lois régissant les pouvoirs des cours d’appel au Canada, la Loi de 2000 sur la Cour d’appel de la Saskatchewan, L.S. 2000, ch. C‑42,1, est la seule à soustraire la Cour d’appel à l’obligation d’accepter les conclusions que le juge de première instance a tirées de la preuve et à lui enjoindre de se déterminer en se fondant sur sa propre appréciation de la preuve. Cela doit « signifier quelque chose ». À mon avis, cela signifie que, en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, et non de contrôle d’erreur (« review for error »).
158 Dans le présent pourvoi, nous nous intéressons particulièrement aux conditions auxquelles, dans le contexte d’un appel par voie de nouvelle audition, la Cour d’appel infirmera une inférence factuelle du juge de première instance. Je soutiens qu’elle le fera si l’inférence n’est pas raisonnable. Bien que l’on puisse donc affirmer que la norme de contrôle qui s’applique aux inférences factuelles en Saskatchewan est celle de la raisonnabilité, comme je l’explique plus en détail dans les présents motifs, il est incongru d’employer l’expression « norme de contrôle », car en Saskatchewan, la Cour d’appel n’a pas à s’en tenir au « contrôle » de la décision du tribunal inférieur, mais doit plutôt se livrer à sa propre appréciation de la preuve. Néanmoins, pour les besoins de mon analyse dans ce contexte et par souci de clarté, je consens à l’emploi de la terminologie des « normes de contrôle » et conviens que la norme applicable à l’inférence factuelle est bien celle de la raisonnabilité.
159 Vu les faits de l’espèce, j’estime que la Cour d’appel n’a pas mal appliqué cette norme en annulant les dommages‑intérêts pécuniaires accordés par le juge de première instance. Au contraire, elle a eu raison de le faire, car les inférences factuelles qui sous‑tendaient leur octroi étaient déraisonnables parce que non étayées par la preuve. Comme nous le verrons, même au regard de la norme plus stricte établie dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33, appliquée en l’espèce, je serais quand même d’avis de confirmer la décision de la Cour d’appel.
II. Faits
160 Constatés par le juge de première instance, les faits suivants ne sont pas contestés.
161 Indien inscrit au sens de la Loi sur les Indiens, S.C. 1951, ch. 29, H.L. est membre de la Première nation de Gordon. Il était âgé de six mois lorsque son père est décédé et que sa mère a dû s’occuper seule de dix enfants dont il était le cadet. Sa mère s’est par la suite engagée avec S.W. dans une relation marquée d’abus physiques fréquents à son endroit et de consommation excessive d’alcool par eux deux. Les douze premières années de la vie de H.L. ont été ponctuées de fréquents allers‑retours de la famille entre la réserve de la Première nation de Gordon et celle de la Première nation de Moscowegan, dont S.W. était membre. Décidés par la mère de H.L., ces déplacements faisaient souvent suite à des actes de violence de la part de S.W.
162 Lorsqu’il habitait la réserve de la Première nation de Gordon, H.L. allait à l’école publique de Punnichy. Il n’a jamais fréquenté l’école de jour de Gordon ni habité la résidence d’élèves de Gordon (l’ancien pensionnat indien). Cependant, en 1974 ou en 1975, il s’est inscrit à un club de boxe de la réserve dont le fonctionnement était assuré par le ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada, et la gestion par William Starr. Ce dernier était également l’administrateur de la résidence d’élèves. C’est à l’occasion de la participation de H.L. aux activités du club que M. Starr l’a agressé sexuellement en le soumettant à deux actes de masturbation.
163 H.L. a intenté contre M. Starr et le gouvernement du Canada une action en indemnisation du préjudice subi par suite des abus sexuels.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan
164 En première instance, le juge Klebuc a conclu que le préjudice allégué par H.L. était attribuable aux agressions commises par M. Starr. Plus précisément, il a affirmé :
[traduction] Il ne fait aucun doute que [H.]L. a ressenti une grande humiliation, s’en est pris à lui‑même et a perdu son estime de soi par suite des abus sexuels commis par M. Starr, et ces difficultés émotionnelles l’ont amené à se désintéresser de ses études, en partie à cause de son incapacité à se concentrer. Dès après la deuxième agression, il s’est mis à consommer de l’alcool de façon abusive, ce qui l’a amené à commettre de nombreuses infractions liées à l’alcool et au vol. Entre 1978 et 2000, par exemple, il a été reconnu coupable de conduite sans permis et de conduite avec facultés affaiblies. Ces ennuis, ainsi que sa difficulté à « établir des liens affectifs » avec une femme, sont attribuables, selon moi, aux abus sexuels. Dans la mesure où sa famille dysfonctionnelle ou le comportement répréhensible de [S.]W. peuvent être considérés comme une cause du préjudice, j’estime que les actes de M. Starr ont été un événement si extraordinaire qu’ils constituent un novus actus interveniens rompant tout lien de causalité entre cette cause et le préjudice ultime de [H.]L.
(H.L. c. Canada (Attorney General) (2001), 208 Sask. R. 183, 2001 SKQB 233, par. 29)
Estimant remplies les conditions auxquelles une personne peut être tenue responsable du fait d’autrui au Canada, le juge Klebuc a donc donné gain de cause à l’appelant contre M. Starr et le gouvernement du Canada.
165 Pour ce qui est de l’indemnité, le juge de première instance a conclu que H.L. avait droit à des dommages‑intérêts non pécuniaires de 60 000 $ pour la détresse émotionnelle dont il avait souffert, et dont il continuerait de souffrir, à cause des abus sexuels, ainsi qu’à des dommages‑intérêts majorés de 20 000 $ pour l’humiliation et l’indignation causées par ces actes. Le juge Klebuc a également conclu que H.L. aurait été désireux et en mesure de travailler n’eût été ses difficultés émotionnelles et ses problèmes liés à l’alcool depuis les abus sexuels. Il a donc accordé à l’appelant 117 337,09 $ pour la perte de capacité de gain antérieure et de 179 190 $ pour la perte de capacité de gain ultérieure. Ce dernier octroi reposait uniquement sur la preuve relative à la capacité de gain antérieure de H.L. Enfin, il a condamné M. Starr à des dommages‑intérêts punitifs de 20 000 $.
166 Dans des motifs complémentaires, le juge Klebuc a statué que H.L. pouvait exiger de chacun des défendeurs de l’intérêt avant jugement à compter de la signification de sa déclaration : voir H.L. c. Canada (Attorney General) (2001), 210 Sask. R. 114, 2001 SKQB 233.
B. Cour d’appel de la Saskatchewan
167 Le procureur général du Canada a interjeté appel devant la Cour d’appel au motif que le juge de première instance avait eu tort de conclure à la responsabilité du gouvernement du Canada pour les actes de M. Starr. Il a également présenté les arguments subsidiaires suivants : (i) les dommages‑intérêts accordés pour la détresse émotionnelle étaient exorbitants; (ii) l’indemnisation des pertes de capacité de gain antérieure et ultérieure était sans fondement; (iii) l’octroi de l’intérêt avant jugement était contraire à la loi. Contestant l’évaluation du préjudice par le juge de première instance et alléguant que, avec l’intérêt avant jugement, il avait droit à des dommages‑intérêts de 527 000 $, H.L. a formé un pourvoi incident.
168 Dans ses motifs rendus au nom de la Cour d’appel, après un examen des dispositions applicables aux appels et à leur règlement dans la province de la Saskatchewan, le juge Cameron est arrivé à la conclusion suivante :
[traduction] Lorsque la décision d’un juge de la Cour du Banc de la Reine siégeant sans jury est portée en appel sur le fondement de l’al. 7(2)a) et de l’art. 13 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, la Cour d’appel doit, suivant l’art. 14 de cette loi, réentendre l’affaire en fonction des motifs d’appel et se former sa propre opinion en tenant compte du jugement porté en appel et en lui accordant une importance particulière lorsque la crédibilité d’un témoin est en cause, tout en jouissant de l’entière liberté de tirer ses propres inférences des faits prouvés ou reconnus, et rendre une décision en conséquence . . .
(H.L. c. Canada (Attorney General) (2002), 227 Sask. R. 165, 2002 SKCA 131, par. 77) (« H.L. (C.A.) »)
En tirant cette conclusion, le juge Cameron était conscient du fossé qui se creusait entre les paramètres découlant des normes générales de révision en appel et ceux prévus par la Loi de 2000 sur la Cour d’appel pour le règlement d’un appel. Il a néanmoins opiné que même si, dans les autres provinces, il peut donner lieu à un contrôle d’erreur, en Saskatchewan, le règlement d’un appel s’effectue encore et toujours par voie de nouvelle audition.
169 Le juge Cameron a ensuite examiné les motifs d’appel invoqués par les parties. Il a rejeté l’appel du procureur général du Canada visant la conclusion du juge de première instance selon laquelle le gouvernement du Canada était responsable des actes de M. Starr et H.L. avait droit à des dommages‑intérêts non pécuniaires de 80 000 $. Il a cependant accueilli l’appel quant aux dommages‑intérêts pécuniaires accordés pour les pertes de capacité de gain antérieure et ultérieure, et à l’intérêt avant jugement. En ce qui concerne les dommages‑intérêts pécuniaires, le juge Cameron, se fondant sur sa propre appréciation de la preuve, a conclu que leur montant ne s’appuyait sur aucun élément de preuve. Outre cette erreur fondamentale, il a estimé que le juge de première instance avait commis quatre erreurs dans le calcul de la somme accordée : (i) il n’avait pas pris en considération l’obligation du demandeur de limiter le préjudice; (ii) il avait conclu, de manière déraisonnable, que la vulnérabilité du demandeur n’était pas déjà active, de sorte qu’il avait accordé trop d’importance aux actes répréhensibles de M. Starr en établissant les dommages‑intérêts pécuniaires; (iii) il n’avait pas retranché de la période considérée le temps que H.L. avait passé en prison; (iv) il n’avait pas tenu compte des prestations d’aide sociale touchées par H.L. pendant cette période.
170 Quant à l’appel incident de H.L., le juge Cameron l’a rejeté sauf en ce qui concerne les soins futurs, pour lesquels il lui a accordé 6 500 $ à titre de dommages‑intérêts.
171 Sur le fondement de l’art. 37 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, H.L. a demandé à la Cour d’appel l’autorisation de se pourvoir devant notre Cour relativement aux questions suivantes :
(1) Quelle norme de révision la cour d’appel d’une province doit‑elle appliquer, et cette norme est‑elle différente pour la Cour d’appel de la Saskatchewan?
(2) La Cour d’appel de la Saskatchewan a‑t‑elle mal appliqué cette norme à l’égard :
a) des témoins experts;
b) des dommages‑intérêts pécuniaires?
172 Dans ses motifs afférents à la demande d’autorisation, le juge en chef Bayda a fait observer que l’étendue des pouvoirs de la Cour d’appel était alors incertaine et que la question devait être résolue : (2003), 238 Sask. R. 167, 2003 SKCA 78. Il a donc accueilli la demande d’autorisation de pourvoi de H.L. pour les motifs indiqués. Il a également autorisé le procureur général du Canada à former un pourvoi incident au motif que la Cour d’appel aurait eu tort de conclure à la responsabilité du gouvernement du Canada pour les actes de M. Starr; abandonné, l’appel incident n’a toutefois pas été plaidé devant nous.
IV. Analyse
A. La nature de la révision en appel et la norme de révision en appel applicable à l’égard d’une question de fait en Saskatchewan
(1) Introduction
173 Avant d’entreprendre l’analyse de la norme de révision en appel applicable à l’égard d’une question de fait en Saskatchewan, quelques éclaircissements s’imposent pour dissiper la confusion que semble malheureusement créer l’expression « appel par voie de nouvelle audition ».
174 Étant donné que l’expression « nouvelle audition » ou « nouvelle audience » (« rehearing ») peut être employée dans plusieurs sens différents, afin d’éviter toute confusion, des précisions s’imposent sur les trois procédures d’appel : (1) le contrôle d’erreur; (2) la nouvelle audition; (3) la nouvelle audition consistant à instruire l’affaire à nouveau ou, à l’occasion, à reprendre l’appel, également appelée audition de novo : voir A. A. S. Zuckerman, Civil Procedure (2003), p. 761‑762. Dans le cadre d’un appel par voie de contrôle, la cour d’appel doit s’en tenir à l’examen de la décision du tribunal inférieur et ne peut intervenir qu’à certaines conditions, selon la norme de contrôle applicable au type de question dont elle est saisie (question de fait, de droit ou mixte de fait et de droit) : Zuckerman, p. 762. Au Canada, l’appel est généralement instruit par voie de contrôle : voir p. ex. l’arrêt Housen.
175 Par contre, lorsqu’elle procède par voie de nouvelle audition, la cour d’appel n’est pas confinée à l’examen de la décision du tribunal inférieur, mais doit se former sa propre opinion sur les questions en litige : Zuckerman, p. 769. En l’espèce, la Cour d’appel de la Saskatchewan a statué que telle était la procédure d’appel applicable à une affaire civile instruite par un juge seul dans cette province. Dans ses motifs, la Cour d’appel a distingué l’appel par voie de nouvelle audition de l’appel par voie de contrôle d’erreur :
[traduction] La nouvelle audition vise la décision au fond. Le contrôle d’erreur vise la procédure à l’issue de laquelle la décision est rendue.
(H.L. (C.A.), par. 86)
176 Enfin, l’appel par voie de nouvelle audition doit être distingué d’avec l’appel par voie d’audition de novo. Comme l’a récemment indiqué la Haute Cour d’Australie, l’appel par voie de nouvelle audition ne suppose pas que l’on réentende l’ensemble de la preuve : voir Fox c. Percy (2003), 214 C.L.R. 118, [2003] HCA 22, par. 22. En fait, la cour d’appel [traduction] « se fonde sur le dossier et sur tout nouvel élément qu’il lui arrive, exceptionnellement, d’admettre en preuve ».
177 Il est particulièrement important de ne pas confondre l’appel par voie de nouvelle audition avec le fait de réentendre l’affaire ou de l’instruire à nouveau (appel par voie d’audition de novo); cependant, en toute déférence, il me semble que mon collègue le juge Fish a pu le faire dans certains passages de ses motifs. Au paragraphe 15, par exemple, il dit que « [n]i le dossier qui nous a été présenté ni les dispositions pertinentes de la Loi ni l’appréciation de son rôle par la Cour d’appel elle‑même ne me permettent de conclure que cette dernière est désormais investie du pouvoir général de “réentendre” une affaire, c’est‑à‑dire de se prononcer sur un jugement de première instance à l’issue d’une “nouvelle audition”. » Comme je l’explique précédemment, je crois qu’il existe une grande différence entre « réentendre » une affaire (tenue d’une audition de novo) et réviser un jugement de première instance au regard de la norme de la « nouvelle audition » (instruction d’un appel par voie de « nouvelle audition »).
178 De même, au par. 52 de ses motifs, le juge Fish signale que, « [à] moins que le législateur ne lui confère clairement le pouvoir de le faire, une cour d’appel ne “réentend” pas une affaire ni ne l’“instruit à nouveau”. » Comme je l’ai déjà expliqué brièvement, la Cour d’appel a conclu en l’espèce que, en Saskatchewan, l’appel de la décision d’un juge de première instance siégeant sans jury était instruit par voie de nouvelle audition. Il lui incombait alors de [traduction] « se former sa propre opinion en tenant compte du jugement porté en appel et en lui accordant une importance particulière lorsque la crédibilité d’un témoin est en cause, tout en jouissant de l’entière liberté de tirer ses propres inférences des faits prouvés ou reconnus, et [de] rendre une décision en conséquence » : H.L. (C.A.), par. 77 (je souligne). Il me paraît clair qu’en affirmant ainsi que l’appel était instruit par voie de nouvelle audition en Saskatchewan, la Cour d’appel ne prétendait pas pouvoir reprendre le procès ou procéder à une audition de novo. Elle disait plutôt que son rôle n’était pas limité au contrôle de la décision du tribunal inférieur, mais qu’elle pouvait au contraire se pencher sur le fond de l’affaire (par. 86). Je signale d’emblée que ces propos peuvent quelque peu prêter à confusion parce que, comme je l’explique plus loin, une cour d’appel n’intervient que si elle estime que le juge de première instance a commis une erreur. Un certain degré de déférence envers le juge de première instance s’impose toujours dans un appel par voie de nouvelle audition.
179 Ce problème de sémantique étant, je l’espère, résolu, je me penche maintenant sur la norme de révision en appel applicable à une question de fait dans la province en cause. J’examinerai tout d’abord les dispositions de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel visées en l’espèce — soit l’al. 7(2)a) et l’art. 13, relatifs au droit d’appel, et les art. 12 et 14, portant sur le pouvoir de la Cour d’appel de donner suite à l’exercice de ce droit — , puis j’appliquerai aux art. 13 et 14 la règle d’interprétation moderne énoncée par E. A. Driedger dans Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, afin de déterminer s’ils confèrent à la Cour d’appel de la Saskatchewan le pouvoir d’instruire un appel par voie de nouvelle audition ou par voie de contrôle d’erreur. Une fois déterminée la nature de la révision en appel en Saskatchewan, j’examinerai l’incidence des considérations de politique judiciaire sur l’exercice du pouvoir de révision de la Cour d’appel dans certaines circonstances. J’exposerai ensuite ma conclusion sur la norme de révision en appel applicable à une question de fait en Saskatchewan, puis je m’efforcerai de la concilier avec la jurisprudence existante.
(2) Cadre législatif
a) Contexte
180 Avant de me pencher sur la juste interprétation des dispositions législatives en cause, deux éléments de contexte qui influenceront mon raisonnement doivent être signalés.
181 Premièrement, comme l’a fait observer le juge La Forest dans l’arrêt Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53, p. 69‑70 :
Les appels ne sont qu’une création de la loi écrite; voir l’arrêt R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764, à la p. 1773. Une cour d’appel ne possède pas de compétence inhérente. De nos jours toutefois, on a parfois tendance à oublier ce principe fondamental. Les appels devant les cours d’appel et la Cour suprême du Canada sont devenus si courants que l’on s’attend généralement à ce qu’il existe un moyen quelconque d’en appeler de la décision d’un tribunal de première instance. Toutefois, il demeure qu’il n’existe pas de droit d’appel sur une question sauf si le législateur compétent l’a prévu.
(Voir également Fox c. Percy, par. 20.)
L’appel étant une création de la loi, le choix de politique législative, et non judiciaire, doit primer : voir, p. ex., Farm Credit Corp. c. Valley Beef Producers Co‑operative Ltd. (2002), 223 Sask. R. 236, 2002 SKCA 100, par. 34. En outre, étant donné que l’appel civil a ses assises dans les lois provinciales et que celles‑ci peuvent varier d’une province à l’autre, il faut accepter que le droit d’appel et le pouvoir de la cour d’appel de donner suite à l’exercice de ce droit ne seront pas nécessairement les mêmes dans tout le pays. Ainsi, pour dégager la juste interprétation de dispositions législatives en la matière, comme celles visées en l’espèce, il faut tenir compte des variations et des différences existant d’une province à l’autre au chapitre des dispositions et des usages en matière d’appel : Valley Beef Producers Co‑operative, par. 36.
182 Deuxièmement, l’art. 10 de la Loi d’interprétation de 1995, L.S. 1995, ch. I‑11,2, est libellé comme suit :
Chaque texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large et libérale qui soit compatible avec la réalisation de son objet.
Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel dans Valley Beef Producers Co‑operative, suivant l’art. 10 de la Loi d’interprétation, les dispositions de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, notamment celles se rapportant au droit d’appel et aux pouvoirs de la Cour d’appel, doivent être [traduction] « interprétées largement afin de favoriser la réalisation de l’objectif législatif, c’est‑à‑dire la mise en œuvre ultime de la politique législative qui les sous‑tend » : Valley Beef Producers Co‑operative, par. 43; voir aussi H.L. (C.A.), par. 14.
b) Dispositions législatives en cause
183 Les dispositions suivantes de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel sont en cause dans le présent pourvoi :
7 . . .
(2) Sous réserve du paragraphe (3) et de l’article 8, appel peut être interjeté à la Cour d’une décision :
a) de la Cour du Banc de la Reine ou d’un juge de cette cour;
12(1) Sur appel, la Cour peut :
a) accueillir l’appel en tout ou en partie;
b) rejeter l’appel;
c) ordonner la tenue d’un nouveau procès;
d) rendre toute décision qui aurait pu être rendue par la Cour ou le tribunal qui a prononcé la décision frappée d’appel;
e) assortir une décision de modalités et de conditions raisonnables;
f) rendre toute autre décision qu’elle estime juste.
(2) Lorsqu’elle annule des dommages‑intérêts adjugés par un jury, la Cour peut évaluer tous dommages‑intérêts que le jury aurait pu évaluer.
13 Lorsqu’un juge du procès siégeant sans jury a rendu sa décision sur une question de fait ou évalué les dommages‑intérêts, une partie peut attaquer la décision, notamment par voie de motion visant la tenue d’un nouveau procès :
a) dans le même délai que celui qui est prévu dans les cas où le procès a été tenu devant jury ou que les dommages‑intérêts ont été évalués par un jury;
b) pour les mêmes moyens, y compris pour insuffisance de preuve ou en raison des conclusions qu’en a tirées le juge, que ceux qui sont autorisés dans les cas où le procès a été tenu devant jury ou que les dommages‑intérêts ont été évalués par un jury.
14 Lorsque la décision d’un juge du procès est portée en appel ou qu’une motion est présentée à cet égard, ou lors d’une nouvelle audience, la Cour n’est pas tenue d’ordonner la tenue d’un nouveau procès ou d’accepter les conclusions que le juge du procès a tirées de la preuve. La Cour se détermine en se fondant sur sa propre appréciation de la preuve et peut tirer les inférences factuelles et rendre la décision qu’aurait dû rendre, à son avis, le juge du procès.
184 L’alinéa 7(2)a) et l’art. 13 touchent au droit d’appel, et les art. 12 et 14, aux pouvoirs de la Cour d’appel. Je mettrai l’accent sur l’art. 13, étant donné qu’il établit précisément le droit d’appel conféré lorsqu’un juge seul s’est prononcé sur une question de fait et que le litige porte en l’espèce sur la norme de révision en appel applicable à une question de fait, ainsi que sur l’art. 14, qui prévoit les mesures à prendre relativement au droit conféré à l’art. 13.
c) La province avait‑elle compétence pour adopter la Loi de 2000 sur la Cour d’appel?
