Finney c. Barreau du Québec, [2004] 2 R.C.S. 17, 2004 CSC 36
Barreau du Québec Appelant
c.
Christina McCullock‑Finney Intimée
et
Procureur général du Canada et
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada Intervenants
Répertorié : Finney c. Barreau du Québec
Référence neutre : 2004 CSC 36.
No du greffe : 29344.
2004 : 12 février; 2004 : 10 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2002] R.J.Q. 1639, [2002] R.R.A. 706, [2002] J.Q. no 1522 (QL), qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure, [1999] R.R.A. 83, [1998] A.Q. no 3690 (QL). Pourvoi rejeté.
J. Vincent O’Donnell, c.r., Raymond Doray et Jean St-Onge, pour l’appelant.
Guy J. Pratte, Susie N. Paquette et Georges Thibaudeau, pour l’intimée.
Michel F. Denis et Michèle Ducharme, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
William J. Atkinson, pour l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Un barreau indépendant, composé d’avocats libres vis-à-vis des pouvoirs publics, constitue un élément important de l’ordre juridique fondamental de la société canadienne. Le souci de protection de cette indépendance, ainsi que la volonté tenace d’autonomie des avocats, expliquent en grande partie la tradition d’autoréglementation des professions juridiques au Canada. En contrepartie, cette délégation de pouvoirs par l’État impose des obligations aux ordres professionnels chargés désormais de veiller sur la compétence et l’honnêteté de leurs membres à l’égard du public (voir Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R.C.S. 500, 2001 CSC 45, par. 11-18 et 52, le juge Gonthier). Dans les limites définies par les règles et principes juridiques pertinents, il arrive que la violation de cette obligation de surveillance engage la responsabilité civile d’un barreau. Un tel cas, sans doute rare, est survenu en l’espèce. Pour les motifs que j’expose ci-après, qui diffèrent en partie de ceux de la Cour d’appel du Québec ([2002] R.J.Q. 1639), je propose de rejeter le pourvoi du Barreau du Québec (« Barreau »), confirmant ainsi l’arrêt d’appel qui a conclu à la responsabilité de ce dernier envers l’intimée, Mme Christina McCullock‑Finney, et l’a condamné à verser à celle-ci 25 000 $ à titre de dommages-intérêts moraux. Le pourvoi remet ainsi en cause la nature et l’étendue de la responsabilité civile du Barreau ainsi que la portée des immunités qu’il invoque dans le cadre de l’exercice des fonctions que lui confient les lois relatives à l’organisation professionnelle et à l’exercice de la profession d’avocat au Québec.
II. L’origine du litige
2 À la suite d’une ordonnance rendue par le soussigné en date du 22 octobre 2003, l’appelant a déposé une attestation indiquant qu’il y avait toujours une ordonnance de mise sous scellés et une ordonnance de non-publication concernant certaines pièces du dossier. Puisque je mentionne certains faits visés par l’interdiction de publication, il y a lieu de lever cette interdiction à l’égard des renseignements divulgués dans les présents motifs.
3 Un avocat délinquant, Me Éric Belhassen, se trouve à l’origine des difficultés du Barreau, des problèmes de Mme McCullock-Finney et du conflit qui oppose les parties depuis plus de dix ans. Me Belhassen est inscrit au Tableau de l’Ordre des avocats en 1978. Très vite, il commet des fautes déontologiques. Quatre fois de 1980 à 1985, le syndic du Barreau porte des plaintes disciplinaires contre lui pour des infractions variées. Le Comité de discipline et le Tribunal des professions reconnaissent sa culpabilité au moins trois fois entre 1981 et 1987. Par ailleurs, le Barreau s’inquiète de sa compétence professionnelle. L’organisme compétent en cette matière, le Comité d’inspection professionnelle, entame une première enquête en 1985. En 1990, après divers retards causés en grande partie par le départ et la nomination d’enquêteurs successifs, le Comité d’inspection professionnelle remet au Comité administratif un rapport qui conclut à l’incompétence de Me Belhassen. Il recommande de suspendre totalement son droit d’exercice et de l’obliger à reprendre en entier sa formation professionnelle à l’École du Barreau. La Cour d’appel qualifie la recommandation du Comité de « polie mais alarmante » (par. 11). Le Comité d’inspection professionnelle semble convaincu de l’incompétence de Me Belhassen et de son inaptitude à exercer la profession. Parallèlement, il recommande au Comité administratif d’ordonner, en vertu des art. 81 et suiv. de la Loi sur le Barreau, L.R.Q., ch. B-1 (abrogés le 15 octobre 1994; voir maintenant l’art. 48 du Code des professions, L.R.Q., ch. C-26), qu’il se soumette à un examen médical pour vérifier son aptitude physique ou psychique à l’exercice de la profession. Cet examen a lieu. Le jugement de la Cour d’appel n’en mentionne pas le résultat.
4 Le Comité administratif se saisit ensuite du rapport du Comité d’inspection professionnelle. Il convoque et entend Me Belhassen. Finalement, le 1er juin 1992, le comité ne suspend pas le droit d’exercice de l’avocat. Il décide plutôt de lui imposer un stage de perfectionnement qui consiste à suivre les activités offertes par la formation permanente du Barreau en droit familial. Me Belhassen doit aussi exercer sa profession sous la surveillance d’un maître de stage, un avocat éminent de Montréal. Celui-ci doit présenter des rapports trimestriels au Comité administratif. Le maître de stage accepte sa nomination et entreprend l’exécution d’un mandat qui se terminera un an plus tard, dans des circonstances que je décrirai ci-après.
5 Sur les entrefaites, entre 1990 et 1992, commencent les démêlés de Mme McCullock-Finney avec Me Belhassen. Pour son malheur, en effet, l’intimée entre en contact avec ce membre du Barreau en 1990. À cette époque, son conjoint, Samir Badr, est représenté par Me Belhassen dans des litiges commerciaux. Le fils de l’intimée, Jasson, retient ses services pour quelques affaires. Sa mère verse une avance de 2 000 $ à l’avocat. Au bout de quelques mois, l’insatisfaction règne. Jasson et sa mère demandent des comptes. Me Belhassen poursuit Mme McCullock‑Finney pour recouvrer une créance qu’elle estime factice. En 1994, la poursuite est rejetée. De son côté, l’avocat de Jasson adresse au syndic du Barreau une plainte contre Me Belhassen rédigée en des termes très vifs. Les conflits entre l’intimée et le Barreau trouvent leur origine dans cette première démarche.
