S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, 2003 CSC 29
Ministre du Travail de l’Ontario Appelant
c.
Syndicat canadien de la fonction publique et
Union internationale des employés des services Intimés
et
Association du Barreau canadien et
National Academy of Arbitrators (Canadian Region) Intervenantes
Répertorié : S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail)
Référence neutre : 2003 CSC 29.
No du greffe : 28396.
2002 : 8 octobre; 2003 : 16 mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2000), 51 O.R. (3d) 417, 194 D.L.R. (4th) 265, 138 O.A.C. 256, 26 Admin. L.R. (3d) 55, 5 C.C.E.L. (3d) 8, [2000] O.J. No. 4361 (QL), qui a accueilli l’appel interjeté contre un jugement de la Cour divisionnaire (1999), 117 O.A.C. 340, [1999] O.J. No. 358 (QL). Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Major et Bastarache sont dissidents.
Leslie McIntosh, pour l’appelant.
Howard Goldblatt, Steven Barrett et Vanessa Payne, pour les intimés.
J. Gregory Richards, Jeff G. Cowan et Susan Philpott, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
Michel G. Picher et Barbara A. McIsaac, c.r., pour l’intervenante National Academy of Arbitrators (Canadian Region).
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Major et Bastarache rendus par
1 Le juge Bastarache (dissident) — Je souscris à l’exposé des faits et à l’historique des procédures judiciaires figurant dans le motifs du juge Binnie. J’estime, cependant, que les désignations faites par le ministre du Travail (« ministre ») n’étaient pas manifestement déraisonnables. L’approche que j’utilise pour arriver à cette conclusion diffère quelque peu de celle du juge Binnie en ce qui concerne le contrôle judiciaire pour abus de pouvoir discrétionnaire. Je m’oppose également à la conclusion du juge Binnie voulant que l’impartialité et l’indépendance des conseils puissent être mises en doute en raison seulement du processus de désignation suivi, sans que le conseil réellement constitué ne soit directement contesté.
2 Comme je l’expliquerai, en ce qui concerne le contrôle judiciaire pour abus de pouvoir discrétionnaire, l’importance relative des facteurs en présence milite sans équivoque en faveur de l’application de la norme de contrôle du caractère manifestement déraisonnable. Cette norme qui commande la déférence s’applique parfaitement à chaque désignation. Je pense qu’en appliquant l’approche pragmatique et fonctionnelle à l’examen des désignations discrétionnaires, il n’est ni utile ni approprié de dissocier des désignations que le ministre a faites, en définitive, de son interprétation de l’étendue du pouvoir qui lui est conféré par le par. 6(5) de la Loi sur l’arbitrage des conflits de travail dans les hôpitaux, L.R.O. 1990, ch. H.14 (« LACTH »). Cette approche exige plutôt l’appréciation de l’ensemble de la décision discrétionnaire selon la norme du caractère manifestement déraisonnable.
3 De plus, en l’absence d’une contestation mettant directement en cause l’indépendance ou l’impartialité de conseils réellement constitués, les contraintes auxquelles est soumis l’exercice du pouvoir ministériel discrétionnaire ne permettent pas de procéder à un examen général de l’impartialité et de l’indépendance des conseils, qui serait fondé sur le processus de désignation suivi. La contestation des intimés, qui met en cause l’indépendance ou l’impartialité institutionnelles des conseils, doit viser un conseil particulier. La présente contestation n’est pas une façon appropriée de se demander si le ministre a abusé de son pouvoir discrétionnaire.
4 J’accepte toutefois l’analyse et la conclusion du juge Binnie selon lesquelles le ministre s’est acquitté de son obligation d’équité procédurale.
I. Quelle norme de contrôle s’applique au pouvoir de désignation?
5 Je ne partage pas l’avis du juge Binnie selon lequel le fait de déterminer séparément le contenu de l’obligation d’équité procédurale et la norme de contrôle applicable risque d’engendrer une certaine confusion. Dans les deux cas, il y a examen du contexte d’une décision administrative. Le même facteur peut également ressortir dans les deux cas. Les deux examens sont néanmoins effectués séparément et visent des objectifs différents. L’obligation d’équité procédurale a pour objet d’assurer l’existence de bons rapports entre les citoyens et l’instance décisionnelle administrative. Par contre, la norme de contrôle concerne les rapports entre l’instance décisionnelle administrative et le pouvoir judiciaire. Dans le premier cas, il n’est pas nécessaire d’établir un degré de déférence.
6 En définitive, le juge Binnie et moi nous entendons sur la norme de contrôle applicable. Cette entente cache toutefois un désaccord au sujet de l’approche pragmatique et fonctionnelle adoptée par la Cour.
7 Comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, par. 28, cette approche met l’accent sur « la disposition particulière invoquée et interprétée par le tribunal ». Par conséquent, selon les facteurs, certaines dispositions d’une même loi peuvent commander plus de déférence que d’autres. Toutefois, il ne s’ensuit pas que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire en vertu d’une seule disposition, comme le par. 6(5) en l’espèce, devrait être perçu comme étant « le fruit d’un certain nombre de questions ou de décisions » (motifs du juge Binnie, par. 97), ni qu’il y a lieu d’examiner de plus près l’interprétation que le décideur a donnée de la loi en cause. Les passages de l’arrêt Société Radio‑Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157 (« SRC »), que cite le juge Binnie, tendent à confirmer l’impression qu’une même décision administrative comporte des parties qui peuvent être contrôlées indépendamment selon une norme qui commande plus ou moins de déférence ou qui est plus susceptible de commander moins de déférence. Ce pourvoi concernait la norme de contrôle applicable à la décision d’un organisme qui l’a obligé à interpréter une loi autre que sa loi habilitante. Dans le passage mentionné par le juge Binnie, les juges majoritaires concluent que, dans le cas où la norme de contrôle applicable à l’ensemble d’une décision est celle du caractère manifestement déraisonnable, la justesse de l’interprétation d’une loi non constitutive peut néanmoins influer sur le caractère raisonnable global de cette décision. Ce précédent n’est manifestement pas pertinent dans un cas comme la présente affaire où le ministre exerce son pouvoir en vertu d’une seule loi, à savoir sa loi habilitante. Compte tenu du présent contexte, le renvoi à ce précédent ne peut qu’indiquer à tort que, même dans ces circonstances, la norme du caractère manifestement déraisonnable doit, en ce qui concerne l’ensemble de la décision, ouvrir la porte au contrôle de l’interprétation de la loi selon la norme de la décision correcte. L’exception évidente, où il sera nécessaire d’appliquer à une question de droit une norme différente de celle applicable à l’ensemble de la décision, est le cas où la décision d’un organisme fait intervenir des questions d’ordre constitutionnel, qui pourront nécessairement faire l’objet d’un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte. Des cas particuliers comme l’affaire SRC seront traités au cas par cas. En l’espèce, cependant, la principale question qui se pose est de savoir si, en faisant des désignations en vertu du par. 6(5), le ministre a omis de prendre en considération des facteurs pertinents. Il s’agit là d’une seule question.
8 Il est vrai que certaines lois habilitantes établissent une distinction entre les décisions qu’un organisme prend sur le plan du droit et celles qu’il prend sur le plan des faits. Ces lois peuvent prévoir un droit d’interjeter appel contre les décisions de l’organisme portant sur des questions de droit, tout en protégeant, au moyen d’une clause privative, ses conclusions de fait. Voir, par exemple, la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, par. 64(1). Pourtant, lorsque rien ne justifie de diviser une décision en différentes questions — en l’espèce, la clause privative de l’art. 7 LACTH protège expressément la désignation en entier — , la seule norme de contrôle applicable et la déférence qu’elle commande visent tous les aspects de la décision. Rien ne justifie de considérer que, dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, un décideur spécialisé a droit à moins de déférence du fait que ce pouvoir est circonscrit par la loi, l’idée étant que sa décision comporte un volet « interprétation législative ». La jurisprudence que le juge Binnie cite à l’appui de la proposition évidente voulant qu’un pouvoir discrétionnaire ne soit jamais illimité et qu’ [traduction] « une loi [soit] toujours censée s’appliquer dans une certaine optique » (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 140; Padfield c. Minister of Agriculture, Fisheries and Food, [1968] A.C. 997 (H.L.)), n’indique pas que toute action administrative comporte nécessairement un exercice distinct et identifiable d’interprétation législative.
9 En réalité, il vaut la peine de se rappeler la raison pour laquelle l’arrêt SRC, précité, que cite le juge Binnie, analyse la norme de contrôle applicable à l’interprétation qu’un organisme donne d’une loi autre que sa loi constitutive. Le facteur clé de l’analyse dans cette affaire était l’expertise du Conseil canadien des relations du travail. On craignait que le Conseil n’ait pas l’expertise voulue pour interpréter l’autre loi en question. Il lui manquait l’expertise constituée par l’expérience qu’un tel organisme acquiert à force d’appliquer une loi. Le juge Iacobucci définit clairement la nature de cette expertise constituée par l’expérience lorsqu’il fait remarquer « qu’une certaine retenue peut être indiquée dans des cas où la loi non constitutive se rapporte au mandat du tribunal et où celui‑ci est souvent appelé à l’examiner » (SRC, précité, par. 48; voir aussi Toronto Catholic District School Board c. Ontario English Catholic Teachers’ Assn. (Toronto Elementary Unit) (2001), 55 O.R. (3d) 737 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée le 20 juin 2002, [2002] 2 R.C.S. ix). Vu que le ministre a l’expertise voulue pour appliquer sa loi habilitante, on voit difficilement l’utilité d’analyser l’interprétation de la loi non constitutive dans l’affaire SRC. Dans le cas où la norme de contrôle applicable à une décision est celle du caractère manifestement déraisonnable, rien ne justifie d’examiner de plus près l’interprétation que le décideur donne de sa loi habilitante.
10 En fait, la Cour a établi la norme du caractère manifestement déraisonnable dans le contexte d’organismes qui interprétaient leur loi habilitante. La question que se pose souvent le tribunal qui effectue un contrôle judiciaire est de savoir si la loi peut être interprétée de la façon dont l’a fait l’organisme en cause. Pour répondre à cette question, le tribunal qui effectue le contrôle judiciaire doit souvent s’en remette à l’interprétation que l’organisme donne de sa loi habilitante. Comme la juge L’Heureux‑Dubé l’écrivait, au nom de la Cour, dans l’arrêt Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, p. 775, la norme du caractère manifestement déraisonnable permet d’« éviter qu’un contrôle de la justesse de l’interprétation administrative ne serve de paravent, comme ce fut le cas dans le passé, à un interventionnisme axé sur le bien‑fondé d’une décision donnée. » Voir aussi National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324; Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227.
11 Lorsque, comme en l’espèce, les facteurs en présence indiquent que la question soulevée par la disposition en cause est une question que le législateur a voulu assujettir au pouvoir décisionnel exclusif de l’instance administrative (Pushpanathan, précité, par. 26; Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890, par. 18, le juge Sopinka), il n’appartient pas aux tribunaux judiciaires de se prononcer sur cette question. Le fait de confier au décideur le soin de trancher ces questions ne vise pas simplement à permettre à des personnes expérimentées de constituer le dossier nécessaire aux fins de l’inévitable contrôle judiciaire par une cour supérieure. Cela est particulièrement évident dans la présente affaire où l’unique fonction du décideur — à savoir le ministre — est de désigner un président ou une présidente afin que l’arbitrage puisse se dérouler promptement. Pour que le régime législatif fonctionne, les parties doivent croire qu’en règle générale, lorsque leur désaccord force le ministre à désigner une personne à la présidence, cette désignation est valide et l’arbitrage doit avoir lieu.
12 Le fait que le juge Binnie donne une explication pratique de la manière dont les décisions sont effectivement prises dans le contexte spécial du contrôle judiciaire peut constituer le problème. Manifestement, presque toute décision administrative pourrait être divisée en décisions préliminaires. Même une question purement juridique d’interprétation législative repose sur la décision factuelle préalable que le décideur interprétait la bonne version de la loi en cause, et non quelque autre document. En désignant une personne à la présidence d’un conseil d’arbitrage, le ministre a fait des choix concernant, par exemple, les fonctionnaires à consulter et a décidé combien de possibilités s’offraient à lui. Mais pour que le contrôle judiciaire soit possible, les cours de justice tiennent généralement pour acquis qu’elles peuvent isoler une décision pour la contrôler. Ils déterminent ensuite la norme de contrôle qui sera appliquée à cette décision. Pour les besoins du présent pourvoi, considérer que la désignation ministérielle d’une personne comporte maintes décisions pose des problèmes insurmontables.
13 Certes, l’approche pragmatique et fonctionnelle peut exiger l’application de normes de contrôle différentes à des questions différentes. On reconnaît ainsi que la diversité qui caractérise l’État administratif contemporain comprend l’existence de différents types de décideurs. Le Parlement et les législatures provinciales n’ont pas structuré les organismes de manière à ce qu’ils puissent tous, en définitive, trancher le même genre de questions et ils ne les a pas non plus tous autorisés à le faire. Cependant, le contrôle judiciaire deviendrait excessivement lourd et complexe si chaque décision devait être considérée comme comportant maintes décisions préliminaires.
14 La question qui se pose est donc celle de la norme de contrôle applicable à l’exercice du pouvoir ministériel de désignation conféré par le par. 6(5) LACTH. À mon avis, l’arrêt Pushpanathan, précité, et la jurisprudence subséquente de la Cour indiquent sans équivoque que la norme applicable est celle du caractère manifestement déraisonnable.
15 En premier lieu, comme le souligne le juge Binnie, une clause privative (art. 7) empêche le contrôle judiciaire d’une désignation ministérielle. Comme on le précise l’arrêt Pushpanathan, précité, par. 30, la présence d’une clause privative « atteste persuasivement que la cour doit faire montre de retenue à l’égard de la décision » de l’instance décisionnelle administrative.
16 Comme le juge Iacobucci l’a fait remarquer dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, par. 50, les deuxième et troisième facteurs, à savoir l’expertise et l’objet de la disposition et de la loi dans son ensemble, se confondent souvent. Je vais analyser ces facteurs ensemble. Je partage l’avis du juge Binnie selon lequel le ministre et ses fonctionnaires ont une meilleure connaissance des relations du travail que les tribunaux judiciaires. La Cour confirmait récemment, dans un contexte de relations du travail, que les tribunaux judiciaires doivent faire montre de déférence à l’égard des décideurs spécialisés désignés par le législateur : Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001] 2 R.C.S. 566, 2001 CSC 47; Ajax (Ville) c. TCA, section locale 222, [2000] 1 R.C.S. 538, 2000 CSC 23. Bien que, comme le souligne le juge Binnie, on demande au ministre de faire une désignation au nom des parties, la disposition en cause ne renvoie simplement pas à une personne « compétente ». Le paragraphe 6(5) précise plutôt que la personne désignée doit être compétente « à son avis », c’est-à-dire de l’avis du ministre. Je reviendrai sur cette importante distinction dans l’analyse que je ferai des éléments pertinents qui doivent être pris en considération. Ce libellé particulier de la disposition habilitante commande la déférence : voir l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, par. 30, où la loi en cause mentionnait, comme en l’espèce, l’avis du ministre. Voir aussi Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, 2001 CSC 41, par. 57, le juge Binnie.
17 Je tiens à souligner l’importance de l’expertise en ce qui concerne la détermination de la norme de contrôle applicable. Le juge Iacobucci a affirmé que l’expertise « est le facteur le plus important qu’une cour doit examiner pour arrêter la norme de contrôle applicable » : Southam, précité, par. 50. L’expertise constitue la [traduction] « justification fondamentale de la déférence » (D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 290). Le concept de la spécialisation des fonctions commande la déférence à l’égard des décisions que des tribunaux administratifs spécialisés rendent sur des questions relevant de leur champ d’expertise : Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, p. 591, le juge Iacobucci; Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722, p. 1745‑1746, le juge Gonthier. Ce concept s’applique manifestement aux tribunaux administratifs à temps plein composés de membres qui possèdent des compétences particulières ou qui sont présumés avoir acquis une expertise au cours de leurs longs mandats (Southam, Pezim, National Corn Growers et Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, précités). Pourtant, d’autres décideurs ont également droit à la déférence en raison de leur expertise plus grande que celle du tribunal qui effectue le contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, 2002 CSC 11, par. 50‑53, la Cour a statué que la composition collégiale du Conseil de la magistrature du Nouveau‑Brunswick, notamment, représentait une expertise justifiant la déférence, même si aucun membre du Conseil ne possédait nécessairement des compétences différentes de celles du juge effectuant le contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20, par. 32, la Cour a fait remarquer que le fait d’être un non‑juriste pouvait, dans le contexte d’un comité de discipline pour les avocats, représenter une certaine expertise différente de celle d’un tribunal judiciaire, en ce sens qu’un non‑juriste peut mieux comprendre en quoi certains comportements et certains choix de sanctions pourraient affecter l’image de la profession juridique dans le public en général et sa confiance dans l’administration de la justice. En ce qui concerne l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par un ministre, la jurisprudence de la Cour établit clairement que l’on considérera que le ministre a une expertise en raison du poste qu’il occupe, de son aptitude à évaluer des préoccupations de politique générale et de l’accès qu’il a à des sources d’information : Suresh, précité, par. 31; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 59. En l’espèce particulièrement, il convient davantage que le soin de gérer les relations du travail relève des pouvoirs législatif et exécutif que du pouvoir judiciaire. Comme l’a récemment fait remarquer le juge LeBel, « [l]a gestion des relations du travail exige un exercice délicat de conciliation des valeurs et intérêts divergents. Les considérations politiques, sociales et économiques pertinentes débordent largement du domaine d’expertise des tribunaux » : R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209, 2001 CSC 70, par. 239. Donc, en l’espèce, la justification officielle de la déférence qu’expriment les mots « à son avis », c’est-à-dire de l’avis du ministre, se confond avec sa justification fondamentale, à savoir que le ministre est vraiment mieux placé pour procéder à l’évaluation qu’un tribunal qui effectue un contrôle judiciaire.
18 Enfin, le quatrième facteur, à savoir la nature de la question, milite lui aussi en faveur de la déférence. La désignation d’un arbitre pour un conflit de travail dans un hôpital est « largement contextuelle et tributaire des faits » : Suresh, précité, par. 31. De manière plus générale, les décideurs discrétionnaires disposent d’« une grande liberté d’action » et sont présumés avoir droit à la déférence : Baker, précité, par. 56. En outre, le fait d’habiliter le ministre, au lieu d’une personnalité apolitique comme le juge en chef de la province, indique que le législateur a voulu que la responsabilité politique joue elle aussi un rôle dans la surveillance des désignations et le maintien de l’intégrité des arbitrages de différends dans les hôpitaux. Voir Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, par. 50, le juge Major.
19 Les désignations ministérielles ne peuvent ainsi faire l’objet d’un contrôle que selon la norme commandant la plus grande déférence, à savoir la norme du caractère manifestement déraisonnable, et c’est cette norme que je vais maintenant appliquer.
II. La désignation de juges retraités était‑elle manifestement déraisonnable?
A. La norme du caractère manifestement déraisonnable
20 Avant de répondre à cette question, il est utile d’examiner certaines façons dont la Cour a formulé le critère du caractère manifestement déraisonnable. Il s’agit non pas de critères indépendants ou de rechange, mais simplement de façons d’exprimer la seule question qui se pose : qu’est‑ce qui fait qu’une chose est manifestement déraisonnable?
21 Dans l’arrêt Suresh, précité, par. 41, la Cour a indiqué qu’une décision manifestement déraisonnable est une décision déraisonnable à première vue qui n’est pas étayée par la preuve ni viciée par l’omission de tenir compte des facteurs pertinents ou d’appliquer la procédure appropriée. Cette corrélation entre les causes énumérées d’abus de pouvoir discrétionnaire et la norme du caractère manifestement déraisonnable démontre l’approche unifiée que la juge L’Heureux‑Dubé a exposée, dans l’arrêt Baker, précité, relativement au contrôle du processus décisionnel discrétionnaire. D’autres formulations du critère du caractère manifestement déraisonnable sont également utiles. Fait très pertinent en l’espèce, d’autres formulations aident à interpréter les mots « viciée par l’omission de tenir compte des facteurs pertinents ». La réévaluation ou le réexamen des éléments pris en considération initialement ne suffit pas pour que la décision soit viciée. Il ne suffit pas nécessairement non plus d’invoquer un nouveau facteur pertinent pour que la décision ministérielle soit viciée.