185 Avant d’aborder la question substantielle de la juste interprétation des dispositions législatives en cause dans le présent pourvoi, il importe de préciser que le législateur de la Saskatchewan avait le pouvoir d’adopter la Loi de 2000 sur la Cour d’appel. En fait, son fondement constitutionnel résidait dans la compétence exclusive des provinces en matière de propriété et de droits civils et d’administration de la justice : voir la Loi constitutionnelle de 1867, par. 92(13) et (14). Il m’apparaît aussi important de rappeler, dans la mesure où les droits et les pouvoirs en matière civile relèvent généralement de la compétence provinciale, que ni la nature de la révision en appel ni les normes de révision en appel n’ont à être les mêmes dans les différents ressorts de common law du Canada. Le procureur général du Canada l’a également signalé dans son mémoire, l’exercice des pouvoirs en matière de propriété et de droits civils et d’administration de la justice, comme de tous ceux qui sont énumérés à l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, apporte nécessairement des solutions différentes à des problèmes semblables. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les lois provinciales sur la prescription, la négligence contributive, les jurys et l’assurance‑accidents sans égard à la responsabilité. À mon avis, il est donc clair que la variation, d’une province à l’autre, de la nature de la révision en appel et des normes de révision en appel est possible et acceptable dans notre système fédéral.
d) Interprétation législative
186 La norme de révision applicable en appel à l’égard d’une question de fait en Saskatchewan dépend de la manière dont on interprète les dispositions précitées de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel. Notre Cour a dit maintes fois que la méthode d’interprétation à privilégier est celle qu’énonce Driedger, à la p. 87 :
[traduction] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
187 Notre Cour adhère certes à cette méthode, mais point n’est besoin d’appliquer à la lettre les facteurs d’interprétation énumérés par Driedger, d’autant qu’ils sont étroitement liés et interdépendants : Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, 2002 CSC 3, par. 28.
188 Je l’ai déjà dit, mon analyse de la juste interprétation des dispositions législatives en cause porte essentiellement sur les art. 13 et 14 de la Loi. J’examinerai d’abord le sens grammatical et ordinaire des mots qui y sont employés, puis j’interpréterai ces dispositions dans leur contexte général. L’examen portera sur (i) l’objet de la Loi, (ii) l’objet des dispositions établissant le cadre législatif de l’appel et (iii) les fondements historiques de la Loi.
(i) Sens grammatical et ordinaire
1. Article 13
189 L’article 13 ajoute au droit d’appel que confère l’al. 7(2)a) « [l]orsqu’un juge du procès siégeant sans jury a rendu sa décision sur une question de fait ou évalué les dommages‑intérêts. » Plus particulièrement, l’al. 13b) précise les moyens pour lesquels une partie peut attaquer la décision du juge de première instance. Selon le sens ordinaire et grammatical des mots qui y sont employés, deux moyens se dessinent clairement. Premièrement, l’al. 13b) intègre par renvoi les moyens de contestation autorisés lorsque le procès a eu lieu devant un jury ou que les dommages‑intérêts ont été évalués par un jury, y compris l’insuffisance de la preuve. Deuxièmement, il confère à l’appel formé contre la décision d’un juge seul une portée plus grande que celle de la demande d’un nouveau procès après le verdict d’un jury en permettant à une partie de contester les conclusions que le juge de première instance a tirées de la preuve. La conclusion que l’al. 13b) confère deux moyens distincts s’appuie sur l’emploi de la conjonction « ou » entre « pour insuffisance de preuve » et « en raison des conclusions qu’en a tirées le juge ». Comme l’a signalé la Cour d’appel, les deux moyens étant énoncés dans une alternative et l’absence de tautologie étant présumée, les deux motifs ne sont pas censés être synonymes : H.L. (C.A.), par. 22; voir aussi R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 158‑162.
2. Article 14
190 Selon le sens ordinaire des mots qui y sont employés, l’art. 14 soustrait manifestement la Cour d’appel à l’obligation « d’accepter les conclusions que le juge du procès a tirées de la preuve » et lui enjoint impérativement de « se détermine[r] en se fondant sur sa propre appréciation de la preuve ». L’article prévoit ensuite que la Cour d’appel peut « tirer [d]es inférences factuelles » et « rendre la décision qu’aurait dû rendre, à son avis, le juge du procès » : voir aussi H.L. (C.A.), par. 28 et 63.
191 Pour les plus amples motifs exposés ci‑après, je conviens avec la Cour d’appel que les pouvoirs qui lui sont conférés à l’art. 14, compte tenu du droit d’appel prévu à l’art. 13, sont propres à l’appel par voie de nouvelle audition, et non à la reprise de l’instruction ni au contrôle d’erreur au sens où on l’entend généralement. Non seulement je partage l’avis de la Cour d’appel sur la nature des pouvoirs que lui accorde l’art. 14, mais, en toute déférence, je ne peux souscrire à l’interprétation de cette disposition que préconise le juge Fish, et ce, pour deux raisons.
192 Premièrement, au par. 82 de ses motifs, le juge Fish relève l’emploi de l’expression « nouvelle audience » à l’art. 14 et conclut, au vu de l’ensemble de la Loi et du par. 16(1) en particulier, que la Cour d’appel n’a manifestement pas le pouvoir de « réentendre » une affaire. Selon lui, l’art. 14 dit simplement que les pouvoirs dont elle dispose en appel peuvent être exercés lors de la nouvelle audition d’un appel devenue nécessaire, par exemple, après la démission d’au moins deux des juges qui ont entendu l’appel initial.
193 À titre préliminaire et malgré tout le respect que je dois au juge Fish, je rappelle que, contrairement à ce qu’il dit dans ses motifs, au par. 82 notamment, la Cour d’appel n’a pas prétendu avoir le pouvoir de « réentendre » une affaire; elle a dit pouvoir instruire un appel par voie de nouvelle audition plutôt que par voie de contrôle d’erreur. Abstraction faite des questions de sémantique, je partage l’opinion du juge Fish selon laquelle l’art. 14 prévoit effectivement que les pouvoirs dont dispose la Cour d’appel lors d’un appel peuvent être exercés lors de la nouvelle audition d’un appel. Cependant, je ne pense pas que l’emploi de l’expression « nouvelle audience » à l’art. 14 doive être pris en considération pour déterminer la nature de la révision en appel en Saskatchewan. À mon humble avis, il s’agit en quelque sorte d’un leurre, cette expression n’étant pas pertinente à cet égard. Pour déterminer si les appels sont réglés par voie de nouvelle audition ou de contrôle d’erreur, il faut examiner d’un point de vue fonctionnel les pouvoirs conférés à l’art. 14. Comme je l’explique plus loin, de ce point de vue, il ne fait aucun doute que l’art. 14 confère à la Cour d’appel le pouvoir d’instruire un appel par voie de nouvelle audition.
194 En toute déférence, je ne suis pas d’accord non plus avec l’utilisation, par le juge Fish, des lois d’autres provinces pour interpréter la Loi de 2000 sur la Cour d’appel. Il dit par exemple au par. 87 :
Il me paraît donc évident que le pouvoir de la Cour d’appel de la Saskatchewan de réviser les inférences de fait tirées par le juge de première instance est loin d’être exceptionnel, encore moins unique. D’autres cours d’appel provinciales ou territoriales sont expressément ou implicitement investies de pouvoirs similaires par leurs lois constitutives. La Loi de 2000 énonce simplement ces pouvoirs plus en détail . . .
195 Comme je l’ai déjà mentionné, notre système fédéral admet que la nature de la révision en appel et les normes de révision en appel diffèrent d’une province à l’autre, et je fais mien le raisonnement de la Cour d’appel à cet égard :
[traduction] Il va de soi que les provinces constituent des ressorts distincts quant à la question qui nous intéresse. La nature de la révision en appel peut ainsi varier de l’une à l’autre. Il en va de même du droit d’appel, qui peut être plus ou moins limité, et des pouvoirs des cours d’appel, qui peuvent être plus ou moins étendus. Il faut se le rappeler afin de ne pas importer par inadvertance un élément qui n’est approprié que dans un autre ressort.
(H.L. (C.A.), par. 31)
196 Suivant le sens ordinaire de l’art. 14 de la Loi, la Cour d’appel n’a pas à faire siennes les conclusions tirées de la preuve par le juge de première instance et peut tirer ses propres inférences de fait. Selon moi, les pouvoirs que cet article confère à la Cour d’appel participent de la nature d’un appel par voie de nouvelle audition, ce qui rend unique le régime de la Saskatchewan. En fait, ces pouvoirs ont déjà été qualifiés des [traduction] « plus étendus jamais accordés à une juridiction d’appel au Canada » : Hallberg c. Canadian National Railway Co. (1955), 16 W.W.R. 538 (C.A. Sask.), p. 544, le juge Gordon. De plus, je conviens avec le procureur général de la Saskatchewan que l’examen des lois régissant à l’heure actuelle les pouvoirs des autres cours d’appel confirme qu’il n’existe au pays aucune disposition équivalente à l’art. 14. Par exemple, la Colombie‑Britannique, l’Alberta, le Manitoba, l’Ontario et l’Île‑du‑Prince‑Édouard autorisent bien leurs cours d’appel à tirer des inférences de fait, mais à l’exception des cours d’appel de la Colombie‑Britannique et de l’Alberta, les circonstances dans lesquelles elles peuvent le faire sont limitées et, ce qui importe davantage, seule la loi de la Saskatchewan soustrait la Cour d’appel à l’obligation d’accepter les conclusions tirées de la preuve par le juge de première instance et lui enjoint de se déterminer en se fondant sur sa propre appréciation de la preuve : voir Court of Appeal Act, R.S.B.C. 1996, ch. 77, par. 9(2); Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 390/68, règle 518c); Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, al. 134(4)a); Loi sur la Cour d’appel, L.R.M. 1987, ch. C240, par. 26(2); Supreme Court Act, R.S.P.E.I. 1987, ch. 66, al. 56(4)a). La Cour d’appel ne peut cependant pas faire fi des conclusions du juge de première instance. J’y reviendrai.
197 Le sens ordinaire des mots employés à l’art. 14 faisant ressortir la singularité de l’appel en Saskatchewan et notre système fédéral admettant les différences entre les provinces en ce qui concerne la nature de la révision en appel et les normes de révision en appel, on ne peut se fonder sur les lois des autres provinces pour interpréter restrictivement la Loi de 2000 sur la Cour d’appel.
(ii) Contexte général
198 Je passe maintenant à l’examen des art. 13 et 14 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel dans leur contexte général. Pour ce faire, j’analyserai les facteurs contextuels suivants : (i) l’objet de la Loi, (ii) l’objet des dispositions établissant le cadre législatif de l’appel et (iii) les fondements historiques de la Loi et des art. 13 et 14 en particulier. J’en conclurai que, en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, et non par voie de contrôle d’erreur.
1. L’objet de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel
199 Je conviens avec la Cour d’appel que le principal objet de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, [traduction] « outre le maintien de la Cour d’appel de la Saskatchewan, est de conférer des droits d’appel (p. ex. aux art. 7 et 13) et d’investir la Cour d’appel du pouvoir de donner suite à leur exercice (p. ex. aux art. 12 et 14) » : H.L. (C.A.), par. 11. Je suis aussi d’avis que le droit d’appel est un droit substantiel de grande importance pour la personne qui se retrouve devant une cour de justice ou un tribunal et que son étendue dépend de celle du pouvoir de la cour d’appel d’y donner suite (par. 13). Dans ce contexte, pour déterminer la portée du pouvoir que la Loi confère à la Cour d’appel, il faut donc se rappeler l’objet du droit d’appel : Valley Beef Producers Co‑operative, par. 45.
200 Cela dit, je passe à l’objet des dispositions établissant le cadre législatif de l’appel en Saskatchewan.
2. L’objet des dispositions établissant le cadre législatif de l’appel en Saskatchewan
a. Alinéa 7(2)a)
201 Comme l’a signalé la Cour d’appel dans la présente affaire, le libellé de l’al. 7(2)a) prévoit que le droit d’appel conféré est assujetti au par. 7(3) et à l’art. 8. En l’espèce, toutefois, aucune de ces deux dispositions ne s’applique, de sorte que l’al. 7(2)a) confère un droit d’appel illimité à la personne qui est partie à une instance devant la Cour du Banc de la Reine : H.L. (C.A.), par. 15; Valley Beef Producers Co‑operative, par. 49.
202 Dans Valley Beef Producers Co‑operative, la Cour d’appel a fait remarquer que, même s’ils sont chevronnés et compétents, les juges de la Cour du Banc de la Reine peuvent parfois commettre une erreur à l’une ou à plusieurs des étapes du processus décisionnel judiciaire ou, globalement, ne pas rendre le jugement ou l’ordonnance qu’exige le règlement du litige : Valley Beef Producers Co‑operative, par. 50. C’est dans ce contexte que le législateur a établi le droit d’appel prévu à l’al. 7(2)a), dont l’objet est [traduction] « [d]’offrir aux parties à une instance devant la Cour du Banc de la Reine les voies de recours les plus complètes et les plus efficaces possible à l’égard de telles erreurs. »
b. Article 13
203 Comme je l’ai expliqué précédemment, l’art. 13 ajoute au droit d’appel conféré à l’al. 7(2)a), « [l]orsqu’un juge du procès siégeant sans jury a rendu sa décision sur une question de fait ou évalué les dommages‑intérêts. » Plus particulièrement, l’al. 13b) dispose qu’une partie peut attaquer la décision du juge de première instance : (1) pour les moyens de contestation autorisés lorsque le procès a eu lieu devant un jury ou que les dommages‑intérêts ont été évalués par un jury, y compris l’insuffisance de preuve, et (2) en raison des conclusions que le juge de première instance a tirées de la preuve.
204 Je partage l’opinion de la Cour d’appel dans Valley Beef Producers Co‑operative : [traduction] « l’on peut conclure que [cet] article vise à accroître la portée des moyens pour lesquels une partie peut contester la décision d’un juge seul portant sur une question de fait » (par. 63). Ce qui laisse clairement entendre que la décision d’un juge ne doit pas être tenue pour équivalente au verdict d’un jury en ce qui concerne la nature de la révision en appel et la norme de révision en appel.
205 Je conviens donc avec la Cour d’appel que dans un cas comme celui considéré en l’espèce, l’al. 7(2)a) et l’art. 13 accordent aux parties un droit d’appel à première vue illimité visant avant tout la réparation d’une erreur : Valley Beef Producers Co‑operative, par. 65.
c. Paragraphe 12(1)
206 Comme l’a fait observer la Cour d’appel dans Valley Beef Producers Co‑operative, [traduction] « [en] investissant la Cour d’appel de la Saskatchewan des pouvoirs prévus au par. 12(1), le législateur aurait pu difficilement s’exprimer de manière plus générale » : par. 70. En l’espèce, la Cour d’appel a insisté tout particulièrement sur la portée des al. d) et f) qui, pour leur part, lui permettent de « rendre toute décision qui aurait pu être rendue par la Cour [. . .] qui a prononcé la décision frappée d’appel » et de « rendre toute autre décision qu’elle estime juste ». Vu la nature de tout processus décisionnel judiciaire, la Cour d’appel a conclu, et je suis d’accord avec elle, que l’exercice de ces pouvoirs particuliers [traduction] « comprend l’établissement des faits pertinents à l’aide d’une méthode ou d’une autre, la détermination du droit applicable et l’application du droit aux faits de la manière qu’elle estime juste » : H.L. (C.A.), par. 27. Outre leur étendue, les pouvoirs conférés au par. 12(1) ont généralement une vocation réparatrice, leur objet étant d’habiliter la Cour d’appel [traduction] « à réparer une erreur ou une lacune entachant le règlement du litige en première instance, et ce, en vue de rétablir les choses » : Valley Beef Producers Co‑operative, par. 70.
d. Article 14
207 Je le répète, l’art. 14 soustrait la Cour d’appel à l’obligation d’accepter les conclusions que le juge de première instance a tirées de la preuve et lui enjoint de se déterminer en se fondant sur sa propre appréciation de la preuve. Ce faisant, la Cour d’appel peut tirer des inférences de fait et rendre la décision qu’aurait dû rendre, à son avis, le juge de première instance. Étant donné l’attribution non équivoque de ces larges pouvoirs, j’estime que l’art. 14 vise à libérer la Cour d’appel des contraintes applicables à la demande d’un nouveau procès après le verdict d’un jury : Valley Beef Producers Co‑operative, par. 78. Comme l’a signalé la Cour d’appel en l’espèce, une partie peut contester le verdict d’un jury en alléguant le caractère erroné des directives, l’irrégularité de l’acceptation ou du refus d’un élément de preuve, l’iniquité de la procédure ou l’insuffisance de la preuve appuyant le verdict : H.L. (C.A.), par. 19. Elle ne peut toutefois pas contester les conclusions que le jury a tirées de la preuve. Comme l’a expliqué le juge Culliton (plus tard Juge en chef) dans Taylor c. University of Saskatchewan (1955), 15 W.W.R. 459 (C.A. Sask.), p. 463, lorsqu’une partie conteste le verdict d’un jury, [traduction] « [l]a question [. . .] n’est pas de savoir si la cour est d’accord avec la conclusion du jury, mais bien si le jury, agissant judiciairement, pouvait à bon droit arriver à une telle conclusion. »
e. Conclusion
208 Après avoir examiné l’objet des dispositions établissant le cadre législatif de l’appel en Saskatchewan, il me paraît clair que le législateur a voulu offrir aux parties à une instance devant la Cour du Banc de la Reine les voies de recours les plus complètes et les plus efficaces possible pour réparer toute erreur entachant un élément ou un autre de la décision de première instance, y compris les conclusions tirées de la preuve. Comme le montrera l’examen des fondements historiques de la Loi, ce type particulier d’appel est compatible avec l’instruction par voie de nouvelle audition, et non le simple contrôle d’erreur. Dans une affaire portant sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance, le lord juge Jonathan Parker a d’ailleurs affirmé que [traduction] « la décision de la cour d’appel de procéder par voie de nouvelle audition la libère de telles contraintes [celles d’un appel par voie de contrôle] et lui permet d’exercer le pouvoir discrétionnaire à nouveau dans des circonstances où elle n’aurait pu le faire si l’appel avait été instruit de la manière habituelle, soit par voie de contrôle » : Audergon c. La Baguette Ltd., [2002] E.W.J. No. 78 (QL), [2002] EWCA Civ 10, par. 85. Les pouvoirs conférés doivent toutefois être exercés conformément aux principes judiciaires applicables et appropriés. J’y reviendrai.
3. Fondements historiques
209 À mon avis, l’examen des fondements historiques de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, et de ses art. 13 et 14 en particulier, confirme qu’en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, et non par voie de contrôle d’erreur.
a. Fondements historiques de la Loi
210 Dans Valley Beef Producers Co‑operative, la Cour d’appel a eu l’occasion de préciser les fondements historiques de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel :
[traduction] La Loi de 2000 sur la Cour d’appel est le texte législatif le plus récent en la matière, le premier ayant été adopté en 1915 lors de la création de la Cour d’appel de la Saskatchewan [voir The Court of Appeal Act, S.S. 1915, ch. 9].
. . .
Pour sa part, la loi initiale était fondée en grande partie sur la Judicature Act, S.S. 1909, ch. 52 (art. 24 à 29), la Supreme Court of Judicature Act, 1873 (36 & 37 Vict., ch. 66, art. 4, 18 et 19), et ses modifications en date du 1er janvier 1889, et l’ordonnance 58 des Rules of the Supreme Court, 1883. La Supreme Court of Judicature Act, 1873 a institué la Cour d’appel d’Angleterre et établi, de façon générale, sa compétence et ses pouvoirs. L’ordonnance 58 des Rules of the Supreme Court, qui avait force de loi, a investi la Cour d’appel de pouvoirs plus précis pour le règlement d’un appel. La Cour d’appel de la Saskatchewan a été créée et investie de pouvoirs suivant ce modèle, et la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, à l’instar des lois qu’elle a remplacées, reflète encore ces fondements historiques. Ces fondements constituent en effet un élément important du contexte externe dans lequel la Loi a été adoptée et tiennent encore lieu de repères lorsqu’il s’agit de comprendre certaines de ses dispositions, notamment celles relatives au droit d’appel et aux pouvoirs de la Cour d’appel. [par. 37‑38]
b. Fondements historiques des art. 13 et 14
211 Les règles 1 et 4 de l’ordonnance 58 des Rules of the Supreme Court, 1883 (R.-U.) étaient particulièrement importantes. La première prévoyait que [traduction] « [t]out appel interjeté devant la Cour d’appel est instruit par voie de nouvelle audition », et la règle 4 précisait entre autres que la Cour d’appel [traduction] « peut tirer des inférences de fait et rendre le jugement ou l’ordonnance qui aurait dû être rendu, et rendre toute autre ordonnance qui s’impose ». L’ordonnance 58 s’appliquait seulement à l’appel, qui, faut‑il le rappeler, est une création de la loi; la demande d’un nouveau procès après le verdict d’un jury était régie par d’autres règles, dont celles figurant dans l’ordonnance 39 : voir Valley Beef Producers Co‑operative, par. 40.
212 Comme l’a dit la Cour d’appel dans la présente affaire, les pouvoirs conférés par la règle 4 ont d’abord été repris par la Cour suprême de la Saskatchewan in banco, puis à l’art. 9 de la Court of Appeal Act, S.S. 1915, ch. 9. En fait, l’art. 9 était encore plus explicite que la règle 4 de l’ordonnance 58. En plus d’habiliter la Cour d’appel à tirer des inférences de fait et à rendre la décision qui, à son avis, aurait dû être rendue, il prévoyait que [traduction] « la Cour d’appel n’est pas tenue d’ordonner un nouveau procès ni d’accepter les conclusions tirées de la preuve par le juge de première instance; elle se fonde sur sa propre appréciation de la preuve . . . »
213 Comme la Cour d’appel l’a signalé en l’espèce, les règles 1 et 4 de l’ordonnance 58 et l’art. 9 de la Court of Appeal Act de 1915 ont été adoptées au beau milieu d’une controverse concernant le droit d’en appeler d’une question de fait tranchée par un juge seul et l’étendue du pouvoir de la Cour d’appel de donner suite à l’exercice de ce droit. Elle a expliqué que [traduction] « [l]a question de savoir si la décision d’un juge seul devait être tenue pour équivalente au verdict d’un jury, surtout lorsque l’appel porte sur une question de fait, était au cœur du débat » (par. 36). Plus particulièrement, certains juges d’appel, en particulier lord Chelmsford dans Gray c. Turnbull (1870), L.R. 2 Sc. & Div. 53 (H.L.), ont trouvé si regrettable que les conclusions de fait du juge de première instance semblent susceptibles d’appel, surtout celles tirées à partir d’éléments de preuve contradictoires, qu’ils ont imposé un lourd fardeau de persuasion à l’appelant, ce qui a pour ainsi dire exclu la possibilité d’en appeler des conclusions tirées de la preuve par le juge de première instance. D’autres juges, comme le lord juge James dans Bigsby c. Dickinson (1876), 4 Ch. D. 24 (C.A.), ont opté pour une approche plus généreuse : voir H.L. (C.A.), par. 37.
