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13/05/2022 | CANADA | N°2022CSC19

Canada | Canada, Cour suprême, 13 mai 2022, R. c. Sullivan, 2022 CSC 19


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Sullivan, 2022 CSC 19

 

 
Appel entendu : 12 octobre 2021
Jugement rendu : 13 mai 2022
Dossier : 39270


 
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
 
et
 
David Sullivan
Intimé
 
 
Et entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante / Intimée à la demande d’autorisation d’appel incident
 
et
 
Thomas Chan
Intimé / Demandeur à la demande d’autorisation d’appel incident
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procur

eur général du Québec, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, British Columbia Civil Libe...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Sullivan, 2022 CSC 19

 

 
Appel entendu : 12 octobre 2021
Jugement rendu : 13 mai 2022
Dossier : 39270

 
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
 
et
 
David Sullivan
Intimé
 
 
Et entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante / Intimée à la demande d’autorisation d’appel incident
 
et
 
Thomas Chan
Intimé / Demandeur à la demande d’autorisation d’appel incident
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général du Québec, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, British Columbia Civil Liberties Association, Empowerment Council, Systemic Advocates in Addictions and Mental Health, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Association canadienne des libertés civiles, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes et Advocates for the Rule of Law
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal

Motifs de jugement :
(par. 1 à 99)

Le juge Kasirer (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Jamal)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante
c.                    
David Sullivan                                                                                                      Intimé
‑ et ‑
Sa Majesté la Reine                                                                                    Appelante /
Intimée à la demande d’autorisation d’appel incident
c.
Thomas Chan                                                                                                      Intimé /
Demandeur à la demande d’autorisation d’appel incident
et
Procureur général du Canada,
procureur général du Québec,
procureur général du Manitoba,
procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta,
British Columbia Civil Liberties Association,
Empowerment Council, Systemic Advocates in Addictions and Mental Health,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Association canadienne des libertés civiles,
Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes et
Advocates for the Rule of Law                                                                  Intervenants
Répertorié : R. c. Sullivan
2022 CSC 19
No du greffe : 39270.
2021 : 12 octobre; 2022 : 13 mai.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Justice fondamentale — Présomption d’innocence — Limites raisonnables — Article 33.1 du Code criminel empêchant l’accusé d’invoquer la défense en common law d’intoxication volontaire s’apparentant à l’automatisme — L’article 33.1 viole‑t‑il les principes de justice fondamentale ou la présomption d’innocence? — Dans l’affirmative, l’atteinte est‑elle justifiée? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7 et 11d) — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 33.1.
                    Droit constitutionnel — Réparation — Déclaration d’invalidité — Peut-on considérer qu’une déclaration prononcée par une cour supérieure en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 lie les tribunaux de juridiction équivalente?
                    Droit criminel — Appels — Appels à la Cour suprême du Canada — Compétence — Accusé déclaré coupable d’un acte criminel au procès — Cour d’appel annulant la déclaration de culpabilité et ordonnant un nouveau procès — Appel interjeté par la Couronne à la Cour suprême du Canada — Demande de l’accusé visant à obtenir l’autorisation d’interjeter un appel incident à l’égard de la décision ordonnant la tenue d’un nouveau procès et sollicitant un arrêt des procédures — La Cour a‑t‑elle compétence pour instruire l’appel de l’accusé? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 691.
                    Après avoir volontairement consommé une surdose de médicaments sur ordonnance et avoir sombré dans un état de conscience diminuée, S a attaqué sa mère avec un couteau et l’a gravement blessée. Il a été accusé de plusieurs infractions, notamment de voies de fait graves et d’agression armée. Dans des circonstances non liées, C a aussi sombré dans un état de conscience diminuée après avoir volontairement ingéré des champignons magiques contenant une drogue appelée psilocybine. Il a attaqué son père avec un couteau et l’a tué, en plus de blesser gravement la conjointe de son père. C a subi un procès relativement à des accusations d’homicide involontaire coupable et de voies de fait graves. S et C ont tous les deux soutenu lors de leur procès respectif que leur état d’intoxication était si extrême que leurs actions étaient involontaires et ne pouvaient justifier un verdict de culpabilité pour les accusations d’infractions violentes d’intention générale portées contre eux. C a aussi fait valoir qu’une lésion cérébrale sous‑jacente, plutôt que sa seule intoxication, était la cause ayant contribué de façon appréciable à sa psychose, de sorte qu’il n’était pas criminellement responsable.
                    Dans le cas de S, le juge du procès a déterminé que S avait agi de façon involontaire, mais a décidé que celui‑ci ne pouvait se prévaloir de la défense d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme en raison de l’art. 33.1 du Code criminel. S a été déclaré coupable des deux accusations de voies de fait. Dans le cas de C, le juge du procès a rejeté la contestation constitutionnelle de l’art. 33.1 présentée par ce dernier. Dans le cadre de cette contestation, C avait soutenu que le juge du procès était lié par les décisions antérieures de la même cour qui déclaraient l’art. 33.1 inconstitutionnel. Le juge a conclu que la lésion cérébrale de C constituait un trouble mental, mais n’était pas la cause de son incapacité, qui était plutôt due à l’ingestion volontaire de champignons magiques. C a été déclaré coupable d’homicide involontaire coupable et de voies de fait graves.
                    La Cour d’appel a instruit les pourvois de S et C ensemble et a conclu que l’art. 33.1 viole l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte et n’est pas sauvegardé par l’article premier. S et C pouvaient donc tous les deux invoquer la défense de l’automatisme. La Cour d’appel a aussi a abordé la question de savoir si le juge du procès, dans le cas de C, était lié par un précédent d’un tribunal de juridiction équivalente dans la province et était tenu d’accepter l’inconstitutionnalité de l’art. 33.1. Elle a conclu que les règles ordinaires du stare decisis s’appliquent lorsque les cours supérieures de première instance se demandent s’il y a lieu de suivre les déclarations antérieures d’inconstitutionnalité. Le juge du procès a eu raison de décider qu’il n’était pas lié par les décisions antérieures et qu’il pouvait examiner la question de nouveau. Par conséquent, les déclarations de culpabilité de S ont été annulées et des acquittements ont été prononcés. La Cour d’appel a ordonné un nouveau procès pour C parce qu’aucune conclusion de fait n’avait été tirée concernant l’automatisme sans troubles mentaux. La Couronne interjette appel à la Cour des décisions de la Cour d’appel à la fois pour S et pour C, et C demande l’autorisation de former un pourvoi incident à l’égard de l’ordonnance visant la tenue d’un nouveau procès, cherchant à obtenir un acquittement ou, subsidiairement, un arrêt des procédures.
                    Arrêt : Les pourvois sont rejetés. La demande d’autorisation d’appel incident présentée par C est cassée pour défaut de compétence.
                    Dans le pourvoi connexe R. c. Brown, 2022 CSC 18, la Cour conclut que l’art. 33.1 viole la Charte et est inopérant en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette conclusion est applicable aux pourvois interjetés par la Couronne dans les présentes affaires. Puisque l’art. 33.1 est inopérant, S a droit à des acquittements. Il a établi au procès qu’il était dans un état d’intoxication s’apparentant à l’automatisme et le juge du procès a conclu qu’il agissait de façon involontaire. Pour ce qui est de C, l’ordonnance de la Cour d’appel visant la tenue d’un nouveau procès doit être confirmée. C peut invoquer la défense d’automatisme sans troubles mentaux lors d’un nouveau procès, si elle est applicable compte tenu des faits.
                    Les règles ordinaires du stare decisis horizontal et de la courtoisie judiciaire s’appliquent aux déclarations d’inconstitutionnalité prononcées par les cours supérieures dans une même province. Une décision peut ne pas être contraignante s’il est possible de la distinguer au vu des faits en cause ou si le tribunal n’avait aucun moyen pratique de savoir qu’elle existait. Si la décision fait autorité, une cour de première instance ne peut s’en écarter que si l’une ou plusieurs des exceptions établies dans la décision Re Hansard Spruce Mills, 1954 CanLII 253 (BC SC), [1954] 4 D.L.R. 590 (C.S. C.‑B.) s’appliquent.
                    En conséquence, le juge qui préside un procès n’est pas strictement lié par une déclaration antérieure d’un tribunal de juridiction équivalente en raison du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Une déclaration d’inconstitutionnalité fondée sur le par. 52(1) est le résultat d’une tâche judiciaire ordinaire consistant à trancher une question de droit. Déterminer si une disposition contestée est incompatible avec la Constitution et, dans l’affirmative, identifier la portée de cette incompatibilité afin de décider si la disposition législative est inopérante et dans quelle mesure est l’est, n’est pas une question différente des autres questions de droit tranchées en dehors du contexte constitutionnel. Les juges ne peuvent pas, au sens littéral, invalider une loi lorsqu’ils se penchent sur la conformité de la disposition contestée avec la Constitution au titre du par. 52(1). Une déclaration d’inconstitutionnalité réfute simplement la présomption de constitutionnalité; elle ne modifie pas le libellé de la loi. Les questions de droit sont régies par les règles et conventions ordinaires qui limitent les tribunaux dans l’exécution de leurs tâches judiciaires, y compris l’application des règles ordinaires du stare decisis. Une déclaration judiciaire faite en application du par. 52(1) par une cour supérieure lie donc les autres tribunaux dans les limites prescrites du droit relatif au précédent.
                    Le principe de la suprématie de la Constitution ne saurait dominer l’analyse du par. 52(1) à l’exclusion des autres principes constitutionnels. L’effet juridique d’une déclaration faite par une cour supérieure en application du par. 52(1) doit être défini en fonction de la suprématie de la Constitution, de la primauté du droit et du fédéralisme. Conformément à l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, les cours supérieures qui exercent leurs activités dans une province ne disposent de pouvoirs que dans celle‑ci. Le fédéralisme empêche qu’une déclaration faite en application du par. 52(1) dans une province lie les tribunaux partout au Canada. Le stare decisis horizontal s’applique aux tribunaux de juridiction équivalente dans une province, et une décision sur la constitutionnalité liera les juridictions inférieures par la voie du stare decisis vertical. La règle du stare decisis est le bon cadre d’analyse à appliquer aux litiges concernant des questions constitutionnelles, car elle concilie, d’une part, la stabilité et la prévisibilité et, d’autre part, la justesse et l’évolution ordonnée du droit. La Couronne peut envisager un appel lorsqu’elle fait face à des décisions contradictoires en première instance concernant une disposition sur laquelle elle continue de s’appuyer, mais elle n’est pas tenue de porter en appel les déclarations d’inconstitutionnalité dans les affaires criminelles. Aussi souhaitable que soit le traitement uniforme du droit criminel substantiel au sein des provinces ou même entre celles‑ci, la décision d’interjeter appel relève du pouvoir discrétionnaire du procureur général compétent, qui prend cette décision conformément à son pouvoir de servir l’intérêt public et aux contraintes constitutionnelles et pratiques relatives à sa charge.
                    Différentes normes ont été invoquées pour établir quand il est opportun de s’écarter d’un précédent, par exemple si la décision est manifestement erronée, lorsqu’il existe de bonnes raisons de le faire ou dans des circonstances extraordinaires. Ces étiquettes qualitatives sont susceptibles de viser presque toute situation et ne fournissent pas de directives précises. Ces termes ne devraient plus être employés. Le principe de la courtoisie judiciaire ainsi que les principes de la primauté du droit qui appuient la règle du stare decisis impliquent que les décisions antérieures devraient être suivies, à moins que les critères énoncés dans la décision Spruce Mills soient respectés. Les tribunaux de première instance ne devraient s’écarter des décisions faisant autorité rendues par un tribunal de juridiction équivalente que dans trois situations précises : la justification de la décision antérieure a été compromise par des décisions subséquentes de cours d’appel; un précédent faisant autorité ou une loi pertinente n’a pas été pris en considération; ou la décision antérieure n’a pas été mûrement réfléchie, par exemple si elle a été prise dans une situation d’urgence. Lorsque le juge se trouve devant des précédents contradictoires sur la constitutionnalité d’une disposition législative, il doit suivre la décision la plus récente, sauf si au moins un des trois critères susmentionnés est respecté. Ces critères ne changent rien aux situations précises dans lesquelles une juridiction inférieure peut s’écarter d’un précédent faisant autorité malgré la règle du stare decisis vertical.
                    L’application de la théorie du stare decisis horizontal au cas de C montre de quelle manière ces critères devraient opérer en pratique. Le jugement R. c. Dunn (1999), 28 C.R. (5th) 295, ne traitait pas d’une décision antérieure ontarienne qui confirmait la constitutionnalité de l’art. 33.1 et le tribunal dans l’affaire Dunn n’a pas appliqué les critères pour décider s’il était possible de s’écarter de ce précédent; il s’agissait donc d’une décision rendue per incuriam et il n’était pas nécessaire de la suivre. La décision antérieure a tenu compte des lois et sources appropriées pour arriver à la conclusion que l’art. 33.1 contrevenait à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte, mais qu’il était sauvegardé en application de l’article premier, et rien n’indique que la décision a été rendue dans une situation d’urgence. Par conséquent, le juge du procès aurait dû suivre cette décision lorsqu’il a rendu sa décision en matière constitutionnelle dans le cas de C. En appel, toutefois, la Cour d’appel n’était pas tenue de suivre quelque décision que ce soit d’une cour supérieure de première instance.
                    C ne dispose d’aucune voie légale pour interjeter appel de l’ordonnance de la Cour d’appel visant la tenue d’un nouveau procès. L’article 695 du Code criminel ne confère pas à la Cour compétence pour instruire un appel incident de C. Les articles 691 et 692 du Code criminel établissent la compétence de la Cour pour instruire des appels en matière criminelle interjetés par des accusés et représentent l’intégralité du droit d’appel qu’accorde expressément la loi à un accusé lorsque sa déclaration de culpabilité a été confirmée ou son acquittement a été annulé par la Cour d’appel. Dans une situation comme celle de C, où l’accusé reconnu coupable d’un acte criminel au procès se voit accorder un nouveau procès, l’art. 691 n’offre pas de voie d’appel à la Cour. Pour ce qui est de l’arrêt des procédures, il ne peut être prononcé que dans les cas les plus manifestes, où l’atteinte aux droits de l’accusé ou au système judiciaire est irréparable et il serait impossible d’y remédier. Le dossier présenté à la Cour est insuffisant pour conclure qu’il y a eu atteinte au droit de C à un procès équitable.
Jurisprudence
Citée par le juge Kasirer
                    Arrêts appliqués : R. c. Brown, 2022 CSC 18; Re Hansard Spruce Mills, 1954 CanLII 253 (BC SC), [1954] 4 D.L.R. 590; distinction d’avec les arrêts : R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215; R. c. Warsing, 1998 CanLII 775 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 579; arrêts expliqués : R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; arrêts examinés : R. c. Dunn (1999), 28 C.R. (5th) 295; R. c. Fleming, 2010 ONSC 8022; R. c. McCaw, 2018 ONSC 3464, 48 C.R. (7th) 359; R. c. Decaire, [1998] O.J. No. 6339; arrêts mentionnés : R. c. Scarlett, 2013 ONSC 562; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721; R. c. P. (J.) (2003), 2003 CanLII 17492 (ON CA), 67 O.R. (3d) 321; Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181; Coquitlam (City) c. Construction Aggregates Ltd. (1998), 1998 CanLII 1910 (BC SC), 65 B.C.L.R. (3d) 275, conf. par 2000 BCCA 301, 75 B.C.L.R. (3d) 350, autorisation d’appel refusée, [2001] 1 R.C.S. ix; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467; R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187; Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679; Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson School Board, 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S. 257; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38; R. c. Albashir, 2021 CSC 48; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Wolf c. La Reine, 1974 CanLII 161 (CSC), [1975] 2 R.C.S. 107; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698; Parent c. Guimond, 2016 QCCA 159; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245; David Polowin Real Estate Ltd. c. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 2005 CanLII 21093 (ON CA), 76 O.R. (3d) 161; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3; R. c. McCann, 2015 ONCA 451; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; R. v. Dunn, 2002 CanLII 53265 (ON CA), 156 O.A.C. 27; R. c. Jensen (2005), 2005 CanLII 7649 (ON CA), 74 O.R. (3d) 561; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601; R. c. Green, 2021 ONSC 2826; R. c. Kehler, 2009 MBPC 29, 242 Man. R. (2d) 4; R. c. Wolverine and Bernard (1987), 1987 CanLII 4603 (SK KB), 59 Sask. R. 22; The Owners, Strata Plan BCS 4006 c. Jameson House Ventures Ltd., 2017 BCSC 1988, 4 B.C.L.R. (6th) 370; R. c. Hinse, 1995 CanLII 54 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 597; R. c. Shea, 2010 CSC 26, [2010] 2 R.C.S. 17; Saumur c. Recorder’s Court (Quebec), 1947 CanLII 31 (SCC), [1947] R.C.S. 492; Kourtessis c. M.R.N., 1993 CanLII 137 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 53; R. c. Carosella, 1997 CanLII 402 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 80; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, préambule, art. 1, 7, 11(d), 24(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 16, 33.1, 691, 692, 695.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 96.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 40.
Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, règle 29(3).
Doctrine et autres documents cités
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Sharpe, Robert J. Good Judgment : Making Judicial Decisions, Toronto, University of Toronto Press, 2018.
Waldron, Jeremy. « Stare Decisis and the Rule of Law : A Layered Approach » (2012), 111 Mich. L. Rev. 1.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Watt, Lauwers et Paciocco), 2020 ONCA 333, 151 O.R. (3d) 353, 387 C.C.C. (3d) 304, 63 C.R. (7th) 77, 462 C.R.R. (2d) 231, [2020] O.J. No. 2452 (QL), 2020 CarswellOnt 7645 (WL Can.), qui a annulé les déclarations de culpabilité pour voies de fait graves et agression armée inscrites par le juge Salmers, [2016] O.J. No. 6847 (QL), 2016 CarswellOnt 21197 (WL Can.), et inscrit des verdicts d’acquittement. Pourvoi rejeté.
                    POURVOI et demande d’autorisation d’appel incident contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Watt, Lauwers et Paciocco), 2020 ONCA 333, 151 O.R. (3d) 353, 387 C.C.C. (3d) 304, 63 C.R. (7th) 77, 462 C.R.R. (2d) 231, [2020] O.J. No. 2452 (QL), 2020 CarswellOnt 7645 (WL Can.), qui a annulé les déclarations de culpabilité pour homicide involontaire coupable et voies de fait graves inscrites par le juge Boswell, 2018 ONSC 7158, [2018] O.J. No. 6459 (QL), 2018 CarswellOnt 20662 (WL Can.), et qui a ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté et demande d’autorisation d’appel incident cassée.
                    Joan Barrett, Michael Perlin et Jeffrey Wyngaarden, pour l’appelante/intimée à la demande d’autorisation d’appel incident.
                    Stephanie DiGiuseppe et Karen Heath, pour l’intimé David Sullivan.
                    Matthew R. Gourlay et Danielle Robitaille, pour l’intimé/demandeur à la demande d’autorisation d’appel incident Thomas Chan.
                    Michael H. Morris, Roy Lee et Rebecca Sewell, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
                    Sylvain Leboeuf et Jean‑Vincent Lacroix, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
                    Ami Kotler, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
                    Lara Vizsolyi, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
                    Noah Wernikowski, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
                    Deborah J. Alford, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
                    Jeremy Opolsky, Paul Daly, Jake Babad et Julie Lowenstein, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
                    Carter Martell, Anita Szigeti, Sarah Rankin et Maya Kotob, pour l’intervenant Empowerment Council, Systemic Advocates in Addictions and Mental Health.
                    Lindsay Daviau et Deepa Negandhi, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
                    Eric S. Neubauer, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    Megan Stephens et Lara Kinkartz, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes.
                    Connor Bildfell et Asher Honickman, pour l’intervenant Advocates for the Rule of Law.
 
