États-Unis d’Amérique c. Cobb, [2001] 1 R.C.S. 587, 2001 CSC 19
Harry Cobb et Allen Grossman Appelants
c.
États-Unis d’Amérique Intimé
Répertorié : États-Unis d’Amérique c. Cobb
Référence neutre : 2001 CSC 19.
No du greffe : 27610.
2000 : 24 mars; 2001 : 5 avril.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1999), 125 O.A.C. 122, 139 C.C.C. (3d) 283, [1999] O.J. No. 3278 (QL), qui a accueilli l’appel de l’intimé contre une décision de la Cour de l’Ontario (Division générale) (1997), 11 C.R. (5th) 310, accordant un arrêt des procédures. Pourvoi accueilli.
Paul D. Stern, pour l’appelant Harry Cobb.
Brian H. Greenspan, pour l’appelant Allen Grossman.
David Littlefield et Kevin Wilson, pour l’intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Arbour --
I. Introduction
1 Les appelants sont des citoyens canadiens qui s’opposent à leur extradition vers les États-Unis d’Amérique, où ils font l’objet d’accusations de fraude et de complot en vue de commettre une fraude. Leur pourvoi a été entendu en même temps que trois autres pourvois donnant lieu aux décisions connexes, rendues simultanément, États‑Unis d’Amérique c. Kwok, [2001] 1 R.C.S. 532, 2001 CSC 18, États-Unis d’Amérique c. Shulman, [2001] 1 R.C.S. 616, 2001 CSC 21, et États-Unis d’Amérique c. Tsioubris , [2001] 1 R.C.S. 613, 2001 CSC 20. Plusieurs questions soulevées en l’espèce l’ont également été dans les autres affaires. Cependant, la principale question du présent pourvoi concerne la portée de la compétence en matière d’application de la Charte canadienne des droits et libertés, que les modifications apportées en 1992 à la Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, confèrent au juge d’extradition à l’étape de l’incarcération du processus d’extradition. En particulier, il s’agit de savoir si les droits que l’art. 7 de la Charte garantit aux appelants entrent en jeu à l’étape de l’incarcération et, dans l’affirmative, si le juge d’extradition a compétence pour remédier à une violation de l’art. 7 en ordonnant l’arrêt des procédures.
II. Les faits
2 Par souci de clarté, je souligne d’emblée que les pourvois connexes de Howard Shulman et James Tsioubris se fondent sur les mêmes faits que celui de Harry Cobb et Allen Grossman. Shulman a formé un pourvoi distinct devant notre Cour parce que le traitement de son cas par les juridictions inférieures a suscité une question que ne soulève pas le présent pourvoi. Pour ce qui est de Tsioubris, son audience d’extradition et son appel devant la Cour d’appel de l’Ontario ont été joints à ceux de Cobb et Grossman. Toutefois, n’ayant pas demandé et n’ayant pas obtenu l’autorisation d’appel devant notre Cour en même temps que les deux autres, Tsioubris est également un appelant distinct. Cela dit, les faits en l’espèce s’appliquent directement aux pourvois distincts de Shulman et de Tsioubris, dans lesquels nous rendons jugement simultanément.
3 Les appelants, Harry Cobb et Allen Grossman, sont des citoyens canadiens dont on demande l’extradition relativement à des accusations de fraude postale. On allègue qu’entre novembre 1989 et mars 1993, Cobb et Grossman, et plusieurs autres individus, dont Shulman et Tsioubris, ont illégalement vendu des pierres précieuses à des résidents des États-Unis d’Amérique (l’État requérant) dans le cadre d’activités de télémarketing menées au Canada. Pendant cette période et durant toutes les procédures d’extradition, les appelants résidaient au Canada.
4 On allègue que dans le cadre de leurs activités frauduleuses, les appelants (et d’autres complices), se présentant comme des « vendeurs », communiquaient par téléphone avec des résidents américains pour leur vendre des pierres précieuses. Les personnes contactées avaient déjà acheté des pierres précieuses à d’autres occasions n’ayant rien à voir avec la présente affaire. On disait à ces personnes que les appelants achèteraient leurs collections, pour le compte d’acheteurs étrangers, à un prix gonflé. Cependant, avant que cette vente puisse se concrétiser, ces personnes devaient acheter d’autres pierres précieuses à un prix considérablement gonflé. On allègue que les quelque 67 personnes qui ont acheté ces pierres supplémentaires se sont vues soutirer 22 millions $ de manière frauduleuse, étant donné qu’il n’y avait pas d’acheteurs étrangers et qu’il n’y avait jamais eu d’achat des collections de pierres précieuses, ni même d’intention de procéder à ces achats.
5 Le 19 juillet 1994, un grand jury fédéral porte formellement contre les appelants, de même que 23 autres individus et huit sociétés, un chef d’accusation de complot de fraude postale et fraude téléphonique, et 51 chefs d’accusation de fraude postale ou de fraude téléphonique devant la Cour fédérale du District central de Pennsylvanie. Le 6 décembre 1994, les États-Unis demandent l’extradition de plusieurs personnes, dont les appelants.
6 Par suite d’une enquête approfondie de la Gendarmerie royale du Canada sur la conduite des appelants, il est décidé de ne pas les poursuivre au Canada. Une grande partie des documents recueillis pendant l’enquête de la police canadienne, y compris des documents saisis en vertu de mandats de perquisition exécutés au Canada, sont fournis aux autorités américaines.