214 Je ferai brièvement état du règlement de la controverse en Angleterre, puis en Saskatchewan, afin de mieux situer dans leur juste contexte historique les actuels art. 13 et 14 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel.
c. Règlement de la controverse en Angleterre
215 En Angleterre, l’adoption de l’ordonnance 58 établissant l’appel par voie de nouvelle audition et habilitant expressément la Cour d’appel à tirer des inférences de fait et à rendre tout jugement qui aurait dû l’être, et l’arrêt Coghlan c. Cumberland, [1898] 1 Ch. 704, rendu subséquemment par la Cour d’appel et qui a fait école tant en Angleterre qu’en Saskatchewan, ont en grande partie mis fin au débat.
216 Dans Coghlan c. Cumberland, le maître des rôles Lindley s’est penché sur la nature de la révision en appel de la décision d’un juge seul :
[traduction] L’instance n’a pas été instruite devant jury, et l’appel interjeté contre la décision du juge n’est pas régi par les règles applicables à la tenue d’un nouveau procès après le verdict d’un jury. Même dans les cas où, comme en l’espèce, l’appel porte sur une question de fait, la Cour d’appel doit se rappeler qu’elle a le devoir de réentendre l’affaire, et elle doit réexaminer les documents présentés au juge de pair avec ceux qu’elle décide d’admettre en preuve. Elle doit ensuite former sa propre opinion, non pas en faisant abstraction du jugement porté en appel, mais en le soupesant et en l’examinant soigneusement; elle ne doit pas s’abstenir d’infirmer le jugement si, après un examen minutieux, elle arrive à la conclusion qu’il est erroné. [p. 704‑705]
Le maître des rôles Lindley a précisé que, même si la Cour d’appel a l’obligation de se faire sa propre opinion, elle doit néanmoins être consciente de la difficulté de le faire à l’égard des conclusions de fait fondées sur l’appréciation de la crédibilité des témoins par le juge de première instance :
[traduction] Lorsque l’issue dépend en grande partie de la crédibilité relative des témoins qui ont été interrogés et contre‑interrogés devant le juge — et c’est souvent le cas — , la Cour d’appel a conscience de l’énorme avantage découlant du fait d’avoir vu et entendu les témoins. Il est souvent très difficile d’apprécier correctement la crédibilité relative des témoins à partir de déclarations écrites, et lorsqu’il s’agit d’ajouter foi à un témoignage plutôt qu’à un autre, et que la décision tient à l’attitude et au comportement des témoins, la Cour d’appel doit se fier et se fie toujours aux impressions du juge de première instance. D’autres facteurs n’ayant rien à voir avec l’attitude et le comportement peuvent évidemment permettre de déterminer si une déclaration est digne de foi ou non. Ces facteurs peuvent justifier la Cour d’appel de différer d’opinion, même à l’égard d’une question de fait touchant à la crédibilité de témoins qu’elle n’a pas vus. [p. 705]
217 De même, dans Montgomerie & Co. c. Wallace‑James, [1904] A.C. 73 (H.L.), le comte Halsbury, lord chancelier, a dit que le tribunal appelé à examiner une question de fait en appel doit le faire au mieux de sa capacité, y compris celle de tirer des inférences :
[traduction] Vos Seigneuries, je suis d’avis d’accueillir l’appel. Il ne s’agit que d’une question de fait, et il ne fait aucun doute que lorsqu’une question de fait a été tranchée par un tribunal qui a vu et entendu les témoins, il faut accorder la plus grande importance à la conclusion tirée par ce tribunal. Celui‑ci a pu observer le comportement des témoins et juger de la véracité et de l’exactitude de leurs témoignages mieux que n’importe quel tribunal d’appel. Mais lorsque la question de la sincérité ne se pose pas, et qu’il s’agit de savoir quelles déductions doivent être tirées de témoignages sincères, alors le premier tribunal n’est pas en meilleure position pour décider que les juges de la cour d’appel. [Je souligne; p. 75.]
218 Même si l’ordonnance 58 disposait clairement que l’appel de la décision d’un juge seul était instruit par voie de nouvelle audition, certains juges d’appel ont continué de penser que cette décision devait, pour les besoins de l’appel, être tenue pour équivalente au verdict d’un jury. La Chambre des lords a donc réexaminé la question dans Mersey Docks and Harbour Board c. Procter, [1923] A.C. 253, et Benmax c. Austin Motor Co., [1955] A.C. 370.
219 Dans Mersey Docks and Harbour Board c. Procter, le vicomte Cave, lord chancelier, a adopté les principes énoncés par le maître des rôles Lindley dans Coghlan c. Cumberland et par le comte Halsbury, lord chancelier, dans Montgomerie & Co. c. Wallace‑James, où il analyse l’obligation de la cour saisie de l’appel de la décision d’un juge seul :
[traduction] Vos Seigneuries, on a prétendu au nom des appelants que la conclusion du juge Branson, une conclusion tirée par un juge de première instance à l’égard d’une question de fait, n’aurait pas dû être modifiée par la Cour d’appel. À mon avis, cette prétention est sans fondement. L’obligation de la cour saisie de l’appel de la décision d’un juge siégeant sans jury a été clairement définie par sir Nathaniel Lindley, maître des rôles, dans Coghlan c. Cumberland, et par lord Halsbury dans Montgomerie & Co. c. Wallace‑James, et plus aucun doute ne subsiste. L’appel de la décision d’un juge siégeant sans jury n’est pas régi par les règles applicables à la demande d’un nouveau procès après le verdict d’un jury. Il incombe à la Cour d’appel de se former sa propre opinion en tenant compte du jugement porté en appel et en lui accordant une importance particulière lorsque la crédibilité d’un témoin est en cause, tout en jouissant de l’entière liberté de tirer ses propres inférences des faits prouvés ou reconnus, et de rendre une décision en conséquence. [. . .] Les faits pertinents connus ne sont pas contestés; la Cour d’appel pouvait, et même devait, en tirer ses propres inférences. [Citations omises; p. 258‑259.]
220 Aussi, dans Benmax c. Austin Motor Co., la Chambre des lords a confirmé la décision de la Cour d’appel au motif que, même si la capacité de la Cour d’appel d’infirmer une décision fondée sur l’appréciation de la crédibilité des témoins par le juge de première instance est limitée, sa capacité de juger de l’inférence que le juge de première instance a tirée de la preuve dans son ensemble ne l’est pas. Lord Morton, qui a rendu le jugement au nom de la Chambre, a précisé :
[traduction] Dans la présente affaire, le juge semble n’avoir mis en doute la crédibilité d’aucun témoin et s’être formé sa propre opinion en tirant l’inférence de la preuve dans son ensemble. La Cour d’appel s’est formé l’opinion contraire en suivant la même méthode, et je partage cette opinion. [p. 374]
221 Dans la même affaire, le vicomte Simonds, qui a rendu des motifs concourants mais plus détaillés, s’est penché sur ce qui lui paraissait être une source de confusion, soit la distinction entre [traduction] « une conclusion relative à un fait précis et une conclusion relative à un fait qui est en réalité une inférence tirée à partir de faits établis ou, comme on l’a dit parfois, entre la perception des faits et leur appréciation » (p. 373). Au sujet des inférences tirées de faits, il a dit : [traduction] « la cour d’appel doit se former une opinion indépendante, mais elle accordera naturellement de l’importance au jugement de première instance » (p. 374).
222 Ces décisions ont effectivement mis fin à la controverse sur la nature de la révision en appel d’une conclusion de fait en Angleterre, et ce, jusqu’à l’adoption par le Parlement, le 2 mai 2000, d’un nouveau régime d’appel civil : H.L. (C.A.), par. 48. Comme nous le verrons, ce nouveau régime semble avoir modifié la nature de la révision en appel dans ce pays.
d. Règlement de la controverse en Saskatchewan
223 Pour expliquer comment la controverse a pris fin en Saskatchewan, il faut remonter aux années ayant précédé l’adoption de la Court of Appeal Act de 1915.
224 Dans Coventry c. Annable (1911), 19 W.L.R. 400, la Cour suprême de la Saskatchewan a entendu in banco l’appel de la décision d’un juge seul et s’est entre autres demandé si ce dernier avait eu tort de conclure à l’absence de fraude de la part du défendeur. Le juge en chef Wetmore a appliqué le principe énoncé par le maître des rôles Lindley dans Coghlan c. Cumberland, a conclu à la fraude et a tranché en conséquence. La Cour suprême du Canada a rejeté le pourvoi formé contre ce dernier arrêt, trois des six juges rédigeant des motifs individuels. Le juge Anglin, en particulier, s’est dit d’accord avec le juge en chef Wetmore et a repris pour l’essentiel le principe énoncé par le maître des rôles Lindley dans Coghlan c. Cumberland et cité précédemment : voir Annable c. Coventry (1912), 46 R.C.S. 573, p. 587.
225 Le juge Anglin a également cité la décision Coghlan c. Cumberland dans l’arrêt Greene, Swift & Co. c. Lawrence (1912), 2 W.W.R. 932 (C.S.C.), p. 944, en ajoutant :
[traduction] Quelle que soit notre réticence à infirmer la décision du juge de première instance à l’égard d’une question de fait, « il nous incombe de le faire lorsque nous estimons y être contraints par la preuve ». The Gairloch, 1899, 2 Ir. 1, 13; Coghlan c. Cumberland, 1898, 1 Ch. 704, 67 L.J. Ch. 402.
226 Après la promulgation de la Court of Appeal Act de 1915 en 1918, les appels ont été soumis à la Cour d’appel de la Saskatchewan et régis dès lors par les art. 8 et 9 (devenus les art. 13 et 14 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel), [traduction] « qui avaient pour but de mettre fin à la controverse en Saskatchewan, mais de façon encore plus explicite et décisive que ce n’avait été le cas en Angleterre » : H.L. (C.A.), par. 56. Dans la présente affaire, la Cour d’appel explique brièvement aux par. 57 à 59 de ses motifs comment, depuis l’adoption de la Court of Appeal Act de 1915, elle a opté pour l’instruction de l’appel par voie de « nouvelle audition » préconisée initialement dans Coghlan c. Cumberland, puis approuvée par le juge Anglin dans Annable c. Coventry et Greene, Swift & Co. c. Lawrence : voir, p. ex., Miller c. Foley & Sons (1921), 59 D.L.R. 664; Messer c. Messer (1922), 66 D.L.R. 833; Monaghan c. Monaghan, [1931] 2 W.W.R. 1; Kowalski c. Sharpe (1953), 10 W.W.R. (N.S.) 604; Tarasoff c. Zielinsky, [1921] 2 W.W.R. 135; Matthewson c. Thompson, [1925] 2 D.L.R. 1211; French c. French, [1939] 2 W.W.R. 435, p. 443; Wilson c. Erbach (1966), 56 W.W.R. 659, p. 666.
227 En conclusion, la Cour d’appel a fait observer que [traduction] « les art. 8 et 9 de la Court of Appeal Act de 1915 ont mis fin à la controverse qui existait jusqu’alors en Saskatchewan » : H.L. (C.A.), par. 60. Selon moi, ce bref examen des fondements historiques de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, et des art. 13 et 14 en particulier, confirme que, en Saskatchewan, la décision d’un juge seul ne doit pas être assimilée, en appel, au verdict d’un jury et que l’appel d’une telle décision est instruit par voie de nouvelle audition.
e. Historique législatif
228 La numérotation des articles a changé et le libellé a bien été modernisé avec le temps, mais les fondements historiques de ces lois sont toujours pertinents, le législateur de la Saskatchewan étant resté fidèle au fil des ans à la teneur des actuels art. 13 et 14 : H.L. (C.A.), par. 61. Je conviens donc avec la Cour d’appel que les modifications apportées à la Court of Appeal Act en 2000 n’ont pas modifié sensiblement la nature de la révision en appel en Saskatchewan ni l’étendue des pouvoirs de la Cour d’appel, mais qu’elles ont plutôt
[traduction] consacré et développé une procédure d’appel datant d’au moins 85 ans en Saskatchewan, où l’exercice d’un droit d’appel illimité à l’encontre de la décision d’un juge de première instance siégeant sans jury a toujours été instruit par voie de « nouvelle audition », la Cour d’appel étant tenue de se fonder sur sa propre appréciation de la preuve et habilitée à tirer des inférences de fait et à rendre la décision qu’aurait dû rendre le juge de première instance. [par. 62]
229 En Angleterre, par contre, une importante mesure législative adoptée en 2000 semble avoir eu une incidence beaucoup plus marquée sur la nature de la révision en appel dans ce pays. Le 2 mai 2000, un nouveau régime d’appel civil y est entré en vigueur, et la partie 52 des Civil Procedure Rules 1998, S.I. 1998 No. 3132, renferme la plupart des nouvelles règles : voir Grande-Bretagne, Civil Procedure (2002), vol. 1, p. 1182 et suiv. Ces nouvelles règles visent à faire en sorte qu’il ne soit interjeté appel que dans les cas qui le justifient vraiment et que, lorsqu’il est justifié, l’appel soit instruit avec efficacité et efficience : Zuckerman, p. 719. Dans Tanfern Ltd. c. Cameron‑MacDonald, [2000] 1 W.L.R. 1311 (C.A.), par. 50, le lord juge Brooke a dit qu’il s’agissait [traduction] « des modifications les plus importantes apportées au régime d’appel civil dans ce pays depuis plus de 125 ans ». La réforme a été bien accueillie par N. H. Andrews dans « A New System of Civil Appeals and a New Set of Problems », [2000] Cambridge L.J. 464, p. 465, puisqu’elle allait [traduction] « réduire l’attente, le coût et l’incertitude associés à une instance civile » et « inciter davantage les parties à “bien faire les choses du premier coup” ». Andrews a néanmoins signalé que [traduction] « ces mêmes modifications allaient réduire la possibilité de corriger une décision irrégulière [. . .] [m]ais que c’était le prix à payer pour bénéficier des énormes avantages du nouveau régime d’appel. »
230 Le fait que, suivant le nouveau régime d’appel en Angleterre, les appels interjetés devant la Cour d’appel ne sont plus instruits, en règle générale, par voie de nouvelle audition, mais donnent plutôt lieu à un contrôle de la décision du tribunal inférieur revêt une importance particulière pour le règlement des questions soulevées en l’espèce : voir Civil Procedure Rules, règle 52.11(1). Ce changement patent de terminologie — « contrôle » au lieu de « nouvelle audition » — donne à penser, du moins de prime abord, que le législateur britannique a voulu modifier la nature de la révision en appel, c’est‑à‑dire passer d’un appel relativement musclé par voie de nouvelle audition à un examen plus limité de la décision du tribunal inférieur. Cependant, il appert que la différence entre ces deux types d’appel et l’effet du changement de terminologie dans les nouvelles règles sur la nature de la révision en appel dans ce pays suscitent actuellement une certaine polémique dans ce pays.
231 Par exemple, dans l’arrêt Assicurazioni Generali SpA c. Arab Insurance Group, [2003] 1 W.L.R. 577 (C.A.), le lord juge Ward a dit dans des motifs distincts qu’avant la réforme du régime d’appel civil en 2000, [traduction] « l’appel interlocutoire interjeté devant la Cour d’appel était instruit par voie de contrôle de la décision du tribunal inférieur », même s’il l’était « théoriquement par voie de nouvelle audition » (par. 194). Par conséquent, même si les nouvelles règles ne parlaient plus de « nouvelle audition », mais de « contrôle », le lord juge Ward a conclu que le rôle d’une cour d’appel était demeuré essentiellement le même : [traduction] « [e]lle ne peut intervenir que si la décision du tribunal inférieur était erronée et, pour déterminer si une conclusion de fait était erronée ou non, nous examinons l’affaire rétrospectivement et nous nous abstenons de statuer à nouveau sans égard à l’opinion du juge » (par. 195). De même, le lord juge Clarke, s’exprimant au nom de la Cour d’appel dans cette affaire, a reconnu la valeur manifeste de la prétention selon laquelle la nouvelle terminologie avait modifié la nature de la révision en appel. Il a néanmoins conclu que malgré le renvoi exprès des règles antérieures à une nouvelle audition [traduction] « le rôle de la cour d’appel en était essentiellement un de contrôle » (par. 13).
232 À l’opposé, Jolowicz soutient que l’appel interjeté devant la Cour d’appel en application des anciennes Rules of the Supreme Court était instruit par voie de nouvelle audition et qu’ [traduction] « il arrivait rarement que les juges d’appel modifient une conclusion de fait du juge de première instance lorsqu’elle s’appuyait sur son appréciation de la crédibilité d’un témoin, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’étaient que les juges du droit » : J.A. Jolowicz, « The New Appeal : re‑hearing or revision or what? » (2001), 20 C.J.Q. 7, p. 7. Plus précisément, Jolowicz fait valoir que les dispositions des anciennes Rules of the Supreme Court suffisaient pour que la Cour d’appel d’Angleterre soit une véritable « cour d’appel » appelée à réexaminer des questions de fait et de droit, et non ce qu’on appelle ailleurs une « [c]our de cassation » où l’argumentation ne porte que sur l’observation des règles de droit par le tribunal inférieur (p. 7-8).
233 Aussi, dans l’arrêt S.S. Hontestroom c. S.S. Sagaporack, [1927] A.C. 37 (H.L.), p. 47, lord Sumner a affirmé : [traduction] « [b]ien sûr, nous avons compétence pour instruire l’affaire de nouveau à partir des notes sténographiques, ce qui comprend l’appréciation de la crédibilité relative des témoins, puisque des règles ayant force de loi assimilent l’appel à une nouvelle audition ». Voir aussi J. A. Jolowicz, « Court of Appeal or Court of Error? », [1991] Cambridge L.J. 54. Toutefois, à l’instar de Jolowicz, lord Sumner a signalé que [traduction] « le fait de ne pas avoir vu les témoins place les juges d’appel dans une situation toujours désavantageuse par rapport au juge de première instance », de sorte que « [l]orsque son appréciation de l’homme forme une partie substantielle de ses motifs de jugement, le juge de première instance a droit, si j’interprète bien les décisions, au respect de ses conclusions de fait » (p. 47).
234 Jolowicz soutient non seulement que, suivant les anciennes règles, l’appel interjeté devant la Cour d’appel était instruit par voie de nouvelle audition, en ce sens que la Cour d’appel était habilitée à « instruire l’affaire de nouveau à partir des notes sténographiques », mais aussi que le nouveau « contrôle » prévu à la partie 52 des Civil Procedure Rules [traduction] « diffère peu, ou ne diffère pas du tout, de la procédure antérieure » en ce que la Cour d’appel, lorsqu’elle « contrôle » la décision du tribunal inférieur en application des nouvelles règles, peut tenir compte de la preuve présentée au procès et exercer tous les pouvoirs que lui confèrent les règles (notamment celui de tirer des inférences de fait) : voir Jolowicz, « The New Appeal : re‑hearing or revision or what? », p. 11.
235 Il n’appartient évidemment pas à notre Cour de trancher. Quel que soit l’effet du nouveau libellé des règles régissant l’appel en Angleterre, en Saskatchewan, le texte de la loi sur la Cour d’appel n’a manifestement pas beaucoup changé au fil des ans, en sorte que la révision en appel y serait demeurée fidèle à ses racines historiques. Autrement dit, dans cette province, l’appel était et est toujours instruit par voie de nouvelle audition.
236 De plus, si l’on accepte qu’un appel par voie de nouvelle audition diffère d’un contrôle de la décision du tribunal inférieur et que le nouveau libellé des règles régissant l’appel en Angleterre, où la « nouvelle audition » est remplacée par le « contrôle », traduit une évolution vers un appel plus restreint dans ce pays (comme semble l’indiquer du moins leur simple lecture), on peut soutenir que, contrairement au Parlement britannique, le législateur de la Saskatchewan n’était pas disposé à payer le prix dont fait mention Andrews, c’est‑à‑dire réduire la possibilité de corriger une décision irrégulière afin de diminuer l’attente, le coût et l’incertitude associés à une instance civile. Il n’en voyait pas la nécessité. De plus, l’appel étant une création de la loi, les choix de politique législative en la matière doivent primer. Il semble que par l’adoption de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, le législateur de la Saskatchewan a réaffirmé son choix politique de faire en sorte que la Cour d’appel instruise les appels par voie de nouvelle audition. Si la nature de la révision en appel en Saskatchewan le préoccupe ou venait à le préoccuper, il lui serait loisible de modifier la Loi de 2000 sur la Cour d’appel : voir Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), par. 66. Pour le moment, la loi est claire : en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition.
237 Cependant, même si l’on convient avec les lords juges dans Assicurazioni que, en Angleterre, l’appel s’entendait et s’entend toujours d’un contrôle, contrairement à mon collègue le juge Fish, j’estime que la notion anglaise d’appel par voie de « contrôle » diffère de la canadienne, que notre Cour a récemment circonscrite dans Housen. Qui plus est, la notion anglaise d’appel par voie de contrôle se rapproche davantage de l’appel prévu en Saskatchewan qui, selon moi, est instruit par voie de nouvelle audition.
238 À titre d’exemple, Zuckerman fait observer que l’un des principes généraux sous‑jacents à un appel par voie de contrôle en Angleterre est qu’une cour d’appel ne doit pas modifier les conclusions de fait du tribunal inférieur parce que le juge qui a vu et entendu les témoins était mieux placé pour apprécier leur fiabilité et tirer des inférences de leurs témoignages. Il ajoute que ce principe est à l’origine d’une distinction dans la jurisprudence anglaise [traduction] « entre les conclusions sur des faits essentiels qui découlent entièrement de l’appréciation de la fiabilité des témoins et celles qui sont fondées à la fois sur l’appréciation des témoignages et sur l’analyse des documents et des circonstances, que la cour d’appel serait plus encline à modifier » (p. 766). Zuckerman explique cette distinction par le fait qu’[traduction] « une cour d’appel est aussi bien placée que le juge de première instance pour décider des inférences que commandent les éléments de preuve circonstancielle ou documentaire » : voir aussi Whitehouse c. Jordan, [1981] 1 All E.R. 267 (H.L.), lord Fraser.
