R. c. Regan, [2002] 1 R.C.S. 297, 2002 CSC 12
Gerald Augustine Regan Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général du Québec et
le procureur général du Nouveau‑Brunswick Intervenants
Répertorié : R. c. Regan
Référence neutre : 2002 CSC 12.
No du greffe : 27541.
2001 : 15 mars; 2002 : 14 février.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (1999), 179 N.S.R. (2d) 45, 137 C.C.C. (3d) 449, 28 C.R. (5th) 1, [1999] N.S.J. No. 293 (QL) accueillant l’appel du ministère public contre une décision de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse (1998), 21 C.R. (5th) 366, 58 C.R.R. (2d) 283, [1998] N.S.J. No. 128 (QL). Pourvoi rejeté, les juges Iacobucci, Major, Binnie et Arbour sont dissidents.
Edward L. Greenspan, c.r., et Marie Henein, pour l’appelant.
Robert Morrison, c.r., et Heather Leonoff, c.r., pour l’intimée.
Robert J. Frater et Silvie Kovacevich, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Mario Tremblay, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
John J. Walsh, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Bastarache et LeBel rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi a porté devant notre Cour des allégations de conduite répréhensible de la poursuite, des accusations de contacts sexuels et l’éclairage intense de la publicité entourant l’homme qui est au centre de l’affaire, l’ancien premier ministre de la Nouvelle‑Écosse, Gerald Regan. L’appelant Regan a finalement été inculpé de 18 chefs de viol, tentative de viol, attentat à la pudeur et séquestration illégale concernant 13 femmes. Il a déjà subi son procès et il a été acquitté relativement à huit de ces chefs d’accusation, concernant trois femmes. Au moment de l’audience tenue par notre Cour, il attendait la tenue de son procès relativement à un chef d’accusation concernant une quatrième plaignante. Le juge du procès a ordonné la suspension de la poursuite relativement aux autres accusations. Il retenait ainsi la prétention de M. Regan qui soutenait que le procureur de la Couronne cherchait à le faire condamner à tout prix. La Cour d’appel a infirmé la suspension des procédures. Le ministère public a lui‑même retiré depuis deux accusations et sept chefs d’agression sexuelle pèsent encore contre M. Regan.
2 La question portée devant nous consiste à déterminer si le ministère public et la police ont effectivement outrepassé leurs pouvoirs dans la présente instance et si, le cas échéant, la gravité de cet abus du processus de justice pénale justifiait la suspension des procédures. En définitive, en ce qui concerne l’appelant Regan, il faut décider s’il lui faudra subir encore un procès au sujet des accusations à caractère sexuel qui restent en suspens. La décision de confirmer une suspension des procédures s’avère donc lourde de conséquences, puisqu’elle écarte à jamais la possibilité de porter des accusations de conduite criminelle devant un juge et un jury. En l’espèce, la preuve ne révèle aucun abus de procédure grave ni aucun vice du système de justice qui justifierait une mesure aussi radicale. Je suis ainsi d’avis de rejeter le pourvoi de M. Regan.
II. Les faits
A. Survol
3 Le 15 mars 1995, Gerald Regan, ancien premier ministre de la Nouvelle‑Écosse, a été inculpé d’une longue liste d’infractions sexuelles qui auraient été perpétrées contre plusieurs femmes ayant travaillé pour lui ou avec lui et qui remonteraient aux années cinquante. Ces allégations d’agression avaient suivi un long et sinueux parcours, avant de faire finalement surface. D’abord, un journaliste de la CBC avait interviewé plusieurs femmes qui lui auraient affirmé avoir été victimes d’agressions de la part de l’appelant. Le journaliste n’avait toutefois pas diffusé cette nouvelle. Quelques années plus tard, à l’occasion de recherches personnelles, un adversaire politique déclaré de l’appelant découvrit l’information recueillie dans le cadre du reportage non diffusé. Ce dénonciateur fit part de ces informations à la police en juillet 1993 et, en septembre, un groupe d’agents de la GRC entama une enquête. Au cours de cette enquête, un agent de police répondit à la question d’un journaliste qui lui demandait de confirmer ou de nier l’existence d’une enquête sur l’appelant. L’agent de police confirma la tenue d’une telle enquête — cette confirmation publique contrevenait à la politique de la police qui interdisait la divulgation de tout renseignement au sujet d’un suspect tant que des accusations n’ont pas été portées. Après plus de 300 entrevues et un délai de 18 mois depuis la divulgation publique de la tenue d’une enquête sur M. Regan, des accusations furent portées.
B. Les chefs d’accusation
4 La série d’événements qui mena à la décision de porter des accusations est elle aussi complexe. À la fin de l’enquête policière, la police remit à John Pearson, le directeur des poursuites criminelles (« DPC ») de la province alors en poste, un rapport daté du 30 mars 1994 et lui demanda son avis sur les accusations à porter. Le rapport identifiait 22 plaignantes, dont six anciennes gardiennes d’enfants et une ancienne ménagère de M. Regan, une stagiaire politique, une page à l’assemblée législative, une secrétaire et une journaliste politique. Toutes ces femmes étaient jeunes au moment des agressions reprochées, leur âge variant de 14 à 24 ans. Une plaignante prétendait avoir été violée à l’âge de 14 ans et deux autres affirmaient avoir été victimes de tentatives de viol. Les autres incidents portaient sur des contacts sexuels, des actes d’exhibitionnisme et des baisers. Le rapport de police classifiait ainsi les accusations :
- trois plaignantes [traduction] « pouvant avoir été victimes d’inconvenance sexuelle » mais qui, selon la police, n’ont pas été victimes d’actes criminels (même si ces actes révélaient un modus operandi);
- six plaignantes que la police considérait comme des victimes d’actes criminels, mais qui n’étaient [traduction] « pas disposées à témoigner devant une cour de justice »;
- quatre plaignantes qui étaient considérées comme des victimes d’actes criminels, mais qui ne voulaient pas témoigner à titre de plaignantes et qui n’étaient disposées qu’à [traduction] « coopérer en fournissant une preuve de faits similaires au procès »;
- neuf victimes d’actes criminels qui étaient disposées à témoigner à titre de plaignantes. L’une d’elles prétendait avoir été agressée à Calgary (Alberta).
5 Dans une lettre datée du 28 juin 1994, le DPC Pearson répondit à la police qu’il avait examiné le dossier avec deux autres procureurs, dont Susan Potts, alors procureure principale de la Couronne et responsable des poursuites pour agression sexuelle. Me Pearson recommanda que des accusations soient portées à l’égard des infractions perpétrées contre quatre des huit plaignantes de Nouvelle-Écosse qui étaient disposées à témoigner. Il choisit les incidents comportant les atteintes les plus graves à l’intégrité physique, notamment les cas de viol et de tentative de viol, ainsi qu’un incident où l’appelant aurait exhibé son pénis.
6 Quant aux quatre autres incidents locaux, où les plaignantes étaient disposées à coopérer, le DPC Pearson recommanda à la police de ne pas porter d’accusations. Ces affaires comportaient beaucoup de récits semblables selon lesquels l’appelant aurait tenté de caresser et d’embrasser lascivement la victime. Selon l’explication du DPC Pearson, bien que ces agissements aient contrevenu à la loi de l’époque, [traduction] « il s’agit d’allégations mineures, tout spécialement lorsqu’on les replace dans le contexte des valeurs sociales de l’époque », et la « caducité » des infractions surpassait leur « gravité ». Selon lui, les accusations moins graves pouvaient être sanctionnées par la poursuite des accusations les plus graves; il craignait qu’en agissant autrement, la poursuite de ces chefs n’apparaisse comme de la « persécution ».
7 Le DPC Pearson faisait aussi valoir que [traduction] « la poursuite contre M. Regan serait beaucoup renforcée si des procédures étaient engagées relativement à certains incidents plus récents ». Il recommandait à la police de communiquer à nouveau avec les six femmes qui avaient été apparemment victimes d’une conduite criminelle, mais qui n’étaient pas disposées à témoigner. Il ne fit aucune recommandation au sujet des plaignantes apparemment victimes d’un comportement criminel, mais qui n’étaient disposées qu’à fournir une preuve de faits similaires. Le DPC Pearson suggérait enfin à la police d’entrer en communication avec les autorités albertaines au sujet de l’incident qui se serait produit à Calgary. Il fit la remarque suivante à l’intention de la police : [traduction] « vous n’êtes pas tenus d’accepter notre avis et la décision finale quant aux accusations à porter vous appartient. Nous sommes aussi conscients des fonctions et responsabilités qui incombent au procureur de la Couronne de déterminer s’il y a lieu d’engager des poursuites relativement aux accusations une fois qu’elles ont été déposées. » Il conseillait aux enquêteurs de la police de [traduction] « rencontrer [la procureure de la Couronne] Susan Potts afin d’arrêter le libellé de toute accusation que [la police] déciderait de porter ».
8 La police n’était pas d’accord avec la recommandation du DPC Pearson au sujet des accusations à porter. Les autorités policières estimaient qu’il fallait présenter au tribunal un tableau plus complet des allégations formulées contre l’appelant. Le surintendant principal Falkingham a témoigné en ce sens :
[traduction] . . . sur une période de plusieurs années, j’ai décelé une tendance et un modus operandi, en ce sens que M. Regan a agressé sexuellement, à mon avis, plusieurs jeunes adolescentes [. . .] Le modus operandi était avec les gardiennes, le modus operandi était avec -- lorsqu’il se trouvait seul avec une jeune fille, et j’avais l’impression que ces éléments composaient un grand tableau qui me faisait croire à l’existence d’une infraction continue, avec — comme une enquête globale
. . .
À mon avis, l’objet des accusations devait englober le grand nombre de plaignantes et, partant — les infractions qui se sont poursuivies au cours des ans . . .
9 Après les nouvelles entrevues menées conjointement par la police et par le ministère public avec la plupart des plaignantes originales, 16 chefs d’accusation pour des infractions d’ordre sexuel à l’endroit de 11 femmes furent portés contre l’appelant le 15 mars 1995. Le 30 mai 1995, une dénonciation révisée fut déposée pour ajouter deux nouvelles plaignantes et trois nouveaux chefs d’accusation, pour un total de 19 chefs d’accusation relatifs à 13 femmes.
10 L’enquête préliminaire commença en avril 1996. Un an plus tard, le ministère public décidait de procéder par voie de mise en accusation directe. À l’occasion de la décision finale concernant l’inculpation, une plaignante fut abandonnée, une autre fut ajoutée (le 16e chef) et les accusations concernant une troisième furent modifiées pour en retirer un chef, pour un total final de 18 chefs d’accusation pour des infractions d’ordre sexuel que l’appelant aurait commises à l’endroit de 13 femmes.
C. La conduite du ministère public
11 À la suite des recommandations écrites du DPC Pearson, la procureure Potts a rencontré la police le 15 juillet 1994. Lors de cette réunion qui a été enregistrée, la procureure Potts a laissé entendre qu’il ne serait pas [traduction] « souhaitable » que les accusations soient portées devant un juge en particulier, puisqu’elle croyait que celui‑ci avait des liens politiques avec l’appelant. Elle a dit avoir plutôt l’intention de [traduction] « surveiller le rôle de la cour pour voir qui siège quand et déterminer ce qui serait dans notre meilleur intérêt » — exercice couramment appelé « recherche d’un juge accommodant ».
12 À la même réunion, Me Potts a demandé à lire tous les rapports d’enquête, parce que [traduction] « cela devrait lui brosser un tableau précis de ce qui se passait réellement ». Les notes d’une réunion tenue le 17 janvier 1995, à laquelle assistait le surintendant principal de la GRC affecté au dossier, confirment que Me Potts avait alors relu [traduction] « la preuve et les déclarations des victimes ». La police et la procureure de la Couronne s’entendaient alors sur la nécessité [traduction] « de réinterroger » les six plaignantes qui étaient réticentes à témoigner. Finalement, la police et la procureure de la Couronne réinterrogèrent ensemble un grand nombre des 22 plaignantes originales ainsi que cinq autres femmes qui s’étaient présentées après la lettre de Me Pearson.
13 L’objet des nouvelles entrevues était [traduction] « [d]’abord et avant tout de renseigner les plaignantes potentielles sur le processus judiciaire pour leur permettre de prendre une décision éclairée quant à leur participation à ces poursuites; puis de procéder à une appréciation de la crédibilité de ces témoins, notamment de leur capacité à se rappeler les événements et de leur comportement général, et de préparer une enquête préliminaire ». (Déclarations du ministère public au procès, dossier de l’appelant, p. 1089)
14 Seize des 22 plaignantes originales furent réinterrogées : quatre des six plaignantes réticentes à témoigner à l’égard desquelles le DPC Pearson avait recommandé de nouvelles entrevues; trois des quatre femmes qui n’étaient disposées au départ qu’à fournir une preuve de faits similaires; trois des quatre plaignantes à l’égard desquelles Me Pearson avait recommandé le dépôt d’accusations (la quatrième ayant refusé d’aller plus loin); les quatre plaignantes disposées à témoigner à l’égard desquelles la police voulait déposer des accusations, malgré la recommandation contraire du DPC Pearson; la plaignante dans l’incident survenu en Alberta; et l’une des trois plaignantes à l’égard desquelles l’on avait d’abord estimé qu’aucune infraction criminelle n’avait été commise.
15 Au moment de l’ouverture de l’enquête préliminaire en avril 1996, la procureure Potts avait été retranchée de l’équipe de la poursuite dans cette affaire. Le procureur Adrian Reid prit la relève à titre d’avocat principal à l’enquête préliminaire et au procès. Le procureur Reid avait commencé à travailler au dossier en décembre 1995, après le dépôt des accusations.
16 L’appelant a demandé la suspension globale de tous les chefs d’accusation en invoquant l’effet cumulatif de ce comportement du ministère public, combiné à la révélation prématurée par la police des soupçons pesant contre lui. Au procès, une suspension partielle — touchant 9 des 18 chefs d’accusation — lui a été accordée.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (1998), 21 C.R. (5th) 366
17 Le juge en chef adjoint Michael MacDonald a constaté que l’appelant n’alléguait pas un abus de procédure qui aurait touché l’équité du procès, mais demandait réparation en invoquant la catégorie dite résiduelle d’abus de procédure qui justifierait une suspension des procédures. Le juge en chef adjoint MacDonald a toutefois noté que le remède de la suspension des procédures est réservé aux cas les plus manifestes, lorsqu’il constitue la seule réparation possible pour corriger les effets de l’abus (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391).
18 Le juge en chef adjoint MacDonald a retenu le test énoncé dans Tobiass (au par. 90) selon lequel, pour obtenir une suspension, il faut satisfaire à deux critères en établissant : (1) que le préjudice sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue, et (2) qu’aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître le préjudice causé par l’abus. La Cour a ajouté un troisième facteur qu’il faut prendre en compte dans les cas où il n’apparaît pas clair que l’abus est assez important pour justifier une suspension. En pareil cas, les tribunaux soupèseront les intérêts sociaux en jeu. Ils doivent alors « mettre en balance les intérêts que servirait la suspension des procédures et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond. Naturellement, cela ne signifie pas qu’une préoccupation publique passagère puisse jamais l’emporter sur un acte apparenté à une conduite répréhensible grave » (Tobiass, par. 92). Le juge en chef adjoint MacDonald a reconnu que ce troisième facteur jouerait un rôle appréciable dans son analyse. Dans son étude de cette question, le juge en chef adjoint MacDonald a noté qu’il lui fallait apprécier l’effet cumulatif de toute conduite répréhensible alléguée. Il a aussi reconnu que, malgré sa pertinence certaine, la preuve que l’abus de procédure avait été inspiré par la mauvaise foi n’était pas requise pour qu’une suspension se justifie.
19 Le juge en chef adjoint MacDonald a examiné les rôles dévolus respectivement à la police et au ministère public et constaté que, même s’ils s’acquittent de tâches indépendantes, une collaboration harmonieuse s’impose dans leur travail. Une séparation stricte de leurs fonctions constitue toutefois une garantie contre les écarts de part et d’autre. Le succès de ce système de freins et de contrepoids dépend du maintien d’une ligne de démarcation nette entre, d’une part, l’enquête sur les accusations et, d’autre part, l’engagement d’une procédure à leur égard. Il a ainsi conclu que la police, en Nouvelle-Écosse, a [traduction] « la responsabilité exclusive de l’enquête sur les crimes et de la décision concernant les chefs d’accusation à déposer, le cas échéant [. . .] Ici, le rôle du ministère public se limite simplement à donner un avis juridique, avis qui ne lie pas la police » (par. 63 et 65). Par contraste, le ministère public doit se conduire comme un [traduction] « représentant quasi judiciaire de la justice, également appelé à agir en qualité de procureur » (par. 67).
20 L’appelant a soumis une liste d’allégations de conduite répréhensible par la police et le ministère public. Elle inclut la formation prématurée d’un groupe de travail de la police chargé d’enquêter sur les allégations visant M. Regan, ainsi que l’emploi de techniques d’enquête et de procédures d’arrestation douteuses. De l’avis du juge en chef adjoint MacDonald, ces actes n’ont pas eu une grande incidence sur l’appelant. Il a estimé que la confirmation prématurée du fait que M. Regan était devenu un suspect dans une enquête policière était clairement blâmable, puisqu’elle contrevenait à la politique expresse de la police. Il restait préoccupé par cette grave erreur de jugement.
21 Le juge en chef adjoint MacDonald s’est ensuite penché sur les allégations de conduite répréhensible du ministère public. Il a estimé concluante la preuve de la tentative flagrante de recherche d’un juge plus accommodant par la procureure Potts, et jugé cette tentative choquante et très préoccupante. De l’avis du juge en chef adjoint MacDonald, elle projetait l’image d’un procureur de la Couronne préoccupé d’obtenir une déclaration de culpabilité à tout prix. Il a conclu que le comportement de la procureure Potts avait vicié toute sa participation au processus.
22 Les entrevues pré-inculpation effectuées par le ministère public auprès des plaignantes constituaient toutefois le point le plus litigieux dont était saisi le juge en chef adjoint MacDonald. Les procureurs de la Couronne, tout particulièrement Me Potts, avaient participé activement aux entrevues pré-inculpation. Selon le premier juge, la pratique des entrevues pré-inculpation n’est pas entièrement rejetée dans notre pays, mais lorsqu’elle est utilisée, elle conserve une portée étroite. D’après le juge en chef adjoint MacDonald, dans des provinces comme le Nouveau-Brunswick, où l’on procède à des entrevues pré‑inculpation, celles-ci servent uniquement de filtre pour protéger le suspect de l’humiliation d’être accusé, dans l’hypothèse où les accusations portées contre lui seraient retirées ou suspendues plus tard. En l’espèce, il a conclu que les entrevues pré-inculpation menées par le ministère public visaient à encourager certaines plaignantes réticentes à changer d’idée et à accepter de porter plainte. Selon le juge en chef adjoint MacDonald, jamais en l’espèce les entrevues pré-inculpation n’avaient été motivées par le désir de protéger l’appelant.
23 Le juge en chef adjoint MacDonald a donc estimé que ce processus avait eu une incidence sur le nombre d’accusations qui ont finalement été portées. Il a conclu que le ministère public a été pleinement associé au processus décisionnel relatif au dépôt des accusations. La coopération avait mené à un consensus et cette collaboration avait entraîné l’homogénéisation du processus, de sorte que la décision sur l’inculpation avait été prise en commun. Le ministère public avait perdu son objectivité, ce qui avait privé l’appelant de l’examen rigoureux et objectif de la décision sur l’inculpation, qui constitue un élément essentiel du rôle du ministère public. De l’avis du juge en chef adjoint MacDonald (au par. 124),
[traduction] [i]l est impossible de conserver le niveau d’objectivité nécessaire en procédant à de longues entrevues pré-inculpation (et sans aucun doute chargées d’émotivité) auprès des plaignantes. La nature humaine ne le permet tout simplement pas. En procédant ainsi, vous n’entendez directement qu’une version de l’histoire. Comment pouvez-vous ensuite examiner objectivement le processus qui comporte la prise en compte des droits du requérant?
Le juge en chef adjoint MacDonald a néanmoins conclu que le ministère public n’avait pas participé à l’enquête et que, à l’exception du commentaire inexcusable de la procureure Potts au sujet de la recherche d’un juge accommodant, tous les autres procureurs de la Couronne affectés à l’affaire avaient été de bonne foi tout au long du processus, mais avaient tout simplement manqué de recul pendant la procédure d’inculpation.
24 Le juge en chef adjoint MacDonald a décidé que le ministère public n’avait pas agi de mauvaise foi en choisissant de procéder par voie de mise en accusation directe. L’enquête préliminaire a été très longue. Si des motifs répréhensibles avaient animé le ministère public, il aurait procédé par voie de mise en accusation directe dès le début ou, du moins, plus tôt qu’il ne l’a fait.
25 Appréciées cumulativement, des facteurs tels que la recherche d’un juge plus accommodant, la tenue d’entrevues pré-inculpation par le ministère public et, à un moindre degré, la confirmation prématurée par la GRC du fait que M. Regan faisait l’objet d’une enquête ne constituaient pas, dans leur ensemble, l’un des cas les plus manifestes d’abus de procédure justifiant une suspension globale de tous les chefs d’accusation. Après avoir examiné chaque cas individuellement, le juge a plutôt statué, à l’égard des neuf accusations portant sur les allégations les plus graves, qu’un intérêt public pressant exigeait la continuation des poursuites.
26 Toutefois, à l’égard des accusations les moins graves, le juge en chef adjoint MacDonald a souligné que le rapport de Me Pearson était détaillé et exhaustif et qu’il révélait la solution que le ministère public avait, à l’origine, estimée équitable pour l’appelant. Le ministère public ne devrait pas pouvoir modifier sa position de façon importante, sans raison valable. Selon lui, le ministère public avait effectivement changé sa position : la mise en accusation directe comportait des chefs d’accusation engageant au moins quatre et peut‑être jusqu’à six des plaignantes dont les noms figuraient à l’origine sur la liste de celles que Me Pearson recommandait d’exclure. À son avis, les recommandations de Me Pearson méritaient d’être traitées avec grand respect. Il a alors suivi la conclusion de Me Pearson concernant l’inculpation et appliqué ses critères aux accusations portées après la transmission de son rapport. En fin de compte, le juge en chef adjoint MacDonald a tranché en suspendant les 9 chefs d’accusation restants sur les 18 dont il avait été saisi.
27 Le juge en chef adjoint MacDonald a ajouté un commentaire final au sujet du 16e chef, qui faisait partie de ceux qu’il a suspendus. Selon lui, une fin illégitime avait incité le ministère public à engager une procédure relativement à ce chef d’accusation, qui avait été déposé pour la première fois à l’occasion de la mise en accusation directe. Ce 16e chef d’accusation portait sur des faits semblables à ceux de l’incident supposément survenu en Alberta. Il n’était pas possible d’engager une procédure en Nouvelle-Écosse pour faire suite à la dénonciation albertaine. Le juge en chef adjoint MacDonald soupçonnait que l’empressement à saisir un tribunal de la Nouvelle‑Écosse de faits survenus en Alberta avait conduit le ministère public à déposer cette nouvelle accusation, similaire, fondée cette fois sur des faits survenus en Nouvelle-Écosse. Selon le juge en chef adjoint MacDonald, cette fin illégitime viciait irrémédiablement ce chef d’accusation.
B. Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse (1999), 179 N.S.R. (2d) 45
1. Le juge Cromwell (avec l’appui du juge Roscoe)
28 Le juge Cromwell, au nom de la majorité de la Cour d’appel, a identifié deux erreurs importantes dans le raisonnement du juge du procès. En premier lieu, ce dernier avait commis une erreur de droit en ne se demandant pas si la poursuite du procès relatif aux accusations révélerait, perpétuerait ou aggraverait le préjudice causé par l’exercice irrégulier du pouvoir discrétionnaire du ministère public à l’étape de l’inculpation. En deuxième lieu, le juge du procès s’était aussi trompé en considérant la suspension judiciaire des procédures comme une réparation pour une conduite répréhensible passée.
29 L’étroite catégorie résiduelle d’abus de procédure s’appliquait en l’espèce parce que le juge du procès avait rejeté toutes les prétentions de l’appelant qu’il ne pourrait subir un procès équitable. Selon le juge Cromwell, il fallait prouver l’existence de circonstances exceptionnelles pour justifier une suspension, puisque [traduction] « [c]e n’est que dans des circonstances rares et inhabituelles que la tenue d’un procès équitable, en soi, pourrait porter atteinte à l’intégrité du processus judiciaire » (par. 108).
30 Le juge Cromwell a repris l’analyse à trois volets applicable à cette catégorie (Tobiass, précité). À la première étape, l’accusé doit établir l’existence d’une conduite répréhensible ou d’autres circonstances indépendantes en raison desquelles la poursuite du procès porte atteinte à l’intégrité du processus judiciaire. À la deuxième étape, le tribunal met en balance l’intégrité du processus judiciaire avec l’intérêt de la société à ce que les crimes reprochés fassent l’objet de poursuites, en se demandant si le préjudice causé par l’abus sera révélé, perpétué ou aggravé par la poursuite du procès. Le cas échéant, le tribunal recherche si une autre réparation, moindre qu’une suspension, peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice. Ce n’est que lorsque l’abus est persistant et qu’aucune autre réparation n’est envisageable que la balance penche en faveur d’une suspension judiciaire.