                  Version française du jugement de la Cour rendu par
 
                    Le juge Kasirer —
I.               Aperçu
[1]                             Après avoir volontairement consommé une surdose de médicaments sur ordonnance et avoir sombré dans un état de conscience diminuée, David Sullivan a attaqué sa mère avec un couteau et l’a gravement blessée. Il a été accusé de plusieurs infractions, notamment de voies de fait graves et d’agression armée. Dans des circonstances non liées, Thomas Chan a aussi sombré dans un état de conscience diminuée après avoir volontairement ingéré des « champignons magiques » contenant une drogue appelée psilocybine. Monsieur Chan a attaqué son père avec un couteau et l’a tué, et a gravement blessé la conjointe de son père. Il a subi un procès pour des accusations d’homicide involontaire coupable et de voies de fait graves.
[2]                             Dans des circonstances qui leur sont propres, M. Sullivan et M. Chan ont tous les deux soutenu lors de leur procès respectif que leur état d’intoxication était si extrême que leurs actions étaient involontaires et ne pouvaient justifier un verdict de culpabilité pour les accusations d’infractions violentes d’intention générale portées contre eux. Monsieur Chan a fait valoir plus précisément qu’une lésion cérébrale sous‑jacente, plutôt que sa seule intoxication, était la cause ayant contribué de façon appréciable à sa psychose, de sorte qu’il n’était pas criminellement responsable au titre de l’art. 16 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46.
[3]                             Dans le cas de M. Sullivan, le juge du procès a déterminé que l’accusé avait agi de façon involontaire, mais a décidé que celui‑ci ne pouvait se prévaloir de la défense d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme en raison de l’art. 33.1 du Code criminel. Monsieur Sullivan a été déclaré coupable des deux accusations de voies de fait. Dans le cas de M. Chan, le juge du procès a rejeté la contestation constitutionnelle de l’art. 33.1. Il a été conclu que la lésion cérébrale de M. Chan constituait un trouble mental, mais n’était pas la cause de l’incapacité, qui était plutôt due à l’ingestion volontaire de champignons magiques. Le juge du procès a rejeté son argument fondé sur l’art. 16. Monsieur Chan a été déclaré coupable d’homicide involontaire coupable et de voies de fait graves.
[4]                             Les pourvois ont été instruits ensemble. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’art. 33.1 violait l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés et n’était pas sauvegardé par l’article premier. Par conséquent, M. Sullivan et M. Chan pouvaient tous les deux invoquer la défense de l’automatisme. Compte tenu des conclusions tirées à son procès, les déclarations de culpabilité de M. Sullivan ont été annulées et des acquittements ont été prononcés. La Cour d’appel a ordonné un nouveau procès pour M. Chan parce qu’aucune conclusion de fait n’avait été tirée concernant l’automatisme sans troubles mentaux dans son cas. La Couronne a interjeté appel des décisions concernant M. Sullivan et M. Chan devant la Cour.
[5]                             Dans l’arrêt R. c. Brown, 2022 CSC 18, rendu en même temps que les motifs dans les présents pourvois, je conclus que l’art. 33.1 viole la Charte et est inopérant en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette conclusion est également applicable aux pourvois interjetés par la Couronne dans les affaires en l’espèce.
[6]                             À titre d’intimé, M. Sullivan a soulevé une question concernant la nature et l’autorité d’une déclaration d’inconstitutionnalité, fondée sur le par. 52(1), prononcée par une cour supérieure. Il a soutenu devant nous que le juge du procès était lié par une déclaration antérieure d’un juge de cour supérieure de la province qui a statué que l’art. 33.1 était inopérant. La question soulevée par M. Sullivan nous donne l’occasion de clarifier si une déclaration faite en application du par. 52(1) lie les tribunaux de juridiction équivalente pour l’avenir en raison du principe de la suprématie de la Constitution, ou si les règles ordinaires du stare decisis horizontal s’appliquent. Comme je m’efforcerai d’expliquer, la règle du stare decisis s’applique et le juge du procès n’était lié que dans cette mesure en ce qui a trait à la constitutionnalité de l’art. 33.1. Le cadre d’analyse qu’il convient d’adopter peut être énoncé simplement. Les cours supérieures de première instance peuvent ne pas être liées par la décision antérieure si les faits dans cette affaire se distinguent de ceux de l’affaire en jeu ou si la cour n’avait aucun moyen pratique de savoir que la décision antérieure existait. Autrement, le juge est lié par la décision et ne peut s’en écarter que si au moins une des exceptions utilement expliquées dans la décision Re Hansard Spruce Mills, 1954 CanLII 253 (BC SC), [1954] 4 D.L.R. 590 (C.S. C.‑B.), s’applique.
[7]                             Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel interjeté par la Couronne dans le cas de M. Sullivan et de confirmer les acquittements prononcés par la Cour d’appel.
[8]                             À titre d’intimé dans son pourvoi devant la Cour, M. Chan cherche à obtenir l’autorisation de former un pourvoi incident et, s’il l’obtient, il nous demande de prononcer un acquittement au lieu de l’ordonnance en vue d’un nouveau procès. Je suis d’avis de rejeter les arguments de M. Chan à ce sujet. À mon avis, la demande d’autorisation d’appel incident de M. Chan doit être cassée pour absence de compétence. Je rejette son argument subsidiaire selon lequel la Cour doit ordonner un arrêt des procédures à l’égard des accusations de crimes violents très graves portées contre lui, parce que les exigences relatives à une telle ordonnance ne sont pas respectées. Par conséquent, je confirmerais la conclusion de la Cour d’appel ordonnant la tenue d’un nouveau procès.
II.            Contexte
A.           David Sullivan
[9]                             Les parties s’entendent pour dire que M. Sullivan a attaqué sa mère pendant un épisode psychotique provoqué par la drogue, au cours duquel il n’avait pas la maîtrise de ses actes. Monsieur Sullivan, alors âgé de 43 ans, vivait avec sa mère dans un condominium. Il avait des antécédents de troubles mentaux et de toxicomanie. Selon les éléments de preuve présentés au procès, au cours des trois mois précédant l’attaque, il était convaincu que la planète serait envahie par des extraterrestres qui étaient déjà présents dans son condominium.
[10]                        Monsieur Sullivan s’était fait prescrire du bupropion (commercialisé sous le nom Wellbutrin) pour l’aider à arrêter de fumer. La psychose est un effet secondaire de ce médicament. Il avait vécu un épisode psychotique provoqué par le Wellbutrin au moins une fois auparavant, peu de temps avant les faits en cause. Le soir précédant l’attaque, il a ingéré de 30 à 80 comprimés de Wellbutrin pour tenter de se suicider. Les médicaments ont provoqué un épisode psychotique au cours duquel il a, au petit matin, réveillé sa mère pour lui dire qu’il y avait un extraterrestre dans le salon. Elle l’a suivi dans le salon et, pendant qu’elle y était, M. Sullivan s’est rendu dans la cuisine, a pris deux couteaux et a poignardé sa mère à six reprises. Elle a subi de graves blessures, notamment des lésions résiduelles des nerfs, qui ont pris beaucoup de temps à guérir. Elle est décédée avant le procès, de causes non reliées.
[11]                        Plusieurs voisins ont vu M. Sullivan agir de façon étrange à l’extérieur de l’immeuble après l’attaque. Monsieur Sullivan était agité lorsque les policiers sont arrivés; il parlait de Jésus, du diable et des extraterrestres. Il a été transporté à l’hôpital, où il a eu de multiples crises. L’épisode psychotique s’est terminé de lui‑même en l’espace de quelques jours. Au procès, une psychiatre légiste a affirmé que M. Sullivan vivait probablement une psychose provoquée par le bupropion au moment où il a attaqué sa mère.
B.            Thomas Chan
[12]                        Thomas Chan a violemment attaqué son père et la conjointe de celui‑ci avec un couteau. Le père de M. Chan a plus tard succombé à ses blessures. La conjointe du père a été blessée gravement et de façon permanente.
[13]                        De retour à la maison après une sortie dans un bar où ils avaient consommé plusieurs boissons alcoolisées plus tôt ce soir‑là, M. Chan et ses amis ont décidé de prendre des champignons magiques. Monsieur Chan avait déjà consommé des champignons magiques par le passé et il avait aimé l’expérience. Il a ingéré une première dose et comme il ne ressentait pas les mêmes effets que ses amis, il a pris une seconde dose. Vers la fin de la soirée, il a commencé à agir de façon étrange. Effrayé, il est monté à l’étage et il a réveillé sa mère, le copain de sa mère et sa sœur. Monsieur Chan a ensuite quitté la maison, ne portant qu’une paire de pantalons. Sa famille et ses amis l’ont poursuivi alors qu’il courait vers la maison de son père, située à proximité. Monsieur Chan s’est introduit dans la maison de son père par une fenêtre, même s’il y avait normalement accès grâce à la reconnaissance d’empreintes digitales d’un système de sécurité résidentielle.
[14]                        Une fois à l’intérieur, M. Chan a eu un affrontement avec son père dans la cuisine et ne semblait pas le reconnaître. Il a crié qu’il était Dieu et que son père était Satan. Il a poignardé son père à répétition, et il a ensuite poignardé la conjointe de celui‑ci. Lorsque les policiers sont arrivés, il s’est conformé à leurs ordres bien qu’à un certain moment, il se soit débattu avec une [traduction] « force extraordinaire », selon la description qu’un policier a faite.
III.         Décisions des juridictions inférieures
A.           David Sullivan
Cour supérieure de justice de l’Ontario, [2016] O.J. No. 6847 (QL), 2016 CarswellOnt 21197 (WL Can.) (le juge Salmers)
[15]                        Au procès, les parties ont reconnu, et le juge du procès a accepté, que M. Sullivan agissait de façon involontaire lorsqu’il a poignardé sa mère. Le juge du procès a conclu que M. Sullivan s’était trouvé dans un état d’automatisme sans troubles mentaux, attribuable à son ingestion de Wellbutrin. Son état était causé par un médicament dont un des effets secondaires connus est la psychose.
[16]                        La Couronne a affirmé que l’art. 33.1 s’appliquait parce que la psychose de M. Sullivan était volontaire et ne pouvait donc pas servir de fondement à une défense selon laquelle il n’avait pas l’intention générale ou la volonté qui sous‑tendent les crimes de voies de fait. Il y avait désaccord sur la question de savoir si M. Sullivan avait consommé le Wellbutrin de façon volontaire. L’article 33.1 empêcherait l’application de la défense d’automatisme que si l’intoxication était « volontaire ». Le juge du procès a conclu que l’intoxication de M. Sullivan était volontaire et qu’il savait ou aurait dû savoir que le Wellbutrin lui causerait un état de conscience diminuée. L’article 33.1 a été appliqué. Monsieur Sullivan a été déclaré coupable de voies de fait graves, d’agression armée et de quatre chefs d’accusation de manquement à une ordonnance de non‑communication. Il convient de signaler que M. Sullivan n’a pas contesté la constitutionnalité de l’art. 33.1 au procès. Il a été condamné à une peine globale de cinq ans.
B.            Thomas Chan
(1)         Décision sur la constitutionnalité, 2018 ONSC 3849, 365 C.C.C. (3d) 376 (le juge Boswell)
[17]                        Monsieur Chan a contesté la constitutionnalité de l’art. 33.1 dans le cadre d’une demande préalable au procès, soutenant en particulier que le juge du procès était lié par les décisions antérieures de la même cour, notamment R. c. Dunn (1999), 28 C.R. (5th) 295 (C.J. Ont. (Div. gén.)), et R. c. Fleming, 2010 ONSC 8022, où il a été conclu que l’art. 33.1 était inconstitutionnel.
[18]                        Le juge Boswell s’est demandé si, en raison du principe du stare decisis horizontal, il était lié par une déclaration en matière constitutionnelle d’un autre juge de cour supérieure dans la province selon laquelle l’art. 33.1 était inopérant parce qu’il était incompatible avec la Charte. Se fondant sur la décision R. c. Scarlett, 2013 ONSC 562, le juge du procès a conclu qu’il n’était pas lié par une telle déclaration. Les décisions des tribunaux de juridiction équivalente devraient être suivies si aucune raison convaincante ne justifie de s’en écarter. Un tribunal est lié par une décision antérieure à moins que celle‑ci soit [traduction] « manifestement erronée » (par. 55‑56). Le juge du procès a conclu que la jurisprudence sur la constitutionnalité de l’art. 33.1 était « considérablement incertaine » (par. 58). Bien que tous les tribunaux aient reconnu que l’art. 33.1 viole l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte, ils étaient divisés quant à la question de savoir s’il pouvait être sauvegardé par l’article premier. Par conséquent, le juge Boswell ne [traduction] « se sentait pas obligé de suivre un courant de pensée plutôt qu’un autre » (ibid.). De plus, aucune des décisions antérieures en matière constitutionnelle n’avait pu bénéficier du jugement de la Cour dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, sur la relation entre l’art. 7 et l’article premier (par. 58). Il a conclu qu’il était libre d’examiner la question de nouveau.
[19]                        Le juge du procès a ensuite décidé que l’art. 33.1 violait l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte, mais qu’il était sauvegardé par l’article premier.
(2)         Jugement sur le fond, 2018 ONSC 7158 (le juge Boswell)
[20]                        La défense d’automatisme étant exclue par l’application de l’art. 33.1, M. Chan a soutenu qu’il n’était pas criminellement responsable en raison d’une lésion cérébrale qui, à elle seule ou en lien avec l’effet d’une substance intoxicante, équivalait à un trouble mental au titre de l’art. 16. Les parties ne s’entendaient pas sur la question de savoir si M. Chan souffrait d’une lésion cérébrale et, le cas échéant, si cette lésion avait joué un rôle dans son comportement violent. Monsieur Chan a soutenu que s’il n’avait pas eu de lésion cérébrale, il n’aurait pas vécu de psychose à la suite de la consommation de champignons. La Couronne a fait valoir que la principale cause de la psychose de M. Chan était sa consommation volontaire de champignons. Le juge du procès était tenu de se demander, premièrement, si M. Chan était atteint de troubles mentaux au moment de l’infraction et, deuxièmement, si ces troubles mentaux le rendaient incapable de juger de la nature et de la qualité de ses actions, ou de savoir qu’elles étaient répréhensibles.
[21]                        Monsieur Chan ne satisfaisait pas aux exigences prescrites par l’art. 16. Les éléments de preuve indiquaient une lésion traumatique légère du cerveau. Le juge du procès ne pouvait affirmer de façon incontestable que la lésion cérébrale rendait M. Chan incapable de juger de la nature et de la qualité de ses actions, ou de savoir qu’elles étaient répréhensibles. La progression de sa psychose suggérait que l’ingestion de psilocybine était la principale cause de son état de conscience diminuée. Le juge a conclu que [traduction] « M. Chan a vécu un épisode soudain de psychose qui coïncidait directement avec l’ingestion et l’absorption de champignons magiques ». Bien que le juge du procès ait conclu que M. Chan « avait été privé de ses moyens par les effets des drogues consommées », je constate qu’il n’a tiré aucune conclusion précise selon laquelle M. Chan était dans un état d’intoxication volontaire s’apparentant à l’automatisme sans troubles mentaux.