6 L’intimée reproche au Barreau de n’avoir donné aucune suite à cette plainte avant qu’elle ne soit réitérée en 1996. Le Barreau répond qu’un syndic adjoint a rencontré Me Belhassen pour obtenir sa version des événements. Il aurait par la suite demandé ses commentaires à Jasson, qui n’aurait recommuniqué avec lui qu’en 1996. Après cette première plainte, les incidents se multiplient. L’avocat qui représente désormais Mme McCullock-Finney dépose une nouvelle plainte en janvier 1991 au sujet du comportement de son confrère à son endroit et communique à nouveau avec le Barreau en mars 1991 relativement aux mêmes difficultés.
7 La plainte suivante est déposée par l’intimée elle-même le 22 janvier 1993. Elle résulte d’un affrontement avec Me Belhassen survenu à la suite de la rupture de l’intimée avec son conjoint, Samir Badr. Après des débats judiciaires complexes, marqués par des procédures multiples, l’intimée obtient un jugement qu’elle cherche à faire exécuter contre M. Badr. Dans le cadre de ces affaires, Me Belhassen représente parfois M. Badr ou intervient de manières diverses. Le jugement rendu, il engage lui‑même ou suscite de la part de tiers les procédures les plus variées pour empêcher l’exécution du jugement et le recouvrement de la créance. La plainte portée en janvier 1993 allègue des manquements aux règles déontologiques commis à l’occasion de ces procédures. Ainsi, Me Belhassen aurait comparu à la fois pour le demandeur et le défendeur dans une procédure imaginée pour tenter d’obtenir une créance opposable à l’intimée. Des plaintes additionnelles sont transmises au syndic au cours des semaines suivantes. L’avocat de Mme McCullock-Finney porte à l’attention du Bureau du syndic les menaces de mise en faillite que lui communique Me Belhassen. Ce dernier se désiste toutefois de sa procédure en faillite après avoir été convoqué par le syndic au début de mars 1993. À cette date, sauf l’ouverture des dossiers et des débuts d’enquêtes, rien n’a encore été fait. L’intimée communique alors avec l’Office des professions pour se plaindre de l’inaction du Barreau. Elle intente une première action en dommages-intérêts contre ce dernier et Me Belhassen. Fin avril, elle se désiste à l’égard de l’appelant.
8 Dans l’intervalle, la guérilla judiciaire engagée par Me Belhassen atteint son paroxysme. Le déluge de procédures et leur caractère inhabituel inquiètent la Cour supérieure. Le juge en chef adjoint de la Cour supérieure, l’honorable Pierre A. Michaud, réunit toutes les procédures devant lui et convoque tous les intéressés. Le Bureau du syndic est prévenu par la Cour supérieure et assiste à cette audience à l’issue de laquelle est imposé un contrôle spécial de toute procédure engagée par Me Belhassen. Tout ce temps, le maître de stage n’a rien remarqué. À la fin d’avril 1993, il se plaint au syndic qu’il n’arrive plus à joindre Me Belhassen. Il apprend l’intervention de la Cour supérieure à l’égard d’un ensemble de procédures dont il ignorait tout. Quelques jours plus tard, il se démet de sa fonction de maître de stage et fait rapport au Comité administratif. À la suite des plaintes de l’intimée, de nouvelles communications de l’Office des professions, de l’audience devant la Cour supérieure et de l’échec du stage, la gravité de la situation créée par le comportement de Me Belhassen conduit le syndic en chef à recommander au Comité administratif de nommer un syndic ad hoc. La nomination intervient en octobre, et le syndic désigné prend charge des dossiers en novembre.
9 Sur les entrefaites, comme le note la Cour d’appel, « la guérilla judiciaire de Belhassen contre [l’intimée] bat son plein » (par. 34). Le 28 octobre 1993, l’avocate qui conseille alors l’intimée communique avec l’Office des professions pour lui souligner la gravité du dossier. L’Office demande des explications au Barreau le 3 novembre. Quelques jours plus tard, menacée par Me Belhassen, l’avocate se retire du dossier. Le 12 janvier 1994, l’Office intervient à nouveau auprès du Barreau et lui demande de venir en aide à l’intimée. Le 14 janvier, le syndic ad hoc envoie une mise en demeure à Me Belhassen et lui donne 15 jours pour s’expliquer. Le 29 mars 1994, le syndic ad hoc lui fait signifier une plainte contenant 23 chefs d’accusation et y joint une requête pour radiation provisoire. Accordée le 19 mai 1994 par le Comité de discipline du Barreau, la radiation provisoire prend effet le 24 mai 1994. Le 22 avril 1998, le Comité de discipline reconnaît la culpabilité de Me Belhassen relativement à 17 chefs d’accusation. Le 12 août 1998, il est radié du Tableau de l’Ordre pour cinq ans, mais rétroactivement à 1994.
III. L’historique judiciaire
10 Avant le terme des procédures disciplinaires engagées contre Me Belhassen, l’intimée intente une action en dommages-intérêts contre le Barreau le 8 janvier 1996. Dans sa demande modifiée le 31 juillet 1998, l’intimée réclame 975 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires, matériels, moraux et punitifs. L’intimée recherche à l’origine la condamnation du Barreau et de certains de ses cadres administratifs pour manquement à leur obligation de protéger le public dans le traitement des plaintes portées contre Me Belhassen. Le Barreau nie avec vigueur avoir commis quelque faute, mais invoque par ailleurs les immunités conférées par la législation professionnelle du Québec.