7 Plusieurs complices initiaux se rendent à la juridiction de la Pennsylvanie. Les appelants, cependant, contestent leur extradition en alléguant qu’elle serait une violation injustifiée de droits que leur garantit la Charte, compte tenu de déclarations qu’a faites le juge américain saisi de l’affaire et le procureur de la poursuite. Plus précisément, il s’agit d’abord des remarques suivantes que le juge du procès, le juge William Caldwell, a faites le 22 mai 1995 en imposant la peine de l’un des coaccusés :
[traduction] M. Kay [un coaccusé], je ne doute pas que vous puissiez apprécier les difficultés que j’ai à tenter d’imposer aux participants dans cette affaire le niveau, le degré convenable de responsabilité. Cela n’est pas vraiment possible, mais je m’efforce de traiter chacun des individus qui se présente ici, en particulier ceux qui ont collaboré, de façon égale . . .
J’estime que la peine que j’impose tient compte de votre collaboration, et vous avez certainement droit à ce que celle-ci soit reconnue. Je veux que vous sachiez qu’en ce qui me concerne, si nous réussissons à les extrader et s’ils sont déclarés coupables, les individus qui ne se rendent pas et qui ne collaborent pas recevront la peine d’emprisonnement la plus sévère que la loi m’habilite à infliger. [Je souligne.]
8 Deuxièmement, le poursuivant, Gordon A. D. Zubrod, procureur fédéral adjoint du District central de Pennsylvanie, principal déposant de l’État requérant, a dit ce qui suit lors d’une entrevue avec Linden MacIntyre, du programme télévisé canadien The Fifth Estate, dans un reportage sur la présente affaire (« The Maple Leaf Swindle ») diffusé sur le réseau CBC le 30 septembre 1997 :
[traduction]
MacIntyre : [. . .] En ce qui concerne les accusés qui ont choisi de s’opposer à l’extradition, Gordon Zubrod les met en garde qu’ils ne font, à long terme, qu’aggraver leurs cas.
Zubrod : Voici ce que j’ai dit à certains de ces individus : « Écoutez, vous pouvez vous rendre et mettre toute cette affaire derrière vous en purgeant votre peine d’emprisonnement et en dédommageant les victimes, ou vous pouvez vous exposer à une peine beaucoup plus longue dans des conditions beaucoup plus dures ». Je leur ai ensuite décrit ces conditions.
MacIntyre : Comment décririez-vous ces conditions?
Zubrod : Vous deviendrez le petit ami d’un homme très méchant si vous attendez votre extradition.
MacIntyre : Est-ce que cela a influencé ces individus?
Zubrod : Bien, sur les 89 individus que nous avons formellement accusés jusqu’à maintenant, environ 55 ont décidé de se rendre.
9 Les appelants soutiennent que, compte tenu de l’influence considérable que peut exercer le poursuivant américain sur la peine qui sera imposée, ils pensaient que les remarques de M. Zubrod constituaient une menace très grave. L’audience relative à leur incarcération débute le 6 octobre 1997, moins d’une semaine après le reportage de CBC. Ils s’opposent à leur extradition vers la Pennsylvanie aux motifs que : (i) ils seraient passibles, dans l’État requérant, de peines beaucoup plus sévères que celles dont ils seraient passibles au Canada, et (ii) ils feraient l’objet d’un viol homosexuel en prison. Ils font valoir que leur extradition dans de telles circonstances constituerait une atteinte à leur droit à la sécurité de leur personne et une violation des principes de justice fondamentale, en contravention de l’art. 7 de la Charte.
10 Le juge d’extradition conclut que les États-Unis ont établi prima facie le bien‑fondé de la demande d’extradition, mais il refuse néanmoins d’ordonner l’incarcération des appelants en raison des remarques du juge et du procureur américains. En conséquence, il ordonne l’arrêt des procédures d’extradition. La Cour d’appel annule l’arrêt des procédures et renvoie l’affaire au juge d’extradition. Le ministre de la Justice décide de reporter sa décision d’extradition jusqu’à l’issue du pourvoi formé contre l’incarcération. Le pourvoi des appelants devant notre Cour ne porte donc que sur l’étape des procédures relative à l’incarcération et sur la compétence du juge d’extradition d’ordonner un arrêt des procédures.
III. Les dispositions pertinentes
11 Charte canadienne des droits et libertés
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, modifiée par L.C. 1992, ch. 13
9. (3) Dans le cadre de la Loi constitutionnelle de 1982, un juge de cour supérieure ou de cour de comté conserve les compétences qu’il a en cette qualité, dans l’exercice des fonctions qu’il est tenu d’accomplir en appliquant la présente loi.
Loi sur l’extradition, L.C. 1999, ch. 18
25. Dans le cadre de la Loi constitutionnelle de 1982, le juge dispose, dans l’exécution de ses fonctions d’application de la présente loi, des compétences d’un juge de la cour supérieure.
84. La Loi sur l’extradition continue de s’appliquer -- comme si elle n’avait pas été abrogée par l’article 129 -- à toute question en matière d’extradition dans le cas où l’audition de la demande d’extradition est en cours devant le juge à la date d’entrée en vigueur de la présente loi [17 juin 1999].
IV. Les procédures et les décisions antérieures
A. Cour de l’Ontario (Division générale) (1997), 11 C.R. (5th) 310
12 Le 28 octobre 1997, le juge Hawkins conclut que les États-Unis ont établi prima facie le bien‑fondé des accusations contre Cobb, Grossman et Tsioubris. Il statue ensuite sur les deux demandes des appelants. Il rejette la première, qui est fondée sur l’al. 11b) et le par. 24(1) de la Charte et concerne le retard indu dans la tenue de l’audience relative à leur incarcération. Le juge Hawkins accueille cependant la deuxième demande, plus significative, qui est fondée sur l’art. 7 et le par. 24(1) de la Charte et vise à obtenir l’arrêt des procédures en raison de déclarations faites par le juge et le procureur américains, et il ordonne l’arrêt des procédures contre Cobb, Grossman et Tsioubris.
