COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28
Date : 20100723
Dossier : 33089
Entre :
Ville de Vancouver
Appelante
et
Alan Cameron Ward
Intimé
Et entre :
Sa Majesté la Reine du chef de la province
de la Colombie‑ Britannique
Appelante
et
Alan Cameron Ward
Intimé
‑ et ‑
Procureur général du Canada, Procureur général de l'Ontario,
Procureur général du Québec, Aboriginal Legal Services of
Toronto Inc., Association in Defence of the Wrongly Convicted,
Association canadienne des libertés civiles, Association canadienne des
chefs de police, Criminal Lawyers' Association (Ontario),
Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique et
David Asper Centre for Constitutional Rights
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 80)
La juge en chef McLachlin (avec l'accord des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
______________________________
Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28
Ville de Vancouver Appelante
c.
Alan Cameron Ward Intimé
‑ et ‑
Sa Majesté la Reine du chef
de la province de la Colombie‑Britannique Appelante
c.
Alan Cameron Ward Intimé
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l'Ontario,
procureur général du Québec,
Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.,
Association in Defence of the Wrongly Convicted,
Association canadienne des libertés civiles,
Association canadienne des chefs de police,
Criminal Lawyers' Association (Ontario),
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique et
David Asper Centre for Constitutional Rights Intervenants
Répertorié : Vancouver (Ville) c. Ward
No du greffe : 33089.
2010 : 18 janvier; 2010 : 23 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Saunders et Low), 2009 BCCA 23, 89 B.C.L.R. (4th) 217, 265 B.C.A.C. 174, 446 W.A.C. 174, 304 D.L.R. (4th) 653, [2009] 6 W.W.R. 261, 63 C.C.L.T. (3d) 165, [2009] B.C.J. No. 91 (QL), 2009 CarswellBC 115, qui a confirmé une décision du juge Tysoe, 2007 BCSC 3, 63 B.C.L.R. (4th) 361, [2007] 4 W.W.R. 502, 45 C.C.L.T. (3d) 121, [2007] B.C.J. No. 9 (QL), 2007 CarswellBC 12, qui avait conclu à une violation des droits garantis par la Charte et accordé des dommages‑intérêts. Pourvoi accueilli en partie.
Tomasz M. Zworski, pour l'appelante la Ville de Vancouver.
Bryant Alexander Mackey et Barbara Carmichael, pour l'appelante Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique.
Brian M. Samuels, Kieran A. G. Bridge et Jennifer W. Chan, pour l'intimé.
Mark R. Kindrachuk, c.r., et Jeffrey G. Johnston, pour l'intervenant le procureur général du Canada.
Robert E. Charney et Josh Hunter, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Isabelle Harnois et Gilles Laporte, pour l'intervenant le procureur général du Québec.
Kimberly R. Murray et Julian N. Falconer, pour l'intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.
Louis Sokolov et Heidi Rubin, pour l'intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted.
Stuart Svonkin et Jana Stettner, pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.
Vincent Westwick et Karine LeBlanc, pour l'intervenante l'Association canadienne des chefs de police.
Sean Dewart et Tim Gleason, pour l'intervenante Criminal Lawyers' Association (Ontario).
Kent Roach et Grace Pastine, pour les intervenants l'Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique et David Asper Centre for Constitutional Rights.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La Juge en chef —
I. Introduction
[1] La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés fondamentaux de tous les Canadiens et prévoit des recours en cas de violation. Le premier et le plus important de ces recours réside dans l'invalidation, prévue au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, des règles de droit contraires à la Charte. Viennent s'y ajouter le par. 24(2), en vertu duquel les éléments de preuve obtenus en contravention de la Charte peuvent être écartés dans le cas où leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice, et le par. 24(1) — la disposition sur laquelle porte le litige —, qui habilite le tribunal à accorder, aux personnes dont les droits garantis par la Charte ont été violés, la réparation qu'il « estime convenable et juste eu égard aux circonstances ».
[2] Les droits que la Charte garantit à l'intimé, M. Ward, ont été violés par des agents de Vancouver et de la Colombie‑Britannique qui l'ont mis en détention, l'ont soumis à une fouille à nu et ont saisi sa voiture sans motif suffisant. Le juge de première instance a accordé à M. Ward des dommages‑intérêts pour des violations de la Charte, et ce jugement a été confirmé, à la majorité, par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique.
[3] Le pourvoi soulève la question de savoir dans quels cas des dommages‑intérêts peuvent être accordés en vertu du par. 24(1) de la Charte, et à quel montant ils devraient être fixés. Bien que la Charte soit en vigueur depuis 28 ans, la jurisprudence sur cette question demeure rare. Il semble donc opportun d'analyser en détail l'objectif des dommages‑intérêts pour violation de la Charte et les considérations qui en guident l'octroi.
[4] Je conclus que des dommages‑intérêts pour violation de la Charte peuvent être accordés en vertu du par. 24(1) lorsqu'ils constituent une réparation convenable et juste. À la première étape de l'analyse, il doit être établi qu'un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu'ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l'indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l'État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l'emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l'octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages‑intérêts.
[5] Selon moi, la fouille à nu de M. Ward appelait à bon droit l'octroi de dommages‑intérêts, mais pas la saisie de sa voiture. Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi en partie.
II. Les faits
[6] Le 1er août 2002, le premier ministre Chrétien participait à une cérémonie soulignant l'inauguration d'un portail à l'entrée du quartier chinois de Vancouver. Pendant la cérémonie, le service de police de Vancouver (« SPV ») a été informé qu'un individu non identifié avait l'intention d'entarter le premier ministre, un incident qui s'était produit ailleurs deux ans auparavant. Le suspect était décrit comme un homme de race blanche âgé de 30 à 35 ans, mesurant 5 pi 9 po, ayant les cheveux courts foncés et portant un polo ou un tee‑shirt blanc avec un peu de rouge.
[7] M. Ward, un avocat de Vancouver, assistait à la cérémonie du 1er août. Ce jour‑là, M. Ward, un homme de race blanche dans la mi‑quarantaine, aux cheveux gris au ras du cou, était vêtu d'un tee‑shirt gris avec un peu de rouge. En raison de son apparence, M. Ward a été identifié — à tort — comme l'entarteur potentiel. Lorsque les agents du SPV l'ont remarqué, M. Ward courait et semblait essayer d'éviter d'être intercepté. Les agents l'ont poursuivi et lui ont passé les menottes. M. Ward a protesté bruyamment contre sa détention, et le tapage a attiré l'attention d'une équipe de télévision locale. Dans le reportage qui a été diffusé, M. Ward avait [traduction] « l'air très agité », « semblait hurler pour se faire remarquer des gens assistant à la scène » et « opposait une résistance » pendant qu'on l'escortait dans la rue.
