Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63
Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 79 Appelant
c.
Ville de Toronto et Douglas C. Stanley Intimés
et
Procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79
Référence neutre : 2003 CSC 63.
No du greffe : 28840.
2003 : 13 février; 2003 : 6 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2001), 55 O.R. (3d) 541, 205 D.L.R. (4th) 280, 149 O.A.C. 213, 45 C.R. (5th) 354, 37 Admin. L.R. (3d) 40, 2002 CLLC ¶220-014, [2001] O.J. No. 3239 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour divisionnaire (2000), 187 D.L.R. (4th) 323, 134 O.A.C. 48, 23 Admin. L.R. (3d) 72, 2000 CLLC ¶220-038, [2000] O.J. No. 1570 (QL). Pourvoi rejeté.
Douglas J. Wray et Harold F. Caley, pour l’appelant.
Jason Hanson, Mahmud Jamal et Kari M. Abrams, pour l’intimée la Ville de Toronto.
Personne n’a comparu pour l’intimé Douglas C. Stanley.
Sean Kearney, Mary Gersht et Meredith Brown, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour rendu par
La juge Arbour —
I. Introduction
1 Une personne déclarée coupable d’agression sexuelle et congédiée par son employeur pour cette raison peut‑elle être réintégrée dans ses fonctions par un arbitre qui conclut, eu égard à la preuve dont il dispose, qu’il n’y a pas eu d’agression sexuelle? C’est essentiellement la question que pose le présent pourvoi.
2 Comme la Cour d’appel de l’Ontario et la Cour divisionnaire, je conclus qu’un arbitre ne peut réexaminer une déclaration de culpabilité. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi, bien que pour des motifs qui diffèrent quelque peu de ceux des juridictions inférieures.
II. Les faits
3 Glenn Oliver travaillait comme instructeur en loisirs pour la Ville de Toronto, intimée en l’instance. Il a été accusé d’agression sexuelle contre un jeune garçon confié à sa surveillance, et il a plaidé non coupable. Lors de son procès devant un juge seul, il a témoigné et a subi un contre‑interrogatoire. Il a cité plusieurs témoins en défense, dont des témoins de moralité. Le juge du procès a conclu que le plaignant était crédible mais non Oliver. Il a rendu un verdict de culpabilité, qui a par la suite été confirmé en appel. Il a condamné Oliver à une peine d’emprisonnement de 15 mois et à un an de probation.
4 La Ville de Toronto intimée a congédié Oliver quelques jours après le prononcé du verdict, et Oliver a déposé un grief contestant son congédiement. À l’audition du grief, la Ville a déposé en preuve le témoignage que le jeune garçon avait donné lors du procès criminel ainsi que les notes du superviseur d’Oliver, lequel avait rencontré le jeune garçon à l’époque, mais elle n’a pas cité le garçon comme témoin. Encore une fois, Oliver a témoigné et a affirmé qu’il n’avait pas commis d’agression sexuelle contre le jeune garçon.
5 L’arbitre a déterminé que la déclaration de culpabilité était recevable à titre de preuve prima facie mais qu’elle ne constituait pas une preuve concluante qu’Oliver s’était livré à une agression sexuelle sur le garçon. On n’a présenté à l'audition aucune preuve de fraude ni aucun nouvel élément de preuve non disponible au procès. L’arbitre a conclu que la présomption née de la déclaration de culpabilité avait été repoussée et qu’Oliver avait été congédié sans motif valable.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour supérieure de justice (Cour divisionnaire) (2000), 187 D.L.R. (4th) 323
6 La Cour divisionnaire a accueilli la demande de contrôle judiciaire et annulé la décision de l’arbitre. Elle a entendu cette affaire en même temps que l’affaire Ontario c. S.E.E.F.P.O. (Ontario c. S.E.E.F.P.O., [2003] 3 R.C.S. 149, 2003 CSC 64, dont jugement est rendu simultanément par la Cour.) Le juge O’Driscoll a déterminé que bien que l’art. 22.1 de la Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, ch. E.23, s’appliquât à tous les arbitrages, la remise en cause était interdite par les doctrines de la contestation indirecte, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (issue estoppel) et de l’abus de procédure. Il a fait observer que les déclarations de culpabilité constituent des jugements valides qui ne peuvent faire l’objet de contestation indirecte dans le cadre d’un arbitrage subséquent (par. 74‑79). Relativement à la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, en vertu de laquelle la décision rendue contre une partie est à l’abri des contestations indirectes à moins que de nouveaux éléments de preuve déterminants soient présentés ou que la fraude soit établie, le juge a statué qu’elle interdisait elle aussi la remise en cause, et il a rejeté l’argument de l’appelant selon lequel il n’y avait pas de connexité d’intérêts parce que le syndicat, non l’employé, avait déposé le grief. Le juge a également statué que la doctrine de l’abus de procédure, laquelle empêche la contestation indirecte de la décision d’un autre tribunal par une partie qui [traduction] « a eu l’entière possibilité de contester la décision », s’appliquait en l’espèce (par. 81 et 90). Enfin, le juge O’Driscoll a conclu que dans chaque cas il avait été satisfait à la norme de contrôle, qu’il s’agisse de la norme de la décision correcte ou de celle de la décision manifestement déraisonnable (par. 86).
B. Cour d’appel de l’Ontario (2001), 55 O.R. (3d) 541
7 Rendant jugement pour la cour, le juge Doherty a statué que, comme il s’agissait essentiellement de déterminer si le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP ou le syndicat) pouvait remettre en cause la question tranchée dans le procès criminel et que cette analyse [traduction] « reposait sur l’interprétation [par l’arbitre] des règles et principes de la common law relatifs à la remise en cause de questions ayant donné lieu à une décision définitive dans une instance antérieure », la norme de contrôle applicable était la norme de la décision correcte (par. 22 et 38).
8 Le juge Doherty a conclu que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne s’appliquait pas. Même s’il existait un lien de droit entre le syndicat et l’employé, la Ville de Toronto intimée n’avait joué aucun rôle dans le procès criminel et n’avait aucun lien avec le ministère public. Il a également conclu que pour déterminer si la remise en cause était permise, il n’était guère utile d'assimiler la tentative du syndicat appelant de débattre à nouveau de la culpabilité de l’employé à une contestation indirecte de l’ordonnance du tribunal. Puis, affirmant qu’il valait peut‑être mieux limiter l’emploi des mots « abus de procédure » aux cas où les demandeurs engagent des poursuites judiciaires pour des motifs illégitimes, il a entrepris l’examen approfondi de ce qu’il a appelé [traduction] « le principe de l’irrévocabilité ».
9 Le juge Doherty a rejeté l’appel en se fondant sur ce principe. Il a statué que suivant la jurisprudence sur l’autorité de la chose jugée, les tribunaux devaient mettre en balance l’importance de l’irrévocabilité — qui réduit l’incertitude et les résultats contradictoires tout en permettant d’économiser les ressources des parties et de l’appareil judiciaire — et [traduction] « la recherche de la justice dans chaque affaire » (par. 94). Il a exposé les questions auxquelles il fallait répondre lorsqu’il s’agit de pondérer la prétention à l'irrévocabilité et l’accès d’un justiciable particulier à la justice (au par. 100) :
[traduction]
- La doctrine de la chose jugée s’applique‑t‑elle?
- Si la doctrine s’applique, la partie contre qui elle s’applique peut‑elle démontrer que la recherche de la justice devrait l’emporter sur le principe de l’irrévocabilité?
- Si la doctrine ne s’applique pas, la partie qui cherche à empêcher la remise en cause peut‑elle démontrer que le principe de l’irrévocabilité devrait l’emporter sur la prétention voulant que la justice exige la remise en cause?
10 En fin de compte, le juge Doherty a rejeté l’appel, concluant que [traduction] « les considérations relatives à l’irrévocabilité doivent l’emporter sur le droit allégué du SCFP de remettre en cause la culpabilité d’Oliver » (par. 102). Il a tiré cette conclusion parce qu’il n’y avait pas eu d’allégation que le procès criminel était entaché de fraude, parce que les accusations en cause étant graves, il était probable que l’employé leur avait opposé la meilleure défense possible, et parce qu’aucun nouvel élément de preuve n’avait été présenté lors de l’arbitrage (par. 103‑108).
IV. Les dispositions législatives applicables
11 Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, ch. E.23
22.1 (1) La preuve qu’une personne a été déclarée coupable ou libérée au Canada à l’égard d’un acte criminel constitue la preuve, en l’absence de preuve contraire, que l’acte criminel a été commis par la personne si, selon le cas :
a) il n’a pas été interjeté appel de la déclaration de culpabilité ou de la libération et le délai d’appel est expiré;
b) il a été interjeté appel de la déclaration de culpabilité ou de la libération, mais l’appel a été rejeté ou a fait l’objet d’un désistement et aucun autre appel n’est prévu.
(2) Le paragraphe (1) s’applique que la personne déclarée coupable ou libérée soit une partie à l’instance ou non.
(3) Pour l’application du paragraphe (1), un certificat énonçant seulement la substance et l’effet de l’accusation et de la déclaration de culpabilité ou de la libération, et omettant la partie de forme, qui se présente comme étant signé par l’officier ayant la garde des archives du tribunal qui a déclaré le contrevenant coupable ou qui l’a libéré, ou par son adjoint, constitue une preuve suffisante de la déclaration de culpabilité ou de la libération de la personne, une fois prouvé que la personne est bien celle désignée sur le certificat comme ayant été déclarée coupable ou libérée, sans qu’il soit nécessaire d’établir l’authenticité de la signature ni la qualité officielle de la personne qui paraît être le signataire.
Loi de 1995 sur les relations de travail, L.O. 1995, ch. 1, ann. A
48. (1) Chaque convention collective contient une disposition sur le règlement, par voie de décision arbitrale définitive et sans interruption du travail, de tous les différends entre les parties que soulèvent l’interprétation, l’application, l’administration ou une prétendue violation de la convention collective, y compris la question de savoir s’il y a matière à arbitrage.
V. Analyse
A. La norme de contrôle
12 Mon collègue le juge LeBel examine en détail la jurisprudence de notre Cour concernant les normes de contrôle. Il passe en revue les préoccupations et critiques que soulève le système de contrôle judiciaire à triple norme. Ces questions n’ayant pas été débattues devant nous en l’espèce et, sans l’éclairage qu’apporterait un véritable débat contradictoire sur ce point, je ne souhaite pas formuler de commentaires sur l’opportunité de s’écarter du cadre d’analyse des normes de contrôle que nous avons récemment réitéré. (Voir les arrêts unanimes de notre Cour Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19, et Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20.)