A. Cour supérieure du Québec, [1999] R.R.A. 83
11 L’intimée essuie un échec complet devant la Cour supérieure. Dans son jugement, celle-ci analyse longuement et attentivement le dossier Belhassen, les rapports entre cet avocat et l’intimée ainsi que le litige qui a opposé cette dernière au Barreau. En raison de la prescription triennale prévue par le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, le premier juge estime que, puisque l’action a été signifiée au commencement de l’année 1996, seuls les faits survenus depuis le début de 1993 doivent être pris en compte pour déterminer si le Barreau a commis des fautes susceptibles d’engager sa responsabilité civile. À son avis, en raison de l’immunité que l’art. 193 du Code des professions accorde au Barreau et à ses fonctionnaires et dirigeants pour les actes accomplis dans l’exécution de leurs fonctions, l’intimée doit prouver la faute intentionnelle. Tout en reconnaissant les retards importants dans l’examen des plaintes portées par Mme McCullock-Finney et dans le déroulement des poursuites disciplinaires contre Me Belhassen, le juge Normand conclut que le Barreau a correctement exercé ses pouvoirs et n’a commis aucune faute dans ce dossier, dont il reconnaît la difficulté. Il conclut en conséquence au rejet de l’action. Son jugement est porté devant la Cour d’appel du Québec.
B. Cour d’appel du Québec, [2002] R.J.Q. 1639 (les juges Deschamps, Robert et Pelletier)
12 La Cour d’appel du Québec accueille en partie le pourvoi de l’intimée. Elle reproche d’abord au premier juge de ne pas avoir tenu compte des événements antérieurs à janvier 1993 pour apprécier la responsabilité du Barreau. Même si une action en responsabilité basée sur ces faits particuliers était prescrite, ceux-ci devaient être pris en compte pour apprécier le comportement du Barreau dans cette affaire. Examinant ces faits et ceux relatés par le juge Normand, la Cour d’appel critique vivement la conduite du Barreau. En somme, Me Belhassen présentait pour le public un danger grave et imminent dont le Barreau connaissait l’existence. Elle juge inacceptable et inexcusable le temps écoulé entre les plaintes portées par l’intimée au début de 1993 et la requête en radiation provisoire. À son avis, par sa conduite, le Barreau n’a pas exercé la discrétion administrative et les fonctions que lui délègue le Code des professions pour atteindre l’objectif fixé à l’art. 23 de celui-ci, soit la protection du public. Il aurait ainsi omis d’exercer sa compétence et aurait cessé, de ce fait, de bénéficier de l’immunité prévue à l’art. 193 du Code des professions. En conséquence, ses retards et ses négligences constitueraient autant de fautes civiles qui engageraient sa responsabilité. La Cour d’appel décide enfin que Mme McCullock‑Finney a subi un préjudice moral qu’elle évalue à 25 000 $ et qu’elle impute aux fautes commises par l’appelant. L’arrêt d’appel condamne donc le Barreau à payer cette somme, mais rejette toute conclusion contre les membres de son personnel. Le pourvoi autorisé devant notre Cour vise la cassation de ce jugement et le rejet complet de l’action.
IV. Dispositions législatives pertinentes
13 Les dispositions pertinentes, telles qu’elles existaient à l’époque du litige, se lisent ainsi :
Code des professions, L.R.Q., ch. C-26
23. Chaque corporation a pour principale fonction d’assurer la protection du public.
À cette fin, elle doit notamment contrôler l’exercice de la profession par ses membres.
193. Les syndics, les syndics adjoints, les syndics correspondants, les enquêteurs et les experts d’un comité d’inspection professionnelle, les membres de l’Office, d’un Bureau, d’un comité de discipline, d’un comité d’inspection professionnelle ou d’un comité d’enquête formé par un Bureau, de même que les membres du tribunal entendant un appel d’une décision d’un comité de discipline ou d’un Bureau, ne peuvent être poursuivis en justice en raison d’actes accomplis de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions.
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64
1376. Les règles du présent livre s’appliquent à l’État, ainsi qu’à ses organismes et à toute autre personne morale de droit public, sous réserve des autres règles de droit qui leur sont applicables.
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.
V. Analyse
A. La nature des questions en litige
14 Le présent pourvoi met en jeu l’identification de la nature du régime de responsabilité civile applicable à l’activité de l’organisme public, doté de pouvoirs administratifs, réglementaires et disciplinaires délégués par l’Assemblée nationale du Québec, que constitue le Barreau du Québec. Les positions des parties orientent cette responsabilité dans des sens divergents. L’intimée essaie de rapprocher ce régime de responsabilité du droit commun. L’appelant veut y voir un régime qui ne reconnaît sa responsabilité que dans des cas exceptionnels, en raison des immunités légales et des principes de limitation de la responsabilité qui se dégageraient du droit public applicable au Québec.
15 Devant ces divergences, il faudra d’abord examiner le régime de droit commun applicable à la responsabilité des ordres professionnels. Ensuite, il sera nécessaire de se demander si — et le cas échéant, dans quelle mesure, — les immunités ou les principes de droit public modifient et limitent cette responsabilité. Enfin, dans le cadre défini par cette analyse, nous déterminerons si le comportement du Barreau constitue une faute de nature à engager sa responsabilité civile délictuelle. Cet examen exige au départ un rappel de l’encadrement juridique des activités du Barreau au Québec et des fonctions dévolues aux ordres professionnels par la législation québécoise, plus particulièrement par le Code des professions. Au cours de cette étude, il conviendra de revoir les mécanismes créés pour assurer la surveillance de la compétence et de la discipline des avocats, ainsi que les obligations que la législation professionnelle pertinente impose au Barreau à cet égard.
B. L’organisation professionnelle du Barreau au Québec
16 Dans le droit de la province de Québec, le Code des professions définit les règles fondamentales de l’organisation et de l’action des ordres professionnels, qui sont plus de quarante, dont le Barreau. La Loi sur le Barreau renferme en outre des dispositions particulières qui ne modifient cependant pas les principes d’organisation et d’action établis par le Code des professions. Celui-ci précise l’objectif essentiel de la formation d’ordres indépendants comme le Barreau du Québec. Le premier objectif de ces ordres n’est pas de fournir des services à leurs membres ou de défendre leurs intérêts collectifs. Ils sont formés dans le but de protéger le public, comme le veut l’art. 23 du Code des professions :
23. Chaque corporation a pour principale fonction d’assurer la protection du public.
À cette fin, elle doit notamment contrôler l’exercice de la profession par ses membres.