22 Dans l’arrêt Ryan, précité, le juge Iacobucci écrit qu’« [u]ne décision qui est manifestement déraisonnable est à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir » (par. 52).
23 Dans l’arrêt Southam, précité, le juge Iacobucci établit une distinction entre la norme de la décision raisonnable simpliciter et celle du caractère manifestement déraisonnable. Selon lui, la différence réside « dans le caractère flagrant ou évident du défaut. Si le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal, la décision de celui‑ci est alors manifestement déraisonnable. » Une décision n’est pas manifestement déraisonnable, dit‑il, « s’il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler le défaut ». Il ajoute qu’« une fois que les contours du problème sont devenus apparents, [. . .] [le] caractère déraisonnable ressortira » (par. 57). Une autre façon d’appréhender l’aspect manifeste du caractère déraisonnable consiste à dire que, dès qu’il est relevé, le défaut qui rend une décision manifestement déraisonnable « peut être expliqué simplement et facilement » (Ryan, précité, par. 52).
24 Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941 (« AFPC »), le juge Cory affirme que le « critère très strict » du caractère manifestement déraisonnable consiste à se demander si une décision est « clairement irrationnelle, c’est‑à‑dire, de toute évidence non conforme à la raison » (p. 963‑964).
25 Il ressort de ces formulations que la norme du caractère manifestement déraisonnable commande une grande déférence. Même lorsque la norme de la décision raisonnable simpliciter s’applique, la question n’est pas de savoir quelle décision aurait rendue le juge qui effectue le contrôle s’il avait été à la place de l’instance décisionnelle administrative : Southam, précité, par. 79-80, le juge Iacobucci. Cela est d’autant plus vrai lorsque la norme applicable est celle du caractère manifestement déraisonnable. En fait, la Cour a précisé que le rôle du tribunal qui effectue un contrôle judiciaire n’est pas de réévaluer les facteurs considérés par le décideur discrétionnaire : Suresh, précité, par. 37‑41. L’objectif n’est pas non plus de contrôler la décision ou l’action quant au fond : Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, par. 53, la juge L’Heureux‑Dubé.
26 Après avoir exposé le contexte dans lequel elle s’applique, je vais maintenant appliquer la norme aux désignations ministérielles des présidents.
B. Application de la norme
27 Le juge Binnie conclut que les désignations étaient manifestement déraisonnables parce que l’approche adoptée par le ministre excluait les critères pertinents (expertise en matière de relations du travail et acceptabilité générale) et leur substituait un autre critère (expérience judiciaire antérieure).
28 Cette appréciation oblige à déterminer les critères pertinents pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire, ou du moins à se demander si le ministre s’est fondé sur des critères non pertinents ou encore s’il a omis de prendre en considération un critère pertinent et important. Je partage l’avis du juge Binnie selon lequel, pour déterminer les critères pertinents, il faut interpréter la loi habilitante selon une méthode contextuelle. Nous sommes, toutefois, en désaccord sur ce qui, en définitive, s’est révélé être les critères essentiels. Nous ne nous entendons pas sur la question de savoir à quel facteur (ou quels facteurs) il faut accorder une importance primordiale pour qu’une désignation résiste au contrôle pour le motif qu’elle n’est ni « clairement irrationnelle » ni manifestement déraisonnable.
29 Dans les cas les plus évidents, la loi elle‑même énumère les critères qui limitent l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Dans d’autres cas, des règlements ou des lignes directrices précisent les éléments pertinents qui doivent être considérés. Par exemple, dans l’arrêt Baker, précité, la Cour a annulé la décision de l’agent d’immigration. En rendant sa décision, celui‑ci n’avait pas tenu compte d’un facteur explicitement prévu dans les lignes directrices pertinentes du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. D’autres indications des éléments importants devant être pris en considération ressortaient des objets particuliers de la loi applicable, et des instruments internationaux (Baker, précité, par. 67). Dans ce pourvoi, la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable simpliciter, qui commande moins de déférence. Autrement dit, l’arrêt Baker ne dit absolument rien au sujet de la question de savoir si l’omission d’accorder de l’importance aux intérêts des enfants — facteur prévu explicitement dans les documents pertinents — aurait vicié la décision en la rendant manifestement déraisonnable. Là encore, dans une autre catégorie de cas, les facteurs pertinents peuvent être tacites et émaner de l’objet et du contexte de la loi en cause. Par exemple, dans l’arrêt Roncarelli, précité, la Cour a raisonnablement inféré que le refus ou la révocation d’un permis d’alcool, pour des raisons n’ayant rien à voir avec la vente d’alcool dans un restaurant, outrepassait le pouvoir discrétionnaire conféré à la Commission par la Loi des liqueurs alcooliques. Cependant, il y a lieu de noter que l’on a inféré un facteur non pertinent dans l’arrêt Roncarelli. Une loi ne peut pas raisonnablement énumérer et exclure d’avance tout facteur non pertinent, caractérisé par la mauvaise foi ou encore abusif. Il est beaucoup plus simple pour le législateur d’énumérer les facteurs pertinents et c’est ce à quoi nous nous attendons souvent. Par conséquent, je déconseille aux tribunaux qui effectuent un contrôle judiciaire de conclure trop facilement que des facteurs implicites sont pertinents et que le défaut, premièrement, de les percevoir et, deuxièmement, de les prendre en considération, a pour effet de vicier une décision. Quels sont donc les facteurs pertinents en l’espèce?
30 Dans la présente affaire, la loi applicable ne dit pas grand-chose. Elle prévoit que les personnes désignées doivent être « compétentes pour agir en cette qualité [d’arbitre]. » Fait révélateur, elle prévoit également que c’est « à son avis », c’est‑à‑dire de l’avis du ministre, que ces personnes doivent être compétentes pour agir en qualité d’arbitre. En d’autres termes, la loi prévoit expressément que l’avis du ministre est important. J’ai déjà souligné ces mots en déterminant le degré de déférence approprié. Il n’y a aucun règlement, aucune ligne directrice ni aucun autre instrument pertinents. Y a‑t‑il d’autres facteurs pertinents? En d’autres termes, le tribunal qui effectue le contrôle judiciaire peut‑il inférer du contexte législatif l’existence d’autres facteurs pertinents aux fins de désignation ministérielle d’un président ou d’une présidente en vertu du par. 6(5)?
31 Le juge Binnie dit que « les ministres du Travail qui se sont succédé [. . .] ont constamment réitéré le besoin d’expertise en relations du travail, d’indépendance et d’impartialité, que traduit la notion d’acceptabilité générale » (par. 177). Je ne suis pas convaincu que le fait que des ministres du Travail aient réitéré ce besoin, ou le contexte dans lequel une expertise particulière en matière de relations du travail et une acceptabilité générale peuvent avoir paru essentielles, justifie de supposer l’existence de facteurs dominants, comme s’ils étaient prévus dans des règlements ou des lignes directrices. Ces facteurs ne sont pas évidents non plus, comme le fait, dans l’arrêt Roncarelli, précité, que le pouvoir discrétionnaire de renouveler un permis d’alcool ne doit pas servir à punir une personne qui fournit un cautionnement pour des membres de la minorité religieuse à laquelle elle appartient.
32 J’ai déjà fait remarquer qu’une décision manifestement déraisonnable est caractérisée par le caractère flagrant ou évident du défaut qu’elle comporte. Lorsque le défaut allégué est l’omission de tenir compte de facteurs pertinents, je pense qu’il est important que ces facteurs soient eux‑mêmes flagrants ou évidents. Conformément à leur devoir, les avocats des intimés ont pris soin de constituer un dossier présentant sous son aspect le plus favorable le besoin d’acceptabilité générale et d’expertise en matière de relations du travail. Ils ont rassemblé des extraits de divers rapports, l’historique législatif de la LACTH ainsi que des déclarations de ministres du Travail. Le fait que ces documents soient soigneusement réunis dans le dossier des intimés rend l’importance de ces critères évidente ou, du moins, beaucoup plus évidente qu’elle ne l’a jamais été. Je ne conteste pas que les intimés ont bien démontré, non sans peine, l’importance de considérer que la loi en cause inclut ces facteurs. À mon avis, les affirmations et les aspirations générales que le juge Binnie mentionne au par. 110 sont loin de correspondre à la norme de preuve requise pour assujettir à une restriction particulière le large pouvoir discrétionnaire prévu au par. 6(5). Les facteurs sur lesquels s’appuie le juge Binnie auraient‑ils été évidents aux yeux d’un nouveau ministre du Travail appelé à exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 6(5)? Pouvait‑on s’attendre à ce que le ministre fasse l’historique complet de la LACTH avant d’agir? Je ne le crois pas.
33 Selon le juge Binnie, il n’est pas nécessaire de supposer que le ministre a une connaissance de l’historique de la LACTH, étant donné qu’il a lui-même résumé l’intention du législateur dans une lettre. Selon moi, le problème que pose ce commentaire réside dans le fait que le tribunal qui effectue le contrôle judiciaire est simplement tenu de déterminer ce qu’exige la loi habilitante. Cela serait important si, comme je l’indique, nous ne pouvions pas raisonnablement nous attendre à ce que le seul texte du par. 6(5) fournisse à un ministre du Travail subséquent une appréciation de tous les facteurs jugés pertinents par le juge Binnie. Le juge Binnie considère aussi que la lettre du 2 février 1998 « définissait » le mandat du ministre (par. 183). Je ne crois pas qu’il y ait lieu de considérer que les affirmations dans lesquelles le ministre exprime son avis au sujet de son propre rôle limitent son pouvoir discrétionnaire ou qu’elles ont pour effet d’ajouter d’autres conditions dans la Loi. Le ministre ne pouvait pas éliminer des critères légaux pertinents au moyen d’une affirmation ou d’une lettre; je ne crois pas non plus qu’il puisse en ajouter de la même façon. La lettre que le ministre a rédigée ne limite pas son pouvoir discrétionnaire ou ne définit pas son mandat de la même façon que, dans l’affaire Baker, les lignes directrices officielles, les objets particuliers de la Loi et les instruments internationaux pertinents énonçaient les éléments pertinents que le fonctionnaire de l’organisme administratif devait prendre en considération. En fait, la lettre du 2 février 1998 n’est pas incompatible avec les désignations que le ministre a faites en définitive : le ministre était d’avis que les parties doivent percevoir le processus comme étant crédible; de toute évidence, il estimait aussi que les personnes qu’il a désignées étaient compétentes pour agir en qualité d’arbitre.
34 Le juge Binnie fait observer que les parties ont attiré notre attention sur une loi provinciale subséquente, la Loi de 2001 sur le retour à l'école (Toronto et Windsor), L.O. 2001, ch. 1, qui habilite explicitement un ministre à nommer un nouvel arbitre qui ne possède pas certains attributs. Les syndicats ont indiqué que, lorsque le législateur souhaite écarter l’expérience pertinente et les autres indices d’un président objectivement compétent, il sait comment s’y prendre. Je souligne qu’une telle disposition démontre également que, lorsque le législateur le souhaite, il sait comment préciser en détail les attributs positifs ou négatifs des présidents potentiels. De toute manière, j’estime qu’il est erroné de présumer au contraire que la condition « à son avis [c’est-à-dire de l’avis du ministre], est compétente pour agir en cette qualité », imposée dans la LACTH, exige la présence d’attributs dont il est possible de se passer en vertu de la loi susmentionnée qui n’a aucun lien avec la LACTH.
35 En l’espèce, le ministre s’est formé une opinion quant aux personnes qui étaient compétentes pour agir en qualité d’arbitre. Il a décidé que l’expérience en tant que juge était pertinente. Il a accordé de l’importance à l’expérience professionnelle acquise en tant que décideur impartial. Il a reconnu que les juges sont ordinairement des généralistes qui comprennent rapidement quels éléments de fond doivent être pris en considération dans chaque cas. Il est évident que le ministre a accordé moins d’importance à l’expérience acquise dans le domaine de la santé que l’auraient préféré certaines personnes, et ce, parce qu’il traitait avec des parties incapables de s’entendre sur le choix d’une personne compétente qui leur serait acceptable, et qu’il croyait que l’expérience en tant que décideur impartial était plus cruciale. Tout ce que nous pouvons présumer, c’est que, tout compte fait, il a jugé plus importantes l’indépendance et l’expérience en matière de règlement judiciaire des conflits. La LACTH exigeait que le ministre forme sa propre opinion et non qu’il prenne en considération un facteur déterminant particulier. J’estime qu’en réalité le juge Binnie a fait abstraction de l’un des plus importants éléments de cette loi, à savoir que les personnes doivent être compétentes de l’avis du ministre et non d’un point de vue objectif conforme à une norme fixe. Cela ne signifie pas que l’avis du ministre n’est assujetti à aucune limite, comme je l’expliquerai plus loin.
36 Compte tenu de la somme de travail qui est nécessaire ne serait-ce que pour relever les facteurs en cause dans le présent pourvoi (expérience en relations du travail et acceptabilité générale) et supposer qu’ils sont prévus au par. 6(5), j’hésite à conclure que le fait de leur accorder moins d’importance qu’à un autre facteur, également tacite (l’expérience judiciaire), a vicié les désignations en les rendant manifestement déraisonnables. Pour reprendre les propos tenus par le juge Iacobucci dans l’arrêt Southam, précité, par. 57, je dirais que les désignations ministérielles n’étaient pas manifestement déraisonnables parce qu’« il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler le défaut » qu’elles comportent, à supposer que ce soit le cas. J’estime que la plus grande difficulté que soulève l’approche du juge Binnie est le fait qu’il faut procéder à « un examen en profondeur » ne serait-ce que pour déceler les facteurs qui, dit‑on, restreignent la liberté d’action du ministre. Il est difficile de considérer que les désignations ministérielles comportent un défaut flagrant ou évident, particulièrement si les facteurs eux‑mêmes ne sont pas flagrants ou évidents. Le défaut ne peut pas être expliqué simplement et facilement. Ou, pour reprendre l’approche du juge Cory dans l’arrêt AFPC, précité, p. 963, il est difficile de soutenir que les désignations étaient « de toute évidence non conforme[s] à la raison » ou « clairement irrationnelle[s] ». Quand à l’arrêt Ryan, si l’on tient compte de la justification impérieuse de la déférence judiciaire — notamment la plus grande expertise du ministre en matière de relations du travail — , il devient difficile d’affirmer que les désignations sont « à ce point viciée[s] qu’aucun degré de déférence judiciaire » ne pourrait justifier de les maintenir. Enfin, pour revenir à l’arrêt Suresh, l’omission de prendre en considération les facteurs pertinents, même si je devais les reconnaître comme déterminants, ne vicie pas la décision du ministre parce que les facteurs eux‑mêmes n’étaient pas évidents et ne soulevaient aucune controverse. Voilà autant de manières différentes de conclure que les désignations n’étaient pas manifestement déraisonnables.
37 Cela ne signifie pas que d’autres auraient fait les mêmes désignations, et il ne s’agit pas non plus d’émettre des hypothèses quant à savoir si l’électorat les approuverait s’il était consulté. Cependant, compte tenu du régime législatif, du contexte et de la déférence à laquelle a droit le ministre, je ne puis affirmer que les désignations satisfaisaient au « critère très strict » (AFPC, précité, p. 964) qui permettrait de les qualifier de manifestement déraisonnables. La Loi nous oblige, en outre, à accorder de l’importance à l’avis du ministre concernant les facteurs ou concernant du moins ce qui rendrait une personne compétente pour agir en qualité d’arbitre.
38 Les arguments avancés à la fois par l’appelant et par les intimés m’incitent à faire deux autres remarques connexes.
39 En premier lieu, en tirant ma conclusion relative aux désignations contestées en l’espèce, je ne retiens pas l’argument de l’appelant selon lequel les seuls facteurs qui rendraient une personne inhabile à être désignée à la présidence en vertu du par. 6(5) sont ceux qui sont explicitement énoncés au par. 6(12) LACTH. Ce paragraphe interdit au ministre de désigner une personne qui a un intérêt pécuniaire dans les questions dont le conseil est saisi ou qui a exercé des fonctions d’avocat pour l’une des parties au cours des six mois précédents. Je ne retiens pas l’argument de l’appelant voulant qu’il s’agisse là d’une liste exhaustive de tous les facteurs qui rendent une personne inhabile à être désignée ou des facteurs qui rendraient une désignation manifestement déraisonnable.
40 En second lieu, comme le font remarquer les intimés, il va de soi que le pouvoir de désignation discrétionnaire du ministre n’est pas illimité et qu’il doit être exercé conformément à la Loi : Baker, Padfield et Roncarelli, précités. Mes conclusions en l’espèce n’autorisent pas le ministre à désigner seulement des membres de son caucus politique, des directeurs généraux d’hôpitaux ou des agents d’affaires syndicaux. De tels exemples extrêmes ne correspondent toutefois pas aux faits dont nous sommes saisis en l’espèce.
III. Les syndicats peuvent‑ils mettre en doute l’indépendance et l’impartialité des conseils en l’espèce?
41 Après avoir décidé que les désignations étaient manifestement déraisonnables pour le motif qu’elles reposaient sur des facteurs non pertinents, le juge Binnie examine ensuite un argument subsidiaire. Il se demande si les désignations ministérielles étaient également manifestement déraisonnables pour le motif qu’elles ont entraîné la constitution de conseils d’arbitrage susceptibles d’être perçus comme étant dépourvus d’indépendance et d’impartialité institutionnelles.
42 Le juge Binnie examine cet argument principalement à la lumière du fait que la Cour d’appel a déclaré que le ministre [traduction] « a suscité une crainte raisonnable de partialité et compromis l’indépendance et l’impartialité des conseils d’arbitrage [. . .] contrairement aux principes et à l’obligation d’équité et de justice naturelle » (par. 186).
43 Je partage l’avis du juge Binnie selon lequel ni les préoccupations relatives à l’indépendance institutionnelle (l’inamovibilité des tribunaux administratifs ad hoc) ni celles relatives à l’impartialité institutionnelle (la désignation de personnes faisant partie de la catégorie des juges retraités) ne rendent manifestement déraisonnable l’exercice par le ministre de son pouvoir de désignation. Le régime législatif exige que les tribunaux administratifs soient ad hoc, c’est‑à‑dire constitués pour résoudre un différend particulier. En tant que catégorie, les juges retraités ne peuvent pas être raisonnablement perçus comme étant à ce point partiaux qu’en les qualifiant de « compétents pour agir » en qualité d’arbitre le ministre a excédé le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi : Baker, Padfield et Roncarelli, précités.
44 Je conviens également avec le juge Binnie que l’échec de la contestation mettant en cause l’indépendance et l’impartialité institutionnelles des conseils, en tant que catégorie, n’empêche pas une partie de mettre en doute avec succès l’indépendance et l’impartialité institutionnelles d’un conseil en se fondant sur des faits particuliers. En fait, j’estime qu’il est malencontreux d’avancer des arguments concernant l’indépendance et l’impartialité des conseils dans le cadre d’une contestation de l’exercice du pouvoir ministériel discrétionnaire. On ne peut pas s’attendre à ce que, en exerçant le pouvoir de désignation que lui confère le par. 6(5), le ministre prévoie et évite tous les facteurs qui, dans le cas d’un conseil particulier, sont susceptibles de contrecarrer l’obligation d’équité procédurale qui incombe à ce conseil. Même pour des raisons stratégiques, je pense qu’il aurait mieux valu que les intimés réservent les arguments portant sur les exigences de la justice naturelle auxquelles les conseils doivent satisfaire pour attaquer éventuellement un conseil particulier. Comme la Cour l’a souligné, les contestations mettant en cause l’indépendance et l’impartialité d’un conseil sont très convaincantes lorsqu’elles s’accompagnent d’une preuve de la manière dont le conseil fonctionne en pratique : Katz c. Vancouver Stock Exchange, [1996] 3 R.C.S. 405, par. 1; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, par. 117-123, le juge Sopinka. Mon opinion à ce sujet est étayée par la décision du juge Binnie de ne pas appliquer rétroactivement la conclusion que les conseils constitués par le ministre n’étaient pas impartiaux.