13 Le juge d’extradition se fonde sur l’arrêt Cazzetta c. États-Unis d’Amérique, [1996] R.J.Q. 1547, de la Cour d’appel du Québec (autorisation de pourvoi refusée par la Cour suprême du Canada, [1996] 3 R.C.S. xiv), pour conclure qu’il avait compétence pour entendre un argument basé sur l’art. 7 de la Charte et accorder une réparation en vertu de l’art. 24.
14 Il conclut que les remarques du juge Caldwell [traduction] « ne sont rien de moins qu’une menace franche et sans équivoque visant à intimider les demandeurs et d’autres individus pour qu’ils renoncent à leur droit de s’opposer légalement à leur extradition » (par. 25). En ce qui concerne les remarques télévisées du procureur, M. Zubrod, le juge Hawkins ajoute : [traduction] « J’estime, et j’espère que je peux le dire sans risquer de me tromper, qu’aucun Canadien sensé n’approuverait l’utilisation d’une menace de viol homosexuel pour convaincre des résidents canadiens de renoncer à leurs droits à une audience d’extradition en bonne et due forme » (par. 35). En ordonnant l’arrêt des procédures d’extradition, il conclut au par. 36 :
[traduction] À mon avis, l’incarcération de ces fugitifs afin qu’ils subissent leur procès devant un juge qui les a publiquement menacés de leur imposer une peine maximale avant même d’avoir entamé le procès, et qu’ils soient poursuivis par un procureur qui les a publiquement menacés de viol homosexuel (se vantant à la même occasion de l’efficacité de la technique) « choque la conscience des Canadiens » et est « tout simplement inacceptable ».
B. Cour d’appel de l’Ontario (1999), 125 O.A.C. 122
15 Le 13 septembre 1999, le juge Brooke annule l’arrêt des procédures et renvoie l’affaire au juge d’extradition afin qu’il délivre en bonne et due forme des mandats d’incarcération. Il conclut, au nom de la cour unanime, que rien ne permet de distinguer la présente espèce de l’arrêt United States of America c. Shulman (1998), 128 C.C.C. (3d) 475 (C.A. Ont.). Il estime que, malgré les modifications apportées en 1992 à la Loi sur l’extradition, le rôle du juge d’extradition demeure restreint, et se limite à ce que la loi prévoit, et qu’il ne doit pas s’approprier le pouvoir discrétionnaire du ministre de la Justice d’extrader les fugitifs dans le respect des obligations qui incombent au Canada en vertu des traités. Le rôle du juge d’extradition consiste à déterminer s’il a été établi prima facie que les fugitifs ont commis un crime visé par le Traité d’extradition entre le Canada et les États-Unis d’Amérique, R.T. Can. 1976, no 3. Même si le juge d’extradition avait compétence générale pour appliquer l’art. 24 de la Charte, il devrait attendre que le ministre rende sa décision sur l’extradition. En conséquence, la décision du juge Hawkins d’ordonner l’arrêt des procédures était prématurée.
V. La question en litige
16 La question à trancher est de savoir si la Cour d’appel de l’Ontario a commis une erreur en concluant que l’étape de l’incarcération dans le processus d’extradition ne fait pas intervenir de considérations relatives à l’art. 7 de la Charte, que ces considérations excèdent la compétence du juge d’extradition, et qu’elles n’interviennent donc qu’au moment où le ministre de la Justice prend la décision d’extrader ou non les fugitifs.
VI. L’analyse
17 L’intimé ne soutient pas que le juge Hawkins a mal interprété les remarques du juge Caldwell ou que la façon dont il a décrit ces remarques était mal fondée ou incorrecte. Je suis d’accord que, prises à la lettre, les remarques du juge de la détermination de la peine dans une affaire connexe peuvent raisonnablement être interprétées comme le juge d’extradition l’a fait en l’espèce. Je tiens à souligner cependant qu’on peut également leur donner un sens légèrement différent, qui me causerait beaucoup moins d’inquiétude. Le juge Caldwell imposait la peine d’une personne qui avait collaboré. Il était en droit de reconnaître cette collaboration en déterminant la peine. C’est dans ce contexte qu’il a dit, à propos des personnes qui n’avaient pas collaboré : [traduction] « . . . en ce qui me concerne, si nous réussissons à les extrader et s’ils sont déclarés coupables, les individus qui ne se rendent pas et qui ne collaborent pas recevront la peine d’emprisonnement la plus sévère que la loi m’habilite à infliger » (je souligne). Il est fort possible que le juge ait voulu dire non pas qu’il imposerait la peine maximale peu importe tout autre facteur pertinent mais tout simplement qu’il tiendrait compte de tout autre facteur légalement pertinent pour réduire la peine maximale et qu’en l’absence de collaboration, il n’accorderait aucune autre réduction. Il s’agit là, à mon avis, de tout ce que la loi permet.
18 De toute évidence, cela n’est pas le sens que les appelants et le juge Hawkins ont donné au passage contesté. S’il se peut que le sens donné par le juge d’extradition ne soit pas ce que le juge Caldwell avait à l’esprit, cette interprétation est tout de même raisonnable. En effet, j’estime que c’est ce que le profane aurait compris, et nous devons considérer qu’il s’agit là d’un fait que le juge des faits a raisonnablement établi. Je suis d’avis de ne pas infirmer cette conclusion.