(Voir aussi Fortin c. Chrétien, précité, par. 11, le juge Gonthier.)
17 Ces dispositions confèrent aux membres du Barreau un monopole sur l’exécution d’un certain nombre d’actes professionnels tels que la consultation, la rédaction d’actes de procédure et la représentation devant les tribunaux (Loi sur le Barreau, art. 128). Puisque ce monopole n’est pas créé à des fins privées, mais pour reconnaître l’importance sociale du rôle de l’avocat dans une société démocratique fondée sur la règle de droit, il impose à l’ordre des obligations importantes de contrôle de la compétence et de surveillance de la conduite de ses membres après leur inscription au Tableau de l’Ordre (Fortin c. Chrétien, par. 12-18).
18 Le Code des professions établit deux mécanismes d’intervention pour surveiller la compétence professionnelle des membres d’un ordre professionnel et le respect des règles déontologiques, soit l’inspection professionnelle et la discipline assurées par le syndic et les comités de discipline. D’autres instruments sont à la disposition du Barreau pour remplir son objectif de maintien de la compétence, de l’honnêteté et de la diligence de ses membres, comme la formation professionnelle, la formation permanente, les services d’information ou l’inspection des comptes en fidéicommis. Seules importent, pour les fins du présent pourvoi, l’inspection professionnelle et la discipline. Bien que les deux institutions convergent vers une finalité ultime de maintien et d’amélioration des standards professionnels, l’inspection professionnelle se préoccupe plus particulièrement de la compétence des avocats et la discipline de leur conduite. La première assumerait d’abord une fonction préventive; la seconde jouerait un rôle répressif. Comme nous le verrons toutefois, un même problème peut relever à la fois de l’inspection professionnelle et de la discipline. Il en fut certes ainsi dans le dossier Belhassen.
19 Comme tous les autres ordres professionnels, le Barreau a dû établir un comité d’inspection professionnelle, conformément à l’art. 109 du Code des professions. Ce comité remplit une fonction générale de surveillance de la tenue des dossiers et des cabinets des professionnels. De plus, sur demande du Bureau de l’ordre ou de sa propre initiative, il peut ouvrir une enquête sur un membre et vérifier son aptitude à exercer la profession ou sa compétence professionnelle (art. 112). Le comité peut recommander des mesures diverses dont des stages de formation ou des limitations du droit d’exercice (art. 113). Il appartient ensuite aux organismes décisionnels du Barreau de prendre les mesures qu’ils jugent appropriées. Ajoutons que l’avocat en cause doit être entendu, peut se défendre et jouit, dans certains cas, de droits d’appel devant le Tribunal des professions.
20 L’autre mécanisme de protection du public est la discipline. En vertu du Code des professions, il appartient à un fonctionnaire indépendant, le syndic, d’enquêter et de décider si une plainte doit être portée devant le comité de discipline. Dans l’affirmative, il en saisit le comité de discipline (art. 121 et suiv.). La procédure est contradictoire. Le syndic doit informer l’avocat et obtenir sa version des faits. Le comité de discipline constitue pour sa part un tribunal administratif tenu de respecter les règles d’un débat contradictoire et les principes d’équité procédurale (art. 116 et 126 et suiv.). La décision relative à la culpabilité ou la sanction n’interviennent qu’à la fin de ce débat et sont susceptibles d’appel devant le Tribunal des professions (art. 162 et 164). Par exception, avant qu’il ne soit statué sur la plainte, le syndic peut demander la radiation provisoire de l’avocat, notamment lorsque la protection du public risque d’être compromise (art. 130). Ce mécanisme complexe reflète les valeurs qui animent le système de justice de notre pays, mais ne simplifie ni ne facilite la tâche du personnel du Barreau et des membres des comités d’inspection professionnelle et de discipline appelés à agir. Leur action s’inscrit nécessairement dans un cadre juridique contraignant. Il faut demeurer conscient de l’existence de ce cadre et de sa portée dans l’analyse de la situation de l’appelant et l’appréciation de sa responsabilité.
21 Par ailleurs, en raison des difficultés et des risques rattachés à l’exercice de leurs fonctions diverses, le législateur a accordé aux ordres professionnels une immunité pour les actes accomplis de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions, dans les termes et les limites qu’édicte l’art. 193 du Code des professions. Enfin, les art. 194, 195 et 196 limitent les recours en contrôle judiciaire des décisions des ordres professionnels et du Tribunal des professions.
C. Le régime de responsabilité civile applicable
22 Le Barreau du Québec constitue un organisme à caractère public. À ce titre, il exerce des fonctions diverses que lui délègue le pouvoir législatif. Les actes ou les omissions que lui reproche l’intimée et sur lesquels elle fonde son action en dommages-intérêts sont survenus à l’occasion de l’exercice de ses fonctions de surveillance de la conduite et de la compétence de l’un de ses membres. Se pose alors à nouveau le problème des rapports entre le droit civil du Québec et son droit public pour définir le régime de responsabilité civile applicable à l’action en dommages‑intérêts de Mme McCullock-Finney.
23 La solution exige au préalable un bref examen du problème de droit transitoire que pose l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, le 1er janvier 1994, à l’égard des faits conférant un recours qui sont survenus avant et après cette date, approximativement entre le début de 1993 et le printemps de 1994. Selon la solution retenue, le Code civil du Québec peut s’appliquer ou non, ce qui a un effet direct sur la teneur du régime de responsabilité civile délictuelle d’un organisme public. Pour résoudre cette difficulté, il faut s’en rapporter aux règles de droit transitoire édictées par la Loi sur l’application de la réforme du Code civil, L.Q. 1992, ch. 57 (« Loi sur le droit transitoire »).
24 L’article 85 de la Loi sur le droit transitoire prévoit l’application de la loi en vigueur au moment de la faute ou du fait générateur de responsabilité :
85. Les conditions de la responsabilité civile sont régies par la loi en vigueur au moment de la faute ou du fait qui a causé le préjudice.