[8] M. Ward a été arrêté pour violation de la paix et conduit au centre de détention de la police à Vancouver, administré en partie par des agents de correction provinciaux. À son arrivée, les agents de correction lui ont demandé d'enlever tous ses vêtements en vue d'une fouille à nu. M. Ward a obtempéré partiellement, mais a refusé de retirer son sous‑vêtement. Les agents n'ont pas insisté pour qu'il se dénude complètement et M. Ward n'a pas été touché pendant la fouille. Une fois la fouille terminée, M. Ward a été enfermé dans une petite cellule où il a passé plusieurs heures avant d'être remis en liberté.
[9] Pendant que M. Ward se trouvait au centre de détention, des agents du SPV ont remorqué sa voiture à la fourrière en vue de la fouiller après l'obtention d'un mandat de perquisition. Les enquêteurs du SPV ont par la suite conclu qu'ils n'avaient pas de motifs suffisants pour obtenir le mandat de perquisition nécessaire, ni les éléments de preuve requis pour inculper M. Ward de tentative de voies de fait. M. Ward a été libéré du centre de détention environ quatre heures et demie après son arrestation, et plusieurs heures après que le premier ministre eut quitté le quartier chinois à l'issue de la cérémonie.
III. Historique judiciaire
A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2007 BCSC 3, 63 B.C.L.R. (4th) 361
[10] M. Ward a intenté une action en responsabilité délictuelle et pour violation de ses droits garantis par la Charte contre la ville, la province ainsi que certains policiers et agents de correction à titre individuel par suite de son arrestation, sa détention, la fouille à nu qu'il a subie et la saisie de son véhicule. Le juge Tysoe a conclu à la légalité de l'arrestation de M. Ward pour violation de la paix et a rejeté l'action intentée contre les policiers et les agents de correction à titre individuel. Il a toutefois conclu que la fouille à nu et la saisie du véhicule avaient violé le droit de M. Ward à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives garanti par l'art. 8 de la Charte, même si la province, dans le cas de la fouille, et la ville, dans le cas de la saisie, n'avaient ni agi de mauvaise foi ni engagé leur responsabilité délictuelle. De plus, le juge Tysoe a conclu que la ville avait porté atteinte au droit de M. Ward garanti par l'art. 9 de la Charte et avait commis le délit civil de séquestration en gardant M. Ward au centre de détention de la police plus longtemps que cela était nécessaire.
[11] Le juge Tysoe a fixé le montant des dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1) de la Charte à 100 $ pour la saisie de la voiture et à 5 000 $ pour la fouille à nu. Il a rejeté l'argument du gouvernement selon lequel l'octroi de dommages‑intérêts ne constitue pas une réparation convenable à une violation de la Charte s'il n'y a eu ni mauvaise foi, ni abus de pouvoir, ni conduite délictueuse. Le juge Tysoe a aussi accordé des dommages‑intérêts en responsabilité délictuelle de 5 000 $ pour séquestration. Ces dommages‑intérêts ne sont pas en cause dans le pourvoi.
B. Cour d'appel de la Colombie‑Britannique, 2009 BCCA 23, 89 B.C.L.R. (4th) 217
[12] Le juge Low, avec l'accord du juge en chef Finch, a confirmé la décision du juge Tysoe, retenant la prétention de M. Ward que la mauvaise foi, l'abus de pouvoir ou une conduite délictueuse ne sont pas des conditions préalables à l'octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte.
[13] la juge Saunders, dissidente, aurait accueilli les appels de la province et de la ville. À son avis, des dommages‑intérêts ne peuvent être accordés si la police n'a pas agi de mauvaise foi et a tout simplement commis une erreur quant à la ligne de conduite à suivre.
IV. Dispositions constitutionnelles
[14] Le paragraphe 24(1) de la Charte est ainsi rédigé :
Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
V. Questions en litige
[15] Les questions à trancher sont les suivantes :
A. Dans quels cas peut‑on accorder des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1)?
1. Libellé du par. 24(1) et nature des dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte.
2. Première étape : preuve d'une violation de la Charte.
3. Deuxième étape : justification fonctionnelle des dommages‑intérêts.
4. Troisième étape : facteurs qui font contrepoids.
5. Quatrième étape : montant des dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1).
6. Tribunal et procédure.
B. Application aux faits
1. Dommages‑intérêts pour la fouille à nu.
2. Dommages‑intérêts pour la saisie de la voiture.
VI. Analyse
A. Dans quels cas peut‑on accorder des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1)?
(1) Libellé du par. 24(1) et nature des dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte
[16] Le paragraphe 24(1) confère au tribunal compétent le pouvoir d'accorder une réparation « convenable et juste » en cas de violation des droits garantis par la Charte. Cette formulation appelle un certain nombre d'observations.
[17] Premièrement, ce pouvoir est conféré en termes très larges. Comme l'a constaté le juge McIntyre, « [i]l est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu » : Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, p. 965. Le juge du « tribunal compétent » dispose d'un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances d'une affaire donnée.
[18] Deuxièmement, les tribunaux ne sont pas autorisés à restreindre ce pouvoir discrétionnaire en l'enserrant dans un corset de conditions d'origine jurisprudentielle. Pour citer encore le juge McIntyre dans Mills, « [c]e large pouvoir discrétionnaire n'est tout simplement pas réductible à une espèce de formule obligatoire d'application générale à tous les cas, et les tribunaux d'appel ne sont nullement autorisés à s'approprier ce large pouvoir discrétionnaire ni à en restreindre la portée » : Mills, p. 965.
[19] Troisièmement, l'interdiction de restreindre la portée du par. 24(1) n'empêche pas les tribunaux de préciser dans quels cas il peut se révéler « convenable et juste » d'accorder des dommages‑intérêts. L'expression « convenable et juste » limite les réparations possibles. Le pouvoir discrétionnaire du tribunal, si large soit‑il, n'est pas pour autant absolu. Ce qui est convenable et juste dépendra des faits et des circonstances de chaque affaire. Les décisions antérieures peuvent donner des indications quant à ce qui pourra être jugé convenable et juste dans une situation donnée.
[20] Les facteurs généraux permettant de reconnaître une réparation convenable et juste au sens du par. 24(1) ont été énoncés par les juges Iacobucci et Arbour dans Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3. En résumé, une réparation convenable et juste : (1) permet de défendre utilement les droits et libertés du demandeur; (2) fait appel à des moyens légitimes dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle; (3) est une réparation judiciaire qui défend le droit en cause tout en mettant à contribution le rôle et les pouvoirs d'un tribunal; (4) est équitable pour la partie visée par l'ordonnance : Doucet‑Boudreau, par. 55‑58.