239 De même, dans l’arrêt Assicurazioni, les lords juges Clarke et Ward ont tous deux affirmé que, malgré le remplacement du terme « nouvelle audition » par celui de « contrôle », le rôle de la Cour d’appel avait toujours été et était toujours de contrôler le jugement du tribunal inférieur pour déterminer si une erreur a été commise, mais ils ont clairement reconnu que, dans le cadre d’un tel contrôle, plus le juge du procès bénéficie d’un avantage par rapport à elle (p. ex. en ce qui concerne l’appréciation de la crédibilité), moins la cour d’appel doit être encline à intervenir. Cependant, lorsque le juge de première instance ne jouit pas d’un avantage relatif, notamment pour tirer des inférences, la cour d’appel interviendra plus volontiers. Le lord juge Ward l’a reconnu expressément :
[traduction] Lorsque les faits essentiels ne sont pas contestés et que le jugement a été rendu sur le fondement des inférences que le juge a tirées de la preuve présentée, la Cour d’appel, qui a le pouvoir de tirer toute inférence de fait qu’elle estime justifiée, interviendra volontiers relativement à l’appréciation de ces faits. [par. 197]
240 De mon point de vue, le type de « contrôle » auquel renvoient Zuckerman et les lords juges dans l’arrêt Assicurazioni ne paraît pas correspondre à la notion générale de « contrôle d’erreur » que l’on connaît au Canada. Dans Housen, les neuf juges ont convenu en principe que, dans le cadre d’un contrôle d’erreur, la norme applicable devait être la même pour les conclusions de fait et les inférences de fait, même si, comme je l’explique plus loin, les juges majoritaires et les juges minoritaires ne s’entendaient pas sur la mise en pratique de la norme dans le cas des secondes. Dans ses motifs, le juge Fish confirme que la même norme doit s’appliquer aux conclusions de fait comme aux inférences de fait : voir, p. ex., les par. 52‑55. Comme nous l’avons vu, la jurisprudence anglaise dit au contraire que lors d’un tel appel par voie de contrôle, il faut distinguer entre les conclusions de fait, pour lesquelles le juge de première instance bénéficie d’un avantage particulier (p. ex. pour l’appréciation de la crédibilité), et les inférences de fait, pour lesquelles il ne jouit d’aucun avantage. La cour d’appel interviendra plus volontiers dans ce dernier cas, et il s’ensuit selon moi, contrairement au point de vue canadien, que la même norme de révision ne saurait s’appliquer dans les deux cas.
241 Non seulement l’appel par voie de « contrôle » dont font état Zuckerman et les lords juges dans l’arrêt Assicurazioni diffère de ce qu’on entend par ce type d’appel au Canada, mais à certains égards, il s’apparente en fait davantage à l’appel propre à la Saskatchewan. Comme je l’explique dans les présents motifs, en Saskatchewan, où l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, lorsque le juge de première instance bénéficie d’un avantage particulier par rapport au tribunal d’appel relativement aux conclusions de fait, la Cour d’appel n’interviendra et ne substituera sa propre appréciation de la preuve que si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en appréciant les faits. Par contre, le juge de première instance n’étant pas mieux placé que la Cour d’appel pour tirer des inférences de fait à partir de faits dûment établis, je soutiens que la Cour d’appel interviendra plus volontiers lorsqu’une inférence sera en cause. Plus précisément, je suis d’avis que la Cour d’appel de la Saskatchewan écartera une inférence de fait déraisonnable pour y substituer la sienne. Cette démarche à l’égard des conclusions et des inférences de fait, sur laquelle je reviendrai plus en détail, semble être sensiblement la même que celle adoptée en Angleterre (où l’appel s’entend désormais d’un « contrôle »), en ce sens qu’elle fait également une distinction entre conclusions et inférences de fait et préconise une plus grande déférence à l’égard des premières lorsque le juge bénéficie d’un avantage particulier.
242 Il s’ensuit donc que les termes employés (« nouvelle audition » ou « contrôle ») peuvent être trompeurs. Dans ces circonstances, et en particulier parce que l’appel est une création législative, il est préférable d’axer l’analyse sur la loi qui confère à la cour d’appel sa compétence et ses pouvoirs pour déterminer la nature de la révision en appel. Je le répète, la loi est claire en l’espèce : en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition.
(iii) Conclusion sur la nature de la révision en appel en Saskatchewan
243 Après avoir examiné le sens grammatical et ordinaire des mots employés aux art. 13 et 14 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, ainsi que l’objet de la Loi, l’objet des dispositions établissant le cadre législatif de l’appel et les fondements historiques de la Loi, il me semble clair que, en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, la Cour d’appel étant tenue de se fonder sur sa propre appréciation de la preuve et habilitée à tirer des inférences de fait et à rendre la décision qu’aurait dû rendre le juge de première instance. Vu cette conclusion, et même si la Cour d’appel n’est pas liée par les conclusions tirées de la preuve en première instance, une question demeure : dans quelles circonstances la Cour d’appel se fondera‑t‑elle sur sa propre appréciation de la preuve et rendra‑t‑elle, au besoin, la décision qui aurait dû l’être? Dans le présent pourvoi, la question qui nous intéresse particulièrement est celle de savoir dans quels cas la Cour d’appel pourra le faire à l’égard d’une question de fait. Il nous faut donc déterminer ce que commande la politique judiciaire dans le contexte particulier de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel.
(3) Considérations de politique judiciaire
244 Contrairement à la Cour d’appel de la Saskatchewan, j’estime que l’obligation que lui fait l’art. 14 de la Loi de se fonder sur sa propre appréciation de la preuve est subordonnée au principe judiciaire voulant que le juge de première instance ait un avantage particulier sur elle du fait qu’il entend les témoignages de vive voix et assiste à toute l’instruction. C’est aussi l’opinion de la plupart des auteurs, dont J.‑C. Royer, La preuve civile (3e éd. 2003), p. 324. Notre Cour a reconnu à maintes reprises la situation privilégiée du juge de première instance : voir, p. ex., Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705, p. 794, la juge L’Heureux‑Dubé; St‑Jean c. Mercier, [2002] 1 R.C.S. 491, 2002 CSC 15, par. 36. Voici comment, dans le contexte d’un appel par voie de nouvelle audition, la Haute Cour d’Australie a récemment décrit l’avantage dont jouit le juge de première instance, une description particulièrement pertinente en l’espèce :
[traduction] D’une part, la cour d’appel est tenue de « rendre le jugement qui, à son avis, aurait dû être rendu en première instance ». D’autre part, elle doit nécessairement respecter les « limites normales » auxquelles se heurte toute cour d’appel agissant entièrement ou dans une large mesure sur la foi du dossier. Au nombre de ces limites, mentionnons sa situation désavantageuse par rapport au juge de première instance en ce qui touche à la crédibilité des témoins et à l’« impression » qui se dégage de l’affaire et qu’une cour d’appel, à la lecture de la transcription, n’est pas toujours en mesure de partager pleinement. En outre, généralement, la cour d’appel n’est pas saisie de tous les éléments de preuve présentés au procès, ou n’en prend pas connaissance. Dans la plupart des cas, le juge de première instance jouit donc d’avantages découlant de l’obligation de recevoir et d’examiner tous les éléments de preuve et de la possibilité, sur une plus longue période en général, de soupeser la preuve dans son ensemble et d’en tirer des conclusions.
(Fox c. Percy, par. 23 (citations omises))
245 L’avantage particulier du juge de première instance exige de la Cour d’appel de la Saskatchewan qu’elle fasse preuve d’une certaine déférence lorsqu’elle apprécie la preuve conformément à la prescription de l’art. 14 de la Loi : voir Valley Beef Producers Co‑operative, par. 87. Plus précisément, lorsque la décision de première instance se fonde sur un élément faisant jouer cet avantage particulier (au premier chef, la conclusion de fait fondée sur une appréciation de la crédibilité), la Cour d’appel doit en tenir dûment compte : voir Fox c. Percy, par. 25. Il ne faut néanmoins pas perdre de vue que la Cour d’appel a l’obligation légale d’instruire l’appel par voie de nouvelle audition, et comme l’a fait remarquer la Haute Cour d’Australie :
[traduction] [L]e simple fait que le juge de première instance a tiré une conclusion favorable aux témoins d’une partie et défavorable à ceux d’une autre n’empêche pas et ne doit pas empêcher la cour d’appel de s’acquitter des fonctions que lui confère la loi. Il arrive parfois que des faits irréfutables ou un témoignage non contredit démontrent que les conclusions du juge de première instance sont erronées même si elles paraissent fondées sur une appréciation de la crédibilité ou sont présentées comme telles. [par. 28]
246 En outre, bien que je sois d’avis que la Cour d’appel doit faire preuve de déférence à l’égard d’une décision fondée sur un élément faisant jouer l’avantage particulier du juge de première instance, la même obligation de déférence ne s’applique pas à l’inférence de fait ni à l’appréciation d’un ensemble de faits en fonction d’une norme juridique : voir H.L. (C.A.), par. 68. Comme la Cour d’appel l’a signalé en l’espèce et confirmé dans plusieurs autres affaires, elle [traduction] « est aussi bien placée que le juge de première instance pour tirer des inférences de fait d’un ensemble de faits prouvés ou reconnus » : voir Montgomerie & Co. c. Wallace‑James, p. 75; Mersey Docks and Harbour Board c. Procter, p. 258‑259; Warren c. Coombes (1979), 142 C.L.R. 531 (H.C. Austr.), p. 551, cité avec approbation dans Fox c. Percy, par. 25. Notre Cour l’a en fait également confirmé dans l’arrêt Workmen’s Compensation Board c. Greer, [1975] 1 R.C.S. 347, p. 357‑358, où elle a dit ce qui suit après avoir cité l’arrêt Montgomerie & Co. c. Wallace‑James de la Chambre des lords :
. . . la pratique de cette Cour, qui témoigne d’une répugnance à modifier des conclusions de fait concordantes de deux cours provinciales, ne s’applique pas avec la même vigueur à des déductions tirées d’opinions contradictoires de spécialistes qu’à des conclusions fondées sur la preuve directe de certains faits.
Dans l’arrêt Toneguzzo‑Norvell (Tutrice à l’instance de) c. Burnaby Hospital, [1994] 1 R.C.S. 114, p. 122, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a souscrit à l’arrêt Greer de notre Cour, mais a développé sa pensée comme suit :
Je reconnais que le principe de non‑intervention d’une cour d’appel dans les conclusions de fait d’un juge de première instance ne s’applique pas avec la même vigueur aux conclusions tirées de témoignages d’expert contradictoires lorsque la crédibilité de ces derniers n’est pas en cause. Il n’en demeure pas moins que, selon notre système de procès, il appartient essentiellement au juge des faits, en l’espèce le juge de première instance, d’attribuer un poids aux différents éléments de preuve.
247 Ma conclusion selon laquelle l’inférence ne commande pas la même déférence en appel est étayée par le fait que l’art. 14 de la Loi confère expressément à la Cour d’appel le pouvoir de tirer des inférences de fait et de rendre la décision qui aurait dû l’être à son avis, un pouvoir qui comporte nécessairement celui de tirer des inférences appréciatives : H.L. (C.A.), par. 68.
(4) Lorsqu’elle doit se prononcer sur une question de fait, dans quelles circonstances la Cour d’appel peut‑elle se fonder sur sa propre appréciation de la preuve et, au besoin, rendre la décision qui aurait dû l’être?
248 Après l’examen de l’incidence des considérations de politique judiciaire concernant l’avantage particulier dont jouit le juge de première instance à l’égard, notamment, d’une conclusion de fait fondée sur une appréciation de la crédibilité, je me penche maintenant sur la question suivante. Lorsqu’elle doit se prononcer sur une question de fait, dans quelles circonstances la Cour d’appel peut‑elle se fonder sur sa propre appréciation de la preuve et, au besoin, rendre la décision qui aurait dû l’être?
249 Dans l’ensemble, je suis d’accord avec la conclusion de la Cour d’appel :
[traduction] Lorsque la décision d’un juge de la Cour du Banc de la Reine siégeant sans jury est portée en appel sur le fondement de l’al. 7(2)a) et de l’art. 13 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, la Cour d’appel doit, suivant l’art. 14 de cette loi, réentendre l’affaire en fonction des motifs d’appel et se former sa propre opinion en tenant compte du jugement porté en appel et en lui accordant une importance particulière lorsque la crédibilité d’un témoin est en cause, tout en jouissant de l’entière liberté de tirer ses propres inférences des faits prouvés ou reconnus, et rendre une décision en conséquence . . .
(H.L. (C.A.), par. 77)
250 Je me permets d’apporter deux précisions. Premièrement, la déférence s’impose à l’égard non seulement d’une décision de première instance où la crédibilité des témoins est en jeu, mais aussi de toute décision faisant jouer l’avantage particulier du juge de première instance, notamment lorsqu’une conclusion de ce dernier repose sur son appréciation globale des éléments de preuve présentés au procès (lesquels ne sont pas nécessairement tous mis à la disposition de la Cour d’appel), également qualifiée d’« impression » se dégageant de l’affaire : voir Fox c. Percy, par. 23. Deuxièmement, comme je l’ai déjà mentionné, selon la juste interprétation de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, la principale fonction de la Cour d’appel consiste à réparer l’erreur ou la lacune qui entache une décision. Vu ce rôle confié à la « cour de révision », je souligne que [traduction] « [s]i, après avoir dûment tenu compte de la situation privilégiée du juge de première instance, elle conclut qu’une erreur a été commise, la Cour d’appel peut et doit s’acquitter de ses obligations en appel conformément à la loi » : Fox c. Percy, par. 27. Là encore, je dois faire observer que la formulation est boiteuse à cause de l’emploi du mot « erreur ». Mais dans le contexte considéré, l’on comprendra que même si le critère de l’erreur manifeste ne s’applique pas, la Cour d’appel ne substituera sa propre appréciation des faits à celle du juge de première instance que si elle découvre une faille dans le raisonnement de ce dernier.
251 Selon moi, contrairement aux prétentions du procureur général de la Saskatchewan, cet énoncé général des circonstances dans lesquelles la Cour d’appel de la Saskatchewan peut modifier la décision de première instance ne signifie pas que la conclusion factuelle ne faisant pas jouer l’avantage particulier du juge de première instance et l’inférence de fait doivent être révisées selon la norme de la décision correcte. D’abord, en Saskatchewan l’appel est instruit, je le répète, par voie de nouvelle audition, et non de contrôle d’erreur. Par conséquent, la notion de « contrôle » de la décision en fonction de quelque norme, à plus forte raison celle de la décision correcte, ne saurait s’appliquer dans les circonstances de l’espèce. Ensuite, la norme de la décision correcte implique que le tribunal de révision ne fait preuve d’aucune déférence à l’égard de la décision du tribunal inférieur, alors qu’il ressort de l’affirmation générale de la Cour d’appel dans H.L. (C.A.), citée précédemment, que même si l’art. 14 de la Loi lui fait obligation de réentendre l’affaire en fonction des motifs d’appel et de se former sa propre opinion, elle doit tenir compte du jugement porté en appel. La charge d’un juge de première instance commande le respect, et l’on présupposera (et non présumera) que la décision d’un tel juge est exempte d’erreur : voir Valley Beef Producers Co‑operative, par. 117 et 120.
252 En ce qui concerne maintenant les circonstances dans lesquelles, lorsqu’il lui faut se prononcer sur une question de fait, la Cour d’appel peut se fonder sur sa propre appréciation de la preuve et, au besoin, rendre la décision qui aurait dû l’être, je distingue entre trois types de questions de fait : (i) la conclusion factuelle qui fait jouer l’avantage particulier du juge de première instance; (ii) celle qui ne le fait pas; (iii) l’inférence fondée sur une conclusion de fait. Je distingue entre la conclusion factuelle qui fait jouer l’avantage particulier du juge de première instance et celle qui ne le fait pas parce que, comme je l’ai dit, la première commande une plus grande déférence. Je fais une distinction entre la conclusion factuelle en général et l’inférence de fait, les deux étant différentes sur le plan analytique : voir Housen, par. 103 (opinion de la minorité). L’inférence suppose une déduction logique fondée sur une conclusion de fait en vue d’arriver à une conclusion sur le plan du droit ou des faits. En l’espèce, nous nous intéressons uniquement à l’inférence factuelle.
a) Conclusion factuelle faisant jouer l’avantage particulier du juge de première instance
253 Je le répète, la Cour d’appel doit faire preuve d’une certaine déférence vis‑à‑vis des conclusions factuelles qui font jouer l’avantage particulier du juge de première instance. Dans la mesure où la terminologie propre aux « normes de contrôle » est utile dans le contexte d’un appel par voie de nouvelle audition, ne serait‑ce que par souci de clarté, on peut soutenir que, même si elle n’est pas liée par les conclusions que le juge de première instance a tirées de la preuve, lorsque ces conclusions font jouer l’avantage particulier du juge de première instance, la Cour d’appel n’interviendra et ne se fondera sur sa propre appréciation de la preuve que si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en appréciant les faits : H.L. (C.A.), par. 77. Cela dit, il faut se rappeler que la principale fonction de la Cour d’appel de la Saskatchewan est de réparer l’erreur ou la lacune qui entache la décision et qu’elle doit s’en acquitter même lorsque [traduction] « le juge de première instance est expressément ou implicitement arrivé à une conclusion influencée par son opinion sur la crédibilité des témoins » : Fox c. Percy, par. 29. En pareil cas, [traduction] « après avoir dûment tenu compte des avantages dont bénéficie le juge de première instance », la Cour d’appel ne doit pas craindre de se fonder sur sa propre appréciation de la preuve si elle estime que celle du juge de première instance est entachée d’une erreur manifeste et dominante.
b) Conclusion factuelle ne faisant pas jouer l’avantage particulier du juge de première instance
254 La conclusion factuelle qui ne fait pas jouer l’avantage particulier du juge de première instance ne commande pas la même déférence. Aussi, même si elle présupposera qu’une conclusion factuelle est exempte d’erreur, étant donné le respect dû à la charge d’un juge de première instance, lorsqu’elle estimera qu’une erreur a bel et bien été commise, la Cour d’appel se fondera sur sa propre appréciation de la preuve : voir Valley Beef Producers Co‑operative, par. 117. Par analogie avec ce qui précède, dans la mesure où la terminologie propre aux « normes de contrôle » est utile, l’on peut soutenir que, même si elle n’est pas liée par les conclusions que le juge de première instance a tirées de la preuve, la Cour d’appel n’interviendra et ne se fondera sur sa propre appréciation de la preuve que si le juge de première instance a commis une simple erreur en appréciant les faits.
255 La simple erreur doit être distinguée de l’erreur manifeste et dominante. Le juge de première instance n’étant généralement pas mieux placé que la Cour d’appel pour tirer des conclusions factuelles n’exigeant pas d’avoir entendu les témoignages de vive voix ni d’avoir assisté à toute l’instruction, la seule déférence qui s’impose consiste à présupposer (et non à présumer) que l’appréciation des faits par le juge de première instance n’est entachée d’aucune erreur : voir Valley Beef Producers Co‑operative, par. 117; H.L. (C.A.), par. 73. Lorsqu’elle y décèle une simple erreur — point n’est besoin qu’il s’agisse d’une erreur manifeste et dominante — , la Cour d’appel doit intervenir et se fonder sur sa propre appréciation de la preuve. J’ajoute que, suivant la juste interprétation de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, la principale fonction de la Cour d’appel est de réparer l’erreur ou la lacune qui entache la décision.
c) Inférence de fait
256 En l’espèce, nous nous attachons particulièrement aux conditions auxquelles, dans le contexte d’un appel par voie de nouvelle audition, la Cour d’appel infirmera une inférence de fait du juge de première instance et lui substituera la sienne. Encore une fois, je le répète, le juge de première instance n’est pas mieux placé que la Cour d’appel pour tirer une inférence de fait d’un ensemble de faits dûment établis, que ce soit en première instance ou en appel : voir Valley Beef Producers Co‑operative, par. 86; H.L. (C.A.), par. 68. De plus, il faut se rappeler que la fonction première de la Cour d’appel est de réparer l’erreur ou la lacune qui entache la décision. L’inférence étant affaire de logique et sa justesse ne pouvant jamais être établie avec certitude, l’emploi du mot « erreur » est inopportun à son égard; je privilégie la notion de « raisonnabilité ». Comme l’art. 14 de la Loi dit entre autres que « [l]a Cour se détermine en se fondant sur sa propre appréciation de la preuve et peut tirer les inférences factuelles . . . », on peut faire valoir que la Cour d’appel « peut » tirer sa propre inférence de fait lorsque, après avoir apprécié elle‑même la preuve et comparé cette appréciation avec l’inférence de fait tirée par le juge de première instance, elle arrive à la conclusion que celle‑ci n’était pas raisonnable. En d’autres termes, dans le contexte d’un appel par voie de nouvelle audition, le critère auquel la Cour d’appel doit satisfaire pour substituer sa propre inférence de fait à celle du juge de première instance est celui de la raisonnabilité. Néanmoins, vu le respect que commande la charge de juge de première instance, la Cour d’appel doit, comme dans le cas d’une conclusion de fait qui ne fait pas jouer l’avantage particulier du juge de première instance, présupposer que ce dernier a tiré une inférence de fait raisonnable : voir Valley Beef Producers Co‑operative, par. 120. Dans cet arrêt, la Cour d’appel a bien résumé cette notion :
[traduction] Lorsque, après avoir déterminé quelles inférences pouvaient être tirées à juste titre, la Cour d’appel conclut que celles du juge en chambre étaient raisonnables, comme on le présuppose, elle ne doit pas intervenir. Lorsqu’elle arrive à la conclusion contraire, ou qu’elle a un doute sérieux, elle doit se fonder sur sa propre appréciation de ce que la preuve permet d’inférer et établir les faits secondaires comme elle le juge indiqué dans l’exercice de sa faculté de discernement. [par. 120]
(5) Jurisprudence relative aux normes de révision en appel
257 En dernier lieu, je m’appliquerai à concilier avec la jurisprudence pertinente ma conclusion sur la nature de la révision en appel en Saskatchewan et sur les circonstances dans lesquelles la Cour d’appel se fondera sur sa propre appréciation de la preuve et, au besoin, rendra la décision qui aurait dû l’être.