25 Cette disposition fait problème en l’espèce puisque les faits générateurs de la responsabilité ne se résument pas à un seul événement ponctuel et bien situé dans le temps. Comme on l’a mentionné, l’intimée allègue plutôt plusieurs fautes consécutives dont la commission se poursuit jusqu’en 1994. La situation juridique des parties se trouvait encore en cours de création au 1er janvier 1994. Le Code civil du Québec s’applique alors en vertu du principe de l’effet immédiat de la loi nouvelle que prévoit l’art. 3 de la Loi sur le droit transitoire :
3. La loi nouvelle est applicable aux situations juridiques en cours lors de son entrée en vigueur.
Ainsi, les situations en cours de création ou d’extinction sont, quant aux conditions de création ou d’extinction qui n’ont pas encore été remplies, régies par la loi nouvelle; celle-ci régit également les effets à venir des situations juridiques en cours.
26 L’entrée en vigueur du Code civil du Québec a eu une incidence considérable sur le régime de responsabilité civile des administrations et organismes publics au Québec. Cette évolution résulte de la place nouvelle accordée au Code civil dans la hiérarchie des sources juridiques pour ce qui est des matières relevant de la compétence législative de l’Assemblée nationale du Québec. Comme notre Cour a déjà eu l’occasion de le souligner, par l’effet de sa disposition préliminaire, le Code civil est devenu le droit commun du Québec. Par ailleurs, suivant l’art. 1376, le droit applicable en principe aux activités contractuelles ou à la responsabilité délictuelle des administrations publiques est celui que l’on retrouve au Code civil, sous réserve des règles de droit public, dont l’art. 300 C.c.Q. reconnaît d’ailleurs la pertinence dans la conduite des affaires des organismes publics (Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862, par. 15-17 et 20-21, le juge Gonthier; Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, 2002 CSC 85, par. 28-31; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, [2004] 1 R.C.S. 789, 2004 CSC 30, par. 20).
27 L’examen de la responsabilité de l’administration publique part donc en principe de l’application du régime de responsabilité établi par le Code civil du Québec. Cependant, l’art. 1376 C.c.Q. reconnaît que celui-ci ne s’applique que « sous réserve des autres règles de droit qui leur sont applicables ». La prudence du législateur reflète la spécificité de l’administration publique, ainsi que la diversité et la complexité des tâches qui lui sont dévolues. Fort souvent, l’appréciation judiciaire de sa conduite et de ses décisions qu’entraînerait l’application pure et simple, sans nuance, du régime de droit commun, ne permettrait pas à l’organisme public de remplir ses fonctions avec la liberté nécessaire à son action. C’est pourquoi notre Cour reconnaît que des principes généraux ou des règles de droit public spécifiques peuvent soit faire obstacle à toute application du régime général de responsabilité civile, soit en modifier substantiellement les règles de fonctionnement (Prud’homme c. Prud’homme, précité, par. 31; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, précité, par. 22).
28 Comme je l’ai rappelé plus haut, les ordres professionnels régis par le Code des professions remplissent des fonctions sociales considérables, diverses et souvent difficiles. Pour réaliser leur objectif fondamental de surveillance de l’exercice de la profession, ils exercent des pouvoirs réglementaires, gèrent des systèmes administratifs complexes et, parfois, par l’intermédiaire de certains comités, remplissent des fonctions de nature juridictionnelle.
29 On ne saurait nier en particulier les difficultés inhérentes, pour un organisme tel que le Barreau, à la mise en œuvre de ses pouvoirs en matière d’inspection professionnelle et de discipline. Bien qu’elles visent à réaliser des objectifs de formation et de prévention, les mesures d’inspection professionnelle peuvent exiger un examen approfondi des méthodes de pratique d’un avocat et mettre en jeu son droit d’exercer la profession. La discipline ne peut que provoquer des affrontements. L’ouverture d’un dossier disciplinaire met en rapport le client ou le tiers lésé ou mécontent, l’avocat en cause et le syndic. Dans un contexte souvent chargé émotivement, voire passionnel, où l’avocat conserve le droit de se défendre, le syndic doit vérifier le dossier, recueillir les informations des uns et des autres et les confronter. Ensuite, il doit décider si une plainte sera portée devant le comité de discipline. L’exécution de cette tâche exige temps, attention et doigté. Elle fera parfois des mécontents, quelle que soit l’issue de l’affaire. Dans ce contexte, l’application de règles propres au droit public pour déterminer l’étendue de la responsabilité d’un ordre professionnel se conçoit fort bien.
30 S’il arrive que l’on s’en rapporte parfois à des principes généraux issus de la jurisprudence, la loi établit souvent elle-même les règles nécessaires. Il importe d’ailleurs d’en examiner attentivement le libellé avant de passer trop vite aux principes généraux. Tel est le cas du Code des professions. Il comporte une disposition d’immunité, l’art. 193, qui interdit les poursuites contre les ordres professionnels, leurs dirigeants et leur personnel en raison d’actes accomplis « de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions ». La présence d’une telle disposition oblige le tribunal saisi d’un recours contre le Barreau à examiner la portée de cette disposition pour déterminer dans quel cas la responsabilité civile d’un tel organisme se trouverait engagée.
31 Bien que cette méthode conduise à reconnaître également la responsabilité du Barreau, il est préférable d’utiliser une approche différente de celle de la Cour d’appel du Québec. Celle-ci a écarté l’application de l’art. 193 parce que l’appelant aurait omis d’exercer ses pouvoirs aux fins prévues par la loi, soit la protection du public. Cette méthode comporte l’inconvénient de confondre le contrôle de la légalité des décisions d’un organisme public et le régime de sa responsabilité civile. Il arrive sans doute que ces problèmes se recoupent parfois et que des actes illégaux et annulables sous le régime du contrôle de la légalité puissent se trouver à la base d’une action en responsabilité civile. Cependant, tel n’est souvent pas le cas, et illégalité ne devient pas nécessairement synonyme de faute civile ni source de responsabilité délictuelle (Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716, p. 745, le juge Chouinard; Québec (Procureur général) c. Deniso Lebel Inc., [1996] R.J.Q. 1821, p. 1836-1837, autorisation de pourvoi refusée [1997] 1 R.C.S. vi; R. Dussault et L. Borgeat, Traité de droit administratif (2e éd. 1989), t. III, p. 979).