13 La Cour d’appel a bien appliqué les principes de l’analyse pragmatique et fonctionnelle énoncés dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982 (voir aussi Dr Q, précité), pour déterminer l’intention du législateur quant à l’étendue du contrôle judiciaire des décisions des tribunaux administratifs.
14 Le juge Doherty a correctement déterminé que la norme de la décision manifestement déraisonnable est la norme générale de contrôle applicable à la décision d’un arbitre sur la question de savoir si l’existence d’un motif valable de congédiement a été établie. Comme il l’a signalé, toutefois, les décisions que les arbitres ont à rendre au cours d’un arbitrage n’appellent pas nécessairement toutes la même norme de contrôle. Cette remarque va dans le sens de la distinction établie par le juge Cory, s’exprimant au nom des juges majoritaires, dans l’arrêt Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, où il a dit, au par. 39 :
Il a été statué à plusieurs reprises que les connaissances et l’expertise que possède un conseil d’arbitrage en matière d’interprétation d’une convention collective ne s’étendent habituellement pas à l’interprétation de mesures législatives extrinsèques. Les conclusions d’un conseil sur l’interprétation d’une loi ou de la common law peuvent généralement faire l’objet d’un examen selon la norme de la décision correcte. [. . .] Il peut y avoir dérogation à cette règle dans des cas où la loi est intimement liée au mandat du tribunal et où celui‑ci est souvent appelé à l’examiner. [Je souligne.]
15 En l’espèce, le caractère raisonnable de la décision de l’arbitre de réintégrer l’employé dans ses fonctions dépend du bien-fondé de sa prémisse selon laquelle il n’était pas lié par la déclaration de culpabilité, prémisse qui reposait sur son analyse de règles complexes de common law et de décisions contradictoires. Le droit en matière de remise en cause de questions ayant fait l’objet de décisions judiciaires définitives antérieures n’est pas seulement complexe; il joue également un rôle central dans l’administration de la justice. Bien interprétées et bien appliquées, les doctrines de l’autorité de la chose jugée et de l’abus de procédure règlent les interactions entre les différents décideurs judiciaires. Ces règles et principes exigent des décideurs qu’ils réalisent un équilibre entre l’irrévocabilité, l’équité, l’efficacité et l’autorité des décisions judiciaires. L’application de ces règles, doctrines et principes échappe clairement au domaine d’expertise des arbitres du travail qui peuvent devoir y faire appel. Lorsque cela se produit, les arbitres doivent trancher correctement la question de droit posée. Une analyse incorrecte peut suffire à entraîner un résultat manifestement déraisonnable. Ces observations ont récemment été réitérées par le juge Iacobucci dans l’arrêt Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42, par. 21.
16 La Cour d’appel avait donc raison, selon moi, de statuer que l’arbitre devait décider correctement si le SCFP était, en vertu de la common law ou d’une disposition législative, habilité à remettre en cause la question tranchée à l’encontre de l’employé dans l’instance criminelle.
B. L’article 22.1 de la Loi sur la preuve de l’Ontario
17 L’article 22.1 de la Loi sur la preuve de l’Ontario n’est pas d’un grand secours pour trancher le présent pourvoi. Il énonce que la preuve qu’une personne a été déclarée coupable d’un acte criminel fait preuve, « en l’absence de preuve contraire », que l’acte criminel a été commis par cette personne.
18 Comme le juge Doherty le souligne avec raison (au par. 42), l’art. 22.1 prévoit que la validité d’une déclaration de culpabilité peut être contestée dans une instance subséquente, mais il est muet sur les circonstances susceptibles de permettre ou non une telle contestation. Ce sont les doctrines de common law relatives à l’autorité de la chose jugée, à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, à la contestation indirecte et à l’abus de procédure qui règlent cette question. L’article 22.1 pose le principe de la recevabilité de la déclaration de culpabilité comme preuve de son contenu et établit son caractère probant en l’absence de réfutation. En tant que règle de preuve, cette disposition touche en partie au ouï‑dire, en ce qu’elle établit la recevabilité de la déclaration de culpabilité — la conclusion d’un autre tribunal — comme preuve de son contenu, par dérogation à la règle interdisant le ouï‑dire (D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (3e éd. 2002), p. 120; Phipson on Evidence (14e éd. 1990), par. 33‑94 et 33‑95).
19 En l’espèce, toutefois, la recevabilité de la déclaration de culpabilité n’est pas en cause : la déclaration de culpabilité est recevable en preuve en vertu de l’art. 22.1. Il faut cependant déterminer si elle peut être réfutée par une « preuve contraire ». Il y a des circonstances où des éléments de preuve visant à réfuter la présomption que la personne déclarée coupable a commis le crime sont recevables, en particulier lorsque la déclaration concerne une personne autre qu’une partie, mais il y a également des circonstances où la présentation de tels éléments de preuve n’est pas permise. Si la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou encore celle de l’abus de procédure interdisent la remise en cause des faits essentiels de la déclaration de culpabilité, aucune « preuve contraire » ne pourra en écarter l’effet. La déclaration de culpabilité constitue alors une preuve concluante que la personne qui y est visée a commis le crime.
20 Cette interprétation est conforme à la règle d’interprétation posant qu’en l’absence d’indication expresse au contraire la loi est présumée ne pas s’écarter des principes généraux de droit. Dans Parry Sound, précité, par. 39, le juge Iacobucci a analysé et appliqué cette présomption. L’article 22.1 codifie le principe établi dans la décision canadienne clé Demeter c. British Pacific Life Insurance Co. (1983), 150 D.L.R. (3d) 249 (H.C. Ont.), p. 264, conf. par (1984), 48 O.R. (2d) 266 (C.A.), où après un examen approfondi de la jurisprudence canadienne et anglaise, le juge Osler a statué qu’une déclaration de culpabilité est recevable dans une instance civile subséquente comme preuve prima facie que la personne qui y est mentionnée a commis l’acte allégué, [traduction] « sous réserve de réfutation au fond ». Toutefois, la common law reconnaît également que la présomption de culpabilité établie par une déclaration de culpabilité ne peut être repoussée que lorsque la réfutation ne constitue pas un abus de procédure (Demeter (H.C.), précité, p. 265; Hunter c. Chief Constable of the West Midlands Police, [1982] A.C. 529 (H.L.), p. 541; voir aussi Re Del Core and Ontario College of Pharmacists (1985), 51 O.R. (2d) 1 (C.A.), p. 22, le juge Blair). L’article 22.1 ne change rien à cette situation; le législateur n’a pas explicitement écarté les doctrines de common law et, par conséquent, la réfutation y est assujettie.
21 Il faut donc examiner si l’application d’une de ces doctrines interdit en l’espèce la remise en cause des faits qui fondent la déclaration de culpabilité.
C. Les doctrines de common law
22 Les décisions des juridictions inférieures, en l’espèce, ont traité abondamment des trois doctrines de common law connexes que sont la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’abus de procédure et la contestation indirecte. On a vu dans chacune de ces doctrines un moyen possible d’empêcher le syndicat de remettre en cause devant l’arbitre la déclaration de culpabilité de l’employé. Bien que la Cour divisionnaire et la Cour d’appel aient toutes deux conclu que le syndicat ne pouvait débattre à nouveau de la culpabilité attestée par la condamnation, elles ont exprimé des vues divergentes sur l’applicabilité des différentes doctrines invoquées à l’appui de cette conclusion. La Cour divisionnaire s’est dite d’avis que la remise en cause était interdite par les doctrines de la contestation indirecte, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure, tandis que la Cour d’appel, estimant qu’aucune de ces doctrines ne pouvaient, dans l’état où elles se trouvent, avoir pour effet d’empêcher la réfutation, s’est plutôt appuyée sur le principe autonome de « l’irrévocabilité ». Je crois utile de démêler ces diverses règles et doctrines avant d’examiner celle qui s’applique en l’espèce. Je souligne d’entrée de jeu que ces doctrines de common law sont interreliées et que souvent plus d’une doctrine permettra d’arriver à un résultat particulier. Même si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et la contestation indirecte peuvent être toutes deux considérées comme des applications particulières de la doctrine plus large de l’abus de procédure, les trois ne sont pas toujours entièrement interchangeables.
(1) La préclusion découlant d’une question déjà tranchée
23 La préclusion découlant d’une question déjà tranchée est un volet du principe de l’autorité de la chose jugée (l’autre étant la préclusion fondée sur la cause d’action), qui interdit de soumettre à nouveau aux tribunaux des questions déjà tranchées dans une instance antérieure. Pour que le tribunal puisse accueillir la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, trois conditions préalables doivent être réunies : (1) la question doit être la même que celle qui a été tranchée dans la décision antérieure; (2) la décision judiciaire antérieure doit avoir été une décision finale; (3) les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou leurs ayants droit (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, par. 25 (le juge Binnie)). La dernière exigence, à laquelle on a donné le nom de « réciprocité », a été largement abandonnée aux États‑Unis et, dans ce pays ainsi qu’au Royaume‑Uni, elle a suscité un ample débat en doctrine et en jurisprudence, comme elle l’a fait dans une certaine mesure ici (voir G. D. Watson, « Duplicative Litigation : Issue Estoppel, Abuse of Process and the Death of Mutuality » (1990), 69 R. du B. can. 623, p. 648‑651). Compte tenu des conclusions différentes tirées par les tribunaux inférieurs sur l’applicabilité de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, je crois utile d’examiner ce débat d’un peu plus près.
24 Les deux premières exigences de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont remplies en l’espèce. La dernière, celle de la réciprocité, ne l’est pas. Dans la poursuite criminelle initiale, le litige opposait Sa Majesté la Reine du chef du Canada et Glenn Oliver. Dans l’arbitrage, les parties étaient le SCFP et la Ville de Toronto, l’employeur d’Oliver. Il n’est pas nécessaire, pour l’application de l’exigence de la réciprocité, de décider si l’on peut raisonnablement conclure à l’existence d’un rapport d’auteur à ayant droit entre Oliver et le SCFP, puisqu’il est clair qu’il n’en n’existe pas entre la Couronne, en sa qualité de poursuivant dans l’instance criminelle, et la Ville de Toronto, et qu’il n’y en aurait pas non plus s’il s’agissait d’un employeur provincial plutôt que municipal (comme dans le pourvoi connexe Ontario c. S.E.E.F.P.O.).