31 Le juge Cromwell a poursuivi l’analyse des éléments du deuxième volet et souligné que la suspension est une réparation à caractère prospectif plutôt que rétroactif : [traduction] « la suspension des procédures n’est pas considérée comme une mesure visant à réparer un tort déjà causé, mais plutôt comme un moyen d’empêcher que l’intégrité du processus judiciaire soit davantage minée par la poursuite du procès » (par. 116). Le préjudice persistant pourrait se répéter à l’avenir, ou pourrait miner le processus en ce sens que la conduite répréhensible, à cause de sa gravité, rendrait choquante la poursuite du procès. À ces exemples tirés de la jurisprudence, le juge Cromwell a ajouté une troisième possibilité de préjudice persistant, lorsque [traduction] « la conduite entraîne la poursuite sur une voie fondamentalement différente de celle qu’elle aurait autrement suivie » (par. 118).
32 La troisième étape de l’analyse n’est engagée que si, au terme des deux premières étapes, la question de la nécessité d’une suspension n’est pas encore résolue. Le troisième volet consiste à remettre en balance l’intérêt de la société dans la poursuite et les intérêts que servirait la suspension des procédures. Toutefois, à cette étape l’analyse se concentre sur la question de savoir si la conduite répréhensible en soi a atteint une telle gravité qu’elle justifie une suspension. Selon le juge Cromwell, même si en principe de tels cas peuvent se produire, en pratique, il reste peu probable qu’un comportement aussi grave n’ait pas déjà satisfait au critère du préjudice persistant examiné lors de la deuxième étape. Le juge Cromwell a donc conclu que, pour qu’il soit fait droit à une demande de suspension des procédures à titre de réparation, il faut presque toujours que soit établie l’existence d’un préjudice persistant.
33 Le juge Cromwell a fait observer que l’issue d’une instance fondée sur un abus de procédure dépend de ses faits. Le juge du procès avait constaté expressément l’existence d’une conduite répréhensible à quatre égards : l’annonce prématurée des soupçons portés sur M. Regan, le commentaire sur la recherche d’un juge accommodant, la perte d’objectivité du ministère public à l’étape de l’inculpation et le dépôt du 16e chef d’accusation, désigné comme le chef visant des faits similaires. Le juge Cromwell a ensuite passé en revue les conclusions que le juge du procès avait expressément refusé de tirer, notamment sur les points suivants : le ministère public ne s’est pas indûment immiscé dans l’enquête; la police n’a pas mal agi en portant des accusations; le ministère public n’a pas agi de mauvaise foi ou pour une fin illégitime lorsqu’il a choisi de procéder par voie de mise en accusation directe; la perte d’objectivité du ministère public n’a pas dépassé l’étape de l’inculpation; le ministère public n’a pas encouragé la police à porter davantage d’accusations et ne lui a nié ni la liberté de décider de l’inculpation ni son indépendance à cet égard.
34 En général, le juge du procès avait semblé omettre tout examen direct de la deuxième étape de l’analyse relative à la suspension. Nulle part le juge du procès n’avait mentionné la probabilité d’une conduite répréhensible future ou persistante, ni conclu que l’abus cumulatif était si grave, en soi, qu’une suspension s’imposait. Le juge Cromwell a ajouté : [traduction] « Il semble toutefois avoir pensé que la perte d’objectivité avait un effet persistant parce qu’elle avait pu faire en sorte que le ministère public engage des poursuites fondées sur un plus grand nombre d’accusations que celles qui auraient été retenues s’il avait conservé son objectivité » (par. 131). Le juge du procès n’en avait pas moins déclaré expressément que l’abus n’était pas suffisamment grave pour justifier une suspension globale. Le juge du procès ne s’était pas non plus penché expressément sur la question de l’existence d’une autre réparation susceptible de faire disparaître le préjudice.
35 Le juge Cromwell a ensuite analysé chacune des conclusions d’abus tirées par le juge du procès, en commençant par la conduite répréhensible qu’aurait constituée le dépôt du 16e chef d’accusation visant des faits similaires. Le juge du procès avait conclu que l’ajout du 16e chef d’accusation à l’occasion de la mise en accusation directe se fondait sur un motif illégitime. Selon le juge Cromwell, cette conclusion était contredite par d’autres conclusions du juge du procès portant que, à l’exception de la procureure Potts, aucun procureur de la Couronne n’avait agi de façon irrégulière ou de mauvaise foi, et que ceux-ci n’avaient manqué de recul qu’à l’étape de l’inculpation, [traduction] « au moment approximatif du dépôt des premières accusations en mars 1995 » (par. 129) (et non lors de la mise en accusation directe, quand le 16e chef d’accusation a été ajouté). Il n’y avait rien de fondamentalement répréhensible à ce que le ministère public évalue l’admissibilité de la preuve et son effet sur les perspectives d’obtenir une déclaration de culpabilité pour décider de l’opportunité d’engager des poursuites. Le juge Cromwell a conclu que la preuve relative au 16e chef d’accusation ne révélait aucun abus et que, partant, elle ne satisfaisait pas à la première étape de l’analyse d’une demande de suspension. Le juge du procès avait donc commis une erreur en ordonnant la suspension du 16e chef d’accusation.
36 Le juge Cromwell s’est ensuite penché sur la conclusion relative à la perte d’objectivité du ministère public. Le juge du procès en était arrivé à deux conclusions indépendantes : au stade de l’inculpation, le ministère public avait perdu son objectivité, tandis qu’à l’étape de la mise en accusation directe, la décision du ministère public demeurait régulière. Le juge Cromwell a jugé ces deux conclusions inconciliables. Si le pouvoir discrétionnaire du ministère public de procéder par voie de mise en accusation directe a été exercé à bon droit, on doit présumer qu’il l’a exercé en tenant adéquatement compte de l’intérêt public. Cette présomption respecte la conclusion du juge du procès que la perte d’objectivité se limitait à l’étape de l’inculpation. Le juge Cromwell a aussi fait remarquer que pratiquement tous les incidents de conduite répréhensible constatés se rapportaient exclusivement ou principalement à la procureure Potts. La participation de celle-ci au dossier avait pris fin à l’étape de l’enquête préliminaire et avant la mise en accusation directe. Selon le juge Cromwell, le juge du procès avait commis une erreur en généralisant la portée de la conduite répréhensible du ministère public, eu égard au caractère restreint de ses conclusions particulières, d’après lesquelles la perte d’objectivité ne s’était manifestée qu’à l’étape de l’inculpation et la seule conduite répréhensible était celle de la procureure Potts.
37 Le juge Cromwell était en désaccord avec la conclusion du juge du procès sur le caractère irrégulier de la collaboration entre le ministère public et la police dans la décision relative à l’inculpation. À son avis, cette conclusion n’était pas fondée en droit. Pourvu que l’indépendance de la police et du ministère public et la distinction entre leurs rôles respectifs soient respectées et qu’aucune fin illégitime ne soit poursuivie, il demeurait souhaitable que le ministère public et la police évitent tout désaccord inutile quant à l’opportunité de porter des accusations.
38 Le juge du procès avait déduit que la nature humaine ne permettrait pas aux procureurs de la Couronne de conserver leur objectivité, s’ils interrogeaient des témoins avant le dépôt des accusations. Le juge Cromwell a rejeté cette conclusion. Si tel était le cas, le ministère public ne pourrait jamais procéder à des entrevues auprès de témoins, que ce soit avant ou après le dépôt des accusations, tout en conservant son objectivité. Le juge Cromwell a plutôt conclu que [traduction] « [l]’obligation de demeurer équitable est permanente » (par. 158). Les entrevues pré-inculpation effectuées par le ministère public en l’espèce n’avaient rien [traduction] « d’intrinsèquement insidieux ». Le juge Cromwell a ensuite porté son attention sur le motif plus circonscrit identifié par le juge du procès, qui voudrait que les entrevues pré-inculpation n’aient pas été effectuées de manière objective par le ministère public parce qu’elles n’avaient pas été menées [traduction] « dans le but de déterminer s’il était dans l’intérêt public d’engager des procédures relativement aux accusations » (par. 163). En d’autres termes, le ministère public ne s’était pas contenté de filtrer les accusations en l’espèce. Le juge Cromwell a toutefois ajouté que ni le juge du procès, ni lui-même n’avaient trouvé à redire au fait que le ministère public, par des moyens qui ne dérogent pas à l’éthique, encourage des plaignantes réticentes à agir, tout particulièrement dans des affaires d’agression sexuelle, devant le peu de confiance de ces victimes envers le système judiciaire.
39 D’après le juge Cromwell, la question de la perte d’objectivité du ministère public constituait, en l’espèce, la principale source de préoccupation quant à l’abus de procédure. Étant donné que la communication irrégulière de la police et le commentaire sur la recherche d’un juge accommodant semblaient accessoires à la décision de suspendre les neuf accusations, le juge Cromwell ne s’y est pas attardé.
40 Passant au critère régissant la suspension des procédures, le juge Cromwell a estimé que le juge du procès avait commis une erreur fondamentale à la deuxième étape de l’analyse en concentrant son attention sur l’abus plutôt que sur le préjudice futur qui menacerait l’intégrité du système judiciaire. Le juge du procès n’avait pas conclu que le préjudice découlant de l’abus serait révélé, perpétué ou aggravé par la tenue du procès. Il n’avait pas non plus essayé de trouver un remède approprié moins radical que la suspension. Toutefois, la conclusion que M. Regan devait répondre à un plus grand nombre d’accusations que si le ministère public n’avait pas perdu son objectivité demeurait conséquente avec les motifs du juge du procès. En ce sens, l’abus pouvait entraîner des effets persistants. Mais la réception de la demande de suspension sur cette base faisait fi de la décision légitime de procéder par voie de mise en accusation directe.
41 Le juge Cromwell a conclu que le juge du procès avait commis une erreur de droit en collant aussi étroitement à la recommandation de Me Pearson pour ordonner la suspension de certaines des accusations. Le juge du procès cherchait ainsi à replacer M. Regan dans la situation où il serait trouvé si le ministère public n’avait pas ensuite perdu son objectivité. Il commettait alors une erreur, puisqu’il corrigeait ainsi rétroactivement les méfaits passés, plutôt que de porter un regard prospectif sur le caractère persistant de l’abus et sur la meilleure façon d’y remédier. La lettre de Me Pearson n’avait pas cristallisé la position du ministère public sur les accusations à porter -- elle ne constituait qu’un avis donné en réponse aux questions de la police et elle ne parlait même pas de trois nouvelles accusations émanant de cinq nouvelles plaignantes sorties de l’ombre après la lettre de Me Pearson.
42 Par surcroît, le juge du procès n’avait pas non plus examiné expressément la question de savoir si une autre réparation pouvait faire disparaître le préjudice. Selon le juge Cromwell, il était possible de satisfaire à ce critère sans nécessité d’ordonner une suspension en l’espèce. Le retrait de la procureure Potts du dossier et le dépôt légitime de la mise en accusation directe constituaient, ensemble, une réparation suffisante pour remédier à toute conduite répréhensible passée et pour empêcher toute atteinte future à l’intégrité du processus judiciaire.
43 À partir des erreurs commises dans son analyse de la demande de suspension, le juge Cromwell a conclu que le juge du procès devait éprouver des doutes quant à la nécessité d’une suspension à la fin de la deuxième étape, de sorte qu’il est passé à la mise en balance prévue à la troisième étape, au cas par cas. Par contraste, le juge Cromwell a statué qu’une autre conclusion s’imposait inéluctablement, soit qu’aucun des deux éléments de la deuxième étape du critère régissant la suspension des procédures n’avait été établi. Toutefois, en supposant qu’il se soit lui-même trompé et qu’il faille passer à la troisième étape, le juge Cromwell a ajouté que le juge du procès avait commis une erreur en omettant de tenir dûment compte de tous les intérêts en jeu dans les causes qu’il a suspendues. L’on ne saurait procéder à une juste appréciation de ces intérêts en ne tenant compte que d’un côté de la balance. Le juge du procès a pris en considération l’intérêt qu’avait M. Regan à obtenir la suspension des procédures, sans tenir compte des intérêts de la société à ce que la poursuite se continue. Le juge Cromwell s’est dit particulièrement sensible au fait que trois des chefs d’accusation suspendus avaient trait à des adolescentes, engagées comme gardiennes d’enfants ou comme ménagère par l’appelant. En pareils cas, le fait de ne pas tenir de procès risquait de miner l’intégrité du système judiciaire. Il a donc accueilli l’appel et annulé la suspension des neuf chefs d’accusation.
2. Le juge Freeman (dissident)
44 Le juge Freeman a conclu que la question décisive dans ce pourvoi concernait la nécessité que la police et le ministère public respectent la ligne de démarcation entre leurs fonctions respectives, tout particulièrement à l’étape antérieure au dépôt des accusations. Le juge du procès avait conclu que la décision de la police de porter des accusations et la décision du ministère public d’engager des poursuites relativement à ces chefs d’accusation avaient été confondues ou homogénéisées. En conséquence, ni la police, ni le ministère public n’avaient pu s’acquitter de leur rôle constitutionnel de protéger à la fois l’accusé et la perception publique de l’administration de la justice. Le juge Freeman a examiné la décision du juge du procès et n’a rien trouvé à redire à l’approche minutieuse que celui-ci avait adoptée pour apprécier le rôle de la police et celui du ministère public.
45 Le juge du procès possède une connaissance plus intime du contexte de chaque espèce. Cette situation constitue une raison importante pour que les cours d’appel fassent preuve de retenue à l’égard de la décision du juge du procès. D’après le juge Freeman, le juge du procès avait été choqué par l’incident de la recherche d’un juge plus accommodant, et encore plus par le fait que le ministère public s’était approprié le rôle de la police en procédant à des entrevues pré-inculpation, dans le but d’encourager des témoins à porter des accusations. Le juge du procès avait aussi tenu compte du contexte dans lequel se sont produits les actes reprochés. À la suite de la tragédie de l’emprisonnement injustifié de Donald Marshall, fils, le système de justice pénale de la Nouvelle-Écosse avait été critiqué pour le traitement de faveur qu’il accordait aux personnes en vue. Monsieur Regan a prétendu être victime d’un mouvement de ressac, et plus précisément que les autorités auraient réagi de façon excessive, en l’espèce, en le ciblant et en lui réservant un traitement particulier défavorable. Le juge Freeman était lui aussi d’avis que tout citoyen bien renseigné sur le droit et les faits en cause serait également consterné.
46 Le juge Freeman a conclu que le juge du procès avait bien appliqué les principes de droit, pour déterminer que l’appelant avait été privé d’un examen impartial de la décision de porter des accusations, par un ministère public objectif. En conséquence, l’accusé devait se défendre contre de multiples accusations portées sans que ne soient pris en considération les intérêts de la société, y compris le souci de la décence et de l’équité. Le juge du procès avait à bon droit conclu qu’il s’agissait d’un des cas les plus manifestes justifiant une suspension d’une partie des accusations. La seule réparation efficace, d’une nécessité évidente, consistait à réduire le nombre d’accusations par l’élagage des cas les moins graves, tout en préservant l’intérêt de la société par la continuation des procédures relatives aux affaires les plus graves, soit les accusations de viol et de tentative de viol. Le juge Freeman a donc décidé que le juge du procès ne s’était pas guidé sur des principes incorrects et que sa décision n’était pas erronée au point d’équivaloir à une injustice.
IV. Dispositions législatives
47 Charte canadienne des droits et libertés
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46
577. Lors d'une poursuite :
a) si une enquête préliminaire n'a pas été tenue, un acte d'accusation ne peut être présenté;
b) si une enquête préliminaire a été tenue et que le prévenu ait été libéré, un acte d’accusation ne peut être présenté et une nouvelle dénonciation ne peut être faite,
devant aucun tribunal sans :
c) le consentement personnel écrit du procureur général ou du sous‑procureur général si la poursuite est menée par le procureur général ou s’il y intervient;
d) le consentement écrit d’un juge de ce tribunal si la poursuite n'est pas menée par le procureur général ou s’il n’y intervient pas.
V. Les questions en litige
48 1. La conduite du ministère public et de la police constituait-elle un abus de procédure interdit par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. La suspension partielle des procédures était-elle justifiée?
3. La Cour d’appel était-elle justifiée d’intervenir dans la décision du juge du procès d’ordonner une suspension?
VI. Analyse
A. L’abus de procédure
49 Le raisonnement qui fait autorité en matière d’abus de procédure depuis l’avènement de la Charte se trouve dans l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411. La doctrine de l’abus de procédure visait traditionnellement à protéger l’intérêt de la société à la préservation du caractère équitable de la procédure. Toutefois, dans l’arrêt O’Connor, le juge L’Heureux-Dubé, s’exprimant au nom de la Cour unanime sur ce point (le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Major étant dissidents sur une question d’application du droit aux faits), a subsumé la doctrine de l’abus de procédure en common law sous les principes exprimés par la Charte dans les termes suivants, au par. 63 :
[I]l me semble que le fait de mener une poursuite de manière à contrevenir aux valeurs fondamentales de décence et de franc‑jeu de la société et à mettre ainsi en question l’intégrité du système, constitue également une atteinte d'envergure constitutionnelle aux droits d’une personne accusée.
50 Madame le juge L’Heureux-Dubé a aussi reconnu l’existence d’une catégorie résiduelle d’abus de procédure qui ne met pas en cause le droit d’une personne à un procès équitable. Voici comment elle a décrit cette catégorie, invoquée dans le présent pourvoi dans O’Connor, par. 73 :
Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l’équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d’autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt l’ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du processus judiciaire.
Le juge L’Heureux-Dubé a donc affirmé que, maintenant, lorsque les tribunaux doivent déterminer si un abus du processus judiciaire est survenu, les analyses effectuées en vertu de la common law et au regard de la Charte se rejoignent (voir O’Connor, par. 71). Ainsi, tout en reconnaissant que la Charte mettait traditionnellement l’accent sur la protection des droits d’une personne, l’arrêt O’Connor a fait écho et s’est harmonisé aux notions antérieures d’abus de procédure, que la common law décrivait comme des procédures « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 616), et comme un « traitement [. . .] oppressif » (R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667). Dans un arrêt antérieur, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a explicité cette notion comme suit :
. . . l’abus de procédure peut avoir lieu si : (1) les procédures sont oppressives ou vexatoires; et (2) elles violent les principes fondamentaux de justice sous‑jacents au sens de l’équité et de la décence de la société. La première condition, à savoir que les poursuites sont oppressives ou vexatoires, se rapporte au droit de l’accusé d’avoir un procès équitable. Cependant, la notion fait aussi appel à l’intérêt du public à un régime de procès justes et équitables et à la bonne administration de la justice. J’ajouterais que j’interprète ces conditions de façon cumulative.
(R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007)
51 En application de la Charte, la violation de droits particuliers rattachés à un procès équitable peut aussi constituer un abus de procédure, comme toute atteinte au droit plus général à la justice fondamentale (voir O’Connor, précité, par. 73).
52 Enfin, l’examen le plus récent par notre Cour de la notion d’abus de procédure a eu lieu dans le contexte administratif. Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, notre Cour a conclu qu’un délai de 30 mois dans le traitement d’une plainte de harcèlement sexuel déposée auprès de la commission des droits de la personne de la Colombie-Britannique ne constituait pas un abus de procédure entraînant une injustice envers le présumé harceleur. Au nom de la majorité, le juge Bastarache a fondé cette conclusion sur le fait que l’abus de procédure comporte un élément de causalité nécessaire : l’abus « doit [. . .] avoir causé un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public » (par. 133). Dans cette affaire, la Cour a conclu que l’humiliation, la perte d’emploi et la dépression clinique que M. Blencoe a subies ne résultaient pas principalement du délai écoulé, mais plutôt de la plainte elle‑même et de la publicité qui l’a entourée (Blencoe, précité, par. 133; voir aussi États-Unis d’Amérique c. Cobb, [2001] 1 R.C.S. 587, 2001 CSC 19).
B. La suspension des procédures
53 La suspension des procédures ne constitue qu’une forme de réparation à un abus de procédure, mais celle-ci présente le caractère le plus draconien : c’est « l’ultime réparation », comme l’a qualifiée notre Cour dans l’arrêt Tobiass, précité, par. 86. Elle est ultime en ce sens qu’elle est définitive. Les accusations suspendues ne pourront jamais faire l’objet de poursuites; la présumée victime ne sera jamais capable de se faire entendre en justice; la société sera privée à jamais de la possibilité de faire trancher l’affaire par le juge des faits. Pour ce motif, la suspension est réservée aux seuls cas d’abus qui satisfont à un test préliminaire très exigeant : « le test pour l’obtention d’un arrêt des procédures continue de relever des “cas les plus manifestes”, tant en vertu de la Charte que de la doctrine de l’abus de procédure en common law » (O’Connor, précité, par. 68).
54 Que le préjudice découlant de l’abus touche l’accusé, qui ne bénéficie pas d’un procès équitable, ou porte atteinte à l’intégrité du système de justice, l’arrêt des procédures s’avère approprié uniquement lorsque deux critères sont remplis :
(1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;
(2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice. [O’Connor, par. 75]
Dans l’arrêt Tobiass, par. 91, notre Cour a souligné l’importance capitale du premier critère. Il reflète le caractère prospectif plutôt que rétroactif de la suspension des procédures. Cette mesure de réparation ne corrige pas simplement le préjudice causé, mais vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d’intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l’avenir.
55 Tel que mentionné plus haut, la plupart des cas d’abus de procédure causent un préjudice en rendant le procès inéquitable. En vertu de l’art. 7 de la Charte, il existe toutefois une petite catégorie résiduelle de conduite abusive qui ne touche pas l'équité du procès, mais qui n’en mine pas moins la justice fondamentale du système (O’Connor, par. 73). Pourtant, même en pareil cas, l’importance du caractère prospectif de la suspension des procédures comme réparation doit être respectée : « [l]e simple fait que l’État se soit mal conduit à l’égard d’un individu par le passé ne suffit pas à justifier la suspension des procédures » (Tobiass, par. 91). Lorsqu’il s’agit d’un abus relevant de la catégorie résiduelle, la suspension des procédures ne constitue généralement une réparation appropriée que lorsque l’abus risque de se poursuivre ou de se produire subséquemment. Ce n’est que dans des cas « exceptionnels », « relativement très rares », que la conduite passée reprochée est « si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant » (Tobiass, par. 91).
56 Tout risque d’abus qui continuera à se manifester au cas de poursuite du procès doit donc être évalué en regard des réparations potentielles moins draconiennes qu’une suspension. Une fois établi que l’abus continuera à miner le processus judiciaire et qu’aucune autre réparation que la suspension ne permettrait de corriger le problème, le juge peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la suspension.
57 Enfin, dans l’arrêt Tobiass, notre Cour a toutefois affirmé qu’il peut arriver, dans certains cas, que subsiste un degré d’incertitude, lorsqu’il faut évaluer si l’abus est suffisamment grave pour justifier la réparation draconienne que constitue la suspension. En pareils cas, le juge applique un troisième critère. À cette étape s’effectue la mise en équilibre traditionnelle des intérêts : « il sera approprié de mettre en balance les intérêts que servirait la suspension des procédures et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond ». En pareil cas, « une préoccupation publique passagère [ne pourrait] jamais l’emporter sur un acte apparenté à une conduite répréhensible grave [bien que] [. . .] l’intérêt irrésistible de la société à ce qu’il y ait un débat sur le fond [puisse] faire pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures » (Tobiass, par. 92).
C. L’application aux faits de l’espèce
1. L’abus de procédure
58 En l’espèce, le juge du procès s’est préoccupé de l’effet cumulatif de trois éléments des poursuites engagées contre l’appelant : [traduction] « Il s’agit notamment de la recherche d’un juge accommodant, des entrevues pré‑inculpation menées par le ministère public et, à un moindre degré, du communiqué de presse prématuré de la GRC confirmant la tenue de l’enquête » (par. 132). En plus de ces événements survenus au début des procédures, le juge du procès a conclu que l’ajout d’un chef d’accusation lors de la mise en accusation directe (le 16e chef) avait été motivé par une fin illégitime.
a) La recherche d’un juge plus accommodant
59 Il importe de comprendre exactement ce que le ministère public a dit et fait en ce qui a trait à la recherche d’un juge plus accommodant. Une preuve directe établit que la procureure principale de la Couronne affectée à l’affaire au cours de l’enquête policière a déclaré, lors d’une réunion avec la police, que le dépôt des accusations devrait être reporté pour éviter qu’un juge en particulier en soit saisi, parce qu’elle craignait qu’il éprouve de la sympathie envers l’accusé. Cette irrégularité a été exacerbée, lorsqu’elle a ajouté qu’elle surveillerait le rôle de la cour à la recherche d’un autre juge mieux disposé à l’égard des accusations qui seraient portées contre l’accusé. Aucune preuve ne démontre toutefois que ce commentaire a été répété ou qu’on y a donné suite. Il n’en demeure pas moins que ce commentaire a été fait devant la police chargée de l’affaire et qu’il a donné le ton d’une attitude trop zélée et injuste dans la poursuite contre l’accusé.
60 Notre Cour a déjà souligné le caractère irrégulier de ces manœuvres qui cherchent à influencer l’issue d’une poursuite, en tentant de « choisir » le juge. Dans une affaire où le ministère public avait d’abord abandonné une poursuite devant un juge pour éviter une décision défavorable, puis déposé à nouveau des accusations dans le cadre d’un nouveau procès devant un juge différent, madame le juge McLachlin s’est empressée de dénoncer l’outrage ainsi fait à l’intégrité du système judiciaire (Scott, précité, p. 1008-1009) :
La question de la « quête au juge » vient du recours à l’arrêt des procédures pour contourner les conséquences d’une décision défavorable. Normalement, le substitut [du] procureur général placé devant une décision défavorable est censé l’accepter. Le recours est celui de l’appel . . .