45 Je note en passant qu’en formulant les allégations concernant l’indépendance et l’impartialité des conseils sous la forme d’une prétention que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière manifestement déraisonnable, le juge Binnie fait preuve de générosité. Il présente ce type d’argument sous son aspect de loin le plus favorable. Il n’y a pas de doute, à la lecture du mémoire des intimés, que ceux‑ci prétendaient que si le ministre constituait des conseils qui, en pratique, ne satisferaient pas aux exigences de la justice naturelle, il manquerait, de ce fait, à sa propre obligation d’équité procédurale. Dans ce contexte, l’argumentation des intimés laisse certainement supposer que, de par son obligation d’équité, le ministre devait exercer son pouvoir de désignation conformément aux principes de justice naturelle. Comme l’affirme cependant le juge Binnie, rien ne justifie en l’espèce de soutenir que le ministre a agi injustement au sens d’avoir violé l’obligation d’équité procédurale qui lui incombait.
46 En conclusion, j’estime que le tribunal qui effectue un contrôle judiciaire ne doit pas conclure trop facilement qu’une décision discrétionnaire était manifestement déraisonnable. Agir de cette façon atténue l’importance de la norme du caractère manifestement déraisonnable et favorise une intervention judiciaire inappropriée. Si on veut maintenir le principe de la retenue et de la déférence judiciaires, il est essentiel de reconnaître la gravité d’annuler une décision pour le motif qu’elle est manifestement déraisonnable. Cela d’autant plus vrai lorsque la loi habilitante comporte peu d’éléments indiquant la portée du pouvoir conféré et lorsqu’il est question d’un domaine où la Cour a conseillé à maintes reprises de faire montre de déférence à l’égard de l’expertise politique et autre. Je ne crois pas que les désignations ministérielles requièrent notre intervention.
47 Pour les motifs exposés, j’accueillerais le présent pourvoi.
Version française du jugement des juges Gonthier, Iacobucci, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps rendu par
48 Le juge Binnie — En 1965, l’Assemblée législative de l’Ontario a décidé que le droit à la négociation collective devait céder le pas aux besoins primordiaux en matière de soins aux malades. Il s’ensuit qu’à l’heure actuelle, pour éviter l’interruption des services essentiels, environ 200 000 employés d’hôpitaux et de maisons de soins infirmiers en Ontario, ainsi que leurs centaines d’employeurs dans la province, sont tenus de soumettre à l’arbitrage leurs différends relatifs aux salaires, aux avantages sociaux et aux autres conditions de leurs conventions collectives. Dans un arrêt unanime, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la désignation par le ministre du Travail, en février 1998, de juges retraités à la présidence des conseils d’arbitrage obligatoire pouvait [traduction] « raisonnablement être perçue comme une tentative de contrôler le processus de négociation » et « de substituer aux arbitres acceptables par les parties une catégorie de personnes perçues comme étant hostiles aux intérêts des travailleurs et des travailleuses » ((2000), 51 O.R. (3d) 417, par. 101). La cour a conclu que le ministre, en sa qualité de membre du gouvernement provincial, avait un [traduction] « intérêt financier important » dans l’issue des arbitrages mêmes dont il avait choisi les présidents (par. 21). Elle lui a interdit de faire d’autres désignations [traduction] « à moins que ces désignations ne soient faites à partir de la liste traditionnelle d’arbitres expérimentés en relations du travail », dressée en vertu du par. 49(10) de la Loi de 1995 sur les relations de travail de l’Ontario, L.O. 1995, ch. 1, ann. A (par. 105).
49 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi, bien que ce soit pour des motifs différant quelque peu de ceux de la Cour d’appel. Le ministre était tenu, en droit, d’exercer son pouvoir de désignation d’une manière conforme aux fins et aux objets de la loi qui lui conférait ce pouvoir. L’un des objets fondamentaux de la Loi sur l’arbitrage des conflits de travail dans les hôpitaux, L.R.O. 1990, ch. H.14 (« LACTH »), était de prévoir un moyen adéquat de remplacer la grève et le lock‑out. Pour que cet objet de la Loi puisse être réalisé, [traduction] « les parties doivent percevoir le système comme étant neutre et crédible », comme l’écrivait le ministre lui‑même le 2 février 1998. Je suis d’avis de rejeter l’argument des syndicats selon lequel le ministre devait choisir les présidents des conseils d’arbitrage d’un « commun accord » ou à partir de la liste dressée en vertu du par. 49(10). Je ne pense pas non plus que, en tant que « catégorie », les juges retraités puissent raisonnablement être perçus comme ayant un parti pris contre les travailleurs et les travailleuses. Je suis néanmoins d’avis de confirmer le principe fondamental qui sous‑tend l’arrêt de la Cour d’appel, à savoir que la LACTH exigeait que le ministre désigne comme arbitres des personnes compétentes en raison non seulement de leur impartialité, mais aussi de leur expertise et de leur acceptabilité générale dans le milieu des relations du travail.
50 Le contexte est très important en l’espèce. La LACTH n’est pas un instrument d’orientation général. Le ministre se voit confier un rôle limité. Il est simplement substitué aux parties pour désigner un troisième arbitre en cas de désaccord de leur part.
51 Compte tenu du cadre dans lequel s’inscrit la Loi, que renforcent le contexte et l’objet ressortant de son historique législatif, je ne crois pas qu’un ministre, agissant de manière raisonnable, aurait pu rejeter les limites imposées à son mandat légal. En toute déférence, l’approche qu’il a adoptée relativement à son pouvoir de désignation dans les cas en question était manifestement déraisonnable.
I. Les faits
A. Le cadre législatif
52 Aux termes de la LACTH, les centaines de conseils d’hôpitaux et de maisons de soins infirmiers situés en Ontario et les syndicats (s’il en est) représentant leurs employés respectifs sont tenus de négocier de bonne foi afin de conclure de leur plein gré une convention collective. Si les parties ne parviennent pas à conclure une convention collective acceptable, la LACTH leur interdit de recourir à la grève ou au lock‑out (par. 11(1)) et les oblige à aller en arbitrage (art. 4). L’arbitrage obligatoire se déroule devant un seul arbitre lorsque les parties peuvent s’entendre sur ce point (par. 5(1)), ou devant un conseil d’arbitrage composé de trois membres, dont deux sont désignés par les parties alors que le troisième est choisi par les deux membres désignés par les parties. Si les membres désignés ne s’entendent pas sur la désignation du troisième membre, le par. 6(5) LACTH prévoit que « [l]e ministre désigne comme troisième membre une personne qui, à son avis, est compétente pour agir en cette qualité. »
53 Il faut faire la distinction entre les « arbitrages de griefs », où les arbitres doivent interpréter une convention collective déjà conclue, et les « arbitrages de différends », où les arbitres fixent les conditions de la convention collective elle‑même. La première forme d’arbitrage est de nature décisionnelle alors que la seconde est de nature plus ou moins législative. Suivant le témoignage du professeur Joseph Weiler qui s’intéresse de près aux conflits de travail depuis 1975, l’expérience démontre que les bons arbitres de « différends » sont bien au fait [traduction] « des enjeux actuels en matière de relations du travail » et « de l’histoire des négociations menées par les parties à diverses conventions collectives dans des entreprises pertinentes du secteur public ». De plus, [traduction] « [i]ls ont une bonne connaissance des régimes d’ancienneté, de rémunération et d’évaluation des emplois, des pratiques de maintien des emplois et des autres règles concernant l’exécution du travail. Bref, ils peuvent comprendre facilement l’influence que leurs sentences arbitrales auront sur les réalités du milieu de travail des employés, des syndicats et du patronat. Les parties n’ont pas, au début de chaque arbitrage, à leur “enseigner” les subtilités de leurs milieux de travail particuliers. »
B. L’historique législatif
54 L’historique d’une loi, y compris des extraits du dossier législatif, est admissible en preuve en raison de sa pertinence quant au contexte et à l’objet de cette loi.
55 Jusqu’en 1965, les employés d’hôpitaux de l’Ontario étaient normalement régis par la Labour Relations Act, R.S.O. 1960, ch. 202. Ils avaient le droit de négocier collectivement et, à défaut de parvenir à une entente, de faire la grève. Au début des années 60, le Trenton Memorial Hospital a connu une grève importante qui a duré du 31 octobre 1963 au 5 février 1964. La controverse en ayant résulté, alimentée par une grève antérieure dans un hôpital de Windsor, a entraîné la mise sur pied de la Royal Commission on Compulsory Arbitration in Disputes Affecting Hospitals and Their Employees, chargée [traduction] « [d’]enquêter et [de] faire rapport sur la possibilité et l’opportunité d’assujettir à l’arbitrage obligatoire les différends syndicaux‑patronaux qui surviennent en matière de négociation et d’établissement des conditions des conventions collectives touchant les hôpitaux et leurs employés » (p. 5 de son rapport).
56 La Commission, composée de représentants syndicaux et patronaux et présidée par un juge de comté expérimenté en relations du travail, a entendu des arguments reflétant un large éventail d’opinions répandues dans le milieu des relations du travail, y compris l’appui peu enthousiaste donné à l’arbitrage obligatoire par les professeurs H. W. Arthurs et J. H. G. Crispo, qui ont écrit (à la p. 16 du rapport) :
[traduction] À l’heure actuelle, à moins que les parties ne conviennent de soumettre leurs différends à l’arbitrage, la grève ou le lock‑out constituent la seule possibilité qui s’offre à défaut d’un règlement. L’opinion hostile de la collectivité, conjuguée aux risques normaux d’une lutte économique, peut toutefois forcer une partie à accepter un règlement injuste ou irréaliste au lieu de déclencher une bataille salariale. La partie qui, dans l’intérêt public, abandonne une demande juste et réaliste se trouve donc injustement désavantagée. Ces règlements sèment inévitablement un ressentiment propice au déclenchement de nombreux autres affrontements. Dans ce contexte particulier, l’arbitrage obligatoire peut, en fait, renforcer la négociation collective.
57 Les commissaires majoritaires (le membre désigné par la partie syndicale étant dissident) ont manifesté la même réticence en recommandant l’arbitrage obligatoire [traduction] « lorsque les soins apportés aux malades s’en ressentent » (p. 50) ou que l’une ou l’autre partie a été reconnue coupable d’avoir négocié de mauvaise foi. Cette réticence est explicite dans leur rapport (aux p. 43 et 44) :
[traduction] Les membres de la Commission ont déjà arbitré des différends en matière de négociation où leur décision liaient les parties [. . .] D’après notre expérience, nous croyons qu’il est [. . .] incontestable que les parties elles‑mêmes sont beaucoup mieux en mesure qu’un conseil d’arbitrage de régler de manière convenable et raisonnable ces différends en matière de convention collective, et ce, peu importe le nombre de témoignages que le conseil entend ou le soin avec lequel il examine les problèmes qui se posent.
58 Concluant toutefois que les hôpitaux, comme la police et les pompiers, tombent dans une [traduction] « catégorie spéciale », les commissaires majoritaires ont recommandé la création d’un conseil tripartite comprenant un représentant pour chacune des parties syndicale et patronale ainsi qu’un président indépendant, en tenant explicitement pour acquis que [traduction] « les personnes désignées par les parties syndicale et patronale, qui ont vraisemblablement une bonne connaissance du secteur hospitalier, constitueraient un rempart contre les sentences arbitrales déraisonnables. Seules seraient désignées à la présidence des personnes ayant de l’expérience en matière hospitalière » (rapport, p. 51 (je souligne)).
59 L’insistance des commissaires sur l’expertise en matière hospitalière se retrouve dans leur recommandation de renforcer les services de conciliation en recourant à des personnes expérimentées (à la p. 55) :
[traduction] Le conciliateur et le président de la commission de conciliation doivent être soigneusement choisis parmi les personnes compétentes qui ont de l’expérience en matière hospitalière. Cette politique a été, croyons‑nous, suivie par le ministère du Travail. [Je souligne.]
60 Le membre dissident de la Commission a affirmé, d’une manière quelque peu prophétique, ce qui suit (à la p. 58) :
[traduction] . . . une preuve abondante indique que l’arbitrage obligatoire ne peut tout simplement pas fonctionner contre le gré des parties.
61 Le gouvernement de l’époque a conclu que toute grève dans un hôpital (dont la définition inclut les maisons de soins infirmiers) compromet forcément les soins apportés aux malades (l’élément « primordial » devant être pris en considération) et a proposé que la LACTH étende l’arbitrage obligatoire de manière à interdire toute grève ou tout lock‑out dans les hôpitaux, c’est-à-dire bien au‑delà du rôle plus limité que lui réservaient les commissaires dans leur recommandation.
62 Au cours du débat sur le projet de loi, le ministre du Travail a déclaré à l’Assemblée législative que [traduction] « [l’]établissement de saines relations du travail repose sur commun accord » (Legislature of Ontario Debates, no 35, 3e sess., 27e lég., 3 mars 1965, p. 935). Il a écarté du revers de la main les craintes de l’opposition qu’un ministre puisse « noyauter » un conseil d’arbitrage étant donné que le gouvernement était [traduction] « une partie ayant un intérêt financier très important dans les conflits de travail en milieu hospitalier » (Legislature of Ontario Debates, no 53, 3e sess., 27e lég., 22 mars 1965, p. 1497), soulignant que l’intention du gouvernement était de protéger les malades et non les employeurs, et ainsi, de compléter et non d’entraver la libre négociation collective. La LACTH a été adoptée le 14 avril 1965.
C. La modification de 1972
63 Malgré l’interdiction des grèves et des lock-out, les problèmes ont persisté dans le secteur hospitalier. Il y eut des menaces de grève et plusieurs débrayages de courte durée. Un rapport préparé, en 1970, pour le ministre du Travail indique que [traduction] « [c]es tactiques s’inscrivent dans un mouvement continu de protestation des syndiqués, qui découle de leur crainte d’être incapables d’atteindre leurs objectifs de négociation en respectant la Loi. Tous les syndicats du secteur hospitalier demandent de modifier ou d’abolir la [LACTH] » (K. McLeod, « The Impact of the Ontario Hospital Labour Disputes Arbitration Act, 1965 : A Statistical Analysis », ministère du Travail de l’Ontario, Direction de la recherche, novembre 1970, p. 1).
64 Les retards dans la conclusion des conventions collectives étaient endémiques. Le ministre a proposé une série de modifications destinées à accélérer l’arbitrage obligatoire et à en accroître l’efficacité. Il a notamment assuré à l’Assemblée législative que les arbitres désignés en vertu de la LACTH seraient impartiaux et auraient l’expertise voulue, déclarant que [traduction] « le projet de loi prévoit que le conseil [d’arbitrage] dressera une liste d’arbitres compétents disposés à agir dans les affaires mettant en cause des hôpitaux. Ce projet de loi améliorera la qualité du processus décisionnel dans ces cas en prévoyant l’établissement d’une liste d’arbitres compétents qui ont de l’expérience dans le secteur hospitalier » (Legislature of Ontario Debates, no 134, 2e sess., 29e lég., 14 décembre 1972, p. 5760 (je souligne)). Bien que, dans sa version originale de 1972, le par. 6(5) ait mentionné notamment un « register of arbitrators » (registre des arbitres), cette mention a été retirée de la LACTH en 1980.
D. 1979 — La liste d’arbitres
65 En 1979, la Labour Relations Act, R.S.O. 1970, ch. 232, a été modifiée de manière à faciliter l’agrément d’arbitres compétents au sens de la disposition devenue l’art. 49 de la Loi de 1995 sur les relations de travail, qui traite surtout de l’arbitrage de griefs et prévoit ce qui suit, au par. (10) :
(10) Le ministre peut dresser une liste d’arbitres agréés. Dans le but de le conseiller sur les personnes ayant les qualités requises pour remplir les fonctions d’arbitre et sur les questions relatives à l’arbitrage, il peut constituer un comité consultatif syndical‑patronal, composé d’un président désigné par le ministre et de six membres dont trois représentent des employeurs et trois représentent des syndicats. Le lieutenant‑gouverneur en conseil fixe la rémunération et les indemnités des membres du comité. [Je souligne.]
66 Le comité consultatif syndical‑patronal (« CCSP ») a été dûment constitué. La Cour d’appel a conclu que, depuis sa création, le CCSP [traduction] « a veillé à ce que toutes les personnes inscrites sur la liste aient une expertise en matière d’arbitrage de conflits de travail et soient acceptables à la fois par le patronat et les syndicats. En plus d’évaluer chaque personne qui demande à être ajoutée à la liste d’arbitres, le CCSP planifie et supervise un programme de formation des arbitres, que de nombreux candidats doivent suivre et réussir pour pouvoir être inscrits sur la liste. Le CCSP procède également à l’évaluation continue de tous les arbitres inscrits sur la liste afin de s’assurer qu’ils sont toujours acceptables. Ses recommandations concernant des ajouts à la liste ou des retraits de celle‑ci sont toujours entérinées par le ministre » (par. 12).
67 Sur le plan des faits, on ne s’entend pas sur la mesure dans laquelle les ministres du Travail qui se sont succédé ont limité leurs désignations fondées sur le par. 6(5) LACTH aux personnes inscrites sur la liste dressée en vertu du par. 49(10). Rien dans l’historique législatif n’indique que le législateur a voulu substituer la liste prévue au par. 49(10) de la Loi sur les relations de travail au « registre des arbitres » retiré de la LACTH en 1980. Les syndicats soutiennent cependant que le troisième membre des conseils d’arbitrage de « différends » constitués en vertu de la LACTH était habituellement choisi à partir de cette liste, même si celle-ci était destinée principalement aux arbitrages de griefs (et non de différends). Le ministre affirme que la liste n’était qu’un des nombreux moyens utilisés pour désigner les arbitres de « différends ». Lorsque le libellé du par. 6(5) a été modifié dans le cadre de la refonte des lois de l’Ontario en 1980, il n’y a pas eu d’incorporation par renvoi au par. 49(10). Après avoir examiné la preuve abondante versée au dossier, la Cour d’appel a tiré les conclusions suivantes : [traduction] « Premièrement, le but principal du mécanisme établi en 1979 était de former des personnes compétentes — et acceptables par les deux parties — pour procéder aux arbitrages de droits ou de griefs. Deuxièmement, parmi ces personnes compétentes, il s’en trouve qui sont également qualifiées pour procéder à l’arbitrage de différends. [Troisièmement,] depuis un certain nombre d’années, la grande majorité des arbitres de différends désignés par le ministre ou son délégataire provient de ce second groupe de personnes. [Quatrièmement], les personnes désignées pour présider des arbitrages de différends, qui n’appartenaient pas à ce groupe ou qui n’étaient pas inscrites sur la liste, étaient qualifiées et expérimentées en la matière et étaient tout à fait acceptables par les syndicats en cause. Parmi ces personnes, on compte notamment Paul Weiler, Ray Illing, l’ancien juge George Adams et [l’ancien] juge en chef Alan Gold » (par. 16).
68 La preuve a démontré que, dans le cours normal des activités gouvernementales, les hauts fonctionnaires, qui exercent les pouvoirs qui leur sont délégués par les ministres, désignent généralement un arbitre compétent. Cela permet d’établir une certaine distance entre le ministre et le processus de sélection proprement dit.
E. La loi de 1997
69 L’élection, en 1995, d’un nouveau gouvernement progressiste‑conservateur en Ontario, a marqué le début d’une réorganisation majeure des municipalités, des conseils scolaires, des postes de police, des casernes de pompiers et d’autres institutions du secteur public. Environ 450 000 employés du secteur public étaient touchés. Comme l’expliquait la ministre du Travail de l’époque, Elizabeth Witmer, lors de la deuxième lecture du projet de loi 136, le 25 août 1997 :
[traduction] Plus de 3 300 conventions collectives pourraient être touchées au cours du processus de regroupement, de fusion ou de réorganisation des municipalités, des conseils scolaires et des établissements de santé. Au début de l’année, à eux seuls les conseils scolaires verront leur nombre passer de 129 à 72 seulement. Dès le 1er janvier, l’Ontario aura fait passer de 815 à environ 650 le nombre de ses municipalités, et pour la seule ville de Toronto, la Commission de restructuration des services de santé a recommandé que les 39 hôpitaux qui, à l’heure actuelle, sont exploités dans 46 établissements distincts soient ramenés à 24 organisations exploitant 31 centres pour malades hospitalisés et 4 cliniques de consultation externes.