19 Pour ce qui est des remarques du procureur de la poursuite, [traduction] « vous deviendrez le petit ami d’un homme très méchant si vous attendez votre extradition », faisant allusion aux conditions plus sévères dans lesquelles serait purgée la peine d’emprisonnement, je suis d’avis qu’elles ont exactement le sens que le juge d’extradition leur a attribué. On ne peut plausiblement leur donner une interprétation moins sinistre.
20 Ayant cela à l’esprit, j’aborde maintenant les conséquences de ces déclarations sur le processus d’extradition des appelants. J’analyserai brièvement la compétence du juge d’extradition au regard de la Charte avant de déterminer s’il pouvait ordonner l’arrêt des procédures en réparation des violations des principes de justice fondamentale.
A. L’effet du par. 9(3) sur la compétence du juge d’extradition au regard de la Charte
21 Comme je le fais dans le pourvoi connexe Kwok, je me réfère dans les présents motifs à la Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur l’extradition, L.C. 1992, ch. 13. Les appelants soutiennent que le par. 9(3) de la Loi sur l’extradition donne entière compétence à la cour d’extradition pour traiter de questions de Charte qui se rapportent à la fonction judiciaire exercée à l’étape de l’incarcération dans le processus d’extradition. L’intimé soutient que le par. 9(3) n’a pas étendu le rôle de la Charte à cette étape du processus et que le juge d’extradition a la même compétence limitée, au regard de la Charte, que celle qu’exerçait antérieurement le juge de l’habeas corpus relativement à la Charte.
22 Je conclus dans l’arrêt connexe Kwok, que la compétence du juge d’incarcération au regard de la Charte doit être appréciée à la lumière de la fonction limitée que lui attribue la Loi. Cette fonction consiste uniquement à déterminer si les autorités étrangères ont produit suffisamment d’éléments de preuve admissible pour établir prima facie leur cause d’action contre le fugitif.
23 Je conclus également dans Kwok, que le juge d’extradition a effectivement une certaine compétence au regard de la Charte, pourvu que les questions de Charte portent sur l’étape initiale du processus d’extradition. Dans cette affaire, je conclus que le droit d’un fugitif de demeurer au Canada (art. 6) n’intervient pas à l’étape de l’incarcération comme telle, et qu’il n’entre en jeu qu’à l’étape de l’exercice du pouvoir exécutif, lorsque le ministre décide d’extrader ou non le fugitif, et dans le cadre du contrôle judiciaire de cette décision.
24 Notre Cour confirme dans Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, p. 520‑521, et plus récemment dans États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7, que la Charte s’applique aux procédures d’extradition en ce sens que le traité, l’audience d’extradition au Canada et l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif d’extrader un fugitif doivent tous être conformes aux exigences de la Charte. Le juge de l’incarcération préside à une audience judiciaire et il doit veiller à ce que l’audience elle-même soit menée conformément aux principes de justice fondamentale (art. 7).
25 Vu les pouvoirs limités qu’avait le juge d’extradition avant les modifications de 1992, les questions de Charte soulevées à l’étape de l’incarcération étaient tranchées par le juge qui révisait le mandat d’incarcération conformément à un bref d’habeas corpus (Loi sur l’extradition, al. 19a)). Les modifications de 1992 ont aboli le recours à l’habeas corpus, le remplaçant par un droit d’appel devant la cour d’appel, et elles ont élargi les pouvoirs du juge d’extradition de façon à inclure les fonctions relevant auparavant de la procédure de l’habeas corpus. Ces pouvoirs accrus comprennent le pouvoir d’accorder des réparations appropriées pour atteintes à la Charte. Notre Cour note dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, par. 146 :
Peut-être suffit-il de préciser qu’en conséquence de l’entrée en vigueur de cette disposition [le par. 9(3) de la Loi sur l’extradition], le juge d’extradition est «un tribunal compétent» au sens de l’art. 24 de la Charte, à condition que le juge qui préside l’audience exerce normalement cette fonction.
26 Le juge d’extradition a donc compétence pour accorder des réparations fondées sur la Charte, y compris l’arrêt des procédures, sur la base d’une violation de la Charte, mais seulement dans la mesure où cette violation se rapporte directement aux questions circonscrites pertinentes à l’étape de l’incarcération du processus d’extradition.
B. La compétence du juge de l’incarcération d’accorder une réparation pour violation de la justice fondamentale
27 L’allégation de violation de la justice fondamentale résulte des déclarations du juge du procès et du procureur de la poursuite américains qui s’adressaient apparemment aux accusés visés par une demande d’extradition présentée par les États‑Unis. Il faut déterminer si, dans le cadre du processus d’extradition, l’art. 7 de la Charte entre en jeu à l’étape de l’incarcération de sorte que le juge d’extradition peut accorder une réparation fondée sur la Charte, si la théorie de l’abus de procédure peut être invoquée et si, indépendamment de tout pouvoir d’accorder une réparation, le juge d’extradition aurait dû attendre que le ministre prenne sa décision avant d’ordonner l’arrêt des procédures.
28 Les appelants font valoir que le ministre n’est pas un « tribunal compétent » et qu’il ne lui revient donc pas de juger s’il y a atteinte aux droits que l’art. 7 garantit au fugitif. Ils soutiennent que les menaces de viol homosexuel et d’une peine d’emprisonnement plus longue, au maximum de ce que la loi autorise, pour la seule raison que le fugitif a exercé des droits que la loi canadienne lui confère, portent atteinte à l’art. 7. En plus des pouvoirs que lui confère la loi, les appelants soutiennent que le juge d’extradition a le pouvoir inhérent, en vertu de la common law, de contrôler les procédures de la cour et d’accorder réparation pour abus de procédure. Poursuivre l’affaire plus loin et délivrer un mandat d’incarcération constituerait un abus des procédures judiciaires et porterait atteinte au droit des appelants à la sécurité de leur personne en violation des principes de justice fondamentale. Il convient donc d’ordonner l’arrêt des procédures d’extradition.