Cette conduite pose le problème de l’impartialité de l’administration de la justice, dans la réalité et selon la manière dont elle est perçue. Utiliser le pouvoir d’arrêter les procédures et les reprendre plus tard comme moyen de se soustraire à une décision défavorable donne à la poursuite un avantage dont l'accusé ne peut se prévaloir.
61 La recherche d’un juge plus accommodant était tout aussi outrageante en l’espèce. Elle illustrait une autre inégalité entre le ministère public et la défense, en ce que seul le ministère public a le pouvoir d’influencer le choix du juge qui sera saisi de l’affaire en jouant sur le moment du dépôt des accusations. Même s’il n’a finalement pas tiré parti de cet avantage, il faut rappeler avec fermeté que la recherche d’un juge qu’on espère plus favorable représente une pratique inacceptable. Injuste envers l’accusé, elle ternit aussi la réputation du système judiciaire. De plus, cette pratique ne devrait pas contaminer le processus d’enquête en mêlant la police à un complot destiné à manipuler le processus judiciaire. Le juge du procès était, à bon droit, gravement préoccupé par cette preuve. Il a toutefois tenu compte du fait que ce simple commentaire n’avait pas eu de suite. Il ne l’a donc pas jugé déterminant dans sa conclusion finale que le processus engagé contre l’accusé avait été abusif au point d’exiger une suspension des procédures.
b) Le rapport entre la police et le ministère public
62 L’appelant prétend qu’il faut tracer une ligne de démarcation très nette à l’étape du dépôt des chefs d’accusation, afin de séparer distinctement les fonctions de la police de celles du ministère public. Seule cette séparation, fait-il valoir, peut maintenir l’objectivité cruciale dont doit faire preuve le ministère public lorsqu’il examine la pertinence d’une accusation. Le juge du procès a adopté cette façon de voir dans son appréciation du système d’administration de la justice, tel qu’il est mis en œuvre aujourd’hui en Nouvelle-Écosse. Après avoir cité diverses études sur les rapports entre la police et le ministère public, le juge en chef adjoint MacDonald a défini le rôle de la police comme limité à l’enquête pré-inculpation proprement dite et à la décision subséquente de porter ou non des accusations. Le ministère public conserve ainsi le rôle de « représentant de la justice », en ce sens qu’il doit agir avec détermination en qualité de poursuivant, dès le dépôt des accusations, mais aussi défendre objectivement l’intérêt public général en déterminant s’il y a lieu d’engager des poursuites relativement aux accusations recommandées par la police. Tout en reconnaissant que la police et le ministère public doivent, en pratique, travailler de concert, le juge en chef adjoint MacDonald a souligné que [traduction] « la nécessité de collaborer ne devrait jamais nuire à leur autonomie respective » (par. 72).
63 Le juge du procès a conclu que, dans notre pays, la pratique des entrevues pré-inculpation par le ministère public est [traduction] « inexistante ou rare », et qu’elle ne vise que la protection de l’accusé, c’est-à-dire qu’elle a pour but de filtrer les accusations frivoles ou non étayées par la preuve : [traduction] « [l]orsqu’on y a recours, elle sert de filtre destiné à protéger l’accusé de l’embarras (l’humiliation) d’être accusé, dans l’hypothèse où les accusations portées contre lui seraient retirées ou suspendues plus tard » (par. 117). Tout autre contact avec les témoins avant le dépôt des accusations minerait inévitablement l’objectivité du ministère public — selon le juge en chef adjoint MacDonald, la nature humaine empêcherait le ministère public de tenir compte de tout intérêt autre que celui du témoin. Le juge du procès a conclu que toute accusation portée à la suite d’une entrevue effectuée par le ministère public, dans cette affaire, était suspecte et que seule l’appréciation des accusations faite par écrit par le DPC Pearson était objective.
64 Notre Cour doit déterminer si l’objectivité du ministère public est nécessairement compromise lorsque le procureur de la Couronne interroge des témoins avant l’inculpation, alors qu’il n’a pas pour intention unique et expresse de filtrer les accusations avant leur dépôt. En substance, notre Cour est appelée à décider si, en droit, il faut interdire aux procureurs de la Couronne de procéder à des entrevues pré-inculpation de portée étendue pour préserver leur fonction essentielle de « représentants de la justice ». D’abord, je remarque que diverses provinces ont répondu différemment à cette question et que le juge du procès a commis une erreur dans son évaluation de la pratique courante à l’échelle du pays en cette matière. De plus, même si les fonctions policières d’enquête et de dépôt des accusations doivent demeurer distinctes et indépendantes du rôle de poursuivant du ministère public, il n’appartient pas à notre Cour de se prononcer sur les détails pratiques de la manière de sauvegarder cette séparation.
65 Le concept fondamental du rôle de « représentant de la justice » dévolu au ministère public découle de l’arrêt de notre Cour Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16. Le juge Rand en a alors donné la description suivante aux p. 23-24 :
[traduction] On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n'ont pas pour but d'obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l'on allègue être un crime. Les avocats sont tenus de voir à ce que tous les éléments de preuve légaux disponibles soient présentés : ils doivent le faire avec fermeté et en insistant sur la valeur légitime de cette preuve, mais ils doivent également le faire d’une façon juste. Le rôle du poursuivant exclut toute notion de gain ou de perte de cause; il s’acquitte d’un devoir public, et dans la vie civile, aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle.
Dans l’affaire Boucher, notre Cour était saisie, notamment, de la question de la légitimité de l’expression de l’opinion personnelle du procureur de la Couronne au sujet de la culpabilité de l’accusé. Elle a répondu qu’elle était inadmissible. La présentation des faits dans l’affaire Boucher aide à établir la distinction entre la question de la participation du ministère public à l’affaire avant le dépôt des accusations et celle de savoir si elle entraîne inévitablement la perte de l’objectivité nécessaire du poursuivant (à la p. 27, le juge Locke) :
[traduction] Les déclarations [du substitut du procureur général] visaient à faire bien comprendre au jury le fait allégué que le ministère public avait procédé, avec ses experts, à une enquête approfondie avant l’arrestation de l’accusé, et qu’il était convaincu de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cette preuve ainsi versée au dossier, il ne pouvait y avoir contre-interrogatoire pour en vérifier l’exactitude.
. . .
Le substitut du procureur général, ayant irrégulièrement informé le jury de la tenue d’une enquête du ministère public qui avait convaincu les autorités de la culpabilité de l’accusé, les a assurés de sa propre croyance en sa culpabilité et a employé un langage visant à attiser leur ressentiment à son égard. [Je souligne.]
Il ressort des extraits soulignés que le ministère public avait participé à l’enquête, avant l’arrestation, donc vraisemblablement, avant le dépôt des accusations. Cette participation prise isolément n’inquiétait toutefois pas la Cour. La Cour a plutôt jugé répréhensible la conclusion personnelle tirée par le substitut du procureur général à la suite de cette même enquête, soit celle de la culpabilité de l’accusé, qu’il avait ensuite portée devant le jury en guise de preuve. Ces actes avaient démontré que le ministère public avait perdu son objectivité de représentant de la justice dans le processus judiciaire. Cet exemple, me semble-t-il, aide à établir la différence entre la participation du ministère public avant le dépôt des accusations et la perte d’objectivité qui peut en résulter.
66 La nécessité d’une séparation entre les fonctions de la police et celles du ministère public a été réaffirmée à nombre d’occasions dans des rapports d’enquêtes sur des erreurs judiciaires qui ont entraîné l’emprisonnement d’innocents au Canada. Le rapport de la Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution, vol. 1, Findings and Recommendations (1989) (le « Rapport Marshall ») décrit les responsabilités du ministère public dans les termes suivants : [traduction] « En plus de devoir répondre de l’accomplissement de leurs devoirs devant le procureur général, les procureurs de la Couronne doivent répondre de leurs actes devant les tribunaux et le public. En ce sens, le procureur de la Couronne occupe une fonction qui a été quelquefois qualifiée de quasi judiciaire, une position unique au sein de notre tradition anglo-canadienne » (p. 227-228). Le Rapport Marshall souligne le fait que ce rôle doit demeurer distinct (bien que marqué par un esprit de collaboration) de celui de la police (à la p. 232) :
[traduction] Nous reconnaissons qu’une consultation marquée par la coopération et l’efficacité entre la police et le ministère public est aussi essentielle à la bonne administration de la justice. Toutefois, dans notre système, la fonction policière — la fonction d’enquête et d’application de la loi — est distincte de la fonction de poursuivant. Nous croyons que le maintien d’une ligne de démarcation nette entre ces deux fonctions est essentiel à la bonne administration de la justice.
67 Je remarque que le mot enquête n’est pas synonyme d’entrevue aux fins du présent pourvoi. Le juge du procès a constaté clairement que le ministère public n’avait pas participé à « l’enquête » en l’espèce. La ligne de démarcation nette signifie apparemment que l’ultime responsabilité de décider quelles accusations doivent être portées incombe à la police, et non au ministère public. Ce principe peut encore valoir après que le ministère public a procédé à sa propre évaluation pré-inculpation, lorsque les deux organes du système de justice pénale ne s’entendent pas sur l’opportunité de porter des accusations. (Voir le témoignage de Philip Stenning, dossier de l’appelant, p. 975.) La directive du Solliciteur général de la Nouvelle-Écosse sur le dépôt d’accusations, émise en réaction à l’enquête Marshall (Nova Scotia Solicitor General’s Directive on Laying of Charges (1990), prévoit ce qui suit :
[traduction] Tous les services de police doivent mettre en œuvre le présent protocole de règlement des différends entre la police et le ministère public au sujet du dépôt d’accusations criminelles :
(i) aucune accusation ne peut être portée à l’encontre de l’opinion d’un procureur de la Couronne, avant qu’un entretien sur la question n’ait eu lieu entre le service de police et le procureur de la Couronne;
(ii) en cas d’incapacité à résoudre le différend à ce niveau, la question doit être soumise à un agent de police supérieur du service, qui s’entretiendra de la question avec le procureur de la Couronne régional;
(iii) si, à la suite d’un tel entretien, la police continue à penser qu’il y a lieu de porter des accusations, il y aura dépôt des accusations.
68 Le protocole encourage l’évaluation conjointe, par la police et par le ministère public, de l’opportunité de porter des accusations : aucun élément de ces recommandations n’indique que la séparation entre les fonctions de la police et celles du ministère public doive être mise en œuvre en empêchant le ministère public d’entrer en contact avec des témoins potentiels avant le dépôt des accusations. Par conséquent, même si le Rapport Marshall parle d’une ligne de démarcation nette entre les fonctions de la police et celles du ministère public, c’est une ligne qui peut être tirée sur le plan des concepts et au figuré, par une pratique éclairée, plutôt qu’au propre, par le dépôt concret d’accusations.
69 L’appelant a aussi attiré l’attention de notre Cour sur le Rapport de 1998 de la Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin, une enquête sur une autre erreur judiciaire récente qui a entraîné l’incarcération de M. Morin pendant plusieurs années avant que son innocence soit reconnue. Cette enquête s’est concentrée sur le manque d’objectivité du ministère public du début à la fin du processus par suite d’un contact trop étroit entre le procureur de la Couronne et la police. L’auteur du rapport, le juge Kaufman, a attribué les problèmes survenus dans l’affaire Morin à l’absence d’une évaluation objective de la fiabilité de la preuve par le procureur de la Couronne avant le dépôt des accusations (t. 2, aux p. 1053, 1055 et 1235) :
En conséquence, la conclusion est la suivante : [les procureurs de la Couronne] n’ont pas réussi à évaluer objectivement la fiabilité de la preuve de la poursuite. Il est difficile de déterminer à quel point, précisément, chaque procureur a établi le manque de crédibilité d’une partie de la preuve présentée . . .
Les procureurs ont fait preuve d’un piètre jugement quant à la question des influences contaminantes pour les témoins : premièrement, la preuve favorisait la poursuite, ce qui fausse leur objectivité; deuxièmement, leurs rapports avec la police qui, à certains moments, les empêchait d’y voir clair et d’évaluer avec objectivité et précision la fiabilité des agents qui témoignaient pour la poursuite . . .
Il est également normal que cette conviction [en la culpabilité de Morin] ait influé sur l’évaluation faite par les procureurs de leurs propres éléments de preuve et de la preuve présentée par la défense. Leur manquement est que cette conviction a tellement envahi leurs pensées qu’ils étaient parfois incapables de considérer la preuve objectivement et parfois incapables d’être quelque peu introspectifs face aux très graves problèmes de fiabilité de certains de leurs propres témoins. Comme je l’ai déjà dit, leur lien avec la police les a parfois aveuglés sur les très graves problèmes de fiabilité de leurs propres policiers. [En italique dans l’original.]
70 Les parties reconnaissent en l’espèce que l’objectivité du ministère public et la séparation entre les fonctions du ministère public et celles de la police sont des éléments du processus judiciaire qu’il faut protéger. L’enquête sur l’affaire Morin, démontre que le ministère public peut perdre son objectivité sans avoir participé à des entrevues pré-inculpation et qu’il l’a effectivement perdue, en partie, par suite d’entrevues effectuées par le ministère public après le dépôt d’accusations. Il ne faut pas en conclure que l’absence d’entrevues pré-inculpation garantirait, en soi, le caractère équitable du processus, ni que le recours limité à pareilles entrevues devient nécessairement incompatible avec une séparation des fonctions de la police et du ministère public.
c) La situation dans d’autres ressorts
71 Bien que la séparation entre les fonctions de la police et celles du ministère public constitue un principe bien établi dans notre système de justice pénale, les provinces appliquent ce principe de différentes façons. Notre Cour a déjà reconnu que certaines différences dans les pratiques provinciales d’administration du droit criminel restent prévisibles et permises dans certaines circonstances. Dans l’arrêt R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254, le juge en chef Dickson a fait, à ce propos, l’observation suivante, aux p. 289-290 :
En premier lieu, il faut se rappeler que des différences dans l’application d'une loi fédérale peuvent représenter un moyen légitime de promouvoir les valeurs d'un système fédéral. De fait, dans le contexte de l’administration du droit criminel, les différences d’application sont favorisées par les par. 91(27) et 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le droit criminel et son application sont un domaine dans lequel un équilibre a pu être établi entre les intérêts nationaux et les préoccupations locales grâce à une structure constitutionnelle qui permet et encourage à la fois la collaboration du fédéral et des provinces. Il ressort clairement d’une brève revue de l’histoire constitutionnelle canadienne que la diversité du droit criminel dans son application par les provinces a été reconnue de façon constante comme moyen de promouvoir les valeurs propres au fédéralisme. Les différences d’application naissent de la reconnaissance de l’opportunité d’adopter dans différentes régions des façons différentes d’aborder l’administration du droit criminel.
En examinant les pratiques qui ont cours dans plusieurs provinces canadiennes, on constate que divers ressorts ont abordé différemment la question des entrevues pré-inculpation effectuées par le ministère public.
(i) Le Nouveau-Brunswick
72 Au procès, plusieurs témoins sont venus décrire le système de poursuite criminelle dans la province du Nouveau-Brunswick. Glendon Abbott, directeur des poursuites criminelles pour la province était de ce nombre. Il a expliqué qu’une partie de la fonction du ministère public consiste à
[traduction] conseiller les autorités policières. Nous exerçons, dans la province du Nouveau-Brunswick, à tout le moins, une fonction de filtrage avant le dépôt des accusations. Le procureur général a établi un critère préliminaire pour le dépôt d’accusations et nous examinons les dossiers de la police qui nous sont soumis à cette fin, afin d’arrêter une décision quant au dépôt d’accusations. Et nous exerçons les fonctions du poursuivant pour faire progresser l’affaire dans le système de justice [. . .] En bref, le critère [permettant de déterminer s’il y a lieu d’engager des poursuites] se résume ainsi : il faut être convaincu qu’il existe une perspective raisonnable d’obtenir une déclaration de culpabilité.
73 Me Abbott a aussi témoigné au sujet de son interprétation de la politique écrite du Nouveau-Brunswick sur l’engagement des poursuites : [traduction] « À mon avis, oui, implicitement, elle s’applique aux [entrevues pré-inculpation effectuées par le ministère public] et vise le contact avec les témoins potentiels avant le dépôt des accusations. » La politique est ainsi libellée :
[traduction] Le procureur de la Couronne tiendra compte des facteurs suivants pour se prononcer sur le caractère suffisant de la preuve : la disponibilité et l’admissibilité des éléments de preuve, la crédibilité des témoins et l’impression qu’ils produiront vraisemblablement sur le juge ou le jury, l’admissibilité des aveux, la confiance qu’on peut avoir dans la preuve d’identification et son admissibilité. Il se servira de son expérience pour évaluer la probabilité d’emporter la conviction du juge ou du jury lorsqu’il leur présentera la preuve. En outre, il y [a] d’autres facteurs tenant à l’intérêt public dont il pourra tenir compte.
(Nouveau-Brunswick, Critères d’engagement des poursuites, dossier de l’appelant, p. 519-520)
Me Abbott a déclaré que, conformément à cette politique,
[traduction] dans certains cas [. . .] le procureur et moi-même, en me fondant sur ma propre expérience, nous voulons interroger certains des témoins [avant le dépôt des accusations]. Pas dans tous les cas, mais dans certains cas . . .
Sur une période d’environ 23 ans d’expérience au sein du ministère public, cela n’est pas une pratique peu commune . . .
Je crois qu’en ce qui a trait à une catégorie d’infractions ou d’infractions alléguées, lorsqu’il y a des allégations d’agression sexuelle, c’est plus courant.
Le ministère public effectue de telles entrevues pré-inculpation pour apprécier la crédibilité et la force probante des témoignages des plaignants, tant pour les jeunes témoins que pour les adultes, et pour informer les témoins potentiels sur le processus judiciaire, tout en éprouvant leur détermination. Me Abbott a reconnu, à l’égard de ses entrevues pré‑inculpation, que [traduction] « dans certains cas, elles [l]’ont aidé à tirer la conclusion qu’il y avait une perspective raisonnable de condamnation et — en fait, pas aussi souvent, mais dans nombre de cas, qu’il n’y avait pas de perspective raisonnable de condamnation ». Il a conclu en ces termes : [traduction] « Je ne crois pas que le fait d’interroger le témoin avant l’approbation ou non du dépôt des accusations ait un effet sur ma capacité de m’acquitter de ma fonction avec impartialité. »
74 Le procureur de la Couronne régional pour le district rural de Miramichi (Nouveau-Brunswick), Fred Ferguson, a témoigné qu’il effectuait lui aussi des entrevues pré-inculpation, environ une fois par année. Selon son expérience, de telles entrevues se pratiquent dans le cas de jeunes témoins, d’allégations d’agression sexuelle remontant à très longtemps, et [traduction] « lorsqu’on s’interroge sur les motifs » à l’origine de la plainte. Il a déclaré que les contraintes de temps et de personnel font qu’il est difficile d’effectuer davantage d’entrevues pré-inculpation.
(ii) Québec
75 La procureure générale du Québec, intervenante, a soumis à notre Cour des observations portant qu’il n’est pas inhabituel dans cette province que des substituts du procureur général interrogent des témoins avant le dépôt d’accusations : « [L]’intervenante soutient qu’il n’y a rien d’hérétique pour un représentant du procureur général de rencontrer voire même d’interroger des témoins, y compris les victimes, avant que des accusations ne soient portées » (mémoire de l’intervenante, par. 3). En fait, le filtrage pré-inculpation constitue une pratique « systématique » au Québec depuis plus de 30 ans (mémoire de l’intervenante, par. 4).
76 Le système de filtrage pré-inculpation au Québec ressemble beaucoup à celui du Nouveau-Brunswick et il a été institué afin d’améliorer l’administration de la justice. L’on a recours à cette pratique en particulier pour plusieurs raisons :
La décision du substitut d’autoriser le dépôt d’accusations criminelles présuppose que le comportement reproché constitue une infraction en droit, qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la personne sous enquête en est l’auteur, qu’on puisse légalement en faire la preuve et qu’il soit opportun de poursuivre. En effet, dans l’exercice de la discrétion de poursuivre, le substitut doit prendre en compte différentes considérations d’intérêt public et social. [Mémoire de l’intervenante, par. 14]
Ainsi que l’ont déclaré pratiquement tous les témoins experts au procès, la tenue d’entrevues pré-inculpation par le ministère public est particulièrement utile dans les affaires d’allégations d’agression sexuelle. L’expérience du Québec vient étayer ces opinions :
Généralement, cela vise à mieux comprendre les réticences de la victime à porter plainte ou à venir témoigner, à la rassurer et à créer un climat de confiance, à mieux jauger au besoin la crédibilité du témoin ou à l’amener à raconter fidèlement au tribunal les circonstances de l’infraction ou, dans certains cas, à lui expliquer simplement le déroulement des procédures dont l’interrogatoire et le contre-interrogatoire pour ainsi mieux le préparer à affronter ce qui est très pénible pour plusieurs personnes. [Mémoire de l’intervenante, par. 36]
En fait, le ministre de la Justice du Québec a prescrit que la rencontre entre les plaignants dans des affaires d’agression sexuelle et le substitut du procureur général ait lieu au début du processus de dépôt des accusations; lorsque les plaignants sont des mineurs (moins de 18 ans) dans de telles affaires, les entrevues avec le substitut du procureur général avant le dépôt des accusations sont obligatoires. Selon le Manuel de directives aux substituts du procureur général (rév. 1997), Directive no INF-1, par. 5, « [l]e substitut doit rencontrer l’enfant avant d’autoriser une dénonciation », sauf exception. (Voir aussi ministère de la Justice du Québec, Crimes à caractère sexuel : Guide du poursuivant (2000), p. 13 et 27.)
(iii) Colombie-Britannique
77 Plusieurs des témoins et intervenants ont fait remarquer que la Colombie-Britannique emploie elle aussi un système de filtrage pré-inculpation qui est semblable à ceux du Nouveau-Brunswick et du Québec. En Colombie-Britannique, le procureur de la Couronne doit approuver les accusations avant que la police ne puisse les déposer, et cette approbation peut exiger la tenue d’entrevues avec des témoins, avant le dépôt des accusations. La fonction de filtrage des accusations par le ministère public vise à obtenir les mêmes types d’avantages systémiques qu’au Nouveau-Brunswick, au Québec, voire en Ontario (voir plus loin). Une étude effectuée en 1990 par la Commission de réforme du droit du Canada, qui a étudié le rôle du procureur de la Couronne dans le système de justice pénale, a mentionné que les procédures d’examen préalable et d’entrevues pré‑inculpation employées au Nouveau-Brunswick, au Québec et en Colombie-Britannique fonctionnent bien (Commission de réforme du droit du Canada, Poursuites pénales : les pouvoirs du procureur général et des procureurs de la Couronne (1990), Document de travail 62, p. 77).
(iv) Ontario
78 Michael Code, un témoin cité par l’appelant, a décrit le rôle le plus restrictif du ministère public à l’étape pré‑inculpation, qui correspond selon lui à la pratique en Ontario. Selon Me Code, ancien sous‑procureur général adjoint — droit criminel de la province, la participation du ministère public à des entrevues pré-inculpation comporte deux dangers. En premier lieu, elle peut miner l’indépendance de la police dans sa décision quant aux accusations à porter. En deuxième lieu, elle est susceptible de priver le ministère public de l’objectivité nécessaire pour déterminer s’il y a lieu d’engager des poursuites relativement aux accusations portées par la police. (Je note ici que le juge du procès n’a pas conclu en l’espèce que la décision de la police de porter des accusations était répréhensible. Par conséquent, seul le deuxième point sera examiné plus en profondeur.)
79 Afin d’éviter ces dérèglements de notre système d’indépendance entre les fonctions de la police et du ministère public, Me Code estimait que le procureur de la Couronne ne devrait pas interroger les témoins avant que la police ait porté des accusations et que le ministère public ait décidé d’engager des poursuites. Il a affirmé qu’aucun des 10 procureurs principaux qu’il connaît n’a jamais effectué d’entrevue pré-inculpation ni entendu parler de quelque autre procureur qui l’aurait fait, et qu’ils croient tous que cela est irrégulier et incompatible avec leur rôle de procureurs de la Couronne.
80 À l'encontre de la position de Me Code, un autre témoin de l’Ontario, le procureur de la Couronne en chef pour Ottawa-Carleton, Andrejs Berzins, a témoigné que le ministère public procède à l’occasion à des entrevues avant le dépôt des accusations en Ontario. Me Berzins en effectue une ou deux chaque année.
81 Brian Gover, autre témoin expert de l’Ontario, a confirmé cette pratique : [traduction] « Je considère inhabituel qu’un procureur de la Couronne interroge un témoin potentiel à l’étape pré-inculpation. Cela dit, j’estime toutefois que la pratique du ministère public en Ontario est suffisamment souple pour permettre que cela se produise. » (Dossier de l’appelant, p. 696) Il a ajouté ce qui suit (à la p. 717) :
[traduction] . . . il est important que le substitut du procureur général garde avant tout à l’esprit le rôle du ministère public, par opposition au rôle de la police. Il est essentiel que le procureur de la Couronne ne participe pas à la collecte d’éléments de preuve avant le dépôt des accusations. Toutefois, comme je l’ai dit, il peut y avoir des circonstances où il est opportun que le procureur de la Couronne s’engage dans un processus visant à confirmer dans son esprit que la preuve attribuée à un témoin sera en fait offerte par ce témoin, afin de vérifier l’existence de motifs raisonnables et la probabilité raisonnable d’une déclaration de culpabilité.