Comme vous pouvez le constater, des mécanismes spéciaux seront nécessaires pour assurer que ces employés, syndiqués ou non, seront traités aussi équitablement que possible au cours de ces changements.
(Assemblée législative de l’Ontario, Journal des débats, no 218, 25 août 1997, p. 11462)
70 Dans le cadre du projet de loi 136, le gouvernement a proposé la Loi de 1997 sur le règlement des différends dans le secteur public destinée à régir les secteurs des incendies et de la police, ainsi que celui des hôpitaux et des maisons de soins infirmiers. L’élément essentiel de cette loi serait la création d’une commission de règlement des différends qui, d’après ce qu’aurait déclaré la ministre, devrait être composée de membres [traduction] « ayant une expertise en matière de relations du travail » (The Record, Kitchener‑Waterloo, 5 juin 1997, p. B5), y compris des professeurs d’université et éventuellement des juges. En plus de gérer les effets d’une restructuration majeure, la commission était censée aborder le problème des délais. La ministre a fait valoir que
[traduction] [e]n moyenne, la conclusion par voie d’arbitrage des conventions des policiers a lieu environ 13 mois après l’expiration de la convention précédente. En ce qui concerne les pompiers, le délai est même plus long, à savoir 20 mois, et dans le secteur hospitalier, les conventions sont conclues près de deux ans après l’expiration de la convention collective précédente. Cette situation contraste nettement avec celle du secteur privé où, comme je l’ai indiqué, tout se règle en moyenne en l’espace de quatre mois. Cela signifie que, dans certains cas, les employeurs et les syndicats prennent connaissance du résultat final d’un arbitrage après l’expiration de la convention collective conclue par voie d’arbitrage.
(Assemblée législative de l’Ontario, Journal des débats, no 218, 25 août 1997, p. 11464)
71 Le mouvement syndical s’est fortement opposé à maints éléments du projet de loi 136 et les intimés ont notamment rejeté le projet de création d’une commission de règlement des différends qu’ils percevaient comme une mesure destinée à remplacer des arbitres de différends expérimentés et acceptables par les parties par des commissaires désignés par le gouvernement et dépourvus d’indépendance et d’impartialité. La presse a rapporté les propos de chefs syndicaux selon lesquels [traduction] « une commission de règlement des différends dont les membres seraient désignés par le gouvernement privilégierait la partie patronale et serait portée à annuler les conventions collectives existantes » (Presse canadienne, 18 septembre 1997). Une menace de grève généralisée planait. À la suite de négociations avec les syndicats, le gouvernement abandonne son projet de création d’une commission de règlement des différends. Le 23 septembre 1997, pendant les audiences du Comité permanent du développement des ressources, le ministre a annoncé [traduction] « un retour au système sectoriel de désignation des arbitres » (Assemblée législative de l’Ontario, Journal des débats, no R-69, Comité permanent du développement des ressources, 23 septembre 1997, p. R‑2577). Pour les syndicats, cette promesse signifiait que le gouvernement reviendrait à ce qu’ils considéraient comme le statu quo. C’est ainsi que, dans une lettre datée du 7 janvier 1998, le président du Syndicat canadien de la fonction publique (« SCFP ») a « confirmé » au ministre que les syndicats devraient être consultés au sujet des désignations et a sollicité une promesse que le gouvernement ne choisirait les arbitres qu’à partir de la liste dressée en vertu du par. 49(10). Sa lettre est restée sans réponse.
72 Le 2 février 1998, le ministre du Travail de l’époque, James Flaherty, écrivait à l’Ontario Labour‑Management Arbitrators’ Association pour lui exposer le but des amendements apportés au projet de loi 136 :
[traduction] La Loi réforme le processus d’arbitrage obligatoire des différends de manière à privilégier les solutions négociées plutôt que les conventions collectives conclues par voie d’arbitrage, à raccourcir les délais et à établir d’autres mécanismes de règlement des différends, en plus d’obliger les arbitres à tenir compte de critères tels que la capacité de payer de l’employeur, la situation économique de la municipalité et de la province ainsi que la mesure dans laquelle les services peuvent devoir être réduits si les niveaux actuels de financement et de taxation sont maintenus.
73 Même si le ministre parle ici de « réforme », l’Assemblée législative n’a pas, en fin de compte, modifié les dispositions de la LACTH qui sont en cause en l’espèce.
F. Les désignations contestées
74 Au début de 1998, le ministre a décidé de faire ses désignations fondées sur le par. 6(5) parmi des juges retraités, une possibilité que celle qui l’avait précédé, Elizabeth Witmer, avait déjà laissé entrevoir aux parties lors d’une entrevue accordée à la presse, le 5 juin 1997, au sujet du projet de création d’une commission de règlement des différends. Un des hauts fonctionnaires du ministre a témoigné qu’on lui avait demandé [traduction] « de trouver des membres retraités de la magistrature qui pourraient être disposés à agir en qualité d’arbitres de différends ».
75 Le 20 février 1998, le ministre du Travail Flaherty a désigné à la présidence de conseils d’arbitrage de différends quatre juges retraités — les honorables Charles Dubin, Lloyd Houlden, Robert Reid et McLeod Craig — qui seraient chargés de résoudre un certain nombre de conflits de travail touchant des hôpitaux ontariens. Ces juges n’étaient pas inscrits sur la liste dressée en vertu du par. 49(10) et les syndicats n’avaient pas été consultés au sujet de ces désignations. Un énoncé de données de base, publié le même jour par le ministère du Travail et intitulé « Arbitrage de différends dans le secteur hospitalier », précisait ce qui suit :
Au cours de cette importante période de restructuration dans le secteur parapublic [. . .] il est primordial que les parties à l’arbitrage soient entièrement assurées que les arbitres désignés par le ministre agiront de façon objective et impartiale.
Le 10 mars 1998, le président de la Fédération du travail de l’Ontario (« FTO ») a écrit au ministre que ces désignations violaient [traduction] « [l’]entente » concernant un retour au statu quo « sans qu’on ait même feint de procéder à des consultations ». Le professeur Joseph Weiler a témoigné au sujet de la réaction syndicale négative aux désignations de juges retraités « en tant que catégorie ou groupe » :
[traduction] Cette réaction est attribuable non pas aux qualités d’un ancien juge en particulier, mais plutôt au fait qu’il s’agit de désignations de juges retraités en tant que catégorie ou groupe, compte tenu de l’opinion et de l’expérience des syndicats concernant le rôle du pouvoir judiciaire dans le domaine des relations du travail. En leur qualité d’arbitres, ces juges retraités ne sont pas inamovibles et ne sont donc pas aussi indépendants du gouvernement qu’ils étaient lorsqu’ils siégeaient comme juges. Ils n’ont également aucune expertise en matière de relations du travail. Ils n’ont sûrement pas la longue et vaste expérience que possèdent les arbitres qui connaissent bien le milieu des relations du travail en Ontario.
76 Les quatre juges désignés initialement ont refusé d’agir en qualité d’arbitres. Par exemple, l’honorable Charles Dubin qui, pendant de nombreuses années, avait agi comme avocat‑conseil auprès de la Commission des relations de travail de l’Ontario a écrit aux parties pour leur expliquer que, même s’il ne pouvait pas agir parce que son cabinet était en conflit dans l’affaire en cause, il avait néanmoins coutume de ne pas agir en qualité d’arbitre à moins de pouvoir s’assurer que [traduction] « [s]a désignation convenait à toutes les parties ». Un certain nombre d’autres juges retraités ont cependant jugé bon d’accepter les désignations.
77 Les syndicats se sont en outre plaints d’un manquement à l’équité procédurale. Selon eux, le ministre n’aurait pas dû abandonner la pratique consistant à déléguer à des hauts fonctionnaires la tâche de faire des désignations, sans avoir au moins procédé à des consultations complètes.
78 Bien que le ministre ait jugé tout à fait neutre sa nouvelle pratique consistant à désigner des juges retraités à la présidence des conseils d’arbitrage formés en vertu de la LACTH, cette pratique a apparemment été bien accueillie par les hôpitaux employeurs. La Cour d’appel a conclu que [traduction] « dans tout arbitrage mettant en cause le SCFP, où un président avait été désigné, l’employeur avait sollicité une nouvelle désignation. Dans tous les cas, la nouvelle désignation était celle d’un juge retraité. En outre, depuis que le ministre a commencé à désigner des juges retraités, les employeurs ont informé le SCFP qu’ils ne sont pas disposés à accepter quiconque est inscrit sur la liste et ont refusé de proposer des noms de candidats potentiels à la présidence. En conséquence, depuis au moins février 1998, il n’y a eu aucune désignation consensuelle de présidents dans les affaires mettant en cause le SCFP » (par. 33). La Cour d’appel s’est fondée sur cette conclusion pour statuer, comme nous l’avons vu, que la désignation de juges retraités [traduction] « doit raisonnablement être perçue comme une tentative de contrôler le processus de négociation [collective] » (par. 101).
G. Les procédures
79 Si les syndicats avaient demandé le contrôle judiciaire des désignations en cause, les tribunaux judiciaires auraient pu aborder, au cas par cas, les questions de droit soulevées par leur contestation (dont celles de l’indépendance et de l’impartialité de certaines personnes désignées). Les syndicats ont plutôt sollicité une réparation globale au moyen de la série de déclarations générales mentionnées précédemment. Le ministre était favorable à cette procédure quelque peu complexe parce que, comme l’a expliqué son avocat, il ne souhaitait pas être perçu comme érigeant des obstacles procéduraux destinés à empêcher le contrôle judiciaire de ses décisions. Il n’a pas, du moins devant notre Cour, invoqué la clause privative de l’art. 7 LACTH pour demander l’arrêt des procédures, peut-être parce que la contestation portait sur le processus de désignation en général plutôt que sur la composition de certains conseils. Comme l’a affirmé l’avocat des syndicats lors de l’audience devant la Cour :
[traduction] . . . ce n’est pas le fait d’avoir désigné des juges retraités. C’est la méthode utilisée pour empêcher des personnes reconnues de part et d’autre comme étant acceptables et crédibles de participer au processus d’arbitrage et les remplacer d’un seul coup par un groupe totalement différent de personnes à l’égard desquelles, comme l’a démontré subséquemment le dossier, ni l’expérience en arbitrage de différends ni l’expérience en matière de relations du travail et de financement hospitalier ne comptaient pour qu’elles puissent être désignées.
80 Comme nous le verrons plus loin, la façon dont ces procédures ont été formulées pose certaines difficultés sur le plan de la réparation.
H. La mesure législative subséquente
81 Les parties au pourvoi devant notre Cour ont attiré notre attention sur la Loi de 2001 sur le retour à l’école (Toronto et Windsor), L.O. 2001, ch. 1, apparemment adoptée à la suite de la décision rendue en l’espèce par la Cour d’appel de l’Ontario. Cette loi prévoit ceci, aux par. 11(4) et (5) :
11. . . .
(4) Lorsqu’il nomme un nouvel arbitre, le ministre peut nommer une personne :
a) qui n’a pas d’expérience comme arbitre;
b) qui n’a jamais été reconnue comme une personne acceptable à la fois par les syndicats et les employeurs ou qui n’est pas reconnue comme telle;
c) qui n’appartient pas à une catégorie de personnes qui a été ou qui est reconnue comme étant composée de particuliers qui sont acceptables à la fois par les syndicats et les employeurs.
(5) Lorsqu’il nomme un nouvel arbitre, le ministre peut s’écarter de tout précédent concernant la nomination d’arbitres ou de présidents de conseil d’arbitrage, que ce précédent ait été établi avant ou après l’entrée en vigueur de la présente loi, sans préavis et sans consultation de tout employeur ou syndicat.
82 Le ministre affirme que la mesure législative subséquente n’est pas pertinente. Les syndicats prétendent simplement que cette mesure législative traduit l’intention explicite du législateur d’exclure les critères d’expertise et d’acceptabilité générale qui ont par ailleurs une pertinence cruciale. À leur avis, la nouvelle mesure législative présente la LACTH comme le ministre voudrait qu’elle soit, mais elle n’est pas ainsi. Ils affirment que la nouvelle loi marque une rupture claire et manifeste avec le régime de la LACTH qui est en cause dans le présent pourvoi.
II. Les dispositions législatives pertinentes
83 Loi sur l’arbitrage des conflits de travail dans les hôpitaux, L.R.O. 1990, ch. H.14
6 . . .
(5) Si les deux membres du conseil désignés par les parties ou en leur nom, dans les dix jours de la désignation du deuxième d’entre eux, ne s’entendent pas sur la désignation d’un troisième, les parties, les deux membres du conseil ou l’un d’eux en avisent sans délai le ministre. Le ministre désigne comme troisième membre une personne qui, à son avis, est compétente pour agir en cette qualité.
7 Si une personne a été désignée arbitre unique ou que les trois membres ont été désignés à un conseil d’arbitrage, la création du conseil est présumée, de façon irréfragable, s’être effectuée conformément à la présente loi. Est irrecevable une requête en révision judiciaire ou une requête en contestation de la création du conseil ou de la désignation de son ou ses membres, ou une requête visant à faire réviser, interdire ou restreindre ses travaux.
Loi de 1995 sur les relations de travail, L.O. 1995, ch. 1, ann. A
49. . . .
(10) Le ministre peut dresser une liste d’arbitres agréés. Dans le but de le conseiller sur les personnes ayant les qualités requises pour remplir les fonctions d’arbitre et sur les questions relatives à l’arbitrage, il peut constituer un comité consultatif syndical‑patronal, composé d’un président désigné par le ministre et de six membres dont trois représentent des employeurs et trois représentent des syndicats. Le lieutenant‑gouverneur en conseil fixe la rémunération et les indemnités des membres du comité.
III. Les jugements
A. Cour divisionnaire de l’Ontario (1999), 117 O.A.C. 340
84 Le juge Southey fait observer que les demandes des intimés s’appuyaient sur le fait que le ministre avait abandonné la liste, qu’il avait personnellement désigné les présidents des conseils et qu’il n’avait pas respecté une entente concernant le processus de désignation à laquelle les parties seraient parvenues lors des discussions portant sur les amendements apportés au projet de loi 136. Vu que les intimés n’avaient invoqué aucune violation des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, il a conclu que [traduction] « dans la mesure où le ministre a agi conformément à la loi, ses actes ne peuvent pas être contestés avec succès pour cause de déni de justice naturelle ou d’absence d’indépendance ou d’impartialité institutionnelle » (par. 16). À son avis, en désignant des juges retraités à la présidence des conseils d’arbitrage, le ministre a clairement agi conformément au pouvoir que lui confère la loi.
B. Cour d’appel de l’Ontario (2000), 51 O.R. (3d) 417
85 Dans l’arrêt unanime qu’il a rédigé au nom de la Cour d’appel, le juge Austin affirme ce qui suit, au par. 2 :
[traduction] La principale question qui se pose en l’espèce est de savoir si, en modifiant le processus [c’est-à-dire en abandonnant la désignation à partir de la liste dressée en vertu de l’art. 49], le ministre a violé les principes de justice naturelle en compromettant l’impartialité et l’indépendance des arbitres et en suscitant une crainte raisonnable de partialité, ou encore en frustrant les attentes légitimes des appelants.
86 En répondant par l’affirmative à cette question, le juge Austin a fait remarquer que le contenu d’une convention collective devant être conclue par un syndicat et un hôpital fait non pas intervenir un processus [traduction] « d’interprétation, mais plutôt des questions fondamentales déterminantes sur le plan des conditions de travail des syndiqués. À ce titre, elles revêtent une importance capitale pour ces syndiqués. De telles questions sont pratiques et non pas essentiellement juridiques, et requièrent les connaissances et l’expertise d’un arbitre en droit du travail plutôt que les compétences d’un avocat ou d’un juge » (par. 75).
87 Le juge Austin a ajouté que le gouvernement de l’Ontario a un intérêt financier important dans l’issue des arbitrages. Le système précédent semblait avoir fonctionné raisonnablement bien et devait être considéré comme ayant donné de bons résultats.
88 À son avis, les juges retraités n’ont généralement pas l’expertise des anciens arbitres, ne sont pas indépendants, n’ont aucune sécurité ni aucune garantie qu’ils seront désignés pour d’autres arbitrages, et doivent trancher des questions dans lesquelles la personne qui les a désignés a un intérêt financier important. Il a conclu que l’abandon de la pratique établie a suscité une crainte raisonnable de partialité et engendré une apparence d’atteinte à l’indépendance et à l’impartialité institutionnelles des conseils.
89 En conséquence, l’appel a été accueilli.
IV. Analyse
90 Le ministre fait valoir que la manière dont est libellé son pouvoir de désignation indique clairement que, dans le cas des différends qui surviennent dans les hôpitaux et les maisons de soins infirmiers, c’est lui, et non les tribunaux judiciaires, qui est censé avoir le dernier mot en ce qui concerne les désignations à la présidence des conseils d’arbitrage obligatoire. Selon lui, la LACTH ne l’oblige pas à suivre un processus particulier dans l’exercice de son pouvoir, et il pouvait agir comme il l’a fait en appliquant la politique du gouvernement. Vue sous cet angle, la principale question qui se pose en l’espèce est une question d’interprétation législative. La LACTH établit un régime assez complexe qui occupe 11 pages du recueil de lois. Le pouvoir de désignation prévu au par. 6(5) est un élément important de ce régime, mais n’est qu’un élément et, comme cela doit être fait pour toute loi, il faut interpréter la LACTH dans son ensemble pour déterminer l’intention véritable du législateur.
91 Le ministre ne prétend pas avoir un pouvoir discrétionnaire absolu et sans entraves. Il reconnaît, comme l’a fait le juge Rand, il y a plus de 40 ans, dans l’arrêt Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 140, qu’[traduction] « [u]ne loi est toujours censée s’appliquer dans une certaine optique ».
92 Malgré les nombreuses différences qu’il présente sur le plan des faits, l’arrêt Roncarelli laisse présager en partie la controverse juridique en l’espèce. Là comme ici, la loi applicable accordait au décideur un large pouvoir discrétionnaire qu’il était accusé d’avoir exercé dans le but de réaliser un objectif illégitime. Dans cette affaire, l’objectif illégitime était de nuire financièrement (par l’annulation d’un permis d’alcool) à un restaurateur montréalais dont l’appui donné aux Témoins de Jéhovah était mal vu par le gouvernement provincial. En l’espèce, les allégations d’objectif illégitime qui sous‑tendent la contestation des syndicats veulent que le ministre se soit servi de son pouvoir de désignation pour influencer les résultats plutôt que le processus, pour protéger les employeurs au lieu des malades et, comme l’a dit la Cour d’appel, pour modifier le processus de désignation d’une façon [traduction] « raisonnablement » perçue par les syndicats comme étant « une tentative de contrôler le processus de négociation » (par. 101). Le ministre justifie pourtant sa conduite par un certain nombre de raisons qui, contrairement à la situation dans l’affaire Roncarelli, avaient un lien étroit avec l’objet de la Loi, dont les délais chroniques et le coût des arbitrages fondés sur la LACTH. Il cherchait [traduction] « [d]es personnes qui avaient été neutres pendant toute leur vie professionnelle ».
93 L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, de faire remarquer le juge Rand dans l’arrêt Roncarelli, [traduction] « doit se fonder sur l’examen des considérations reliées à l’objet de [l’]administration [de la loi en cause] » (p. 140). En l’espèce, comme dans cette affaire, on allègue que le décideur a pris en considération des éléments non pertinents (par exemple, l’appartenance à la « catégorie » des juges retraités) et qu’il n’a pas tenu compte d’éléments pertinents (tels que l’expertise de la personne proposée à la présidence, et son acceptabilité générale dans le milieu des relations du travail).