258 J’ai expliqué précédemment pourquoi, en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, et non de contrôle d’erreur, de sorte que la Cour d’appel n’a pas à accepter les conclusions que le juge de première instance a tirées de la preuve, mais doit plutôt se déterminer en fonction de sa propre appréciation de la preuve. De plus, j’ai souligné le caractère unique de la Loi de la Saskatchewan, qui habilite la Cour d’appel à procéder ainsi. Dans ce contexte, j’estime que l’examen de la jurisprudence sur la révision en appel en vue de la concilier avec ma conclusion sur la nature de la révision en appel et les « normes de contrôle » en appel applicables dans la province doit mettre l’accent sur les décisions relatives à la Saskatchewan et, plus particulièrement, sur celles de notre Cour et de la Cour d’appel de la Saskatchewan. D’autant plus que les normes générales applicables en appel semblent s’éloigner de l’appel par voie de nouvelle audition et se rapprocher de l’appel par voie de contrôle d’erreur : H.L. (C.A.), par. 86. En outre, comme l’a signalé la Cour d’appel, ces normes générales [traduction] « n’ont pas tant évolué en fonction de dispositions législatives que de considérations de politique judiciaire — irrévocabilité des jugements, coût et attente associés à l’appel, affectation de ressources judiciaires limitées, etc. » (par. 81). Cependant, l’appel étant une création législative, ces considérations de politique judiciaire doivent être appréciées à la lumière de la mission dont la Cour d’appel est légalement investie. En l’espèce, l’assemblée législative de la Saskatchewan, en adoptant la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, a enjoint à sa cour d’appel de statuer à l’issue d’une nouvelle audition, et non d’un contrôle d’erreur, avec l’objectif général de réparer une erreur et de rétablir les choses : Valley Beef Producers Co‑operative, par. 70. Les considérations de politique judiciaire susmentionnées perdent donc leur pertinence et ne doivent pas être invoquées pour limiter le droit d’appel à première vue illimité et les vastes pouvoirs de la cour d’appel — prévus par la loi dans la province de la Saskatchewan — de donner suite à l’exercice de ce droit. Ce sont plutôt d’autres politiques qui s’appliquent.
259 En me penchant sur l’interprétation, par notre Cour et la Cour d’appel de la Saskatchewan, de la nature de la révision en appel et des « normes de contrôle » en appel applicables en Saskatchewan, malgré l’affirmation du juge Fish au par. 98 de ses motifs selon laquelle « [n]ulle décision où la Cour d’appel a revendiqué le pouvoir d’instruire l’appel par voie de nouvelle audition n’a été portée à notre attention », j’ai constaté qu’un certain nombre de décisions de la Cour d’appel de la Saskatchewan appuient ma conclusion que, dans cette province, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, et non de contrôle d’erreur. De plus, si des arrêts de notre Cour et de la Cour d’appel de la Saskatchewan semblent contredire ma conclusion, ils peuvent, à mon avis, être conciliés avec elle de trois façons. Premièrement, un certain nombre de ces arrêts établissent que la conclusion de fait tirée au procès sur le fondement de la crédibilité d’un témoin ne doit être infirmée en appel que si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante ayant entaché son appréciation des faits. Cela ne va pas à l’encontre de ma conclusion sur la nature de la révision en appel en Saskatchewan et les circonstances dans lesquelles la Cour d’appel, lorsqu’elle doit se prononcer sur une conclusion factuelle faisant jouer l’avantage particulier du juge de première instance, peut intervenir et se fonder sur sa propre appréciation de la preuve. Il est donc possible de concilier ces arrêts avec ma conclusion en ne retenant que leur ratio decidendi. Deuxièmement, certains de ces arrêts ne font aucune mention de la Loi de la Saskatchewan, même si elle est la seule au Canada à soustraire la Cour d’appel à l’obligation d’accepter les conclusions tirées de la preuve par le juge de première instance et à lui enjoindre de se fonder sur sa propre appréciation de la preuve. Par conséquent, j’estime préférable de considérer qu’ils s’appliquent à l’appel en général, qui se rapproche désormais davantage du contrôle judiciaire que de l’appel instruit en Saskatchewan à l’issue d’une nouvelle audition sous le régime de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel. Enfin, certains arrêts ou, du moins, certains de leurs aspects, pourraient simplement nécessiter un réexamen à la lumière de l’analyse qui précède concernant la nature de la révision en appel en Saskatchewan. Notre Cour n’est pas liée par les décisions des tribunaux inférieurs, surtout lorsque la jurisprudence est contradictoire.
a) Arrêts de la Cour d’appel de la Saskatchewan étayant ma conclusion selon laquelle, en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition
260 Le juge Fish affirme, au par. 97 de ses motifs, que « la Cour d’appel de la Saskatchewan semble avoir vu dans son mandat légal le pouvoir de vérifier si la décision est exempte d’erreur, et ce, bien des décennies avant les arrêts Lensen et Housen ». En toute déférence, je ne peux être d’accord, car, je le répète, depuis l’adoption de la Court of Appeal Act de 1915, la Cour d’appel de la Saskatchewan a opté pour l’appel par voie de nouvelle audition préconisé initialement dans Coghlan c. Cumberland, puis approuvé par le juge Anglin dans Annable c. Coventry et Greene, Swift & Co. c. Lawrence : voir, p. ex., Miller c. Foley & Sons; Messer c. Messer; Monaghan c. Monaghan; Kowalski c. Sharpe; Tarasoff c. Zielinsky; Matthewson c. Thompson; French c. French, p. 443; Wilson c. Erbach, p. 666.
261 Par exemple, dans l’affaire Miller c. Foley & Sons, où l’appel visait uniquement une conclusion de fait tirée par le juge de première instance, la Cour d’appel a conclu que, [traduction] « [d]ans une affaire de ce genre, la règle veut sans aucun doute que la Cour réentende l’affaire et infirme la décision lorsque, après un examen minutieux, elle est convaincue de son caractère erroné » (p. 665). De même, dans Monaghan c. Monaghan, la Cour d’appel a confirmé que, suivant l’art. 8 de la Court of Appeal Act, R.S.S. 1930, ch. 48, elle avait l’obligation de réexaminer la preuve :
[traduction] Nous sommes saisis de l’appel de la décision d’un juge siégeant sans jury, et il est donc de notre devoir de réexaminer la preuve, d’autant plus qu’il nous incombe d’assurer l’application de l’art. 8 de la Court of Appeal Act, R.S.S. 1930, ch. 48. Le règlement du litige ne tient pas à la crédibilité relative des témoins, et il ne s’agit pas d’ajouter foi à un témoin plutôt qu’à un autre; évidemment, si tel était le cas, des considérations différentes s’appliqueraient. [p. 5]
262 En outre, dans l’affaire Tarasoff c. Zielinsky, la Cour d’appel a confirmé à la p. 138 qu’elle était aussi bien placée que le juge de première instance pour tirer une inférence de fait et conclure, en l’espèce, que le défunt avait été tué par le taureau du défendeur. Aussi, dans French c. French, p. 443, elle a indiqué qu’elle devait statuer en fonction de sa propre appréciation de la preuve lorsqu’elle ne pouvait faire siennes les inférences que le juge de première instance avait tirées des faits :
[traduction] Par conséquent, je peux seulement dire, en toute déférence, que je ne peux être d’accord avec les inférences que [le juge de première instance] tire des faits. Je dois donc statuer en me fondant sur ma propre appréciation de la preuve : The Court of Appeal Act, R.S.S. 1930, ch. 48, art. 8; Lysnar c. National Bank of N.Z., [1935] 1 W.W.R. 625.
(Voir également Wilson c. Erbach, p. 666.)
263 Non seulement la Cour d’appel de la Saskatchewan a adopté l’appel par voie de nouvelle audition bien avant les arrêts Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672, et Housen de notre Cour (sur lesquels je reviendrai), mais elle semble avoir continué depuis de privilégier cette forme de révision en appel.
264 À titre d’exemple, dans l’arrêt Valley Beef Producers Co‑operative, la Cour d’appel a saisi l’occasion d’examiner en détail la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, étant donné sa nouveauté à l’époque et la crainte des avocats de la province que la Cour d’appel ne connaisse un déclin du fait qu’elle ne voudrait ou ne pourrait plus instruire les appels avec la vigueur d’autrefois. Voici comment la Cour d’appel a expliqué cette appréhension :
[traduction] La crainte, qui semble s’être accrue ces dernières années, est due aux « normes de révision en appel » — expression de plus en plus générale aujourd’hui consacrée — , un ensemble de normes nationales uniformes en constante évolution régissant le règlement des questions de fait et de droit soulevées devant la Cour d’appel. Il nous faut reconnaître cette crainte et en tenir compte. [par. 32]
265 Dans son analyse de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, la Cour d’appel a signalé que le droit d’appel conféré par l’al. 7(2)a), et accru par l’art. 13 lorsque aucune restriction ne s’applique, est [traduction] « un droit permettant d’abord et avant tout à son titulaire d’obtenir la réparation de toute erreur ou lacune décelée dans la décision qui le touche » (par. 65). En ce qui concerne le par. 12(1), elle a affirmé que le législateur [traduction] « aurait pu difficilement s’exprimer de manière plus générale, ce qui traduit l’intention d’investir véritablement la Cour d’appel du pouvoir de prendre les mesures qui s’imposent à l’égard de la décision portée en appel » (par. 70). Même s’il n’était pas nécessaire d’analyser les art. 13 et 14 pour statuer dans cette affaire, qui portait essentiellement sur la définition et l’application du droit applicable par le juge de première instance, la Cour d’appel a néanmoins ajouté que [traduction] « [l]’art. 14, à l’instar de l’art. 13, vise les questions de fait, mais va plus loin et habilite la Cour d’appel à rendre jugement, ce qui suppose l’application du droit aux faits dûment établis » (par. 73). La Cour d’appel a conclu que [traduction] « [t]out cela, évidemment, cadre bien avec la notion d’appel par voie de nouvelle audition. »
266 En ce qui a trait à la principale question en litige dans le présent pourvoi — dans quelles circonstances la Cour d’appel exercera les pouvoirs de réparation que lui confère le par. 12(1) et marquera son désaccord avec la décision du juge en chambre quant (i) à la définition du droit applicable et (ii) à l’application de ce droit aux faits de l’espèce — , la Cour d’appel a conclu qu’elle exercera ces pouvoirs [traduction] « si elle est convaincue qu’une erreur de droit ou une lacune importantes entache la décision portée en appel » (par. 92). De plus, même si elle était d’avis que l’appel par voie de nouvelle audition s’appliquait toujours en Saskatchewan, dans la mesure où le fondement de l’exercice de ses pouvoirs reprenait la terminologie des « normes de contrôle », la Cour d’appel s’est aussi prononcée sur les normes applicables en Saskatchewan (par. 95‑96).
267 Premièrement, en ce qui concerne les questions de droit, qui, selon elle, comprennent tant la définition du droit que son application aux faits, la Cour d’appel a dit que la norme applicable en Saskatchewan était celle de la décision correcte (par. 96 et 111). Sur ce point, elle a reconnu que sa décision allait à l’encontre de l’opinion majoritaire dans l’arrêt Housen; elle a tenté de justifier cette contradiction de nombreuses façons, notamment en signalant que l’arrêt Housen ne faisait pas mention de la loi sur la Cour d’appel de la Saskatchewan (par. 108). Deuxièmement, au chapitre des questions de fait, elle a conclu que les conclusions relatives à des faits dits essentiels et secondaires (que j’appelle « conclusions factuelles » et « inférences de fait ») qui ne tiennent pas à l’audition des témoignages de vive voix ni à l’appréciation de la crédibilité, [traduction] « ne commandent pas une plus grande déférence que la charge du juge, dont on peut présupposer, s’agissant d’un juge d’une cour supérieure, qu’il a tiré des conclusions de fait raisonnables » (par. 117). À l’opposé, dans le cas des conclusions de fait découlant de témoignages entendus de vive voix et de l’appréciation de la crédibilité, la Cour d’appel a statué que, [traduction] « encore une fois, elle appliquera la norme de la “raisonnabilité”, de la même manière et dans la même mesure, mais en faisant preuve d’une déférence sensiblement plus grande en raison de l’avantage que confère au juge, à l’exclusion de la Cour d’appel, le fait d’avoir vu et entendu les témoins » (par. 119).
268 Il semble y avoir une certaine divergence entre ma conclusion et celle de la Cour d’appel dans Valley Beef Producers Co‑operative quant aux circonstances dans lesquelles la Cour d’appel peut modifier la décision du juge de première instance en se fondant plutôt sur sa propre appréciation de la preuve, mais elle a peu d’importance. Notre Cour peut au besoin concilier les deux points de vue. Il importe surtout que, dans Valley Beef Producers Co‑operative, une décision rendue après l’adoption de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel et après l’arrêt Housen, la Cour d’appel a confirmé que [traduction] « l’appel par voie de nouvelle audition s’applique toujours », du moins en Saskatchewan (par. 95).
269 Dans la présente affaire, la Cour d’appel a de nouveau adopté cette position sur la nature de la révision en appel dans la province : voir H.L. (C.A.), par. 77.
b) Conciliation avec les arrêts qui semblent contredire ma conclusion selon laquelle, en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition
270 Les arrêts de notre Cour et de la Cour d’appel de la Saskatchewan qui semblent contredire ma conclusion sur la nature de la révision en appel et les « normes de contrôle » en appel applicables dans la province peuvent, à mon avis, être conciliés avec elle de trois façons : (i) en ne retenant que leur ratio decidendi, (ii) en les distinguant parce qu’ils ne font mention ni de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel ni des lois qu’elle a remplacées, ou (iii) en les réexaminant simplement à la lumière de l’analyse qui précède concernant la nature de la révision en appel en Saskatchewan. J’examinerai ci‑après chacun des arrêts cités par le juge Fish qui semblent aller à l’encontre de ma conclusion selon laquelle l’appel est instruit par voie de nouvelle audition en Saskatchewan.
(i) L’arrêt Board of Education of the Long Lake School Division No. 30 of Saskatchewan c. Schatz
271 Avant l’arrêt Lensen (que j’examine plus loin), en Saskatchewan, l’arrêt de principe en matière de révision en appel était Board of Education of the Long Lake School Division No. 30 of Saskatchewan c. Schatz (1986), 49 Sask. R. 244. Dans cet arrêt, s’exprimant également au nom du juge Tallis, le juge Sherstobitoff a conclu que la norme applicable à l’intervention de la Cour d’appel à l’égard d’une conclusion de fait du juge de première instance était celle de « l’erreur manifeste et dominante ». Même s’il a reconnu que ce que l’art. 8 de la Court of Appeal Act (devenu l’art. 14 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel) exigeait de la Cour d’appel s’apparentait à une « nouvelle audition », le juge Sherstobitoff a dit par ailleurs :
[traduction] Si, à première vue, l’art. 8 paraît conférer non seulement le pouvoir, mais aussi l’obligation de « réentendre » l’affaire ou de l’« instruire à nouveau », la simple équité et la justice la plus élémentaire requièrent d’un tribunal d’appel qu’il reconnaisse que le juge de première instance a l’immense avantage de pouvoir apprécier les témoignages et de constater les faits, par opposition à un tribunal d’appel, confiné à l’étude froide, sans nuance, du dossier de première instance, dénué de la tension, de l’émotion, du pittoresque et de l’atmosphère qui ont imprégné le procès et qui sont tous des facteurs incommensurablement importants et si utiles au juge de première instance pour arriver à ses conclusions. C’est pour ces raisons qu’un tribunal d’appel doit traiter avec une grande déférence les constatations de fait du juge de première instance. La Cour suprême du Canada a examiné la question à de nombreuses occasions et ces principes ressortent de ses arrêts. [p. 248]
272 Après un examen approfondi de la jurisprudence relative au pouvoir d’une cour d’appel de réviser une conclusion de fait, le juge Sherstobitoff a résumé ainsi les principes généralement reconnus qui s’en dégageaient :
[traduction]
1. La Cour d’appel doit, suivant l’art. 8 de la Court of Appeal Act, examiner les conclusions de fait contestées du juge de première instance et, si elle décèle une erreur, tirer ses propres conclusions de fait et les substituer, dans la mesure du possible, à celles du juge de première instance.
2. Lors de leur examen, les conclusions de fait du juge de première instance commandent de prime abord une grande déférence étant donné l’énorme avantage dont jouit le juge du procès pour apprécier la preuve.
3. En ce qui concerne l’appréciation de la crédibilité et les conclusions de fait fondées sur celle‑ci, une cour d’appel ne doit intervenir que si elle est convaincue que le juge de première instance a commis une erreur et que si l’erreur fatale peut être déterminée.
4. Lorsque le litige porte sur des conclusions que le juge de première instance a tirées de la preuve dans son ensemble, une cour d’appel ne doit intervenir qu’en cas d’erreur manifeste ou dominante. Il doit être démontré que le juge de première instance n’a pas mis son avantage à profit ou que, de toute évidence, il l’a fait à mauvais escient.
5. Lorsqu’une conclusion de fait est étayée par un élément de preuve, une cour d’appel ne doit pas intervenir en l’absence d’une erreur manifeste ou démontrable. [Souligné dans l’original; p. 251.]
273 Même si cela ne règle pas tous les points de divergence entre l’arrêt Long Lake School Division et ma conclusion en l’espèce, il faut noter que, dans ses motifs, le juge Sherstobitoff a reconnu que la « nouvelle audition » s’apparente à ce que l’art. 8 de la Court of Appeal Act exige de la Cour d’appel et que celle‑ci [traduction] « [d]oit, suivant l’art. 8 de la Court of Appeal Act, examiner les conclusions de fait contestées du juge de première instance et, si elle décèle une erreur, tirer ses propres conclusions de fait et les substituer, dans la mesure du possible, à celles du juge de première instance » (p. 251). Ces propos concernant le pouvoir de la Cour d’appel d’instruire l’appel par voie de nouvelle audition (ou, à tout le moins, d’une manière qui s’y apparente) vont à l’encontre de ceux du juge Fish, au par. 98 de ses motifs, selon lesquels « [n]ulle décision où la Cour d’appel a revendiqué le pouvoir d’instruire l’appel par voie de nouvelle audition n’a été portée à notre attention. »
274 En outre, et contrairement à ce qu’affirme le juge Fish au par. 93 de ses motifs, on peut soutenir que les propos du juge Sherstobitoff sur la nécessité de faire preuve de déférence en appel à l’égard des conclusions factuelles ne s’appliquent qu’aux questions qui font jouer l’avantage particulier du juge de première instance, dont l’appréciation de la crédibilité. Par exemple, alors qu’il ne renvoie qu’à une « conclusion de fait » en affirmant au point 5 que, [traduction] « [l]orsqu’une conclusion de fait est étayée par un élément de preuve, une cour d’appel ne doit pas intervenir en l’absence d’une erreur manifeste ou démontrable », le juge Sherstobitoff renvoie, aux trois points précédents, à l’avantage particulier du juge de première instance et aux circonstances dans lesquelles joue cet avantage, soit dans l’appréciation de la crédibilité et de la preuve dans son ensemble. Compte tenu de son analyse précédente de l’avantage dont jouit le juge de première instance, il faut donc conclure que lorsqu’il renvoie à une « conclusion de fait » au cinquième point (et à la déférence qu’elle commande en appel), le juge Sherstobitoff ne vise que la conclusion faisant jouer l’avantage particulier du juge de première instance. Cette prétention est étayée par sa conclusion selon laquelle [traduction] « [l]a question fondamentale dans cette affaire est de savoir si le juge de première instance a commis une erreur en admettant le témoignage de M. Schatz relatif à l’intention. Il s’agit d’une question de crédibilité à l’égard de laquelle une cour d’appel ne devrait pas intervenir » (p. 252). Cette interprétation atténuée des propos du juge Sherstobitoff concernant la déférence que commande en appel une conclusion factuelle se concilie avec ma conclusion que l’exercice des pouvoirs conférés par l’art. 14 de la Loi (qui a remplacé l’art. 8 de la Court of Appeal Act) est subordonné à la considération de politique judiciaire selon laquelle le juge de première instance a un avantage particulier sur la cour d’appel, de sorte que lorsque les conclusions factuelles du juge de première instance feront jouer cet avantage particulier, la Cour d’appel n’interviendra et ne se fondera sur sa propre appréciation de la preuve que si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en appréciant les faits.
275 Dans la mesure où l’on ne peut affirmer avec certitude que les propos du juge Sherstobitoff sur la déférence que commandent en appel les conclusions factuelles ne s’appliquent qu’aux questions faisant jouer l’avantage particulier du juge de première instance, et non à toutes les conclusions et inférences factuelles, je me contenterai de dire qu’il pourrait être nécessaire de réexaminer le raisonnement suivi dans cet arrêt à la lumière de mon analyse de la nature de la révision en appel et des « normes de contrôle » en appel applicables en Saskatchewan. Dans H.L. (C.A.), la Cour d’appel en a convenu et a affirmé :
[traduction] Dans Board of Education of Long Lake School Division No. 30 c. Schatz et al., nous avons tenté de concilier les normes générales de révision qui se dessinaient à l’époque avec l’ancien art. 8, devenu l’art. 14, de la Loi. Cependant, nous ne nous rendions pas compte alors des répercussions qu’aurait ultimement la constante évolution de ces normes. Dans cette affaire, l’appel visait une conclusion de fait fondée sur l’appréciation, par le juge de première instance, de la crédibilité et de la fiabilité du témoignage de l’une des parties, dont l’intention était en cause. Ce qui a pour ainsi dire rendu inutile, à proprement parler, de faire plus qu’adapter le critère de l’« erreur manifeste et dominante » à l’actuel art. 14. Quoi qu’il en soit, étant donné la façon dont les choses ont évolué, nous devrons peut‑être réexaminer certaines de nos affirmations dans Schatz à la lumière de ce que révélera un examen plus approfondi des art. 13 et 14. [par. 91]
276 Signalons en outre la dissidence du juge Wakeling, qui étaye ma thèse qu’il pourrait être nécessaire de réexaminer l’arrêt Long Lake School Division de la Cour d’appel. Plus particulièrement, le juge Wakeling a dit que le processus d’appel reposait sur le principe bien connu que trois têtes ou plus valent mieux qu’une, et que cela expliquait probablement l’emploi de termes généraux à l’art. 8 de la Court of Appeal Act (1978) : Long Lake School Division, p. 254. Il a ajouté :
[traduction] L’étendue du mandat légal de notre Cour ne fait aucun doute, et si la révision en appel doit avoir toute l’importance que le législateur a clairement voulu lui donner, je ne vois aucune raison de limiter l’application de ce droit d’appel aux seuls cas où la conclusion tirée par le juge de première instance est totalement insoutenable ou rate tellement la cible qu’on peut se demander si elle a jamais été visée. J’insiste sur ce point car, à mon avis, il est possible de mettre l’accent sur les limitations de la révision en appel au point d’affaiblir considérablement un aspect utile du processus d’appel ayant trait aux considérations factuelles. La victime d’une opinion judiciaire erronée n’a qu’une infime possibilité d’obtenir réparation, et ce, même si elle subit une injustice qui, à mon sens, doit être aussi difficile à accepter que celle résultant d’une erreur de droit. [p. 254‑255]
277 Le juge Wakeling a conclu en affirmant qu’il serait vraiment illogique que :
[traduction] dans une province qui accorde apparemment à la Cour d’appel les pouvoirs de révision les plus larges jamais conférés à une cour d’appel au Canada (Hallberg c. Canadian National Railway Company (1955), 16 W.W.R. (N.S.) 539, p. 544), nous restreignions néanmoins comme les autres cours d’appel notre capacité d’examiner la preuve présentée au procès (lorsque le degré de vraisemblance de cette preuve ne varie pas) et de nous dissocier des conclusions de fait que le juge de première instance a tirées de cette preuve. [p. 259]
(ii) Les arrêts Tanel c. Rose Beverages (1964) Ltd. et Sisson c. Pak Enterprises Ltd.