82 Par conséquent, même en Ontario, l’on ne peut affirmer qu’il ne se pratique pas d’entrevues pré-inculpation, tandis qu’au Québec, au Nouveau-Brunswick et en Colombie-Britannique, ces entrevues s’effectuent couramment et ont régulièrement lieu dans les affaires d’agression sexuelle, tout spécialement lorsqu’il s’agit d’incidents très anciens ou de jeunes plaignants.
d) Considérations de principe
83 L’une des leçons à tirer du rapport sur l’affaire Morin et des événements qui ont mené à son dénouement tragique est que la « solution simple » que propose l’appelant, soit empêcher le ministère public de procéder à des entrevues pré-inculpation, s’avère à la fois peu judicieuse et potentiellement dangereuse. En effet, ces entrevues peuvent servir les intérêts de la justice (voir plus loin) et que la distinction entre les entrevues antérieures et postérieures au dépôt des accusations est susceptible de détourner l’attention de la vigilance nécessaire au maintien de l’objectivité du début à la fin des procédures.
84 Il est fort clair qu’il existe nombre de considérations de principe expliquant la tenue d’entrevues auprès des témoins avant le dépôt des accusations, par les procureurs de la Couronne de certains ressorts. Me Abbott et Me Gover ont tous deux décrit dans leur témoignage les gains réalisés sur le plan de l’efficacité grâce au filtrage pré‑inculpation, qui protège aussi bien la réputation du système de justice que les intérêts personnels de l’accusé. J’ajouterais que les plaignants aussi profitent du fait qu’une seule décision est arrêtée sur l’opportunité d’engager des poursuites ou de ne pas déposer d’accusations, plutôt que de devoir subir le stress et la publicité liés à une accusation, pour ensuite apparaître comme les auteurs de fausses accusations s’il arrive que celles-ci soient retirées plus tard. De plus, tous les témoins experts au fait de la pratique d’entrevues pré-inculpation par le ministère public ont mentionné les avantages qui en découlent en ce qui a trait à l’appréciation de la crédibilité, de l’attitude et de la détermination des témoins, tout particulièrement dans les affaires d’agression sexuelle. Ces entrevues pré-inculpation jouent un rôle encore plus important lorsque les faits reprochés remontent à très longtemps ou dans le cas de jeunes plaignants.
85 La preuve produite en l’espèce expose aussi les préoccupations systémiques qu’éprouvent souvent les victimes d’agression sexuelle. Le rapport de la GRC au sujet de l’enquête sur M. Regan est très révélateur à cet égard :
[traduction] Dans certains cas, des personnes très susceptibles d’être des victimes ne veulent pas parler de l’incident avec les enquêteurs, donnant à l’agent l’impression que l’incident a eu lieu même si elles préfèrent ne pas le dénoncer [. . .] [certaines] qui étaient disposées à confirmer qu’une infraction avait été commise [. . .] ne sont pas en position pour s’engager dans quelque processus judiciaire par [. . .] crainte des répercussions . . .
Le fait que le suspect soit, dans certains cas, le premier ministre de la province, ou dans d’autres cas, une personne très en vue au sein de la collectivité, combiné à la crainte de la victime et à la réaction potentielle du public, tout spécialement dans les années 1950, 1960 et 1970, est certainement une raison qui permet de comprendre pourquoi les victimes se sont abstenues de porter plainte.
(Rapport d’enquête, 30 mars 1994, dossier de l’appelant, p. 1068-1069)
Il arrive que des plaignantes craignent des représailles de la part du présumé agresseur, et de leur propre famille ou collectivité. Elles peuvent aussi redouter d’être « victimisées de nouveau » par le système judiciaire. Le dépôt de plaintes à la police peut les rendre mal à l’aise. Les promesses de la police au sujet de la confidentialité ou du processus judiciaire en général ne les rassureront pas toujours. Le long compte rendu des entretiens entre les témoins, la police et le ministère public (voir par exemple : Rapport de continuation, dossier de l’intimée, p. 716-718) indique par endroit que dans les cas où la police avait été incapable d’apaiser les inquiétudes de certaines plaignantes, les procureurs de la Couronne y ont réussi. On sert les intérêts de la justice non seulement en éliminant les plaintes infructueuses, mais aussi en encourageant le dépôt d’accusations bien fondées et en indiquant clairement à la société en général que les plaignantes peuvent dénoncer des agressions sexuelles devant les tribunaux sans s’exposer à de nouveaux traumatismes indus et que, lorsque des accusations sont portées légitimement, des poursuites sont engagées.
86 Enfin, outre les aspects précis des allégations d’agression sexuelle, on retrouve nombre d’exemples de situations où les intérêts de la justice pourront être bien servis en permettant au ministère public de procéder à des entrevues avant le dépôt des accusations. Ces entrevues pourraient être particulièrement indiquées dans des cas mettant en jeu la protection de droits garantis par la Charte au cours d’une enquête, la situation des indicateurs dans les prisons et les affaires où la loi prescrit l’obtention du consentement du ministère public avant le dépôt d’accusations.
e) L’incidence de l’approche adoptée par le juge du procès relativement aux considérations de principe
87 Il est aussi important que le système de justice ne soit ni ne paraisse arbitraire. Le juge du procès a expliqué que la [traduction] « question cruciale » dont il était saisi était étroite : [traduction] « Elle porte en premier lieu sur la détermination du procureur de la Couronne à interroger les plaignantes avant le dépôt des accusations puis, en deuxième lieu, sur l’effet de ce processus sur le nombre et les types d’accusations qui ont finalement été portées » (par. 121). Mais le fait d’apprécier la validité de l’influence exercée par le ministère public sur la décision de porter des accusations en fonction du moment des entrevues dénote un certain arbitraire. En l’espèce, le juge du procès a conclu qu’un abus avait eu lieu parce que le ministère public avait interrogé des plaignantes avant que des accusations soient portées. De ce constat, le juge du procès a inféré que cet élément avait anéanti l’objectivité du ministère public, et il en a déduit que, pour cette raison, un plus grand nombre d’accusations avaient été déposées que si le ministère public avait conservé son objectivité. Pourtant, si le ministère public avait attendu que des accusations soient portées avant d’interroger à nouveau les plaignantes qui avaient à l’origine refusé d’aller de l’avant, il lui aurait toujours été loisible de recommander à la police de déposer ces nouvelles accusations. La police aurait conservé son pouvoir discrétionnaire d’ajouter ces accusations en se fondant sur les conseils du ministère public. En fait, la modification apportée à la dénonciation le 30 mai a effectivement ajouté de nouvelles accusations concernant une nouvelle plaignante. Par ailleurs, dans la mise en accusation directe, une nouvelle plaignante est venue s’ajouter et d’autres accusations ont été modifiées ou retirées. De ce qui aurait pu se passer et de ce qui s’est effectivement passé se dégage la conclusion qu’il s’agit d’un processus fluide. Tous s’attendent à ce que la police et le ministère public agissent conformément à leurs rôles respectifs dans le processus, la première procédant aux enquêtes sur des allégations de comportement criminel et le deuxième à l’appréciation de l’intérêt public à ce que des poursuites soient engagées. L’exercice de ces rôles ne semble pas modifié de façon claire ou prévisible du fait que des accusations aient déjà été officiellement déposées ou non.
88 La vision plus formaliste du juge du procès pourrait entraîner des conséquences négatives en matière de politique judiciaire. Le juge en chef adjoint MacDonald a écrit : [traduction] « Le ministère public souligne qu’il interroge toujours les plaignantes après le dépôt des accusations de toute façon [. . .] Avec égards, cette affirmation porte à faux. La décision de déposer des accusations est cruciale. Elle détermine qui seront les plaignantes » (par. 125). Cette façon de voir ne tient toutefois pas compte du fait, reconnu par les témoins experts, que les plaignantes peuvent avoir besoin, dans certains cas, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’agressions sexuelles, d’obtenir de l’information du ministère public pour bien comprendre le processus judiciaire afin de décider si elles entendent porter plainte. Dans l’hypothèse retenue par le juge du procès, cela ne pourrait jamais se produire puisque le procureur de la Couronne n’interrogerait que les plaignantes qui auraient déjà porté plainte.
89 Le fait de tracer arbitrairement une ligne de démarcation très nette à l’étape de la décision de porter des accusations entraîne une autre conséquence négative. Comme le juge Rand l’a exposé clairement dans l’arrêt Boucher, précité, l’importance attachée à la poursuite, la foi dans les allégations et le désir que justice soit faite ne sont pas incompatibles avec l’objectivité et l’équité. L’objectivité commande que les décisions prises à l’égard d’une poursuite s’appuient sur une appréciation rationnelle des faits. Il est possible et nécessaire de prendre conscience des forts sentiments que l’on éprouve afin de se prémunir contre le risque d’une vision étroite. La méthode préconisée par le juge du procès, qui exige que soit tracée une ligne de démarcation très nette entre les entrevues antérieures et postérieures au dépôt des accusations, comporte un danger : elle risque de créer la fausse impression que le fait de demeurer détaché personnellement des plaignants avant le dépôt des accusations constitue le meilleur moyen (ou le seul moyen nécessaire) pour préserver l’objectivité. Comment le ministère public peut-il alors préserver son objectivité après le dépôt des accusations? Ainsi que le reconnaissent toutes les parties, l’obligation du ministère public de préserver son objectivité et son esprit d’équité représente un devoir continu qui lui incombe à toutes les étapes de la procédure. La Cour d’appel, l’intimée et les intervenants soulignent que, si la subjectivité représentait une conséquence inévitable du contact entre le ministère public et le plaignant, même les entrevues postérieures au dépôt des accusations sont problématiques, parce qu’elles risquent de miner l’objectivité du ministère public à l’égard de chaque décision prise après la tenue d’entrevues.
90 Il faut enfin répondre à la préoccupation exprimée par le juge du procès au sujet de la nature humaine. Le juge du procès a cru que l’interaction personnelle sous forme d’entrevues entre le ministère public et des plaignants potentiels menaçait fondamentalement la capacité du ministère public de demeurer objectif, parce qu’il serait inévitable, en raison de la nature humaine, que le ministère public en vienne à percevoir subjectivement les faits de l’espèce. Le juge du procès a donc estimé qu’il fallait tirer une ligne de démarcation très rigide entre les entrevues effectuées par le ministère public avant et après le dépôt des accusations. Il a toutefois aussi reconnu que les entrevues pré‑inculpation effectuées par le ministère public se justifiaient totalement lorsqu’elles visent l’objectif très restreint de filtrer les accusations, pour éviter à l’accusé éventuel l’embarras inutile et l’atteinte à sa réputation qui découleraient d’une accusation criminelle. On peut toutefois se demander pourquoi, lors de telles entrevues pré‑inculpation régulières, le procureur de la Couronne réussirait à dominer sa tendance naturelle à favoriser les plaignants, pour parvenir objectivement à la conclusion de recommander de ne pas déposer d’accusations.
91 En résumé, la preuve démontre que, dans certains ressorts canadiens, le recours à des entrevues pré-inculpation effectuées par le ministère public constitue une pratique régulière, voire courante. Dans ces ressorts, à tout le moins, cette pratique semble bien servir l’ordre public et il est possible d’éviter des résultats potentiellement nuisibles et arbitraires en refusant de tirer une ligne de démarcation très nette correspondant à la décision de porter des accusations, avant laquelle le procureur de la Couronne ne pourrait interroger les plaignants. Dans ce contexte, je ne saurais conclure que les entrevues de portée étendue effectuées par le ministère public avant le dépôt des accusations constituent en elles-mêmes un abus de procédure.
f) La conduite de la police
92 Le juge du procès a conclu que la conduite de la police avait été [traduction] « clairement répréhensible » (par. 86), lorsqu’elle avait communiqué le nom de M. Regan comme suspect, bien avant le dépôt de toute accusation. Cette communication contrevenait à la politique expresse des organismes chargés de l’application de la loi n’autorisant la divulgation de l’identité des suspects qu’après le dépôt des accusations. Le juge en chef adjoint MacDonald a toutefois reconnu que cet écart de conduite n’était pas le fruit de la mauvaise foi et il a précisé que cette erreur de la police ne l’avait incité qu’[traduction] « à un moindre degré » (par. 132) à conclure à l’existence d’un abus de procédure.
93 Cette politique a sûrement été adoptée afin de protéger le droit à la vie privée et d’autres intérêts des personnes qui sont seulement interrogées au sujet d’un crime, sans plus. Une telle politique est assurément louable et on ne doit pas chercher à en excuser la violation. Toutefois, d’autres éléments de preuve versés au dossier montrent qu’après cet impair, la police a agi avec plus de circonspection afin de prévenir d’autres fuites jusqu’au moment où le processus est vraiment devenu public. Par exemple, lorsque la police a remis son rapport d’enquête au DPC Pearson, la lettre comprenait
[traduction] une liste de contrôle demandant à toutes les personnes qui en ont le contrôle ou y ont accès de bien vouloir la signer et la dater, afin d’établir la continuité. Pendant toute la durée de l’enquête, les médias ont cherché avec diligence et persistance à obtenir de l’information, et pour cette raison, la sécurité doit demeurer une priorité. J’ai mis en œuvre des contrôles au sein de la Gendarmerie afin d’en limiter l’accès. J’ai interdit que tout document de la Gendarmerie, portant sur la présente enquête, circule à l’extérieur de notre quartier général, de la subdivision de Halifax et du groupe de travail. Je demande donc que la même restriction s’applique au sein de votre bureau et que ces renseignements soient soigneusement protégés.
(Lettre du surintendant principal Falkingham au DPC Pearson, 19 mai 1994)
La police a en outre acquiescé à la demande formulée par M. Regan afin que l’interpellation ait lieu à l’extérieur de Halifax, dans un effort pour éviter une foire médiatique. À mon avis, cet élément vient appuyer la conclusion d’absence de mauvaise foi.
94 J’ajouterais également, à la lumière de la remarque incidente faite dans l’arrêt Blencoe, que le préjudice subi par l’appelant par suite de cette fuite prématurée — l’humiliation et le stress — ne peut être attribué exclusivement à cette erreur de la police. Cet effet devenait inévitable pour M. Regan, sans égard au moment où son nom a finalement été rendu public en rapport avec les accusations, et il ne fait aucun doute qu’il existait suffisamment d’éléments de preuve et de raisons d’y croire pour que la police dépose finalement au moins certaines des accusations. De plus, aucun élément de preuve ne laisse entendre que l’annonce prématurée ait eu quelque incidence sur la question distincte de savoir si le ministère public a agi de façon régulière en engageant des poursuites à l’égard des accusations. Les médias pouvaient fort bien réclamer de l’information à grands cris sans que ce facteur ne pousse nécessairement les autorités à porter un certain nombre d’accusations ou quelque accusation que ce soit.
95 Pour ces motifs, je crois que le juge du procès a conclu à bon droit que cette erreur de la police, considérée isolément, ou conjointement avec la conduite susmentionnée du ministère public, n’atteignait pas le niveau d’un abus flagrant. En raison de la gravité de ses conséquences, le remède de la suspension des procédures ne représente pas une méthode appropriée pour dénoncer ou punir une conduite passée de cette nature de la part de la police.
g) Le 16e chef d’accusation
96 Ce chef d’accusation provient d’une femme qui prétendait avoir été poussée sur un lit et caressée lascivement dans une chambre d’hôtel au cours d’une entrevue que lui aurait accordée M. Regan, qui était alors premier ministre, alors qu’elle était une jeune journaliste politique âgée de 24 ans. Au moment où le DPC Pearson a évalué les allégations, cette plaignante n’était disposée qu’à fournir une preuve de faits similaires. Me Pearson a suggéré qu’elle soit réinterrogée. Après une nouvelle entrevue effectuée par la police et par le ministère public, ce témoin a décidé de porter plainte.
97 Le juge du procès s’est dit [traduction] « décontenancé » par le dépôt de cette accusation parce qu’elle portait sur des faits similaires à ceux de l’incident survenu en Alberta. Le juge en chef adjoint MacDonald en a conclu que [traduction] « [l]e ministère public a par conséquent jugé qu’il lui fallait [déposer le 16e chef d’accusation] afin que “puisse être exposée l’histoire” [de la plaignante de l’Alberta] [. . .] Pourtant, le but du ministère public tel que je le perçois était de faire en sorte que le jury entende (pour vraisemblablement y donner suite) la [plainte de l’Albertaine], témoin de faits similaires » (par. 157-158).
98 Le juge du procès a toutefois reconnu la validité du 16e chef d’accusation en soi : [traduction] « Je constate que le ministère public considère néanmoins que [le 16e chef] justifie des poursuites. Pourtant, je ne crois pas que ce soit son motif principal » (par. 159). Selon le juge en chef adjoint MacDonald, le motif du ministère public était inapproprié parce que le ministère public avait perdu son objectivité : [traduction] « Lorsque le ministère public procède à des entrevues avant le dépôt des accusations, il perd une certaine part d’objectivité. Le ministère public ne porte plus de regard critique sur la liste des accusations. Peut-être que si les procureurs de la Couronne n’avaient pas participé aussi activement aux entrevues avec les témoins avant le dépôt des accusations, ils auraient envisagé toute l’affaire sous un autre angle » (par. 160).
99 Comme je l’ai mentionné plus tôt, j’estime que la preuve ne supporte pas la conclusion du juge du procès quant à la perte d’objectivité du ministère public. Cette appréciation erronée des faits a influencé sa décision au sujet du 16e chef d’accusation. S’il n’avait pas retenu comme prémisse que le ministère public avait perdu son objectivité, le juge du procès n’aurait eu aucun motif pour conclure que la similarité entre le 16e chef d’accusation et l’incident albertain représentait la raison principale du dépôt du 16e chef d’accusation, tout en ignorant à toutes fins pratiques les motifs raisonnables et probables qui justifiaient en eux-mêmes la poursuite de déposer le 16e chef. En outre, ainsi que l’a mentionné le juge Cromwell, le juge du procès a conclu sur d’autres points à l’absence de fin illégitime ou de mauvaise foi à l’origine de la décision de procéder par voie de mise en accusation directe. Le juge du procès n’a conclu à la perte d’objectivité du ministère public qu’au stade de la première décision de porter des accusations, soit presque un an avant la mise en accusation directe. De plus, ainsi que l’a souligné le juge Cromwell, [traduction] « [i]l n’y a rien de fondamentalement répréhensible à ce que le ministère public évalue l’admissibilité de la preuve et son effet sur les perspectives d’obtenir une déclaration de culpabilité lorsqu’il décide de l’opportunité d’engager des poursuites » (par. 140). Pour ces motifs, je conclus que le juge du procès a commis une erreur en concluant qu’une fin abusive ou répréhensible avait motivé le dépôt du 16e chef d’accusation.
h) L’effet cumulatif de la conduite de la police et du ministère public
100 Lorsqu’il a apprécié l’effet cumulatif de cette preuve de la conduite répréhensible du ministère public et de la police, le juge du procès a estimé que la procureure Potts avait irrémédiablement perdu son objectivité, et que son influence sur l’affaire avait détourné d’autres procureurs bien intentionnés de la bonne voie. Le juge du procès semblait conforté dans sa décision par le doute que lui inspirait, outre le commentaire de Me Potts sur la recherche d’un juge accommodant, le [traduction] « désir difficile à comprendre qu’avait Me Potts d’interroger toutes les plaignantes potentielles » (par. 100).
101 Toutefois, après un examen approfondi de la preuve, l’intention du ministère public de réinterroger les plaignantes ne paraît pas du tout difficile à comprendre. Les agents de police estimaient qu’un modèle de comportement criminel se dégageait du tableau complet des allégations. Ils n’approuvaient pas la recommandation du DPC Pearson de ne porter des accusations qu’à l’égard de quatre plaignantes. Les agents de police préconisaient un examen plus approfondi et la procureure Potts a entrepris de lire des rapports d’enquête volumineux et détaillés (tâche à laquelle elle a consacré quelque six mois en tout).
102 Au cours de cet examen, la procureure Potts a indiqué qu’il convenait de procéder à de nouvelles entrevues, selon les notes prises par le sergent d'état‑major Fraser : [traduction] « Examen des rapports par Me Potts. Intéressée à rencontrer les victimes » (notes de M. Fraser, 17 et 18 août 1994, dossier de l’intimée, p. 501; voir également le Rapport d’enquête, 22 août 1994, dossier de l’intimée, p. 498). Ces nouvelles entrevues ont été effectuées après que le DPC Pearson eut écrit dans son avis que la poursuite serait renforcée si les plaignantes réticentes à formuler les allégations les plus récentes changeaient d’idée et décidaient d’aller de l’avant. Le DPC Pearson avait en outre recommandé expressément que six des plaignantes réticentes soient interrogées, mais par la police. La police a mené ces nouvelles entrevues avec le ministère public et a semblé convenir qu’il y avait lieu d’y procéder conjointement : [traduction] « Les enquêteurs et le ministère public croient maintenant que si ces personnes pouvaient être réinterrogées en présence à la fois du procureur de la Couronne et de la police, les chances qu’elles changent d’idée seraient bien meilleures » (fiche de service de la police, 17 janvier 1995, dossier de l’appelant, p. 1084). Enfin, le témoignage d’expert de Glendon Abbott, Fred Ferguson, Andrejs Berzins et Philip Stenning a établi que dans un cas semblable, dans d’autres provinces, le procureur de la Couronne interrogerait très probablement les plaignantes avant le dépôt d’accusations : les agressions sexuelles alléguées remontaient à très longtemps, les prétendues victimes étaient jeunes au moment des incidents, l’auteur prétendu des agressions était une personne en vue et l’affaire était encore plus controversée du fait de la participation d’un ennemi politique du suspect. Dans ce contexte, je ne vois pas pourquoi une nouvelle entrevue approfondie effectuée auprès des plaignantes par le ministère public était difficile à comprendre. Le ministère public entendait probablement évaluer directement les accusations possibles en regard de la preuve de faits similaires et s’assurer que les plaignantes comprenaient entièrement le processus judiciaire avant de décider s’il convenait de porter des accusations.
103 Le juge du procès a semblé inférer, à partir de ce processus, que l’appelant devait répondre à un plus grand nombre d’accusations que celles qui auraient été retenues autrement. Pourtant, je ne saisis pas en quoi le fait d’interroger de nouveau les plaignantes à l’égard desquelles le DPC Pearson avait déjà recommandé qu’on dépose des accusations a pu influer sur la décision d’intenter des poursuites dans ces affaires. Dans le cas des plaignantes réticentes à témoigner et capables d’offrir une preuve de faits similaires, Me Pearson n’avait pas suggéré le dépôt d’accusations. Il avait toutefois suggéré, de façon générale, qu’on entre de nouveau en communication avec certains témoins et s’était dit d’avis que des allégations plus récentes renforceraient la poursuite dans son ensemble. Comme certaines de ces plaignantes ont décidé de porter plainte, je ne comprends pas pourquoi il était répréhensible de réévaluer les autres cas, même si Me Pearson avait à l’origine recommandé qu’on ne porte pas d’accusations. Et, bien sûr, au cours de ce processus, cinq nouvelles plaignantes sont sorties de l’ombre. On ne sait pas dans quelle mesure leurs allégations ont fait ressortir l’affaire sous un jour nouveau ou soulevé de nouvelles questions par rapport à l’ancienne liste de plaignantes. En définitive, il me semble que la police avait pratiquement arrêté sa décision de porter des accusations — elle voulait porter des accusations relativement à l’ensemble du tableau. Les entrevues effectuées par le ministère public semblent lui avoir fourni la base sur laquelle fonder sa propre décision relativement aux accusations — laquelle était aussi fondée sur une appréciation du tableau complet, révisé, des incidents. Les nouvelles entrevues ont été effectuées afin de promouvoir nombre des objectifs de politique judiciaire déjà mentionnés : informer de façon complète les plaignantes sur le processus, apprécier leur témoignage et leur crédibilité, accroître l’efficience dans l’administration de la justice et montrer que des mesures concrètes étaient prises, dans une affaire d’un caractère déjà très public et controversé. Enfin, comme la recommandation de Me Pearson sur le dépôt d’accusations n’avait manifestement qu’un caractère préliminaire, il est impossible de déterminer si, par suite des entrevues effectuées par le ministère public, l’appelant a finalement dû répondre à un plus grand nombre d’accusations.
104 En résumé, j’estime qu’il n’y a pas eu abus de procédure en l’espèce. Les entrevues effectuées avant le dépôt des accusations se sont déroulées conformément à la pratique courante dans certaines autres provinces, pratique de portée plus étendue que celle étroite, exceptionnelle et rare que le juge du procès a décrite. De plus, le ministère public a procédé à une évaluation, facile à expliquer, des témoins potentiels, à la suite d’une recommandation antérieure du DPC Pearson qui n’était pas déterminante. Comme les accusations n’étaient pas arrêtées de façon certaine à ce moment, il était impossible de savoir si les nouvelles entrevues ont entraîné le dépôt d’un plus grand nombre d’accusations que celles qui auraient été portées autrement. Compte tenu de la preuve de la recherche d’un juge accommodant, des entrevues effectuées par le ministère public avant le dépôt des accusations, de la divulgation irrégulière de la police et de l’ajout du 16e chef d’accusation lors de la mise en accusation directe, je conclus que l’effet cumulatif de ces actes, bien que préoccupant à certains égards, n’atteint pas le niveau d’un abus de procédure flagrant, oppressif et vexatoire ou qui heurterait le sens de l'équité et du franc-jeu de la société. De plus, même si elle constituait un abus, cette conduite n’a pas eu, sur l’accusé, cet effet persistant qui compromettrait l’équité du procès. Cela dit, j’aborderai maintenant la question centrale tranchée par la Cour d’appel, soit sa décision d’annuler la suspension des procédures ordonnée par le juge du procès.