25 De nombreux auteurs ont critiqué l’exigence de la réciprocité en matière de préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Dans son article, le professeur Watson, loc. cit., soutient que l’abolition explicite de cette condition, comme aux États‑Unis, réduirait la confusion juridique et supprimerait la possibilité que l’application stricte de la doctrine conduise à une injustice. Les arguments que cet auteur et d’autres (voir aussi D. J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada (2000)) ont mis de l’avant pour exhorter les tribunaux canadiens à abandonner l’exigence de la réciprocité ont contribué à l’élaboration des principes fondant l’interdiction de la remise en cause. Je suis toutefois d’avis que notre droit comporte les outils appropriés et qu’il n’y a pas lieu de modifier l’exigence de la réciprocité, comme le nécessiterait la présente affaire.
26 Dans l’étude très éclairante qu’il a consacrée à l’abandon de l’exigence de la réciprocité aux États‑Unis, le professeur Watson signale, à la p. 631, que la condition a d’abord cessé d’être exigée lorsque la préclusion était invoquée en défense :
[traduction] L’utilisation défensive de la préclusion lorsqu’il n’y a pas réciprocité est simple. Si P, n’ayant pas eu gain de cause dans une poursuite l’ayant opposé à D1, poursuit ensuite D2 pour la même question, D2 peut invoquer en défense la préclusion découlant de la précédente poursuite, à moins que l’instance n’ait pas offert l’entière possibilité de débattre équitablement de la question ou qu’en raison d’autres facteurs il soit injuste ou déraisonnable de permettre la préclusion. Le raisonnement est que P ne devrait pas être autorisé à intenter de nouveau un procès qu’il a déjà perdu simplement en changeant de défendeur . . .
27 Le professeur Watson expose ensuite les difficultés qui surgissent si l’on abandonne l’exigence de la réciprocité lorsque la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est invoquée en demande, comme l’a fait la Cour suprême des États‑Unis dans Parklane Hosiery Co. c. Shore, 439 U.S. 322 (1979). Il décrit ainsi l’utilisation offensive de la préclusion (à la p. 631) :
[traduction] La force de cette doctrine offensive de la préclusion sans exigence de réciprocité est illustrée par les instances afférentes à des désastres résultant d’une cause unique, comme un écrasement d’avion. Supposons que P1 poursuit le transporteur aérien pour négligence dans l’exploitation de l’appareil et que le tribunal lui donne raison. La préclusion offensive sans réciprocité permet alors à une succession de P de poursuivre le transporteur et de plaider que la question de la négligence a déjà été tranchée. Cela, parce que si le transporteur aérien a équitablement pu opposer une défense entière à l’allégation de négligence dans la poursuite no 1, il a eu la possibilité d’être entendu, il a bénéficié de l’application régulière de la loi et ne devrait pas être autorisé à remettre en cause la question de la négligence. Dans Parklane, la cour s’est toutefois rendu compte que pour statuer en toute équité sur l’utilisation offensive de la préclusion sans exigence de réciprocité, il fallait apporter des réserves à la doctrine.
28 Ainsi comprise, la présente espèce pourrait être classée dans la seconde catégorie —— ce qu’en droit américain on appellerait la [traduction] « préclusion offensive sans exigence de réciprocité ». En effet, bien que strictement parlant la Ville de Toronto ne soit pas « en demande » dans l’arbitrage, elle cherche à bénéficier de la déclaration de culpabilité que le ministère public a obtenue contre Oliver dans une poursuite distincte antérieure à laquelle la Ville n’était pas partie. Elle souhaite empêcher Oliver de débattre à nouveau d’une question qu’il a contestée au cours de la poursuite criminelle et sur laquelle il n’a pas eu gain de cause. Le droit américain reconnaît les difficultés particulières que pose cette catégorie. Le professeur Watson explique ce qui suit aux p. 632‑633 :
[traduction] Premièrement, la cour a reconnu que la disparition de l’exigence de la réciprocité entraînait des effets différents selon que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée était invoquée en demande ou en défense. Lorsque le moyen est invoqué en défense, il contribue à limiter les litiges, mais invoqué en demande, il encourage plutôt les demandeurs potentiels à ne pas prendre part à la première action. « Puisqu’un demandeur peut invoquer un jugement antérieur prononcé contre un défendeur, mais qu’il n’est pas lié par un jugement antérieur donnant gain de cause au défendeur, il sera plus enclin à opter pour l’attentisme dans l’espoir que la première action intentée par un autre demandeur produira un jugement favorable. » Si le moyen n’est pas assorti de limites, la préclusion offensive sans exigence de réciprocité risque donc d’accroître et non de réduire le nombre de litiges. Pour résoudre ce problème, la cour a statué, dans Parklane, qu’il conviendrait de rejeter la préclusion dans l’action no 2 « lorsqu’un demandeur aurait aisément pu se joindre à l’action antérieure ».
Deuxièmement, la cour a reconnu que dans certaines circonstances, « il serait injuste pour le défendeur » de recevoir la préclusion sans exigence de réciprocité, et elle a donné des exemples de situations inéquitables : a) il est possible que la partie défenderesse n’ait pas été très motivée à présenter une défense vigoureuse à la première action si, par exemple, le montant de dommages‑intérêts réclamé était minime ou symbolique, en particulier s’il était peu prévisible que des actions subséquentes soient intentées, b) la préclusion en demande peut être injuste si le jugement invoqué est lui‑même incompatible avec un ou plusieurs jugements antérieurs rendus en faveur de la partie défenderesse, c) la deuxième action offre à la partie défenderesse des moyens procéduraux dont elle ne disposait pas dans la première et qui pourraient facilement entraîner un résultat différent, par exemple lorsque la partie défenderesse a dû présenter sa défense devant un forum peu propice où elle ne pouvait citer de témoins ou lorsqu’elle jouissait de possibilités beaucoup moindres de communication de la preuve dans la première action.
En définitive, la cour a statué qu’en règle générale les affaires où un demandeur aurait facilement pu se porter codemandeur à la première action ou lorsque, pour les raisons susmentionnées ou pour d’autres, l’application du moyen en demande serait injuste pour la partie défenderesse, le juge de première instance ne devrait pas autoriser le recours à la préclusion offensive.
29 Il ressort clairement du passage précédent que la doctrine américaine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité, n’est pas d’application automatique, comme le démontrent les éléments discrétionnaires susceptibles d’entraîner le rejet de ce moyen. L’expérience américaine indique que l’abandon de l’exigence de la réciprocité suscite une double préoccupation : (1) l’application de la préclusion doit être suffisamment encadrée et prévisible pour assurer l’efficacité, et (2) elle doit comporter assez de souplesse pour empêcher les injustices. Selon moi, c’est ce qu’offre la doctrine de l’abus de procédure, en particulier dans des affaires mettant en cause une déclaration de culpabilité relative à un acte criminel grave, comme la présente espèce. Dans de tels cas, les véritables préoccupations, que la Cour d’appel a exposées avec justesse dans ses motifs, ne se rattachent pas tant à la réciprocité qu’à l’intégrité et à la cohérence de l’administration de la justice. Ce sera souvent le cas lorsque la préclusion reposera sur une conclusion prononcée en matière criminelle où beaucoup des préoccupations traditionnelles relatives à la réciprocité perdent de leur importance.
30 Par exemple, la notion du demandeur « attentiste » et « opportuniste » qui évite délibérément de prendre le risque de se joindre à la poursuite initiale mais qui cherche plus tard à profiter de la victoire obtenue par la partie qui aurait dû être sa codemanderesse, a peu de pertinence. Il n’y a pas lieu de craindre que cela se produise lorsque la première instance est une poursuite criminelle. Même si elles le voulaient, les victimes ne pourraient se porter partie à la poursuite criminelle de façon à ce que leur action civile contre l’accusé soit jugée dans un même procès. Les employeurs ne sont pas admis non plus à participer à la poursuite criminelle pour que leur employé soit par la même occasion congédié pour motif valable.
31 Par contre, malgré le fait que personne ne peut se joindre à la poursuite criminelle, le poursuivant, en tant que partie, représente l’intérêt public. Il représente un intérêt collectif dans le règlement juste et régulier de la poursuite. On le considère comme un ministre de la justice qui n’a rien à gagner ni à perdre dans l’issue des procès mais qui doit veiller à ce que les tribunaux rendent des verdicts justes et bien fondés. (Voir Barreau du Haut‑Canada, Code de déontologie (2000), règle 4.01(3) et le commentaire afférent, p. 62; R. c. Regan, [2002] 1 R.C.S. 297, 2002 CSC 12; Lemay c. The King, [1952] 1 R.C.S. 232, p. 256-257, le juge Cartwright; et R. c. Banks, [1916] 2 K.B. 621 (C.C.A.), p. 623.) L’exigence de réciprocité de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, qui veut que seul le ministère public et ses ayants droit soient irrecevables à remettre en cause la culpabilité de l’accusé, ne rend guère compte du vrai rôle du poursuivant.
32 Comme l’illustre la présente espèce, ce sont l’intégrité du système de justice criminel et l’autorité accrue du verdict de culpabilité qui sont les considérations primordiales, et non certaines des préoccupations plus traditionnelles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée où l’accent est mis sur les intérêts des parties, comme les dépens et les « incidents vexatoires » multiples. Pour ces motifs, il n’y a à mon sens aucune nécessité en l’espèce de supprimer ou d’assouplir l’exigence de la réciprocité, établie depuis longtemps, et je conclurais que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’est pas applicable. Se pose maintenant la question de savoir si la décision de l’arbitre équivalait à une contestation indirecte du verdict du tribunal criminel.
(2) La contestation indirecte
33 La règle interdisant les contestations indirectes rend irrecevables les actions visant l’infirmation de déclarations de culpabilité par des tribunaux n’ayant pas compétence en cette matière. Comme la Cour l’a affirmé dans l’arrêt Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594, p. 599, cette règle est
un principe fondamental établi depuis longtemps [selon lequel] une ordonnance rendue par une cour compétente est valide, concluante et a force exécutoire, à moins d’être infirmée en appel ou légalement annulée. De plus, la jurisprudence établit très clairement qu’une telle ordonnance ne peut faire l’objet d’une attaque indirecte; l’attaque indirecte peut être décrite comme une attaque dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l’infirmation, la modification ou l’annulation de l’ordonnance ou du jugement.