29 L’intimé maintient que l’art. 7 de la Charte n’entre pas en jeu à l’étape de l’audience d’extradition à moins qu’il s’agisse de questions liées d’une certaine façon à la fonction restreinte du juge d’extradition. L’intimé soutient que les remarques en cause ne sont pas pertinentes en ce qui concerne la décision du juge d’extradition sur la question de savoir si la preuve produite était suffisante, et qu’il incombe au ministre de donner effet à l’art. 7 en décidant s’il doit extrader les appelants. En outre, que la question soit abordée sous l’angle de la compétence du juge d’extradition au regard de la Charte ou encore de la compétence inhérente des cours supérieures, le juge d’extradition n’aurait pas dû usurper la décision du ministre de la Justice à l’égard des remarques du juge et du procureur américains. L’intimé avance que l’arrêt Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536, établit qu’il n’appartient pas au juge d’extradition de donner suite aux suggestions qu’un fugitif ne subira pas un procès équitable dans l’État requérant.
(i) L’article 7 de la Charte dans le contexte de l’audience d’extradition
30 Notre Cour a dit plusieurs fois que l’audience d’extradition et l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif d’extrader un fugitif doivent respecter les exigences de la Charte, dont les principes de justice fondamentale : Schmidt, précité; États-Unis c. Allard, [1987] 1 R.C.S. 564; Burns, précité. Dans Schmidt, p. 522, le juge La Forest traite des inquiétudes face au traitement qu’un fugitif pourrait subir aux mains de l’État requérant :
Je ne doute pas non plus que dans certaines situations le traitement que l’État étranger réservera au fugitif extradé, que ce traitement soit ou non justifiable en vertu des lois de ce pays-là, peut être de telle nature que ce serait une violation des principes de justice fondamentale que de livrer un accusé dans ces circonstances. À ce propos, il suffit de se référer à une affaire portée devant la Commission européenne des droits de l’homme, Altun v. Germany (1983), 5 E.H.R.R. 611, dans laquelle il a été établi que des poursuites dans le pays requérant pourraient comprendre le recours à la torture. Il est fort possible que se présentent des cas bien moins graves où la nature des procédures criminelles dans un pays étranger ou des peines prévues choque suffisamment la conscience pour qu’une décision de livrer un fugitif afin qu’il y subisse son procès constitue une atteinte aux principes de justice fondamentale consacrés dans l’art. 7.
31 L’arrêt Dynar, précité, met l’accent sur l’équité qu’exige le processus canadien (au par. 124) :
La Charte garantit donc le caractère équitable de l’audience relative à l’incarcération. Le pouvoir discrétionnaire du ministre d’extrader le fugitif peut également faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Dans les deux cas, l’art. 7 de la Charte, selon lequel il ne peut être porté atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale, sera le plus souvent invoqué. Il est évident que la liberté et la sécurité de la personne d’un fugitif sont en jeu dans une procédure d’extradition. Cette procédure doit donc se dérouler en conformité avec les principes de justice fondamentale . . .
32 Les principes de justice fondamentale que garantit l’art. 7 varient selon le contexte des procédures à l’égard desquelles ils sont invoqués : Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631; Dynar, précité. Lorsque le droit à la liberté et à la sécurité de la personne est mis en cause, l’art. 7 s’applique et exige que l’instance soit menée de façon équitable. En conséquence, même si elle ne constitue pas un procès, l’audience relative à l’incarcération doit respecter les principes d’équité procédurale auxquels sont assujetties toutes les procédures judiciaires dans notre pays, en particulier lorsqu’est en cause le droit à la liberté ou à la sécurité de la personne.
33 L’intimé avance que toute crainte que les appelants subissent un procès inéquitable aux États-Unis est une question qui relève du ministre, et non du juge d’extradition, dont la seule fonction consiste à déterminer si la preuve produite est suffisante. Si exact soit‑il, cet argument ne concerne en rien la véritable question à trancher en l’espèce. La question à ce stade n’est pas de savoir si les appelants subiront un procès équitable s’ils sont extradés, mais si l’audience d’extradition est équitable compte tenu des menaces et incitations dont ils font l’objet de la part de ceux qui demandent leur extradition afin qu’ils renoncent à leur droit à une telle audience. La question de l’équité se rapporte donc principalement à l’audience tenue au Canada, à laquelle la Charte s’applique, et non à l’éventuel procès des appelants aux É.-U. qu’il est prématuré de considérer avant que le ministre ait pris une décision sur leur extradition. La conduite de l’État requérant, ou de ses représentants, mandataires ou fonctionnaires, qui s’ingèrent ou tentent de s’ingérer dans la conduite de procédures judiciaires au Canada est une question qui intéresse directement le juge d’extradition.
34 L’article 7 influe sur l’ensemble du processus d’extradition et il entre en jeu, bien que pour des fins distinctes, aux deux étapes des procédures. Après l’incarcération, dans le cas où un mandat de dépôt est délivré, le ministre doit décider s’il est souhaitable d’extrader le fugitif, en tenant compte de nombreuses considérations, dont les obligations internationales du Canada en vertu du traité et des principes de courtoisie applicables, mais également le respect des droits constitutionnels du fugitif. À l’étape de l’incarcération, le juge qui préside l’audience doit veiller à ce que le mandat d’incarcération, s’il en est, soit le produit d’un processus judiciaire équitable.