2. La suspension des procédures
105 Le juge du procès a conclu à l’existence d’un abus de procédure interdit par l’art. 7 de la Charte, mais il a jugé que cet abus n’avait pas d’incidence sur l’équité du procès. Il a reconnu que, de ce fait, l’affaire appartenait à la catégorie résiduelle étroite d’abus de procédure, qui ne peut entraîner une suspension des procédures que dans des cas exceptionnels. Le juge du procès a toutefois mal interprété le critère principal régissant les abus de procédure, qu’a énoncé l’arrêt Tobiass. À cette étape de l’analyse, plutôt que de se demander si l’abus serait révélé, perpétué ou aggravé par la poursuite des procédures, puis si une autre réparation que la suspension pouvait faire disparaître ce préjudice persistant, le juge du procès a concentré son attention uniquement sur l’opération finale de mise en équilibre des intérêts (aux par. 58-59) :
[traduction] Cette démarche de mise en balance, si commune à presque toutes les tâches que nous accomplissons en qualité de juges, jouera un rôle important dans mon analyse en l’espèce.
En résumé, pour justifier une suspension, je dois me poser les questions suivantes : les actes fautifs allégués sont-ils à ce point injustes pour le requérant ou offensants pour la société qu’une suspension constitue la seule réparation raisonnable? S’agit-il en l’espèce de l’un des « cas les plus manifestes » ou, d’autre part, existe-t-il des intérêts de la société suffisamment irrésistibles pour faire pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures? [En italique dans l’original.]
106 Cette erreur s’est accentuée lorsque le juge a examiné les faits qui constituaient l’abus de procédure, selon sa vision des choses (au par. 133) :
[traduction] . . . l’effet cumulatif de ces actions ne choquerait pas le sens du franc-jeu et de la décence de la société au point de justifier la suspension complète de toutes les accusations. Il ne s’agit pas de l’un des « cas les plus manifestes » qui commandent une suspension globale. Certaines de ces accusations impliquent des allégations très graves dont la nature fait que la société a un intérêt pressant à ce qu’elles soient tranchées dans le cadre d’un procès juste et équitable. Pour reprendre l’explication donnée dans l’arrêt Tobiass, précité, je juge que cet « intérêt irrésistible de la société [. . .] fait pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures » relativement à au moins certaines de ces accusations. [En italique dans l’original.]
107 Les motifs du juge procès n’ont pas abordé l’effet persistant de l’abus dont il a constaté l’existence. Tel qu’il a été mentionné plus haut, l’embarras causé à l’appelant par l’annonce prématurée de l’enquête a fait place à celui que causait désormais le dépôt d’accusations qui auraient été portées de toute façon. Par conséquent, cette conduite répréhensible n’a causé aucun préjudice persistant. Il faut aussi se rappeler que l’humiliation causée par des accusations portées légitimement, si désagréable qu’elle soit, ne constitue pas un abus de procédure. Quant à la préoccupation du juge du procès au sujet de la perte d’objectivité du ministère public, aucun élément de preuve n’établit que le comportement répréhensible de la police aurait eu un effet quelconque à cet égard. Nous avons déjà vu que la preuve ne peut appuyer l’inférence que les entrevues pré‑inculpation effectuées par le ministère public ou une perte d’objectivité du ministère public ont inévitablement provoqué une augmentation du nombre d’accusations portées contre l’accusé. Il faut souligner que le DPC Pearson et la police avaient exprimé le désir d’interroger à nouveau toutes les plaignantes sauf trois et que, depuis, ces trois plaignantes n’ont jamais porté plainte. Par conséquent, nul ne peut soutenir que cette conduite, même si elle était abusive, se manifesterait ou se perpétuerait si la procédure se poursuivait. Le commentaire au sujet de la recherche d’un juge plus accommodant ne visait qu’une procureure de la Couronne, à une occasion, sans qu’il lui ait été donné suite. De plus, cette procureure de la Couronne s’était retirée depuis longtemps de la poursuite de l’espèce. Enfin, on ne retrouvait tout simplement rien d’irrégulier dans l’inclusion du 16e chef d’accusation lors de la mise en accusation directe. Parler d’abus persistant lorsqu’on n’a pu en constater aucun n’a guère de sens. Tout compte fait, même si cette conduite constituait un abus, celui-ci se situerait au bas de l’échelle des degrés de gravité et ne serait pas important au point qu’une procédure engagée dans son sillage puisse, en soi, choquer le sens de l’équité et de la décence de la société.
108 Le juge du procès a donc commis une erreur en accordant la réparation ultime que constitue la suspension partielle de plusieurs accusations. L’abus décelé par le juge du procès pouvait être corrigé par des réparations autres que la suspension des procédures, et c’est ce qui a été fait. La procureure Potts a été retirée de la poursuite. Un procureur qui n’avait pas participé aux premières étapes de l’instance a été affecté à la poursuite en qualité d’avocat principal. La police a mis en œuvre des mesures strictes pour protéger la confidentialité de l’enquête. Enfin, les accusations ont fait l’objet d’une révision détaillée, signée par un nouveau directeur des poursuites criminelles lors de la mise en accusation directe.
a) La mise en accusation directe
109 Pour évaluer si l’abus de procédure constaté par le juge du procès entraînait des effets susceptibles de se perpétuer ou de subsister, la Cour d’appel, à la majorité, s’est en grande partie fondée sur la mise en accusation directe comme preuve d’un nouvel examen objectif des accusations. Le juge Cromwell a relevé que l’abus de procédure décelé par le juge du procès se situait à [traduction] « l’étape de l’inculpation », c’est-à-dire au moment où la dénonciation a été faite sous serment, le 30 mai 1995. Le juge du procès n’avait, lui non plus, décelé aucune irrégularité dans la décision du ministère public de procéder par voie de mise en accusation directe. Le juge Cromwell en a donc conclu que même si la participation de la procureure Potts à la procédure d’investigation, et plus généralement la participation du ministère public aux entrevues pré‑inculpation, avaient entaché le processus judiciaire, à la date de la mise en accusation directe, la procureure Potts n’était plus affectée à l’affaire et la mise en accusation directe constituait en soi une réparation qui corrigeait tout abus antérieur.
110 L’article 577 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, exige que le procureur général ou le sous‑procureur général donne son consentement personnel écrit pour qu’un acte d’accusation puisse être présenté. L’existence d’une certaine diversité d’un bureau à un autre et d’une province à une autre dans la procédure concrète appliquée pour satisfaire à cette obligation est prévisible. Je pense toutefois que l’on peut présumer à bon droit que la présente affaire n’a pas été traitée pour la forme, comme un cas banal de mise en accusation directe. Comme l’a souligné le juge Freeman dans ses motifs de dissidence, cette poursuite avait d’entrée de jeu un caractère [traduction] « extraordinaire et controversé » (par. 4) parce que [traduction] « [l]’accusé était une personne en vue et que les médias portaient un très grand intérêt à l’affaire » (par. 5).
111 Non seulement il est probable que ce contexte délicat a attiré l’attention minutieuse du procureur général de la Nouvelle-Écosse (ou de son délégué), mais une preuve directe établit que le ministère public a examiné minutieusement les accusations contenues dans la mise en accusation directe. En premier lieu, une plaignante dont le nom figurait sur la dénonciation du 30 mai 1995 a été complètement exclue de la mise en accusation directe. En deuxième lieu, un chef d’accusation en vertu du par. 138(2) du Code criminel, S.C. 1953-54, ch. 51, a été retiré des accusations portées à l’égard d’une deuxième plaignante. En troisième lieu, un chef se rapportant à une toute nouvelle plaignante a été ajouté à la mise en accusation directe. De plus, ces modifications ont reçu l’approbation finale de Jerry Pitzul, nouveau directeur des poursuites criminelles, qui n’avait pas participé à l’examen effectué par Me Pearson ni occupé ce poste par intérim immédiatement après le départ de ce dernier.
112 Enfin, des éléments de preuve confirment l’existence de l’objectivité requise à l’étape de la préparation de la mise en accusation directe par le ministère public. Deux témoins ont été interrogés par le ministère public une deuxième fois en avril 1997. Dans un cas, la plaignante avait été incluse comme témoin réticente sur la liste originale qui avait été soumise au DPC Pearson. Au cours de cette dernière rencontre, elle s’est dite intéressée à porter plainte contre M. Regan, mais le ministère public a décidé de ne pas l’inclure dans la mise en accusation directe. Dans l’autre cas, la plaignante s’était manifestée après la recommandation de Me Pearson avec une autre allégation, similaire, contre l’accusé. À ce moment, comme lors de la mise en accusation directe, elle ne voulait pas prendre part aux procédures, et aucune accusation n’a été portée.
b) Mise en balance d’une suspension et de la poursuite de l’instance
113 Même dans l’hypothèse où le juge du procès, en appliquant le critère qui convenait, aurait conclu à l’existence d’un abus persistant qui ne pourrait être corrigé que par une suspension des procédures, l’examen de l’effet cumulatif de l’abus laissait encore en suspens la question de savoir s’il s’agissait bien d’un des cas les plus manifestes justifiant une suspension. C’est, en fait, ce qui a incité le juge à procéder à une mise en balance des intérêts pertinents, particulière à chaque accusation. Néanmoins, dans cette mise en équilibre des intérêts, le juge du procès a omis certains facteurs pertinents à l’égard de l’intérêt public.
114 Le juge du procès a [traduction] « traité avec une grande retenue » (par. 141) la recommandation de Me Pearson concernant l’inculpation lorsqu’il a décidé de suspendre la poursuite à l’égard de la moitié des chefs d’accusation. En fait, sa décision de laisser la poursuite suivre son cours à l’égard des chefs d’accusation liés à quatre plaignantes seulement reflétait directement l’avis du DPC Pearson. Pour expliquer l’influence de la recommandation de Me Pearson sur sa décision, le juge du procès a invoqué le principe selon lequel [traduction] « le ministère public ne devrait pas pouvoir changer sa position de façon importante sans raison valable » (par. 135). Le juge du procès ne semble toutefois pas s’être soucié du fait que la recommandation de Me Pearson n’était pas décisive. En premier lieu, la lettre de Me Pearson précisait que la poursuite serait renforcée si un plus grand nombre de plaignantes, auteurs d’allégations plus récentes, étaient disposées à agir. En deuxième lieu, la lettre de Me Pearson recommandait expressément que quatre autres plaignantes soient réinterrogées. La police a interrogé de nouveau ces plaignantes, de même que d’autres plaignantes, en compagnie d’un procureur de la Couronne. En conséquence, un nombre accru de femmes se sont déclarées disposées à porter plainte. Il existait donc une raison valable de modifier l’opinion initiale concernant l’inculpation. Enfin, la lettre indiquait que la police demeurait totalement libre d’accepter ou d’écarter la recommandation de Me Pearson, et que le ministère public conservait tout son pouvoir discrétionnaire de réexaminer les accusations à l’égard desquelles des poursuites devraient être engagées, à la suite de la décision de la police concernant l’inculpation. Ces réserves indiquent qu’on s’attendait à ce que la recommandation du ministère public puisse être modifiée — et non à ce qu’elle demeure immuable. Après l’arrivée de nouvelles plaignantes, la tenue de nouvelles entrevues et l’examen continu des chefs d’accusation à la fois par la police et par le ministère public, une nouvelle décision a été prise quant à l’inculpation, laquelle englobait la recommandation de Me Pearson ainsi que des accusations additionnelles. Rien ne permet de présumer que la perception de Me Pearson sur la question constituait le point de vue final ou le plus juste du ministère public.
115 La distinction établie par le juge du procès entre les accusations qu’il a suspendues et celles qu’il a maintenues s’inspirait aussi de l’appréciation, par le DPC Pearson, de la « gravité » des infractions reprochées. Tel que mentionné plus haut, l’opinion de Me Pearson mettait l’accent sur l’atteinte à l’intégrité physique et ne tenait pas compte de l’âge des plaignantes, ni de leur position sociale de subordination et d’impuissance relative par rapport à celle de l’accusé. Le point de vue de Me Pearson reflétait aussi la notion de l’acceptabilité sociale (par opposition à l’illégalité) des crimes reprochés quelque 30 ou 40 ans plus tôt. Les accusations portées devant un tribunal moderne ne devraient pas être figées dans les perceptions sociales du passé. Dès qu’il est établi qu’un comportement passé constituait une violation apparente de la loi contemporaine, l’éclairage des mœurs sociales courantes devrait acquérir un certain poids dans l’appréciation de l’opportunité d’engager des poursuites. Cette façon de voir revêt une importance particulière dans le cas des accusations d’agression sexuelle. Notre Cour a reconnu les désavantages que subissent les femmes victimes en raison des stéréotypes véhiculés dans la société et dans le système de justice. (Voir, par exemple, R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; O’Connor, précité; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Darrach, [2000] 2 R.C.S. 443, 2000 CSC 46.) Sans reprendre un examen approfondi de ces jugements en l’espèce, il suffit de rappeler que ces gains ne signifieront pas grand‑chose si les accusations d’agression sexuelle déposées aujourd’hui relativement à des actes criminels anciens sont examinées avec des œillères, à travers le prisme d’une vision désuète et stéréotypée plutôt qu’à l’aide d’un regard neuf et éclairé. Il n’appartient pas à notre Cour de juger de l’appréciation par le ministère public des intérêts de la société à ce que des poursuites soient engagées à l’égard d’accusations d’agression sexuelle anciennes. Notre Cour peut toutefois contrôler les décisions des tribunaux d’instance inférieure en fonction des normes de la jurisprudence moderne. De plus, lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures, les tribunaux doivent tenir compte de tous les facteurs importants, obligation à laquelle le ministère n’est pas tenu lorsqu’il prend la décision de porter des accusations. Le juge du procès ne pouvait donc se contenter de suivre la démarche établie par le DPC Pearson.
116 En l’espèce, le juge du procès a omis de mettre en balance de nombreux intérêts de la société qui se trouvaient pourtant engagés. Les victimes d’agression sexuelle doivent être encouragées à faire confiance au système et à porter plainte. La police a décelé dans la preuve la tendance d’un agresseur sexuel à s’attaquer à de jeunes filles et à de jeunes femmes qui se trouvaient dans une position de subordination face à l’accusé, voire, dans certains cas, à la limite d’une relation de confiance. Vues sous cet angle, les accusations restent très graves et la société conserve un intérêt pressant à ce que ces accusations soient jugées, pour indiquer clairement que de telles agressions ne seront pas tolérées et que les jeunes femmes doivent être protégées de tels abus. En omettant de considérer ces facteurs qui militent en faveur de la continuation des poursuites, le juge du procès n’a pas exercé pleinement son pouvoir discrétionnaire et, partant, sa décision doit être infirmée.
D. La norme de contrôle
117 La décision d’accorder une suspension des procédures est une décision de nature discrétionnaire qui ne peut être modifiée à la légère : « une cour d’appel ne sera justifiée d’intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge de première instance que si celui‑ci s’est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice » (Tobiass, précité, par. 87; Elsom c. Elsom, [1989] 1 R.C.S. 1367, p. 1375). De plus, lorsqu’un juge du procès exerce son pouvoir discrétionnaire, la cour d’appel ne peut y substituer sa propre décision uniquement parce qu’elle arrive à une appréciation différente des faits (Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802; voir également R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507).
118 Cela ne signifie toutefois pas que le juge du procès se trouve entièrement à l’abri de tout contrôle. Selon un principe juridique bien établi, lorsque le « juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits », la décision fondée sur ces faits peut être modifiée (Kathy K, p. 808). En l’espèce, je conclus que le juge du procès a commis des erreurs factuelles manifestes et dominantes qui ont faussé son appréciation des faits. Je conclus aussi qu’il s’est fondé sur des considérations erronées en droit pour suspendre les procédures en omettant de tenir compte d’éléments clés de l’analyse, commettant ainsi une erreur que la Cour d’appel a corrigée à bon droit.
1. L’erreur de fait
119 J’estime que le juge du procès a attribué aux entrevues pré-inculpation pratiquées à l’échelle du pays une portée plus étroite que celle révélée par la preuve d’expert. Le juge du procès a tiré la conclusion suivante (au par. 117) :
[traduction] À partir de mon examen de toute la preuve d’expert susmentionnée, il me semble que la pratique des entrevues pré‑inculpation par le ministère public dans notre pays a une portée très étroite. Elle est inexistante ou rare. Lorsqu’on y a recours, elle sert de filtre destiné à protéger l’accusé de l’embarras (l’humiliation) d’être accusé, dans l’hypothèse où les accusations portées contre lui seraient retirées ou suspendues plus tard.
Selon lui, la pratique des entrevues pré-inculpation par le ministère public au Nouveau-Brunswick, au Québec et en Colombie-Britannique constitue un [traduction] « mécanisme de filtrage pré-inculpation par le ministère public » (par. 120). Le juge en chef adjoint MacDonald entendait par là que seules les entrevues qu’effectue le ministère public dans le but de protéger l’accusé en filtrant les accusations frivoles ou non étayées par la preuve seraient admissibles à l’étape antérieure à l’inculpation. Les dépositions de Glendon Abbott, Fred Ferguson, Andrejs Berzins et Philip Stenning contredisent clairement cette hypothèse. Il se pratique des entrevues pré‑inculpation au Nouveau‑Brunswick pour diverses raisons de politique, notamment, et non exclusivement, pour protéger l’accusé potentiel. De plus, même en Ontario, où la pratique des entrevues pré‑inculpation par le ministère public est la plus limitée, on y a recours régulièrement. Avec égards, le juge du procès a donc commis une erreur en constatant que [traduction] « la pratique des entrevues pré-inculpation par le ministère public dans notre pays [. . .] est inexistante ou rare » (par. 117). La preuve qui lui a été soumise révélait que la tenue d’entrevues pré-inculpation par le ministère public constitue une pratique qui varie entre un usage régulier, bien que peu fréquent en Ontario, et une utilisation courante au Nouveau-Brunswick. Même si on n’a pas recours à cette pratique dans toutes les affaires, il appert qu’on l’applique typiquement dans les cas d’agression sexuelle, tout particulièrement lorsque les allégations portent sur des faits qui remontent à très longtemps, que les plaignants sont jeunes ou que d’autres facteurs soulèvent un doute particulier quant à la force probante de la preuve. Cette erreur de fait manifeste a eu des incidences importantes sur le raisonnement du juge du procès. Sur la base de cette perception erronée, il a estimé que la conduite du ministère public en l’espèce entrait en conflit avec la pratique habituelle à l’échelle du pays et, en conséquence, était irrégulière. De cette irrégularité, il a déduit une perte d’objectivité dans la décision du ministère public d’engager des poursuites relativement aux chefs d’accusation et, à partir de cette constatation, il a conclu à l’existence d’un abus de procédure, alors que les autres exemples de conduite répréhensible de la police et du ministère public n’atteignaient pas isolément le niveau d’un abus de procédure susceptible de justifier une suspension.
120 Je décèle en outre une deuxième erreur de fait dans le raisonnement du juge du procès. Sans jamais l’affirmer explicitement, le juge du procès laisse entendre que la perte d’objectivité était abusive parce qu’elle faisait en sorte que l’appelant a finalement dû répondre à un plus grand nombre d’accusations. Aucun élément de preuve ne vient appuyer cette déduction. Le DPC Pearson a manifestement formulé ses recommandations dans le cadre d’un processus décisionnel encore inachevé concernant l’inculpation. Me Pearson a précisé que la police n’était pas tenue de suivre son avis, ni le ministère public d’engager des poursuites à l’égard des accusations que la police déciderait de porter. Me Pearson a expressément recommandé que certaines plaignantes soient réinterrogées et il s’est dit d’avis qu’un plus grand nombre d’accusations viendrait renforcer la poursuite. Enfin, il ne pouvait prévoir que cinq nouvelles plaignantes sortiraient de l’ombre après ses recommandations relatives à l’inculpation (dont trois ont finalement accepté que le ministère public engage des poursuites). Tous ces faits mènent à la conclusion que la recommandation de Me Pearson de porter des accusations relativement à quatre plaignantes conservait un caractère provisoire, et qu’il serait impossible de savoir si le processus qui a suivi la recommandation de Me Pearson a eu pour résultat qu’un plus grand nombre d’accusations ont été portées contre l’appelant — un plus grand nombre par rapport à quoi? Cette conclusion de fait erronée constituait toutefois une erreur manifeste dont le juge du procès s’est servi comme d’un tremplin pour conclure à l’existence d’un abus de procédure et entreprendre un examen cas par cas des accusations qui devaient être suspendues. Quoi qu’il en soit, le dépôt de nouvelles accusations ne pouvait devenir irrégulier si elles étaient suffisamment étayées par les faits et si des motifs probables pouvaient être établis.
2. L’erreur de droit
121 De plus, le juge du procès a commis une erreur de droit dans son appréciation du critère applicable à la suspension des procédures. En accordant à tort une trop grande importance à l’étape de la mise en balance, lorsqu’il a soupesé les intérêts découlant d’une suspension et l’intérêt public à ce que les procédures se poursuivent, il a omis de trancher la question clé de savoir si l’abus (qu’il avait décelé) serait révélé, perpétué ou aggravé par la poursuite si celle-ci n’était pas suspendue. Il est aussi passé outre l’étape de l’analyse qui commande l’examen d’autres réparations.
122 Comme la Cour d’appel, je suis d’avis que le juge du procès, s’il avait appliqué correctement la loi, aurait conclu que l’abus qu’il avait décelé ne se perpétuait pas. En effet, le retrait de la procureure Potts de la poursuite et la reconnaissance, dans les circonstances de l’espèce, de la mise en accusation directe comme un nouvel examen objectif des accusations dissipaient tout doute résiduel quant au risque que l’appelant continue à être soumis à une poursuite qui aurait été abusive, vexatoire, oppressive ou qui, de quelque façon, aurait heurté le sens de l’équité et de la décence.
123 Enfin, si après avoir effectué adéquatement cette analyse, le juge du procès n’avait toujours pas acquis la certitude que la suspension des procédures représentait la réparation appropriée pour corriger l’abus de procédure qu’il avait décelé, la mise en balance qu’il a entreprise était aussi erronée. Le critère énoncé dans l’arrêt Tobiass prévoit que, en pareil cas, les avantages découlant d’une suspension des procédures doivent être considérés en regard de ceux qui découleraient de la continuation du procès. Un acte d’inconduite extrêmement grave peut primer sur une préoccupation publique du moment, mais dans d’autres circonstances, l’intérêt irrésistible de la société dans le déroulement d’une poursuite peut faire pencher la balance du côté opposé à la suspension des procédures. D’après sa propre appréciation, le juge du procès était saisi d’un cas d’abus qui n’était pas suffisamment grave pour justifier une suspension globale des procédures relativement à tous les chefs d’accusation. Pourtant ce cas d’abus moins grave n’a pas été soupesé entièrement en regard des intérêts incontournables de la société à démontrer que les allégations d’agression sexuelle de jeunes filles et de jeunes femmes vulnérables seront entendues, à encourager les victimes d’agression sexuelle à faire confiance au système et à se déclarer, ainsi qu’à protéger la réputation d’un système de justice sensible à ce type d’allégations et aux difficultés auxquelles doivent faire face les plaignantes qui les formulent. Si ces facteurs sociaux avaient été appréciés dans leur intégralité, la démarche de mise en balance aurait conduit à la conclusion qu’aucune des allégations n’appartenait à la catégorie des cas les plus manifestes dans lesquels il convient de suspendre les procédures.
VII. Conclusion
124 Ainsi que l’a écrit le juge Freeman, dans ses motifs de dissidence, [traduction] « [à] l’audition de la requête en suspension, il incombait à l’appelant d’établir non seulement que le ministère public avait envers lui l’obligation de faire preuve d’objectivité en prenant la décision d’engager des poursuites, mais également qu’il avait manqué si gravement à cette obligation que seule une suspension des procédures pouvait remédier au préjudice. » Il ne fait pas de doute et le ministère public reconnaît volontiers que, par application des principes d’équité et de justice fondamentale, le ministère public assume, envers l’accusé, une obligation d’objectivité dans sa décision d’engager des poursuites. Toutefois, même si le juge du procès a conclu à bon droit à l’existence d’un abus de procédure, lorsque les faits de l’espèce sont interprétés correctement et que le critère adéquat régissant la suspension des procédures est appliqué, l’appelant ne peut établir un manquement si grave à l’obligation d’objectivité du ministère public, imputable à la police, à la procureure Potts ou à la participation du ministère public aux entrevues pré-inculpation, que seule une suspension peut remédier au préjudice.
125 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs des juges Iacobucci, Major, Binnie et Arbour rendus par
126 Le juge Binnie (dissident) — Il s’agit d’un pourvoi contre l’ordonnance discrétionnaire du juge en chef adjoint Michael MacDonald qui a suspendu la poursuite relativement à neuf accusations d’attentat à la pudeur portées contre l’appelant, tout en permettant que neuf autres accusations plus graves suivent leur cours. Après 18 jours d’audience, le juge était d’avis que, dans leur tentative d’obtenir la condamnation « à tout prix » d’un homme politique en vue, les procureurs de la Couronne avaient fait preuve d’un manque d’objectivité tellement grave qu’il portait atteinte à l’intégrité de l’administration de la justice en Nouvelle‑Écosse. Je suis d’avis que nous devrions faire preuve de retenue à l’égard de ses conclusions de fait.
127 Dans les deux cas les plus graves où les procédures n’ont pas été suspendues, l’appelant était accusé de viol (et tentative de viol) et de séquestration. Dans un troisième cas, qui a aussi fait l’objet d’un procès, on l’accusait d’avoir exhibé son pénis à une gardienne d’enfants tout en lui saisissant la main alors qu’il la reconduisait chez elle en voiture. Les victimes de ces infractions étaient des adolescentes, dont l’une avait à peine 14 ans, soit à peu près la moitié de l’âge de l’appelant à l’époque.