[21] L'octroi de dommages‑intérêts à un demandeur en réparation de la violation de ses droits garantis par la Charte peut répondre à ces conditions. Il peut permettre de défendre utilement les droits et libertés du demandeur. Il fait appel à un moyen bien reconnu dans notre cadre juridique. Il s'accorde avec le rôle et les pouvoirs des tribunaux. Et, selon les circonstances et le montant accordé, il peut s'avérer équitable non seulement envers la personne dont les droits ont été violés, mais aussi envers l'État qui versera les dommages‑intérêts. Je conclus donc que la portée du par. 24(1) est suffisamment large pour embrasser l'octroi de dommages‑intérêts en réparation d'une violation de la Charte. Cela dit, l'octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte constitue une nouveauté, et les règles servant à déterminer s'il s'agit d'une réparation convenable et juste devraient se développer graduellement. L'octroi de dommages‑intérêts ne représente qu'une des réparations permises par le par. 24(1) et, souvent, d'autres réparations possibles répondront mieux à la violation.
[22] Le terme « dommages‑intérêts » décrit commodément la réparation demandée en l'espèce. Toutefois, il faut toujours se rappeler qu'il ne s'agit pas de dommages‑intérêts de droit privé, mais bien de la réparation distincte que constituent les dommages‑intérêts en matière constitutionnelle. Ainsi que le fait remarquer le juge Thomas dans Dunlea c. Attorney‑General, [2000] NZCA 84, [2000] 3 N.Z.L.R. 136, au par. 81, une décision portant sur le Bill of Rights Act 1990 de la Nouvelle‑Zélande, une action en dommages‑intérêts de droit public [traduction] « n'est pas une action de droit privé de la nature d'un recours délictuel fondé sur la responsabilité du fait d'autrui de l'État, [mais une action distincte] de droit public intentée directement contre l'État dont la responsabilité est invoquée à titre principal ». Cela vaut également dans le contexte constitutionnel canadien, compte tenu de l'art. 32 de la Charte. Il s'agit d'un recours visant à obliger l'État (autrement dit, la société) à indemniser la personne dont les droits constitutionnels ont été violés. L'action en dommages‑intérêts de droit public — y compris en dommages‑intérêts en matière constitutionnelle — est intentée contre l'État, et non contre ses représentants à titre individuel. Les actions contre ces derniers devraient, pour leur part, être fondées sur les causes d'action existantes. Toutefois, les considérations sous‑jacentes de politique générale qui interviennent dans la décision d'ordonner à des représentants de l'État de verser des dommages‑intérêts de droit privé peuvent être pertinentes lorsqu'il s'agit de contraindre directement l'État à verser des dommages‑intérêts de droit public. Ces considérations peuvent à bon droit être prises en compte.
(2) Première étape : preuve d'une violation de la Charte
[23] Le paragraphe 24(1) est une disposition réparatrice. Par conséquent, la première étape consiste à prouver la violation de la Charte. Il s'agit là du préjudice fondant l'action en dommages‑intérêts.
(3) Deuxième étape : justification fonctionnelle des dommages‑intérêts
[24] Selon une approche fonctionnelle des dommages‑intérêts, les dommages‑intérêts sont tenus pour convenables et justes dans la mesure où ils remplissent une fonction ou un but utile. Cette approche a été suivie pour l'octroi de dommages‑intérêts non pécuniaires pour préjudice personnel (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229) et il convient, à mon avis, d'adopter une approche similaire pour déterminer dans quels cas des dommages‑intérêts constituent une réparation « convenable et juste » pour l'application du par. 24(1) de la Charte.
[25] J'en viens donc aux objectifs que peut remplir l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1). Des dommages‑intérêts ne seront accordés que s'ils servent les objectifs généraux de la Charte. Trois fonctions interreliées des dommages‑intérêts leur permettront de satisfaire à cette condition. La fonction d'indemnisation, généralement la plus importante, reconnaît que l'atteinte à un droit garanti par la Charte peut causer une perte personnelle qui exige réparation. La fonction de défense reconnaît que les droits conférés par la Charte doivent demeurer intacts et qu'il faut veiller à ce qu'ils ne s'effritent pas. Enfin, la fonction de dissuasion reconnaît que les dommages‑intérêts peuvent permettre de décourager la perpétration d'autres violations par des représentants de l'État.
[26] Ces fonctions de l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) sont étayées par la jurisprudence étrangère en matière constitutionnelle et, par analogie, par la jurisprudence étrangère fondée sur la législation en matière de droits de la personne.
[27] Le lord juge en chef Woolf a employé l'adjectif [traduction] « fondamentale—» pour qualifier l'indemnisation (sous le régime de la Convention européenne des droits de l'homme). Dans la plupart des cas, il s'agit de la plus importante des trois fonctions des dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte. Elle a pour objet d'indemniser le demandeur des pertes occasionnées par la violation de la Charte; [traduction] « [l]e demandeur devrait, dans la mesure du possible, être remis dans la même situation que si ses droits garantis par la Convention n'avaient pas été violés » : Anufrijeva c. Southwark London Borough Council, [2003] EWCA Civ 1406, [2004] Q.B. 1124, par. 59, le lord juge en chef Woolf. L'indemnisation est axée sur la perte personnelle subie par le demandeur : perte physique, psychologique et pécuniaire. À ces types de pertes, il faut ajouter le préjudice causé aux intérêts intangibles du demandeur. Dans le contexte des dommages‑intérêts de droit public, les tribunaux ont assimilé ce préjudice, selon le cas, à la détresse, à l'humiliation, à l'embarras et à l'anxiété : Dunlea; Bivens c. Six Unknown Named Agents of Federal Bureau of Narcotics, 403 U.S. 388 (1971); Taunoa c. Attorney‑General, [2007] NZSC 70, [2008] 1 N.Z.L.R. 429. Souvent le préjudice causé aux intérêts intangibles par une atteinte aux droits se confond avec le préjudice psychologique. Néanmoins, une demanderesse dont les intérêts intangibles ont été lésés, mais qui fait montre de résilience, ne devrait pas se voir empêchée d'obtenir des dommages‑intérêts du simple fait qu'elle est incapable d'établir l'existence d'un préjudice psychologique substantiel.
[28] La défense du droit, dans le sens d'affirmation des valeurs constitutionnelles, a également été reconnue dans de nombreux pays comme un objectif valable de l'octroi de dommages‑intérêts : voir Fose c. Minister of Safety and Security, 1997 (3) SA 786 (C.C.), par. 55, où l'on trouvera un résumé de la jurisprudence étrangère. La défense du droit est axée sur le préjudice que l'atteinte cause à la société. Comme le fait remarquer le juge Didcott dans Fose, les atteintes à des droits protégés par la Constitution causent un préjudice non seulement à leurs victimes, mais à la société dans son ensemble. Il en est ainsi car elles [traduction] « nuisent à la confiance qu'a le public en la vigueur de la protection [constitutionnelle] » : Fose, par. 82. Bien que l'on puisse concevoir la défense des droits comme servant à souligner la gravité du préjudice causé au demandeur — la défense des droits en tant qu'objectif des dommages‑intérêts en matière constitutionnelle met l'accent sur le préjudice causé à l'État et à la société par la violation de la Charte.