Ainsi, la Cour a jugé, dans Wilson, précité, qu’un juge d’une juridiction inférieure n’avait pas compétence pour examiner la validité d’une autorisation d’écoute électronique délivrée par une cour supérieure. D’autres décisions jurisprudentielles constituant l’assise de cette règle avaient aussi pour contexte des tentatives de faire infirmer des décisions d’autres tribunaux et non une simple remise en cause des faits de l’espèce. Dans R. c. Sarson, [1996] 2 R.C.S. 223, par. 35, notre Cour a statué qu’en raison de la règle interdisant les contestations indirectes, le recours en habeas corpus par lequel un détenu contestait une déclaration de culpabilité fondée sur une disposition législative subséquemment jugée inconstitutionnelle ne pouvait être accueilli parce que l’affaire du détenu n’était plus « en cours » et que celui‑ci « était détenu conformément au jugement d’un tribunal compétent ». De la même façon, la Cour a jugé, dans l’arrêt R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706, que le propriétaire d’une mine qui avait décidé de ne pas suivre le processus administratif d’appel applicable relativement à une amende pour pollution n’était pas admis à contester la validité de la pénalité devant un tribunal judiciaire parce que la loi prévoyait que les appels étaient entendus par un tribunal administratif. Dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 20, le juge Binnie a défini la règle prohibant les contestations indirectes comme « la règle selon laquelle l’ordonnance rendue par un tribunal compétent ne doit pas être remise en cause dans des procédures subséquentes, sauf celles prévues par la loi dans le but exprès de contester l’ordonnance » (je souligne).
34 Chacune des affaires susmentionnées soulève la question du tribunal compétent pour connaître de contestations relatives au jugement lui‑même. En l’espèce, toutefois, le syndicat ne cherche pas à faire infirmer la déclaration de culpabilité pour agression sexuelle, mais conteste simplement, dans le cadre d’une demande différente comportant des conséquences juridiques différentes, le bien‑fondé de cette déclaration. Il s’agit d’une attaque implicite du bien‑fondé factuel de la décision, non pas de la contestation de la validité juridique de celle‑ci, puisqu’elle est manifestement valide. Les « contestations indirectes » prohibées constituent un abus du processus judiciaire. Or, comme la règle qui prohibe les contestations indirectes met l’accent sur la contestation de l’ordonnance elle‑même et de ses effets juridiques, la meilleure façon d’aborder la question en l’espèce me paraît être de recourir directement à la doctrine de l’abus de procédure.
(3) L’abus de procédure
35 Les juges disposent, pour empêcher les abus de procédure, d’un pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent. L’abus de procédure a été décrit, en common law, comme consistant en des procédures « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 616) et en un traitement « oppressif » (R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667). La juge McLachlin (plus tard Juge en chef) l’a défini de la façon suivante dans l’arrêt R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007 :
. . . l’abus de procédure peut avoir lieu si : (1) les procédures sont oppressives ou vexatoires; et (2) elles violent les principes fondamentaux de justice sous‑jacents au sens de l’équité et de la décence de la société. La première condition, à savoir que les poursuites sont oppressives ou vexatoires, se rapporte au droit de l’accusé d’avoir un procès équitable. Cependant, la notion fait aussi appel à l’intérêt du public à un régime de procès justes et équitables et à la bonne administration de la justice.
36 La doctrine de l’abus de procédure s’applique dans des contextes juridiques divers. Le traitement injuste ou oppressif d’un accusé peut priver le ministère public du droit de continuer les poursuites relatives à une accusation : Conway, précité, p. 1667. Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, notre Cour a statué qu’un délai déraisonnable causant un préjudice grave peut constituer un abus de procédure. Lorsque la Charte canadienne des droits et libertés est invoquée, la doctrine de l’abus de procédure reconnue en common law est subsumée sous les principes de la Charte de telle sorte que les principes de l’abus de procédure et les recours constitutionnels empiètent souvent les uns sur les autres (R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411). La doctrine continue néanmoins de trouver application comme réparation non fondée sur la Charte : États‑Unis d’Amérique c. Shulman, [2001] 1 R.C.S. 616, 2001 CSC 21, par. 33.
37 Dans le contexte qui nous intéresse, la doctrine de l’abus de procédure fait intervenir [traduction] « le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière [. . .] qui aurait [. . .] pour effet de discréditer l’administration de la justice » (Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 55, le juge Goudge, dissident, approuvé par [2002] 3 R.C.S. 307, 2002 CSC 63). Le juge Goudge a développé la notion de la façon suivante aux par. 55 et 56 :
[traduction] La doctrine de l’abus de procédure engage le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait autrement pour effet de discréditer l’administration de la justice. C’est une doctrine souple qui ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité (voir House of Spring Gardens Ltd. c. Waite, [1990] 3 W.L.R. 347, p. 358, [1990] 2 All E.R. 990 (C.A.).
Un cas d’application de l’abus de procédure est lorsque le tribunal est convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée. [Je souligne.]
Ainsi qu’il ressort du commentaire du juge Goudge, les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice. (Voir par exemple Franco c. White (2001), 53 O.R. (3d) 391 (C.A.); Bomac Construction Ltd. c. Stevenson, [1986] 5 W.W.R. 21 (C.A. Sask.); et Bjarnarson c. Government of Manitoba (1987), 38 D.L.R. (4th) 32 (B.R. Man.), conf. par (1987), 21 C.P.C. (2d) 302 (C.A. Man.).) Cette application a suscité des critiques, certains disant que la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause n’est ni plus ni moins que la doctrine générale de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité, à laquelle il manque les importantes conditions que les tribunaux américains ont reconnues comme parties intégrantes de la doctrine (Watson, loc. cit., p. 624‑625).
38 Certes, la doctrine de l’abus de procédure a débordé des stricts paramètres du principe de l’autorité de la chose jugée tout en lui empruntant beaucoup de ses fondements et quelques‑unes de ses restrictions. D’aucuns la voient davantage comme une doctrine auxiliaire, élaborée en réaction aux règles établies de la préclusion (découlant d’une question déjà tranchée ou fondée sur la cause d’action), que comme une doctrine indépendante (Lange, op. cit., p. 344). Les raisons de principes étayant la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause sont identiques à celles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Lange, op. cit., p. 347-348) :
[traduction] Les deux raisons de principe, savoir qu’un litige puisse avoir une fin et que personne ne puisse être tracassé deux fois par la même cause d’action, ont été invoquées comme principes fondant l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause. D’autres principes ont également été invoqués : la préservation des ressources des tribunaux et des parties, le maintien de l’intégrité du système judiciaire afin d’éviter les résultats contradictoires et la protection du principe du caractère définitif des instances si important pour la bonne administration de la justice.
39 L’énoncé classique de la doctrine moderne de l’abus de procédure et de ses liens avec l’autorité de la chose jugée se trouve dans la décision Hunter, précitée, confirmant McIlkenny c. Chief Constable of the West Midlands, [1980] Q.B. 283 (C.A.). Il s’agissait d’une poursuite en dommages‑intérêts pour préjudice corporel intentée par les six hommes reconnus coupables de l’explosion de deux pubs de Birmingham. Ils prétendaient avoir été battus par la police pendant leur interrogatoire. Les demandeurs avaient soulevé le même grief lors du procès criminel, mais le juge et le jury avaient conclu que les confessions avaient été volontaires et que la police n’avait pas eu recours à la violence. Lord Denning, M.R., de la Cour d’appel, a appliqué la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité, et a statué que le jugement antérieur empêchait l’examen de la question de savoir si la police avait usé de violence, même si cette question était invoquée contre un nouvel adversaire. Signalant que dans des affaires analogues, les tribunaux avaient parfois refusé d’autoriser une partie à soulever de nouveau une question parce qu’il s’agissait d’un abus de procédure, lord Denning a estimé que le principe applicable était plutôt celui de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité.
40 La Chambre des lords, statuant en appel, n’a pas endossé la tentative de lord Denning de modifier le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, mais elle est parvenue à une conclusion identique en appliquant la doctrine de l’abus de procédure. Lord Diplock s’est exprimé en ces termes, à la p. 541 :
[traduction] L’abus de procédure illustré en l’espèce est l’introduction d’une instance devant un tribunal judiciaire dans le but d’attaquer indirectement une décision définitive rendue contre le demandeur par un autre tribunal compétent dans une instance antérieure, où le demandeur a eu l’entière possibilité de contester la décision devant le tribunal qui l’a rendue.
41 Il importe de signaler qu’une enquête publique instituée après la poursuite civile intentée par les six accusés dans l’affaire Hunter, précitée, a donné lieu à la conclusion que les aveux des accusés de Birmingham avaient été obtenus par suite de brutalités policières (voir R. c. McIlkenny (1991), 93 Cr. App. R. 287 (C.A.), p. 304 et suiv.). À mon avis, cela ne saurait justifier d’alléger les mécanismes procéduraux mis en place pour assurer le caractère définitif des instances en matière criminelle. Notre Cour et d’autres tribunaux ont reconnu l’existence du risque d’erreur judiciaire (voir États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7, par. 1; et R. c. Bromley (2001), 151 C.C.C. (3d) 480 (C.A.T.‑N.), p. 517‑518). Bien qu’il faille prévoir des garanties pour protéger les innocents et, de façon plus générale, pour inspirer confiance dans les décisions judiciaires, la remise en cause perpétuelle n’est pas pour autant garante de l’exactitude factuelle.
42 L’attrait de la doctrine de l’abus de procédure provient de ce qu’elle n’est pas alourdie par les exigences précises du principe de l’autorité de la chose jugée tout en ménageant le pouvoir discrétionnaire d’empêcher la remise en cause de litiges et ce, essentiellement dans le but de préserver l’intégrité du processus judiciaire. (Voir les motifs du juge Doherty, par. 65; voir également Demeter (H.C.), précité, p. 264, et Hunter, précité, p. 536.)
43 Ceux qui critiquent cette doctrine font valoir que l’utilisation de l’abus de procédure à la place de la préclusion brouille la vraie question sans rien ajouter d’autre qu’une vague impression de pouvoir discrétionnaire. Je ne partage pas cette vue. À tout le moins dans des circonstances comme celles de la présente espèce, c’est‑à‑dire une tentative de remettre en cause une déclaration de culpabilité, j’estime que cette doctrine répond beaucoup mieux aux véritables enjeux. Dans tous ses cas d’application, la doctrine de l’abus de procédure vise essentiellement à préserver l’intégrité de la fonction judiciaire. Qu’elle ait pour effet de priver le ministère public du droit de continuer la poursuite à cause de délais inacceptables (voir Blencoe, précité), ou d’empêcher une partie civile de faire appel aux tribunaux à mauvais escient (voir Hunter, précité, et Demeter, précité), l’accent est mis davantage sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire comme fonction de l’administration de la justice que sur l’intérêt des parties. Dans une affaire comme la présente espèce, c’est cette préoccupation qui commande d’interdire la remise en cause, plus que toute perception d’injustice envers une partie qui serait de nouveau appelée à faire la preuve de ses prétentions, par exemple. Cela compris, il est plus facile d’établir les paramètres de la doctrine et de définir les principes applicables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire.