128 Un jury de la Nouvelle‑Écosse a acquitté l’appelant des huit accusations à l’égard desquelles il a subi son procès jusqu’à maintenant. Une accusation d’attentat à la pudeur pèse toujours contre lui.
129 Le juge du procès a été impressionné favorablement par l’opinion que le directeur des poursuites criminelles de la Nouvelle‑Écosse alors en poste, Me John Pearson, a exprimée à l’intention de la GRC en 1994, avant l’engagement de toute poursuite. Me Pearson concluait que des poursuites devaient être engagées contre l’appelant relativement aux accusations les plus graves, mais que l’engagement de poursuites relativement aux accusations les moins graves (portant sur des faits survenus il y a de 24 à 34 ans) [traduction] « peut être perçu comme de la “persécution” compte tenu des faits, de la caducité des infractions et de la peine relativement légère à laquelle on pourrait s’attendre en cas de déclaration de culpabilité ». Bien que Me Pearson ne l’ait pas précisé, il semblait croire que les incidents les moins graves auraient pu donner lieu, plus tôt, à une poursuite par voie de procédure sommaire, auquel cas le délai de prescription aurait été de six mois.
130 L’appelant prétend qu’en raison des critiques sévères adressées au service des procureurs de la Nouvelle‑Écosse dans l’affaire Donald Marshall, lequel a été emprisonné 11 ans pour un crime qu’il n’avait pas commis, et des controverses liées aux poursuites découlant du désastre minier de Westray (examinées en partie dans l’arrêt R. c. Curragh Inc., [1997] 1 R.C.S. 537), les procureurs de la Couronne n’ont pas rempli, en l’espèce, leur rôle constitutionnel de freins et contrepoids du pouvoir policier. Dans leur détermination à ne pas donner l’impression de favoriser l’appelant, ancien premier ministre de la Nouvelle‑Écosse, ils ont fait tant d’efforts qu’ils l’ont privé de [traduction] « l’examen rigoureux et objectif (de la décision concernant l’inculpation) » ((1998), 21 C.R. (5th) 366, par. 122) auquel a droit tout citoyen, peu importe son rang ou sa position dans la société. Selon le juge du procès, loin d’agir comme contrepoids du service de police, les procureurs de la Couronne en sont en fait devenus partie constituante.
131 Après avoir obtenu gain de cause à l’égard de neuf accusations devant la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, le ministère public a, de lui‑même, retiré deux des neuf accusations relativement auxquelles il avait obtenu le feu vert.
132 Les sept autres accusations visées par une suspension portent sur des allégations d’agression sexuelle consistant en des baisers non sollicités, des caresses et des baisers lascifs, des attouchements ou des actes similaires commis entre 1968 et 1978 à l’égard de différentes plaignantes qui, à l’époque, sont entrées en contact avec l’appelant à titre de gardiennes d’enfants, de page à l’assemblée législative, de ménagère, de plongeuse dans un hôtel et de journaliste. L’âge des plaignantes s’échelonnait de 14 à 24 ans. Le juge du procès a reconnu que toutes les accusations d’agression sexuelle sont graves. Il a toutefois conclu que le manque d’objectivité du ministère public dans cette affaire constituait un abus de procédure. Selon lui, les préoccupations de principe soulevées par l’ancien directeur des poursuites criminelles n’ont jamais été considérées sérieusement par la suite, comme elles auraient dû l’être.
133 Compte tenu que les accusations elles‑mêmes résultaient directement de l’abus, la réparation logique consistait à suspendre toute poursuite ultérieure à leur égard. Aucune réparation moindre ne pouvait éliminer la source de l’abus. Le juge du procès a conclu que l’engagement de poursuites relativement aux neuf autres accusations découlait d’une procédure fondamentalement inéquitable et constituait l’un des « cas les plus manifestes » justifiant une suspension des procédures.
134 À mon avis, le juge du procès s’est fondé sur les bonnes règles de droit et n’a commis aucune erreur donnant ouverture à révision dans son application du droit aux faits. Sa décision n’aurait pas dû être infirmée par le jugement majoritaire de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (le juge Freeman étant dissident). Selon moi, cette cour a simplement substitué sa propre opinion partagée sur les questions que le juge du procès avait la mission de trancher. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
I. L’abus de procédure
135 Tout citoyen de notre pays, qu’il soit très en vue ou peu connu, a droit à la même protection de la loi. À titre d’homme politique connu, l’appelant n’avait pas le droit d’être mieux traité que quiconque, mais il ne méritait pas non plus d’être moins bien traité. La protection de la loi repose notamment et de façon importante sur l’indépendance que les procureurs de la Couronne doivent maintenir, lorsqu’ils entrent en jeu, à l’égard des policiers et des personnes soupçonnées de crimes. Cette indépendance permet aux procureurs de la Couronne de déterminer de façon juste et impartiale s’il y a lieu de donner suite aux accusations déposées par la police, et de quelle façon.
136 L’appelant prétend que le ministère public ne peut citer aucun autre cas où l’on aurait cherché à engager des poursuites à l’égard d’une série comparable d’allégations de contacts sexuels, aussi graves soient‑elles, remontant à il y a 24 à 34 ans. Son avocat en conclut que si l’appelant était demeuré dans l’ombre comme avocat ou commentateur sportif, la Nouvelle‑Écosse n’en serait pas à dépenser des ressources considérables pour tenter de le faire condamner. À son avis, le bureau du procureur de la Couronne ne résiste pas comme il le devrait aux très fortes pressions des médias et d’une opinion publique hostile.
137 J’abonde dans le sens du juge du procès lorsqu’il affirme que, selon le droit, les procureurs de la Couronne doivent demeurer objectifs dans leur examen des accusations portées par la police, ou dans leur participation à l’étape antérieure à l’inculpation, et qu’ils doivent conserver, en réalité comme en apparence, une indépendance impartiale par rapport au rôle d’enquête de la police. C’est là la fonction de « représentant de la justice » du procureur de la Couronne, à laquelle s’appliquent des normes élevées amplement reconnues par la jurisprudence : Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16; Lemay c. The King, [1952] 1 R.C.S. 232, p. 257, et R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, p. 341. Dans Poursuites pénales : les pouvoirs du procureur général et des procureurs de la Couronne (1990), Document de travail 62, la Commission de réforme du droit du Canada a noté que « des personnes connues — des hommes ou des femmes politiques par exemple — [. . .] ne devraient ni jouir d’un traitement de faveur ni faire l’objet d’une rigueur particulière. Rien ne justifie en effet qu’on engage des poursuites contre des personnes en vue lorsqu’on ne l’aurait pas fait contre des citoyens ordinaires » (p. 83).
138 Le juge du procès a tiré la conclusion de fait que les procureurs de la Couronne n’ont procédé à aucun examen indépendant et objectif en l’espèce. L’absence des freins et contrepoids adéquats habituels risquait, selon lui, de choquer la conscience de la collectivité. Il a cité un certain nombre de sujets de préoccupation reflétant ce manquement institutionnel (dont l’annonce prématurée de l’enquête, la participation irrégulière du ministère public aux décisions concernant l’inculpation, le dépôt d’une accusation visant à introduire une preuve de faits similaires par ailleurs inadmissible, et la recherche d’un juge accommodant), mais il faut éviter de confondre cette énumération des symptômes avec la conclusion de fait importante et centrale qu’il a tirée, à savoir que l’appelant a été privé de son droit constitutionnel à une procédure préliminaire équitable.
A. La norme de contrôle
139 Je suis d’accord avec mon collègue le juge LeBel pour dire que la norme de contrôle de la décision du juge du procès d’accorder une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés a été énoncée péremptoirement dans les termes suivants par le juge Gonthier dans l’arrêt Elsom c. Elsom, [1989] 1 R.C.S. 1367, p. 1375 : « [U]ne cour d’appel ne sera justifiée d’intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge de première instance que si celui‑ci s’est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice »; voir également l’arrêt R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, par. 48.
140 Il faut aussi garder à l’esprit la règle bien établie mentionnée par le juge La Forest dans l’arrêt Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 76 :
[traduction] Le tribunal d’appel n’a pas la liberté de simplement substituer l’exercice de son propre pouvoir discrétionnaire à celui déjà exercé par le juge. En d’autres termes, les juridictions d’appel ne devraient pas annuler une ordonnance pour la simple raison qu’elles auraient exercé le pouvoir discrétionnaire original, s’il leur avait appartenu, d’une manière différente.
B. Le contrôle des conclusions de fait
141 Une cour d’appel devrait faire montre de la retenue appropriée à l’égard des conclusions de fait du juge du procès qui a, en l’espèce, consacré neuf jours à l’audition de la preuve et neuf jours à l’audition des arguments de droit. Les décisions pertinentes ont été regroupées dans l’arrêt R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, où le juge en chef Lamer a conclu en ces termes, au par. 81 :
Selon un principe juridique bien établi, lorsqu’une cour d’appel examine la décision du juge du procès, elle doit faire montre d’une retenue considérable à l’égard des conclusions de fait du juge, en particulier lorsque ces conclusions de fait sont fondées sur son appréciation des témoignages et de la crédibilité des témoins.
. . .
Je souligne également qu’il a été décidé que le principe de la retenue par les cours d’appel s’applique aussi aux conclusions de fait du juge de première instance qui sont fondées sur son appréciation de la crédibilité des témoignages d’experts . . .
142 Pour les motifs qui suivent, j’estime que les conclusions de fait cruciales tirées par le juge du procès en l’espèce commandent la suspension des procédures.
C. La perspective adoptée par la Cour d’appel
143 Je conviens avec le juge Cromwell de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse ((1999), 179 N.S.R. (2d) 45) que le nœud du raisonnement du juge du procès était que, par suite de l’abus de procédure qu’il a constaté, l’appelant doit répondre à des accusations qui n’auraient autrement jamais été portées contre lui, ou à l’égard desquelles aucune poursuite n’aurait été engagée si elles avaient été déposées. (Plus précisément, les accusations excessives sont les neuf accusations visées par la suspension.)
144 Le juge Cromwell s’est exprimé en ces termes, au par. 128 :
[traduction] Même si le juge ne le dit pas explicitement, il semble avoir conclu que l’intimé, par suite de la perte d’objectivité, doit peut‑être répondre à un beaucoup plus grand nombre d’accusations que si l’objectivité appropriée avait été préservée. En ce qui a trait au 16e chef d’accusation, le juge a conclu que la poursuite avait été engagée pour un motif illégitime.
145 En revanche, je ne suis pas d’accord avec l’approche globale adoptée dans le jugement prononcé pour la majorité par le juge Cromwell, qui consiste à prendre les symptômes du manquement institutionnel identifiés par le juge du procès et (selon mon interprétation de ses motifs) à les examiner chacun isolément des autres afin de démontrer que ce qui a été fait n’était pas incorrect à coup sûr et dans tous les cas. Je pense que cette approche est erronée. Indépendamment de l’accent mis par le juge du procès sur l’effet cumulatif des divers éléments de la conduite reprochée, l’opinion majoritaire confond les symptômes et le diagnostic. La préoccupation du juge du procès ne portait pas tant sur chacun des symptômes que sur l’absence, en l’espèce, des freins et contrepoids institutionnels. Cette absence a empêché l’examen objectif des accusations portées par la police qui, en raison de leur caducité, de leur nature relativement mineure (en comparaison de celles qui ont fait l’objet d’un procès) et des peines potentiellement légères qu’elles étaient susceptibles d’entraîner en cas de déclaration de culpabilité, auraient probablement été retirées si elles avaient été soumises à un examen objectif.
146 Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, ces préoccupations plus générales ont été exprimées dans le rapport du directeur des poursuites criminelles de la Nouvelle‑Écosse alors en poste, Me John Pearson, en date du 28 juin 1994. Le juge du procès a reconnu, bien sûr, que l’avis de Me Pearson ne liait pas la police, ni les procureurs de la Couronne subséquents (et certainement pas la cour). Cet avis n’en constituait pas moins un point de repère quant à l’objectivité et l’impartialité qui, selon lui, aurait dû continuer à guider la réflexion à la fois sur les accusations que Me Pearson avait étudiées et sur les autres qui ont suivi. Me Pearson a fait les observations suivantes sur les accusations potentielles à l’égard desquelles il a recommandé de ne pas engager de poursuites :
[traduction] Les autres plaignantes
Quant aux quatre autres plaignantes [. . .] nous estimons qu’il n’y a pas lieu d’engager des poursuites criminelles à l’égard de ces allégations. Nous concluons que, dans ces cas, les actes visés par l’article du Code criminel de l’époque créant l’infraction d’attentat à la pudeur ont été commis. Toutefois, la prise en considération des facteurs d’intérêt public suivants fait pencher la balance en faveur de la décision de ne pas engager de poursuites relativement à ces chefs d’accusation :
i) il s’agit d’allégations de nature mineure, tout spécialement lorsqu’on les replace dans le contexte des valeurs sociales de l’époque (ce fait est particulièrement bien illustré dans [l]’incident [relatif à une plaignante] où son père, lorsqu’il a pris connaissance des faits, a exigé que l’accusé lui présente des excuses);
ii) la « caducité » des infractions par comparaison à leur gravité;
iii) l’engagement de poursuites à l’égard de ces accusations peut être perçu comme de la « persécution » compte tenu des faits, de la caducité des infractions et de la peine relativement légère à laquelle on pourrait s’attendre en cas de déclaration de culpabilité;
iv) il existe d’autres moyens pour sanctionner ce comportement, à savoir l’engagement de poursuites à l’égard des accusations plus graves;
v) la confiance du public dans l’administration de la justice peut être préservée sans que des poursuites soient engagées relativement à ces quatre accusations.
147 Les accusations qui ont été suspendues par le juge du procès ont été décrites par le juge Freeman, dissident, comme des incidents remontant à très longtemps (au par. 20) :
[traduction] Chaque chef allègue un seul acte impulsif, un incident isolé sans répétition, suite ou persistance de la part de l’intimé. Le plus récent des chefs frappés par la suspension remontait à près de 20 ans au moment du procès, et certains d’entre eux remontaient à plus de 30 ans. Aucune des plaignantes n’avait pris l’initiative de communiquer avec la police. Le directeur des poursuites criminelles qui a évalué le dossier de la police avant la décision concernant l’inculpation et avant que l’objectivité du ministère public ne soit compromise, avait recommandé de ne pas engager de poursuites à l’égard de chefs d’accusation de cette nature remontant à très longtemps.
148 Des personnes bien informées pourraient raisonnablement conclure, du maintien de la poursuite à l’égard de ce que Me Pearson a décrit comme des allégations [traduction] « mineures » formulées de 24 à 34 ans après le moment où les événements se seraient produits, que l’appelant est poursuivi non pas tant pour ce qu’il a fait que pour ce qu’il est. À mon avis, une telle perception mine la confiance du public dans l’impartialité et l’intégrité du système de justice pénale.
D. Les règles de droit régissant l’abus de procédure
149 Il ne fait pas de doute que la conduite répréhensible des procureurs de la Couronne constatée par le juge du procès n’empêcherait pas l’accusé de subir un procès équitable relativement à toutes les accusations. Les prétentions de l’appelant à cet égard ont toutes été rejetées à bon droit.
150 Voici les questions pertinentes qu’il faut trancher concernant l’allégation d’« abus de procédure » en l’espèce :
(i) Dans quelle mesure un procureur de la Couronne objectif et impartial joue‑t‑il un rôle essentiel au maintien des freins et contrepoids aux étapes du système de justice pénale où il est appelé à intervenir?
(ii) Le fait de procéder par voie de mise en accusation directe et de tenir subséquemment un procès équitable remédie‑t‑il à l’absence des freins et contrepoids essentiels lors de l’inculpation?
1. L’importance des freins et contrepoids
151 Il est clair que les procureurs de la Couronne jouent un rôle essentiel de « représentants de la justice » à toutes les étapes de leur travail. Leur rôle consistant à évaluer l’opportunité d’engager des poursuites et à voir à leur déroulement est de première importance pour l’intégrité de notre système de justice pénale, et il a été décrit de la façon peut‑être la plus remarquée par le juge Rand dans l’arrêt Boucher, précité, p. 23-24 :
[traduction] On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n’ont pas pour but d’obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l’on allègue être un crime. Les avocats sont tenus de voir à ce que tous les éléments de preuve légaux disponibles soient présentés : ils doivent le faire avec fermeté et en insistant sur la valeur légitime de cette preuve, mais ils doivent également le faire d’une façon juste. Le rôle du poursuivant exclut toute notion de gain ou de perte de cause; il s’acquitte d’un devoir public, et dans la vie civile, aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle. Le poursuivant doit s’acquitter de sa tâche d’une façon efficace, avec un sens profond de la dignité, de la gravité et de la justice des procédures judiciaires.
Bon nombre d’autres déclarations de la plus haute autorité vont dans le même sens. Dans l’arrêt Stinchcombe, précité, le juge Sopinka a dit, au nom de la Cour, à la p. 341 :
D’une manière générale, les substituts du procureur général au Canada se sont montrés traditionnellement très soucieux de jouer leur rôle de « ministres de la justice » plutôt que celui d’adversaires.
152 Dans l’arrêt R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91, le juge Gonthier en son nom et en celui des juges McLachlin et Iacobucci, dissidents sur d’autres points, a dit à la p. 118 :
La recherche obstinée de déclarations de culpabilité ne peut pas être compatible avec leurs responsabilités.
153 Dans l’arrêt Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, le juge Lamer (plus tard Juge en chef), qui s’exprimait aussi pour le juge en chef Dickson et le juge Wilson, a dit à la p. 191 :
Le procureur de la Couronne a traditionnellement été décrit comme un [traduction] « représentant de la justice » qui « devrait se considérer plus comme un fonctionnaire de la cour que comme un avocat ».
154 Voir également dans l’arrêt Lemay, précité, les motifs du juge Cartwright, dissident sur d’autres points, à la p. 257 : [traduction] « [L]a poursuite a pour seul objet de faire en sorte que justice soit rendue ».
155 La responsabilité de « représentant de la justice » ne se limite pas à la salle d’audience et elle lie le procureur de la Couronne dans toutes les mesures qu’il prend relativement à l’accusé, avant comme après le dépôt des accusations. C’est une responsabilité [traduction] « qui devrait être exercée sans émotivité ou animus de la part de la poursuite » (R. c. Chamandy (1934), 61 C.C.C. 224 (C.A. Ont.), le juge Riddell, p. 227).
156 Ces affirmations laissent croire que la notion de « représentant de la justice », comporte au moins trois composantes reliées mais quelque peu distinctes. La première est l’objectivité, c’est‑à‑dire l’obligation de traiter les faits de façon impartiale, tels qu’ils sont, sans être influencé par des émotions ou des préjugés personnels. La deuxième est l’indépendance par rapport à d’autres intérêts qui peuvent avoir une incidence sur la poursuite, y compris ceux de la police et de la défense. La troisième, liée à la première, est l’absence d’une propension à un sentiment — négatif ou positif — à l’égard du suspect ou de l’accusé. L’on s’attend à ce que le procureur de la Couronne agisse de manière impartiale.
157 Dans l’arrêt R. c. G.D.B., [2000] 1 R.C.S. 520, 2000 CSC 22, par. 24, nous avons statué que « [le] droit à l’assistance effective d’un avocat » dans le système de justice pénale correspond à un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte. Le devoir d’un procureur de la Couronne de s’acquitter de ses obligations d’objectivité et d’indépendance de « représentant de la justice » est tout aussi fondamental. Il constitue, pour le citoyen, une protection essentielle contre l’exercice parfois excessif et mal fondé du pouvoir de l’État. C’est l’un des mécanismes les plus importants de freins et contrepoids de notre système de justice pénale et il satisfait aisément au critère énoncé pour la première fois dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 513 :
La question de savoir si un principe donné peut être considéré comme un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 dépendra de l’analyse de la nature, des sources, de la raison d’être et du rôle essentiel de ce principe dans le processus judiciaire et dans notre système juridique à l’époque en cause.
158 Ces exigences établissent une norme élevée. Les tribunaux présument avec raison, étant donné la haute tradition du service du ministère public au Canada, que ces exigences sont respectées dans les milliers de décisions prises chaque jour qui ont une incidence si vitale sur la vie des personnes qui, à tort ou à raison, ont des démêlés avec la justice. Les allégations dénuées de fondement ou frivoles sont expédiées promptement. En l’espèce toutefois, le juge du procès a conclu que la dérogation à la norme prévue n’était ni dénuée de fondement, ni frivole. L’ampleur de cette dérogation était profondément troublante. Le juge du procès a beaucoup d’expérience en ce qui a trait aux aspects pratiques des poursuites pénales. C’est donc un ensemble de faits très exceptionnels qui nous est soumis.
159 La police procède à des enquêtes. Ses membres ont pour tâche de recueillir la preuve et, en l’évaluant le plus impartialement possible, de déterminer si, selon eux, elle fournit des motifs raisonnables et probables de porter des accusations. Les procureurs de la Couronne fournissent les premiers freins et contrepoids au pouvoir de la police. Pour reprendre les propos de feu le juge Arthur Martin dans le Report of the Attorney General’s Advisory Committee on Charge Screening, Disclosure, and Resolution Discussions (1993) (« Rapport Martin »), p. 117, [traduction] « [e]n leur qualité de représentants de la justice, leur tâche ultime consiste à veiller à ce que l’intérêt public soit servi, dans toute la mesure possible, par le recours ou l’absence de recours aux tribunaux criminels » (je souligne). Il a ajouté, aux p. 117-118 :
[traduction] Pour s’acquitter de ces responsabilités, le procureur de la Couronne doit donc inévitablement tenir compte de nombreux facteurs, susmentionnés, que le policier le plus consciencieux et le plus responsable qui se prépare à déposer sous serment une dénonciation inculpant quelqu’un d’une infraction criminelle n’est pas nécessairement tenu d’examiner.
160 Le procureur de la Couronne sert donc de tampon entre la police et le citoyen. Comme l’a souligné le Rapport Martin, à la p. 39 :
[traduction] . . . la séparation des pouvoirs d’enquête et de poursuite de l’État constitue une importante garantie contre l’abus de l’un et de l’autre. En établissant un niveau de contrôle indépendant entre l’enquête et toute poursuite susceptible de s’ensuivre, une telle séparation des pouvoirs permet aussi de faire en sorte que les enquêtes comme les poursuites sont effectuées de façon plus complète et, partant, plus équitable. [Je souligne.]
161 L’appelant avait autant droit à ce [traduction] « niveau de contrôle indépendant » que tout autre suspect. Le juge du procès a conclu que les rôles distincts du procureur de la Couronne et de la police étaient devenus flous et [traduction] « homogénéisés ». Cela a eu pour effet de priver l’appelant de la protection institutionnelle à laquelle il avait et il a toujours droit. Le juge du procès a énoncé cette conclusion de fait cruciale en ces termes (au par. 122) :
[traduction] Le ministère public déclare ne pas avoir participé à l’enquête, et je le reconnais. Toutefois, il me semble évident que le ministère public a été pleinement associé au processus décisionnel concernant le dépôt des accusations. Ce faisant, il a beaucoup participé aux entrevues auprès de plaignantes potentielles. Contrairement à Me Pearson, les procureurs n’ont pas examiné un rapport de police d’un œil critique. Ils ont plutôt collaboré entièrement avec la police à la création de ce qui est essentiellement devenu une décision commune concernant l’inculpation. La collaboration a mené à un consensus, mais uniquement au prix de l’homogénéisation du processus. En conséquence, le requérant a été privé de cet examen rigoureux et objectif (de la décision de porter des accusations) qui est si essentiel au rôle du ministère public. [Je souligne.]
162 Ces conclusions de fait se fondaient sur une preuve abondante.
163 À mon avis, aucun motif justifiant que la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse ou notre Cour modifient ces conclusions de fait n’a été établi.
2. La « catégorie résiduelle » de l’abus de procédure
164 La jurisprudence établit clairement qu’un procès équitable ne peut pas toujours corriger un manquement qui mine l’intégrité du système de justice. Dans l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, notre Cour a dit, au par. 73, qu’il existe une
catégorie résiduelle de conduite visée par l’art. 7 de la Charte. Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l’équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d’autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt l’ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du processus judiciaire.
165 La common law avait élaboré une théorie de l’abus de procédure longtemps avant l’adoption de la Charte. Au Canada, on fait parfois remonter celle‑ci à l’arrêt In re Sproule (1886), 12 R.C.S. 140. Notre Cour a reconnu une raison d’être de la théorie de common law en des termes qui sont pertinents en l’espèce, dans l’arrêt R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, p. 136 :
Lord Devlin a exprimé la raison qui justifie l’existence d’un pouvoir judiciaire discrétionnaire d’ordonner une suspension d’instance pour contrôler la conduite de la poursuite lorsqu’elle porte préjudice à l’accusé, dans l’arrêt Connelly v. Director of Public Prosecutions, [1964] A.C. 1254 (H.L.), à la p. 1354 :
[traduction] Les tribunaux doivent‑ils s’en remettre au pouvoir exécutif pour empêcher l’emploi abusif de leur procédure? N’ont‑ils pas eux‑mêmes le devoir, auquel ils ne sauraient échapper, de garantir un traitement équitable à ceux qui se présentent, ou qu’on amène, devant eux? À de semblables questions il ne peut y avoir qu’une seule réponse. Les tribunaux ne peuvent pas envisager un seul instant le transfert au pouvoir exécutif de la responsabilité de s’assurer qu’il n’y a pas d’abus dans l’application de la loi.