[29] Enfin, la dissuasion contre toute nouvelle violation du droit a aussi été reconnue dans plusieurs pays comme un objectif valable des dommages‑intérêts de droit public : par ex., Attorney General of Trinidad and Tobago c. Ramanoop, [2005] UKPC 15, [2006] 1 A.C. 328, par. 19; Taunoa, par. 259; Fose, par. 96; Smith c. Wade, 461 U.S. 30 (1983), p. 49. La dissuasion, à l'instar de la défense des droits, joue un rôle sociétal. Elle cherche à régir la conduite du gouvernement, de manière générale, afin d'assurer le respect de la Constitution. Cet objectif est semblable à un objectif de la détermination de la peine en matière pénale, soit la « dissuasion générale », voulant que la punition infligée à un délinquant serve d'exemple pour dissuader des criminels potentiels de se livrer à des activités criminelles. Quand la dissuasion générale est prise en compte dans la détermination de la peine, le délinquant est puni plus sévèrement, non pas parce qu'il le mérite, mais parce que le tribunal décide de transmettre un message à quiconque pourrait être tenté de se livrer à des activités criminelles similaires : R. c. B.W.P., 2006 CSC 27, [2006] 1 R.C.S. 941. De même, la dissuasion en tant qu'objectif des dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte ne vise pas le contrevenant lui‑même, mais vise plutôt à influer sur la conduite du gouvernement de sorte que l'État respecte la Charte à l'avenir.
[30] Dans la plupart des cas, les trois objectifs interviendront. Le préjudice causé au demandeur appellera l'indemnisation; la défense du droit et la dissuasion étayeront la fonction d'indemnisation et renforceront le caractère convenable des dommages‑intérêts. Or, l'absence de préjudice personnel subi par le demandeur n'empêche pas l'octroi de dommages‑intérêts si ceux‑ci sont par ailleurs manifestement exigés par les objectifs de défense du droit ou de dissuasion. En effet, le point de vue voulant que des dommages‑intérêts en matière constitutionnelle ne puissent être accordés que pour un préjudice pécuniaire ou physique a été largement rejeté dans d'autres démocraties constitutionnelles : voir, p. ex., Anufrijeva; Fose; Taunoa; Smith; et Ramanoop.
[31] En résumé, les dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1) de la Charte constituent une réparation de droit public tout à fait particulière, qui peut répondre aux objectifs suivants : (1) indemniser le demandeur du préjudice et des souffrances résultant de la violation du droit; (2) défendre le droit en cause en soulignant son importance et la gravité de la violation; (3) dissuader les agents de l'État de porter atteinte au droit à l'avenir. La réalisation d'au moins un de ces objectifs est la première exigence à laquelle les dommages‑intérêts doivent répondre pour constituer une réparation « convenable et juste » au sens du par. 24(1) de la Charte.
(4) Troisième étape : facteurs qui font contrepoids
[32] Comme nous venons de le voir, l'exigence fondamentale pour que l'octroi de dommages‑intérêts constitue une réparation « convenable et juste » est que les dommages‑intérêts soient nécessaires, d'un point de vue fonctionnel, à la réalisation d'au moins un des objectifs d'indemnisation, de défense des droits ou de dissuasion contre toute nouvelle violation de la Charte.
[33] Toutefois, même si le demandeur démontre que l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) est fondé, d'un point de vue fonctionnel, l'État peut y opposer d'autres considérations en raison desquelles cette réparation ne serait pas convenable et juste. La liste exhaustive des considérations qui peuvent faire contrepoids sera établie au fil de l'évolution du droit dans ce domaine. À l'heure actuelle, cependant, deux considérations se dégagent : l'existence d'autres recours et les préoccupations relatives au bon gouvernement.
[34] Suivant l'approche fonctionnelle des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1), si d'autres réparations répondent adéquatement aux objectifs d'indemnisation, de défense du droit ou de dissuasion, l'octroi additionnel de dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) ne servirait aucune fonction et ne serait ainsi pas « convenable et juste ». La Charte s'est inscrite dans un régime de recours qui comportait déjà des outils pour corriger les comportements attentatoires de l'État. Le paragraphe 24(1) s'applique parallèlement à ces autres domaines du droit, sans s'y substituer. Les autres recours comprennent les actions de droit privé pour préjudice personnel, les autres réparations fondées sur la Charte, comme les jugements déclaratoires rendus en vertu du par. 24(1), et les recours prévus par les lois qui autorisent des poursuites contre l'État.
[35] La demanderesse doit établir que les dommages‑intérêts jouent un rôle fonctionnel minimal, eu égard aux objectifs des dommages‑intérêts en matière constitutionnelle. Le fardeau de la preuve passe ensuite à l'État, qui doit démontrer que d'autres réparations permettraient de servir les fonctions en cause. La demanderesse n'est pas tenue de prouver qu'elle a épuisé tous les autres recours. Au contraire, c'est à l'État de démontrer que d'autres recours possibles dans l'affaire offriraient une réparation suffisante pour remédier à la violation. Par exemple, l'État pourrait faire valoir que les dommages‑intérêts susceptibles d'être accordés à la demanderesse à l'issue de l'action concomitante en responsabilité délictuelle qu'elle a intentée constitueraient une réparation adéquate à la violation de la Charte. Si c'est le cas, l'octroi de dommages‑intérêts en vertu de cette dernière emporterait duplication. En outre, il se peut qu'une autre réparation accordée en vertu de la Charte, dans une affaire donnée, accomplisse la fonction de l'octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte.
[36] La possibilité d'exercer un recours en responsabilité délictuelle n'empêche donc pas un demandeur d'obtenir des dommages‑intérêts en vertu de la Charte. Le droit de la responsabilité délictuelle et la Charte constituent deux voies de droit distinctes. Cependant, une action concomitante en responsabilité délictuelle, ou autre action intentée en droit privé, fait obstacle à l'octroi de dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) s'il en résulte une double indemnisation : Simpson c. Attorney‑General, [1994] 3 N.Z.L.R. 667 (C.A.), p. 678.
[37] Un jugement déclaratoire attestant qu'il y a eu violation de la Charte peut constituer une réparation adéquate, particulièrement lorsque le demandeur n'a subi aucun préjudice personnel. Le juge McGrath a écrit ce qui suit au sujet de telles déclarations dans Taunoa, au par. 368 :
[traduction] Dans bien des cas, la conclusion du tribunal que les droits d'un demandeur ont été violés et le jugement déclaratoire l'attestant constitueront une réparation qui, non seulement est appropriée, mais peut en soi suffire dans les circonstances pour défendre le droit du demandeur. Ce sera souvent le cas lorsque ce dernier n'a subi aucun préjudice susceptible de recours en droit privé et que, dans les circonstances, il n'est pas nécessaire de dissuader les personnes qui se trouvent dans la position des agents publics d'agir de manière semblable à l'avenir. Si la déclaration par le tribunal qu'il y a eu atteinte aux droits constitue, eu égard à l'ensemble des circonstances, une réparation suffisamment appropriée pour défendre le droit et accorder un redressement, sous réserve de la question des dépens, elle sera suffisante pour répondre à l'objectif principal de réparation.