[22]                        Monsieur Chan a été déclaré coupable d’homicide involontaire coupable et de voies de fait graves. Il a plus tard été condamné à une peine globale de cinq ans, réduite à trois ans et demi en raison du temps passé en détention présentencielle (2019 ONSC 1400).
(3)         Demande de réexamen de la contestation constitutionnelle, 2019 ONSC 783, 428 C.R.R. (2d) 81 (le juge Boswell)
[23]                        Après le prononcé de la peine, M. Chan a demandé la réouverture des débats afin de présenter de nouvelles observations sur la question constitutionnelle. Il a affirmé que dans la décision R. c. McCaw, 2018 ONSC 3464, 48 C.R. (7th) 359, qui avait été rendue ultérieurement, l’art. 33.1 avait été déclaré inconstitutionnel; la décision offrait donc une nouvelle occasion d’examiner la question. Dans l’affaire McCaw, la juge Spies y a affirmé qu’elle était liée par la décision Dunn. Elle a conclu qu’une fois qu’une disposition est déclarée inconstitutionnelle, elle est invalide et [traduction] « retirée du corpus législatif » (par. 76) pour l’avenir, par l’effet du par. 52(1) et comme il est prévu dans l’arrêt R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96. Autrement dit, une déclaration d’inconstitutionnalité lie les juges de juridiction concurrente. Sur ce fondement, M. Chan a soutenu que la déclaration antérieure d’inconstitutionnalité dans la décision Dunn liait le juge du procès lorsqu’il a envisagé l’application de l’art. 33.1 en l’espèce.
[24]                        Le juge Boswell a rejeté la demande de réouverture des débats présentée par M. Chan. La décision McCaw ne représentait pas un énoncé exact du droit. Sur le fondement du jugement Spruce Mills, une bonne compréhension du principe du stare decisis horizontal veut que les décisions pertinentes du même niveau de juridiction soient suivies en raison de la courtoisie judiciaire, à moins que des raisons impérieuses justifient de ne pas le faire. Le jugement Spruce Mills énonçait trois critères qui justifient que l’on s’écarte de telles décisions, lesquels ont été bien résumés, de l’avis du juge Boswell, par le juge Strathy dans la décision Scarlett comme étant le critère de la décision [traduction] « manifestement erronée » (par. 41).
[25]                        Pour le juge Boswell, les énoncés de la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Ferguson portant qu’une disposition inconstitutionnelle est « de fait, retirée du corpus législatif » (par. 65) sont mal interprétés dans la décision McCaw. La juge en chef McLachlin ne s’est pas dite d’avis que les juges de juridiction équivalente ne peuvent pas examiner ou réviser une ordonnance annulant une disposition en application de l’art. 52. L’arrêt Ferguson ne portait pas sur le principe du stare decisis horizontal. Le juge Boswell préférait l’interprétation que le juge Strathy a faite de l’arrêt Ferguson, qui reconnaissait le caractère erga omnes (« opposable à tous ») d’une déclaration d’inconstitutionnalité, mais qui n’étendait pas cet effet aux tribunaux de juridiction équivalente. Il restait à établir si la décision antérieure était manifestement erronée et s’il y avait des raisons pertinentes de corriger l’erreur. En ce qui concerne la décision Dunn, il y avait de bonnes raisons de s’écarter du précédent. L’analyse fondée sur l’article premier était manifestement erronée; l’arrêt Bedford avait changé la relation entre l’art. 7 et l’article premier. De plus, il y avait des décisions contradictoires quant à la constitutionnalité de l’art. 33.1 à l’échelle du pays.
C.            Cour d’appel de l’Ontario, 2020 ONCA 333, 151 O.R. (3d) 353 (le juge Paciocco, avec l’accord du juge Watt; le juge Lauwers, motifs concordants quant au résultat)
[26]                        La Cour d’appel a accueilli les pourvois et conclu que l’art. 33.1 est inconstitutionnel et inopérant. L’arrêt de la Cour d’appel sur cette question est analysé dans l’arrêt Brown, et il n’est pas nécessaire de le reprendre ici en détail. Pour la présente affaire, je n’ai qu’à mentionner que le raisonnement soigné du juge Paciocco concernant l’art. 7 et l’al. 11d) a été confirmé dans l’arrêt Brown. De plus, bien que ma propre analyse de la justification diffère de celle des juges Paciocco et Lauwers, je souscris à leur ultime conclusion : l’art. 33.1 ne peut être sauvegardé par l’article premier. Leur conclusion que l’art. 33.1 est incompatible avec la Charte et inopérant est également applicable dans ces deux pourvois.
[27]                        S’exprimant au nom de la Cour d’appel sur ce point, le juge Paciocco a abordé la question de savoir si le juge du procès dans le cas de M. Chan était lié par un précédent d’un tribunal de juridiction équivalente dans la province et était tenu d’accepter l’inconstitutionnalité de l’art. 33.1.
[28]                        À son avis, les règles ordinaires du stare decisis s’appliquent lorsque les cours supérieures de première instance se demandent s’il y a lieu de suivre les déclarations antérieures d’inconstitutionnalité prononcées par la même cour. Il a soulevé l’inapplicabilité de plusieurs affaires qui appuyaient la proposition selon laquelle une déclaration d’inconstitutionnalité lie les autres juges d’une cour supérieure, à moins qu’un appel interjeté par la Couronne soit accueilli (par. 34‑35, se référant à Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; et Ferguson). Ces arrêts comprenaient des énoncés selon lesquels une disposition incompatible avec la Constitution « est invalide dès son adoption » pour tous les cas futurs et est, « de fait, retirée du corpus législatif » (Martin, par. 28 et 31; voir Ferguson, par. 65; Hislop, par. 82). Le juge Paciocco a interprété ces décisions comme décrivant l’effet des déclarations fondées sur le par. 52(1) rendues par la Cour suprême à titre de cour de dernière instance au Canada. Elles n’écartaient pas les principes du stare decisis de façon générale et ne se rapportaient pas non plus aux déclarations faites par des tribunaux inférieurs.
[29]                        Si toutes les déclarations faites en application du par. 52(1) faisaient autorité, écrit le juge Paciocco, l’exactitude en serait compromise. Par exemple, si trois juges de cour supérieure confirment successivement une disposition, mais qu’un quatrième juge la déclare inopérante, seule la décision du quatrième juge serait retenue dans une province si la Couronne n’interjette pas appel. L’évolution du droit serait [traduction] « dictée par le hasard » plutôt que par la « qualité des décisions judiciaires » (par. 37).
[30]                        Les principes énoncés dans les décisions Spruce Mills et Scarlett ont été confirmés. Dans le contexte des déclarations d’inconstitutionnalité faites en application du par. 52(1), devant un jugement antérieur d’un tribunal de juridiction équivalente, un juge de cour supérieure devrait appliquer ce précédent et considérer la disposition comme étant inopérante à moins, par exception au principe du stare decisis horizontal, que la décision antérieure soit manifestement erronée. Le juge du procès a eu raison de décider qu’il n’était pas lié par la décision Dunn et qu’il pouvait examiner la question de nouveau.
[31]                        Puisqu’il a déclaré l’art. 33.1 inconstitutionnel et inopérant, le juge Paciocco a acquitté M. Sullivan quant aux accusations de voies de fait. Monsieur Chan a eu droit à un nouveau procès, mais pas à des acquittements. Le juge du procès n’a pas conclu que M. Chan avait agi de façon involontaire. Il a plutôt rejeté l’argument de M. Chan selon lequel il ne devrait pas être déclaré criminellement responsable, argument pour lequel il n’est pas nécessaire que l’automatisme soit établi. Monsieur Chan devrait avoir la possibilité d’invoquer la défense d’automatisme sans troubles mentaux et de présenter des éléments de preuve à cet égard lors du nouveau procès.
IV.         Questions en litige
[32]                        Comme il a été souligné, les appels de la Couronne concernant la constitutionnalité de l’art. 33.1 ne peuvent être accueillis pour les motifs énoncés dans l’arrêt Brown. La Cour d’appel a conclu à juste titre que l’art. 33.1 contrevient à l’art. 7 et à l’al. 11d) et ne peut être sauvegardé par l’article premier.
[33]                        Il reste deux questions à trancher dans les présents pourvois :
1.      Sur quel fondement peut-on considérer qu’une déclaration prononcée par une cour supérieure en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 lie les tribunaux de juridiction équivalente?
2.      La Cour a‑t‑elle compétence pour instruire le pourvoi incident de M. Chan? Dans l’affirmative, a‑t‑il droit à un acquittement? Sinon, a‑t‑il néanmoins droit à un arrêt des procédures?
[34]                        Pour les motifs qui suivent, je conclus quant à la première question que les règles ordinaires du stare decisis et de la courtoisie judiciaire s’appliquent aux déclarations d’inconstitutionnalité prononcées par les cours supérieures dans une même province. Quant à la deuxième question, je conclus que la Cour n’a pas compétence pour instruire le pourvoi incident. Je n’ordonnerais pas un arrêt des procédures. L’ordonnance de la Cour d’appel visant la tenue d’un nouveau procès pour M. Chan devrait être confirmée, tout comme les acquittements qu’elle a inscrits pour M. Sullivan.
V.           Analyse
A.           Déclarations d’inconstitutionnalité fondées sur le par. 52(1) et stare decisis horizontal
[35]                        Énoncé parmi les dispositions générales de la Loi constitutionnelle de 1982, sous l’intertitre « Primauté de la Constitution du Canada », le par. 52(1) prévoit ce qui suit :
      52 (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
[36]                        Les parties ne s’entendent pas sur les règles qui s’appliquent lorsqu’une cour supérieure déclare qu’une disposition législative est incompatible avec la Charte et donc inopérante en application du par. 52(1).
[37]                        Monsieur Sullivan fait remarquer qu’au moment où il a été déclaré coupable au procès, l’art. 33.1 avait déjà été déclaré inopérant par d’autres juges de cour supérieure dans la province d’Ontario. Il rappelle qu’à la suite de la décision Dunn, en 1999, quatre jugements distincts de cours supérieures [traduction] « invalidant [l’art. 33.1] » ont été rendus (m.i., par. 85). Monsieur Sullivan affirme qu’une déclaration prononcée par un tribunal de juridiction équivalente en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 invalide la disposition contestée pour l’avenir. En décidant le contraire, le juge du procès dans le cas de M. Chan et la Cour d’appel n’ont pas reconnu l’effet sur la disposition contestée de la déclaration faite en application du par. 52(1). Le juge Paciocco, s’exprimant au nom de la Cour d’appel dans des motifs unanimes sur ce point, aurait commis une erreur en décidant que la question était régie par les règles ordinaires du stare decisis et en adoptant le critère de la courtoisie judiciaire expliqué dans les décisions Scarlett et Spruce Mills.
[38]                        Monsieur Sullivan, de même que plusieurs intervenants, soutiennent qu’une cour supérieure ne fait que [traduction] « constater » qu’une disposition législative est inconstitutionnelle lorsqu’elle prononce une déclaration fondée sur le par. 52(1) — la disposition contestée devient inopérante par l’application du par. 52(1). Il se fonde sur les énoncés de la Cour selon lesquels une déclaration prononcée en application du par. 52(1) rend la disposition « inopérante », conclusion qui s’applique « pour l’avenir » et selon laquelle la disposition est inexécutoire parce qu’elle est, « de fait, retirée du corpus législatif » (Martin, par. 31; Ferguson, par. 65; Hislop, par. 82). Conformément à ces énoncés, M. Sullivan affirme que lorsqu’une cour supérieure prononce une déclaration d’inconstitutionnalité en application du par. 52(1), la disposition contestée est annulée autant pour l’avenir que rétroactivement. L’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association soutient en outre que par sa nature, une déclaration d’une cour supérieure fondée sur le par. 52(1) a un effet universel allant au‑delà des parties et touchant [traduction] « tous les Canadiens », et doit donc lier les tribunaux à l’échelle du pays. L’intervenant Advocates for the Rule of Law ajoute qu’une déclaration fondée sur le par. 52(1) tire son autorité de la Constitution, et que permettre au gouvernement de remettre en cause la constitutionnalité d’une disposition législative après qu’elle a été déclarée inopérante serait incompatible avec le régime de réparation prévu par la Constitution. Enfin, l’Association canadienne des libertés civiles intervient pour nous mettre en garde contre le risque potentiel que la primauté du droit soit minée et l’imprévisibilité qui en découlerait si les règles ordinaires du stare decisis s’appliquaient.
[39]                        Bien qu’elle fasse valoir que la Cour d’appel n’a commis aucune erreur en concluant que les règles ordinaires du stare decisis s’appliquent en l’espèce, la Couronne rappelle que l’affaire est en principe théorique. Même si les juges du procès étaient tenus de suivre la décision Dunn, la Cour n’est pas liée par celle‑ci et le défaut des tribunaux inférieurs de le faire n’a aucun effet concret sur l’issue des présents pourvois. La Couronne soutient toutefois que la question soulevée par M. Sullivan devrait tout de même être tranchée.
[40]                        Je suis d’accord pour dire que la question peut et devrait être tranchée par la Cour (Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, par. 29(3); R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566, par. 18‑26). Elle revêt une importance pour le public quant au déroulement d’un litige constitutionnel devant les tribunaux de première instance au Canada. De plus, la question a été soigneusement examinée par les tribunaux de juridiction inférieure et, devant la Cour, elle a été soulevée par les parties et les intervenants ont présenté des points de vue opposés sur la question.
[41]                        Sur le fond de la question, la Couronne soutient que même si les déclarations fondées sur le par. 52(1) ont un caractère erga omnes de par leur nature, elles ne feront pas nécessairement autorité pour toutes les affaires futures qui seront tranchées par des tribunaux de juridiction équivalente ou ne lieront pas nécessairement tous les tribunaux à l’échelle du pays. L’approche de M. Sullivan compromet la primauté du droit en permettant que des conclusions erronées d’inconstitutionnalité soient maintenues. Les règles du stare decisis offrent la souplesse nécessaire pour mettre en balance le caractère définitif d’une décision et sa justesse.
[42]                        Les procureurs généraux de la Colombie‑Britannique, du Québec et du Canada interviennent à l’appui de la position de la Couronne. Le procureur général de la Colombie‑Britannique fait valoir qu’une déclaration fondée sur le par. 52(1) devrait être réexaminée seulement lorsqu’il y a une erreur manifeste et déterminante ou lorsque le critère établi dans l’arrêt Bedford est satisfait. Selon le procureur général du Québec, la norme de la décision « manifestement erronée » devrait être nuancée; une décision antérieure ne devrait être écartée que lorsqu’il y a une nouvelle question de droit ou une modification de la situation ou de la preuve qui change radicalement la donne. Le procureur général du Canada observe qu’un désaccord entre les tribunaux d’instances inférieures peut permettre de générer des opinions éclairées qui sont utiles pour les cours d’appel, qui pourront s’en servir pour élaborer leur propre raisonnement.