278 Dans l’arrêt Tanel c. Rose Beverages (1964) Ltd. (1987), 57 Sask. R. 214 (C.A.), tant le juge en chef Bayda, s’exprimant également au nom du juge Wakeling, que le juge Vancise, dissident, ont suivi et appliqué les principes énoncés par le juge Sherstobitoff dans Long Lake School Division pour la révision des conclusions de fait du juge de première instance. Dans l’arrêt Sisson c. Pak Enterprises Ltd. (1987), 64 Sask. R. 232 (C.A.), le juge Cameron a fait de même, les juges Gerwing et Sherstobitoff souscrivant à ses motifs. Il n’est donc pas nécessaire d’analyser séparément ces décisions. Si l’arrêt Long Lake School Division peut être concilié avec ma conclusion sur la nature de la révision en appel et les « normes de contrôle » en appel applicables en Saskatchewan, ces deux arrêts peuvent l’être aussi. Si l’arrêt Long Lake School Division doit être réexaminé, ces deux‑là aussi.
(iii) L’arrêt Lensen
279 Dans l’arrêt Lensen, notre Cour s’est demandé si la Cour d’appel pouvait à bon droit infirmer une conclusion de fait du juge de première instance. Dans les motifs qu’il a rédigés au nom de notre Cour, le juge en chef Dickson a renvoyé expressément à l’art. 8 de la Court of Appeal Act (1978) et a affirmé que « [m]algré sa formulation apparemment générale, l’art. 8 a reçu une interprétation relativement étroite » : p. 682, citant à l’appui l’arrêt Long Lake School Division de la Cour d’appel. Il a ajouté :
C’est un principe bien établi que les constatations de fait d’un juge de première instance, fondées sur la crédibilité des témoins, ne doivent pas être infirmées en appel à moins qu’il ne puisse être établi que le juge de première instance « a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits » : [. . .] Certes, l’art. 8 de la Court of Appeal Act de la Saskatchewan autorise la Cour d’appel à [traduction] « faire des déductions de fait », mais cela doit être accompli en fonction des faits constatés par le juge de première instance. À moins que le juge de première instance n’ait commis quelque « erreur manifeste et dominante » à cet égard, l’art. 8 ne doit pas être interprété de manière à modifier le rôle joué traditionnellement par la Cour d’appel en ce qui concerne ces constatations. [Je souligne; p. 683‑684.]
280 Pour ce qui est de concilier l’arrêt Lensen de notre Cour avec ma conclusion sur la nature de la révision en appel et les « normes de contrôle » en appel applicables en Saskatchewan, deux remarques s’imposent. Premièrement, dans la mesure où cet arrêt se fonde sur l’arrêt Long Lake School Division de la Cour d’appel, je renvoie tout simplement à mes observations précédentes sur celui‑ci. Deuxièmement, dans Lensen, la question en litige était de « savoir si le juge de première instance a effectivement constaté qu’il n’existait aucun contrat verbal entre les parties et, dans l’affirmative, si la Cour d’appel a commis une erreur en substituant sa propre version des faits » (p. 679). Pour le juge en chef Dickson, il était clair que le juge de première instance avait conclu, contrairement à ce qui était allégué, qu’aucune convention n’était intervenue entre les parties. Il a ajouté : « le juge de première instance était en droit d’ajouter foi aux dépositions du père défendeur et de ses témoins, et de rejeter celles du fils et des siens, concernant l’existence d’un contrat verbal entre les parties » (p. 684). Le juge de première instance n’ayant commis aucune erreur manifeste et dominante dans son appréciation des faits, le juge en chef Dickson a donc conclu que la Cour d’appel avait outrepassé le pouvoir conféré à l’art. 8 de la Court of Appeal Act en substituant sa version des faits à celle du juge de première instance.
281 Il ressort de ce bref examen que la conclusion factuelle contestée dans l’affaire Lensen (celle relative à l’existence d’un contrat verbal entre les parties) tenait à l’appréciation de la crédibilité par le juge de première instance. J’arrive donc à la conclusion que seule la ratio decidendi de cet arrêt vaut en l’espèce et, selon moi, cette ratio decidendi est la suivante : les conclusions de fait tirées en première instance sur le fondement de la crédibilité des témoins ne peuvent être infirmées en appel que s’il est établi que le juge de première instance a commis une « erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits » (p. 684). Sa portée ainsi limitée, l’arrêt Lensen se concilie avec ma conclusion que l’exercice des pouvoirs conférés par l’art. 14 de la Loi (qui a remplacé l’art. 8 de la Court of Appeal Act) est subordonné à la considération de politique judiciaire selon laquelle le juge de première instance a un avantage particulier sur la cour d’appel, de sorte que lorsque la conclusion factuelle du juge fait jouer cet avantage particulier (c’est‑à‑dire lorsqu’elle se fonde sur la crédibilité), la Cour d’appel n’intervient et ne substitue sa propre appréciation de la preuve à celle du juge de première instance que si ce dernier a commis une erreur manifeste et dominante d’appréciation des faits.
282 Je conviens néanmoins que dans l’extrait précité de l’arrêt Lensen, le juge en chef Dickson affirme que l’art. 8 de la Court of Appeal Act autorise la Cour d’appel à tirer des inférences de fait, mais que cette tâche (tirer des inférences) doit être accomplie en fonction des faits constatés par le juge de première instance. Il ajoute que, sauf erreur manifeste et dominante commise par ce dernier à cet égard, l’art. 8 ne doit pas être interprété de manière à modifier le rôle traditionnel de la Cour d’appel en ce qui concerne ces constatations. Je conviens également que, de prime abord, cette affirmation peut donner à penser que la norme de l’erreur manifeste et dominante devrait également s’appliquer aux inférences. Or, une lecture plus attentive de l’extrait révèle que le juge en chef Dickson réaffirme seulement le principe énoncé juste auparavant. Autrement dit, selon lui, même si la loi autorise la Cour d’appel à tirer des inférences et que les inférences constituent des conclusions logiques tirées à partir de faits établis, ce pouvoir de tirer des inférences ne change rien au fait que la Cour d’appel ne peut intervenir et infirmer des conclusions factuelles tirées sur le fondement de la crédibilité des témoins que lorsque le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante ayant faussé son appréciation des faits. Comme je l’ai déjà dit, si l’on ne considère que sa ratio decidendi, l’arrêt Lensen est compatible avec ma conclusion que l’exercice des pouvoirs conférés par l’art. 14 de la Loi (qui a remplacé l’art. 8 de la Court of Appeal Act) est subordonné à la considération de politique judiciaire selon laquelle le juge de première instance a un avantage particulier sur la cour d’appel. Ainsi, lorsque les conclusions factuelles du juge de première instance font jouer cet avantage particulier (parce qu’elles sont fondées sur l’appréciation de la crédibilité), la Cour d’appel n’intervient et ne se fonde sur sa propre appréciation de la preuve que si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en appréciant les faits.
(iv) Les arrêts Bogdanoff c. Saskatchewan Government Insurance, Knight c. Huntington et Brown c. Zaitsoff Estate
283 Les récents arrêts Knight c. Huntington (2001), 14 B.L.R. (3d) 202, 2001 SKCA 68, Bogdanoff c. Saskatchewan Government Insurance (2001), 203 Sask. R. 161, 2001 SKCA 35, et Brown c. Zaitsoff Estate (2002), 217 Sask. R. 130, 2002 SKCA 18, de la Cour d’appel, portent tous sur les conditions auxquelles elle peut modifier la décision du juge de première instance relative à une question de fait. Comme ils s’appuient tous clairement sur l’arrêt Lensen de notre Cour, il faut les considérer en tenant compte de mes observations sur ce dernier arrêt, ainsi que sur l’arrêt Long Lake School Division, dont Lensen s’inspire.
284 En outre, aucun de ces arrêts ne fait mention de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel. Comme je l’expliquerai plus en détail en examinant l’arrêt Housen de notre Cour, cette omission met en évidence la nécessité de reconsidérer la valeur jurisprudentielle de ces trois arrêts, étant donné la singularité de la Loi de la Saskatchewan.
285 Enfin, dans la mesure où, dans ces trois arrêts, la Cour d’appel a appliqué la norme de l’erreur manifeste et dominante à des conclusions de fait ne faisant pas jouer l’avantage particulier du juge de première instance ou à des inférences de fait, il pourrait être nécessaire de reconsidérer le raisonnement de la Cour d’appel à la lumière de mon analyse concernant la nature de la révision en appel et les « normes de contrôle » en appel applicables en Saskatchewan. Ainsi, et le juge Fish le signale au par. 108 de ses motifs, dans Bodganoff c. Saskatchewan Government Insurance, le juge Gerwing, s’exprimant de vive voix au nom de la Cour d’appel, a appliqué la norme de l’erreur manifeste et dominante à une conclusion sur la causalité. Dans Brown c. Zaitsoff Estate, le juge Tallis a appliqué la même norme à la conclusion que l’intimé n’avait exercé aucune influence indue sur sa mère. De même, dans Knight c. Huntington, le juge Sherstobitoff a affirmé que, [traduction] « dans la mesure où les conclusions [du juge de première instance] tenaient à des inférences de fait, les appelants doivent démontrer qu’aucun élément de preuve ne permettait raisonnablement de les tirer » (par. 28). Par contre, je le répète, en Saskatchewan, où l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, la Cour d’appel peut infirmer une conclusion factuelle qui ne fait pas jouer l’avantage particulier du juge de première instance si elle est entachée d’une simple erreur; quant aux inférences de fait, la norme applicable est celle de la raisonnabilité.
(v) L’arrêt Housen c. Nikolaisen
286 Dans l’affaire Housen, le pourvoi découlait d’un accident automobile survenu sur une route rurale dans la municipalité de Shellbrook, en Saskatchewan. Au procès, la juge a conclu que le conducteur du véhicule, Douglas Nikolaisen, avait fait preuve de négligence en roulant à une vitesse excessive sur une route rurale et en conduisant son véhicule en état d’ébriété. La juge de première instance a également estimé que l’intimée, la municipalité de Shellbrook, avait commis une faute en manquant à l’obligation que lui faisait l’art. 192 de la Rural Municipality Act, 1989, S.S. 1989‑90, ch. R‑26.1, de tenir le chemin dans un état raisonnable d’entretien. La Cour d’appel a infirmé sa conclusion selon laquelle il y avait eu négligence de la part de la municipalité intimée. La question en litige que devait trancher notre Cour était de savoir si la Cour d’appel avait eu des motifs suffisants de modifier la décision du tribunal inférieur. La question de la norme de contrôle applicable à une question mixte de droit et de fait, ainsi qu’à une inférence tirée d’une conclusion de fait, a divisé notre Cour. Dans la présente espèce, seul ce dernier cas nous intéresse : dans quelles circonstances la Cour d’appel de la Saskatchewan peut‑elle modifier la décision du juge de première instance concernant une inférence tirée d’une conclusion de fait?
287 Dans ses motifs, le juge Fish dit que, dans Housen, les juges majoritaires et les juges minoritaires partageaient le même avis sur la norme de contrôle applicable à une question de fait, ce qui comprend la conclusion de fait et l’inférence de fait. À son avis, « [c]’est la mise en pratique de ce consensus quant au principe applicable qui a divisé notre Cour » : par. 66 (souligné dans l’original). Il ajoute que « de l’avis des juges majoritaires dans Housen, la révision d’une inférence de fait “ne consiste pas à vérifier si l’inférence peut être raisonnablement étayée par les conclusions de fait du juge de première instance, mais plutôt si ce dernier a commis une erreur manifeste et dominante en tirant une conclusion factuelle sur la base de faits admis”, ce qui, selon eux, suppose l’application d’une norme plus stricte » (par. 72, citant l’arrêt Housen, par. 21 (souligné dans Housen)). Selon le juge Fish, la majorité craignait que l’établissement d’une distinction analytique entre les conclusions factuelles et les inférences factuelles, comme le proposait la minorité, n’incite les cours d’appel à soupeser la preuve à nouveau et sans raison. Il fait également remarquer que, pour les juges majoritaires, « [s]i aucune erreur manifeste et dominante n’est décelée en ce qui concerne les faits sur lesquels repose l’inférence du juge de première instance, ce n’est que lorsque le processus inférentiel lui‑même est manifestement erroné que la cour d’appel peut modifier la conclusion factuelle » (par. 72, citant l’arrêt Housen, par. 23 (souligné dans Housen)).
288 Le juge Fish apporte ensuite des précisions sur ces passages des motifs majoritaires dans Housen. Il dit qu’on ne peut en déduire que l’examen en appel des inférences du juge de première instance se limite à l’examen des conclusions relatives à des faits prouvés directement sur lesquelles elles sont fondées et du raisonnement à l’issue duquel elles ont été tirées. Il affirme plutôt que « [l]’examen en appel consiste à déterminer si les inférences du juge [de première instance] sont “raisonnablement étayées par la preuve” » (par. 74). Cette affirmation va directement à l’encontre des propos des juges majoritaires dans Housen selon lesquels « la norme de contrôle ne consiste pas à vérifier si l’inférence peut être raisonnablement étayée par les conclusions de fait du juge de première instance » (par. 21 (souligné dans l’original)). De plus, dans la mesure où l’on peut conclure des précisions qu’apporte le juge Fish aux motifs des juges majoritaires dans Housen qu’il est possible de concilier les points de vue de la majorité et de la minorité quant à la norme de contrôle qui s’applique à l’inférence de fait, je ne peux les faire miennes. J’estime que cette question divisait profondément les juges majoritaires et les juges minoritaires.
289 Par exemple, après avoir reconnu, dans les motifs que j’ai rédigés pour la minorité dans Housen, que la norme de contrôle était la même pour les conclusions de fait et les inférences de fait, j’ai indiqué qu’« il import[ait] néanmoins de faire une distinction analytique entre les deux » (par. 103). Je craignais que « [s]i le tribunal de révision ne faisait que vérifier s’il y a des erreurs de fait, la décision du juge de première instance serait alors nécessairement confirmée dans tous les cas où il existe des éléments de preuve étayant les conclusions de fait de ce dernier. » J’estimais donc que « notre Cour a[vait] le droit de conclure que les inférences du juge de première instance étaient manifestement erronées, tout comme elle peut le faire à l’égard des conclusions de fait ». J’ai opiné que « [l]a cour d’appel qui contrôle la validité d’une inférence se demande si celle‑ci peut raisonnablement être étayée par les conclusions de fait tirées par le juge de première instance et si celui‑ci a appliqué les principes juridiques appropriés ». Le fait que le juge de première instance mentionne un élément de preuve à l’appui de sa conclusion n’a pas pour effet de la soustraire au contrôle (par. 169).
290 Au nom des juges majoritaires dans Housen, les juges Iacobucci et Major ont exprimé leur désaccord avec ma formulation de la norme de contrôle applicable aux inférences de fait pour deux raisons. Premièrement, selon eux, « la norme de contrôle ne consiste pas à vérifier si l’inférence peut être raisonnablement étayée par les conclusions de fait du juge de première instance, mais plutôt si ce dernier a commis une erreur manifeste et dominante en tirant une conclusion factuelle sur la base de faits admis, ce qui suppose l’application d’une norme plus stricte » (par. 21 (souligné dans l’original)). En toute déférence, je ne vois toujours pas comment un tribunal d’appel peut raisonnablement établir une telle distinction ni comment on peut prétendre que le législateur a voulu limiter ainsi les pouvoirs d’une cour à laquelle il a clairement enjoint de réparer toute erreur commise. Je ne vois pas comment un tel principe judiciaire pourrait être justifié. Deuxièmement, pour les juges Iacobucci et Major, établir une distinction analytique entre les conclusions factuelles et les inférences factuelles pouvait inciter les cours d’appel à soupeser la preuve à nouveau et sans raison. Ils ont convenu qu’une cour d’appel pouvait conclure qu’une inférence de fait tirée par le juge de première instance était manifestement erronée, mais ils ont ajouté : « lorsque des éléments de preuve étayent cette inférence, il sera difficile à une cour d’appel de conclure à l’existence d’une erreur manifeste et dominante » (par. 22). Cette mise en garde reposait sur l’idée que « lorsqu’[une conclusion factuelle] est étayée par des éléments de preuve, modifier cette conclusion équivaut à modifier le poids accordé à ces éléments par le juge de première instance ». Comme, à leur avis, il n’appartenait pas à une cour d’appel de remettre en question le poids accordé aux différents éléments de preuve, compte tenu de leur perception de la situation privilégiée du juge de première instance à cet égard, les juges majoritaires ont dit que « [s]i aucune erreur manifeste et dominante n’est décelée en ce qui concerne les faits sur lesquels repose l’inférence du juge de première instance, ce n’est que lorsque le processus inférentiel lui‑même est manifestement erroné que la cour d’appel peut modifier la conclusion factuelle » (par. 23 (souligné dans l’original)).
291 Je répondrai maintenant à leur critique de mon point de vue sur la norme de contrôle applicable aux inférences de fait. Nous convenons tous qu’une cour d’appel doit vérifier si l’inférence peut être raisonnablement étayée par les conclusions de fait du juge de première instance. C’est la question de la norme de contrôle applicable qui demeure nébuleuse. À mon avis, il n’y a aucune différence entre conclure qu’il était « déraisonnable » ou « manifestement erroné » de tirer une inférence des faits établis et de conclure que cette inférence n’était pas raisonnablement étayée par ces faits. La distinction est d’ordre purement sémantique. Faire porter l’analyse sur le processus inférentiel n’est, selon moi, d’aucune utilité.
292 À la lumière de l’analyse qui précède, et contrairement à l’affirmation du juge Fish selon laquelle c’est la mise en pratique d’un consensus sur la norme de contrôle qui a divisé notre Cour, j’estime que, dans Housen, la majorité et la minorité ont préconisé l’application de normes de contrôle différentes aux inférences de fait. Selon les juges majoritaires, lorsque des éléments de preuve étayent l’inférence de fait du juge de première instance, une cour d’appel pourra difficilement conclure à l’existence d’une erreur manifeste et dominante. Il faudrait que l’erreur entache le processus lui‑même. À l’opposé, les juges minoritaires ont estimé qu’il ne suffisait pas que la cour d’appel vérifie s’il « existe » quelque élément de preuve étayant l’inférence du juge de première instance; la cour d’appel devait plutôt se demander si l’inférence pouvait raisonnablement être étayée par les conclusions de fait du juge de première instance et si ce dernier avait appliqué les bons principes de droit. La norme proposée par la minorité « permet au tribunal d’appel de se demander si le juge de première instance a clairement fait erreur en décidant comme il l’a fait sur le fondement de certains éléments de preuve alors que d’autres éléments mènent irrésistiblement à la conclusion inverse » (Housen, par. 169). Dans son article intitulé « The Standard of Appellate Review and the Ironies of Housen v. Nikolaisen » (2004), 28 Advocates’ Q. 40, p. 52, P. M. Perell signale que [traduction] « suivant un principe fondamental de la logique aristotélicienne, le principe de contradiction, deux propositions, dont l’une est la négation de l’autre, ne peuvent être vraies ensemble ».
293 Mon opinion selon laquelle, dans Housen, la majorité et la minorité ont préconisé l’application de normes de contrôle différentes aux inférences factuelles est étayée par le fait que, en ce qui concerne la causalité, elles sont arrivées à des conclusions opposées. Par exemple, les juges majoritaires ont conclu qu’il n’y avait pas lieu de modifier la conclusion de fait de la juge de première instance selon laquelle le virage où s’était produit l’accident présentait un danger caché, et les conclusions de cette dernière sur le lien de causalité reposaient en partie sur cette conclusion. Étant donné que la conclusion relative à l’existence d’un danger caché était étayée par la preuve, la majorité a estimé que « celles touchant le lien de causalité — fondées en partie sur le danger caché — avaient elles aussi des assises dans la preuve » et que la Cour d’appel n’aurait pas dû les modifier (par. 73 et 75). La minorité a pour sa part estimé qu’en tirant sa conclusion sur le lien de causalité, la juge de première instance avait commis une erreur en ce qu’elle : a) avait mal interprété la preuve, b) n’avait pas tenu compte de la preuve pertinente et c) avait tiré des conclusions erronées (par. 158‑169); voir aussi Perell, p. 48. Les juges minoritaires ont précisé que même si la juge de première instance avait invoqué certains éléments de preuve à l’appui de ses conclusions sur le lien de causalité, celles‑ci n’échappaient pas au contrôle.
294 Abstraction faite des divergences d’opinions entre les juges majoritaires et les juges minoritaires, je pense que l’arrêt Housen peut être concilié avec ma conclusion sur la nature de la révision en appel et les « normes de contrôle » en appel applicables en Saskatchewan si on limite sa portée jurisprudentielle aux seules normes générales de révision en appel.