[38] L'autre considération en raison de laquelle l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) peut ne pas être une réparation convenable est le souci de l'efficacité gouvernementale. Les préoccupations relatives au bon gouvernement peuvent revêtir diverses formes. À l'extrême, on pourrait prétendre que l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) aura toujours un effet paralysant sur la conduite de l'État, ce qui nuira au bon gouvernement. Logiquement, cet argument mène à la conclusion que les dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) ne seront jamais convenables. De toute évidence, ce n'est pas là l'intention exprimée dans la Constitution. En outre, lorsque les dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1) découragent les violations de la Charte, ils contribuent au bon gouvernement. Le respect des normes établies dans la Charte constitue un principe fondamental de bon gouvernement.
[39] En revanche, dans certaines situations, l'État pourrait démontrer que l'octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte nuirait au bon gouvernement et devrait être limité aux cas où la conduite de l'État atteint un seuil minimal de gravité. Il en était ainsi dans Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, où le demandeur a intenté une action en dommages‑intérêts contre l'État pour des actes accomplis en vertu d'une loi valide. La Cour a rejeté l'action au motif que les lois dûment promulguées doivent être appliquées tant qu'elles ne sont pas frappées d'invalidité, « en l'absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d'abus de pouvoir » de la part de l'État : par. 78. Il serait néfaste pour la primauté du droit que la crainte d'être éventuellement tenus de verser des dommages‑intérêts par suite de l'invalidation d'une loi dissuade les gouvernements d'en assurer l'application alors qu'elle est encore valide. Par conséquent, sauf en cas de conduite atteignant le seuil minimal, une action en dommages‑intérêts présentée en vertu du par. 24(1) de la Charte ne peut être jumelée à une action en déclaration d'invalidité fondée sur l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 : Mackin, par. 81.
[40] Suivant l'arrêt Mackin, l'État doit pouvoir jouir d'une certaine immunité qui écarte sa responsabilité pour les dommages résultant de certaines fonctions qu'il est seul à pouvoir exercer. Les fonctions législatives et l'élaboration de politiques sont un exemple de telles activités étatiques. L'immunité est justifiée, car le droit ne saurait paralyser l'exercice du pouvoir discrétionnaire en matière d'élaboration de politiques. À ce sujet, le juge Gonthier a tenu les propos suivants :
[L']immunité restreinte accordée à l'État constitue justement un moyen d'établir un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité d'avoir un gouvernement efficace. Autrement dit, cette doctrine permet de déterminer si une réparation est convenable et juste dans les circonstances. Par conséquent, les raisons qui sous‑tendent le principe général de droit public sont également pertinentes dans le contexte de la Charte. [par. 79]
[41] Le gouvernement prétend que l'arrêt Mackin s'applique en l'espèce et, en l'absence de comportement « clairement fautif » de la part de l'État, fait obstacle à la demande de M. Ward. Je ne peux retenir cette prétention. L'arrêt Mackin étaye l'affirmation générale selon laquelle les actes accomplis par l'État en vertu d'une loi invalidée par la suite n'ouvrent pas droit à des dommages‑intérêts de droit public parce qu'un bon gouvernement exige que les représentants de l'État exercent leurs fonctions en vertu des lois valides sans peur d'engager leur responsabilité si jamais la loi était invalidée. Or, le cas qui nous occupe ne porte pas sur un acte accompli par l'État en vertu d'une loi valide qui aurait été invalidée par la suite. Le raisonnement à la base du principe énoncé dans Mackin — voulant que les lois dûment promulguées soient appliquées tant qu'elles ne sont pas frappées d'invalidité — ne s'applique pas non plus en l'espèce. L'immunité visée dans l'arrêt Mackin ne trouve donc pas application ici.
[42] Il se peut que ce ne soit pas là la seule situation dans laquelle l'État voudra peut‑être démontrer que l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) dissuaderait ses agents de faire ce qui est nécessaire pour un gouvernement efficace, bien qu'il n'en ait soulevé aucune autre en l'espèce. Il n'est pas impossible que soient éventuellement reconnues d'autres situations dans lesquelles des préoccupations relatives à l'efficacité gouvernementale empêcheraient l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de constituer une réparation convenable.
[43] De telles préoccupations pourront, au fil de l'évolution du droit dans ce domaine, prendre la forme de divers moyens de défense aux demandes fondées sur le par. 24(1). L'arrêt Mackin a établi une défense d'immunité de l'État pour les actes accomplis en vertu d'une loi invalidée plus tard, sauf en cas de « comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d'abus de pouvoir— » de la part de l'État (par. 78). D'autres préoccupations relatives à l'efficacité gouvernementale pourraient se dégager et fonder des moyens de défense de droit public semblables. Par analogie avec l'arrêt Mackin et le droit privé, dans les cas où l'État démontre que l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) suscite des préoccupations relatives au bon gouvernement, il pourrait être opportun d'établir un seuil minimal, par exemple une insouciance manifeste à l'égard des droits garantis au demandeur par la Charte. Différentes situations appelleront sans doute différents seuils, comme c'est le cas en droit privé. Par exemple, pour qu'une poursuite soit jugée abusive, il faut prouver une « intention malveillante », vu le pouvoir éminemment discrétionnaire et le rôle quasi judiciaire des procureurs (Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339). En revanche, l'enquête policière négligente fait intervenir la norme moins élevée de « négligence », puisque le policier n'a pas à prendre les mêmes décisions quasi judiciaires quant à la culpabilité ou à l'innocence ni à soupeser la preuve en fonction de normes juridiques (Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129). Dans certains cas pertinents, les seuils et les moyens de défense issus du droit privé peuvent aider à déterminer si l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) est « convenable et juste ». Certes, le seuil de responsabilité applicable sous le régime de la Charte est distinct et indépendant de celui établi en droit privé, mais les causes d'action existantes contre les représentants de l'État recèlent une certaine « sagesse pratique » à l'égard du genre de situations où il serait convenable ou non de contraindre l'État à verser des dommages‑intérêts. De même, il peut se révéler nécessaire pour le tribunal de se pencher sur les exigences procédurales d'autres recours. Les exigences procédurales dont les recours existants sont assortis visent à concilier les intérêts publics et privés. Une demande en vertu du par. 24(1) de la Charte ne devrait pas faire échec aux considérations de politique générale qui sous‑tendent ces exigences. Comme je l'ai dit précédemment, le par. 24(1) s'applique parallèlement aux règles générales du droit commun, sans s'y substituer. Il s'agit là de questions complexes inexplorées dans le cadre du présent pourvoi. Par conséquent, les paramètres exacts de moyens de défense à venir seront examinés à une autre occasion.