32 Dans la présente affaire, le problème demeure clairement celui de la responsabilité civile pour des actes ou des omissions du Barreau liés à l’exécution de ses fonctions de surveillance de la profession d’avocat, soit la gestion des plaintes portées par Mme McCullock-Finney et des dossiers de Me Belhassen. Il ne s’analyse pas sous l’angle de la compétence. La réponse à la question posée dépend de l’interprétation et de l’application de l’art. 193 du Code des professions et de la portée de l’immunité que confère cette disposition à l’égard des recours en responsabilité civile délictuelle. Les parties reconnaissent que l’art. 193 ne confère au Barreau qu’une immunité relative à l’égard des actes accomplis. Pour le reste, leurs positions diffèrent fortement lorsqu’elles tentent de circonscrire le régime de responsabilité civile applicable à la situation juridique considérée en l’espèce.
D. La portée de l’immunité conférée au Barreau
33 Pour le Barreau, le concept clef dans l’analyse de l’art. 193 demeure celui de bonne foi. L’article 2805 C.c.Q. établit déjà une présomption de bonne foi. Par ailleurs, l’art. 193, applicable en l’espèce, protège l’appelant, selon ses prétentions, contre toute responsabilité, à moins que sa mauvaise foi ne soit établie. En bref, suivant ses moyens d’appel, seul un recours fondé sur la preuve d’une faute intentionnelle, équivalente en quelque sorte à la malice, échapperait à l’application de l’art. 193. À son avis, s’il concède la lenteur du traitement des plaintes et des dossiers en cause, rien ne permettrait de conclure à l’existence d’une faute intentionnelle. L’intimée, qui s’est appuyée sur le raisonnement de la Cour d’appel, voulait écarter l’application même de l’immunité, mais elle soutient que le comportement du Barreau est si gravement fautif qu’une interprétation correcte de l’art. 193 ne saurait le protéger. Il s’agit donc dès lors de déterminer la nature des fautes qualifiées qui échapperaient, le cas échéant, à l’application d’une disposition d’immunité comme celle que nous examinons.
34 Depuis qu’existent des systèmes de responsabilité civile, les juristes ont tenté de classifier les fautes en fonction de leur gravité et de définir chacune d’elles. L’effort se poursuit sans doute et a donné lieu à une jurisprudence considérable et à des débats doctrinaux perpétuels. Le Code civil du Québec retient d’ailleurs en partie ces distinctions à l’art. 1474, qui prive d’effet l’exclusion de responsabilité pour la faute intentionnelle et la faute lourde :
1474. Une personne ne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice matériel causé à autrui par une faute intentionnelle ou une faute lourde; la faute lourde est celle qui dénote une insouciance, une imprudence ou une négligence grossières.
Elle ne peut aucunement exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice corporel ou moral causé à autrui.
35 Ces catégories de fautes se décrivent plus qu’elles ne se définissent, comme en témoigne le passage souvent cité d’un traité québécois sur le droit de la responsabilité civile. Les auteurs soulignent que le droit positif accepte une classification, mais la description des catégories confirme la fluidité de leur contenu :
165 . . . Par contre, la jurisprudence et désormais le législateur (art. 1474 C.c.) ont conservé de cette classification la notion de faute lourde qui désigne, tant sur le plan contractuel que sur le plan extra-contractuel, le comportement révélateur d’une incurie, d’une insouciance grossière, d’un mépris total des intérêts d’autrui et y attachent des effets juridiques particuliers. La jurisprudence y assimile aussi la faute intentionnelle, volontaire et dolosive et, dans un contexte particulier, parfois aussi la faute « grave ».
(J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (6e éd. 2003), p. 123-124)
36 Dans le présent cas, il n’est pas nécessaire de revoir l’ensemble de cette question. La nature de l’analyse nécessaire au règlement de ce litige est définie par le recours au concept de bonne foi à l’art. 193 du Code des professions. Cette notion se situe au cœur de l’interprétation et de l’application de cette disposition. J’accepte à cet égard la proposition défendue par l’appelant selon laquelle l’action de l’intimée doit être rejetée si elle ne peut réfuter la présomption de bonne foi prévue à l’art. 2805 C.c.Q. et démontrer l’absence de bonne foi dans la conduite du Barreau.
37 Que veut dire la mauvaise foi? Correspond-elle toujours à la faute intentionnelle? La jurisprudence ne paraît pas assimiler rigoureusement l’état ou l’acte de mauvaise foi à l’existence d’une volonté affirmée de nuire à autrui ni, partant, exiger la preuve d’une faute intentionnelle. Cette assimilation ne s’est réalisée que dans la jurisprudence relative à des dommages-intérêts punitifs réclamés en vertu de l’art. 49 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12. Ainsi, dans Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, notre Cour a adopté une définition stricte de la faute intentionnelle en raison de la nature et de la fonction de ce type de recours. Il faut même vouloir les conséquences de l’acte fautif (par. 117). La démonstration de l’insouciance (recklessness), ne suffit pas (par. 114 et 121). Cette orientation s’est confirmée par la suite dans les arrêts de notre Cour (voir Augustus c. Gosset, [1996] 3 R.C.S. 268, par. 77-78; Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, par. 105).
38 En dehors du cadre de ces demandes de dommages-intérêts punitifs, le droit de la responsabilité civile du Québec ne paraît pas toutefois réduire le concept de mauvaise foi à un contenu si étroit. Il semble plutôt accepter la preuve de ce que l’on décrit parfois comme l’insouciance ou l’incurie grave ou déréglée, expressions par lesquelles on tente de traduire en français la notion juridique de « recklessness » familière à la langue juridique anglaise. La place de ce concept dans la responsabilité civile de l’administration publique a été discutée. On a constaté que cette notion avait reçu des interprétations diverses et pas toujours conciliables. Tantôt, des interprétations trop larges risquaient d’étendre indûment le domaine de la responsabilité publique et de priver les décideurs administratifs de la liberté d’action et d’appréciation nécessaire à leurs fonctions. Tantôt, au contraire, l’interprétation devenait si stricte que la mauvaise foi, comme source de responsabilité, n’avait qu’une utilité pratique fort restreinte (P. Giroux et S. Rochette, « La mauvaise foi et la responsabilité de l’État », dans Développements récents en droit administratif et constitutionnel (1999), vol. 119, 117, p. 127-133).