[43]                        Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec la Couronne pour dire que le juge du procès n’était pas strictement lié par la déclaration antérieure d’un tribunal de juridiction équivalente en raison du par. 52(1). À mon avis, la compréhension qu’a M. Sullivan de l’effet d’une déclaration au titre du par. 52(1) est erronée. Une déclaration d’inconstitutionnalité fondée sur le par. 52(1) est le résultat d’une tâche judiciaire ordinaire consistant à trancher une question de droit, en l’espèce concernant la conformité d’une disposition législative aux exigences de la Charte. Les questions de droit sont régies par les règles et conventions ordinaires qui limitent les tribunaux dans l’exécution de leurs tâches judiciaires.
[44]                        Ainsi, je souscris à la conclusion du juge Paciocco selon laquelle les règles ordinaires du stare decisis régissent l’impact d’une déclaration prononcée par un tribunal en application du par. 52(1) sur les décisions que devraient prendre les tribunaux de juridiction équivalente dans les affaires futures soulevant la même question. Je préciserais toutefois les situations où une cour supérieure peut s’écarter d’un jugement antérieur d’un tribunal de juridiction équivalente. La norme n’est pas celle de la décision antérieure « manifestement erronée ». Un juge de cour supérieure de première instance devrait suivre les décisions antérieures rendues par la cour dont il est membre sur toutes les questions de droit, notamment les questions de droit constitutionnel, à moins que l’une ou plusieurs des exceptions établies dans la décision Spruce Mills s’applique.
(1)         Les déclarations d’inconstitutionnalité fondées sur le par. 52(1) sont le résultat de l’exercice du pouvoir judiciaire de trancher des questions de droit
[45]                        Je commence par une observation simple : lorsqu’il déclare qu’une disposition législative est incompatible avec la Constitution et donc inopérante, le juge exerce un pouvoir judiciaire ordinaire de trancher une question de droit. En raison de la nature du pouvoir qu’ils exercent, les juges ne peuvent pas, au sens littéral, « invalider une loi » lorsqu’ils se penchent sur la conformité de la disposition contestée avec la Constitution au titre du par. 52(1). Monsieur Sullivan interprète mal le pouvoir des juges lorsqu’il affirme que l’effet d’une déclaration d’inconstitutionnalité est que la disposition contestée est retirée du corpus législatif pour l’avenir. Dans notre droit, les législatures ont le pouvoir de retirer des lois du corpus législatif, ou encore de les modifier, pas les juges (voir D. Pinard, « De l’inhabilité des juges à modifier le texte des lois déclarées inconstitutionnelles », dans P. Taillon, E. Brouillet et A. Binette, dir., Un regard québécois sur le droit constitutionnel : Mélanges en l’honneur d’Henri Brun et de Guy Tremblay (2016), 329, p. 342). La professeure Pinard expose, de façon convaincante, que ce pouvoir judiciaire est ancré dans l’interprétation juridique et rappelle la distinction qui, souligne‑t‑elle à juste titre, est parfois négligée entre les règles de droit et leur expression textuelle. Les juges, dans leur tâche d’interprétation des lois au titre du par. 52(1), n’ont aucun pouvoir de « modifier le texte des règles de droit écrit » (p. 329, note 2 (italique omis)). Elle écrit :
      Le contrôle judiciaire de constitutionnalité porte sur la règle contestée, et non pas sur le texte de droit écrit qui l’exprime. Le nécessaire réaménagement législatif, le cas échéant, ne se fera qu’à la suite du jugement d’inconstitutionnalité, par le parlement compétent. [p. 347]
[46]                        Contrairement à ce que M. Sullivan laisse entendre, lorsque l’art. 33.1 a été déclaré incompatible avec la Constitution et inopérant dans la décision Dunn, il n’a pas été, par l’effet de ce jugement, « radié du corpus législatif ». Comme je tâcherai de l’expliquer plus loin, l’énoncé de la Cour dans l’arrêt Ferguson selon lequel une disposition législative est de fait retirée du corpus législatif ne doit pas être interprété au sens littéral. L’effet de la déclaration judiciaire dans la présente affaire, où l’art. 33.1 est considéré comme étant incompatible avec la Constitution, n’est pas d’annuler la disposition contestée mais, comme l’indique clairement la version française du par. 52(1), de la déclarer « inopérante » (voir M.‑A. Gervais, « Les impasses théoriques et pratiques du contrôle de constitutionnalité canadien » (2021), 66 R.D. McGill 509, p. 521, note 45, citant P.‑A. Côté, « La préséance de la Charte canadienne des droits et libertés » (1984), 18 R.J.T. 105, p. 108‑110; voir aussi F. Gélinas, « La primauté du droit et les effets d’une loi inconstitutionnelle » (1988), 67 R. du B. can. 455, p. 463‑464).
[47]                        Un deuxième point tout aussi simple découle du premier et semble aussi avoir été négligé par M. Sullivan. En autorisant un juge compétent à prononcer une déclaration au titre du par. 52(1), la Loi constitutionnelle de 1982 invite aussi le tribunal à trancher une question de droit ordinaire, mais ayant des répercussions sur le plan constitutionnel. Plus particulièrement, le par. 52(1) exige que le tribunal détermine si la disposition contestée est « incompatibl[e] » avec la Constitution et, dans l’affirmative, qu’il identifie la portée de cette incompatibilité afin de décider si la disposition législative est inopérante et dans quelle mesure est l’est. Pour ce faire, la cour interprète la disposition contestée et la Constitution. Dans le cas de M. Chan, le juge du procès a été appelé à établir s’il y avait une incompatibilité entre la Charte et l’art. 33.1. Pour prendre cette décision, il devait trancher la question juridique relative au sens de l’art. 7, de l’al. 11d) et de l’article premier de la Charte et au sens de l’art. 33.1.
[48]                        Malgré le caractère sérieux du contexte constitutionnel, il s’agit de tâches judiciaires ordinaires soulevant des questions de droit. Au titre du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, les tribunaux sont appelés à résoudre des conflits entre la Constitution et des lois ordinaires (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721, p. 746). Dûment interprétée, la clause relative à la suprématie de la Constitution se rapporte à la hiérarchie des lois dans l’ordre constitutionnel. Les cours supérieures sont habilitées à déterminer si une disposition est incompatible avec la Constitution selon cette hiérarchie. Ces questions de droit ne sont pas différentes des autres questions de droit tranchées en dehors du contexte constitutionnel (A. Marcotte, « A Question of Law: (Formal) Declarations of Invalidity and the Doctrine of Stare Decisis » (2021), 42 N.J.C.L. 1, p. 9). Le contrôle judiciaire des lois fondé sur le fédéralisme ou sur la Charte a été décrit comme une [traduction] « tâche judiciaire normale » semblable à « l’interprétation d’une loi » (P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 5‑21; R. Leckey, Bills of Rights in the Common Law (2015), p. 55). Puisque le contrôle judiciaire des lois est une tâche judiciaire ordinaire consistant à trancher une question de droit, les effets juridiques de la déclaration d’inconstitutionnalité qui en découle devraient être régis par les règles ordinaires du stare decisis (Marcotte, p. 21). Par son effet, une déclaration d’inconstitutionnalité réfute simplement la présomption de constitutionnalité en indiquant que les dispositions contestées sont incompatibles avec la Constitution et donc inopérantes. Elle ne modifie pas le libellé de la loi (voir, p. ex., R. c. P. (J.) (2003), 2003 CanLII 17492 (ON CA), 67 O.R. (3d) 321 (C.A.), par. 31; Gervais, p. 535‑538).
[49]                        Maintenant que j’ai indiqué que selon moi, une déclaration d’inconstitutionnalité fondée sur le par. 52(1) est une tâche judiciaire ordinaire qui comporte la résolution d’une question de droit plutôt que l’expression du pouvoir d’une cour supérieure de modifier le corpus législatif, j’aborde maintenant la nature juridique d’une déclaration fondée sur le par. 52(1) et son effet juridique au‑delà des parties au litige.
(2)         La règle du stare decisis régit les déclarations d’inconstitutionnalité
[50]                        Monsieur Sullivan soutient qu’une disposition législative inconstitutionnelle est invalide dès son adoption, en raison de l’application du par. 52(1) et du principe de la suprématie de la Constitution. De fait, le par. 52(1) invalide ou frappe de nullité une disposition législative rétroactivement et pour l’avenir. Par conséquent, quand une cour supérieure « constate » qu’un texte législatif est inconstitutionnel, à défaut d’un appel, la disposition contestée est nulle et non avenue pour l’avenir. À l’appui de cet argument, il signale en particulier le jugement de la juge Spies dans la décision McCaw, qui a décidé qu’elle était liée par la décision Dunn, un jugement antérieur de la cour dont elle est membre, où il avait été déclaré que l’art. 33.1 était inconstitutionnel alors que la Couronne avait choisi de ne pas se pourvoir en appel. La juge Spies s’est fondée expressément sur l’arrêt Ferguson pour tirer cette conclusion : « Dans la mesure où une disposition législative est inconstitutionnelle, elle n’est pas simplement inapplicable dans l’affaire en cause. Elle est inopérante et, de fait, retirée du corpus législatif » (Ferguson, par. 65, cité par la juge Spies dans McCaw, par. 60).
[51]                        Je ne suis pas de cet avis.
[52]                        Pour comprendre les commentaires formulés par la Cour dans l’arrêt Ferguson, le lecteur doit se rappeler le contexte dans lequel cet arrêt a été rendu. Alors qu’elle se penchait sur l’application des peines minimales obligatoires, la Cour a rejeté l’argument selon lequel les juges devraient accorder des exemptions individuelles à l’égard de dispositions législatives par ailleurs inconstitutionnelles. La juge en chef McLachlin a voulu souligner, en des termes à juste titre catégoriques, qu’une déclaration faite en application du par. 52(1) n’avait pas un effet réparateur au cas par cas comme une réparation constitutionnelle pouvant être accordée en vertu du par. 24(1) de la Charte, mais plutôt que la déclaration d’inopérabilité s’appliquait erga omnes. La disposition contestée ne pouvait pas s’appliquer, bien entendu, à certains plaideurs et non à d’autres à la discrétion du tribunal (voir Ferguson, par. 35).
[53]                        Cela dit, l’arrêt Ferguson ne change rien au fait que la déclaration demeure un exercice du pouvoir judiciaire par lequel un juge tranche une question de droit. Ainsi, la décision sur cette question de droit fait autorité erga omnes en tant que précédent, selon les règles ordinaires du stare decisis et non parce que la disposition a vraiment été retirée du corpus législatif (voir H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), par. I.54). Évidemment, les juges n’ont pas ce dernier pouvoir. Laisser entendre que, par son emploi d’une figure de style, la Cour a perdu cela de vue me semble une interprétation erronée de l’arrêt. Je note que certains auteurs ont commenté de façon semblable la formulation des remarques dans l’arrêt Ferguson et des remarques analogues faites par la Cour quant à l’effet d’une déclaration fondée sur le par. 52(1) (voir, p. ex., Marcotte, p. 13‑14 et 16‑17; Pinard, p. 349). En effet, l’arrêt Ferguson permet de comprendre clairement que la déclaration prononcée en application du par. 52(1) représente l’exercice d’un pouvoir judiciaire à vocation erga omnes. J’interprète que les renvois occasionnels au par. 52(1) valent jugements in rem dans la jurisprudence (voir, p. ex., Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181, par. 27), de la même manière. Le jugement in rem s’applique au‑delà des parties concernées, mais, au bout du compte, même dans le contexte d’une déclaration fondée sur le par. 52(1), il demeure un jugement : l’exercice du pouvoir judiciaire de trancher une question de droit (Coquitlam (City) c. Construction Aggregates Ltd. (1998), 1998 CanLII 1910 (BC SC), 65 B.C.L.R. (3d) 275 (C.S.), par. 11‑17, conf. par 2000 BCCA 301, 75 B.C.L.R. (3d) 350, autorisation d’appel rejetée, [2001] 1 R.C.S. ix, cité dans Marcotte, p. 14, note 64; voir aussi L. Sarna, The Law of Declaratory Judgments (4e éd. 2016), p. 158). Il s’agit, à n’en pas douter, d’un précédent qui fait autorité, mais dans les limites prescrites de la règle du stare decisis.
[54]                        Je me contenterai donc de lire les propos de la Cour dans l’arrêt Ferguson comme une figure de style utile au lieu de les prendre au pied de la lettre. La juge en chef McLachlin a cherché à démontrer qu’en ce qui a trait au litige en matière de réparation dont était saisie la Cour dans cette affaire, la disposition législative était inconstitutionnelle erga omnes et non au cas par cas, et ce, en application du par. 52(1) plutôt que du par. 24(1) de la Charte. Sur le plan technique, il est vrai que l’explication de ce résultat trouve sa source au par. 52(1), comme l’ont indiqué d’autres décisions. Mais au bout du compte, cet effet nécessite l’exercice du pouvoir judiciaire de déclarer la disposition inconstitutionnelle, et l’exercice de ce pouvoir oblige le juge à statuer sur une question de droit ordinaire : en interprétant la disposition contestée et les dispositions pertinentes de la Constitution, il doit décider si la disposition contestée est incompatible avec la loi suprême du Canada. Si tel est le cas, alors la disposition législative est, bien entendu, inopérante pour l’avenir, dans la mesure où cette déclaration judiciaire faite en application du par. 52(1) par une cour supérieure lie les autres tribunaux dans les limites prescrites du droit relatif au précédent. Dans d’autres décisions, la Cour a utilisé les mots « radier », « annuler » ou « amput[é] » en parlant d’un texte législatif, qu’on devrait considérer comme des figures de style du même ordre, et qui n’ont pour effet que de rendre le texte inopérant en application du par. 52(1), et non de modifier le texte ou de l’abroger littéralement (voir Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, par. 94 et R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187, par. 67, cité dans Pinard, p. 331‑334; Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679, p. 695; Gervais, p. 530; voir aussi Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617, par. 70; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 15; P. W. Hogg et A. A. Bushell, « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures » (1997), 35 Osgoode Hall L.J. 75, p. 100).