295 Dans l’affaire Housen, le pourvoi visait un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan, mais nulle mention n’était faite de la loi unique applicable en Saskatchewan, la Court of Appeal Act (la version modernisée de cette loi, la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, est entrée en vigueur après l’arrêt de la Cour d’appel et avant que notre Cour ne se prononce à son tour). Dans H.L. (C.A.), la Cour d’appel a émis l’hypothèse que cette omission de notre Cour de renvoyer à l’ancienne loi et, en particulier, à l’art. 8 (devenu l’art. 14), pouvait être due au fait que l’art. 8 [traduction] « avait cessé à la longue de retenir l’attention, sauf dans Long Lake School Division No. 30 c. Schatz et al. [. . .] et Lensen c.Lensen, où la Cour d’appel et la Cour suprême du Canada s’y étaient attardées quelque peu » (par. 90). La Cour d’appel a ajouté que [traduction] « les normes générales de contrôle ont eu tendance à évoluer indépendamment du cadre législatif de l’appel ».
296 Quelle qu’en soit la raison, le simple fait que notre Cour n’a pas renvoyé à la Court of Appeal Act justifie selon moi que l’arrêt Housen n’ait valeur jurisprudentielle qu’à l’égard des normes générales de révision en appel. Je le répète, en Saskatchewan, le cadre législatif de l’appel, autant que je sache, est le seul parmi ceux qui régissent les pouvoirs des cours d’appel au Canada à soustraire la Cour d’appel à l’obligation d’accepter les conclusions que le juge de première instance a tirées de la preuve et à lui enjoindre de se déterminer en se fondant sur sa propre appréciation de la preuve. J’en conclus que la nature de la révision en appel en Saskatchewan est unique.
297 En toute déférence, il est raisonnable de penser qu’un mandat législatif aussi unique est digne de mention. Or, dans Housen, les parties n’ayant pas porté l’existence de ce mandat à l’attention de notre Cour, les juges majoritaires ont estimé que, dans l’arrêt Underwood c. Ocean City Realty Ltd. (1987), 12 B.C.L.R. (2d) 199, p. 204, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique avait bien défini le rôle d’un tribunal d’appel :
[traduction] La cour d’appel ne doit pas juger l’affaire de nouveau, ni substituer son opinion à celle du juge de première instance en fonction de ce qu’elle pense que la preuve démontre, selon son opinion de la prépondérance des probabilités.
Cette affirmation va directement à l’encontre de la volonté du législateur, exprimée à l’art. 8 de la Court of Appeal Act (devenu l’art. 14 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel), que la Cour d’appel [traduction] « se détermine en se fondant sur son interprétation de la preuve ».
298 À mon humble avis, le fait que notre Cour a passé sous silence la Court of Appeal Act et cité l’arrêt d’une autre cour d’appel contredisant le libellé clair de la loi montre que l’arrêt Housen ne devrait pas servir à déterminer la nature de la révision en appel ni les « normes de contrôle » en appel applicables en Saskatchewan. En soi, cet arrêt ne devrait valoir que pour les normes générales de révision en appel. Je conviens donc avec la Cour d’appel que [traduction] « le jugement majoritaire dans Housen c. Nikolaisen constitue le point culminant de l’évolution des normes générales de révision en appel et offre un cadre décisionnel qui diffère à bien des égards importants de celui qu’établit la Loi de 2000 sur la Cour d’appel et, plus précisément, l’art. 14 de cette loi » : H.L. (C.A.), par. 92.
299 Je poursuis mon analyse de l’arrêt Housen en abordant un autre point. J’ai dit précédemment que le juge de première instance n’est pas mieux placé que la Cour d’appel pour tirer des inférences de fait d’une base de faits dûment établis. J’ai conclu qu’en Saskatchewan, où l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, le critère auquel la Cour d’appel doit satisfaire pour substituer sa propre inférence de fait à celle du juge de première instance est celui de la raisonnabilité. J’ai employé le terme « raisonnabilité » parce qu’il serait incongru de parler d’une inférence « correcte ».
300 En revanche, j’ai reconnu que la Cour d’appel devait faire preuve d’une certaine déférence à l’égard d’une conclusion factuelle qui fait jouer l’avantage particulier du juge de première instance. J’ai donc conclu qu’elle ne devait intervenir à l’égard de ce type de conclusion factuelle et se fonder sur sa propre appréciation de la preuve que si le juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante.
301 L’idée qui sous‑tend mon raisonnement est que, dans le contexte d’un appel par voie de nouvelle audition, le critère de l’erreur manifeste et dominante, appliqué à une conclusion factuelle faisant jouer l’avantage particulier du juge de première instance, commande une plus grande déférence que le critère de la raisonnabilité, appliqué à une inférence tirée des faits en cause. Je me rends bien compte qu’aux yeux de certains ce raisonnement peut sembler incompatible avec mes motifs dans Housen.
302 Dans cet arrêt, j’ai affirmé que « [l]a Cour [d’appel] ne modifie les conclusions de fait du juge de première instance que si celui‑ci a commis une erreur manifeste ou dominante ou si la conclusion est manifestement erronée » (par. 102). J’ai ajouté que « [l]a cour d’appel qui contrôle la validité d’une inférence se demande si celle‑ci peut raisonnablement être étayée par les conclusions de fait tirées par le juge de première instance et si celui‑ci a appliqué les principes juridiques appropriés » (par. 103). J’ai ensuite conclu que « la norme de contrôle [est] la même et pour les conclusions de fait et pour les inférences de fait », faisant remarquer qu’« il n’y a aucune différence entre le fait de conclure qu’il était “déraisonnable” ou “manifestement erroné” pour un juge de tirer une inférence des faits qu’il a constatés, et le fait de conclure que cette inférence n’était pas raisonnablement étayée par ces faits » (par. 103‑104).
303 La distinction que j’ai tenté de faire entre la norme de révision qui s’appliquerait en Saskatchewan à l’égard d’une conclusion factuelle faisant jouer l’avantage particulier du juge de première instance (la norme de l’erreur manifeste et dominante) et celle qui s’applique à une inférence factuelle (la norme de la raisonnabilité) peut sembler contredire ma conclusion qu’il n’existe aucune différence entre une inférence manifestement erronée et une inférence qui n’est pas raisonnablement étayée par les faits.
304 La contradiction n’est qu’apparente. Plus particulièrement, j’estime qu’il faut avant tout tenir compte du fait que la révision effectuée en appel en Saskatchewan est très différente de la révision générale qui a lieu en appel ailleurs au Canada. En Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, alors que, ailleurs au Canada, la cour d’appel semble se livrer à un contrôle d’erreur. En fait, la Cour d’appel de la Saskatchewan ne vérifie pas si les inférences tirées par le juge de première instance sont raisonnablement étayées par les faits; conformément à ce que prescrit l’art. 14 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, elle tire plutôt ses propres inférences et les compare à celles du juge de première instance. La Cour d’appel n’intervient et ne substitue ses propres inférences à celles du juge de première instance que si, à l’issue de la comparaison, elle arrive à la conclusion que celles tirées en première instance n’étaient pas raisonnables. Il serait donc inopportun de confronter mes observations dans Housen sur la norme générale de révision applicable aux conclusions factuelles et aux inférences de fait avec mes remarques actuelles sur la révision en appel sous le régime de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel en Saskatchewan. Bien que la distinction puisse être subtile, j’ajouterais que cette contradiction apparente fait ressortir, à mon avis, le problème que pose l’emploi de la terminologie propre aux « normes de contrôle » dans le cas d’un appel instruit par voie de nouvelle audition. Cette contradiction disparaîtrait vraisemblablement si l’on définissait les circonstances dans lesquelles la Cour d’appel de la Saskatchewan peut se fonder sur sa propre appréciation de la preuve et, au besoin, rendre la décision qui aurait dû l’être sans utiliser de termes qui renvoient à la notion d’appel par voie de contrôle d’erreur. Cependant, il peut demeurer nécessaire (du moins pour les besoins du présent pourvoi), par souci de clarté, d’employer la terminologie propre aux « normes de contrôle », mais en précisant, peut‑être, que cet emploi n’invite nullement à la comparaison avec les normes de contrôle qui s’appliquent effectivement dans les appels instruits par voie de contrôle d’erreur.
(6) Conclusion
305 La Loi de 2000 sur la Cour d’appel est unique au Canada, et ses dispositions doivent « signifier quelque chose ». Pourtant, dans ses motifs, le juge Fish dit qu’il n’est « pas du tout convaincu que la Loi de 2000 visait à établir en Saskatchewan une cour d’appel radicalement différente de celles des autres provinces sur le plan des pouvoirs et de l’objet » (par. 15). Compte tenu de mon examen du sens grammatical et ordinaire des mots employés aux art. 13 et 14 de la Loi de 2000 sur la Cour d’appel, ainsi que de l’objet de la Loi, de l’objet des dispositions établissant le cadre législatif de l’appel et des fondements historiques de la Loi, je ne peux, en toute déférence, être d’accord. À mon avis, la Loi de 2000 sur la Cour d’appel prescrit que, en Saskatchewan, l’appel est instruit par voie de nouvelle audition, la Cour d’appel devant se fonder sur sa propre appréciation de la preuve et pouvant tirer des inférences de fait et rendre la décision qu’aurait dû rendre le juge de première instance.
B. Application de la norme de contrôle
306 Comme je l’expliquerai davantage plus loin, la décision du juge de première instance d’accorder des dommages‑intérêts pécuniaires à H.L. était fondée sur un ensemble d’inférences factuelles. En Saskatchewan, la « norme de contrôle » applicable à ces inférences est celle de la raisonnabilité. À mon sens, la Cour d’appel a appliqué cette norme correctement en annulant les dommages‑intérêts pécuniaires accordés par le juge de première instance, car les inférences factuelles sur lesquelles se fondait cet octroi n’étaient pas raisonnablement étayées par la preuve et n’étaient donc pas raisonnables. Comme je l’ai déjà mentionné, les motifs du juge de première instance me paraissent également susceptibles de révision selon la norme générale énoncée dans l’arrêt Housen. Les conclusions étaient si déraisonnables qu’elles entachaient d’une erreur manifeste l’appréciation de la preuve et les inférences tirées.
307 Bien que cela suffise pour statuer sur le présent pourvoi, j’estime également nécessaire de faire quelques observations sur l’évaluation de la perte de capacité de gain antérieure, étant donné que je conviens avec la Cour d’appel que le juge de première instance a commis quatre erreurs à cet égard. Premièrement, il n’a pas pris en considération l’obligation du demandeur de limiter le préjudice. Deuxièmement, il a conclu, de manière déraisonnable, que la vulnérabilité du demandeur n’était pas déjà active, de sorte qu’il a accordé trop d’importance aux actes répréhensibles de M. Starr en établissant les dommages‑intérêts pécuniaires. Troisièmement, il n’a pas retranché de la période considérée le temps que H.L. avait passé en prison. Quatrièmement, il a eu tort de ne pas tenir compte des prestations d’aide sociale touchées par H.L. pendant cette période.
308 S’agissant de l’erreur la plus fondamentale, j’expliquerai tout d’abord pourquoi les dommages‑intérêts pécuniaires accordés pour les pertes de revenus antérieure et ultérieure ne s’appuient sur aucune preuve.
(1) Absence de preuve étayant l’octroi de dommages‑intérêts pécuniaires pour les pertes de revenus antérieure et ultérieure
309 Avant de condamner le gouvernement du Canada à verser à H.L. des dommages‑intérêts pécuniaires pour les pertes de revenus antérieure et ultérieure, il faut se demander si H.L. a subi et subira une perte de revenus d’emploi à cause des deux épisodes d’abus sexuel perpétrés par M. Starr. Au procès, le juge Klebuc a répondu par l’affirmative. À l’appui de sa conclusion, il a tiré deux inférences factuelles : (i) les abus sexuels étaient à l’origine des problèmes émotionnels et de consommation excessive d’alcool de H.L.; (ii) ces problèmes avaient infligé à H.L. une perte de revenus dans le passé et lui en infligeraient une dans l’avenir. Plus particulièrement, en ce qui a trait à la deuxième inférence, le juge de première instance a dit :
[traduction] Selon moi, les emplois occupés sporadiquement par [H.]L. s’inscrivent dans la suite logique des difficultés émotionnelles décrites par MM. Arnold et Stewart dans leurs évaluations psychologiques. Ses antécédents professionnels limités m’ont néanmoins convaincu de sa volonté et de sa capacité d’occuper un emploi dans le secteur de la construction ou celui de l’agriculture, n’eût été son problème d’alcool.
. . .
Le fait que [H.]L. a continué de réparer des automobiles contre rémunération m’a convaincu qu’il avait les aptitudes et l’intérêt nécessaires pour obtenir et conserver un emploi de mécanicien à temps plein, n’eût été ses difficultés émotionnelles et l’alcoolisme en découlant. [par. 65‑66]
310 La Cour d’appel a procédé à sa propre appréciation de la preuve et en a conclu que non seulement la preuve n’établissait pas que le demandeur était totalement ou en grande partie incapable de travailler à cause des abus sexuels, mais elle n’établissait même pas l’allégation fondamentale, savoir que le demandeur était totalement ou en grande partie incapable de travailler. Même si, à son avis, une telle inférence n’était pas inconcevable, la Cour d’appel a jugé qu’elle n’allait pas de soi et qu’elle nécessitait une preuve plus abondante et plus convaincante que celle offerte en l’espèce.
311 Selon moi, la Cour d’appel s’est conformée à la prescription de l’art. 14 de la Loi en se livrant à sa propre appréciation de la preuve. En outre, pour les motifs qui suivent, j’estime que la Cour d’appel a eu raison d’intervenir et d’infirmer l’inférence du juge de première instance selon laquelle H.L. avait subi et subirait une perte de revenus d’emploi à cause des deux abus sexuels, cette inférence n’étant pas raisonnablement étayée par la preuve et n’étant donc pas raisonnable.
312 J’examine tout d’abord la conclusion du juge de première instance concernant la responsabilité du gouvernement du Canada et de M. Starr pour la perte de revenus antérieure et les motifs pour lesquels elle n’était pas raisonnable.
a) Responsabilité pour la perte de revenus antérieure
313 Au procès, le juge Klebuc a tiré deux inférences factuelles à l’appui de sa conclusion selon laquelle le gouvernement du Canada et M. Starr étaient responsables de la perte de revenus antérieure de H.L. : (i) les abus sexuels commis par M. Starr étaient à l’origine des problèmes émotionnels et de la consommation excessive d’alcool de H.L.; (ii) ces problèmes avaient infligé à H.L. une perte de revenus dans le passé. Or, cette chaîne causale ne tient pas la route. Premièrement, l’inférence que les abus sexuels ont causé l’alcoolisme de H.L. ne s’appuie pas sur une preuve suffisante. Il n’est donc pas nécessaire de se demander si l’alcoolisme de H.L. lui a fait perdre des revenus d’emploi. Deuxièmement, la preuve présentée au procès ne peut raisonnablement étayer l’inférence que les problèmes émotionnels de H.L. lui ont infligé une perte de revenus d’emploi. En conséquence, il est inutile de déterminer si les abus sexuels commis par M. Starr sont à l’origine des problèmes émotionnels de H.L. Son raisonnement étant insuffisamment étayé par la preuve, le juge de première instance ne pouvait pas raisonnablement conclure que H.L. avait subi une perte de revenus d’emploi à cause des deux actes de masturbation auxquels M. Starr l’avait soumis, et la Cour d’appel a eu raison d’intervenir et d’annuler les dommages‑intérêts pécuniaires accordés pour la perte de revenus antérieure.
(i) L’inférence selon laquelle les abus sexuels commis par M. Starr étaient à l’origine de l’alcoolisme de H.L.
314 L’inférence du juge de première instance selon laquelle les abus sexuels commis par M. Starr étaient à l’origine de l’alcoolisme de H.L. découle principalement de l’avis du Dr Arnold et, en particulier, de celui de M. Stewart (par. 26‑27 et 29). Ces deux témoins ont exprimé diverses opinions, notamment sur l’alcoolisme de H.L. et sur sa cause. À l’instar de la Cour d’appel, je conviens que l’alcoolisme est de plus en plus considéré comme une maladie, la recherche de ses causes échappant vraisemblablement à la compétence d’un juge ou d’un jury. Une preuve d’expert était donc nécessaire pour permettre au juge de première instance de se former une opinion sur la question : voir R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, p. 23. Une preuve d’expert sur l’étiologie de l’alcoolisme et sur l’origine de l’alcoolisme de H.L. était certes nécessaire, mais ni le Dr Arnold ni M. Stewart n’étaient qualifiés pour se prononcer à ce sujet. En se fiant à l’avis d’experts dont les compétences étaient insuffisantes, le juge de première instance a commis une erreur.
315 Notre Cour l’a dit dans l’arrêt Mohan, pour être admissible, la preuve d’expert doit être présentée par un expert dont la qualification est suffisante, c’est‑à‑dire par « un témoin dont on démontre qu’il ou elle a acquis des connaissances spéciales ou particulières grâce à des études ou à une expérience relatives aux questions visées dans son témoignage » (p. 20 et 25). Titulaire d’un doctorat en psychologie, le Dr Arnold avait enseigné à l’Université de Saskatchewan, travaillé auprès de victimes d’abus sexuels, puis exercé en pratique privée. Le juge de première instance a formellement reconnu sa compétence [traduction] « à titre d’expert de l’évaluation, du testage et du traitement des victimes d’abus sexuels ». Thérapeute familial titulaire d’une maîtrise en psychologie et spécialisé dans l’intervention auprès d’enfants victimes d’abus sexuels, M. Stewart a vu sa compétence formellement reconnue par le juge de première instance [traduction] « à titre de thérapeute clinicien spécialiste de l’évaluation [. . .] et du traitement d’adultes et d’enfants victimes d’abus et d’agressions de nature sexuelle et offrant des services de thérapie et d’analyse de la personnalité, notamment aux membres des Premières nations ». Je conviens avec la Cour d’appel que [traduction] « [c]es descriptions sont si larges qu’elles ouvrent la porte à toutes sortes d’opinions dont certaines peuvent ne pas être dignes de foi et échapper au domaine d’expertise du témoin » (par. 255). De plus, j’estime aussi que le Dr Arnold et M. Stewart ont effectivement outrepassé leurs domaines d’expertise respectifs en témoignant sur l’étiologie de l’alcoolisme en général et sur la cause de l’alcoolisme de H.L. en particulier. Un témoin ayant des connaissances spéciales sur l’alcoolisme aurait dû témoigner sur ces questions.
316 Le Dr Arnold et M. Stewart n’étant pas dûment qualifiés pour se prononcer sur l’étiologie de l’alcoolisme en général et la cause de l’alcoolisme de H.L. en particulier, il ne faut donc accorder aucune valeur aux opinions qu’ils ont exprimées sur ces sujets. Fondée principalement sur ces témoignages de non‑spécialistes, la conclusion du juge de première instance selon laquelle les abus sexuels avaient causé l’alcoolisme de H.L. ne s’appuyait pas sur une preuve suffisante et a été à juste titre infirmée par la Cour d’appel. L’inférence voulant que les abus sexuels soient à l’origine de l’alcoolisme de la victime n’étant pas suffisamment étayée par la preuve, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’alcoolisme a infligé à H.L. une perte de revenus d’emploi.
317 Outre le Dr Arnold et M. Stewart, H.L. a lui‑même témoigné au sujet de l’incidence des abus sexuels sur son alcoolisme. Je maintiens néanmoins que, l’étiologie de l’alcoolisme échappant au commun des mortels, une preuve d’expert était nécessaire pour permettre au juge de première instance de se faire une opinion. Le témoignage de H.L. sur la question ne pouvait donc pas à lui seul étayer suffisamment l’inférence du juge de première instance selon laquelle les abus sexuels de M. Starr avaient causé l’alcoolisme de H.L.
318 Avant d’examiner l’inférence factuelle du juge de première instance voulant que ce soient les problèmes émotionnels de H.L. qui aient causé sa perte de revenus antérieure, je dois aborder deux autres points. Premièrement, je me fais l’écho de la Cour d’appel lorsqu’elle préconise rigueur et discipline dans l’évaluation de la qualification d’un expert en vue de sa reconnaissance formelle, le cas échéant, relativement à l’objet du témoignage. Comme l’a dit notre Cour dans R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223, p. 243, « [e]n pratique, l’avocat qui présente un témoin expert doit le faire reconnaître à ce titre pour tous les domaines dans lesquels il doit exprimer un témoignage d’opinion. » Dans Parker c. Saskatchewan Hospital Assn., [2001] 7 W.W.R. 230, 2001 SKCA 60, p. 112, la Cour d’appel de la Saskatchewan a aussi relevé avec justesse la nécessité de bien s’assurer de la qualification d’un témoin expert avant qu’il ne témoigne :
[traduction] Adopter une démarche rigoureuse à cette étape peut éviter des problèmes, notamment en écartant toute opinion qui échappe au domaine d’expertise du témoin. À strictement parler, une telle preuve est inadmissible, mais si elle est néanmoins admise en preuve, de grandes difficultés peuvent en résulter.
319 Deuxièmement, il appartient à l’avocat de la partie adverse de formuler une objection lorsqu’un témoin expert ne s’en tient pas à son domaine d’expertise et, en l’espèce, non seulement le procureur général du Canada a omis de s’opposer au témoignage d’expert sur l’étiologie de l’alcoolisme et la cause de l’alcoolisme de H.L., mais son propre témoin, le Dr Arnold, a lui‑même témoigné relativement à ces questions. Cependant, dans l’arrêt Marquard, notre Cour a dit :
En l’absence d’objection, l’omission technique de qualifier un témoin qui possède manifestement l’expertise dans le domaine en question ne signifie pas automatiquement que son témoignage doit être écarté. Toutefois, s’il n’est pas démontré que le témoin possède une expertise lui permettant de témoigner dans le domaine en cause, il ne faut pas tenir compte de son témoignage et le jury doit recevoir des directives à cet effet. [p. 244]
320 Dans la présente affaire, contrairement à la situation dans Marquard, les témoins experts ne possédaient pas l’expertise nécessaire pour témoigner relativement à certaines questions et n’avaient pas été formellement reconnus à titre d’experts dans ce domaine. Ainsi, l’omission de l’avocat du procureur général du Canada de s’opposer au témoignage de M. Stewart sur l’étiologie de l’alcoolisme et sur la cause de l’alcoolisme de H.L. et de faire en sorte que son propre témoin, le Dr Arnold, ne se prononce pas sur ces questions ne change rien au fait que ces témoignages n’avaient aucune valeur puisqu’ils ne relevaient pas du domaine d’expertise des témoins dans les faits et selon la reconnaissance formelle de leur domaine d’expertise par le juge de première instance.