39 Ces difficultés montrent néanmoins que la notion de mauvaise foi peut et doit recevoir une portée plus large englobant l’incurie ou l’insouciance grave. Elle inclut certainement la faute intentionnelle, dont le comportement du procureur général du Québec, examiné dans l’affaire Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, représente un exemple classique. Une telle conduite constitue un abus de pouvoir qui permet de retenir la responsabilité de l’État ou parfois du fonctionnaire. Cependant, l’insouciance grave implique un dérèglement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir, à tel point qu’on peut en déduire l’absence de bonne foi et présumer la mauvaise foi. L’acte, dans les modalités de son accomplissement, devient inexplicable et incompréhensible, au point qu’il puisse être considéré comme un véritable abus de pouvoir par rapport à ses fins. (Dussault et Borgeat, op. cit., p. 485). Notre Cour semble avoir retenu une semblable conception dans l’arrêt Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834. Dans cette affaire, la responsabilité civile de policiers provinciaux qui avaient interrompu une assemblée de Témoins de Jéhovah avait été reconnue. Malgré l’immunité accordée aux policiers par une loi provinciale pour les actes accomplis de bonne foi dans l’exécution de leurs fonctions, le juge Taschereau avait conclu que la négligence incompréhensible des policiers ne permettait plus de considérer qu’ils étaient de bonne foi (p. 844). (Voir aussi, bien que dans le contexte d’une action en nullité de règlement municipal, les remarques du juge Pratte dans l’arrêt Corporation de St-Joseph de Beauce c. Lessard, [1954] B.R. 475, p. 479.) Par ailleurs, le rejet d’actions pour absence de preuve de mauvaise foi et l’importance attachée à ce facteur dans des affaires particulières ne signifient pas pour autant que seule l’existence d’une faute intentionnelle, fondée sur l’intention subjective du décideur, permet de conclure à la mauvaise foi du décideur (voir concernant des cas de faute intentionnelle : Deniso Lebel Inc., précité; Directeur de la protection de la Jeunesse c. Quenneville, [1998] R.J.Q. 44 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1998] 1 R.C.S. xiii).
40 Une disposition d’immunité comme celle que renferme l’art. 193 du Code des professions entend assurer aux ordres professionnels la liberté d’action et les marges d’appréciation et de discrétion nécessaires à leurs fonctions. Dans le cas des fonctions de gestion des dossiers disciplinaires, il serait contraire à l’objectif fondamental de protection du public que prévoit l’art. 23 du Code des professions de lui donner une portée telle que la preuve de l’intention de nuire ou de la malice soit requise pour écarter la présomption de bonne foi. L’imprudence ou l’incurie grave sont incompatibles avec celle-ci. On peut ainsi conclure que, dans l’exercice de ces pouvoirs de gestion, l’exigence que l’acte soit accompli ou omis de mauvaise foi ne fait pas obstacle au recours en dommages-intérêts contre un ordre professionnel assujetti au Code des professions. Conformément à l’art. 1376 C.c.Q., le régime de responsabilité civile applicable aux actes du Barreau demeure le régime général de l’art. 1457, modifié quant à la nature des fautes requises pour établir une responsabilité restreinte par l’immunité partielle ou relative que confère l’art. 193 du Code des professions. Je souligne toutefois que nous n’avons pas à nous prononcer sur les principes juridiques qui s’appliqueraient à l’exercice de fonctions juridictionnelles par des organismes tels que les comités de discipline ou le Tribunal des professions. Par conséquent, il faut maintenant appliquer les règles du régime de responsabilité défini précédemment et déterminer si le comportement du Barreau justifie la condamnation prononcée contre lui par la Cour d’appel du Québec.
E. L’application du régime de responsabilité
41 Le problème de l’application du régime de responsabilité civile défini précédemment ne pose pas d’abord une question de fait ou d’appréciation de la preuve. À cet égard, l’appelant reproche à tort à la Cour d’appel d’avoir révisé indûment les constatations de fait du premier juge. Il s’agit plutôt de régler une question de droit, à l’égard de faits bien établis, c’est-à-dire si la conduite du Barreau, envisagée dans son ensemble, représente une faute dont la nature ne lui permet pas de bénéficier de l’immunité prévue à l’art. 193 du Code des professions. De toute manière, comme l’a souligné la Cour d’appel, l’appréciation des faits par la Cour supérieure comportait une erreur évidente et grave. En effet, le premier juge n’a pas tenu compte des événements antérieurs à 1993 pour apprécier la conduite du Barreau. Or, si les faits survenus auparavant ne pouvaient être source de responsabilité délictuelle en raison de la prescription, ils demeuraient pertinents pour évaluer la conduite du Barreau à la suite du dépôt de nouvelles plaintes par Mme McCullock-Finney. Ils permettaient d’établir le profil professionnel de Me Belhassen depuis son inscription au Tableau de l’Ordre et de mieux évaluer l’intensité de l’obligation de diligence du Barreau après la réception de ces plaintes.
42 Devant l’ensemble de ces faits, la Cour d’appel a porté un jugement sévère sur le comportement du Barreau, particulièrement sur son manque de diligence, sa lenteur, sinon son inertie, dans le traitement des plaintes de Mme McCullock-Finney. À mon avis, ce jugement était justifié. L’attitude du Barreau reflétait une telle attitude de négligence et d’indifférence face à une situation clairement urgente où un avocat en exercice représentait un véritable danger pour le public qu’il ne peut invoquer l’immunité de l’art. 193. Son imprudence très grave équivaut à de la mauvaise foi et engage sa responsabilité civile. Il suffit de revoir rapidement l’ensemble des faits.