[55]                        De même, le principe tiré de l’arrêt Martin voulant que l’« invalidité d’une disposition législative incompatible avec la Charte découle non pas d’une déclaration d’inconstitutionnalité par une cour de justice, mais plutôt de l’application du par. 52(1) » doit être situé dans son contexte global (par. 28). L’arrêt Martin portait sur la compétence des tribunaux administratifs pour décider de la constitutionnalité d’une disposition de leur loi habilitante (par. 27). Le juge Gonthier a statué qu’un tribunal administratif autorisé par sa loi habilitante à examiner et à trancher des questions de droit doit aussi avoir le pouvoir de juger de la compatibilité d’une disposition avec la Charte, parce que sa constitutionnalité est une question de droit (K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), § 6:3). Pareille décision ne lie pas les décideurs qui se prononceront ultérieurement (par. 28 et 31). Qui plus est, le juge Gonthier a ajouté que ce n’est qu’en « obtenant d’une cour [supérieure] une déclaration formelle d’invalidité qu’une partie peut établir, pour l’avenir, l’invalidité générale d’une disposition législative » (par. 31), des propos repris dans les décisions ultérieures de la Cour (Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, par. 153; Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson, 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S. 257, par. 43‑44; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, par. 88). Autrement dit, c’est la décision en matière constitutionnelle d’un juge de cour supérieure qui lie les décideurs qui se prononceront ultérieurement (R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 64‑65). L’incompatibilité dont il est question au par. 52(1) est révélée par le litige, plus précisément par le jugement qui déclare inapplicable la disposition législative contestée. La règle du stare decisis étend l’effet de ce jugement au‑delà des parties au litige, erga omnes dans la province à tout le moins — sous réserve des limites de la règle elle‑même. La question soulevée dans les présents pourvois concerne le caractère obligatoire d’un tel jugement et, à mon sens, conformément à notre jurisprudence, une déclaration faite en application du par. 52(1) établit, « pour l’avenir », l’inconstitutionnalité par l’autorité du jugement qui fait cette déclaration. Je partage l’opinion exprimée par le juge Paciocco, au par. 34 de l’arrêt de la Cour d’appel, suivant laquelle le juge Gonthier ne cherchait pas à modifier les principes du stare decisis dans l’arrêt Martin.
[56]                        J’ajouterais que cette explication ne réduit pas la déclaration à une réparation individuelle, comme le laissent entendre certains intervenants. Certes, la règle du stare decisis porte sur les motifs exposés par un tribunal et une déclaration faite en application du par. 52(1) constitue une réparation, mais les motifs expliquent la valeur de la disposition contestée en fonction de sa compatibilité avec la Constitution. La constitutionnalité d’une disposition législative est, comme je le dis, une question de droit. La portée du raisonnement juridique dépasse le demandeur individuel, ses effets ne se limitant pas aux parties en raison du caractère obligatoire du jugement à titre de précédent (Albashir, par. 65). L’octroi d’une réparation personnelle en vertu du par. 24(1), en revanche, est une entreprise hautement factuelle qui suppose l’application de la disposition à un contexte précis — le fait qu’une personne obtienne une réparation en vertu du par. 24(1) dans une affaire donnée n’indique guère si un demandeur ultérieur aura droit à la même réparation (Ferguson, par. 59‑61; Albashir, par. 65).
[57]                        En d’autres termes, dans la décision McCaw, la juge Spies a eu raison de conclure qu’elle n’était pas libre de passer outre à la jurisprudence. Cependant, soit dit avec égards, elle est arrivée à cette conclusion pour ce qui semble être la mauvaise raison (par. 76). Il était juste de dire qu’en se demandant si elle devait suivre la décision Dunn, la cour était tenue de considérer l’art. 33.1 comme ayant été déclaré inconstitutionnel par un de ses juges. Toutefois, cette déclaration n’a pas eu pour résultat de « retirer [l’art. 33.1] du corpus législatif » (il fait bien sûr toujours partie du corpus législatif jusqu’à ce que le Parlement choisisse de le retirer) (par. 76). La juge Spies était tenue de suivre le précédent parce qu’en raison du stare decisis horizontal, la décision Dunn liait les tribunaux de juridiction équivalente dans la province par courtoisie judiciaire, sauf si une exception au stare decisis horizontal était établie. Certes, l’art. 33.1 était inopérant. Certes, la déclaration faite dans la décision Dunn s’appliquait non seulement aux parties dans cette affaire, mais à toutes les affaires futures. Cependant, soit dit en tout respect, la juge Spies avait tort d’affirmer que [traduction] « la courtoisie judiciaire n’a rien à voir avec la question dont je suis saisie » (McCaw, par. 76). Si elle avait conclu que la décision Dunn avait été rendue per incuriam (« par imprudence » ou « par inadvertance »), par exemple, cette décision n’aurait pas lié la cour dans la décision McCaw sur le fondement de l’interprétation donnée aux règles ordinaires du stare decisis dans la décision Spruce Mills. En effet, comme l’a indiqué la Cour dans l’arrêt Martin, la juge Spies ne pouvait pas appliquer une disposition législative invalide. Il est incontestable, comme il est indiqué dans l’arrêt Ferguson, qu’elle ne disposait « [d’]aucun pouvoir discrétionnaire » de le faire (par. 35). Pourtant, la juge Spies était tenue, par le jugement antérieur d’un tribunal de juridiction équivalente ayant valeur de précédent, de juger l’art. 33.1 inconstitutionnel, dans la mesure où l’exigeait la règle du stare decisis horizontal.
[58]                        À l’inverse, dans le cas de M. Chan, le juge Boswell a décidé, au moment de cerner les précédents applicables et faisant autorité, qu’il n’était pas lié par la décision Dunn. Bien qu’il ait peut‑être commis une erreur dans son explication de la raison pour laquelle il n’était pas lié par cette décision, il a eu raison d’examiner l’affaire sous l’angle du précédent faisant autorité et de la règle du stare decisis horizontal.
[59]                        J’ajouterais — et ici je me dissocie vraisemblablement de la Cour d’appel en l’espèce — que les mêmes principes s’appliquent aux déclarations judiciaires faites par la Cour en application du par. 52(1). Je ne peux souscrire à l’avis qu’à titre de tribunal de dernière instance dans le système judiciaire canadien, la Cour suprême du Canada est investie du mandat spécial de retirer des lois du corpus législatif. Les juges de la Cour sont des juges, non des législateurs. S’il est vrai que les déclarations faites par la Cour en application du par. 52(1) ont un effet différent sur le plan qualitatif que celles des juges d’autres tribunaux, c’est en raison du stare decisis vertical — l’idée que les autres tribunaux sont liés par les précédents qu’établit une autorité judiciaire supérieure — et non parce que la Constitution a investi les juges de la Cour d’un pouvoir qui est d’une certaine manière non judiciaire (voir Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, pour une formulation connexe à cette même idée).
(3)         Le rôle du fédéralisme et la primauté du droit
[60]                        Le principe de la suprématie de la Constitution ne saurait dominer l’analyse du par. 52(1) à l’exclusion des autres principes constitutionnels. Monsieur Sullivan attire l’attention sur l’idée qu’une disposition législative inconstitutionnelle est invalide dès son adoption. L’application stricte d’un tel principe « n’est toutefois pas facilement conciliable avec le droit constitutionnel moderne » (Albashir, par. 40). Elle est plutôt assujettie à plusieurs exceptions, et le par. 52(1) doit être interprété « à la lumière de tous les principes constitutionnels » (Albashir, par. 40 et 42; G, par. 88). Dans l’arrêt Albashir, ma collègue la juge Karakatsanis a expliqué que les déclarations d’inconstitutionnalité ont généralement un caractère rétroactif, ce qui s’accorde avec l’idée qu’une disposition législative est inconstitutionnelle dès son adoption. Cependant, d’autres principes constitutionnels peuvent commander une déclaration d’inconstitutionnalité avec effet purement prospectif ou une déclaration dont la prise d’effet est suspendue. De même, l’effet juridique d’une déclaration faite par une cour supérieure en application du par. 52(1) doit être défini en fonction de la suprématie de la Constitution, de la primauté du droit et du fédéralisme.
[61]                        On dit souvent que la Constitution compte quatre préceptes directeurs fondamentaux : le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des minorités (voir Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 32, 43 et 49). Élément qui revêt une importance particulière dans le contexte du par. 52(1), le principe de la suprématie de la Constitution doit être mis en balance avec le fédéralisme et la primauté du droit (voir Albashir, par. 30 et 34). Cet élément a été négligé par M. Sullivan et certains des intervenants qui soutiennent qu’une déclaration d’inconstitutionnalité a pour effet de rendre une disposition nulle et non avenue « à l’égard de tous », sans égard aux limites territoriales de l’administration de la justice dans une province. Pourtant, même dans la décision McCaw, la juge Spies estimait qu’une déclaration d’inconstitutionnalité produisait ses effets seulement dans la province (par. 77). L’auteur Mark Mancini reconnaît que cet énoncé découle d’une compréhension adéquate de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867; il explique que, comme les cours supérieures exerçant leurs activités « dans la province » ne disposent de pouvoirs que dans celle‑ci, les tribunaux d’une province ne sont pas liés par les décisions des tribunaux d’une autre province (« Declarations of Invalidity in Superior Courts » (2019), 28:3 Forum const. 31, p. 35, s’appuyant sur Wolf c. La Reine, 1974 CanLII 161 (CSC), [1975] 2 R.C.S. 107; voir aussi Gervais, p. 561; Brun, Tremblay et Brouillet, par. I.106). Je suis du même avis.
[62]                        Le fédéralisme empêche qu’une déclaration faite en application du par. 52(1) dans une province lie les tribunaux partout au Canada : en effet, permettre qu’une déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par une cour supérieure de la Colombie‑Britannique lie une cour supérieure, ou même une cour d’appel, du Québec ou de l’Alberta serait tout à fait incompatible avec notre structure constitutionnelle (voir, p. ex., Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698, par. 70). Il est impossible que la disposition consacrant la primauté de la Constitution commande ce résultat, par la simple application du par. 52(1) (voir motifs de la C.A. par. 35). Cela représente à mes yeux un obstacle de taille à l’argument de M. Sullivan, non seulement en ce qui a trait à la portée territoriale de l’effet des déclarations faites en application du par. 52(1), mais aussi à l’égard du fondement théorique permettant de soutenir pourquoi et de quelle manière ces déclarations s’appliqueraient en dehors du cadre des règles ordinaires du stare decisis. Si l’art. 33.1 était vraiment « retiré du corpus législatif » parce qu’une déclaration faite en application du par. 52(1) aurait fait en sorte qu’il soit considéré nul et non avenu, il serait difficile d’expliquer pourquoi — notamment du point de vue d’un accusé dans une autre province — l’art. 33.1 serait nul et non avenu dans une partie du pays et non dans une autre.
[63]                        Il est plus juste de penser que l’art. 33.1 n’est pas nul et non avenu, mais inopérant en raison d’une décision rendue par un juge sur un point de droit. Une telle décision fait autorité dans la province, sauf s’il y a une raison valable de l’écarter. L’accusé est libre d’avancer cet argument, et un tribunal de juridiction équivalente n’est pas irrémédiablement lié par la décision antérieure qui a été rendue dans la province. Il va sans dire que la déclaration d’inconstitutionnalité faite par une cour supérieure dans une province peut être suivie dans une autre province en raison de sa force persuasive (voir, p. ex., Parent c. Guimond, 2016 QCCA 159, par. 11 et suiv. (CanLII); Brun, Tremblay et Brouillet, par. I.105). Par conséquent, je rejette les arguments de M. Sullivan et des intervenants selon lesquels la déclaration faite en application du par. 52(1) a un caractère juridique si unique que, une fois prononcée n’importe où au pays, elle a pour effet que la disposition contestée [traduction] « disparaît du système » d’un océan à l’autre. Une déclaration faite en application du par. 52(1) est plutôt le résultat final de la capacité d’un juge de résoudre des questions de droit, et elle doit être respectée par les tribunaux de juridiction équivalente dans la province en raison de la règle du stare decisis, ni plus ni moins.
[64]                        En conséquence, les tribunaux ne disposent, au moment de prononcer une déclaration d’inconstitutionnalité, d’aucun pouvoir supplémentaire qui dépasse les contraintes des règles du stare decisis. La règle du précédent oblige les juges à examiner les décisions judiciaires antérieures et le ratio decidendi afin d’établir si le ratio fait autorité ou peut être distingué et, s’il fait autorité, si l’on doit suivre le précédent ou s’en écarter (voir M. Rowe et L. Katz, « A Practical Guide to Stare Decisis » (2020), 41 Windsor Rev. Legal Soc. Issues 1, p. 8‑12; D. Parkes, « Precedent Unbound? Contemporary Approaches to Precedent in Canada » (2006), 32 Man. L.J. 135, p. 141; voir également R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 71). Le respect des précédents renforce les valeurs fondamentales de la primauté du droit comme la cohérence, la certitude, la justesse, la prévisibilité et une saine administration de la justice (Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245, par. 137; David Polowin Real Estate Ltd. c. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 2005 CanLII 21093 (ON CA), 76 O.R. (3d) 161 (C.A.), par. 118‑121). Il contribue à faire en sorte que les juges tranchent les causes en fonction de normes communes et générales, plutôt qu’en fonction de leur préférence ou intuition (J. Waldron, « Stare Decisis and the Rule of Law : A Layered Approach » (2012), 111 Mich. L. Rev. 1, p. 22‑23). La primauté du droit elle‑même a une valeur constitutionnelle et est reconnue dans le préambule de la Charte. Elle « [est] à la base [du] système de gouvernement [canadien] » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 32 et 70).
[65]                        Le stare decisis horizontal s’applique aux tribunaux de juridiction équivalente dans une province, et s’applique à une décision sur la constitutionnalité d’une disposition contestée, de même qu’à toute autre question de droit tranchée par une cour, si la décision fait autorité. Bien qu’elles ne fassent pas strictement autorité de la même façon que le stare decisis vertical, les décisions du même tribunal devraient être suivies par souci de courtoisie judiciaire, de même que pour les raisons justifiant l’application de la règle du stare decisis en général (Parkes, p. 158). La décision en matière constitutionnelle d’un tribunal liera évidemment les juridictions inférieures par la voie du stare decisis vertical.