94 En l’espèce, l’optique dans laquelle la loi est censée s’appliquer est celle d’une mesure législative destinée à maintenir la paix industrielle en substituant l’arbitrage obligatoire au droit de grève ou de lock‑out. L’« optique » est une autre façon de décrire la politique générale et les objets de la loi. Lord Reid s’est exprimé en ces termes dans l’arrêt Padfield c. Minister of Agriculture, Fisheries and Food, [1968] A.C. 997 (H.L.), p. 1030 :
[traduction] . . . si, parce qu’il a mal interprété la Loi ou pour toute autre raison, le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire de façon à contrecarrer la politique générale ou les objets de la Loi ou à aller à l’encontre de ceux‑ci, alors notre droit accusera une grave lacune si les personnes qui en subissent des préjudices n’ont pas droit à la protection de la cour. [Je souligne.]
Lord Reid a ajouté que [traduction] « pour déterminer la politique générale et les objets de la Loi, il faut interpréter la Loi dans son ensemble et l’interprétation est toujours une question de droit qui relève de la cour » (p. 1030). Voir aussi : Air Canada c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1986] 2 R.C.S. 539; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 56; Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, 2001 CSC 41; G. Pépin et Y. Ouellette, Principes de contentieux administratif (2e éd. 1982), p. 264; D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), par. 13:1221.
95 Le présent pourvoi fait donc ressortir l’importance de l’économie et de l’objet de la loi lorsqu’il s’agit d’interpréter les termes particuliers que le législateur a utilisés pour exprimer son intention véritable. Il nous oblige également à nous demander si — et le cas échéant, à quel égard — l’intention du législateur exprimée en l’espèce suffit pour l’emporter sur les principes de justice naturelle qui, pour les tribunaux judiciaires, seraient par ailleurs censés limiter le pouvoir discrétionnaire du décideur légal.
A. Quelques observations préliminaires
96 Compte tenu du nombre et de la diversité des objections formulées par les syndicats, il pourrait être utile, au départ, de mettre un peu d’ordre dans tout cela.
97 Bien qu’elle aboutisse à la nomination d’un président ou d’une présidente, la désignation fondée sur le par. 6(5) est inévitablement le fruit d’un certain nombre de questions ou de décisions, dont certaines ont trait à l’équité procédurale (par exemple, dois‑je d’abord consulter les parties?), au droit (par exemple, dans quelle mesure la LACTH limite-t-elle le choix que je peux faire?) et aux faits (par exemple, quelle sont les qualifications que je recherche?), alors que d’autres ont un caractère mixte de droit et de fait (par exemple, le candidat en question est-il une personne « compétente » que la LACTH m’autorise à choisir?). Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la cour d’isoler ces questions et d’appliquer à chacune de celles-ci des normes de contrôle différentes. Ce à quoi s’en prennent à juste titre les syndicats, ce sont les désignations mêmes qui, en définitive, sont faites en vertu du par. 6(5). En pratique (le sens pratique étant une vertu appréciée dans ce domaine du droit), il convient néanmoins de regrouper ces questions pour faciliter le contrôle judiciaire de la décision fondée sur le par. 6(5).
98 La première étape consiste à étudier le régime général établi par la LACTH et, plus particulièrement, le par. 6(5) de cette loi. Comme l’a fait observer le juge Beetz dans U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, p. 1087, en citant l’ouvrage de S. A. de Smith, H. Street et R. Brazier, intitulé Constitutional and Administrative Law (4e éd. 1981), p. 558, [traduction] « [d]ans une large mesure, l’examen judiciaire d’un acte administratif est une division spécialisée de l’interprétation des lois » (soulignement omis). Le mandat de la cour en matière de contrôle judiciaire consiste à veiller à ce que le décideur légal respecte les limites prévues par le législateur.
99 Il va sans dire que le droit administratif fournit certaines inférences et présomptions utiles pour exécuter ce mandat. Ainsi, comme la Cour l’affirmait récemment dans l’arrêt Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, 2001 CSC 52, par. 21, « les tribunaux judiciaires infèrent généralement que le Parlement ou la législature voulait que les procédures du tribunal administratif soient conformes aux principes de justice naturelle ». De manière plus générale, on présume que l’intention du législateur était que le décideur légal respecte les principes et les contraintes du droit administratif.
100 La deuxième étape consiste à isoler les actes ou omissions du ministre qui touchent à l’équité procédurale, une catégorie générale qui comprend et, dans une certaine mesure, chevauche les principes traditionnels de la justice naturelle : Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311, p. 325, le juge en chef Laskin. Par exemple, les syndicats se demandent si le ministre a eu raison de refuser de les consulter avant de faire les désignations. Ces questions concernent le cadre procédural à l’intérieur duquel le ministre a fait les désignations fondées sur le par. 6(5), sans toutefois porter sur les désignations mêmes qui ont été faites en vertu de ce paragraphe. Il appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale. Seul l’exercice en dernière analyse du pouvoir discrétionnaire de désignation conféré au ministre par le par. 6(5) est assujetti à l’analyse « pragmatique et fonctionnelle » qui vise à déterminer le degré de déférence dont le législateur a voulu que les tribunaux judiciaires fassent montre à l’égard du décideur légal, lequel degré constitue ce qu’on appelle la « norme de contrôle ».
101 La troisième étape consiste donc à déterminer le degré de déférence judiciaire auquel, compte tenu de la LACTH et de toutes les circonstances pertinentes, le ministre a droit dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par le par. 6(5). Lorsqu’elle apprécie les désignations ministérielles, la cour peut devoir tenir compte de certaines décisions que le ministre a prises en exerçant son pouvoir discrétionnaire. Par exemple, si, comme je le crois, le ministre a le droit de faire toute désignation qui n’est pas manifestement déraisonnable, son interprétation de l’étendue du pouvoir de désignation que lui confère le par. 6(5) influera sur le caractère raisonnable de la désignation qu’il fera en définitive : Société Radio‑Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157, par. 49.
102 L’équité procédurale concerne la manière dont le ministre est parvenu à sa décision, tandis que la norme de contrôle s’applique au résultat de ses délibérations.
103 La tentative de maintenir séparés ces différents genres de questions peut parfois engendrer une certaine confusion. Force est de constater que certains « facteurs » utilisés pour déterminer les exigences de l’équité procédurale servent également à déterminer la « norme de contrôle » applicable à la décision discrétionnaire elle‑même. Ainsi, dans l’affaire Baker, précitée, qui portait sur le contrôle judiciaire du rejet par le ministre d’une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, la Cour a examiné « toutes les circonstances » à ces deux égards, mais il y avait chevauchement de certains facteurs, dont la nature de la décision rendue (équité procédurale, par. 23; norme de contrôle, par. 61), le régime législatif (équité procédurale, par. 24; norme de contrôle, par. 60), et l’expertise du décideur (équité procédurale, par. 27; norme de contrôle, par. 59). Il est évident que d’autres facteurs ne se recoupaient pas. En ce qui concerne l’équité procédurale notamment, la Cour s’est intéressée à « l’importance de la décision pour les personnes visées » (par. 25), tandis que, pour déterminer la norme de contrôle applicable, elle a pris en considération des facteurs comme l’existence d’une clause privative (par. 58). Il reste que, même s’il existe certains « facteurs » communs, l’objet de l’examen du tribunal judiciaire diffère d’un cas à l’autre.
B. Les questions en litige
104 Ces observations préliminaires étant faites, j’aborde maintenant les questions qui doivent être tranchées en l’espèce :
(1) l’interprétation du par. 6(5) LACTH;
(2) les questions d’équité procédurale :
a) l’allégation de partialité de la part du ministre;
b) l’allégation voulant que le ministre n’ait pas consulté les syndicats au sujet de la modification du processus de désignation;
c) l’allégation de violation de la règle de l’expectative légitime en raison du refus de désigner uniquement des arbitres sur lesquels les parties s’étaient entendues;
(3) l’appréciation de la norme de contrôle applicable aux désignations ministérielles;
(4) quand une décision devient-elle manifestement déraisonnable?
(5) la question de savoir si la norme de contrôle applicable a été violée en raison du rejet par le ministre :
a) de la liste dressée en vertu du par. 49(10), qui doit être utilisée pour faire des désignations; ou
b) de l’expertise et de « l’acceptabilité générale dans le milieu des relations du travail » comme critères de sélection du président ou de la présidente;
(6) la question de savoir si la Cour d’appel a commis une erreur en concluant qu’en raison de l’approche contestée que le ministre a adoptée en matière de désignations fondées sur le par. 6(5), les conseils d’arbitrage étaient dépourvus de l’indépendance et de l’impartialité institutionnelles requises;
(7) le caractère convenable de la réparation accordée par la Cour d’appel.
105 Je vais examiner successivement chacune de ces questions.
(1) L’interprétation du par. 6(5) LACTH
106 En matière d’interprétation législative, il convient d’adopter l’approche suivante : [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87. La Cour a souvent cité et approuvé ce passage, notamment dans les arrêts Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21 et 23, et R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, par. 33). Cette approche contextuelle concorde avec la remarque susmentionnée du juge Rand dans l’arrêt Roncarelli, précité, selon laquelle [traduction] « [u]ne loi est toujours censée s’appliquer dans une certaine optique [voulue par le législateur] » (p. 140), et avec la mise en garde de lord Reid dans l’arrêt Padfield, précité, voulant que le libellé d’un pouvoir ministériel doive être interprété à la lumière de [traduction] « la politique générale et [d]es objets de la Loi » (p. 1030).
107 La LACTH prévoit la désignation d’« une personne qui, à son avis [c’est‑à‑dire de l’avis du ministre], est compétente pour agir en cette qualité [d’arbitre] ». Le ministre est un membre supérieur du gouvernement et a un intérêt essentiel dans le maintien de la paix industrielle dans la province. Les tribunaux judiciaires ne devraient pas intervenir à outrance dans les efforts qu’il déploie, avec l’appui de ses fonctionnaires, pour atteindre cet objectif dans le secteur hospitalier. Pourtant, comme l’a affirmé le juge Rand dans l’arrêt Roncarelli, précité, p. 140, le pouvoir discrétionnaire n’est pas [traduction] « absolu et sans entraves ». Ce pouvoir discrétionnaire est limité par l’économie et l’objet de la LACTH dans son ensemble, laquelle loi établit un système qui, d’après l’intention du législateur, doit servir de moyen « neutre et crédible » de remplacer le droit de grève et de lock‑out.
108 Dans la jungle des relations du travail, l’arbitrage obligatoire est une bête que l’on comprend assez bien. Le juge en chef Dickson, dissident pour d’autres motifs dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, a fait remarquer, à la p. 380 :
Le but d’un tel mécanisme [l’arbitrage obligatoire] est d’assurer que la perte du pouvoir de négociation par suite de l’interdiction législative des grèves est compensée par l’accès à un système qui permet de résoudre équitablement, efficacement et promptement les différends mettant aux prises employés et employeurs.
109 L’arbitrage en matière de relations du travail en tant que mécanisme de règlement des différends repose traditionnellement et fonctionnellement sur le consentement, l’arbitre étant choisi par les parties ou étant acceptable par chacune d’elles. L’intervenante, la National Academy of Arbitrators (Canadian Region), a fait valoir que [traduction] « [l]’arbitrage qui est ou qui est perçu comme étant politique plutôt que rigoureusement quasi judiciaire n’est plus un arbitrage ». L’intervenante ajoute ceci :
[traduction] Si l’arbitre est l’agent de l’une ou l’autre partie ou du gouvernement ou s’il est perçu comme tel, ou encore s’il est désigné pour servir les intérêts de l’une ou l’autre partie ou du gouvernement, le système s’aliène la confiance des parties qui est essentielle à la paix et à la stabilité des relations du travail [. . .] L’absence de confiance dans l’arbitrage entraînerait des conflits de travail et l’interruption des services, lesquels représentent le problème même que l’arbitrage impartial des différends vise à prévenir.
110 Au fil des ans, l’Assemblée législative de l’Ontario a étudié la LACTH et a démontré qu’elle était consciente du fait que des travailleurs qui se sentent injustement traités peuvent exprimer leur mécontentement par des ralentissements de travail ou par d’autres moyens de pression, y compris les débrayages illégaux. Les ministres ont souligné que la LACTH avait pour objet de protéger les malades et non de faire pencher la balance en faveur des employeurs ou des employés. Au chapitre « du contexte et de l’objet » de la LACTH, il y a le rapport déposé en 1964 par la Royal Commission on Compulsory Arbitration in Disputes Affecting Hospitals and their Employees qui a abouti à la LACTH et qui recommandait, à la p. 51, que [traduction] « [s]eules [soient] désignées à la présidence des personnes ayant de l’expérience en matière hospitalière ». En proposant la modification de 1972, le ministre a affirmé devant l’Assemblée législative de l’Ontario que la désignation [traduction] « d’arbitres compétents qui ont de l’expérience dans le secteur hospitalier » contribuerait à améliorer la « qualité du processus décisionnel » (Legislature of Ontario Debates, 14 décembre 1972, p. 5760). La modification apportée en 1979 à la Labour Relations Act a établi la liste — maintenant prévue au par. 49(10) — d’arbitres jugés impartiaux et compétents en matière d’arbitrage de conflits de travail (mais pas nécessairement en matière hospitalière). Depuis le début des années 1980 jusqu’en 1997, les arbitres de différends étaient souvent — quoique pas toujours — choisis à partir de cette liste. Les qualités qui semblaient justifier la confiance des parties dans l’arbitrage fondé sur la LACTH étaient l’impartialité, l’indépendance, l’expertise et l’acceptabilité générale dans le milieu des relations du travail. On peut raisonnablement s’attendre à ce qu’une personne qui cumule expertise pertinente, indépendance et impartialité ait de l’expérience dans le domaine concerné et qu’elle soit ainsi connue et généralement acceptable tant par les syndicats que par le patronat.
111 Je conclus donc que, même si le pouvoir conféré au par. 6(5) est énoncé en termes généraux, le législateur a voulu qu’en faisant son choix le ministre prenne en considération l’expertise pertinente en matière de relations du travail ainsi que l’indépendance, l’impartialité et l’acceptabilité générale dans le milieu des relations du travail. Lorsque je parle d’« acceptabilité générale », je ne veux pas dire que les candidats doivent toujours être acceptables par toutes les parties ou encore par les parties à un différend particulier visé par la LACTH. J’entends seulement par là que les candidats ont de l’expérience en matière de relations du travail et sont généralement perçus dans le milieu des relations du travail comme jouissant d’une grande acceptabilité auprès des syndicats et du patronat en raison de leur indépendance, de leur neutralité et de leur expertise confirmée.
112 Je ne considère pas que ces critères sont vagues ou incertains. Les relations du travail au pays sont devenues un domaine très spécialisé. Un grand nombre d’arbitres professionnels en droit du travail dépendent, pour leur subsistance, de leur capacité reconnue de satisfaire à ces critères. En plus d’être réputés à l’échelle nationale pour leur aptitude à résoudre des conflits de travail, certains d’entre eux sont des juges retraités. Du point de vue du ministre, non seulement y a‑t‑il une réserve importante de candidats reconnus, mais encore la LACTH lui accorde une grande latitude pour faire son choix (c’est-à-dire pour choisir le candidat « qui, à son avis, est compéten[t] »). Il en résulte un cadre tout à fait acceptable à l’intérieur duquel le législateur a voulu accorder au ministre une liberté d’action considérable, mais non illimitée, pour faire des désignations conformes aux fins et aux objets de la LACTH.
(2) L’équité procédurale
113 Je regroupe sous cette rubrique les allégations de partialité de la part du ministre, l’allégation voulant qu’il ait manqué à l’équité procédurale en modifiant le « système » de désignation sans consultation préalable, et l’allégation voulant qu’il ait violé la règle de l’expectative légitime.
a) Le ministre a‑t‑il été impartial dans l’exercice de son pouvoir de désignation?
114 Les syndicats soutiennent que, à titre de membre d’un gouvernement prônant la réduction des dépenses, le ministre n’était pas en mesure de faire les désignations de manière impartiale. Il était donc inhabile à faire les désignations et il aurait dû confier à des hauts fonctionnaires le soin de le faire à sa place.
115 Le ministre affirme qu’il n’est responsable ni des coûts en matière de santé ni de l’administration des hôpitaux. Il fait néanmoins partie du Cabinet et est un défenseur de la politique du gouvernement qui, en 1997, consistait notamment à « rationaliser » le secteur public et à contrôler les salaires. Il a été élu en raison de la « Révolution du Bon Sens » qu’il promettait et la population pouvait raisonnablement penser qu’il était résolu à tenir cette promesse.
116 La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le ministre avait un [traduction] « intérêt important et direct » dans l’issue des arbitrages (par. 21). Comme l’a fait remarquer le juge Austin, [traduction] « [e]nviron 75 à 80 pour 100 du budget des hôpitaux est consacré à la masse salariale et le contrôle des salaires représente le principal moyen dont le gouvernement dispose pour contrôler les dépenses. Même si les maisons de soins infirmiers ont des sources de revenus dont ne disposent pas les hôpitaux, elles dépendent largement elles aussi du financement gouvernemental » (par. 21). Le ministre répond qu’en l’espèce, contrairement à des affaires comme MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (C.A.), p. 869‑871 et 884, ni lui ni son gouvernement n’ont participé aux procédures d’arbitrage dans le secteur hospitalier. Dans l’affaire MacBain, la Commission canadienne des droits de la personne avait désigné les membres du tribunal ad hoc chargé de se prononcer sur le conflit même qui opposait la Commission à la personne visée par la plainte en question. Le ministre soutient que son intérêt en matière de financement hospitalier n’est pas « directement en jeu » (Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, par. 100) et qu’il est « trop minime et trop éloigné pour donner lieu à une crainte raisonnable de partialité » (Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869, p. 891). Les conseils d’hôpitaux locaux pourraient éponger une hausse des coûts unitaires de main‑d’œuvre en réduisant les services, et ainsi stabiliser plus ou moins les besoins de financement public. J’estime que cette approche n’est pas réaliste. Elle sous‑estime la solidarité du ministre avec ses collègues à une époque d’affrontements intenses avec les syndicats au sujet des réductions de personnel et de financement dans le secteur public. Le ministre paraissait tout au moins avoir un intérêt important autant dans le processus que dans l’issue du processus.
117 Cependant, la réponse juridique à ce volet de l’argumentation des syndicats est que le législateur a expressément conféré le pouvoir de désignation au ministre. En l’absence de contestation constitutionnelle, un régime législatif qui porte sur ce sujet précis et qui est énoncé en des termes clairs et non équivoques prime sur les principes de justice naturelle de la common law, comme l’a récemment affirmé notre Cour dans l’arrêt Ocean Port Hotel, précité. Dans cette affaire, les membres de la commission d’appel des permis d’alcool provinciale, habilités à infliger des peines aux titulaires de permis d’alcool qui ne se conformaient pas à la Loi, étaient nommés « à titre amovible » par l’exécutif. Certains titulaires de permis ont fait valoir avec succès devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique que les personnes désignées « à titre amovible » étaient privées de l’inamovibilité nécessaire pour garantir leur indépendance. Les décisions de la commission ont donc été annulées. Cependant, à la suite du pourvoi formé devant notre Cour, il a été décidé, sous la plume de la juge en chef McLachlin, que « comme pour tous les principes de justice naturelle, le degré d’indépendance requis des membres du tribunal administratif peut être écarté par les termes exprès de la loi ou par déduction nécessaire » (par. 22 (je souligne)). Confirmant la règle d’interprétation selon laquelle « les tribunaux judiciaires infèrent généralement que le Parlement ou la législature voulait que les procédures du tribunal administratif soient conformes aux principes de justice naturelle » (par. 21), la Cour a néanmoins conclu qu’« [i]l n’est pas loisible à un tribunal judiciaire d’appliquer une règle de common law alors qu’il est en présence d’une directive législative claire » (par. 22 (je souligne)). De plus, « [l]orsque, comme en l’espèce, l’intention du législateur est sans équivoque, il n’y a pas lieu d’importer les théories de common law en matière d’indépendance » (par. 27 (je souligne)).