44 Le processus décisionnel judiciaire, et l’importance d’en préserver l’intégrité, ont été bien décrits par le juge Doherty. Voici ce qu’on peut lire au par. 74 de ses motifs :
[traduction] Dans ses diverses manifestations, le processus décisionnel judiciaire vise à rendre justice. Par processus décisionnel judiciaire, j’entends les divers tribunaux judiciaires ou administratifs auxquels il faut s’adresser pour le règlement des litiges. Lorsque la même question est soulevée devant divers tribunaux, la qualité des décisions rendues au terme du processus judiciaire se mesure non par rapport au résultat particulier obtenu de chaque forum, mais par le résultat final découlant des divers processus. Par justice, j’entends l’équité procédurale, l’obtention du résultat approprié dans chaque affaire et la perception plus générale que l’ensemble du processus donne des résultats cohérents, équitables et exacts.
45 Lorsqu’ils doivent décider si une déclaration de culpabilité, recevable prima facie en vertu de l’art. 22.1 de la Loi sur la preuve de l’Ontario, devrait être réfutée ou considérée comme concluante, les tribunaux font appel à la doctrine de l’abus de procédure pour déterminer si la remise en cause porterait atteinte au processus décisionnel judiciaire défini précédemment. Lorsque l’accent est correctement mis sur l’intégrité du processus, la raison pour laquelle la partie cherche à rouvrir le débat ou sa qualité de défendeur plutôt que de demandeur dans le nouveau litige ne sauraient constituer des facteurs décisifs pour l’application de la règle interdisant la remise en question.
46 En l’espèce, il importe donc peu qu’Oliver veuille principalement rouvrir le débat pour être réengagé et non pour contester sa déclaration de culpabilité afin d’en attaquer la validité. Il n’y a pas lieu ici d’invoquer les arrêts Hunter et Demeter (H.C.), précités, pour souligner l’importance de la raison de la remise en cause. Il était certes évident, dans les deux affaires, que les parties cherchant à rouvrir le débat voulaient faire casser leur déclaration de culpabilité, mais cela a peu d’importance dans l’application de la doctrine de l’abus de procédure. Il n’est pas illégitime en soi de vouloir attaquer un jugement; la loi permet de poursuivre cet objectif par divers mécanismes de révision comme l’appel ou le contrôle judiciaire. De fait, la possibilité de faire réviser un jugement constitue un aspect important du principe de l’irrévocabilité des décisions. Une décision est irrévocable ou définitive et elle lie les parties seulement lorsque tous les recours possibles en révision sont épuisés ou ont été abandonnés. Ce qui n’est pas permis, c’est d’attaquer un jugement en tentant de soulever de nouveau la question devant un autre forum. Par conséquent, les raisons animant la partie ont peu ou pas d’importance.
47 Il n’y a pas de raison non plus de restreindre l’application de la doctrine de l’abus de procédure aux seuls cas où la remise en cause est le fait du demandeur. La désignation des parties au second litige peut masquer la situation réelle. En l’espèce, par exemple, indépendamment des formalités de la procédure de grief, qui d’Oliver et de son syndicat ou de la Ville de Toronto faudrait‑il considérer comme à l’origine du différend en matière de travail? D’un point de vue formaliste, c’est le syndicat qui est la partie demanderesse dans la procédure d’arbitrage, mais c’est la Ville qui a invoqué la déclaration de culpabilité d’Oliver comme motif de congédiement. Du point de vue de l’intégrité du processus juridictionnel, toutefois, je ne vois pas quelle différence il y a entre caractériser Oliver comme demandeur ou le caractériser comme défendeur relativement à la remise en cause de sa déclaration de culpabilité.
48 L’appelant invoque Re Del Core, précité, à l’appui de sa prétention que la doctrine de l’abus de procédure ne s’applique qu’aux demandeurs. Dans cet arrêt, toutefois, les juges majoritaires ne se sont pas prononcés sur la question de savoir dans quelles circonstances, le cas échéant, l’intérêt public peut empêcher la remise en question de conclusions formulées dans une instance criminelle. Le juge Blair, notamment, n’a pas limité les circonstances permettant de conclure à l’abus de procédure aux seules affaires où une personne déclarée coupable cherche à remettre en question la validité de cette déclaration dans une instance subséquente qu’elle‑même a engagée (à la p. 22) :
[traduction] Le droit de contester une déclaration de culpabilité est assorti d’une importante réserve. Une personne visée par une déclaration de culpabilité ne peut tenter de prouver que la déclaration était erronée lorsque dans les circonstances cela constituerait un abus de procédure. [. . .] Les tribunaux ont rejeté les tentatives de remettre en cause les questions mêmes qui avaient été examinées au procès criminel, dans les cas où ils estimaient que l’instance civile constituait une contestation indirecte de la déclaration de culpabilité. La portée de cette réserve reste à déterminer . . . [Je souligne.]
49 S’il est vrai que la jurisprudence le plus souvent citée à l’appui du pouvoir des tribunaux d’empêcher la remise en cause de questions sur lesquelles il a déjà été statué, lorsque la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’est pas applicable, se rapporte à des affaires où une personne déclarée coupable a intenté une action civile dans le but d’attaquer une conclusion formulée dans l’instance criminelle (savoir Demeter (H.C.), précité, et Hunter, précité; voir aussi Q. c. Minto Management Ltd. (1984), 46 O.R. (2d) 756 (H.C.), et Franco, précité, par. 29‑31), il n’existe aucune raison de principe pour que ce droit ne s’exerce que dans ces circonstances. Les tribunaux ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure à plusieurs reprises pour empêcher un défendeur de remettre en cause des conclusions formulées contre lui dans une instance antérieure. Voir notamment Nigro c. Agnew‑Surpass Shoe Stores Ltd. (1977), 18 O.R. (2d) 215 (H.C.), p. 218, conf. sans mention de ce point par (1978), 18 O.R. (2d) 714 (C.A.); Bomac, précité, p. 26‑27; Bjarnarson, précité, p. 39; Germscheid c. Valois (1989), 68 O.R. (2d) 670 (H.C.); Simpson c. Geswein (1995), 25 C.C.L.T. (2d) 49 (B.R. Man.), p. 61; Roenisch c. Roenisch (1991), 85 D.L.R. (4th) 540 (B.R. Alb.), p. 546; Saskatoon Credit Union, Ltd. c. Central Park Enterprises Ltd. (1988), 47 D.L.R. (4th) 431 (C.S.C.‑B.), p. 438; Canadian Tire Corp. c. Summers (1995), 23 O.R. (3d) 106 (Div. gén.), p. 115; voir aussi P. M. Perell, « Res Judicata and Abuse of Process » (2001), 24 Advocates Q. 189, p. 196‑197; et Watson, loc. cit., p. 648‑651.
50 Des auteurs ont soutenu qu’il est difficile de concevoir comment le fait de se défendre peut constituer un abus de procédure (voir M. Teplitsky, « Prior Criminal Convictions : Are They Conclusive Proof? An Arbitrator’s Perspective », dans K. Whitaker et autres, dir., Labour Arbitration Yearbook 2001‑2002 (2002), vol. I, 279). On donne souvent comme raison d’être du principe de l’autorité de la chose jugée qu’une partie ne devrait pas être tracassée deux fois pour la même cause d’action, c’est‑à‑dire qu’on ne devrait pas lui imposer le fardeau de débattre une autre fois de la même question (Watson, loc. cit., p. 633). Bien sûr, un défendeur peut se réjouir d’avoir une autre occasion de mettre en cause une question tranchée contre lui. C’est l’accent correctement mis sur le processus plutôt que sur l’intérêt des parties qui révèle pourquoi il ne devrait pas y avoir remise en cause dans un tel cas.
51 La doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties. Il convient de faire trois observations préliminaires à cet égard. Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité.
52 La révision de jugements par la voie normale de l’appel, en revanche, accroît la confiance dans le résultat final et confirme l’autorité du processus ainsi que l’irrévocabilité de son résultat. D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble. Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. C’est ce que notre Cour a dit sans équivoque dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 80.
53 Les facteurs discrétionnaires qui visent à empêcher que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne produise des effets injustes, jouent également en matière d’abus de procédure pour éviter de pareils résultats indésirables. Il existe de nombreuses circonstances où l’interdiction de la remise en cause, qu’elle découle de l’autorité de la chose jugée ou de la doctrine de l’abus de procédure, serait source d’inéquité. Par exemple, lorsque les enjeux de l’instance initiale ne sont pas assez importants pour susciter une réaction vigoureuse et complète alors que ceux de l’instance subséquente sont considérables, l’équité commande de conclure que l’autorisation de poursuivre la deuxième instance servirait davantage l’administration de la justice que le maintien à tout prix du principe de l’irrévocabilité. Une incitation insuffisante à opposer une défense, la découverte de nouveaux éléments de preuve dans des circonstances appropriées, ou la présence d’irrégularités dans le processus initial, tous ces facteurs peuvent l’emporter sur l’intérêt qu’il y a à maintenir l’irrévocabilité de la décision initiale (Danyluk, précité, par. 51; Franco, précité, par. 55).
54 Ces considérations revêtent une pertinence particulière s’agissant de la tentative de remettre en cause une déclaration de culpabilité. Mettre en doute la validité d’une déclaration de culpabilité est une action très grave et, dans un cas comme celui qui nous intéresse, il est inévitable que la conclusion de l’arbitre ait précisément cet effet, qu’il ait été voulu ou non. L’administration de la justice doit disposer de tous les moyens légitimes propres à prévenir les déclarations de culpabilité injustifiées et à y remédier s’il s’en présente. La contestation indirecte et la remise en cause, toutefois, ne constituent pas des moyens appropriés, selon moi, car elles imposent au processus juridictionnel des contraintes excessives et ne font rien pour garantir un résultat plus fiable.
55 Compte tenu de ce qui précède, il est clair que les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la contestation indirecte et de l’abus de procédure, reconnues en common law, répondent adéquatement aux préoccupations qui surgissent lorsqu’il faut pondérer le principe de l’irrévocabilité des jugements et celui de l’équité envers un justiciable particulier. Il n’est donc nul besoin, comme l’a fait la Cour d’appel, d’ériger le principe de l’irrévocabilité en doctrine distincte ou critère indépendant pour interdire la remise en cause.