[44] Je crois utile d'ajouter une remarque au sujet du jugement de notre Cour dans Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345. Cet arrêt n'est pas déterminant en ce qui a trait à la possibilité d'exercer un recours en dommages‑intérêts de droit public en vertu du par. 24(1). Il portait sur des questions particulières concernant l'interprétation des art. 49 et 51 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, et leur interaction avec le régime législatif établi par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., ch. A‑3.001.
[45] Si le demandeur prouve la violation de ses droits garantis par la Charte et démontre que l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte servirait un but fonctionnel eu égard aux objectifs de ces dommages‑intérêts, et si l'État ne réussit pas à réfuter le caractère « convenable et juste » de l'octroi de dommages‑intérêts, la dernière étape consiste à fixer le montant des dommages‑intérêts qu'il convient d'accorder.
(5) Quatrième étape : montant des dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1)
[46] Le mot d'ordre du par. 24(1) veut que la réparation soit « convenable et juste ». Ce critère s'applique tout autant au montant des dommages‑intérêts qu'à la question initiale de savoir si des dommages‑intérêts constituent une réparation convenable.
[47] Comme nous l'avons vu, des dommages‑intérêts peuvent être accordés afin d'indemniser le demandeur du préjudice subi, de défendre le droit en cause ou de décourager toute nouvelle violation de ce droit. C'est en fonction de ces objectifs, dont la présence et l'importance varient d'une affaire à l'autre, que le tribunal non seulement décidera s'il est opportun d'accorder des dommages‑intérêts, mais en déterminera le montant. Règle générale, l'indemnisation constituera le plus important objectif, tandis que la défense du droit et la dissuasion joueront des rôles secondaires. Cela est d'autant plus vrai que d'autres réparations possibles en vertu de la Charte ne permettront pas nécessairement d'indemniser le demandeur pour le préjudice personnel découlant de l'atteinte à ses droits garantis par la Charte. Toutefois, comme je l'ai mentionné précédemment, il peut arriver que la défense du droit ou la dissuasion jouent un rôle important, voire exclusif.
[48] Rappelons que l'objectif d'indemnisation vise à replacer la demanderesse dans la même situation que si ses droits n'avaient pas été violés. Toute demande de dommages‑intérêts compensatoires doit, comme dans le cadre d'une action en responsabilité délictuelle, être étayée par une preuve du préjudice subi.
[49] Dans certains cas, la violation de la Charte est susceptible de se traduire par des pertes financières pour le demandeur. Celui‑ci pourrait en outre subir un préjudice physique ou psychologique nécessitant des soins médicaux qui engendrent des frais. Aussi, une longue incarcération peut lui causer des pertes de revenus. Le principe restitutio in integrum appelle l'indemnisation de ces pertes financières.
[50] Dans d'autres cas, comme celui qui nous occupe, le préjudice n'est pas de nature pécuniaire. Un tel préjudice est plus difficile à évaluer. Il ne doit cependant pas pour autant être écarté. Le droit de la responsabilité délictuelle peut à nouveau nous être utile. La souffrance est un préjudice indemnisable. À moins de circonstances exceptionnelles, le montant de l'indemnisation sera fixé selon l'usage à un niveau assez modeste, bien qu'il puisse varier en fonction du degré de souffrance dans un cas donné. Des dommages‑intérêts d'un montant plus élevé, fixé lui aussi selon l'usage, sont accordés dans les cas extrêmes de préjudice catastrophique, parce qu'ils servent un objectif fonctionnel en procurant réconfort et agrément en guise de consolation : Andrews c. Grand & Toy.
[51] Lorsqu'on ne s'intéresse plus à l'indemnisation, mais aux objectifs de défense du droit et de dissuasion, le droit de la responsabilité délictuelle perd de son utilité. Statuer sur ces questions est un exercice de rationalité et de proportionnalité qui s'inspire des précédents établis au gré de l'évolution de cet important chapitre de la jurisprudence canadienne relative à la Charte. Cela dit, certaines observations préliminaires peuvent être faites.
[52] Un paramètre important de la fixation du montant est la gravité de la violation eu égard aux objectifs des dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1). La gravité de l'atteinte doit être évaluée au regard de son incidence sur le demandeur et de la gravité de la faute de l'État : voir, dans le contexte du par. 24(2), R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353. Règle générale, plus la conduite et ses conséquences pour le demandeur seront graves, plus le montant des dommages‑intérêts accordés au titre des objectifs de défense du droit et de dissuasion sera élevé.
[53] De même que les dommages‑intérêts de droit privé doivent être équitables à la fois envers le demandeur et envers le défendeur, le montant des dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1) doit être équitable — ou « convenable et juste » — à la fois envers le demandeur et envers l'État. Le tribunal doit fixer un montant qui respecte ce principe. Il se peut que l'octroi d'une somme élevée — prélevée sur les fonds publics — ne soit pas très utile, d'un point de vue fonctionnel, pour ce qui est de répondre aux besoins du demandeur et ne se révèle ni convenable ni juste dans une perspective publique. Le tribunal, dans son évaluation d'un montant équitable à la fois envers le demandeur et envers l'État, peut mettre dans la balance l'intérêt public au bon gouvernement, le risque de dissuader les gouvernements d'élaborer des programmes et politiques bénéfiques et la nécessité d'éviter que de gros montants soient prélevés sur le budget des programmes publics pour être consacrés à des intérêts privés.
[54] Les tribunaux d'autres pays où l'octroi de dommages‑intérêts pour la violation d'un droit est possible ont en général veillé à éviter l'octroi de dommages‑intérêts exagérément élevés. Cette tendance tient sans doute à la difficulté de déterminer la somme requise pour la défense du droit et la dissuasion contre de nouvelles violations, et aussi au fait que c'est la société dans son ensemble qui se voit tenue d'indemniser le demandeur. Néanmoins, pour constituer une réparation « convenable et juste », les dommages‑intérêts doivent répondre réellement à la gravité de l'atteinte et aux objectifs d'indemnisation, d'affirmation des valeurs de la Charte et de dissuasion contre de nouvelles violations. Le calcul des dommages‑intérêts de droit privé accordés pour un préjudice semblable pourra souvent servir de guide. Mais il faut tenir compte de la mise en garde faite par lord Nicholls, au par. 18, dans Ramanoop : [traduction] « ce montant ne constitue cependant qu'un guide parce que [. . .] la violation du droit constitutionnel ne coïncidera pas toujours avec la cause d'action en common law ».
[55] Pour fixer le montant des dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1), le tribunal doit aborder la violation des droits garantis par la Charte comme un préjudice distinct justifiant en soi une indemnisation. Par ailleurs, les dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1) ne doivent pas emporter duplication des dommages‑intérêts obtenus sur le fondement de causes d'action relevant du droit privé, comme un délit civil, dans les cas où l'indemnisation d'un préjudice personnel est en cause.