118 Lorsque le cas s’y prête, les tribunaux judiciaires appliquent également le principe de l’exclusion par déduction nécessaire. Par exemple, dans l’affaire Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301, le législateur avait confié clairement et sans équivoque des fonctions d’enquête et de décision aux membres de l’Alberta Securities Commission. En l’absence de contestation constitutionnelle, la Cour a affirmé que le cumul de fonctions était acceptable pourvu que le fonctionnaire en cause ait seulement « exercé les fonctions que lui impose la loi » (p. 315).
119 L’arrêt Ocean Port Hotel, précité, concernait une décision relative à des violations de permis rendue conformément à une politique gouvernementale en matière d’alcool. Comme le précise le par. 33, « [la] fonction première [de la commission] est l’octroi de permis. La suspension qui a fait l’objet de la plainte se rattachait à l’exercice de cette fonction. [. . .] L’exercice du pouvoir en cause procède carrément du pouvoir exécutif du gouvernement provincial. »
120 Le contexte en l’espèce est totalement différent. Le gouvernement peut légiférer pour forcer le retour au travail, mais la LACTH promet un processus « neutre et crédible » permettant de concilier les intérêts de l’employeur et ceux des employés. Comme l’a fait remarquer l’arbitre O. B. Shime, à la p. 204 de la décision McMaster University and McMaster University Faculty Assn., Re (1990), 13 L.A.C. (4th) 199 :
[traduction] Les arbitres et les arbitres des dernières offres ont toujours conservé leur indépendance par rapport aux politiques gouvernementales en matière de détermination de la rémunération dans le secteur public, et n’ont jamais adopté un point de vue qui en feraient des mandataires du gouvernement chargés d’appliquer une politique gouvernementale.
121 Dans les cas semblables à la présente affaire où des tribunaux administratifs sont constitués pour régler des « différends » entre des parties, il est particulièrement important d’exiger un langage législatif clair et non équivoque pour conclure que le législateur a voulu écarter, soit expressément, soit par déduction nécessaire, l’exigence d’impartialité.
122 En l’espèce, cependant, le choix par le législateur du ministre comme étant la personne compétente pour exercer le pouvoir de désignation est clair et non équivoque.
123 Les syndicats prétendent que le ministre aurait pu éviter l’apparence de conflit d’intérêts. Au fil des ans, la délégation du pouvoir de choisir le troisième arbitre à un haut fonctionnaire dont la recommandation était, dans la plupart des cas, entérinée par le ministre a contribué à diminuer quelque peu la participation directe des ministres aux désignations fondées sur le par. 6(5). Le paragraphe 9.2(1) accorde expressément un pouvoir de délégation, mais celui‑ci est énoncé de manière facultative et non impérative. Dans les cas où elle a été suivie, la pratique consistant à déléguer le pouvoir de désignation peut avoir répondu autant à un souci d’efficacité ministérielle qu’à un souci d’éviter la participation directe du ministre. Ce n’était pas une exigence.
124 Dans certaines provinces, on dissocie le ministre du choix d’une personne à la présidence d’un conseil d’arbitrage de conflit de travail dans le secteur public en confiant à un juge en chef ou à une autre personne compétente neutre le soin de l’effectuer. Voir, par exemple, Universities Act, R.S.A. 2000, ch. U‑3, al. 32e), Teachers’ Collective Bargaining Act, R.S.N. 1990, ch. T‑3, par. 17(2) et 22(2), et Teachers’ Collective Bargaining Act, R.S.N.S. 1989, ch. 460, par. 26(2). Le législateur de l’Ontario n’a manifestement pas jugé cette option acceptable dans le cas de la LACTH.
125 Même en 1965, au moment de l’adoption de la LACTH, le financement provincial des soins de santé était tel que les membres de l’opposition à l’Assemblée législative prévoyaient que les ministres du Travail auraient un intérêt (ou du moins l’apparence d’un intérêt) autant dans l’issue du processus que dans le processus même. Le législateur a néanmoins conféré le pouvoir en question, peut‑être pour que le ministre demeure politiquement responsable de son exercice. J’estime que, compte tenu du libellé du par. 6(5), il y aurait modification judiciaire de la Loi si un tribunal judiciaire obligeait le ministre à déléguer son pouvoir de désignation à un fonctionnaire de son ministère.
126 Je conclus donc que la perception selon laquelle le ministre a un intérêt dans l’issue des arbitrages fondés sur le par. 6(5) ne l’empêche pas d’exercer le pouvoir de désignation que la Loi lui confère de manière claire et non équivoque.
b) L’allégation voulant que le ministre n’ait pas consulté les syndicats au sujet de la modification du processus de désignation
127 Les syndicats font valoir qu’ils bénéficiaient depuis longtemps d’un processus de désignation que les parties considéraient comme bien enraciné, et que ce processus a été « d’un seul coup » injustement modifié à leur détriment, sans préavis ni consultation. S’il est établi, ce fait pourrait donner lieu à un recours pour manquement à l’équité procédurale. Comme l’a affirmé le juge Le Dain dans l’arrêt Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, p. 653 :
Cette Cour a confirmé que, à titre de principe général de common law, une obligation de respecter l’équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d’une personne . . .
128 C’est la question de la consultation qui est en litige dans la présente affaire. Les syndicats prétendent que, lorsque le ministre a modifié un processus de désignation bien enraciné, sa décision était de nature administrative et touchait l’intérêt essentiel que leurs membres ont à gagner leur vie. Loin d’être éloigné, cet intérêt qu’ils avaient était directement touché par le choix des personnes qui exerceraient un pouvoir sur la détermination des conditions de leur convention collective. Ils jugent cette situation comparable aux faits de l’arrêt Council of Civil Service Unions c. Minister for the Civil Service, [1985] A.C. 374 (H.L.).
129 En supposant qu’une obligation de consulter existe dans ces cas, je crois que l’on s’en est acquitté. Toutes les parties reconnaissent que de nombreuses rencontres ont eu lieu à l’époque du projet de loi 136. Les discussions étaient animées, parfois mouvementées, et ont été tenues aux niveaux les plus élevés. Le ministre du Travail et le sous‑ministre ont tous deux indiqué que le processus de désignation faisait l’objet d’une « réforme » et que les juges retraités étaient des candidats potentiels pour les désignations fondées sur le par. 6(5). Les syndicats se sont clairement opposés à tout système qui ne serait pas le fruit d’un commun accord. On a donc donné un avis du projet de modification ainsi que l’occasion de le commenter. Je ne pense pas que, depuis les consultations générales de l’automne 1997, le par. 6(5) impose au ministre l’obligation procédurale de consulter les parties à chaque arbitrage, et ce, à titre de principe juridique général. Aucune consultation semblable n’avait eu lieu dans le passé. Comme l’a affirmé le témoin du SCFP, Julie Davis :
[traduction]
Q. Et là j’imagine qu’il était entendu qu’il ne serait pas nécessaire de consulter avant de désigner une personne comme M. Adams ou M. Gold, qui n’était pas inscrite sur la liste, pourvu qu’elle ait cette expertise et qu’elle jouisse d’une grande acceptabilité?
R. Qu’ils pourraient être désignés, oui. Il est vrai qu’on ne contestait pas la désignation de personnes de ce calibre.
130 Il ressort clairement des contre‑interrogatoires déposés en l’espèce que le choix des arbitres dans le secteur hospitalier a été l’un des éléments déclencheurs de l’affrontement qui a duré de juin 1997 à février 1998, et qu’il a continué d’en être ainsi après la première série de désignations de juges retraités. Les syndicats n’ont pas atteint leur objectif, mais ils n’ont eu aucune difficulté à se faire entendre. Il n’y a eu, au sujet du « processus modifié », aucun refus de procéder à des consultations.
c) L’allégation de violation de la règle de l’expectative légitime en raison du refus de désigner uniquement des arbitres sur lesquels les parties s’étaient entendues
131 La règle de l’expectative légitime est « le prolongement des règles de justice naturelle et de l’équité procédurale » : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 557. Elle s’attache à la conduite d’un ministre ou d’une autre autorité publique dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire — y compris les pratiques établies, la conduite ou les affirmations qui peuvent être qualifiées de claires, nettes et explicites — qui a fait naître chez les plaignants (en l’espèce, les syndicats) l’expectative raisonnable qu’ils conserveront un avantage ou qu’ils seront consultés avant que soit rendue une décision contraire. Pour être « légitime », une telle expectative ne doit pas être incompatible avec une obligation imposée par la loi. Voir : Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; Baker, précité; Mont‑Sinaï, précité, par. 29; Brown et Evans, op. cit., par. 7:2431. Lorsque les conditions d’application de la règle sont remplies, la cour peut accorder une réparation procédurale convenable pour répondre à l’expectative « légitime ».
132 La Cour d’appel a conclu, au par. 105, que [traduction] « le ministre a contrecarré les attentes légitimes des appelants et des autres syndicats touchés, contrairement aux principes et aux exigences de l’équité et de la justice naturelle », et lui a ordonné de ne désigner que des personnes inscrites sur la liste dressée en vertu du par. 49(10).
133 J’estime, en toute déférence, que l’existence des conditions préalables à l’application de cette règle n’est pas établie en l’espèce. La preuve de la pratique suivie antérieurement est équivoque et, partant, la preuve d’une promesse de « retour » à l’ancien système est, elle aussi, équivoque. Ce que la ministre Elizabeth Witmer entendait par [traduction] « retour au système sectoriel de désignation des arbitres » (Comité permanent du développement des ressources, op. cit., p. R‑2577), et ce que les syndicats ont compris, dépend de la compréhension qu’ils affirment maintenant avoir respectivement eue du « système » dans le passé. Le ministre prétend que le « système sectoriel » était celui de la LACTH — avec la grande latitude que lui accorde le par. 6(5). Les syndicats rétorquent que le « système sectoriel » était celui de la liste dressée en vertu du par. 49(10).
134 À mon avis, la preuve démontre que le « système » a changé d’un ministre à l’autre, et pendant le mandat de certains ministres. Entre 1982 et 1997 (période que les deux parties jugent pertinente), le pourcentage des personnes inscrites sur la liste dressée en vertu du par. 49(10) qui ont été désignées à la présidence de conseils d’arbitrage constitués en application de la LACTH, qui était de 100 pour 100 en 1982‑1983, est tombé à 66 pour 100 en 1985‑1986 (demeurant à 66 pour 100 en 1986‑1987). Le sous‑ministre a témoigné que, [traduction] « [en 1986‑1987], le ministre a désigné 58 personnes dont 19 n’étaient pas inscrites sur la liste, et [qu’en 1987‑1988], il en a désigné 80 dont 26 n’étaient pas inscrites sur la liste » (je souligne). Le pourcentage de cas où la liste dressée en vertu du par. 49(10) a été utilisée a atteint 98 pour 100 en 1996‑1997, pour ensuite tomber à 90 pour 100 en 1997‑1998. Le témoin du SCFP, Julie Davis, a déclaré que son syndicat avait bien accueilli des présidents comme Harry Waisglass et Ray Illing, qui n’étaient pas inscrits sur la liste dressée en vertu du par. 49(10) :
[traduction] Ainsi, nous n’aurions même pas contesté leur désignation, qu’ils aient ou non figuré sur la liste, parce que nous savons que ce sont, comme je l’ai dit, des personnes très respectées qui comprennent les enjeux du milieu de travail et des relations du travail — dans un contexte de relations du travail, et qui jouissaient d’une grande crédibilité sur le plan de leur capacité de travailler avec les parties en cause.
135 Comme nous l’avons vu, il n’y a aucune mention du par. 49(10) dans la LACTH même si on y trouve des renvois explicites à de nombreux autres articles de la Loi de 1995 sur les relations de travail. Le fait que les ministres qui se sont succédé ou leurs délégués s’en soient tenus ou ne s’en soient pas tenus à la liste semble avoir été une question de politique générale et de préférence individuelle. Certes, la preuve démontre que les ministres qui se sont succédé ont souvent eu recours à la liste dressée en vertu du par. 49(10), mais elle témoigne également d’une grande fluctuation qui indique que les ministres ne se considéraient pas tenus d’y recourir. De plus, je le répète, les parties ne considéraient pas que les personnes inscrites sur la liste dressée en vertu du par. 49(10) — qui était destinée surtout à l’arbitrage de « griefs » — étaient toutes aptes à faire des « arbitrages de différends ». Le témoin du SCFP, Julie Davis, a confirmé dans sa réponse sous forme d’affidavit que [traduction] « nous étions préoccupés par la possibilité que le ministre désigne éventuellement des arbitres inscrits sur la liste qui avaient peu ou pas d’expérience en matière de médiation ». Rien dans la preuve ne semble donc commander de limiter l’application de la LACTH à la liste de candidats dressée en vertu du par. 49(10) de la Loi de 1995 sur les relations de travail.
136 Les syndicats font valoir, à l’appui de leur affirmation selon laquelle les présidents et présidentes devaient être choisis d’un commun accord, que le ministre avait coutume de recourir à la liste dressée en vertu du par. 49(10), au sujet de laquelle ils pouvaient se faire entendre par l’intermédiaire du CCSP. Si, comme je l’ai conclu, l’argument fondé sur le par. 49(10) doit être rejeté à la lumière des faits, l’argument connexe des syndicats selon lequel les désignations devaient être acceptables par les parties échouera également. Pour les motifs déjà exposés, je crois que le par. 6(5) prévoit la désignation de présidents généralement acceptables par les syndicats et le patronat, ce qui est toutefois différent du veto dont les syndicats veulent se prévaloir dans chaque cas.
137 La preuve qu’il y aurait eu promesse de retour au statu quo était équivoque. Dans le communiqué de presse daté du 18 septembre 1997, où elle annonçait le retrait du projet de loi 136 par le gouvernement, la ministre déclarait :
[traduction] Le mouvement syndical a demandé le retour à la disposition législative actuelle qui régit la désignation des arbitres. C’est ce que feraient nos modifications. [Je souligne.]
138 Le 23 septembre 1997, la ministre déclarait devant le Comité législatif permanent :
[traduction] Après avoir procédé à une longue et très fructueuse consultation, le gouvernement a décidé de ne pas créer une commission de règlement des différends qui serait chargée d’arbitrer les différends dans les secteurs de la police, des pompiers et des hôpitaux. Le gouvernement propose plutôt un retour au système sectoriel de désignation des arbitres pour régler les différends dans ces trois secteurs particuliers et une réforme des systèmes d’arbitrage existants énoncés dans la Loi sur la prévention et la protection contre l’incendie, la Loi sur les services policiers et la Loi sur l’arbitrage des conflits de travail dans les hôpitaux. [Je souligne.]
(Comité permanent du développement des ressources, op. cit., p. R‑2577)
La ministre a, dans une certaine mesure du moins, donné d’une main (le « retour » au « système sectoriel » au lieu d’une commission de règlement des différends) ce qu’elle a repris de l’autre (la « réforme » du système existant).
139 Au sujet des rencontres ayant eu lieu entre les syndicats et les représentants du gouvernement à l’époque du projet de loi 136, le sous‑ministre du Travail a fait le témoignage suivant :
[traduction] Les représentants syndicaux se sont dits préoccupés par l’absence de promesse concernant le mode de désignation. Une discussion longue et animée a eu lieu à ce sujet. Je me souviens de l’échange suivant entre Howard Goldblatt (au nom des représentants syndicaux) et John Lewis et moi (au nom des représentants du gouvernement) :
Q. Nous demanderez‑vous notre accord avant d’ajouter un nom à la réserve de candidats?
R. Non.
Q. Nous consulterez‑vous avant d’ajouter une personne à la réserve de candidats?
R. Non.
Q. Dressons immédiatement la liste d’arbitres.
R. Non.
140 Dans l’entrevue qu’elle accordait à la presse le 5 juin 1997, la ministre Witmer avait indiqué que des professeurs d’université et des juges pourraient éventuellement siéger à la commission de règlement des différends (The Record, Kitchener‑Waterloo, 5 juin 1997, p. B5).
141 Le sous‑ministre a ajouté qu’au moment où il avait rencontré les représentants syndicaux le 20 septembre 1997, il avait
[traduction] précisé que les représentants syndicaux verraient de nouveaux visages qu’ils n’avaient jamais vus auparavant. J’ai indiqué que, d’après moi, il n’y en aurait pas beaucoup, mais que les représentants syndicaux devraient s’attendre à ce genre de désignations.
Les deux « nouveaux visages » possibles, mentionnés expressément, étaient George Adams et Alan Gold, tous deux juges retraités.
142 Les syndicats s’appuient sur une « entente » qui serait intervenue et que le président de la FTO, Wayne Samuelson, décrit dans une lettre adressée au ministre le 10 mars 1998 :
[traduction] L’entente intervenue entre les syndicats et le gouvernement (lors des discussions portant sur le projet de loi 136), prévoyait que le gouvernement n’ajouterait aucun nom, sans consulter, à la liste existante d’arbitres en droit du travail acceptés et expérimentés, et qu’il désignerait les arbitres de différends uniquement parmi les personnes — inscrites sur cette liste — qui avaient déjà effectué des arbitrages de différends, sauf si la personne désignée possédait une vaste expérience comme arbitre de différends et si elle jouissait d’une grande acceptabilité dans le milieu des relations du travail. [Je souligne.]
143 Outre la question de savoir si une telle liste existait, l’importance de cette assertion des syndicats faite par l’entremise de la FTO réside dans le fait qu’il serait tout à fait acceptable de désigner « la personne [. . .] posséda[nt] une vaste expérience comme arbitre de différends et [. . .] jouissa[nt] d’une grande acceptabilité dans le milieu des relations du travail », peu importe, semble-t-il, que cette personne soit ou non inscrite sur la liste dressée en vertu du par. 49(10) ou sur toute autre « liste ».
144 Le 6 avril 1998, M. Samuelson de la FTO a de nouveau écrit au ministre en appuyant sa plainte sur la déclaration du ministre selon laquelle
[traduction] [l]es secteurs de la police et des hôpitaux continueront d’être régis par le système existant de désignation des arbitres.
Selon M. Samuelson,
[traduction] [c]’est la déclaration la plus précise et la plus explicite que l’on pouvait espérer. En effet, il s’agit exactement de la question soulevée lors de notre rencontre du 10 mars 1998 dans les bureaux de la FTO, et réitérée dans la lettre que je vous adressais le même jour, à savoir que l’entente intervenue entre les syndicats et le gouvernement prévoyait que ce dernier désignerait les arbitres de différends uniquement parmi les personnes — inscrites sur la liste — qui avaient déjà effectué des arbitrages de différends.
Cela a pour effet de raviver l’argument fondé sur la liste dressée en vertu du par. 49(10). Monsieur Samuelson a ajouté :
[traduction] Nous avons en outre compris que, si le gouvernement jugeait nécessaire d’ajouter d’autres noms à la liste existante d’arbitres en droit du travail acceptés et expérimentés, il ne désignerait que les personnes possédant une vaste expérience comme arbitre. Il était entendu que, si cela s’avérait nécessaire, le gouvernement procéderait à de véritables consultations à ce sujet.
145 Monsieur Samuelson s’est sans doute senti trahi par la tournure des événements et a tenté de tirer le meilleur parti possible de cette situation délicate. La preuve présentée à l’appui des divers accords et « ententes » dont il allègue l’existence n’est pas claire et n’est sûrement pas nette ou explicite non plus. Pour obliger le ministre à exercer son pouvoir discrétionnaire, la preuve d’un engagement ou d’une promesse de sa part ou de la part d’une autre personne agissant en son nom doit généralement être telle que, dans un contexte de droit privé, elle serait assez indiscutable et précise pour donner lieu à une action pour inexécution de contrat ou à la préclusion résultant d’une affirmation : In re Preston, [1985] A.C. 835 (H.L.), p. 866, lord Templeman.
146 À mon avis, la preuve n’établit pas l’existence, dans le passé, d’une « pratique » bien établie consistant à faire les désignations à partir d’une liste dressée en vertu de la LACTH ou de celle dressée en vertu du par. 49(10), ou encore à les faire « d’un commun accord ». Une promesse générale de « maintenir le système existant » — alors que la mention du système lui‑même est ambiguë et que le système était, en tout état de cause, sujet à une réforme, selon le ministre — ne saurait obliger le ministre à exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 6(5), comme le font valoir les syndicats, qui invoquent la règle de l’expectative légitime.