D. L’application de la doctrine de l’abus de procédure en l’espèce
56 À mon avis, les faits de la présente espèce illustrent l’abus flagrant de procédure qui résulte de l’autorisation de ce type de remise en cause. L’employé avait été déclaré coupable par un tribunal criminel et il avait épuisé toutes les voies d’appel. La déclaration de culpabilité était valide en droit, avec tous les effets juridiques en découlant. Pourtant, comme l’a signalé le juge Doherty (au par. 84) :
[traduction] Même si l’arbitre s’est défendu d’avoir examiné le bien‑fondé de la décision du juge Ferguson, c’est exactement ce qu’il a fait. Il est impossible de ne pas conclure, à la lecture des motifs de l’arbitre, qu’il avait la conviction que l’instance criminelle était entachée de graves erreurs et qu’Oliver avait été condamné à tort. Cette conclusion tirée à l’occasion d’une instance à laquelle la poursuite n’était pas même partie ne peut que porter atteinte à l’intégrité du système de justice criminel. Tout observateur sensé se demanderait comment il se peut qu’un tribunal ait conclu hors de tout doute raisonnable qu’Oliver était coupable, et qu’après confirmation du verdict par la Cour d’appel, il soit déterminé, dans une autre instance, qu’il n’a pas commis cette même agression. Cet observateur ne comprendrait pas non plus qu’Oliver ait pu à bon droit être reconnu coupable d’agression sexuelle contre le plaignant et condamné à quinze mois d’emprisonnement, mais qu’une autre instance donne lieu à la conclusion qu’il n’a pas commis l’agression sexuelle et qu’il doit être réintégré dans des fonctions où des jeunes comme le plaignant seraient placés sous sa surveillance.
57 Ces décisions contradictoires mettraient inévitablement la Ville de Toronto dans une situation où une personne condamnée pour agression sexuelle est rétablie dans un emploi qui la met en contact avec des jeunes très vulnérables comme la victime de l’agression dont elle a été déclarée coupable. On peut supposer que cela induirait le public informé et sensé à évaluer le bien‑fondé de l’un ou l’autre des jugements relatifs à la culpabilité de l’employé. L’autorité et l’irrévocabilité des décisions de justice visent précisément à éliminer la nécessité d’un tel exercice.
58 De plus, l’arbitre est beaucoup moins en mesure de rendre une décision correcte sur la culpabilité que le juge présidant une instance criminelle — ou que le jury — , qui dispose pour le guider de règles de preuve axées sur la recherche équitable de la vérité ainsi que d’une norme de preuve exigeante, et qui a l’expérience des questions en cause. Qui plus est, la norme de contrôle applicable aux conclusions de l’arbitre, en cas de contestation, est moins exigeante que celle qui s’applique aux décisions des juges de cours criminelles. Bref, il n’y a rien, dans une affaire comme la présente espèce, qui milite contre l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour interdire la remise en cause de la déclaration de culpabilité de l’employé. L’arbitre était juridiquement tenu de donner plein effet à la déclaration de culpabilité. L’erreur de droit qu’il a commise lui a fait tirer une conclusion manifestement déraisonnable. S’il avait bien compris la preuve et tenu compte des principes juridiques applicables, il n’aurait pu faire autrement que de conclure que la Ville de Toronto avait démontré l’existence d’un motif valable pour le congédiement d’Oliver.
VI. Dispositif
59 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Version française des motifs des juges LeBel et Deschamps rendus par
Le juge LeBel —
I. Introduction
60 J’ai pris connaissance des motifs de la juge Arbour et je souscris au dispositif qu’elle propose dans le présent pourvoi. Je conviens que le sort de ce pourvoi doit être réglé en fonction de l’abus de procédure, et non des principes plus restreints et plus techniques de la contestation indirecte ou de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (issue estoppel). Je conviens également que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte, à l’égard de la question de la remise en cause d’une déclaration de culpabilité dans le cadre d’une procédure de grief. La nature de cette question de droit demandait de l’arbitre qu’il interprète non seulement la Loi de 1995 sur les relations de travail, L.O. 1995, ch. 1, ann. A, mais aussi la Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, ch. E.23, et qu’il statue sur l’applicabilité d’un certain nombre de principes de common law portant sur la remise en cause de questions déjà décidées dans le cadre d’un litige antérieur. Comme le fait remarquer la juge Arbour, ce problème se situe au cœur de l’administration de la justice. Enfin, je conviens que la décision de l’arbitre qui permettait de remettre la déclaration de culpabilité de Glenn Oliver en cause pendant l’examen du grief n’était pas correcte. Légalement, l’arbitre devait donner pleinement effet à cette déclaration de culpabilité. L’omission de le faire a suffi pour rendre manifestement déraisonnable, suivant la jurisprudence de notre Cour, la décision finale selon laquelle Oliver avait été congédié sans motif valable — une décision qui ressortissait entièrement au domaine d’expertise de l’arbitre et devait donc faire l’objet d’un contrôle selon une norme commandant la déférence.
61 Même si je suis d’accord avec la conclusion de la juge Arbour en l’espèce, j’estime opportun d’approfondir l’examen des aspects du pourvoi relevant du droit administratif. Dans mes motifs concourants dans Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] 4 R.C.S. 710, 2002 CSC 86, j’ai soulevé quelques inquiétudes quant au caractère approprié d’une approche qui traiterait la méthode pragmatique et fonctionnelle comme cadre d’analyse fondamental destiné à s’appliquer sans flexibilité lors du contrôle judiciaire sur le fond dans toutes les affaires de droit administratif, y compris celles relatives à la décision d’une instance non juridictionnelle. Dans certaines circonstances, comme celles de Chamberlain, le recours à ce cadre d’analyse pour circonscrire la norme de contrôle appropriée risque d’occulter la véritable question que doit trancher la cour de justice chargée du contrôle.
62 Dans le présent pourvoi et Ontario c. S.E.E.F.P.O., [2003] 3 R.C.S. 149, 2003 CSC 64, sur lesquels statue simultanément notre Cour et qui portent tous deux sur le contrôle judiciaire de la décision d’une instance juridictionnelle, je ne suis pas préoccupé par l’applicabilité de l’analyse pragmatique et fonctionnelle proprement dite. Cependant, lorsque, comme en l’espèce, la question en litige constitue si clairement une question de droit, à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre, il devient inutile qu’une cour se livre à une analyse pragmatique et fonctionnelle détaillée pour identifier une norme de contrôle fondée sur la décision correcte. En pareilles circonstances, pour déterminer la norme de contrôle applicable, la cour doit en fait éviter d’adopter une démarche rigide. En effet, celle‑ci risquerait de réduire l’analyse pragmatique et fonctionnelle et le cadre souple et contextuel qu’elle offre à la vérification et à l’application pure et simple d’une liste de facteurs prédéterminés (voir S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, 2003 CSC 29, par. 149; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19, par. 26; Chamberlain, précité, par. 195, le juge LeBel).
63 La présente espèce et le pourvoi connexe Ontario c. S.E.E.F.P.O. soulèvent une question plus particulière, celle des préoccupations croissantes liées à la manière dont sont conçues et appliquées les normes de contrôle qu’offre actuellement l’analyse pragmatique et fonctionnelle. Des auteurs et avocats ont affirmé douter sérieusement que notre Cour ait exposé de manière suffisamment claire le fondement théorique de chacune des normes existantes. Une bonne partie de leurs critiques vise ce qu’ils ont qualifié de confusion « épistémologique » qui entourerait la relation entre le manifestement déraisonnable et le raisonnable simpliciter (voir, par exemple, D. J. Mullan, « Recent Developments in Standard of Review », dans l’Association du Barreau canadien (Ontario), Taking the Tribunal to Court : A Practical Guide for Administrative Law Practitioners (2000), p. 26; J. G. Cowan, « The Standard of Review : The Common Sense Evolution? », exposé présenté initialement à la rencontre de la section du droit administratif, Association du Barreau de l’Ontario, 21 janvier 2003, p. 28; F. A. V. Falzon, « Standard of Review on Judicial Review or Appeal », dans Administrative Justice Review Background Papers : Background Papers prepared by Administrative Justice Project for the Attorney General of British Columbia (2002), p. 32‑33). Les cours de justice chargées de contrôles ont parfois également exprimé de la frustration à l’égard de ce qu’elles perçoivent comme un manque apparent de clarté dans ce domaine, comme l’illustrent les propos du juge Barry dans Miller c. Workers’ Compensation Commission (Nfld.) (1997), 154 Nfld. & P.E.I.R. 52 (C.S.T.-N. (1re inst.)), par. 27 :
[traduction] Tenter de comprendre les distinctions établies par la cour entre la décision « manifestement déraisonnable », « raisonnable » ou « correcte » s’apparente parfois à observer un jongleur maniant trois objets transparents. Selon l’éclairage, à certains moments l’on croit apercevoir les objets. Mais à d’autres, l’on ne voit rien et l’on se demande en fait s’il y a vraiment trois objets distincts.
64 La Cour ne peut rester insensible aux préoccupations ou critiques constantes de la communauté juridique concernant l’état de la jurisprudence canadienne dans une partie importante du droit. Il est vrai que les parties au présent pourvoi n’ont pas présenté d’observations qui remettaient en cause la jurisprudence en matière de normes de contrôle. Il n’en reste pas moins qu’à l’occasion une analyse ou un examen en profondeur de l’état du droit peut s’avérer nécessaire malgré l’absence d’observations particulières dans une espèce donnée. Étant donné leur vaste domaine d’application, les règles de droit qui régissent les normes de contrôle doivent être prévisibles, pratiques et cohérentes. Les parties à un litige n’ont souvent aucun intérêt personnel à assurer la cohérence globale de notre jurisprudence en matière de normes de contrôle et l’uniformité de son application. Leur objectif, bien compréhensible, consiste à démontrer en quoi les positions qu’elles avancent sont conformes aux règles de droit telles qu’elles existent, et non de suggérer des améliorations à ces règles pour le bénéfice du bien commun. La tâche d’assurer le caractère prévisible, pratique et cohérent de la jurisprudence incombe en premier lieu aux juges, tâche qu’ils accomplissent de préférence avec, mais exceptionnellement sans le concours des avocats. J’ajouterais que, même si les parties n’ont pas présenté d’observations sur l’analyse que je me propose d’entreprendre dans les présents motifs, elles n’en subiront aucun préjudice.