[66]                        La règle du stare decisis procure au règlement de questions constitutionnelles d’importants avantages qui établissent un équilibre entre la prévisibilité et la cohérence, d’une part, et l’évolution de la situation sociale et le besoin de justesse, d’autre part. Comme l’a fait remarquer Robert J. Sharpe, la décision incorrecte en matière constitutionnelle d’un tribunal est plus difficile à corriger et pourrait requérir l’intervention du législateur (Good Judgment : Making Judicial Decisions (2018)). Il serait malavisé qu’un seul juge de première instance dans une province lie tous les autres juges de première instance. Il vaut mieux réexaminer un précédent que le laisser perpétuer une injustice (Sharpe, p. 165‑168). Si les déclarations prononcées en application du par. 52(1) faisaient strictement autorité pour l’avenir, aucun de ces avantages ne se concrétiserait, et notre droit constitutionnel se scléroserait. Voilà pourquoi la juge en chef McLachlin a affirmé que « le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie » (Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 44). Le stare decisis horizontal vise à concilier, d’une part, la stabilité et la prévisibilité et, d’autre part, la justesse et l’évolution ordonnée du droit.
[67]                        Sans la théorie du stare decisis qui l’appuie, le principe de l’autorité de la chose jugée, à lui seul, n’aide pas à analyser les déclarations faites en application du par. 52(1). Ce principe empêche le réexamen des faits contestés ainsi que des questions mixtes de fait et de droit contestées (B. Garner et autres, The Law of Judicial Precedent (2016), p. 374). Les exigences formelles des deux principaux volets du principe de l’autorité de la chose jugée — la préclusion fondée sur la cause d’action et celle découlant d’une question déjà tranchée — ne seront pas respectées dans les cas où la constitutionnalité d’une disposition est remise en cause, pour la simple raison que ni les parties ni les faits ne seront les mêmes. Je reconnais que les tribunaux ont aussi la faculté inhérente d’empêcher un abus de procédure, et d’empêcher ainsi la remise en cause d’une question lorsque le critère strict d’application du principe de l’autorité de la chose jugée n’est pas respecté, afin de « préserver l’intégrité du processus judiciaire » (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 42).
[68]                        La règle du stare decisis est le meilleur cadre d’analyse à appliquer aux litiges concernant des questions constitutionnelles, car elle assure une meilleure protection contre la remise en cause du droit, alors que le principe de l’autorité de la chose jugée empêche la remise en cause des faits. Premièrement, la doctrine de l’abus de procédure ne se limite pas à l’intérieur d’une province et, pour l’appliquer à la remise en cause de la constitutionnalité d’une disposition législative, le tribunal aurait à se demander si les parties étaient préclues de débattre de la question parce qu’un tribunal dans un autre ressort a déjà statué sur celle‑ci. Fait encore plus remarquable, l’application de la doctrine de l’abus de procédure dans les affaires de ce genre obligerait la cour d’appel à se demander si elle devrait instruire un appel alors qu’un tribunal de première instance dans une autre province s’est déjà prononcé sur la constitutionnalité d’une disposition. Deuxièmement, la règle du stare decisis et l’analyse de la décision Spruce Mills guident mieux les juges de première instance lorsqu’ils décident s’il y a lieu de s’écarter d’un précédent d’un tribunal de même juridiction. Essentiellement, cette question se rapporte à la primauté du droit et à la courtoisie judiciaire. Appliquer la doctrine de l’abus de procédure brouillerait inutilement cette analyse. Enfin, les tribunaux doivent trancher des questions d’ordre constitutionnel — appliquer la doctrine de l’abus de procédure ou le principe de l’autorité de la chose jugée empêcherait le tribunal d’examiner de nouveaux arguments ou de nouvelles questions d’ordre constitutionnel. Cela ne serait pas judicieux et la suprématie de la Constitution s’en trouverait affaiblie. Cela empêcherait aussi les tribunaux de s’adapter à l’évolution de la situation sociale, une caractéristique fondamentale de notre ordre constitutionnel.
[69]                        Enfin, je constate que certains ont déploré le fait que la constitutionnalité de l’art. 33.1 soit demeurée incertaine devant les tribunaux de première instance à l’échelle du pays pendant plus de vingt ans après son adoption en raison, notamment, de l’absence d’appels interjetés par la Couronne. Pendant cette période, l’art. 33.1 a été déclaré inconstitutionnel par plusieurs tribunaux de première instance dans différentes provinces et confirmé par d’autres. Malgré les déclarations d’inconstitutionnalité prononcées par les tribunaux de première instance, la Couronne a continué de se fonder sur la disposition dans des affaires subséquentes. Un intervenant a affirmé que la Couronne doit porter en appel les déclarations d’inconstitutionnalité à la première occasion, ou accepter la conclusion du tribunal inférieur pour l’avenir. Dans la doctrine, certains auteurs ont déclaré qu’il est inacceptable, en ce qui a trait aux lois fédérales, qu’une disposition soit inconstitutionnelle dans une province et non dans une autre, ou qu’une disposition ne soit pas appliquée de façon uniforme dans une province parce que sa constitutionnalité demeure incertaine.
[70]                        Bien que l’on puisse s’attendre à ce que les autorités envisagent un appel lorsqu’elles font face à des décisions contradictoires en première instance concernant une disposition sur laquelle la Couronne continue de s’appuyer, je ne suis pas d’avis que le procureur général compétent est tenu de porter en appel les déclarations d’inconstitutionnalité dans les affaires criminelles comme celles en l’espèce. Il est vrai que lorsqu’il est avisé que la constitutionnalité d’une disposition a été contestée, le procureur général a « l’occasion » de défendre la disposition contestée et d’interjeter appel de la déclaration d’inconstitutionnalité si un appel est effectivement possible (Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3, par. 19; voir aussi R. c. McCann, 2015 ONCA 451, par. 6 (CanLII)). Toutefois, aussi souhaitable que soit le traitement uniforme du droit criminel substantiel au sein des provinces ou même entre celles‑ci, la décision d’interjeter appel relève du pouvoir discrétionnaire du procureur général, qui agit indépendamment lorsqu’il prend cette décision, conformément à son pouvoir de servir l’intérêt public (voir, p. ex., M. Rosenberg, « The Attorney General and the Administration of Criminal Justice » (2009), 34 Queen’s L.J. 813, p. 819 et 825; K. Roach, « Not Just the Government’s Lawyer : The Attorney General as Defender of the Rule of Law » (2006), 31 Queen’s L.J. 598, p. 608‑610, citant J. Ll. J. Edwards, The Law Officers of the Crown (1964), p. 228).
[71]                        À moins qu’il y ait abus de ce pouvoir, le procureur général n’a pas de comptes à rendre aux tribunaux concernant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire dans de telles affaires (R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 44 et 46). Le procureur général pourrait décider de ne pas interjeter appel d’une déclaration d’inconstitutionnalité, par exemple, s’il estime que la question n’est pas suffisamment élaborée dans les décisions antérieures en vue d’un examen utile par une cour d’appel, ou qu’il serait mieux de ne pas réexaminer la déclaration de culpabilité. Par exemple, il n’y a pas eu d’appel de la décision en matière constitutionnelle dans l’affaire Dunn malgré un appel de la peine (voir, p. ex., R. c. Dunn (2002), 2002 CanLII 53265 (ON CA), 156 O.A.C. 27 (C.A.); voir aussi R. c. Jensen (2005), 2005 CanLII 7649 (ON CA), 74 O.R. (3d) 561 (C.A.)). Cela dit, le droit constitutionnel qui n’est pas encore bien établi, « ainsi que l’incertitude et l’imprévisibilité [pouvant] en découle[r] », peuvent évidemment avoir des conséquences graves (Ferguson, par. 72, cité dans Nur, par. 91).
[72]                        Devant nous, il a été soutenu que les circonstances particulières de l’affaire mettent en évidence que la constitutionnalité de l’art. 33.1 est demeurée incertaine pendant une longue période. Évidemment, ce n’est pas le rôle de la Cour de donner des instructions au procureur général du Canada dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ou dans l’utilisation des autres outils dont il dispose dans l’exercice de sa charge. Je note que le procureur général du Canada a lui‑même écrit qu’il « peut conclure que l’intérêt public commande d’appeler [d’]une décision fondée sur la Charte à la Cour suprême du Canada, afin d’obtenir à l’échelle nationale une décision sur la constitutionnalité de la loi contestée et une interprétation du droit pertinent prévu à la Charte » (Ministère de la Justice du Canada, Principes guidant le procureur général du Canada dans les litiges fondés sur la Charte (2017), p. 10). En faisant ces commentaires, je reconnais les contraintes constitutionnelles et pratiques relatives à la charge du procureur général dans le cadre de son rôle de « défenseur de l’intérêt public » pour le bon fonctionnement du système de justice criminelle (voir, p. ex., R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 27‑28; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, p. 616).
(4)         Approche à adopter à l’égard du stare decisis horizontal
[73]                        Le stare decisis horizontal s’applique aux décisions du même niveau de juridiction. Le cadre qui guide l’application par les cours supérieures de première instance du stare decisis horizontal se trouve dans la décision Spruce Mills, où le juge Wilson l’a décrit en ces termes (p. 592) :
     [traduction] . . . Je ne tirerai une conclusion qui contredise le jugement d’un autre juge de la Cour que dans les cas suivants :
     a) des décisions subséquentes ont affecté la validité du jugement contesté;
     b) il est démontré qu’un précédent faisant autorité ou une loi pertinente n’a pas été pris en considération;
     c) le jugement a été rendu de manière inconsidérée, un jugement nisi prius rendu dans des circonstances connues de tous les juges de première instance, lorsque les exigences du procès requièrent une décision immédiate sans que le juge ait l’occasion de consulter pleinement les sources.
[74]                        Les critères de la décision Spruce Mills ont été appliqués dans de nombreuses affaires au Canada. Cependant, le cadre d’analyse s’est parfois obscurci, et il a été difficile à l’occasion de l’appliquer. Différentes normes ont été invoquées pour établir quand il est opportun de s’écarter d’un précédent. Par exemple, certains ont statué qu’il est possible de faire abstraction d’une décision si elle est [traduction] « manifestement erronée » (R. c. Green, 2021 ONSC 2826, par. 9 et 24 (CanLII)), lorsqu’il existe de [traduction] « bonnes raisons » de le faire (R. c. Kehler, 2009 MBPC 29, 242 Man. R. (2d) 4, par. 42), ou dans des [traduction] « circonstances extraordinaires » (R. c. Wolverine and Bernard (1987), 1987 CanLII 4603 (SK KB), 59 Sask. R. 22 (B.R.), par. 6). Les normes de la décision « manifestement erronée », des « bonnes raisons » et des « circonstances extraordinaires » sont des étiquettes qualitatives susceptibles de viser presque toute situation et ne fournissent pas les mêmes directives précises que la décision Spruce Mills (voir S. Kerwin, « Stare Decisis in the B.C. Supreme Court : Revisiting Hansard Spruce Mills » (2004), 62 Advocate 541, p. 543, note 33). Ces termes ne devraient plus être employés. En particulier, l’expression « manifestement erronée » est subjective et donne à penser que le juge peut s’écarter d’un précédent qui fait autorité s’il n’y souscrit pas — un simple désaccord personnel entre deux juges n’est pas un motif suffisant pour s’écarter d’un précédent faisant autorité. La cohérence institutionnelle et la prévisibilité qui sous‑tendent la règle du stare decisis se trouvent minées par des normes qui permettent à un seul juge, en raison d’une divergence d’opinions, de déterminer s’il y a lieu de suivre un précédent. Il est également faux de dire qu’un tribunal peut trancher à nouveau une question de droit en présence de décisions contradictoires.
[75]                        Le principe de la courtoisie judiciaire — voulant que les juges traitent les décisions de leurs consoeurs et confrères avec courtoisie et considération — et les principes de la primauté du droit qui appuient la règle du stare decisis impliquent que les décisions antérieures devraient être suivies, à moins que les critères énoncés dans la décision Spruce Mills soient satisfaits. Lorsqu’ils sont correctement formulés et appliqués, les critères de cette décision établissent un rapport juste entre les impératifs concurrents de la certitude, de la justesse et de l’évolution équilibrée du droit. Les tribunaux de première instance ne devraient s’écarter des décisions faisant autorité rendues par un tribunal de juridiction équivalente que dans trois situations précises :
1.   La justification d’une décision antérieure a été compromise par des décisions subséquentes de cours d’appel;
2.   La décision antérieure a été rendue per incuriam (« par imprudence » ou « par inadvertance »); ou
3.   La décision antérieure n’a pas été mûrement réfléchie, c.‑à‑d. qu’elle a été prise dans une situation d’urgence (« exigent circumstances »).
[76]                        Premièrement, le juge n’a pas à suivre une décision antérieure dont l’autorité a été sapée par des décisions subséquentes. Cela peut arriver lorsqu’une décision a été infirmée par un jugement d’une cour de niveau hiérarchiquement supérieur ou lorsqu’elle est nécessairement incompatible avec un tel jugement (voir Rowe et Katz, p. 18, citant Kerwin, p. 542).
[77]                        Deuxièmement, le juge peut s’écarter d’une décision rendue sans égard à une loi applicable ou à une source faisant autorité. Autrement dit, la décision a été rendue per incuriam, ou par inadvertance, situation qui, de l’avis général, se produit rarement (voir, p. ex., The Owners, Strata Plan BCS 4006 c. Jameson House Ventures Ltd., 2017 BCSC 1988, 4 B.C.L.R. (6th) 370, par. 132). La norme à appliquer pour juger qu’une décision a été rendue per incuriam est bien connue : le tribunal n’a pas tenu compte d’une source faisant autorité, de sorte que, s’il l’avait fait, il aurait rendu une décision différente car il est démontré que l’inadvertance touche à l’essence de la décision. Il ne peut s’agir simplement d’un cas où une source n’a pas été mentionnée dans les motifs; il faut démontrer que le fait que la source était manquante a influé sur le jugement (Rowe et Katz, p. 19).
[78]                        Troisièmement et en dernier lieu, le juge peut s’écarter d’un précédent lorsque les exigences du procès requièrent une décision immédiate sans qu’il soit possible de consulter pleinement les sources et, de ce fait, la décision n’a pas été mûrement réfléchie. Un jugement non réfléchi ne lie pas les autres juges (Rowe et Katz, p. 18, citant Spruce Mills, p. 592).
[79]                        Ces critères indiquent dans quelles circonstances une cour supérieure de première instance peut s’écarter d’un jugement faisant autorité rendu par un tribunal de juridiction équivalente, et ils s’appliquent tout autant à une décision antérieure sur la constitutionnalité d’une disposition législative. Lorsque, comme en l’espèce, le juge se trouve devant des précédents contradictoires sur la constitutionnalité d’un texte législatif, il doit suivre la décision la plus récente, sauf si les critères susmentionnés sont respectés. En pareil cas, pour décider si la décision antérieure a été rendue per incuriam, le juge doit se demander si l’analyse a omis de tenir compte d’une source faisant autorité ou d’une loi pertinente pour la question de droit.