E. Le pouvoir discrétionnaire de la poursuite
166 En l’espèce, le juge du procès a pris soin de ne pas minimiser ni réduire la vaste portée attribuée traditionnellement et à bon droit au pouvoir discrétionnaire de la poursuite. Les tribunaux hésitent longtemps à remettre en question l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, et ne le font que dans des circonstances très limitées. Dans l’arrêt R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, par exemple, notre Cour a noté qu’un système qui ne conférerait pas un vaste pouvoir discrétionnaire aux instances chargées d’appliquer la loi et d’engager des poursuites ne pourrait fonctionner. Le juge La Forest s’est exprimé ainsi, à la p. 410 :
Le pouvoir discrétionnaire est une caractéristique essentielle de la justice criminelle. Un système qui tenterait d’éliminer tout pouvoir discrétionnaire serait trop complexe et rigide pour fonctionner. Les forces policières exercent nécessairement un pouvoir discrétionnaire quand elles décident de porter des accusations, de procéder à une arrestation et aux fouilles et perquisitions qui en découlent, tout comme la poursuite quand elle décide de retirer une accusation, de demander une suspension, de consentir à un ajournement, de procéder par voie d’acte d’accusation plutôt que par voie de déclaration sommaire de culpabilité, de former appel, etc.
Voir également : R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; Smythe c. La Reine, [1971] R.C.S. 680, p. 686; R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 348.
167 Cependant, le corollaire de ces vastes pouvoirs discrétionnaires est qu’ils doivent être exercés avec objectivité et impartialité. On retrouve ce principe dans le Code de déontologie professionnelle de l’Association du Barreau canadien (1988) : voir ch. IX, « L’avocat en tant que tel », art. 9 (Devoirs du procureur de la Couronne) :
L’avocat de la poursuite est investi de fonctions publiques assorties de larges pouvoirs discrétionnaires : il doit en conséquence agir de façon sereine et juste.
168 Puisque l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite est en réalité, dans une grande mesure, à l’abri du contrôle judiciaire, il importe d’autant plus qu’il soit exercé d’une façon juste et objective. Lorsqu’un manque d’objectivité est établi, il peut être nécessaire d’adopter des mesures correctives (comme en l’espèce) pour protéger ce qu’on appelle, dans l’arrêt O’Connor, « l’intégrité » du système de justice pénale.
169 Dans l’arrêt R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, madame le juge Wilson a expliqué qu’un abus de procédure à cet égard ne nécessite pas que soit démontrée la mauvaise foi de la poursuite. Elle a écrit que les tribunaux devraient prendre en considération tous les facteurs pertinents. « À mon avis, donner au mot “oppressive” une définition exigeant qu’il y ait une conduite blâmable ou un motif illégitime limiterait indûment l’application du principe [. . .] La conduite blâmable de la poursuite et l’existence d’un motif illégitime ne sont que deux des nombreux facteurs qu’un tribunal doit prendre en considération . . . » (p. 659).
170 En l’espèce, le facteur le plus préoccupant était l’absence des freins et contrepoids institutionnels habituels.
171 Le fait que l’arrêt O’Connor ait harmonisé les deux courants jurisprudentiels portant sur l’abus de procédure — la common law qui met l’accent sur l’intégrité du système de justice pénale et la Charte qui met l’accent sur les droits individuels — n’a pas atténué la préoccupation judiciaire au sujet de l’intégrité du processus. On a souligné à bon droit dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, que les cas d’abus de procédure qui ne violent pas le droit à un procès équitable ou d’autres droits et libertés de la personne seront vraisemblablement peu nombreux. Il en est ainsi parce que, même si des erreurs sont commises, il est rare qu’on réussisse à mettre en doute l’intégrité institutionnelle de notre système de justice.
172 À mon avis, le ministère public n’a pas démontré qu’en concluant à l’existence d’un abus de procédure en l’espèce, le juge du procès « s’est fondé sur des considérations erronées en droit » ni que « sa décision est erronée au point de créer une injustice » (Elsom, précité, p. 1375).
173 Je suis d’accord avec le juge Freeman lorsqu’il dit dans ses motifs dissidents, au par. 5 :
[traduction] Le fait que l’accusé soit une personne en vue et le grand intérêt que les médias portaient à l’affaire commandaient une approche disciplinée et impartiale de la part du ministère public pour garantir qu’on perçoive que M. Regan était traité avec l’impartialité à laquelle tout citoyen est en droit de s’attendre. Au lieu de cela, le juge du procès a relevé plusieurs erreurs de jugement constituant des indices d’un excès de zèle de la part de la police et des procureurs de la Couronne, dont trois figurent dans sa décision de suspendre les accusations qu’il considérait moins graves, afin de préserver la réputation de l’administration de la justice.
174 Comme le souligne le juge Freeman, les manquements précis étaient considérés comme des [traduction] « indices » (non exhaustifs) d’un excès de zèle.
F. Le traitement des symptômes
175 Une grande partie des motifs du jugement de la majorité de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse est consacrée à relever les conclusions que le juge du procès n’a pas tirées, ou de supposées incohérences dans celles qu’il a effectivement tirées. J’estime pour ma part que les motifs du juge du procès, lorsqu’on les lit dans leur ensemble et avec la volonté de les comprendre, sont logiques et cohérents. Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, je ne suis pas d’accord avec le fait de diviser ses motifs en compartiments étanches, pour ensuite isoler et attaquer chacun de ces compartiments à tour de rôle. Je passerai toutefois en revue les symptômes énumérés par le juge du procès et examinés par la Cour d’appel dans l’ordre dans lequel ils ont été soulevés dans les jugements précédents.
1. La conduite répréhensible de la police
176 Le juge du procès a rejeté pratiquement toutes les allégations de conduite répréhensible de la police formulées par l’appelant, notamment la supposée formation « prématurée » d’un groupe de travail chargé d’enquêter sur des rumeurs et thèses journalistiques au sujet du comportement de l’appelant, des techniques d’enquête censément douteuses, des éléments de preuve manquants et des procédures d’arrestation. Il a néanmoins été [traduction] « préoccupé » par la [traduction] « grave erreur de jugement » (par. 87) commise par la police lorsqu’elle a confirmé que l’appelant était visé par une enquête avant même que des plaignantes aient été interrogées et encore moins que des accusations aient été portées. Cela contrevenait aux directives expresses du bureau du solliciteur général de la province en date du 6 février 1990 :
[traduction] 3. Aucun agent de police ne peut divulguer le fait d’une enquête policière, sauf selon le principe de connaissance sélective au sein du service de police, de façon à protéger la confidentialité et le secret quant à l’identité de toute personne faisant l’objet d’une enquête.
La divulgation n’était pas l’effet d’une simple étourderie. Le juge du procès a constaté que l’agent de police avait consulté son supérieur avant de procéder à la communication et qu’il l’avait diffusée sous forme de communiqué de presse. Comme l’a souligné le juge Freeman, cela a eu pour résultat que [traduction] « [l]a nouvelle a fait les manchettes nationales quelque 17 mois avant que des accusations soient portées » (par. 24).
177 Dans son jugement majoritaire, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a estimé que cet événement était en grande partie dénué de pertinence à l’égard des questions soulevées en appel parce qu’il implique la police et non les procureurs de la Couronne. Je ne suis pas d’accord. Cet incident aurait dû indiquer au bureau du procureur de la Couronne que les policiers sentaient beaucoup de pression de la part du public et qu’un [traduction] « examen rigoureux et objectif » de toutes les accusations qui seraient éventuellement portées serait d’une importance capitale pour assurer une administration équitable et impartiale de la justice. C’est dans de telles situations que le système de freins et de contrepoids est le plus durement mis à l’épreuve.
2. La conduite des procureurs de la Couronne
178 Trois aspects en particulier de la conduite des procureurs de la Couronne ont indiqué au juge du procès que le système de freins et contrepoids n’avait pas fonctionné en l’espèce.
a) La recherche d’un juge accommodant
179 Le premier aspect était la volonté apparente de la procureure principale de la Couronne affectée à l’affaire, Me Susan Potts, de manipuler le système judiciaire en faveur de la poursuite. Cette volonté ressort du compte rendu donné par la GRC d’une réunion tenue le 15 juillet 1994 entre la procureure de la Couronne et les enquêteurs de la GRC, au cours de laquelle la procureure a préconisé la recherche d’un juge accommodant, c’est‑à‑dire l’utilisation par la Couronne de son privilège de fixation d’une date afin que l’affaire soit entendue par un juge de son choix, pratique qui mine en réalité comme en apparence le caractère impartial de l’administration de la justice. Voici ce que dit le compte rendu de la GRC :
[traduction] Il y a eu un échange au sujet de l’endroit où porter des accusations et de la comparution de M. Regan devant le tribunal. [La procureure de la Couronne] Potts a dit que le juge Randall siège en septembre et qu’il n’est pas souhaitable que l’affaire soit portée devant lui — nomination politique (libéraux). Le mois d’octobre peut être approprié. Me Potts entend surveiller le rôle de la cour pour voir qui siège quand, et déterminer ce qui serait dans notre meilleur intérêt. [Je souligne.]
180 Le juge du procès a considéré que cette note avait de l'importance en raison de ce qu’elle révélait, à savoir que la procureure principale de la Couronne affectée à la gestion courante de l’affaire s’était identifiée au point de vue de la police et [traduction] « tentait d’obtenir une déclaration de culpabilité à tout prix ». Le juge du procès a écrit (au par. 101) :
[traduction] Cette mention représente purement et simplement une tentative flagrante de recherche d’un juge accommodant. Elle est choquante et très préoccupante. Si l’allusion à la possibilité d’éviter un juge en particulier est désolante, la tentative flagrante de « surveiller le rôle de la cour pour voir qui siège quand, et déterminer ce qui serait dans notre meilleur intérêt » [italiques ajoutés par le juge en chef adjoint MacDonald] est encore plus inquiétante. Elle projette l’image d’un procureur de la Couronne qui tente d’obtenir une déclaration de culpabilité à tout prix. [Je souligne.]
181 La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a souligné le fait que Me Potts a cessé de s’occuper de l’affaire en 1996. C’est vrai, mais le juge du procès s’inquiétait de l’absence d’un point de vue objectif au moment de l’inculpation, période au cours de laquelle (la rencontre critique du 17 janvier 1995 avec la GRC en constituant un exemple) Me Potts était l’âme et la force de l’équipe de la poursuite. Le ministère public dit que le commentaire sur la « recherche d’un juge accommodant » n’a pas été repris et est demeuré sans suite. Nous n’en savons rien. L’appelant a tenté de citer Me Potts à témoigner lors de l’audience relative à l’abus de procédure, mais il semble que les objections de la Couronne aient réussi à empêcher sa comparution.
b) Cause commune avec la police
182 Quelques années avant l’enquête dans la présente affaire, le ministère public en Nouvelle‑Écosse a été fortement secoué par les conclusions du rapport Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution, vol. 1, Findings and Recommendations (1989) (« Rapport Marshall »). Au cours de son enquête sur l’erreur judiciaire ayant entraîné la condamnation de M. Marshall, la Commission royale a décelé des cas d’ingérence politique dans des décisions concernant l’inculpation et d’inégalité dans le traitement des citoyens selon qu’il s’agissait de personnes en vue ou défavorisées. Le Rapport Marshall a donc recommandé qu’on s’attaque aux problèmes survenus par le passé en Nouvelle‑Écosse en maintenant une [traduction] « ligne de démarcation nette » entre la police et le bureau du procureur général (à la p. 232) :
[traduction] Nous reconnaissons qu’une consultation marquée par la coopération et l’efficacité entre la police et le ministère public est aussi essentielle à la bonne administration de la justice. Toutefois, dans notre système, la fonction policière — la fonction d’enquête et d’application de la loi — est distincte de la fonction de poursuivant. Nous croyons que le maintien d’une ligne de démarcation nette entre ces deux fonctions est essentielle à la bonne administration de la justice. [Je souligne.]
183 La pratique acceptée en Nouvelle‑Écosse au cours de la période 1994‑1995 (c.‑à‑d. la « coutume locale ») a été exposée dans un rapport soumis au ministre de la Justice de la Nouvelle‑Écosse sur l’état du service du ministère public en 1994. Les professeurs Ghiz et Archibald de la faculté de droit de Dalhousie y ont écrit ce qui suit :
[traduction] Dans certains ressorts canadiens, et en Nouvelle‑Écosse avant l’enquête Marshall, les procureurs de la Couronne prétendaient être habilités à orienter les policiers dans leurs fonctions générales d’enquête (avant comme après le dépôt d’accusations), et parfois être habilités à ordonner à la police de ne pas porter d’accusation dans des cas particuliers. Conformément aux recommandations 36 et 37 de l’enquête Marshall, telles qu’elles ont été adoptées par le Procureur général et par le Solliciteur général d’alors, l’importance de maintenir une séparation entre les fonctions de la police et celles de la poursuite est mieux comprise aujourd’hui. Fondamentalement, l’on peut dire que la police a le droit d’enquêter et de porter des accusations sans en être empêchée par les procureurs de la Couronne, tandis que les procureurs ont le droit de retirer des accusations après leur dépôt. Toutefois, il arrive souvent qu’ils doivent se consulter avant comme après le dépôt des accusations puisque le rapport normal entre les procureurs de la Couronne et la police est de type coopératif plutôt qu’antagonique, les deux services partageant des buts communs dans l’administration de la justice pénale. La nature de l’avis sollicité par la police et donné par les procureurs de la Couronne se limite habituellement à l’opportunité de déposer un chef d’accusation particulier en vertu du Code criminel ou à l’interprétation d’un article du Code criminel, mais l’avis peut aussi englober la question de savoir si certaines preuves qui ont été obtenues seraient suffisantes pour étayer une poursuite judiciaire. [Souligné dans l’original.]
(J. A. Ghiz et B. P. Archibald, Independence, Accountability and Management in the Nova Scotia Public Prosecution Service : A Review and Evaluation (1994), p. 41-42)
184 À mon avis, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse n’a pas saisi le point de vue du juge du procès lorsqu’elle s’est efforcée de montrer que la coopération pré‑inculpation des procureurs de la Couronne avec la police varie quelque peu d’une province à l’autre et ne peut être considérée comme répréhensible dans toutes les circonstances et à toutes fins. Je reconnais que le critère pertinent tient à des principes (c.‑à‑d. l’objectivité et l’indépendance nécessaires ont‑elles été préservées?) et non à l’application d’une règle mécanique (c.‑à‑d. l’entrevue a‑t‑elle eu lieu avant ou après le dépôt des chefs d’accusation?), et que, en principe, la décision de porter des accusations ne représente pas une « ligne de démarcation très nette » en deçà de laquelle la participation d’un procureur de la Couronne est présumée suspecte.
185 De plus, je suis d’accord avec mon collègue le juge LeBel, au par. 83, pour dire que :
. . . ces entrevues [pré‑inculpation par le ministère public] peuvent servir les intérêts de la justice (voir plus loin) et [. . .] la distinction entre les entrevues antérieures et postérieures au dépôt des accusations est susceptible de détourner l’attention de la vigilance nécessaire au maintien de l’objectivité du début à la fin des procédures. [Souligné dans l’original.]
186 La préoccupation du juge du procès s’appuyait sur des principes. Il déplorait l’absence d’indépendance et d’objectivité qu’il avait constatée de la part de Me Potts et de ses collègues du bureau du ministère public affectés à l’affaire. Ceux qui avaient participé aux entrevues pré‑inculpation avaient adopté, pour une raison ou une autre, une vision étroite des choses sous les pressions d’une enquête fortement médiatisée visant une personnalité politique très en vue.
187 Le juge du procès ne s’opposait pas à la participation pré‑inculpation du ministère public. Pour lui, par exemple, la participation pré‑inculpation de Me Pearson, directeur des poursuites criminelles, ne posait aucun problème. Il a circonscrit sa préoccupation en ces termes (au par. 121) :
[traduction] La question cruciale dont je suis saisi est plus circonscrite. Elle porte en premier lieu sur la détermination du procureur de la Couronne à interroger les plaignantes avant le dépôt des accusations, puis, en deuxième lieu, sur l’effet de ce processus sur le nombre et les types d’accusations qui ont finalement été portées. [Je souligne.]
188 Certaines des observations du juge du procès sur les dangers d’interroger des plaignantes avant l’inculpation peuvent avoir dépassé la question « circonscrite » qu’il avait identifiée comme objet de son examen. Je ne pense pas, par exemple, qu’il a voulu dire que les entrevues pré‑inculpation entraînent nécessairement une perte d’objectivité. Non seulement il a approuvé la tenue d’entrevues pré‑inculpation à certaines fins limitées, mais il était saisi d’une perte d’objectivité antérieure même aux premières entrevues menées par les procureurs de la Couronne. Me Potts a fait le commentaire sur la recherche d’un juge accommodant le 15 juillet 1994, mais elle n’a entrepris ses entrevues auprès des plaignantes que quatre mois plus tard, le 17 novembre 1994.
189 Si l’on tient compte de l’ensemble de ses motifs, le juge du procès semble avoir accepté (comme je le fais) la justesse de la déposition de M. Philip Stenning, qu’il a résumée de la façon suivante (aux par. 115‑116) :
[traduction] Monsieur Philip Stenning était sans doute l’expert du ministère public le plus qualifié. Il a consacré toute sa carrière de chercheur à l’étude du rôle du ministère public et il a publié nombre de textes sur ce sujet. À l’instar de M. Gover, il pense que ce serait faire preuve de simplisme que de décréter qu’un procureur ne devrait jamais mener d’entrevues pré‑inculpation. À son avis, tout doit être considéré dans son contexte, et les coutumes locales doivent être reconnues et respectées. Malgré ce qu’on peut en dire dans les rapports Martin et Marshall, il estime qu’il est encore loisible au ministère public de mener des entrevues pré‑inculpation lorsque les circonstances s’y prêtent.
. . . [Il] concède que de telles occasions seraient rares.
190 Les problèmes particuliers en cause en l’espèce étaient, d’abord, une dérogation à ce que M. Stenning a appelé une [traduction] « coutume locale » consistant à maintenir une nette séparation entre les responsabilités, qui était peut‑être plus accentuée en Nouvelle‑Écosse qu’ailleurs par suite des problèmes très médiatisés que le bureau du procureur de la Couronne avait connus au cours de la décennie précédente, puis le motif problématique de la dérogation. En ce qui a trait au premier problème, le sujet de préoccupation du juge du procès n’était pas tant la diversité des pratiques à l’échelle du Canada que la question de savoir si les procureurs de la Couronne de la Nouvelle‑Écosse avaient observé les règles locales établies dans la foulée du Rapport Marshall. Leur empressement à faire fi de la « ligne de démarcation très nette » entre leur rôle et celui de la police, acceptée par la Nouvelle‑Écosse à la suite du Rapport Marshall, dénotait un zèle à porter davantage d’accusations qui a eu pour effet d’« homogénéiser » des fonctions censées demeurées distinctes et séparées. Au lieu de laisser à la police la tâche de porter des accusations et de s’acquitter de celle de procéder à un « examen rigoureux et objectif » des inculpations, le ministère public s’est subordonné pour s’attribuer un second rôle dans la décision initiale concernant l’inculpation, que le juge du procès a qualifiée de [traduction] « décision [. . .] commune ». En ce qui a trait au motif, le juge du procès a reconnu qu’il existait plusieurs raisons légitimes d’interroger un plaignant avant le dépôt des accusations, par exemple pour protéger l’accusé [traduction] « de l’embarras (l’humiliation) d’être accusé, alors que les accusations portées contre lui seront retirées ou suspendues » (par. 117), pour établir de bons rapports avec les plaignants afin de les inciter à décider, de façon éclairée, de participer à la poursuite ou pour apprécier la crédibilité des victimes. Il a dit (au par. 118) :
[traduction] Le ministère public a exposé en l’espèce les raisons pour lesquelles il avait mené des entrevues pré‑inculpation. Elles comprennent « l’établissement de bons rapports » et l’appréciation de la crédibilité des victimes. Or, malgré ces intentions déclarées, il est clair, selon un membre de la GRC qui a révisé le dossier, que le but d’au moins certaines de ces entrevues pré‑inculpation était de faire en sorte que des plaignantes réticentes changent d’idée et décident d’aller de l’avant. [Je souligne.]
191 Le but n’était apparemment pas ici d’« établir de bons rapports » avec des plaignantes qui éprouvaient de la crainte devant le processus judiciaire, ce qui aurait été une raison parfaitement valable de mener des entrevues pré‑inculpation. Le juge du procès a vu dans la participation des procureurs de la Couronne visant à encourager les plaignantes à « changer d’idée » un autre aspect de la tendance des procureurs à s’associer à l’équipe de la police plutôt que d’assurer un [traduction] « niveau de contrôle indépendant ». Il a cité (au par. 118) à cet égard une note de service contemporaine de la GRC datée du 17 janvier 1995 portant que :
[traduction] Les enquêteurs et le ministère public croient maintenant que si ces personnes pouvaient être réinterrogées en présence à la fois du procureur de la Couronne et de la police, les chances qu’elles changent d’idée seraient bien meilleures. [Je souligne.]
Cela devait favoriser la stratégie de la police visant une [traduction] « poursuite fondée sur une large base », comme l’a décrite l’avocat du ministère public devant notre Cour. À mon avis, la critique faite par le juge du procès est fondée. Si les accusations avaient été examinées et approuvées à tour de rôle, le ministère public aurait peut‑être fini par engager une « poursuite fondée sur une large base », mais le ministère public ne devrait pas viser au départ une poursuite fondée sur une large base puis, par la suite, chercher à approuver des accusations particulières afin d’y parvenir. C’est cette attitude que le juge du procès a critiquée (au par. 123) :
[traduction] Le rôle du ministère public en retour consiste à apprécier objectivement la cause de façon globale. À titre de représentants de la justice, les procureurs de la Couronne doivent protéger le processus avec impartialité, ce qui comprend la protection des droits du requérant. En l’espèce, les procureurs de la Couronne n’ont pas examiné la décision concernant l’inculpation prise par les enquêteurs. Ils s’y sont associés. Ils ont interrogé toutes les plaignantes potentielles. Leur participation est devenue subjective par nature. À l’instar des policiers, il était compréhensible qu’ils éprouvent de forts sentiments. Comme on pouvait s'y attendre et comme l’a confirmé Me Reid, leur perception de l’affaire a fini par rejoindre celle des policiers. Cela ne porterait pas à conséquence si leur examen avait été totalement objectif, comme celui de Me Pearson. Un problème surgit lorsque ce qui devrait être un contrôle cède la place à une entreprise commune et à une décision commune. Je crois que c’est ce qui s’est passé en l’espèce.
192 Sur ce point, le juge Freeman, dissident, a fait le commentaire suivant, auquel je souscris (au par. 67) :
[traduction] Même si les opinions d’experts divergeaient en ce qui a trait aux rares circonstances dans lesquelles les procureurs de la Couronne peuvent mener des entrevues pré‑inculpation sans compromettre leur objectivité, il y avait accord sur le fait que l’objectivité des procureurs de la Couronne en soi est un élément essentiel de la justice canadienne. Si une telle valeur existe, elle doit trouver place dans le système et des recours doivent être possibles en cas de manquement.
À mon avis, une telle valeur existe et elle trouve place à l’art. 7 de la Charte.
193 La tentative du ministère public de faire porter la responsabilité de tout cela à Me Susan Potts n’est pas convaincante. Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, lorsque la défense a tenté de citer Me Potts à témoigner au sujet de l’étendue et de la gravité de la perte d’objectivité alléguée de la part des procureurs de la Couronne, le ministère public s’y est opposé et celle‑ci n’a jamais eu l’occasion d’expliquer sa conduite devant la cour. Je ne dis pas que les objections du ministère public à son témoignage étaient dénuées de fondement ou déraisonnables. Je dis seulement que le ministère public ne peut tirer une conclusion intéressée de cette situation déplorable lorsque c’est par suite de son opposition qu’une preuve cruciale n’a pas été entendue.
c) Le seizième chef d’accusation
194 Ce chef a trait à une journaliste de 24 ans qui prétend avoir été caressée lascivement contre son gré par l’appelant qui l’a poussée sur un lit dans une chambre d’hôtel en 1976. Elle ne voulait pas être mêlée à l’affaire en qualité de plaignante. La police voulait saisir la cour du 16e chef d’accusation pour pouvoir ainsi produire une preuve de « faits similaires » à l’égard d’un incident plus important survenu en Alberta, en 1990. La police estimait apparemment que l’incident de 1990 ajouterait de la crédibilité à sa stratégie de [traduction] « poursuite fondée sur une large base » en atténuant la caducité apparente de la série d’accusations et en les faisant paraître plus récentes. Cette stratégie trouve écho dans le rapport interne du sergent d’état‑major Fraser de la GRC, en date du 9 décembre 1994 :
[traduction] L’enquête a mis au jour l’existence de nombreuses victimes et les accusations portées devraient refléter l’ensemble du tableau. Le rapport, daté du 94‑06‑28, du Service des poursuites criminelles [l’avis de Me Pearson] a recommandé le dépôt d’accusations concernant quatre victimes. Cela montre en réalité que le sujet était actif dans ses jeunes années, mais l’enquête a fait ressortir des éléments de preuve pour appuyer le fait que les infractions se sont poursuivies pendant la période s’échelonnant de 1960 à 1990. Voilà pourquoi le surintendant principal FALKINGHAM a demandé aux procureurs de la Couronne d’examiner la preuve et d’envisager le dépôt d’accusations dans tous les cas, de sorte que la gravité des actes du sujet soit présentée adéquatement pour brosser un tableau complet.