65 Dans ce contexte, le présent pourvoi nous offre l’occasion de réévaluer les contours des différentes normes de contrôle, ce qui s’impose particulièrement, selon moi, à l’égard de la norme du manifestement déraisonnable. J’examinerai donc :
- l’interaction entre la décision correcte et la décision manifestement déraisonnable, tant en l’espèce que dans le contexte du contrôle judiciaire de la décision d’une instance juridictionnelle en général, afin de clarifier la relation conflictuelle entre ces deux normes;
- la distinction entre le manifestement déraisonnable et le raisonnable simpliciter, qui demeure nébuleuse malgré bien des tentatives d’explication.
66 Comme le confirme l’analyse qui suit, à l’heure actuelle, la norme de la décision manifestement déraisonnable n’offre pas aux cours de justice des paramètres suffisamment clairs pour contrôler les décisions des tribunaux administratifs. Dès le début, la norme du manifestement déraisonnable a parfois été confondue, de manière préoccupante, avec ce qui devrait être son antithèse, la norme de la décision correcte. En outre, il devient de plus en plus difficile de distinguer la norme de ce qui est réputé représenter sa contrepartie, commandant une moins grande déférence, la norme de la décision raisonnable simpliciter. Il reste à voir comment il est possible de résoudre ces difficultés.
II. Analyse
A. Les deux normes de contrôle applicables en l’espèce
67 Deux normes de contrôle entrent en jeu en l’espèce, et certaines précisions s’imposent au préalable sur l’application de la norme de la décision correcte. Comme je l’ai déjà signalé brièvement, certaines questions de droit fondamentales — notamment en ce qui concerne la Constitution et les droits de la personne, de même que les libertés civiles, ainsi que d’autres questions revêtant une importance centrale pour le système juridique dans son ensemble, comme celle de la remise en cause — commandent généralement l’application de la norme de la décision correcte. À mon avis, la cour de justice chargée du contrôle devra rarement se livrer à l’analyse pragmatique et fonctionnelle de manière exhaustive pour conclure en ce sens. Je ne voudrais pas, cependant, que l’on déduise de mes propos à ce sujet ou des motifs des juges majoritaires en l’espèce qu’il faut appliquer la norme de la décision correcte chaque fois qu’un arbitre ou une autre instance administrative spécialisée est appelé à interpréter et à appliquer les règles générales de la common law ou du droit civil. S’il en allait ainsi, le contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte verrait sa portée s’accroître sensiblement. Une telle approche rendrait les tribunaux administratifs moins aptes, spécialement dans des domaines complexes et très spécialisés comme le droit du travail, à apporter à un problème juridique une solution originale particulièrement adaptée au contexte. À mon sens, dans bien des cas, la norme de contrôle appropriée à l’application des règles générales de la common law et du droit civil par un tribunal spécialisé ne devrait pas être la norme de la décision correcte mais plutôt celle de la décision raisonnable. De brèves explications s’imposent.
(1) La norme de la décision correcte
68 Notre Cour a à maintes reprises souligné l’importance de la déférence judiciaire dans le domaine du droit du travail. En général, les lois régissant les relations de travail confèrent aux arbitres et aux commissions ou conseils des relations de travail de larges pouvoirs pour le règlement de la vaste gamme de problèmes susceptibles de se poser dans ce domaine et elles font bénéficier les décisions de ces instances de la protection d’une clause privative. Si le législateur en a décidé ainsi c’est que, comme l’a signalé le juge Cory dans Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, par. 35, le domaine des relations de travail est « délicat et explosif » et « [i]l est essentiel de disposer d’un moyen de pourvoir à la prise de décisions rapides, par des experts du domaine sensibles à la situation, décisions qui peuvent être considérées définitives par les deux parties » (voir également Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941 (« AFPC »), p. 960-961; Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001] 2 R.C.S. 565, 2001 CSC 47, par. 32). Il est donc rare qu’une cour de justice appelée à contrôler une décision en matière de relations de travail applique la norme de la décision correcte.
69 En l’espèce et dans Ontario c. S.E.E.F.P.O., je conviens qu’il y a lieu d’appliquer la norme de la décision correcte à la décision de l’arbitre relative à la remise en cause de la déclaration de la culpabilité, mais un certain nombre de mises en garde me paraissent indispensables. Tout d’abord, même si l’arbitre était tenu de rendre une décision correcte relativement à cette question de droit, ceci n’entraînait pas pour autant l’application d’un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte à l’ensemble de sa décision (voir Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157, par. 48). La déférence s’imposait à l’égard de la décision de l’arbitre sur l’existence d’un motif de congédiement valable dans le cas d’Oliver. Dire que, compte tenu des faits de l’espèce, la décision incorrecte de l’arbitre concernant la question de droit a eu une incidence sur le caractère raisonnable de l’ensemble de sa décision diffère sensiblement de l’affirmation selon laquelle la décision de l’arbitre sur la question ultime du congédiement injustifié devait être correcte. L’absence d’une telle distinction risque de provoquer un « élargissement considérable et injustifié des possibilités de contrôler les décisions administratives » (voir Société Radio‑Canada, précité, par. 48).
70 Deuxièmement, il importe de rappeler que, en l’espèce, l’application de la norme de la décision correcte est intimement liée à la nature de cette question de droit en particulier : la déclaration de culpabilité d’un employé peut‑elle être remise en cause dans le cadre d’un arbitrage? Cette question de droit exigeait l’interprétation de la loi constitutive de l’instance administrative, une mesure législative extrinsèque, ainsi que d’un ensemble complexe de règles de common law et d’une jurisprudence contradictoire. Qui plus est, il s’agit d’une question d’une importance fondamentale, de grande portée et susceptible d’avoir de graves répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble. En d’autres termes, cette question mettait en jeu l’expertise et le rôle essentiel des cours de justice. L’on ne saurait prétendre que le décideur jouit à son égard d’une quelconque compétence ou expertise institutionnelle relative. Par conséquent, sa décision doit être correcte sur ce point.
71 Cependant, notre Cour s’est montrée très prudente en signalant que toute décision sur une question de droit n’était pas assujettie à la norme de la décision correcte. Tout d’abord, comme notre Cour l’a fait observer, dans bien des cas il est difficile d’établir une ligne de démarcation claire entre une question de fait, une question mixte de fait et de droit et une question de droit; en fait, ces questions sont souvent inextricablement liées (voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, par. 37; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, par. 37). De manière encore plus précise, comme l’a écrit le juge Bastarache dans Pushpanathan, précité, « il peut convenir de faire preuve d’un degré élevé de retenue même à l’égard de pures questions de droit, si d’autres facteurs de l’analyse pragmatique et fonctionnelle semblent indiquer que cela correspond à l’intention du législateur » (par. 37). Le facteur crucial à cet égard demeure l’expertise.
72 Comme le juge Bastarache l’a signalé dans Pushpanathan, précité, par. 34, « une fois établie l’expertise relative », notre Cour s’est montrée disposée à faire preuve « de beaucoup de retenue même dans des cas faisant jouer des questions très générales d’interprétation de la loi, si le texte en cause est la loi constitutive du tribunal » : voir par exemple Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, et National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324. Notre Cour a par ailleurs statué que même si les interprétations de mesures législatives intrinsèques par les tribunaux administratifs « peuvent généralement faire l’objet d’un examen selon la norme de la décision correcte », des exceptions peuvent exister à cette règle générale et la déférence peut s’imposer lorsque « la loi est intimement liée au mandat du tribunal et [que] celui‑ci est souvent appelé à l’examiner » : voir Conseil de l’éducation de Toronto (Cité), précité, par. 39; Société Radio‑Canada, précité, par. 48. Et, ce qui importe peut‑être davantage à la lumière des questions que soulève le présent pourvoi, notre Cour a décidé que la déférence peut s’imposer lorsque, avec le temps, le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé : voir Ivanhoe, précité, par. 26; la juge L’Heureux‑Dubé (dissidente), dans Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, p. 599‑600, motifs approuvés dans Pushpanathan, précité, par. 37.
73 Dans le domaine des relations de travail, les questions générales relevant de la common law et du droit civil se trouvent souvent étroitement imbriquées avec celles qui relèvent plus particulièrement du droit du travail. Le règlement de questions de droit générales peut donc constituer un aspect important de la tâche dévolue à certains tribunaux administratifs dans ce domaine. L’assujettissement de toutes ces décisions à la norme de décision correcte donnerait au contrôle judiciaire une portée beaucoup plus grande que celle voulue par le législateur, ce qui affaiblirait fondamentalement la capacité des tribunaux du travail à développer une jurisprudence adaptée à ce domaine spécialisé.
74 Lorsqu’un tribunal administratif doit trancher une question de droit générale dans l’accomplissement de son mandat légal, sa décision fera généralement l’objet de déférence (surtout en présence d’une clause privative), pour autant que la question soit étroitement liée au domaine d’expertise fondamentale du tribunal. C’est ce qu’a essentiellement conclu notre Cour dans Ivanhoe, précité, où, après avoir relevé l’existence d’une clause privative, la juge Arbour a ajouté que, même si la question en litige relevait tant du droit civil que du droit du travail, les commissaires du travail et le tribunal du travail avaient droit à la déférence judiciaire parce qu’ils « ont développé [. . .] une expertise particulière en la matière, adaptée au contexte spécifique des relations de travail, qui n’est pas partagée par les cours de justice » (par. 26; voir également Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890). Dans le présent pourvoi, notre Cour ne déroge pas à ce principe général.
75 La dernière mise en garde qui s’impose selon moi a trait à l’application de deux normes de contrôle en l’espèce. Notre Cour a reconnu à un certain nombre d’occasions que les différentes décisions d’un tribunal administratif dans une affaire donnée peuvent commander différents degrés de déférence, selon les circonstances (voir Pushpanathan, précité, par. 49; Macdonell c. Québec (Commission d’accès à l’information), [2002] 3 R.C.S. 661, 2002 CSC 71, par. 58, les juges Bastarache et LeBel, dissidents). Ce pourrait être le cas dans la présente affaire où l’arbitre a statué sur une question de droit fondamentale échappant à son domaine d’expertise. Cette question de droit, malgré son caractère fondamental pour l’appréciation de la décision dans son ensemble, se distingue aisément d’une deuxième question pour laquelle la décision de l’arbitre appelait la déférence : Oliver a‑t‑il été congédié pour un motif valable?