[56] Un mot, en terminant, sur la question des dommages‑intérêts punitifs ou exemplaires. Dans Mackin, le juge Gonthier a avancé l'hypothèse qu'un demandeur « pourrait, en théorie, solliciter des dommages‑intérêts compensatoires et punitifs à titre de réparation "convenable et juste" en vertu du par. 24(1) de la Charte » : par. 79. Dans les faits, les dommages‑intérêts de droit public, de par leurs objectifs de défense des droits et de dissuasion, peuvent revêtir un aspect punitif. Il convient toutefois de souligner une réticence générale dans la communauté internationale à accorder des dommages‑intérêts purement punitifs : voir Taunoa, par. 319‑321.
[57] En résumé, le montant des dommages‑intérêts doit correspondre à la somme nécessaire pour réaliser, d'un point de vue fonctionnel, les objectifs d'indemnisation, de défense du droit et de dissuasion contre de nouvelles violations, dans la mesure où ces objectifs interviennent dans l'affaire, eu égard à l'incidence de la violation pour le demandeur et à la gravité de la conduite des représentants de l'État. La réparation doit être convenable et juste du point de vue à la fois du demandeur et de l'État.
(6) Tribunal et procédure
[58] Pour qu'un tribunal puisse accorder une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte, il doit avoir le pouvoir de trancher une question de droit et d'accorder la réparation en cause : R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765. Règle générale, le tribunal approprié pour l'obtention de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) est un tribunal qui a le pouvoir de trancher des questions relatives à la Charte et celui, en vertu d'une loi ou de sa compétence inhérente, d'accorder des dommages‑intérêts. Les cours provinciales de juridiction criminelle ne possèdent pas de tels pouvoirs et ne peuvent donc pas accorder des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1).
[59] Le demandeur peut, comme en l'espèce, joindre une demande fondée sur le par. 24(1) à une demande en responsabilité délictuelle. Et il peut être utile d'examiner en premier la demande en responsabilité délictuelle, étant donné qu'il ne sera pas nécessaire de faire appel au par. 24(1) si cette demande répond aux objectifs de l'octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte. Cet examen peut révéler des éléments contextuels pertinents et faciliter l'analyse fondée sur le par. 24(1). Cela dit, il n'est pas essentiel que le demandeur épuise ses recours en droit privé avant de présenter une demande fondée sur le par. 24(1).
B. Application aux faits
[60] Lors du procès, le juge Tysoe a conclu que la fouille à nu effectuée par les agents de correction employés par la province et la saisie du véhicule par le service de police de Vancouver ont porté atteinte au droit de M. Ward à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti par l'art. 8 de la Charte. Il faut donc examiner deux demandes distinctes.
(1) Dommages‑intérêts pour la fouille à nu
[61] La première question à trancher est de savoir si M. Ward a établi son droit à des dommages‑intérêts en application du par. 24(1). Il lui faut pour cela démontrer 1) qu'il a été porté atteinte à l'un de ses droits garantis par la Charte et 2) que l'octroi de dommages‑intérêts servirait un but fonctionnel dans les circonstances, eu égard aux objectifs des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1). Une fois ces éléments établis, le fardeau est inversé et l'État (étape 3) doit démontrer pourquoi, au regard de facteurs faisant contrepoids, l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte ne serait pas convenable. Si l'État n'y parvient pas, on passe à l'étape finale qui consiste à fixer le juste montant des dommages‑intérêts.
[62] En l'espèce, il est satisfait à la première étape. Le juge Tysoe a conclu que la fouille à nu a porté atteinte aux droits personnels garantis à M. Ward par l'art. 8 de la Charte. Cette conclusion n'est pas contestée devant nous. Il n'est pas allégué non plus que la Cour suprême de la Colombie‑Britannique ne serait pas le tribunal approprié pour entendre l'action.
[63] La deuxième question est de savoir si l'octroi de dommages‑intérêts servirait un but fonctionnel en répondant à un ou plusieurs des objectifs de l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1), soit l'indemnisation, la défense du droit et la dissuasion.
[64] En l'espèce, l'indemnisation occupe une place importante. Le préjudice subi par M. Ward est grave. Il a le droit constitutionnel de ne pas subir de fouilles, perquisitions ni saisies abusives et il a été porté atteinte à ce droit de façon flagrante. Les fouilles à nu sont fondamentalement humiliantes et avilissantes, peu importe la manière dont elles sont effectuées et constituent une atteinte importante aux intérêts intangibles de la personne : R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679, par. 90.
[65] La conduite des agents de correction à l'origine de la violation des droits garantis à M. Ward par la Charte était grave elle aussi. Une conscience minimale des préceptes de la Charte dans ce contexte aurait permis de reconnaître que la fouille était inutile et attentatoire. M. Ward n'a pas commis d'infraction grave, n'a pas été accusé d'une infraction reliée à un élément de preuve caché sur lui, aucune arme n'était en cause et il n'était pas reconnu pour être une personne violente ou pour porter des armes. M. Ward ne présentait aucun risque pour lui‑même ou pour autrui, et rien ne donnait à penser que l'un ou l'autre des agents n'était pas de cet avis. En pareilles circonstances, une personne raisonnable aurait compris que l'humiliation résultant de la fouille était disproportionnée par rapport à tout avantage qui aurait pu en découler. En outre, sans demander aux agents de connaître à fond les détails des décisions judiciaires, il n'est pas exagéré de s'attendre à ce que les policiers connaissent bien le principe juridique reconnu selon lequel une fouille à nu de routine n'est pas appropriée lorsque la personne est détenue pour une courte période dans les cellules du poste de police, qu'elle n'est pas mêlée à la population carcérale générale et que les policiers n'ont aucune crainte légitime qu'elle dissimule des armes qu'elle pourrait retourner contre elle‑même ou employer pour blesser d'autres personnes : Golden, par. 97.
[66] En résumé, la violation de la Charte a eu des conséquences non négligeables sur la personne de M. Ward et sur ses droits, et la conduite reprochée aux policiers était grave. L'atteinte portée aux droits de M. Ward exige qu'il soit indemnisé. Combinée à la conduite des policiers, elle fait aussi intervenir les objectifs de défense du droit en cause et de dissuasion contre de nouvelles violations. Par conséquent, l'octroi de dommages‑intérêts est requis en l'espèce pour que, d'un point de vue fonctionnel, les objectifs des dommages‑intérêts de droit public soient remplis.
[67] La question qui se pose ensuite est de savoir si l'État a démontré l'existence de facteurs pouvant faire contrepoids, compte tenu desquels les dommages‑intérêts ne constitueraient pas une réparation convenable et juste au sens du par. 24(1).
[68] L'État n'a pas démontré que d'autres recours pourraient permettre de répondre aux objectifs d'indemnisation, de défense du droit et de dissuasion concernant la fouille à nu. M. Ward a poursuivi les agents pour voies de fait, ainsi que la ville et la province pour négligence. Ces demandes ont été rejetées et leur rejet n'a pas été porté en appel devant nous. Bien que le recours de M. Ward en responsabilité délictuelle ait ainsi échoué, il demeure qu'il a été porté atteinte à son droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives garanti par l'art. 8 de la Charte. Aucune action en responsabilité délictuelle n'était possible relativement à cette atteinte et un jugement déclaratoire ne répondrait pas à la nécessité d'indemniser M. Ward. Son seul recours consiste à demander des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte. De plus, l'État n'a pas démontré que des préoccupations relatives à l'efficacité gouvernementale semblables à celles soulevées dans Mackin empêchent l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1).