[80]                        Soyons clairs : ces critères ne changent rien aux situations précises décrites dans l’arrêt Bedford, aux par. 42‑45, dans lesquelles une juridiction inférieure peut s’écarter d’un précédent faisant autorité malgré la règle du stare decisis vertical.
[81]                        Je détermine maintenant s’il était opportun pour le juge du procès dans le cas de M. Chan de s’écarter de la décision Dunn et de décider à nouveau de la constitutionnalité de l’art. 33.1.
[82]                        L’application de la théorie du stare decisis horizontal dans le cas de M. Chan montre de quelle manière les critères de la décision Spruce Mills devraient opérer en pratique. À l’époque où le juge Boswell a rendu sa décision en matière constitutionnelle, il y avait quatre décisions connues de la Cour supérieure de l’Ontario, dont trois où elle a jugé que l’art. 33.1 était inconstitutionnel. La plus récente d’entre elles était la décision Fleming; elle s’appuyait entièrement sur la décision Dunn et, par conséquent, il est tout à fait opportun d’appliquer les critères de la décision Spruce Mills à la décision Dunn.
[83]                        Le juge Boswell a cité les bons principes de la décision Spruce Mills mais, soit dit en toute déférence, il a erré en les appliquant. Tout d’abord, le juge Boswell a conclu qu’il [traduction] « ne se sent[ait] pas obligé de suivre une école de pensée plutôt qu’une autre » parce que les tribunaux de première instance partout au pays ont exprimé des points de vue différents sur la constitutionnalité de l’art. 33.1 (par. 58). Les conventions du stare decisis horizontal s’appliquent dans la province, et donc, le juge du procès était tenu de prendre en considération les critères de la décision Spruce Mills en renvoyant expressément aux décisions antérieures rendues en Ontario. La présence de décisions contradictoires ne justifie pas d’écarter l’analyse fondée sur la décision Spruce Mills. Ensuite, dans la demande de réexamen de la décision en matière constitutionnelle, il a conclu que la décision McCaw — dans laquelle la cour a statué qu’elle était liée par la décision Dunn — était [traduction] « manifestement erronée » (par. 14 et 34). La norme de la décision « manifestement erronée » ne résume plus adéquatement l’ensemble des critères applicables énoncés dans la décision Spruce Mills.
[84]                        Le juge Boswell aurait plutôt dû s’attarder au fond de la décision Dunn pour déterminer si elle avait été infirmée par une cour de niveau hiérarchiquement supérieur, si elle avait été rendue per incuriam ou si elle avait été prononcée en situation d’urgence. Cela aurait révélé que le jugement Dunn ne traite pas du tout de la décision antérieure ontarienne R. c. Decaire, [1998] O.J. No. 6339 (QL) (C.J. (div. gén.)), qui a confirmé la constitutionnalité de l’art. 33.1. Comme le tribunal dans la décision Dunn n’a pas appliqué les critères de la décision Spruce Mills pour décider s’il était possible de s’écarter de la décision Decaire, la décision Dunn avait été rendue per incuriam et il n’était pas nécessaire de la suivre. Le juge du procès aurait dû ensuite examiner le fond de la décision Decaire pour décider s’il y avait lieu de la suivre compte tenu des critères de la décision Spruce Mills. Cela aurait révélé que la décision Decaire a tenu compte des lois et sources appropriées pour arriver à la conclusion que l’art. 33.1 contrevenait à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte, mais qu’il était maintenu en application de l’article premier. Rien n’indique non plus que la décision Decaire a été rendue dans une situation d’urgence. Le juge du procès aurait donc dû suivre la décision Decaire dans la décision en matière constitutionnelle. Bien entendu, en appel, la Cour d’appel n’était pas tenue de suivre la décision Decaire ou toute autre décision d’une cour supérieure de première instance.
[85]                        Enfin, il convient de rappeler que la décision McCaw a été rendue peu après la décision en matière constitutionnelle dans le cas de M. Chan. La cour dans l’affaire McCaw n’avait pas pu prendre connaissance des motifs pour lesquels le juge Boswell a maintenu l’art. 33.1 dans la décision relative à M. Chan, car sa décision sur la constitutionnalité, préalable au procès, n’avait pas encore été publiée dans l’attente des délibérations possibles du jury (Demande de réexamen de la contestation constitutionnelle, par. 9). Dans un cas comme celui‑ci, où le tribunal n’avait aucun moyen pratique de savoir que la décision antérieure existait, le jugement ne liera pas un tribunal, sauf s’il est porté à son attention ou si le tribunal en a connaissance d’une autre manière (voir Kerwin, p. 551).
[86]                        En résumé, les principes de la courtoisie judiciaire et du stare decisis horizontal obligent le tribunal à suivre une décision antérieure faisant autorité, rendue dans la province par le même tribunal. Une décision peut ne pas être contraignante s’il est possible de la distinguer au vu des faits en cause ou si le tribunal n’avait aucun moyen pratique de savoir qu’elle existait. Si la décision fait autorité, une cour de première instance ne peut s’en écarter que si l’une ou plusieurs des exceptions établies dans la décision Spruce Mills s’appliquent.
[87]                        Je passe maintenant à l’appel incident de M. Chan.
B.            La Cour a‑t‑elle compétence pour instruire l’appel incident de M. Chan?
[88]                          Monsieur Chan a soutenu dans sa demande d’autorisation d’appel incident que l’art. 695 du Code criminel confère à la Cour compétence pour instruire son appel incident, ce qui permet à celle‑ci de rendre toute ordonnance qu’une cour d’appel « aurait pu rendre ». Il invoque l’arrêt R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215, où la Cour a accordé à un accusé l’autorisation de former un appel incident et a inscrit un acquittement au lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Je ne suis pas de cet avis. D’après moi, sa demande d’autorisation d’appel incident devrait être cassée pour défaut de compétence.
[89]                          Les articles 691 et 692 du Code criminel établissent la compétence de la Cour pour instruire des appels en matière criminelle interjetés par des accusés. L’accusé peut interjeter appel si sa déclaration de culpabilité pour un acte criminel a été confirmée par la Cour d’appel (par. 691(1)) ou si l’acquittement au procès a été annulé par la Cour d’appel (par. 691(2)). Les paragraphes 691(1) et (2), ainsi que l’art. 692 (qui n’a aucune incidence sur la présente affaire), représentent l’intégralité du droit d’appel qu’accorde expressément la loi à un accusé lorsque sa déclaration de culpabilité a été confirmée ou son acquittement a été annulé par une cour d’appel. Dans une situation comme celle de M. Chan, où l’accusé reconnu coupable d’un acte criminel au procès se voit accorder un nouveau procès, l’art. 691 n’offre pas de voie d’appel à la Cour.
[90]                          Monsieur Chan ne dispose d’aucune autre voie légale pour interjeter appel de l’ordonnance de la Cour d’appel visant la tenue d’un nouveau procès. Le paragraphe 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, qui confère effectivement à la Cour compétence pour instruire l’appel d’une ordonnance définitive d’une cour d’appel, ne saurait fonder le pouvoir d’instruire l’appel incident de M. Chan parce que le par. 40(3) l’en empêche :
      (3) Le présent article ne permet pas d’en appeler devant la Cour d’un jugement prononçant un acquittement ou une déclaration de culpabilité ou annulant ou confirmant l’une ou l’autre de ces décisions dans le cas d’un acte criminel ou, sauf s’il s’agit d’une question de droit ou de compétence, d’une infraction autre qu’un acte criminel.
Autrement dit, la personne reconnue coupable d’un acte criminel mais dont la déclaration de culpabilité est annulée par la suite ne dispose pas d’un droit d’appel à la Cour au titre de l’art. 40 (voir R. c. Hinse, 1995 CanLII 54 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 597, par. 18). L’effet combiné du par. 40(3) ainsi que des art. 691 et 692 « exclut de nombreux pourvois en matière criminelle de la portée du par. 40(1) » (R. c. Shea, 2010 CSC 26, [2010] 2 R.C.S. 17, par. 3, le juge Cromwell).
[91]                        Soit dit en toute déférence, l’arrêt J.F. n’est d’aucun secours à M. Chan. Les parties dans cet arrêt n’ont pas présenté d’observations sur la question de savoir si l’accusé dans cette affaire pouvait interjeter un appel incident. Lorsqu’une cause est instruite mais que la compétence n’est pas examinée, l’affaire ne constitue pas un précédent portant que la Cour a compétence (Saumur c. Recorder’s Court (Quebec), 1947 CanLII 31 (SCC), [1947] R.C.S. 492, p. 497‑498). Il est reconnu que la compétence de la Cour tire son origine de la loi — une décision antérieure de la Cour qui ne traite pas de compétence ne saurait écarter une disposition législative claire (Kourtessis c. M.R.N., 1993 CanLII 137 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 53).
[92]                        Durant les plaidoiries, l’avocat de M. Chan a également porté à l’attention de la Cour l’arrêt R. c. Warsing, 1998 CanLII 775 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 579, où celle‑ci a statué que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique n’avait pas compétence pour ordonner la tenue d’un nouveau procès limité à la question de la non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, parce que cela aurait restreint le droit de l’accusé de contrôler sa défense. La Cour a plutôt ordonné la tenue d’un nouveau procès. L’arrêt Warsing peut être distingué de l’affaire qui nous occupe, car la Cour n’y a pas remplacé une ordonnance visant la tenue d’un nouveau procès par un acquittement — elle a maintenu la même ordonnance, mais elle a modifié la portée du nouveau procès. En ce qui a trait à la question précise de savoir si la Cour a compétence pour instruire un appel incident, l’arrêt Warsing peut aussi être distingué au motif qu’aucun appel incident n’avait été déposé. Il était opportun pour la Cour de s’appuyer sur le par. 695(1) dans cette affaire, car elle avait compétence pour instruire l’appel et ne faisait que modifier l’ordonnance rendue par la Cour d’appel. Comme le prévoit le par. 695(1), la Cour « peut, sur un appel aux termes de la présente partie, rendre toute ordonnance que la cour d’appel aurait pu rendre et peut établir toute règle ou rendre toute ordonnance nécessaire pour donner effet à son jugement ».
C.            Dispositif des pourvois
(1)         Monsieur Chan
[93]                        Vu le défaut de compétence de la Cour pour prononcer un acquittement, il ne serait pas judicieux de commenter davantage le fond de la demande d’autorisation d’appel incident de M. Chan. Comme la Cour a conclu dans l’arrêt Brown que l’art. 33.1 est inconstitutionnel et inopérant, M. Chan peut invoquer la défense d’automatisme sans troubles mentaux, si elle est applicable aux faits. Il aura l’occasion de produire des éléments de preuve à cet égard.
[94]                        L’avocat de M. Chan a soutenu dans sa plaidoirie qu’un arrêt des procédures est justifié s’il y a défaut de compétence pour instruire l’appel incident (transcription, p. 154). Si un nouveau procès a lieu, soutient M. Chan, la Couronne fera vraisemblablement valoir qu’il est non criminellement responsable pour cause de troubles mentaux — une position à laquelle la poursuite s’est farouchement opposée lors de son premier procès. Les éléments de preuve qu’il a présentés à son premier procès afin d’étayer la conclusion selon laquelle il était non criminellement responsable au sens de l’art. 16, notamment des preuves très personnelles de ses commotions, de ses troubles d’apprentissage et de sa dépression, seraient utilisés contre lui lors de son nouveau procès, ce qui est fondamentalement inéquitable selon lui.
[95]                        À supposer, sans en décider, qu’il soit possible d’ordonner l’arrêt des procédures dans de telles circonstances, je m’abstiendrais de le faire ici. La Cour ne dispose pas d’un dossier suffisamment étoffé pour ordonner l’arrêt des procédures. Je ne peux conclure, étant donné la nature des instances devant les juridictions inférieures, qu’un arrêt des procédures est justifié. Je m’empresse d’ajouter qu’un prochain juge du procès pourrait tirer une conclusion différente si la preuve produite et la nature de l’instance le justifiaient. L’arrêt des procédures ne peut être prononcé que dans les « cas les plus manifestes », où l’atteinte aux droits de l’accusé ou au système judiciaire est irréparable et il serait impossible d’y remédier (R. c. Carosella, 1997 CanLII 402 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 80, par. 52; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 31, les deux citant R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 68 et 82). Le critère régissant l’arrêt des procédures comporte trois éléments : 1) il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui sera perpétuée ou aggravée par le procès ou par son issue; 2) il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de remédier à l’atteinte; 3) s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond (Babos, par. 32).
[96]                        Les arguments présentés par M. Chan au sujet du préjudice qu’il subirait se rapportent à un futur procès, et non aux instances devant les juridictions inférieures. Je ne peux conclure, selon le dossier présenté à la Cour, qu’il y a eu atteinte au droit de M. Chan à un procès équitable. Le juge du procès est le mieux placé pour établir si pareille atteinte survient à l’avenir et, dans l’affirmative, quelle serait la réparation convenable (O’Connor, par. 68 et 82). Par exemple, le juge du procès pourrait exclure des éléments de preuve si la Couronne a cherché à les obtenir de manière préjudiciable.
[97]                        J’ajoute que la question de savoir s’il serait dans l’intérêt public d’aller encore une fois de l’avant avec le procès de M. Chan, ou s’il existe une possibilité raisonnable de déclaration de culpabilité, demeure entière. Pour reprendre les propos du juge du procès, il s’agit d’une affaire tragique dont l’issue est tout aussi tragique. Il est également vrai que M. Chan a été accusé de graves crimes violents. La décision définitive quant à la façon de procéder revient à la Couronne et, à mon avis, la Cour n’est pas la mieux placée pour examiner la question en profondeur.
(2)         Monsieur Sullivan
[98]                        Le juge du procès a conclu que M. Sullivan agissait de façon involontaire lorsqu’il a agressé sa mère. La common law exige un acquittement en pareil cas. Il a néanmoins été reconnu coupable, en raison de l’application de l’art. 33.1. La Cour d’appel a déclaré l’art. 33.1 inopérant, a annulé la déclaration de culpabilité et a prononcé un acquittement. Comme je l’ai conclu dans l’arrêt Brown, la Cour d’appel a eu raison de déclarer que l’art. 33.1 est inconstitutionnel. Monsieur Sullivan a établi au procès qu’il était dans un état d’intoxication s’apparentant à l’automatisme à cause de sa surdose de Wellbutrin. Puisque l’art. 33.1 est inopérant, je suis d’avis de confirmer la conclusion de la Cour d’appel suivant laquelle M. Sullivan a droit à des acquittements.
VI.         Conclusion
[99]                        Je suis d’avis de rejeter les pourvois. La demande d’autorisation d’appel incident présentée par M. Chan doit être cassée pour défaut de compétence. Par conséquent, je suis d’avis de confirmer les acquittements de M. Sullivan et l’ordonnance visant la tenue d’un nouveau procès pour M. Chan.
 