147 J’aborde donc la contestation des désignations proprement dites et, à titre d’étape préliminaire nécessaire, la détermination de la norme de contrôle applicable.
(3) La norme de contrôle applicable aux désignations ministérielles
148 La réponse que la Cour donnera à la contestation par les syndicats des désignations ministérielles dépendra en partie de celle donnée à la question posée dans l’arrêt Bibeault :
Le législateur a‑t‑il voulu [que ces désignations] relève[nt] de la compétence conférée au [ministre]?
(Bibeault, précité, p. 1087; voir également Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890, par. 16.)
149 Afin de replacer la question de l’arrêt Bibeault dans son contexte, les tribunaux judiciaires ont poussé leur examen au‑delà de la formulation utilisée pour conférer le pouvoir légal. Cette méthode « pragmatique et fonctionnelle » qui sert à déterminer l’intention du législateur exige l’appréciation et la conciliation de facteurs pertinents, notamment : (1) la présence ou l’absence d’une clause privative dans la loi conférant le pouvoir; (2) l’expertise du tribunal judiciaire relativement à celle du décideur légal; (3) l’objet de la disposition en cause et de la loi dans son ensemble; (4) la nature de la question soumise au décideur : voir Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, par. 30; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19, par. 26; Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20, par. 27. L’examen de ces quatre facteurs, comme l’« évaluation » des éléments contextuels effectuée pour déterminer la norme de contrôle applicable, n’a rien de machinal. Compte tenu de la vaste gamme de décideurs discrétionnaires et d’organismes administratifs, le critère est forcément souple et fait appel à une analyse fondée sur des principes — plutôt qu’à des catégories — pour déterminer l’intention du législateur, qui doit nous guider.
150 La Cour a également confirmé que « la méthode pragmatique et fonctionnelle » s’applique au contrôle judiciaire des décisions non seulement des tribunaux administratifs mais aussi des ministres : Baker, précité; Mont‑Sinaï, précité, par. 54; Dr Q, précité, par. 21; Ryan, précité, par. 21.
151 Je confirme, au départ, que la formulation utilisée pour conférer le pouvoir du ministre de désigner « une personne qui, à son avis, est compétente pour agir en cette qualité [d’arbitre] » (par. 6(5)), combinée à la clause privative (art. 7), est une solide indication du législateur que le ministre doit jouir d’une grande latitude dans l’exercice de son choix.
152 Le ministre, aidé de ses fonctionnaires, a une meilleure connaissance du domaine des relations du travail et de ses praticiens (y compris les arbitres potentiels) que les tribunaux judiciaires. Il s’agissait pour lui d’exercer un choix parmi les candidats qu’il considérait compétents. Ces facteurs commandent une grande déférence. Le ministre soutient que ses désignations devraient être maintenues à moins qu’on puisse démontrer qu’elles sont manifestement déraisonnables. Comme l’indiquent les motifs concordants de l’arrêt Mont‑Sinaï, précité, par. 58 :
La norme de retenue la plus élevée, celle du caractère manifestement déraisonnable, doit généralement être appliquée aux décisions que prennent des ministres en exerçant des pouvoirs discrétionnaires en contexte administratif. La présente affaire montre pourquoi il doit en être ainsi. Le permis délivré par le ministre a pour objet général de régir la prestation de services de santé conformément à « l’intérêt public ». Cela favorise l’adoption d’une norme de retenue élevée, tout comme le fait l’expertise du ministre et de ses conseillers, sans compter la position élevée que ce dernier occupe dans la hiérarchie des décideurs qui exercent une prérogative ou un pouvoir conféré par la loi. L’exercice du pouvoir dépend de ce que le ministre considère être dans l’intérêt public, ce qui est un excellent exemple de mesure touchant l’intérêt public.
153 À l’argument voulant que ces facteurs commandent fortement le plus haut degré de déférence, les syndicats opposent l’objet du par. 6(5) et de la LACTH dans son ensemble. Ils prétendent qu’en procédant à l’évaluation le meilleur moyen de déterminer l’intention du législateur en l’espèce est de se concentrer sur ce que le par. 6(5) avait pour but de réaliser. Le contexte juridique est différent de celui de l’affaire Mont‑Sinaï. Le ministre n’édicte pas une politique générale. On lui demande de faire une désignation que les parties, si elles avaient pu s’entendre, auraient pu faire elles‑mêmes. L’objet spécial de la LACTH — qui est de prévoir un moyen adéquat de remplacer la grève et le lock‑out et de [. . .] maintenir ainsi la paix industrielle — crée, au dire des syndicats, un contexte relativement étroit dans lequel les termes du par. 6(5) doivent être interprétés. À cet égard, ils attirent l’attention sur la norme de la décision raisonnable simpliciter adoptée dans l’arrêt Baker, précité, par. 62.
154 J’accepte la distinction que les syndicats établissent entre la présente affaire et l’affaire Mont‑Sinaï, mais un pouvoir ministériel discrétionnaire n’a pas à être très large pour que la protection de la norme du caractère manifestement déraisonnable s’applique. Par ailleurs, l’affaire Baker était inhabituelle du fait que le soin de prendre une décision était délégué, en réalité, à des fonctionnaires subalternes dont le pouvoir discrétionnaire était lui‑même assez circonscrit par des lignes directrices du ministère (par. 13‑17); voir Suresh, précité, par. 36‑37. Ainsi, l’arrêt Mont‑Sinaï ne justifie guère le refus d’appliquer la norme de retenue la plus élevée aux désignations faites clairement et sans équivoque par le ministre du Travail lui‑même.
155 L’arrêt récent de notre Cour Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, 2002 CSC 11, n’est pas non plus d’un grand secours aux syndicats. Dans cette affaire, la Cour, sous la plume de la juge Arbour, a examiné, en fonction de la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter, « la façon dont le Conseil [de la magistrature] a conçu la portée de son mandat selon son interprétation du par. 6.11(4) de sa loi habilitante » (par. 67). Toutefois, la juge Arbour s’est ensuite penchée sur la « décision finale du Conseil de recommander la révocation », qu’elle a qualifiée de question mixte de droit et de fait, et a décidé que la norme de contrôle applicable à cet égard était celle du caractère manifestement déraisonnable (par. 68-69). Dans cette affaire, l’interprétation que le décideur avait donnée de sa loi habilitante avait été une question distincte devant toutes les instances, et il convenait de traiter séparément la décision portant sur une question de droit et celle qui a été prise en définitive. En l’espèce, ces questions sont groupées.
156 Toutefois, cela ne signifie pas que, dans l’application de la norme du caractère manifestement déraisonnable, il ne sera pas tenu compte du caractère limité du mandat que le par. 6(5) confie au ministre. Dans ce contexte, il faut accorder de l’importance à ce facteur en appréciant le caractère raisonnable de ses désignations fondées sur le par. 6(5). Comme le juge Iacobucci l’a souligné dans l’arrêt Société Radio‑Canada, précité, par. 49 :
Bien que le Conseil puisse être soumis à la norme du caractère correct dans l’interprétation isolée d’une loi autre que sa loi constitutive, la norme de contrôle applicable à l’ensemble de la décision, à supposer que celle‑ci soit par ailleurs conforme à la compétence du Conseil, sera celle du caractère manifestement déraisonnable. Évidemment, la justesse de l’interprétation de la loi non constitutive pourra influer sur le caractère raisonnable global de la décision, mais cela tiendra à l’effet de la disposition législative en question sur la décision dans son ensemble.
Dans cette affaire, un journaliste de la SRC, également président du syndicat représentant les auteurs et les artistes, était l’auteur d’un article contre le libre‑échange paru dans le bulletin du syndicat, au cours de la campagne électorale fédérale de 1988 qui avait été axée notamment sur le libre‑échange. La SRC a prétendu que cette publication constituait un acte de politique partisane qui allait à l’encontre de son code de déontologie journalistique. Forcée par la SRC à choisir entre son poste de journaliste à la radio et la présidence du syndicat, la personne en question a opté pour le journalisme. Le syndicat s’est plaint de la conduite de la SRC auprès du Conseil canadien des relations du travail. En examinant la plainte du syndicat, le Conseil devait tenir compte du mandat de la SRC énoncé dans la Loi sur la radiodiffusion (une loi « non constitutive »). Lors d’une demande de contrôle judiciaire adressée à la Cour d’appel fédérale, la question de l’interprétation que le Conseil avait donnée de la Loi sur la radiodiffusion était liée à sa décision — fondée sur l’al. 94(1)a) du Code canadien du travail (la loi « habilitante » du Conseil) — qu’il y avait eu pratique déloyale. La cour a considéré que la première question était utile pour trancher la seconde question qui était, en réalité, la décision visée par la demande de contrôle judiciaire.
157 Je conclus donc que la réponse qui doit être donnée, en l’espèce, à la question de l’arrêt Bibeault est que le législateur a voulu que les désignations ministérielles fondées sur le par. 6(5) soient maintenues, sauf s’il est démontré que le ministre a fait un choix manifestement déraisonnable.
(4) Quand une décision devient-elle manifestement déraisonnable?
158 Comment peut‑on dire que les désignations ministérielles s’écartent non seulement de la norme de la décision raisonnable, mais encore qu’elles ne satisfont même pas à la norme du caractère manifestement déraisonnable qui commande la plus grande déférence?
159 Dans l’arrêt Southam, précité, par. 57, le juge Iacobucci a décrit ainsi la différence entre la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable :
La différence entre « déraisonnable » et « manifestement déraisonnable » réside dans le caractère flagrant ou évident du défaut. Si le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal, la décision de celui‑ci est alors manifestement déraisonnable. Cependant, s’il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler le défaut, la décision est alors déraisonnable mais non manifestement déraisonnable. Comme l’a fait observer le juge Cory dans Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941, à la p. 963, « [d]ans le Grand Larousse de la langue française, l’adjectif manifeste est ainsi défini: “Se dit d’une chose que l’on ne peut contester, qui est tout à fait évidente” ». Cela ne veut pas dire, évidemment, que les juges qui contrôlent une décision en regard de la norme du caractère manifestement déraisonnable ne peuvent pas examiner le dossier. Si la décision contrôlée par un juge est assez complexe, il est possible qu’il lui faille faire beaucoup de lecture et de réflexion avant d’être en mesure de saisir toutes les dimensions du problème. [. . .] Mais une fois que les contours du problème sont devenus apparents, si la décision est manifestement déraisonnable, son caractère déraisonnable ressortira.
160 La Cour est revenue récemment, dans l’arrêt Ryan, précité, par. 52, sur la distinction entre la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable :
Dans Southam, précité, par. 57, la Cour explique que la différence entre une décision déraisonnable et une décision manifestement déraisonnable réside « dans le caractère flagrant ou évident du défaut ». Autrement dit, dès qu’un défaut manifestement déraisonnable a été relevé, il peut être expliqué simplement et facilement, de façon à écarter toute possibilité réelle de douter que la décision est viciée. [. . .] Une décision qui est manifestement déraisonnable est à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir.
161 L’expression « décision (ou caractère) manifestement déraisonnable » est plus ancienne que l’arrêt Bibeault (1988) et l’analyse pragmatique et fonctionnelle : voir Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Association, [1975] 1 R.C.S. 382, et Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227. Elle devait servir à décrire une norme de contrôle commandant une très grande déférence qui permettrait de soustraire les instances décisionnelles administratives à l’intervention excessive des tribunaux judiciaires. C’est dans ce sens que la jurisprudence subséquente en a fait la norme commandant la plus grande déférence : voir, par exemple, National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324; Baker, précité, par. 56; Suresh, précité, par. 29. Le caractère manifestement déraisonnable décrit simplement le point où, comme le précise l’arrêt Ryan, précité, « aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de [. . .] maintenir [la décision] » (par. 52).
162 Lorsqu’ils contrôlent une décision selon la norme de la décision raisonnable simpliciter qui commande moins de déférence, les juges peuvent évidemment devoir maintenir une décision qu’ils considèrent incorrecte.
163 Si, à la lecture du dossier, nous pouvions conclure, d’une part, que différents ministres du Travail, agissant raisonnablement, auraient pu arriver à différentes conclusions sur la nécessité de satisfaire à des critères d’expertise et d’acceptabilité générale dans le milieu des relations du travail pour pouvoir présider un conseil établi en vertu de la LACTH, et d’autre part, que l’approche adoptée, en l’espèce, par le ministre se situait dans cette fourchette d’opinions raisonnables, alors le recours à la méthode pragmatique et fonctionnelle pour déterminer l’intention du législateur nous amènerait à nous en remettre aux choix qu’il a faits.
164 Cependant, lorsqu’il applique la norme du caractère manifestement déraisonnable qui commande plus de déférence, le juge doit intervenir s’il est convaincu qu’il n’y a pas de place pour un désaccord raisonnable concernant l’omission du décideur de respecter l’intention du législateur. Dans un sens, une seule réponse est possible tant selon la norme de la décision correcte que selon celle du caractère manifestement déraisonnable. La méthode de la décision correcte signifie qu’il n’y a qu’une seule réponse appropriée. La méthode du caractère manifestement déraisonnable signifie que de nombreuses réponses appropriées étaient possibles, sauf celle donnée par le décideur.
165 Une désignation manifestement déraisonnable est donc celle qui comporte un défaut « flagrant ou évident » (Southam, précité, par. 57) et qui est à ce point viciée, pour ce qui est de mettre à exécution l’intention du législateur, qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier logiquement de la maintenir (Ryan, précité, par. 52).
(5) Les désignations ministérielles contestées en l’espèce étaient-elles manifestement déraisonnables?
166 Sous cette rubrique, je vais examiner les deux arguments de fond que les syndicats ont invoqués à l’encontre des désignations ministérielles, à savoir a) que le ministre ne s’en est pas tenu à la liste d’arbitres dressée en vertu du par. 49(10) de la Loi de 1995 sur les relations de travail, et b) qu’il a rejeté l’expertise en matière de relations du travail et l’acceptabilité générale dans le milieu des relations du travail comme critères de sélection des présidents ou présidentes.
a) Le ministre ne s’en est pas tenu à la liste dressée en vertu du par. 49(10) pour faire ses choix
167 La Cour d’appel a interdit au ministre de faire des désignations fondées sur le par. 6(5) [traduction] « à moins que ces désignations ne soient faites à partir de la liste traditionnelle d’arbitres expérimentés en relations du travail » (par. 105). La cour semblait alors parler de la liste dressée en vertu du par. 49(10).
168 J’ai conclu précédemment que la règle de l’expectative légitime, n’obligeait pas le ministre à s’en tenir à la liste dressée en vertu du par. 49(10) pour faire ses désignations, mais la question à cette étape‑ci est de savoir si, en droit, il était manifestement déraisonnable qu’il ne le fasse pas.
169 Le principal témoin du SCFP, Julie Davis, a reconnu en contre‑interrogatoire que certains arbitres effectivement inscrits sur la liste dressée en vertu du par. 49(10) étaient inacceptables par son syndicat. Marcelle Goldenberg, témoin de l’intimée l’Union internationale des employés des services, est même allée plus loin dans son affidavit :
[traduction] Si je comprends bien, un nombre important d’arbitres inscrits sur la liste [dressée en vertu du par. 49(10)] (y compris ceux qui ont dû suivre et réussir le programme de formation des arbitres et ceux qui ont été inscrits directement sur la liste) ne satisfont pas aux critères d’acceptabilité au moment de leur première évaluation [quatre ans après leur désignation] et sont rayés de la liste.
Tout comme le seul fait d’être inscrit sur la liste dressée en vertu du par. 49(10) n’est pas une garantie d’acceptabilité, l’acceptation par les syndicats de candidats non inscrits sur cette liste, dont le professeur Weiler et Ray Illing, confirme le caractère raisonnable de l’opinion du ministre selon laquelle des candidats non inscrits sur la liste dressée en vertu du par. 49(10) peuvent tout de même remplir les conditions requises pour être désignés en vertu du par. 6(5).
170 Les syndicats, par l’intermédiaire de la FTO, ont déclaré que toute personne [traduction] « posséda[nt] une vaste expérience comme arbitre de différends et [. . .] jouissa[nt] d’une grande acceptabilité dans le milieu des relations du travail » leur conviendrait (voir par. 142 ci‑dessus). Il ne serait nullement déraisonnable que le ministre soit du même avis. En conséquence, on ne saurait reprocher au ministre d’avoir refusé de s’en tenir à la liste dressée en vertu du par. 49(10) pour faire ses choix.
b) Le rejet des critères « d’ expertise en matière de relations du travail et d’acceptabilité générale dans le milieu des relations du travail »
171 Plus tôt dans les présents motifs, j’ai mentionné la remarque du juge Rand dans l’arrêt Roncarelli, selon laquelle l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire [traduction] « doit se fonder sur l’examen des considérations reliées à l’objet de [l’]administration [de la loi en cause] » (p. 140). Je me propose de compléter brièvement cette remarque par un renvoi à notre jurisprudence plus récente, pour ensuite l’examiner en fonction du critère du « caractère manifestement déraisonnable » et à la lumière des faits de la présente affaire.
(i) L’exclusion de critères pertinents comme facteurs à prendre en considération
172 Le principe voulant que le décideur légal soit tenu de prendre en considération les critères pertinents, tout comme il se doit d’exclure ceux qui ne le sont pas, a été réitéré à maintes reprises. Dans l’arrêt Oakwood Development Ltd. c. Municipalité rurale de St. François Xavier, [1985] 2 R.C.S. 164, il s’agissait de déterminer si un conseil municipal avait commis une erreur en refusant d’étudier une demande de lotissement de terres inondables. Bien que le conseil ait tenu compte de ce fait, il n’avait pas considéré la gravité des inondations et avait exclu toute solution possible au problème comme facteur à prendre en considération. La juge Wilson a affirmé, aux p. 174‑175 :
Plus précisément, le conseil était‑il autorisé à tenir compte de la possibilité d’inondations et à fonder sur cette possibilité sa décision de rejeter la demande d’autorisation de lotissement? Comme le fait remarquer le juge Rand dans l’arrêt Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, à la p. 140, toute décision administrative résultant de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire doit [traduction] « se fonder sur l’examen des considérations reliées à l’objet de cette administration ». Pour les motifs que j’ai déjà exposés, j’estime que le conseil avait le droit de tenir compte du problème posé par la possibilité d’inondations. Cela ne règle toutefois pas le litige. Comme lord Denning l’a affirmé dans l’arrêt Baldwin & Francis Ltd. v. Patents Appeal Tribunal, [1959] A.C. 663, à la p. 693, l’omission d’un organe de décision administrative de tenir compte d’un élément très important constitue une erreur au même titre que la prise en considération inappropriée d’un facteur étranger à l’affaire. [. . .] Il faut donc non seulement que la municipalité intimée ait tenu compte uniquement de facteurs qui relèvent de la compétence que lui a conférée la loi, mais aussi qu’elle ait pris en considération tous les facteurs dont elle doit tenir compte pour bien remplir la fonction de prise de décisions qu’elle a aux termes de la loi.
173 Puis, dans le Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148, la juge Wilson a fait observer, à la p. 1191 :
Toutefois, il est bien établi de nos jours qu’un pouvoir légal de réglementation n’est pas illimité. Il est limité par les politiques et les objectifs inhérents à la loi habilitante. Un pouvoir de réglementation n’est pas un pouvoir d’interdiction. Il ne saurait être utilisé pour contrecarrer l’économie même de la loi qui le confère.
174 J’estime, comme nous le verrons, que la désignation de juges retraités, en tant que catégorie, à la présidence de conseils d’arbitrage établis en vertu de la LACTH a eu pour effet de contrecarrer « l’économie même de la loi qui [. . .] confère le [pouvoir] ». Voir également l’arrêt Baker, précité, par. 73.