[69] Je conclus que l'octroi de dommages‑intérêts à M. Ward pour la fouille à nu qu'il a subie est requis en l'espèce pour répondre, d'un point de vue fonctionnel, aux objectifs des dommages‑intérêts de droit public et qu'il constitue par conséquent une réparation à première vue « convenable et juste ». L'État n'a pas fait la preuve du contraire. Il convient donc d'accorder des dommages‑intérêts en réparation de l'atteinte aux droits garantis à M. Ward par la Charte.
[70] Ce qui nous amène à la question du montant. Comme je l'ai expliqué, le montant des dommages‑intérêts doit correspondre à la somme nécessaire, d'un point de vue fonctionnel, à la réalisation des objectifs pertinents d'une indemnisation fondée sur le par. 24(1), tout en demeurant équitable pour le demandeur et pour l'État.
[71] L'objectif d'indemnisation est axé principalement sur le préjudice personnel subi par le demandeur : préjudice physique, psychologique ou pécuniaire et atteinte à ses intérêts intangibles. Le demandeur devrait, dans la mesure du possible, être remis dans la même situation que si ses droits garantis par la Charte n'avaient pas été violés. Les fouilles à nu sont fondamentalement humiliantes et constituent de ce fait une atteinte importante aux intérêts intangibles de la personne, peu importe la manière dont elles sont effectuées. Cela dit, la fouille qui nous occupe en l'espèce a été relativement brève et n'a pas été effectuée de manière extrêmement irrespectueuse par comparaison avec d'autres fouilles. M. Ward n'a pas été contraint d'enlever son sous‑vêtement ni de dévoiler ses organes génitaux. Il n'a jamais été touché durant la fouille, et rien n'indique que celle‑ci lui ait causé un préjudice physique ou psychologique. Certes, le préjudice subi par M. Ward est grave, mais on ne peut pas dire qu'il se situe au haut de l'échelle de gravité. La situation appellerait donc des dommages‑intérêts d'un montant modéré.
[72] Les objectifs de défense du droit et de dissuasion sont liés à la gravité de la conduite de l'État. La façon dont les agents de correction se sont conduits est grave et témoigne d'une ignorance des préceptes de la Charte. Cela dit, les actes des agents n'étaient pas intentionnels, en ce sens qu'ils n'ont pas agi d'une manière malveillante, tyrannique ou oppressive. Compte tenu de ces circonstances, les objectifs de défense du droit et de dissuasion n'exigent pas que l'État soit contraint de verser des dommages‑intérêts substantiels.
[73] Tout bien considéré, y compris le degré de déférence requis envers l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance en matière de réparation, je conclus que les dommages‑intérêts de 5 000 $ qu'il a accordés étaient convenables.
(2) Dommages‑intérêts pour la saisie de la voiture
[74] Comme dans le cas de la fouille à nu, il nous faut déterminer si M. Ward a établi son droit à des dommages‑intérêts en application du par. 24(1), à titre d'indemnisation pour l'atteinte à ses droits constitutionnels causée par la saisie de son véhicule par la ville. Là encore, il faut établir (1) qu'il a été porté atteinte à un droit garanti par la Charte; (2) que l'octroi de dommages‑intérêts servirait un but fonctionnel, eu égard aux objectifs des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1); (3) pourquoi, au regard de facteurs pouvant faire contrepoids, l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte ne serait pas convenable et (4) le montant des dommages‑intérêts, si le droit à ceux‑ci est établi.
[75] Le juge de première instance a conclu que la saisie de la voiture portait atteinte aux droits garantis à M. Ward par l'art. 8 de la Charte. Cette conclusion n'étant pas contestée, la première condition est remplie.
[76] La question suivante est de savoir si M. Ward a démontré que l'octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) pour la saisie de sa voiture constitue une réparation convenable et juste, d'un point de vue fonctionnel.
[77] L'objectif d'indemnisation n'intervient pas à l'égard de la saisie de la voiture. Le juge de première instance a conclu que la saisie n'avait causé aucun préjudice à M. Ward. Sa voiture n'a jamais été fouillée et, à sa libération du centre de détention, M. Ward a été conduit à la fourrière, où il a pu récupérer son véhicule. Les objectifs de défense du droit et de dissuasion contre de nouvelles violations ne sont pas non plus déterminants. Certes, la saisie de la voiture était fautive, mais n'était pas de nature grave. Les policiers n'ont pas fouillé illégalement la voiture; ils l'ont plutôt fait remorquer, croyant qu'une fouille serait effectuée après obtention d'un mandat. Lorsque les policiers sont arrivés à la conclusion qu'ils ne disposaient pas des motifs nécessaires à l'obtention du mandat requis, ils ont pris des mesures pour restituer le véhicule.
[78] Je conclus qu'un jugement déclaratoire fondé sur le par. 24(1) attestant que la saisie du véhicule a porté atteinte au droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives que l'art. 8 de la Charte garantit à M. Ward répond adéquatement à la nécessité de défendre son droit et de décourager de nouvelles saisies irrégulières.
VII. Dispositif
[79] Le pourvoi est accueilli en partie. L'octroi des dommages‑intérêts de 100 $ payables par la ville est annulé et remplacé par un jugement déclaratoire, rendu en vertu du par. 24(1), attestant que la saisie de la voiture a porté atteinte au droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti à M. Ward par l'art. 8 de la Charte. La décision d'ordonner à la province de verser des dommages‑intérêts de 5 000 $ à M. Ward en réparation de la violation des droits que lui garantit l'art. 8 de la Charte est confirmée.
[80] Nous avons été informés de l'existence d'une entente intervenue entre M. Ward et la province relativement aux dépens et, pour cette raison, aucune ordonnance quant aux dépens n'est rendue à leur égard. La ville ne recevra ni ne paiera aucuns dépens.
Pourvoi accueilli en partie.
Procureur de l'appelante la Ville de Vancouver : Ville de Vancouver, Vancouver.
Procureur de l'appelante Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureurs de l'intimé : Samuels & Company, Vancouver.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Saskatoon.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario : Procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Ste‑Foy.
Procureurs de l'intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc. : Aboriginal Legal Services of Toronto Inc., Toronto; Falconer Charney, Toronto.
Procureurs de l'intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles : Torys, Toronto.
Procureur de l'intervenante l'Association canadienne des chefs de police : Service de police d'Ottawa, Ottawa.
Procureurs de l'intervenante Criminal Lawyers' Association (Ontario) : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureur des intervenants l'Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique et David Asper Centre for Constitutional Rights : University of Toronto, Toronto.