35 L’État requérant est partie aux procédures engagées devant un tribunal canadien, et les règles et réparations qui servent à contrôler la conduite des parties qui s’adressent aux tribunaux pour régler leurs différends lui sont applicables. Indépendamment de la protection de la Charte, les parties au litige sont protégées contre les procédures inéquitables ou abusives par la règle de l’abus de procédure, qui empêche les parties à un litige — et non seulement l’État — d’instituer des procédures frivoles ou vexatoires ou d’abuser du processus judiciaire de quelque autre façon.
(ii) La règle de l’abus de procédure
36 Bien que l’art. 7 de la Charte incorpore la règle de l’abus de procédure, il n’a pas pour effet d’éliminer cette règle de la common law, comme le reconnaît le juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 70 :
. . . [J]e conclus qu’il n’y a pas lieu de maintenir de distinction entre les deux régimes, sauf, peut-être dans les cas où la Charte, pour quelque raison, ne s’appliquerait pas mais que les circonstances, elles, révéleraient un abus de procédure.
37 Les tribunaux canadiens ont, en vertu de la common law, un pouvoir discrétionnaire inhérent et résiduel de contrôler leur propre procédure et d’empêcher qu’on en abuse. Notre Cour, dans R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, p. 658‑659, décrit la réparation conçue par les tribunaux pour les cas d’abus de procédure et les circonstances dans lesquelles il convient de l’accorder :
La possibilité d’avoir recours à une suspension d’instance pour remédier à un abus de procédure a été confirmée dans l’arrêt R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, dans lequel cette Cour a dit que le critère à appliquer pour déterminer s’il y a eu abus de procédure était celui initialement formulé par la Cour d’appel de l’Ontario dans R. v. Young (1984), 40 C.R. (3d) 289. Suivant ce critère, la suspension d’instance doit être accordée lorsque «forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu’a la société» ou lorsqu’il s’agit d’une procédure «oppressive ou vexatoire» ([1985] 2 R.C.S., aux pp. 136 et 137). Dans l’affaire Jewitt, cette Cour a en outre adopté «la mise en garde que fait la cour dans l’arrêt Young, portant que c’est là un pouvoir qui ne peut être exercé que dans les «cas les plus manifestes»» (à la p. 137).
Voir également Amato c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 418; R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903, p. 939; R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979; R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 612‑615; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, par. 52-56; R. c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565, par. 20-22; et Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, par. 116 et 118 (le juge Bastarache).
38 Lorsque l’arrêt des procédures est imposé dans une affaire pénale en raison d’un abus de procédure, « [l]es poursuites sont suspendues, non à la suite d’une décision sur le fond [. . .], mais parce qu’elles sont à ce point viciées que leur permettre de suivre leur cours compromettrait l’intégrité du tribunal » : R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667. La réparation n’est accordée que dans les cas les plus clairs, et il est toujours préférable qu’elle le soit par le tribunal devant lequel l’abus a lieu : R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128.
39 La remarque que notre Cour a faite dans l’arrêt Mellino, précité, selon laquelle un juge de cour supérieure siégeant en matière d’extradition n’a pas de compétence inhérente pour ordonner l’arrêt des procédures sur le fondement de la règle de l’abus de procédure en common law doit maintenant être interprétée en fonction des modifications de 1992 à la Loi sur l’extradition. À l’époque de l’arrêt Mellino, le juge d’extradition avait un rôle restreint et il était assujetti au pouvoir de surveillance de la cour supérieure exerçant sa compétence en matière d’habeas corpus. C’était le juge de l’habeas corpus qui avait compétence pour protéger les parties au litige contre l’abus de procédure, étant donné que le juge d’extradition n’avait de compétence inhérente ni en vertu de la common law, ni aux termes de la Charte : voir Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863. En vertu du transfert de la compétence en matière d’habeas corpus au juge d’extradition, comme le confirme l’arrêt connexe Kwok, il appartient dorénavant d’appliquer la règle de l’abus de procédure à l’audience d’extradition.
40 La décision du juge Hawkins d’ordonner l’arrêt des procédures était donc justifiée à mon avis, soit comme réparation fondée sur l’art. 7 de la Charte, soit sur le fondement de son pouvoir inhérent en common law de contrôler sa propre procédure et d’empêcher tout abus. En l’espèce, l’abus de procédure était directement et inextricablement lié à l’audience relative à l’incarcération.
(iii) La nécessité d’attendre la décision du pouvoir exécutif
41 Il se peut qu’à une étape ultérieure le ministre aurait jugé bon de ne pas extrader les appelants en l’espèce, ou de les extrader sous certaines conditions. Si elle n’avait pas reporté son examen de la question, le ministre aurait été tenu de décider s’il convenait d’extrader les appelants vers les États-Unis afin qu’ils y subissent leur procès devant un tribunal qui avait déjà exprimé son intention de leur imposer la peine maximale s’ils étaient reconnus coupables. Cela devrait susciter essentiellement deux préoccupations chez le ministre. D’abord, il lui faudrait se demander si, dans l’État requérant, les fugitifs feraient face à un processus dont une partie importante — la détermination de la peine -- était jugée d’avance, et si cela fait sérieusement douter de l’équité et de l’intégrité du processus. Il lui faudrait se demander ensuite si les raisons exprimées par le juge du procès pour expliquer cette prédétermination de la peine suscitent des réserves au sujet des obligations qui incombent au Canada en vertu du traité. Le juge du procès américain a indiqué que la sévérité de la peine refléterait le refus des appelants de renoncer au processus judiciaire et exécutif établi en droit canadien, conformément aux dispositions du traité, en vue de déterminer les mesures appropriées que le Canada devait prendre à l’égard de l’État requérant. De telles circonstances peuvent susciter chez le ministre des inquiétudes face à une tentative apparente de s’ingérer dans les mesures mises en œuvre par le Canada pour remplir ses obligations.