195 L’obstacle à cette stratégie du « tableau complet » tient au fait que la seule plainte concernant des événements postérieurs à 1978 était l’allégation émanant de l’Alberta, qui ne pouvait donner lieu à une poursuite en Nouvelle‑Écosse. Le ministère public a par conséquent décidé de poursuivre le 16e chef d’accusation pour ouvrir la porte à la preuve de l’incident survenu en Alberta, élargissant ainsi le « tableau complet » de 12 années.
196 Dans son jugement majoritaire, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a conclu que le 16e chef d’accusation est valide en soi et que le juge du procès a commis une erreur en condamnant la stratégie de la police. Le juge Cromwell a écrit, au par. 140 :
[traduction] Il n’y a rien de fondamentalement répréhensible à ce que le ministère public évalue l’admissibilité de la preuve et son effet sur les perspectives d’obtenir une déclaration de culpabilité pour décider de l’opportunité d’engager des poursuites.
Je suis d’accord, mais ce n’est pas ce dont se préoccupait le juge du procès. Sa préoccupation au sujet du 16e chef d’accusation, tout comme sa préoccupation touchant la recherche d’un juge accommodant et les entrevues pré‑inculpation, portait sur l’incapacité ou la réticence apparentes du ministère public à affirmer son indépendance par rapport aux stratégies de la police. Voici ce que le juge du procès a dit au sujet du 16e chef d’accusation (au par. 158) :
[traduction] Pourtant le but du ministère public tel que je le perçois était de faire en sorte que le jury entende (pour vraisemblablement y donner suite) la plainte d’A.R.S., témoin de faits similaires. La preuve de faits similaires n’est admissible que si elle est pertinente pour ce qui est d’établir le chef inscrit. Vous ne pouvez porter une accusation afin d’introduire une preuve de faits similaires. Une telle notion serait en totale contradiction avec l’essence même de cette règle d’exclusion.
197 À mon avis, la préoccupation du juge du procès était fondée. La preuve de faits similaires est en général inadmissible, mais elle peut être permise si sa valeur probante l’emporte sur son effet préjudiciable : R. c. Sweitzer, [1982] 1 R.C.S. 949, p. 952, et R. c. B. (C.R.), [1990] 1 R.C.S. 717, p. 735. Le juge du procès a conclu que le 16e chef d’accusation devait servir comme moyen de soumettre au jury une preuve par ailleurs inadmissible afin d’étendre et peut‑être de dénaturer le « tableau complet ». Que le 16e chef d’accusation entraîne ou non une déclaration de culpabilité importait peu pour la police et le ministère public, selon la conclusion de fait qu’a tirée le juge du procès. Cette façon d’agir bouleversait l’ordre naturel et normal des facteurs à considérer et lui prouvait de façon concluante que l’excès de zèle du ministère public se manifestait encore un an après le retrait de Me Potts du dossier.
d) La mise en accusation directe
198 Dans sa décision majoritaire, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a conclu que même si quelque irrégularité avait été commise dans le dépôt des accusations en 1995 (et des accusations qui s’y sont ajoutées par la suite), elle a été corrigée par la mise en accusation directe effectuée le 10 avril 1997. À cet égard, le juge Cromwell, dans nombre de passages, interprète la décision du juge du procès comme portant que [traduction] « le pouvoir discrétionnaire de procéder par voie de mise en accusation directe deux ans après les accusations initiales a été exercé à bon droit » (par. 105 (je souligne); voir aussi les par. 143 et 173). Mon collègue le juge LeBel reconnaît l’« effet correcteur » de la mise en accusation directe, au par. 109.
199 Je pense qu’on surestime ce que l’on appelle l’« effet correcteur » d’une mise en accusation directe. Bien que l’al. 577c) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, exige « le consentement personnel écrit du procureur général ou du sous‑procureur général », cette disposition a pour but d’engager la responsabilité de hauts fonctionnaires, et pas nécessairement de les obliger à accorder toute leur attention, de façon soutenue, aux multiples aspects pratiques d’une poursuite. Nos principes de responsabilité ministérielle veulent que beaucoup de mesures prises s’appuient sur la signature du ministre ou du sous‑ministre, alors qu’ils ne peuvent les avoir toutes examinées en détail. Ils s’en remettent (et on s’attend à ce qu’ils s’en remettent) à l’avis de leurs fonctionnaires. En l’espèce, ces fonctionnaires sont les personnes mêmes dont l’appelant se plaint de la conduite.
200 Les extraits du dossier dont nous disposons, et qui se limitent aux questions factuelles pertinentes quant aux questions de droit, comptent plus de 1 200 pages. Je ne dis pas que le procureur général ou son sous‑procureur ne maîtrisaient pas le dossier, mais je devrais disposer d’une preuve plus étoffée que celle qui nous a été soumise pour juger réaliste la conclusion selon laquelle ils le maîtrisaient au point de « corriger » les ratés du système de freins et contrepoids survenus plus tôt. Cela vaut particulièrement lorsque la véritable raison expliquant la mise en accusation directe est parfaitement claire. La mise en accusation directe a été recommandée par le procureur général parce que l’enquête préliminaire s’était étirée pendant une bonne partie de l’année sans que rien ne laisse présager qu’elle se terminerait sous peu.
201 Quoi qu’il en soit, ma perception de la conclusion tirée par le juge du procès sur ce point diffère quelque peu de celle de la majorité des juges de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse. Ce que le juge du procès a dit, en fait (au par. 131), c’est qu’il n’était
[traduction] pas convaincu que le ministère public a agi de mauvaise foi dans sa décision. L’enquête préliminaire a été très longue. Si le ministère public avait été si mal intentionné, il aurait pu procéder par voie de mise en accusation directe dès le début ou, du moins, plus tôt qu’il ne l’a fait.
202 Il n’est pas nécessaire que la mauvaise foi soit établie pour conclure à un abus de procédure : Keyowski, précité, p. 659. Le juge du procès a conclu que le ministère public n’avait pas agi de mauvaise foi lorsqu’il a mis fin à une enquête préliminaire qui s’était déjà étirée du 9 avril 1996 au 25 février 1997. Son commentaire au sujet de la mauvaise foi n’avait ni pour effet ni pour but de répondre à la plainte de portée beaucoup plus large de l’appelant au sujet du défaut du ministère public, pour quelque raison que ce soit, d’examiner de façon objective et impartiale l’opportunité des accusations « mineures » que Me Pearson avait rejetées antérieurement, et des accusations de la même catégorie portées par la suite, à la lumière de tous les facteurs liés à l’intérêt public. En ce qui a trait à la question de la mise en accusation directe, je suis d’accord avec les motifs dissidents du juge Freeman (au par. 15) :
[traduction] La question de savoir si la décision pouvait être corrigée à ce stade [c.‑à‑d. lors de la mise en accusation directe] n’est pas en cause. Le juge MacDonald n’a pas conclu qu’elle avait été corrigée.
203 Compte tenu de la conclusion du juge du procès quant à l’irrégularité fondamentale du processus d’inculpation et du fait qu’il a finalement ordonné la suspension de la poursuite relativement à neuf des accusations les moins graves, il semble que, même s’il n’a pas considéré la mise en accusation directe qui a mis fin à l’enquête préliminaire comme entachée de mauvaise foi, il n’en a pas moins conclu qu’elle était irrégulière. Il a expressément conclu en ce sens au sujet du 16e chef d’accusation qui n’a été déposé qu’au moment de la mise en accusation directe, c’est‑à‑dire longtemps après que Me Potts eut quitté l’équipe de la poursuite.
204 En l’espèce, la mise en accusation directe n’était pas un correctif. Il s’agissait, au mieux, d’une occasion manquée.
205 Je ne voudrais pas conclure sur cet aspect de l’affaire sans reprendre les remarques très à propos du juge McLachlin (maintenant Juge en chef) et du juge Major dans l’arrêt Curragh, précité. Même si elles figurent dans des motifs dissidents, elles expriment une opinion à laquelle tous les membres de notre Cour acquiesceraient (au par. 120) :
[C]’est précisément lorsque la recherche de la vérité est justifiée que nous devons nous prémunir contre le zèle des personnes investies du pouvoir d’enquêter sur les crimes et de les poursuivre. Nous ne pouvons tolérer les conduites abusives et faire fi de l’application régulière de la loi, quelle que soit la gravité des crimes reprochés. De par leur nature même, les procès fortement médiatisés suscitent de vives émotions dans le public. Dans notre société, le ministère public a le devoir de veiller à ce que tout inculpé soit traité avec équité [. . .] Lorsque le ministère public laisse la pression de l’opinion publique influencer ses actions, l’équité et la légitimité essentielles à notre système sont perdues. Et nous nous rabaissons alors au niveau d’une bande de lyncheurs à la recherche d’une branche assez solide.
206 Je suis d’avis de confirmer en l’espèce la conclusion du juge du procès que les neufs accusations dont il a ordonné la suspension représentaient, eu égard à toutes les circonstances, un abus de procédure.
II. La suspension des procédures
207 La démonstration d’un abus de procédure ne conduit pas, bien sûr, à la suspension automatique des procédures.
208 Cela est tout particulièrement vrai lorsque, comme en l’espèce, le juge du procès a conclu que, malgré l’écoulement du temps et la difficulté de faire toute la lumière sur des événements isolés survenus il y a entre 24 et 34 ans, la conduite jugée équivalente à un abus de procédure n’a pas porté atteinte aux droits de l’appelant à un procès équitable.
209 Le pouvoir inhérent d’une cour supérieure d’ordonner la suspension de procédures qui constituent un abus de pouvoir a été reconnu au cours du dix‑neuvième siècle au Canada, remis en question dans les arrêts R. c. Osborn, [1971] R.C.S. 184, et Rourke c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 1021, puis réaffirmé dans l’arrêt Jewitt, précité. Dans l’arrêt Rourke, le juge Pigeon, s’exprimant au nom de la majorité, a tiré la conclusion suivante, en accord avec les énoncés antérieurs de l’arrêt Osborn : « je ne puis admettre que les tribunaux criminels aient un pouvoir discrétionnaire général de suspendre des procédures régulièrement instituées, parce que la poursuite est considérée comme oppressive » (p. 1043). Il a pourtant ajouté que ce pouvoir, s’il existe, « ne devrait être exercé que dans les circonstances les plus exceptionnelles » (p. 1044).
210 La controverse sur la question de savoir si le pouvoir discrétionnaire de suspension en cas d’abus de procédure était une option qui avait été complètement fermée au Canada est demeurée sans réponse jusqu’au prononcé de l’arrêt Jewitt, précité. Dans cet arrêt, le juge en chef Dickson a confirmé, au nom de notre Cour à l’unanimité, le recours à la suspension des procédures comme réparation dans les cas d’abus de procédure, et donné une interprétation restrictive des arrêts Osborn et Rourke. Notre Cour a confirmé l’existence d’un pouvoir discrétionnaire résiduel du juge du procès de suspendre l’instance lorsque « forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc‑jeu et de la décence qu'a la société, ainsi que d’empêcher l’abus des procédures de la cour par une procédure oppressive ou vexatoire » (p. 136‑137). Il a ajouté que ce pouvoir ne peut, en outre, être exercé que dans les « cas les plus manifestes ».
211 Dans l’arrêt Jewitt, le juge en chef Dickson a fait brièvement allusion à la crainte que le défendeur ne tire indûment avantage de la procédure. « La suspension d’instance pour abus de procédure est accordée au lieu d’un acquittement lorsque, sur le plan du fond, il se peut que l’accusé ne mérite pas d’être acquitté, et que la poursuite est incapable d’obtenir une déclaration de culpabilité en raison de l’abus de procédure qu’elle a commis » (p. 148). Le juge L’Heureux‑Dubé, au nom de la majorité, a examiné cette préoccupation plus à fond, tout comme la doctrine de l’abus de procédure, dans l’arrêt R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667 :
Suivant la doctrine de l’abus de procédure, le traitement injuste ou oppressif d’un accusé prive le ministère public du droit de continuer les poursuites relatives à l’accusation. Les poursuites sont suspendues, non à la suite d’une décision sur le fond [. . .], mais parce qu’elles sont à ce point viciées que leur permettre de suivre leur cours compromettrait l’intégrité du tribunal. Cette doctrine est l’une des garanties destinées à assurer « que la répression du crime par la condamnation du coupable se fait d’une façon qui reflète nos valeurs fondamentales en tant que société » [. . .] C’est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le soutien de la collectivité pour que l’administration de la justice criminelle puisse adéquatement remplir sa fonction. Par conséquent, lorsque l’atteinte au franc‑jeu et à la décence est disproportionnée à l’intérêt de la société d’assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l’administration de la justice est mieux servie par l’arrêt des procédures. [Je souligne.]
Voir également R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, le juge McLachlin, p. 1007-1008.
212 La catégorie résiduelle de causes donnant ouverture à une suspension des procédures malgré que l’abus de procédure constaté ne touche pas l’équité du procès (ni ne porte atteinte aux droits procéduraux plus précis garantis par la Charte) a été plus amplement décrite dans l’arrêt O’Connor, précité, par le juge L’Heureux‑Dubé, au par. 73 :
Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l’équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d’autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt l’ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du processus judiciaire.
213 Dans l’arrêt Tobiass, précité, par. 89, notre Cour qualifie la catégorie résiduelle de « petite catégorie » et précise que le caractère équitable du procès sera en cause dans la « grande majorité » des cas. Je crois que cette observation ne déprécie pas l’importance de la catégorie résiduelle. Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, elle ne fait que refléter le fait que, dans l’ensemble, notre système de justice pénale fonctionne équitablement. Les cas qui appellent une suspension des procédures à ce titre sont rares, non en raison d’une volonté judiciaire d’en limiter le nombre, mais parce que le système fonctionne. Les freins et contrepoids institutionnels sont respectés.
214 On note dans l’arrêt Tobiass qu’une suspension des procédures ne vise pas à corriger le préjudice passé, mais plutôt à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui continuera à perturber les parties et la société à l’avenir. Le simple fait d’une « mauvaise conduite » à l’égard d’une personne par le passé ne satisfait pas à ce critère (au par. 96) :
La suspension des procédures n’est pas une forme de punition. Ce n’est pas un genre de châtiment infligé à l’État et ce n’est pas une mesure générale de dissuasion. Si tant est qu’il convienne de parler de punition, la meilleure façon de décrire la suspension des procédures est probablement de la considérer comme une mesure de dissuasion particulière — une réparation visant à empêcher la perpétuation ou l’aggravation d’un abus.
215 Ainsi, par une décision unanime sur le sujet dans l’arrêt Tobiass, notre Cour a décrit une analyse à deux volets applicable pour déterminer s’il y a lieu d’ordonner la suspension des procédures (au par. 90) :
S’il appert que l’État a mené une poursuite de façon à rendre les procédures inéquitables ou qu’il a porté par ailleurs atteinte à l’intégrité du système judiciaire, il faut satisfaire à deux critères pour que la suspension constitue une réparation convenable. Les voici :
(1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;
(2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.
Un troisième volet potentiel y a été ajouté au par. 92 :
Après avoir exprimé ces deux exigences, la cour peut encore estimer nécessaire de tenir compte d’un troisième facteur. Comme l’a dit le juge L’Heureux‑Dubé, « lorsque l’atteinte au franc‑jeu et à la décence est disproportionnée à l’intérêt de la société d’assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l’administration de la justice est mieux servie par l’arrêt des procédures » [. . .] Selon nous, cela veut dire qu’il peut y avoir des cas où il sera approprié de mettre en balance les intérêts que servirait la suspension des procédures et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond.
216 J’estime que les conclusions de fait tirées en l’espèce satisfont amplement aux critères établis dans ces arrêts et repris par le juge du procès dans les motifs de son jugement.
217 L’absence de freins et contrepoids adéquats entre la police et le ministère public dans la présente espèce a entraîné une augmentation du nombre d’accusations portées contre l’appelant. Les motifs du juge du procès ne peuvent être interprétés autrement. Le juge Cromwell a noté, aux par. 168-169, que les motifs du juge du procès
[traduction] s’harmonisent à la conclusion que l’intimé a peut‑être dû répondre à un plus grand nombre d’accusations que si le ministère public avait conservé son objectivité à « l’étape de l’inculpation ». En d’autres termes, si l’objectivité avait été préservée, certaines des accusations portées par la police auraient pu être retirées par le ministère public. Si cela est exact, la perte d’objectivité constatée par le juge du procès pourrait être considérée comme entraînant des effets persistants en ce sens qu’elle a pu orienter la poursuite sur une voie fondamentalement différente de celle qu’elle aurait autrement suivie. Le juge a cherché à remédier à la perte d’objectivité en ordonnant la suspension des accusations à l’égard desquelles, selon lui, Me Pearson n’aurait pas engagé de poursuite s’il était demeuré en fonction.
J’estime humblement que cette analyse fait fi du choix légitime de procéder par voie de mise en accusation directe.
218 J’ai déjà expliqué pourquoi je ne partage pas l’interprétation que le juge Cromwell donne de la façon dont le juge du procès a traité la mise en accusation directe.
219 Il me paraît évident, par l’application du premier volet du critère établi dans l’arrêt Tobiass, que le juge du procès a conclu que la perte d’objectivité et le motif illégitime du ministère public seraient « révélé[s], perpétué[s] ou aggravé[s] » par la continuation de la poursuite relativement aux accusations auxquelles ces abus de procédure ont donné lieu (Tobiass, par. 90). Le procès qui n’aurait pas été engagé sans la conduite abusive perpétue nécessairement lui‑même l’abus.
220 Quant au deuxième volet, la seule façon d’arrêter le préjudice persistant causé à l’appelant consiste à empêcher la tenue d’un procès relativement aux accusations, c’est‑à‑dire à ordonner la suspension des procédures.
221 La façon dont le juge du procès a analysé ces deux premiers volets du critère établi dans l’arrêt Tobiass peut s’appuyer selon moi sur l’article de doctrine qui est à l’origine de la formulation de ces volets (voir l’arrêt O’Connor, précité, par. 75) :
[traduction] Lorsque l’abus n’a entraîné aucune atteinte à l’équité du procès en soi, il y a lieu d’ordonner la suspension si :
l’abus tient au fait même qu’une accusation a été portée, et que l’abus en cause ou le préjudice qu’il a causé a une telle importance par rapport à la gravité de l’infraction qu’il importe davantage pour l’intérêt de la justice que la cour procède à la réparation de l’abus plutôt qu’au procès de l’infraction en soi . . . [Je souligne.]
(D. M. Paciocco, « The Stay of Proceedings as a Remedy in Criminal Cases : Abusing the Abuse of Process Concept » (1991), 15 Crim. L.J. 315, p. 350)
222 En l’espèce, « la gravité » des infractions a été qualifiée de relativement « mineure », de sorte que l’importance que peut revêtir la poursuite à leur égard ne l’emporte pas sur le préjudice causé en l’espèce à l’intégrité de l’administration de la justice.
223 L’opinion majoritaire de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse était en grande partie fondée sur la perception que le juge du procès avait omis de se demander si la poursuite du procès [traduction] « révélerait, perpétuerait ou aggraverait le préjudice » (par. 101). Le juge du procès a cité cet aspect précis du critère au par. 56 de ses motifs puis, à mon avis, il l’a appliqué et, vu ses conclusions de fait, il est arrivé à la bonne conclusion.
224 Je souligne incidemment que l’affaire Tobiass a été tranchée à partir de faits très différents. Ni les accusations originales ni la conduite des procureurs de la Couronne affectés à l’affaire n’ont fait l’objet de critiques. Une rencontre s’était tenue entre le juge en chef de la Cour fédérale et un haut fonctionnaire du ministère de la Justice (ni l’un ni l’autre ne jouant quelque rôle direct dans l’affaire Tobiass ou les affaires connexes). Au cours de la rencontre, l’affaire Tobiass et les affaires connexes, entre autres cas relatifs à des allégations de crimes de guerre, ont été mentionnées relativement à de prétendus retards dans la fixation des dates d’audition. Les avocats de la défense n’ont appris l’existence de la rencontre qu’après le fait. Notre Cour a conclu qu’il y avait eu manquement grave à l’obligation d’agir équitablement, mais que le préjudice subi pouvait être éliminé par des mesures garantissant que ceux qui avaient pris part à la rencontre en cause ne participent plus d’aucune façon au dossier. Aucune réparation aussi limitée n’est possible en l’espèce. Tant que les chefs d’accusation seront maintenus, le préjudice persistera.
225 Enfin, à la troisième étape du critère énoncé dans l’arrêt Tobiass, la cour doit se pencher (s’il subsiste quelque incertitude) sur l’équilibre entre le préjudice que causerait au système de justice la tenue d’un procès sur les accusations et l’intérêt de la société à ce que celles‑ci soient jugées au fond. Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, ce processus de mise en balance a été décrit par le juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Conway, précité, p. 1667 :
. . . lorsque l’atteinte au franc‑jeu et à la décence est disproportionnée à l’intérêt de la société d’assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l’administration de la justice est mieux servie par l’arrêt des procédures.
226 En l’espèce, le juge du procès l’a expressément noté en disant : [traduction] « Cette démarche de mise en balance, si commune à presque toutes les tâches que nous accomplissons en qualité de juges, jouera un rôle important dans mon analyse en l’espèce » (par. 58).
227 La clé de la « mise en balance » du juge du procès était son opinion selon laquelle, malgré l’existence d’allégations qui, si elles étaient établies, constitueraient les infractions reprochées, l’ensemble des accusations suspendues étaient moins graves que celles dont il a autorisé la poursuite, et elles n’avaient jamais fait l’objet d’un examen objectif qui tienne compte de ce que le Rapport Martin a décrit comme des facteurs [traduction] que le policier le plus consciencieux et le plus responsable [. . .] n’est pas nécessairement tenu d’examiner » (p. 118).
228 La société, comme le procureur de la Couronne, n’a aucun intérêt particulier à « gagner ou à perdre », mais elle a intérêt à ce que les faits pertinents soient soumis à un tribunal pour qu’il rende une décision sur le fond. Ce facteur milite contre une suspension, mais, en l’espèce, il est supplanté par des considérations opposées.
229 Le juge du procès partageait clairement la position de l’ancien directeur des poursuites criminelles, Me John Pearson, qui avait dit, d’une part, que [traduction] « dans ces cas, les actes visés par l’article du Code criminel de l’époque créant l’infraction d’attentat à la pudeur ont été commis » tout en reconnaissant, d’autre part, que [traduction] « la prise en considération des facteurs d’intérêt public suivants fait pencher la balance en faveur de la décision de ne pas engager de poursuites » (je souligne) relativement aux accusations « moins graves ». Pour plus de commodité, je reprends les facteurs d’intérêt public énoncés par Me Pearson et adoptés par le juge du procès :
[traduction]
i) il s’agit d’allégations de nature mineure, tout spécialement lorsqu’on les replace dans le contexte des valeurs sociales de l’époque (ce fait est particulièrement bien illustré dans l’incident [relatif à C.E.R.] où son père, lorsqu’il a pris connaissance des faits, a exigé que l’accusé lui présente des excuses);
ii) la « caducité » des infractions par comparaison à leur gravité;
iii) l’engagement de poursuites à l’égard de ces accusations peut être perçu comme de la « persécution » compte tenu des faits, de la caducité des infractions et de la peine relativement légère à laquelle on pourrait s’attendre en cas de déclaration de culpabilité;
iv) il existe d’autres moyens pour sanctionner ce comportement, à savoir l’engagement de poursuites à l’égard des accusations plus graves;
v) la confiance du public dans l’administration de la justice peut être préservée sans que des poursuites soient engagées relativement à ces quatre accusations. [Je souligne.]
230 Le rapport Pearson ne liait manifestement pas le ministère public ni aucun des successeurs de Me Pearson, et le juge du procès n’a jamais suggéré qu’il en était ainsi. Ce qu’il a laissé entendre, toutefois, c’est que les facteurs mis en balance par Me Pearson étaient logiques et pertinents. Le juge du procès pouvait reprendre à son compte les critères de Me Pearson, et c’est ce qu’il a fait. Si je comprends bien son jugement, il a conclu que, vu sa décision de soumettre l’appelant à un procès relativement aux neuf accusations les plus graves (dont huit, rappelons‑le, se sont soldées par l’acquittement de l’appelant), le fait d’engager une poursuite relativement à d’autres accusations portant sur des infractions relativement mineures survenues de 24 à 34 ans plus tôt et qui, si elles étaient établies, entraîneraient une [traduction] « peine relativement légère », ne l’emportait pas sur l’intérêt public à ce que soit défendue l’importance du rôle joué par des procureurs de la Couronne objectifs et indépendants.
231 Le juge du procès a estimé avoir trouvé un juste équilibre entre l’intérêt public à ce que tous les chefs d’accusation soient examinés au fond et l’intérêt public à ce que tous les chefs d’accusation soient suspendus pour montrer la détermination de la cour à assurer le maintien de freins et de contrepoids efficaces dans le système de justice pénale. Il ne s’agit pas ici de savoir si notre Cour aurait tiré la ligne de démarcation à l’endroit même où l’a tirée le juge du procès. Après avoir entendu la preuve et les arguments de droit pendant 18 jours, il s’est appuyé sur les bonnes règles de droit, a examiné attentivement les faits et n’a commis aucune erreur manifeste ou dominante dans les inférences et les conclusions qu’il a tirées.
III. Conclusion
232 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi.
Pourvoi rejeté, les juges Iacobucci, Major, Binnie et Arbour sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Greenspan, Henein & White, Toronto.
Procureur de l’intimée : Le ministère de la Justice, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Le procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Le procureur général du Québec, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Le procureur général du Nouveau‑Brunswick, Miramichi.