                    Pourvois rejetés et demande d’autorisation d’appel incident cassée.
                    Procureur de l’appelante/intimée à la demande d’autorisation d’appel incident : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
                    Procureurs de l’intimé David Sullivan : Ruby Shiller Enenajor DiGiuseppe, Toronto.
                    Procureurs de l’intimé/demandeur à la demande d’autorisation d’appel incident Thomas Chan : Henein Hutchison, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Edmonton.
                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Torys, Toronto; Université d’Ottawa, Faculté de droit, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenant Empowerment Council, Systemic Advocates in Addictions and Mental Health : Martell Defence, Toronto; Anita Szigeti Advocates, Toronto; McKay Ferg, Calgary.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Rosen & Company, Toronto; Brauti Thorning, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Neubauer Law, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes : Megan Stephens Law, Toronto; WeirFoulds, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenant Advocates for the Rule of Law : McCarthy Tétrault, Vancouver; Jordan Honickman Barristers, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2022CSC19 ?
Date de la décision : 13/05/2022

Analyses

application ; stare decisis ; Couronne ; inconstitutionnalité ; cours supérieures ; affaires ; provinces ; constitutionnalité ; précédents ; autorités ; causes ; Monsieur Sullivan ; ordonnance ; troubles mentaux ; automatisme ; juges du procès


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Sullivan
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 13 mai 2022, R. c. Sullivan, 2022 CSC 19


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2022-05-13;2022csc19 ?

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