42 Comme je l’ai déjà mentionné, les questions fondées sur l’art. 7 dont est saisi le juge d’extradition sont de nature différente. Son principal souci n’est pas de savoir si les appelants subiraient aux États‑Unis un procès inéquitable ou une détermination inéquitable de la peine, ou si, dans le cas où ils seraient reconnus coupables et condamnés à emprisonnement, ils feraient l’objet de violence sexuelle comme l’avait prédit et même prescrit le procureur de la poursuite. Ces questions sont en grande partie prématurées à l’étape de l’incarcération, car elles font intervenir des considérations relatives à d’autres droits constitutionnels, tels les droits garantis par les art. 6 et 12, qui doivent être examinées d’abord par le ministre puis par les tribunaux en cas de demande de contrôle judiciaire de la décision ministérielle. Le juge d’extradition doit déterminer, en vertu de l’art. 7, si la conduite et les déclarations extrajudiciaires d’une partie à l’instance, ou de personnes associées à celle-ci, font perdre à cette partie le droit à l’aide recherchée auprès des tribunaux et s’il serait contraire aux principes de justice fondamentale d’incarcérer les fugitifs en vue de les livrer à l’État requérant.
43 À mon avis, le juge Hawkins a eu raison de conclure en l’espèce qu’il devait ordonner l’arrêt des procédures en raison d’un abus de procédure. Les déclarations du juge et du procureur américains peuvent à bon droit être opposées à l’État requérant lui-même, qui était partie aux procédures, d’autant plus que le procureur américain qui a fait les déclarations reprochées était le procureur chargé de l’affaire et le principal déposant en faveur de la demande des États-Unis devant le juge d’extradition. Les deux déclarations, ou à tout le moins celle du procureur, visaient à influer sur le déroulement des procédures judiciaires canadiennes en exerçant des pressions sur les appelants afin qu’ils renoncent à s’opposer à la demande d’extradition. Non seulement les pressions étaient-elles indues mais, dans le cas des déclarations faites par le procureur de la poursuite à la veille de l’ouverture de l’audience judiciaire au Canada, elles constituaient sans l’ombre d’un doute un abus de la procédure de la cour. Nous ne pouvons tolérer qu’une partie aux procédures se serve de la menace de violence sexuelle pour convaincre une partie adverse de renoncer à son droit d’être entendue. Par ailleurs, nous ne nous attendons pas non plus à ce que des parties à un litige surmontent la crainte légitime de représailles violentes afin de prendre part à un processus judiciaire. Indépendamment de l’intimidation elle-même, il est évident qu’une ordonnance d’incarcération exigeant le retour d’un fugitif pour faire face à un climat si hostile -- créé par ceux qui joueraient un rôle important, voire décisif, dans la détermination du sort ultime du fugitif -- ne serait pas compatible avec les principes de justice fondamentale.
44 Il convient de traiter de ces considérations, et des réparations auxquelles elles donnent lieu, à l’étape judiciaire du processus d’extradition, étant donné qu’elles ne dépendent ni de la décision en matière d’incarcération ni de la décision en matière d’extradition. Le ministre ne pouvait rien faire pour remédier à l’inéquité qui entacherait un mandat d’incarcération obtenu dans les présentes circonstances. Le ministre n’est pas chargé de protéger l’intégrité des tribunaux. Il revient aux tribunaux eux-mêmes de protéger et préserver leur intégrité. Il ne s’agit donc pas d’un cas où il convient d’attendre que le pouvoir exécutif rende sa décision. Les violations des droits des appelants ont eu lieu à l’étape judiciaire du processus et exigent une réparation à cette étape.
45 En vertu de la Loi sur l’extradition, l’État requérant doit établir devant un tribunal canadien qu’il est fondé à poursuivre le fugitif et donc qu’il est en droit d’en demander l’extradition au ministre. Cette étape judiciaire est obligatoire, à moins que le fugitif ne consente à être incarcéré. Au cours de ce processus, l’État requérant est assujetti aux règles de la justice fondamentale qui interviennent dès qu’un droit à la liberté est en cause, de même qu’à la règle de l’abus de procédure qui s’applique à toutes les parties devant les tribunaux canadiens.
46 L’intimé soutient également qu’on pouvait et devait laisser au ministre le soin de traiter des considérations soulevées par les appelants, vu qu’il pouvait accorder des réparations plus appropriées. Par exemple, il fait valoir que le ministre pouvait chercher à obtenir l’assurance que les appelants seraient traités équitablement aux États-Unis. Dans l’affaire United States of Mexico c. Hurley (1997), 116 C.C.C. (3d) 414 (C.A. Ont.), le fugitif demandait le contrôle judiciaire de la décision du ministre de l’extrader, au motif qu’il craignait d’être persécuté en raison de son orientation sexuelle. La Cour d’appel a reconnu qu’il existait [TRADUCTION] « une attitude hostile à l’égard des homosexuels au Mexique » (p. 422), mais que le ministre avait demandé et obtenu des assurances de la part de l’État requérant concernant les conditions dans lesquelles Hurley serait incarcéré. En fin de compte, la cour s’en est remise à la décision du ministre d’extrader le fugitif.