43 Au moment où l’intimée dépose de nouvelles plaintes, le Barreau connaît nécessairement le profil professionnel problématique de Me Belhassen. En droit pénal, on dirait qu’il possède un casier judiciaire. Il a commis des infractions disciplinaires pour lesquelles sa culpabilité a été reconnue. Par ailleurs, le Comité d’inspection professionnelle a mené une longue enquête sur ses méthodes d’exercice de la profession et sur sa compétence. Elle les a même mises en doute aussi clairement que possible. De toute façon, le Comité administratif a jugé à tout le moins nécessaire d’imposer un stage qui est toujours en cours lorsque Mme McCullock-Finney se présente à nouveau devant le Barreau au début de 1993. Le Barreau et son syndic devaient connaître la situation et la prendre en compte dans l’étude de la plainte et la prise d’une décision à son sujet. Malgré les cloisonnements administratifs nécessaires entre la discipline et l’inspection professionnelle, le Barreau possédait une connaissance d’ensemble du comportement de Me Belhassen et de son profil de délinquance professionnelle.
44 L’exercice de la fonction disciplinaire du Barreau exige du discernement et de la prudence. Le syndic doit enquêter avec soin, dans le respect des droits que la législation professionnelle et les principes d’équité procédurale garantissent à l’avocat visé par son enquête. Il ne peut radier un avocat de son propre chef. Il doit respecter une procédure complexe et contraignante où la radiation provisoire demeure une mesure d’exception prononcée par décision du comité de discipline ou du Tribunal des professions. Ni la nécessité de respecter le cadre législatif et procédural de la discipline, d’agir avec soin et attention, ni la lourdeur inhérente au fonctionnement de toute administration n’expliquent la lenteur et l’absence de diligence constatées en l’espèce. La nature des plaintes et le profil professionnel de l’avocat confirmaient pourtant que l’on se trouvait devant un cas urgent, qui devait être traité avec une grande diligence pour permettre au Barreau de remplir sa mission de protection du public en général et d’une victime bien identifiée en particulier.
45 Malgré l’urgence de la situation, le Barreau a mis plus d’un an pour demander une radiation provisoire, qu’il a d’ailleurs obtenue rapidement du Comité de discipline. Entre-temps, Mme McCullock-Finney avait réitéré ses plaintes. L’Office des professions était intervenu plus d’une fois pour obtenir des explications du Barreau. Même la Cour supérieure du Québec avait dû se mêler de l’affaire. Inquiet de la multiplication des procédures engagées par Me Belhassen dans les dossiers judiciaires mettant en cause Mme McCullock-Finney, le juge en chef adjoint de la Cour supérieure, l’honorable Pierre A. Michaud, avait convoqué tous les intéressés à une audience spéciale visant à endiguer ces débordements procéduraux. La Cour supérieure avait informé le syndic de la situation et de la tenue de cette audience. Le syndic a d’ailleurs assisté à celle-ci. Quelques jours plus tard, informé de la tenue de l’audience, le maître de stage de Me Belhassen mettait fin à son mandat. Par la suite, malgré la nature des actes reprochés à Me Belhassen, un syndic ad hoc n’a été nommé qu’à l’automne 1993. Les plaintes nécessaires n’ont été portées qu’à la fin de mars 1994. La radiation provisoire, qui a mis fin au harcèlement dont était victime Mme McCullock-Finney, a été obtenue en mai 1994. Aussi exceptionnel qu’ait été le dossier, le comportement du Barreau dans cette affaire n’a pas été à la hauteur des exigences de son mandat fondamental de protection du public. L’absence presque totale de la diligence requise par la situation équivalait à une faute d’imprudence et de négligence grave. La responsabilité du Barreau était engagée, comme l’a reconnu la Cour d’appel.
46 Une remarque additionnelle me paraît opportune quant à un aspect des moyens soulevés par le Barreau au sujet de l’analyse de sa responsabilité civile. Selon l’appelant, les principes de common law applicables aux organismes publics excluraient sa responsabilité. Comme le souligne l’intimée, en common law, dans le contexte de cette affaire, la responsabilité du Barreau n’aurait pas été moins engagée si l’on avait appliqué l’analyse adoptée par notre Cour dans Edwards c. Barreau du Haut-Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, 2001 CSC 80, et Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79. Les décisions du Barreau relevaient de la sphère opérationnelle et s’inscrivaient dans un rapport de proximité avec une plaignante bien déterminée où le préjudice était prévisible. La common law n’aurait pas été moins exigeante que le droit du Québec à cet égard.
F. Les dommages-intérêts et la causalité
47 Restent les questions des dommages-intérêts et du lien de causalité. La Cour d’appel a conclu que l’inaction du Barreau avait permis à Me Belhassen de poursuivre sa campagne de harcèlement judiciaire. Cette conclusion s’infère nécessairement des faits établis dans le dossier. La Cour d’appel n’a commis aucune erreur à ce propos. Elle a aussi reconnu que Mme McCullock-Finney avait subi un préjudice moral qu’elle a évalué à 25 000 $. Encore là, aucune erreur n’a été démontrée quant à l’existence du préjudice. Son évaluation ne comporte pas d’erreur apparente. Bien que probablement généreuse, elle n’est pas entachée d’une erreur de principe qui justifierait sa révision par notre Cour. À tous égards, le pourvoi de l’appelant ne me paraît pas fondé.
G. Les dépens
48 Dans le contexte de la présente affaire, j’accorderais à l’intimée des dépens sur une base client-avocat devant notre Cour. Les dépens ne sont accordés sur cette base que dans des cas d’exception, en vertu de l’art. 47 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26 (voir Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13, par. 86-87; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374, p. 445-446). Dans la présente cause, l’intimée s’est défendue seule jusque devant notre Cour, où un avocat a accepté de la représenter. Le pourvoi de l’appelant a soulevé des questions d’importance générale concernant l’application de la législation professionnelle du Québec, dont la portée dépassait son cas particulier. Dans cette situation, notre Cour est justifiée d’accorder à l’intimée des dépens sur la base client‑avocat.
VI. Conclusion
49 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. J’accorderais à l’intimée des dépens sur une base client-avocat devant notre Cour.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Lavery, de Billy, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Borden Ladner Gervais, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Substitut du Procureur général, Montréal.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : McCarthy Tétrault, Montréal.