(ii) L’inférence selon laquelle les problèmes émotionnels de H.L. sont à l’origine de sa perte de revenus antérieure
321 Comme l’inférence selon laquelle les abus sexuels de M. Starr ont causé l’alcoolisme de H.L. n’est pas étayée par la preuve, les conclusions sur l’alcoolisme de H.L. constituant la chaîne causale établie par le juge de première instance ne sont plus à prendre en considération. La conclusion générale du juge de première instance selon laquelle H.L. a subi une perte de revenus d’emploi à cause des abus sexuels ne s’appuie plus que sur le raisonnement suivant : les abus sexuels ont causé les problèmes émotionnels de H.L., et ces problèmes ont fait perdre des revenus d’emploi à H.L.
322 Au procès, le juge Klebuc a conclu que, au nombre des problèmes émotionnels de H.L., il y avait la culpabilité et la perte d’estime de soi (par. 29), et les deux experts ont témoigné que, en règle générale, la confiance en soi et l’estime de soi avaient une incidence sur la morale du travail et l’aptitude au travail. Plus particulièrement, le Dr Arnold a déclaré en contre‑interrogatoire qu’un enfant victime d’abus sexuel à l’école risquait davantage de perdre confiance dans le système scolaire :
[traduction]
Q : Est‑ce que — si les abus sexuels ont été perpétrés par quelqu’un à l’école, et je ne parle pas seulement de [H.L.], mais en général, si les abus sexuels étaient le fait de quelqu’un à l’école, l’élève risquerait‑il davantage de perdre confiance dans le système scolaire, dans la direction de l’école?
R : Je pense que oui.
Le Dr Arnold s’est également dit d’avis que de tels abus, suivis de problèmes d’alcool, pouvaient logiquement avoir des répercussions sur la capacité de conserver un emploi :
[traduction]
Q : Estimez‑vous probable que cela nuise à sa morale du travail?
R : La morale du travail, comme dans — peut‑être pour la définir, je pense que vous parlez de sa capacité à conserver un emploi et à se présenter régulièrement au travail, et ce genre de chose?
Q : Oui.
R : Oui, et je me reporte à la suite des événements dont je viens de parler. Un événement se produit, puis — désolé, un événement — il vaut mieux préciser — un abus, il y a l’alcool et, oui, effectivement, la suite des événements aboutirait logiquement à cela et —
De même, on a demandé à M. Stewart lors de son interrogatoire principal, si l’estime de soi et la confiance en soi avaient une incidence sur l’aptitude au travail, et il a répondu par l’affirmative.
323 Selon moi, le témoignage des experts à cet égard est de nature générale et n’a aucune valeur probante quant à savoir si H.L. était totalement ou en grande partie incapable de travailler à cause de ses problèmes émotionnels. En outre, je conviens avec la Cour d’appel que la preuve offerte au procès établit seulement que H.L. n’a pas travaillé durant la première période et n’a travaillé que sporadiquement pendant la seconde. Cette preuve n’établit pas que H.L. était totalement ou en grande partie incapable de travailler à cause de ses problèmes émotionnels.
324 Par exemple, le fait que H.L. a travaillé sporadiquement peut aussi bien résulter d’un choix que d’une incapacité. D’ailleurs, certains éléments de preuve militent davantage en faveur de la première possibilité que de la seconde. Ainsi, H.L. a quitté le seul emploi permanent qu’il ait jamais eu — sur une ferme avicole à l’extérieur de Regina — pour s’établir dans la réserve de son épouse d’alors, qui pouvait y poursuivre sa carrière dans le domaine des soins à domicile. H.L. s’est également inscrit à un cours de mécanique automobile offert dans la réserve de Muskowekwan, où il vivait à l’époque, mais il l’a abandonné parce qu’il n’était pas payé pour y assister.
325 La preuve présentée au procès n’établissant pas que H.L. était totalement ou en grande partie incapable de travailler à cause de ses problèmes émotionnels, l’inférence du juge de première instance selon laquelle ceux‑ci lui avaient fait perdre des revenus d’emploi ne s’appuie donc pas sur une preuve suffisante et a été à juste titre infirmée par la Cour d’appel. Cette inférence n’étant pas suffisamment étayée, il n’est pas nécessaire de déterminer si les abus sexuels étaient à l’origine des problèmes émotionnels de H.L. La chaîne causale est déjà rompue. En outre, puisqu’il s’agissait là de l’argumentation ultime susceptible d’appuyer la conclusion générale du juge de première instance selon laquelle H.L. a subi une perte de revenus d’emploi à cause des abus sexuels commis par M. Starr, il est clair que cette conclusion du juge de première instance ne peut être maintenue et que la Cour d’appel a effectivement eu raison de l’infirmer.
326 En somme, la Cour d’appel n’a pas eu tort d’annuler les dommages‑intérêts pécuniaires accordés pour la perte de revenus antérieure. Je le répète, la « norme de contrôle » applicable en Saskatchewan à une inférence factuelle est celle de la raisonnabilité. Les dommages‑intérêts étant fondés sur une argumentation déraisonnable (c’est‑à‑dire non étayée par la preuve), la Cour d’appel a eu raison d’intervenir et de les annuler.
b) Responsabilité pour la perte de revenus ultérieure
327 En ce qui concerne maintenant la responsabilité du gouvernement du Canada pour la perte de revenus ultérieure, il convient de signaler que le juge de première instance a reconnu que les parties n’avaient présenté aucune preuve relativement à la capacité de gain ultérieure de H.L. et que cette omission appelait une évaluation fondée uniquement sur les données prises en compte pour évaluer la perte de capacité de gain antérieure (par. 70). Le juge de première instance a finalement fixé à 179 190 $ la somme forfaitaire actualisée nécessaire pour indemniser H.L. de sa perte de capacité de gain ultérieure.
328 La Cour d’appel a annulé ces dommages‑intérêts au motif que la preuve n’établissait pas l’existence d’une perte, et que leur calcul était entaché des mêmes erreurs que celui des dommages‑intérêts accordés pour la perte de revenus antérieure (par. 258).
329 Je conviens que l’indemnité accordée pour la perte de revenus ultérieure doit être annulée. À l’instar de celle accordée pour la perte de revenus antérieure, elle ne s’appuie pas sur une preuve suffisante. En d’autres termes, comme il n’était pas raisonnable de conclure que H.L. avait subi une perte de revenus d’emploi à cause des abus sexuels commis par M. Starr, étant donné les lacunes, sur le plan de la preuve, de la chaîne causale établie par le juge de première instance, il n’était pas non plus raisonnable de conclure que H.L. continuerait de subir une telle perte.
(2) Évaluation de la perte de revenus antérieure
330 Vu ma conclusion selon laquelle les dommages‑intérêts pécuniaires accordés pour les pertes de revenus antérieure et ultérieure ne sont pas étayés par la preuve, point n’est besoin d’examiner l’évaluation du préjudice par le juge de première instance. Cependant, afin de clarifier davantage le droit applicable en la matière, je commenterai brièvement cette évaluation, d’autant plus que je conviens avec la Cour d’appel que le juge de première instance a commis quatre erreurs à cet égard. Premièrement, il n’a pas pris en considération l’obligation du demandeur de limiter le préjudice. Deuxièmement, il a conclu, de manière déraisonnable, que la vulnérabilité du demandeur n’était pas déjà active, de sorte qu’il a accordé trop d’importance aux actes répréhensibles de M. Starr en établissant les dommages‑intérêts pécuniaires. Troisièmement, il n’a pas retranché de la période considérée le temps que H.L. avait passé en prison. Quatrièmement, il a eu tort de ne pas tenir compte des prestations d’aide sociale touchées par H.L. pendant cette période.
a) Obligation de limiter le préjudice
331 Je conviens avec la Cour d’appel que le juge de première instance a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’obligation du demandeur de limiter le préjudice. Comme elle l’a fait remarquer, le procureur général du Canada, à qui incombait la charge de la preuve à cet égard, a présenté des éléments selon lesquels le demandeur s’était vu offrir la possibilité de parfaire son éducation et sa formation et de suivre un traitement pour sa consommation excessive d’alcool, mais avait décliné l’offre ou omis de saisir l’occasion (par. 232). Par conséquent, dans la mesure où le juge de première instance a associé la perte de revenus du demandeur à son manque d’éducation ou de formation ou à ses problèmes d’alcool, je conviens avec la Cour d’appel qu’il aurait dû tenir compte de l’obligation du demandeur de limiter le préjudice et qu’il a commis une erreur en omettant de le faire.
332 En toute déférence, je suis également en désaccord avec le juge Fish sur ce point. Au paragraphe 134 de ses motifs, il affirme que « le juge de première instance a conclu que le procureur général du Canada n’avait présenté aucune preuve à cet égard ». Or, suivant mon interprétation des motifs du jugement de première instance, il est clair que le juge n’a tiré aucune conclusion à ce sujet, omettant plutôt de considérer la question, d’où l’erreur.
333 En outre, au par. 135 de ses motifs, le juge Fish fait observer que, suivant son témoignage, H.L. n’avait pas parfait son éducation à cause de son peu de mémoire. Au lieu d’y voir l’omission de limiter le préjudice, mon collègue estime que ce témoignage concorde avec la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’alcoolisme de H.L., son image négative de lui‑même et son manque de confiance avaient nui à sa capacité d’apprendre un métier et à celle de trouver et de conserver un emploi. J’ai déjà fait état de la faiblesse de la preuve sous‑tendant le raisonnement du juge de première instance à cet égard.
334 Le juge Fish ajoute que « [m]ême si le dossier ne révèle essentiellement rien au sujet de ses efforts de réadaptation, le témoignage de H.L. au procès permettait de conclure qu’il avait tenté à tout le moins de mettre fin à sa consommation d’alcool » (par. 135). À mon humble avis, je ne crois pas que le dossier ne révèle essentiellement rien au sujet des efforts de réadaptation de H.L. Par exemple, au procès, le procureur général du Canada a déposé en preuve les registres d’admission du centre correctionnel provincial de Regina où H.L. avait été incarcéré pour un certain nombre d’infractions liées à l’alcool et au vol. Selon ces registres, lors des différentes périodes d’incarcération, H.L. n’avait manifesté aucun intérêt pour les programmes d’aide, de formation ou de traitement destinés aux alcooliques. Par conséquent, même si, au moment du procès, H.L. faisait des efforts pour mettre fin à sa consommation d’alcool, il demeure que le juge de première instance aurait dû tenir compte de la preuve relative aux efforts de réadaptation antérieurs de H.L., d’autant plus que ce dernier demandait une indemnité pour la perte de revenus dans le passé. Il a eu tort de ne pas le faire.
b) Vulnérabilité déjà active (« crumbling skull »)
335 À supposer, pour les besoins de la présente analyse, que les abus sexuels de M. Starr aient au moins contribué à la perte de revenus de H.L. (bien que, selon moi, la preuve ne permette pas de le conclure), j’estime que le juge de première instance a également commis une erreur en leur accordant trop d’importance dans l’établissement des dommages‑intérêts pécuniaires. Cette erreur résulte de son inférence déraisonnable selon laquelle H.L. n’avait pas une vulnérabilité déjà active.
336 La règle de la vulnérabilité de la victime a été définie comme suit par le juge Major dans l’arrêt Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, par. 35 :
La règle de la vulnérabilité de la victime reconnaît simplement que l’état préexistant du demandeur était inhérent à sa « situation originale ». Le défendeur n’a pas à rétablir le demandeur dans une meilleure situation que sa situation originale. Le défendeur est responsable du préjudice causé, même s’il est très grave, mais il n’a pas à indemniser le demandeur des effets débilitants qui sont imputables à l’état préexistant et que ce dernier aurait subis de toute façon. Le défendeur est responsable des dommages supplémentaires mais non des dommages préexistants [. . .] De même, s’il y a un risque mesurable que l’état préexistant aurait entraîné des conséquences nuisibles pour le demandeur dans l’avenir, indépendamment de la négligence du défendeur, il peut alors en être tenu compte pour réduire le montant de l’indemnité globale [. . .] Ce résultat est conforme à la règle générale suivant laquelle il faut rétablir le demandeur dans la situation où il aurait été, avec ses risques et ses inconvénients, et non dans une meilleure situation. [Souligné dans l’original; citations omises.]
En l’espèce, le juge de première instance a conclu qu’aucune preuve n’établissait que, au moment considéré, la vulnérabilité de H.L. était déjà active. Selon lui, si H.L. avait une prédisposition aux troubles émotionnels en raison des actes de violence de S.W. ou du fait qu’il avait grandi dans une famille dysfonctionnelle, il s’agissait d’une vulnérabilité latente, de sorte que le gouvernement du Canada demeurait responsable du préjudice causé par les actes de M. Starr (par. 28).
337 Je conviens avec l’intimé le procureur général du Canada que la preuve selon laquelle H.L. a grandi au sein d’une famille où sévissaient l’abus d’alcool et la violence donne à penser que la capacité de gain de H.L. aurait probablement été la même si les abus sexuels n’avaient pas eu lieu. L’histoire familiale de H.L. fait état d’un certain nombre d’événements troublants qui appuient cette thèse. Par exemple, au procès, des éléments ont été présentés pour établir que S.W. avait une fois agressé la mère de H.L., brandi une arme et menacé de la tuer, ce qui avait obligé H.L. et son frère aîné à sortir par la fenêtre de leur chambre, en proie à une peur mortelle de se faire tirer dessus. Ils s’étaient cachés sous les marches de l’entrée alors que leur mère avait pris la fuite. Selon moi, il est probable que cet épisode saisissant, jumelé à une vie de famille généralement difficile, ait hypothéqué l’avenir de H.L., indépendamment des abus de M. Starr.
338 De plus, les deux témoins experts ont abondé en ce sens. Selon le Dr Arnold, l’alcoolisme de H.L. était en grande partie attribuable à d’autres causes que les abus sexuels, comme le fait d’avoir été confronté à l’abus d’alcool et à la violence familiale. De même, en contre‑interrogatoire, M. Stewart a reconnu que sa vie de famille lorsqu’il était enfant et la violence de S.W. avaient en quelque sorte contribué à ses problèmes actuels. Je conviens avec la Cour d’appel que, le juge de première instance s’étant fondé, à tort selon moi, sur le témoignage de ces experts pour établir un lien entre l’alcoolisme du demandeur et les actes répréhensibles de M. Starr, il aurait dû également en tenir compte pour déterminer dans quelle proportion la perte de revenus de H.L. était attribuable à ces actes, et ce, afin que les dommages‑intérêts ne mettent pas H.L. dans une situation meilleure que celle dans laquelle il se serait trouvé si les abus sexuels n’avaient pas eu lieu.
339 Aussi, vu la preuve selon laquelle H.L. avait grandi dans un foyer où régnaient l’abus d’alcool et la violence familiale, ainsi que le témoignage des experts selon lequel les premières années d’apprentissage de la vie de H.L. avaient contribué jusqu’à un certain point à ses problèmes actuels, il était déraisonnable d’inférer que H.L. n’avait pas une vulnérabilité déjà active, et cette erreur a amené le juge de première instance à accorder trop d’importance aux deux épisodes d’abus sexuel en évaluant la perte de capacité de gain de H.L. Comme l’a recommandé la Cour d’appel, le juge aurait dû examiner les faits passés en vue de déterminer s’il fallait réduire le montant des dommages‑intérêts accordés en fonction d’éventuels facteurs contributifs autres que les abus sexuels de M. Starr (par. 237).
c) Incarcération
340 Au procès, le juge Klebuc a inféré que les nombreuses infractions liées à l’alcool et au vol commises par H.L. étaient attribuables aux abus sexuels de M. Starr (par. 29). Il a donc inclus dans la période considérée pour l’évaluation de la perte de revenus le temps que H.L. avait passé en prison. Je conviens avec la Cour d’appel qu’il a eu tort d’attribuer aux actes répréhensibles de M. Starr le comportement criminel de H.L. et les conséquences de ce comportement sur sa capacité de gain, car aucune preuve n’étayait cette inférence de causalité.
341 La preuve présentée au procès relativement à l’existence d’un lien entre les abus sexuels et la criminalité portait surtout sur le risque qu’un enfant victime d’agression ne devienne lui‑même agresseur. Par exemple, en interrogatoire principal, M. Stewart a dit ce qui suit à ce sujet :
[traduction]
Q : Concernant les effets de l’abus sexuel — vous avez mentionné l’abus de substances intoxicantes. La criminalité peut‑elle être l’un d’eux?
R : Certainement. La criminalité, en ce sens qu’un certain nombre de personnes — en fait, un grand nombre de personnes, je n’ai pas les chiffres exacts, qui ont été victimes d’agressions physiques ou sexuelles dans leur enfance, une grande proportion de ces personnes deviennent elles‑mêmes des agresseurs lorsqu’elles atteignent l’âge adulte. Donc, en ce sens, oui, c’est possible.
En contre‑interrogatoire, M. Stewart a été appelé à clarifier son opinion sur le lien entre l’abus sexuel et le comportement criminel :
[traduction] Le seul comportement criminel qui soit vraiment associé à [l’abus sexuel], grandement associé, est la tendance à s’en prendre éventuellement à d’autres personnes, à d’autres enfants peut‑être, mais non à dévaliser une banque, après avoir été abusé sexuellement. Je ne crois pas qu’il existe un lien aussi marqué, non.
342 Par contre, le casier judiciaire de H.L. révèle qu’aucun des crimes pour lesquels il a été incarcéré n’avait trait à l’agression d’autrui. Au contraire, il s’agissait surtout, je le répète, d’infractions liées à l’alcool et au vol.
343 Étant donné que la preuve d’expert offerte au procès ne portait que sur le risque qu’un enfant agressé ne devienne lui‑même agresseur, aucun élément de preuve n’appuie l’inférence du juge de première instance selon laquelle les nombreuses infractions liées à l’alcool et au vol commises par H.L. étaient attribuables aux abus sexuels de M. Starr. Le juge de première instance a donc eu tort de ne pas abaisser le montant des dommages‑intérêts en fonction du temps que H.L. avait passé en prison.
344 En outre, je conviens avec la Cour d’appel qu’accorder à un demandeur des dommages‑intérêts pour la perte de capacité de gain pendant son incarcération va à l’encontre des principes de notre système de justice pénale (par. 240‑241). Comme elle l’a signalé, le juge Samuels avait bien décrit le dilemme dans State Rail Authority of New South Wales c. Wiegold (1991), 25 N.S.W.L.R. 500 (C.A.), p. 514 :
[traduction] Si le demandeur a été déclaré coupable d’un crime et condamné à une peine, c’est parce que, au regard du droit criminel, il a été jugé responsable de ses actes et une peine appropriée lui a été infligée. Il doit donc subir les conséquences de la peine, directes et indirectes. Si, au regard de la responsabilité civile délictuelle, le contrevenant n’était pas tenu responsable de ses actes et devait être indemnisé par l’auteur du délit, la décision du tribunal pénal serait mise en échec. Il en résulterait entre le droit civil et le droit pénal une sorte de conflit susceptible de déconsidérer la justice.
d) Prestations d’aide sociale
345 Le juge de première instance a fait observer que du 1er janvier 1980 au 31 décembre 1987, H.L. avait généralement compté sur les prestations d’aide sociale pour subvenir à ses besoins. Cependant, dans l’établissement des dommages‑intérêts pour la perte de capacité de gain pendant cette période, il n’a pas tenu compte de l’obtention de prestations d’aide sociale par H.L. (par. 64). La Cour d’appel a conclu que le juge Klebuc avait eu tort de ne pas se demander si ces prestations devaient être déduites des dommages‑intérêts accordés pour la perte de revenus antérieure. Elle s’est cependant abstenue de développer la question, une décision récente de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique portant précisément sur le sujet faisant alors l’objet d’un pourvoi devant notre Cour. L’arrêt a depuis été rendu : M.B. c. Colombie‑Britannique, [2003] 2 R.C.S. 477, 2003 CSC 53. Dans cet arrêt, notre Cour a statué que les prestations d’aide sociale constituent une forme de remplacement du revenu et que, par conséquent, elles sont déductibles en common law. À la lumière de cette décision, il est clair que le juge de première instance a commis une erreur mixte de fait et de droit lorsqu’il a omis de tenir compte des prestations d’aide sociale touchées par H.L. pendant la période considérée.
V. Dispositif
346 Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs rendus par
347 La juge Charron (dissidente en partie) — J’ai pris connaissance des motifs de mes collègues les juges Fish et Bastarache. Je souscris à l’analyse du juge Fish en ce qui concerne la norme de révision applicable en appel dans la province de la Saskatchewan et j’estime que la Cour d’appel a eu tort de conclure que la norme applicable n’était pas celle établie par notre Cour dans Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33. Tout comme le juge Fish, je suis néanmoins d’avis que la Cour d’appel a eu raison d’annuler les dommages‑intérêts pécuniaires accordés en première instance pour la perte de revenus ultérieure. Je conviens également avec lui que le juge de première instance a eu tort d’accorder des dommages‑intérêts pécuniaires pour la période pendant laquelle l’appelant avait été incarcéré et de ne pas tenir compte des prestations d’aide sociale qu’il avait touchées. En toute déférence, je me dissocie toutefois de son raisonnement à l’égard de ce qui suit.
348 Compte tenu de l’application de la norme de révision appropriée, je crois que la Cour d’appel a annulé à bon droit la totalité des dommages‑intérêts pécuniaires accordés. Selon moi, la même erreur entachait la décision du juge de première instance d’accorder des dommages‑intérêts pécuniaires pour les pertes de revenus passée et future. Il a en effet conclu à l’existence d’un lien de causalité entre les abus sexuels et l’incapacité permanente de gagner un revenu. À mon humble avis, la preuve n’étayait pas cette conclusion, de sorte que l’indemnisation pour les pertes de revenus passée et future est déraisonnable. Sur ce point, je suis essentiellement d’accord avec mon collègue le juge Bastarache. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi accueilli en partie, avec dépens, les juges Bastarache, LeBel, Deschamps et Charron sont dissidents en partie.
Procureurs de l’appelant : Merchant Law Group, Regina.
Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Toronto.
Procureur de l’intervenant : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.