47 L’intimé citant le juge La Forest dans l’arrêt Mellino, p. 558, avance que le juge Hawkins a eu tort de devancer la décision du ministre sur l’extradition des appelants :
. . . un tribunal [. . .] doit bien garder à l’esprit que c’est l’exécutif qui se trouve investi du pouvoir discrétionnaire d’extrader un fugitif. Par conséquent, à moins de circonstances criantes ou urgentes, il ne faut pas empêcher l’exécutif d’exercer son pouvoir discrétionnaire. Dans des cas où le tort appréhendé peut être évité au moyen d’accords internationaux, il est douteux que les tribunaux doivent normalement intervenir avant que l’exécutif n’ait ordonné l’extradition.
L’intimé soutient que les circonstances de la présente affaire n’étaient ni criantes, ni urgentes. Il fait valoir que les remarques contestées ne seront pas nécessairement mises à exécution et que, de toute façon, le ministre peut pleinement remédier à la situation en exigeant qu’un autre juge et un autre procureur soient chargés de cette affaire.
48 Comme je l’ai déjà indiqué, le fait que des réparations puissent être accordées à l’étape de l’exercice du pouvoir exécutif ne prive pas les tribunaux de leur pouvoir de contrôler leur propre procédure dans des cas comme en l’espèce, où ils doivent préserver l’intégrité de leurs propres procédures. Par exemple, si les déclarations en cause avaient été faites après la délivrance d’un mandat d’incarcération des appelants et après tout appel de cette décision, les appelants auraient pu s’adresser au ministre qui aurait pu examiner la réponse à donner, allant du refus d’extrader à la demande d’assurances permettant d’écarter des craintes légitimes au sujet de l’équité des procédures étrangères.
49 On a également soutenu que les remarques reprochées n’avaient pas été faites par des acteurs canadiens et que, partant, elles ne faisaient pas elles-mêmes intervenir la Charte. Cela, à mon avis, dénature la question en litige. En effet, le présent pourvoi ne porte pas sur la conduite d’acteurs « étrangers », qui ne déclencherait pas un examen fondé sur la Charte, mais sur une conduite imputable à une partie devant un tribunal canadien. Cela suffit pour appliquer l’art. 7 de la Charte ou, à défaut, la règle de l’abus de procédure en common law qui, dans les circonstances, repose sur les mêmes principes et donne lieu aux mêmes réparations : voir O’Connor, précité. Il est donc inutile de décider si la présence du procureur général du Canada exerçant une fonction prévue par la loi pour le compte des États‑Unis, en comparaissant devant un tribunal canadien pour le compte des États-Unis dans le cadre d’une instance canadienne aux termes de la Loi sur l’extradition, suffit pour donner lieu à la protection de la Charte revendiquée en l’espèce. Je me contenterai de dire que conformément à des ententes et accords gouvernementaux, des représentants du gouvernement canadien ont agi en tant qu’avocats et mandataires d’une partie plaidante qui a tenté de dissuader des citoyens canadiens de faire valoir leurs droits à la liberté devant un tribunal canadien.
50 Enfin, l’intimé prétend que les remarques contestées ne pouvaient viser à intimider les appelants pour qu’ils renoncent à leur droit de s’opposer à leur extradition puisqu’en fait les appelants n’ont pas été dissuadés de se prévaloir de leurs droits procéduraux, comme en fait foi leur pourvoi devant notre Cour. Cet argument est mal fondé. Il se peut fort bien que les menaces de conséquences graves et illégales susceptibles de découler de leur résistance à l’extradition aient plus encore incité les appelants à s’opposer à leur extradition. J’estime sincèrement que ce serait très compréhensible. L’abus de procédure en l’espèce consiste en une tentative de faire obstacle à l’équité procédurale devant les tribunaux. Le fait que cette tentative ait réussi ou qu’elle ait échoué n’a aucune importance.
VII. Conclusion et dispositif
51 Je suis d’avis de répondre par l’affirmative à la question soulevée dans le présent pourvoi. La Cour d’appel de l’Ontario a commis une erreur en concluant que l’étape de l’incarcération dans les procédures d’extradition ne faisait pas intervenir de considérations liées à l’art. 7 de la Charte.
52 En exerçant indûment des pressions sur des citoyens canadiens afin qu’ils renoncent à l’application régulière de la loi au Canada, l’État étranger a perdu son droit de tenter d’établir devant les tribunaux pourquoi l’extradition devrait légalement avoir lieu. L’intimidation influait directement sur les procédures engagées devant le juge d’extradition, faisant ainsi intervenir le droit des appelants à la justice fondamentale en vertu de la common law, en application de la règle de l’abus de procédure, un droit qui se reflète également à l’art. 7 de la Charte. Le juge d’extradition n’était pas tenu d’attendre que le ministre prenne sa décision dans les circonstances, étant donné que l’atteinte aux principes de justice fondamentale était directement et inextricablement liée à l’audience relative à l’incarcération.
53 À mon avis, le juge d’extradition avait compétence pour contrôler l’intégrité des procédures engagées devant lui et accorder une réparation, tant en vertu de la common law que de la Charte, par suite d’un abus de procédure. Il a également eu raison de conclure qu’il s’agissait de l’un des cas les plus clairs où la poursuite de l’audience d’extradition violerait « les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu’a la société » (Keyowski, précité, p. 658), étant donné que l’État requérant dans les procédures, représenté par le procureur général du Canada, n’a pas répudié les déclarations de certains de ses fonctionnaires selon lesquelles les appelants paieraient un prix inique pour avoir voulu exercer les droits que leur confère le droit canadien.
54 En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel de l’Ontario, et de rétablir l’ordonnance dans laquelle le juge Hawkins a prononcé l’arrêt des procédures d’extradition.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelant Harry Cobb : Stern & Landesman, Toronto.
Procureurs de l’appelant Allen Grossman : Greenspan, Humphrey, Lavine, Toronto.
Procureur de l’intimé : Le ministère de la Justice, Toronto.