175 Plus récemment, dans l’arrêt Suresh, précité, par. 37-38, notre Cour a réitéré ce principe fondamental du droit administratif :
[L’arrêt Baker] n’a pas pour effet d’autoriser les tribunaux siégeant en révision de décisions de nature discrétionnaire à utiliser un nouveau processus d’évaluation, mais il repose plutôt sur une jurisprudence établie concernant l’omission d’un délégataire du ministre de prendre en considération et d’évaluer des restrictions tacites ou des facteurs manifestement pertinents . . .
. . . Enfin, le rôle du tribunal appelé à contrôler la décision du ministre consiste à déterminer si celui‑ci a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément aux limites imposées par les lois du Parlement et la Constitution. Si le ministre a tenu compte des facteurs pertinents et respecté ces limites, le tribunal doit confirmer sa décision. Il ne peut l’annuler, même s’il aurait évalué les facteurs différemment et serait arrivé à une autre conclusion. [Je souligne.]
176 En appliquant le critère du caractère manifestement déraisonnable, nous ne devons pas réévaluer les facteurs en cause. Nous avons cependant le droit de tenir compte de l’importance des facteurs qui ont été totalement soustraits à la prise en considération. Selon la norme du caractère manifestement déraisonnable, les facteurs pertinents que le ministre n’a pas voulu prendre en considération n’ont pas tous un effet irrémédiable. Comme nous l’avons vu, le problème qui se pose en l’espèce est que le ministre a expressément exclu des facteurs qui étaient non seulement pertinents, mais qui allaient directement au cœur du régime de la LACTH.
(ii) Application de ces principes aux faits de la présente affaire
177 Les conseils d’arbitrage devaient non pas appliquer des conventions collectives existantes à une situation de fait (comme dans le cas de l’arbitrage de griefs), mais plutôt rédiger les conditions essentielles les plus controversées de la convention collective elle-même. Depuis l’adoption de la LACTH en 1965 et de ses diverses modifications subséquentes, les ministres du Travail qui se sont succédé à l’Assemblée législative de l’Ontario ont constamment réitéré le besoin d’expertise en relations du travail, d’indépendance et d’impartialité, que traduit la notion d’acceptabilité générale.
178 Je ne suppose pas que le ministre avait une connaissance de l’historique de la LACTH. Il a lui-même bien résumé l’intention du législateur lorsqu’il a écrit, le 2 février 1998, que [traduction] « les parties doivent percevoir le système [établi par la LACTH] comme étant neutre et crédible » (je souligne).
179 Son interprétation de l’intention du législateur est renforcée par la preuve de la pratique et de l’expérience dans le domaine des relations du travail. À l’instar de la Cour d’appel, j’accepte le témoignage fait à cet égard par le professeur Joseph Weiler, qui a déposé son affidavit au nom des syndicats (au par. 36) :
[traduction] L’indépendance et l’impartialité des arbitres ne sont garanties ni par le fait qu’ils ne sont pas touchés par le différend soumis à leur arbitrage, ni par leur inamovibilité et leur sécurité financière ou administrative, mais plutôt par leur formation, leur expérience et leur acceptabilité par les parties. [Je souligne.]
180 Je souscris également à l’observation de la Cour d’appel de l’Ontario, en l’espèce, voulant que les questions soumises à un conseil d’arbitrage de « différends » soient [traduction] « pratiques et non pas essentiellement juridiques, et requièrent les connaissances et l’expertise d’un arbitre en droit du travail plutôt que les compétences d’un avocat ou d’un juge » (par. 75).
181 Compte tenu du rôle et de la fonction de la LACTH, que confirme son historique législatif, rien dans le dossier n’indique d’une manière ou d’une autre que le ministre était au fait de ces exigences en matière de relations du travail.
182 Au contraire, le conseiller principal du ministre, chargé de trouver des juges retraités, a nié énergiquement l’existence de telles exigences et a clairement affirmé, en contre‑interrogatoire, que le ministre rejetait l’expertise et l’acceptabilité générale comme qualifications requises :
[traduction]
Q. Et vous n’avez pas posé de questions au sujet d’une expérience dans le domaine des soins de santé?
R. Non. Il ne s’agissait pas de trouver des gens qui avaient de l’expérience, des relations ou — nous ne tentions pas de trouver des gens qui comprendraient —
Q. Quelque chose à voir avec le domaine de la santé?
R. Le domaine de la santé ou le domaine des relations du travail en raison d’une participation antérieur.
Nous cherchions des décideurs neutres qui feraient de la médiation et de l’arbitrage.
183 Je considère juste l’affirmation du ministre datée du 2 février 1998, selon laquelle le processus établi par la LACTH doit être [traduction] « per[çu] [. . .] comme étant neutre et crédible ». Je conviens également que la neutralité — et la perception de neutralité — dépend [traduction] « [de la] formation, [de l’]expérience et [de l’]acceptabilité [d’un arbitre] par les parties » (comme l’a témoigné le professeur Weiler). Je conclus aussi que l’approche adoptée par le ministre était l’antithèse de la crédibilité du fait qu’il a exclu des critères clés (expertise en matière de relations du travail et acceptabilité générale) et leur a substitué un autre critère (expérience judiciaire antérieure) qui, bien que pertinent, ne permettait pas au ministre de se conformer à son mandat législatif, même selon la définition qu’il en donne dans sa lettre du 2 février 1998.
184 De manière générale, [traduction] « l’optique » dans laquelle le législateur a voulu que la LACTH s’applique (Roncarelli, précité, p. 140) est de maintenir la paix industrielle dans les hôpitaux et les maisons de soins infirmiers. La LACTH prescrit une procédure — obligatoire mais néanmoins tolérable par les parties (si elle est bien suivie) — de règlement des différends entre les employeurs et les employés, sans qu’il y ait interruption des soins aux malades. Dans ce contexte, la désignation au poste de président d’une personne inexperte ou inexpérimentée qui n’est pas perçue comme étant généralement acceptable dans le milieu des relations du travail comporte un défaut à la fois flagrant et évident. J’estime, en toute déférence, que, compte tenu de ce que je crois être l’intention du législateur qui ressort de la LACTH, l’approche que le ministre a adoptée en matière de désignations fondées sur le par. 6(5) était manifestement déraisonnable.
185 Malgré le manque d’intérêt attesté du ministre pour ces qualifications, cela ne veut pas dire que les personnes désignées par le ministre en application du par. 6(5) n’ont pas non plus une expertise en matière de relations du travail et ne jouissent pas d’une acceptabilité générale, car il s’en trouve parmi elles qui remplissent ces conditions. Dans l’exercice de notre pouvoir discrétionnaire, nous pourrions légitimement refuser, comme l’a fait la Cour d’appel, d’intervenir à l’égard de ces désignations (par hasard) appropriées. Par conséquent, si elles sont contestées, les qualifications de certaines personnes désignées en vertu du par. 6(5) devront être évaluées cas par cas. Je m’attarderai davantage sur ce point au moment d’examiner la question de la réparation.
(6) La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en concluant qu’en raison de l’approche contestée que le ministre a adoptée en matière de désignations fondées sur le par. 6(5), les conseils d’arbitrage étaient dépourvus de l’indépendance et de l’impartialité institutionnelles requises?
186 Après avoir décidé que l’approche que le ministre a adoptée en matière de désignations fondées sur le par. 6(5) était manifestement déraisonnable pour d’autres motifs, il n’est pas nécessaire, à vrai dire, d’examiner cet autre moyen d’appel. Je le fais toutefois pour deux raisons. En premier lieu, c’est pour ce motif que la Cour d’appel a rendu le jugement déclaratoire suivant :
[traduction] 1. LA COUR DÉCLARE que le ministre a suscité une crainte raisonnable de partialité et compromis l’indépendance et l’impartialité des conseils d’arbitrage établis en vertu de la Loi sur l’arbitrage des conflits de travail dans les hôpitaux, L.R.O. 1990, ch. H.14 (« LACTH »), contrairement aux principes et à l’obligation d’équité et de justice naturelle.
187 En second lieu, comme nous le verrons lorsque j’examinerai la question de la réparation, je propose (comme l’a fait la Cour d’appel) de laisser aux parties la possibilité de contester expressément, cas par cas, certaines désignations fondées sur le par. 6(5). Cependant, je ne voudrais pas que, compte tenu de l’acceptation par la Cour d’appel de ce moyen de contestation, le fait que notre Cour ne se prononce sur ce moyen contribue à encourager (ou à prolonger) un autre litige à cet égard. Les parties se livrent bataille, depuis presque quatre ans, sur la question de l’indépendance et de l’impartialité des conseils d’arbitrage constitués de la manière reprochée, cette question constituant l’objection commune à toutes les désignations contestées qui ont été faites en vertu du par. 6(5). Maintenant que cette question a été soumise à notre Cour, où elle a été débattue à fond, j’estime que nous devrions aider, autant que possible, les parties à résoudre leurs divergences d’opinions sans prolonger les délais ni poursuivre les dépenses.
188 Les syndicats soutiennent que la désignation de juges retraités a engendré des conseils d’arbitrage qui n’étaient ni impartiaux ni indépendants du ministre, et que le par. 6(5) n’autorisait pas les désignations menant à la constitution d’un tribunal administratif ne respectant pas les normes minimales de justice naturelle.
189 Il est maintenant évident que l’indépendance et l’impartialité du décideur sont des composantes de la justice naturelle : SITBA c. Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, p. 332, le juge Gonthier; Bande indienne de Matsqui, précité, par. 79, le juge en chef Lamer; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, p. 283‑284. Je vais d’abord examiner l’objection fondée sur l’exigence d’indépendance, étant donné que cette exigence vise à établir un écran de protection favorisant la prise de décisions impartiales.
a) L’indépendance institutionnelle
190 La LACTH commande le recours à des conseils d’arbitrage ad hoc. Les syndicats soutiennent que, dans le cas des « arbitres de différends », de tels conseils sont viciés parce qu’ils sont dépourvus des signes habituels d’indépendance institutionnelle comme l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative qui reposent sur des « conditions ou garanties objectives » : Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 689, et Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 115. Cependant, comme je l’expliquais plus haut, la Cour ne peut pas substituer un autre tribunal administratif à celui conçu par le législateur. Par définition, un tribunal ad hoc est constitué cas par cas. L’inamovibilité ne subsiste pas à la fin de l’arbitrage et la sécurité financière est limitée de façon similaire. L’indépendance administrative bénéficie de peu de protection formelle. Les arbitres professionnels en droit du travail (y compris ceux inscrits sur la liste dressée en vertu du par. 49(10)) réussissent à fonctionner dans une telle structure même s’ils n’ont peut‑être aucune garantie de travail permanent de la part d’un employeur ou d’un syndicat particulier.
191 En plus de l’exigence imposée par la LACTH, la Cour devrait, pour apprécier l’indépendance structurelle, tenir compte du succès que les tribunaux ad hoc connaissent depuis longtemps dans le domaine des relations du travail en général, et qu’ils connaissaient aussi depuis longtemps (avant les désignations contestées) dans le domaine des arbitrages obligatoires fondés sur la LACTH en particulier : Katz c. Vancouver Stock Exchange, [1996] 3 R.C.S. 405, par. 1. À ce propos, comme nous l’avons vu, le professeur Joseph Weiler a témoigné que [traduction] « [l]’indépendance et l’impartialité des arbitres ne sont garanties ni par le fait qu’ils ne sont pas touchés par le différend soumis à leur arbitrage, ni par leur inamovibilité et leur sécurité financière ou administrative, mais plutôt par leur formation, leur expérience et leur acceptabilité par les parties ».
192 Si l’on retient le témoignage du professeur Weiler à ce propos, il s’ensuit que, si, comme je l’ai conclu, le par. 6(5) exige la désignation de présidents compétents en raison de leur formation, de leur expérience et de leur acceptabilité par les parties, l’exercice approprié du pouvoir de désignation permettra de constituer un tribunal administratif qui, dans le contexte des relations du travail, répondra aux préoccupations raisonnables concernant l’indépendance institutionnelle.
193 En conséquence, compte tenu à la fois du critère de l’expérience générale en matière de relations du travail et des dispositions explicites de la LACTH, je suis d’avis de ne pas retenir l’objection commune formulée par les syndicats au sujet de l’indépendance institutionnelle. Si des faits additionnels sont soulevés dans le cadre d’une contestation sur une base individuelle, il faudra les examiner à ce moment là.
b) L’impartialité
194 Par contre, l’impartialité fait intervenir des considérations différentes. La LACTH n’exigeait pas la désignation de juges retraités. Et elle ne prévoit pas non plus la désignation d’arbitres partiaux.
195 Le critère de l’impartialité institutionnelle consiste à se demander si une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique pourrait éprouver une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas (2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919, par. 44; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, p. 143; Bande indienne de Matsqui, précité, par. 67).
196 Le ministre ne conteste pas que les personnes qu’il désigne en vertu du par. 6(5) doivent être impartiales. Comme nous l’avons vu, il cherchait [traduction] « [d]es personnes qui avaient été neutres pendant toute leur vie professionnelle ».
197 Les allégations de partialité de la part d’une personne doivent nécessairement être examinées cas par cas. Je ne parle ici que de la proposition générale selon laquelle la désignation par le ministre de juges retraités à la présidence des conseils établis en vertu de la LACTH compromettait, à elle seule, l’impartialité des conseils qui en résultaient.
198 Certes, les syndicats affirment maintenant que leur contestation ne vise pas tant la désignation de juges retraités que le changement soudain, sans consultation préalable, du processus de désignation. Ils s’appuient néanmoins encore sur le témoignage du professeur Joseph Weiler, selon lequel les juges, en tant que catégorie, ne sont pas traditionnellement perçus comme étant favorables à la cause des travailleurs et des travailleuses ou comme étant particulièrement équitables à leur sujet.
199 L’« impartialité » est un état d’esprit. Certains arrêts établissent une distinction entre, d’une part, une allégation de préjugés consistant à reprocher aux personnes désignées en vertu du par. 6(5) de ne pas avoir l’esprit ouvert et d’avoir des opinions favorables ou défavorables à l’une des parties ou encore une préférence pour un résultat particulier, et d’autre part, une allégation de partialité. D’après ces arrêts, l’allégation de partialité va beaucoup plus loin en laissant entendre que les personnes désignées ont non seulement des idées préconçues, mais que, consciemment ou inconsciemment, elles laisseront ces idées préconçues influencer la décision qu’elles seront appelées à rendre : R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 105 et suiv., le juge Cory; R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, par. 9‑10; R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324 (C.A.), p. 336, autorisation d’appel refusée [1994] 1 R.C.S. x. La Cour d’appel n’a pas indiqué que les juges retraités avaient, en fait, des préjugés ou un parti pris, mais elle a conclu qu’ils pourraient raisonnablement être perçus comme étant [traduction] « hostiles aux intérêts des travailleurs et des travailleuses, du moins aux yeux des appelants » (par. 101). Je partage l’avis du ministre selon lequel le critère applicable n’a pas une portée aussi étroite. Ce critère est axé non pas sur le point de vue subjectif de l’une des parties, mais sur celui de l’observateur raisonnable, neutre et renseigné, c’est‑à‑dire qu’il s’agit de se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique » (Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, p. 394).
200 Les syndicats soutiennent que la Cour devrait s’en remettre aux conclusions de fait de la Cour d’appel. Ils s’appuient sur l’observation du juge Gonthier voulant que « [l]e principe de non‑intervention dans les questions de fait s’applique aussi à un second niveau d’appel, comme notre Cour par rapport à une première cour d’appel » (St‑Jean c. Mercier, [2002] 1 R.C.S. 491, 2002 CSC 15, par. 37). Cependant, nous ne sommes pas liés par ce principe de non-intervention lorsque la Cour d’appel a appliqué le mauvais critère. Le bon point de vue est celui de l’observateur renseigné qui n’a aucun intérêt personnel dans la controverse.
201 Force est de constater que, en tant que catégorie, les juges retraités n’ont pas plus d’intérêt que les autres citoyens dans l’issue des différends concernant les négociations collectives en milieu hospitalier. Ils sont assujettis aux mêmes taux d’impôt provincial que les autres citoyens et, comme eux, ils aspirent à des soins de santé raisonnables. Ils ont personnellement vécu le contrôle des salaires dans le secteur public. Le nombre d’opinions différentes qu’ils ont au sujet de la politique salariale dans le secteur public est probablement aussi élevé que celui des juges retraités.
202 Il n’y a aucun « motif sérieux » (Committee for Justice and Liberty, précité, p. 395) de penser que des juges de cour supérieure retraités, qui bénéficient d’une pension du gouvernement fédéral, se plieraient à la volonté du ministre provincial ou rendraient des décisions destinées à plaire aux employeurs afin d’améliorer leurs chances de désignation future. Il est indubitable que, dans le passé, il y eu des juges enclins à privilégier les employeurs et aussi des juges enclins à privilégier les travailleurs et travailleuses, mais je ne crois pas qu’une personne raisonnable et bien renseignée reprocherait à toute la catégorie des juges présentement retraités d’avoir un parti pris contre les travailleurs et les travailleuses.
203 Les syndicats réfutent toute objection fondée sur une « catégorie » du fait qu’ils acceptent volontiers que les juges retraités Alan Gold et George Adams président des arbitrages de « différends ». Le problème que peut poser le recours à certains juges retraités n’est pas tant un problème de partialité qu’un problème d’expertise.
204 Bien que je sois, par conséquent, d’avis de rejeter cet aspect de la contestation des syndicats, il va sans dire que je reconnais qu’il serait possible de contester l’impartialité d’un juge retraité nommé à un tribunal ad hoc particulier, tout comme il serait sûrement possible de contester, cas par cas, l’impartialité de toute autre personne désignée.
(7) La réparation convenable
205 La réparation accordée par la Cour d’appel reposait sur sa conclusion que le ministre avait suscité une crainte raisonnable de partialité et porté atteinte à l’indépendance et à l’impartialité des conseils d’arbitrage établis en vertu de la LACTH, ainsi qu’à l’expectative légitime des syndicats, contrairement aux exigences de la justice naturelle.
206 J’ai indiqué les motifs de mon désaccord avec la portée de cette décision, tout en partageant la préoccupation fondamentale de la Cour d’appel concernant le non‑respect, par le ministre, de l’intention du législateur — qui ressort de la LACTH — de désigner des personnes qui sont non seulement impartiales et indépendantes, mais qui ont une expertise et qui sont généralement perçues, dans le milieu des relations du travail, comme étant acceptables à la fois par les syndicats et par le patronat. À l’instar de la Cour d’appel, j’hésite à accéder à la demande des syndicats d’annuler les désignations ministérielles dans le cadre d’un contrôle judiciaire non axé sur les circonstances de chacune des désignations.
207 Nul ne conteste que certains juges retraités possèdent effectivement les antécédents requis en matière de relations du travail (par exemple, les anciens juges Gold et Adams), et il est évident que, dans leur cas, le fait d’appartenir également à la « catégorie » des juges retraités ne serait pas un motif d’incapacité.
208 Conformément à ces motifs, il y a lieu de rejeter le pourvoi, mais également de modifier de la façon suivante les paragraphes 1, 2 et 3 de l’ordonnance de la Cour d’appel :
1. La Cour déclare que, dans l’exercice de son pouvoir de désignation conféré par le par. 6(5) LACTH, le ministre doit être convaincu que les candidats à la présidence sont non seulement indépendants et impartiaux, mais également qu’ils ont une expertise appropriée en matière de relations du travail et sont reconnus, dans le milieu des relations du travail, comme étant généralement acceptables à la fois par le patronat et par les syndicats.
2. La présente ordonnance prend effet à compter de la date des présentes et n’invalide pas les sentences arbitrales déjà rendues.
3. Toute contestation des arbitrages en cours, y compris ceux présidés par des juges retraités désignés par le ministre conformément au par. 6(5) LACTH, pourra faire l’objet d’un contrôle judiciaire sur une base individuelle.
V. Conclusion
209 Sous réserve de ce qui précède, le pourvoi est rejeté avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens, la juge en chef McLachlin et les juges Major et Bastarache sont dissidents.
Procureur de l’appelant : Le procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs des intimés : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Koskie Minksy, Toronto.
Procureur de l’intervenante National Academy of Arbitrators (Canadian Region) : Michel G. Picher, Toronto.