76 Toutefois, je le répète, même si la question tranchée par l’arbitre en l’espèce peut se scinder en deux questions distinctes dont l’une peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision correcte, cela n’arrive que rarement. Les divers éléments qui sous‑tendent une décision ont plus de chance d’être inextricablement liés les uns aux autres, en particulier dans un domaine complexe comme celui des relations de travail, de sorte que la cour de justice chargée du contrôle doit considérer que la décision du tribunal forme un tout.
(2) La norme de la décision manifestement déraisonnable
77 Dans les présents motifs, je me penche sur la manière dont le critère de la décision manifestement déraisonnable s’applique à l’heure actuelle, compte tenu des liens existant entre cette norme et celles de la décision correcte et de la décision raisonnable simpliciter. Mes observations à cet égard valent dans le contexte du contrôle judiciaire de la décision d’une instance administrative de nature juridictionnelle.
a) Les définitions du caractère manifestement déraisonnable
78 Notre Cour a donné un certain nombre de définitions du « caractère manifestement déraisonnable », chacune d’elles devant indiquer le degré élevé de déférence inhérent à cette norme de contrôle. L’on observe un chevauchement entre les définitions, qui sont souvent combinées les unes aux autres. Elles appartiennent à deux catégories principales. La première met l’accent sur l’importance du défaut requis pour qu’une décision soit manifestement déraisonnable. La deuxième insiste sur le caractère « flagrant ou évident » du défaut et, par conséquent, sur le caractère plus ou moins envahissant du contrôle nécessaire à sa mise au jour.
79 Pour analyser les principales définitions, je mettrais dans la première catégorie celle du juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227 (« SCFP ») : une décision n’est manifestement déraisonnable que si elle est « déraisonnable au point de ne pouvoir rationnellement s’appuyer sur la législation pertinente » (p. 237). Dans AFPC, précité, le juge Cory qualifie la norme de la décision manifestement déraisonnable de « critère très strict », qui n’est respecté que lorsqu’une décision est « clairement irrationnelle, c’est‑à‑dire, de toute évidence non conforme à la raison » (p. 963‑964). Cette définition appartient également à la première catégorie (bien qu’elle puisse également faire partie de la seconde, selon l’interprétation qu’on en fait).
80 Figure dans la seconde catégorie la définition proposée par le juge Iacobucci dans Southam, précité, savoir une décision entachée, de manière « flagrante ou évidente » d’un défaut : « Si le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal, la décision de celui‑ci est alors manifestement déraisonnable. Cependant, s’il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler le défaut, la décision est alors déraisonnable mais non manifestement déraisonnable » (par. 57).
81 Plus récemment, dans Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20, le juge Iacobucci a qualifié de manifestement déraisonnable la décision qui est « à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir », en faisant appel aux deux catégories susmentionnées pour concevoir cette définition. Voici ses commentaires à ce propos (au par. 52) :
Dans Southam, précité, par. 57, la Cour explique que la différence entre une décision déraisonnable et une décision manifestement déraisonnable réside « dans le caractère flagrant ou évident du défaut ». Autrement dit, dès qu’un défaut manifestement déraisonnable a été relevé, il peut être expliqué simplement et facilement, de façon à écarter toute possibilité réelle de douter que la décision est viciée. La décision manifestement déraisonnable a été décrite comme étant « clairement irrationnelle » ou « de toute évidence non conforme à la raison » (Canada (procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941, p. 963‑964, le juge Cory; Centre communautaire juridique de l’Estrie c. Sherbrooke (Ville), [1996] 3 R.C.S. 84, par. 9‑12, le juge Gonthier). Une décision qui est manifestement déraisonnable est à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir.
82 De même, dans S.C.F.P. c. Ontario, précité, le juge Binnie a lié les deux catégories en qualifiant de décision manifestement déraisonnable « celle qui comporte un défaut “flagrant et évident” (Southam, précité, par. 57) et qui est à ce point viciée, pour ce qui est de mettre à exécution l’intention du législateur, qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier logiquement de la maintenir (Ryan, précité, par. 52) » (par. 165 (je souligne)).
83 L’on a suggéré à propos des différentes formulations du critère par notre Cour qu’« [i]l s’[agissait] non pas de critères indépendants ou de rechange, mais simplement de façons d’exprimer la seule question qui se pose : qu’est‑ce qui fait qu’une chose est manifestement déraisonnable? » (S.C.F.P. c. Ontario, précité, par. 20, le juge Bastarache, dissident). Bien que ce puisse être effectivement le cas, il me paraît néanmoins important de reconnaître que, en raison de ce qui constitue, sous certains rapports, des différences subtiles, mais quand même assez importantes entre les diverses réponses de notre Cour à cette question, les paramètres du « manifestement déraisonnable » ne sont pas aussi clairs qu’ils pourraient l’être. Ce qui a contribué à rendre de plus en plus difficile l’application de cette norme, ce sur quoi je me penche ci‑après.
b) L’interaction entre la norme du manifestement déraisonnable et celle de la décision correcte
84 Comme je l’ai fait remarquer dans Chamberlain, précité, la différence entre le contrôle selon la norme de la décision correcte et le contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable est « intuitive et relativement facile à constater » (Chamberlain, précité, par. 204, le juge LeBel). Ces normes se situent aux deux extrémités de l’échelle de la déférence judiciaire, un contrôle judiciaire serré s’imposant dans le cas de la première et la question étant laissée à l’appréciation quasi exclusive du décideur dans le cas de la seconde (voir Dr Q, précité, par. 22). Malgré la frontière conceptuelle qui sépare clairement ces deux normes, en pratique, il n’est pas toujours aussi facile que l’on pourrait le croire de les distinguer.
(i) La norme de la décision manifestement déraisonnable et celle de la décision correcte, en théorie
85 Pour comprendre l’interaction entre la norme du manifestement déraisonnable et celle de la décision correcte, il vaut la peine de signaler que, dès le début, il semble avoir existé, à tout le moins, un certain degré d’incertitude conceptuelle quant à la juste portée du contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. Dans SCFP, précité, le juge Dickson a défini le caractère manifestement déraisonnable de deux manières, qui tendaient à orienter la mise en application de ce critère dans des directions opposées (voir D. J. Mullan, Administrative Law (2001), p. 69; voir également H. W. MacLauchlan, « Transforming Administrative Law : The Didactic Role of the Supreme Court of Canada » (2001), 80 R. du B. can. 281, p. 285‑286).
86 Le professeur Mullan explique que, d’une part, le juge Dickson a justifié le contrôle visant à faire ressortir le caractère manifestement déraisonnable par le fait
que les dispositions législatives sont souvent ambiguës et peuvent donc se prêter à de multiples interprétations; la question que doit poser la cour est de savoir si l’interprétation du tribunal peut « rationnellement s’appuyer sur la législation pertinente » (SCFP, précité, p. 237). D’autre part, le juge Dickson a également assimilé la décision manifestement déraisonnable à une décision entachée de certaines erreurs emportant annulation, comme celles qu’il avait auparavant énumérées dans Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Association, [1975] 1 R.C.S. 382 (« Nipawin »), p. 389, et SCFP, précité, p. 237 :
. . . le fait d’agir de mauvaise foi, de fonder la décision sur des données étrangères à la question, d’omettre de tenir compte de facteurs pertinents, d’enfreindre les règles de la justice naturelle ou d’interpréter erronément les dispositions du texte législatif de façon à entreprendre une enquête ou répondre à une question dont il n’est pas saisi.
87 Curieusement, comme le fait observer Mullan, cette énumération [traduction] « reprend la liste des erreurs emportant annulation que lord Reid a dressée dans l’arrêt de principe de la Chambre des lords » Anisminic Ltd. c. Foreign Compensation Commission, [1969] 2 A.C. 147. Cet arrêt [traduction] « est habituellement considéré comme fondamental, en droit anglais, pour ce qui est de l’assujettissement de toutes les décisions relatives à une question de droit au contrôle selon la norme de la décision correcte » (je souligne). En fait, notre Cour [traduction] « a cité en l’approuvant cet extrait des motifs de lord Reid et l’a invoqué pour justifier l’intervention judiciaire dans une affaire qualifiée de “point culminant” du contrôle “activiste” au Canada : Metropolitan Life Insurance Co. c. International Union of Operating Engineers, Local 796 », [1970] R.C.S. 425 (voir Mullan, Administrative Law, op. cit., p. 69-70; voir également National Corn Growers, précité, p. 1335, la juge Wilson).
88 Dans SCFP, pour caractériser la norme du manifestement déraisonnable, le juge Dickson a ensuite invoqué simultanément un degré élevé de déférence (choix parmi un ensemble de solutions raisonnables possibles) et une attitude historiquement interventionniste (fondée sur l’existence d’erreurs emportant annulation). C’est pourquoi, pour citer Mullan, [traduction] « il est facile de comprendre que le renvoi à Anisminic soit problématique » (Mullan, Administrative Law, op. cit., p. 70).
89 Si, dans SCFP, précité, le renvoi du juge Dickson à Anisminic suggère la présence d’une certaine ambiguïté quant à la portée prévue du contrôle selon la norme du manifestement déraisonnable, des jugements ultérieurs ont également fait ressortir l’existence d’un rapport quelque peu problématique entre cette norme et celle de la décision correcte pour ce qui est de l’établissement et, surtout, de l’application de la démarche que commande la norme du manifestement déraisonnable. La tension à cet égard tient en partie à des désaccords sur l’hypothèse de départ du contrôle selon la norme du manifestement déraisonnable. CAIMAW c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983 (« Paccar »), en est un bon exemple.
90 Dans Paccar, le juge Sopinka (motifs concourants du juge Lamer (plus tard Juge en chef)) a dit que, dans le cadre de la démarche appropriée pour l’application de la norme du manifestement déraisonnable, la cour de justice se demande tout d’abord si la décision du tribunal administratif est correcte : « la retenue judiciaire n’entre en jeu que si la cour de justice est en désaccord avec le tribunal administratif. Ce n’est qu’à ce moment‑là qu’il est nécessaire de se demander si l’erreur (ainsi découverte) est raisonnable ou déraisonnable » (p. 1018). Comme Mullan le fait observer, cette démarche soulève des inquiétudes en ce que non seulement elle est entièrement incompatible [traduction] « avec la position du juge Dickson dans [SCFP, précité], savoir qu’il arrive souvent qu’un problème d’interprétation législative n’appelle pas qu’une seule solution, mais elle suppose également la prépondérance de la cour de justice sur l’organisme ou le tribunal administratif lorsqu’il s’agit de circonscrire la portée des dispositions en cause » (Mullan, « Recent Developments in Standard of Review », loc. cit., p. 20).
91 À mon avis, cette démarche comporte des difficultés supplémentaires. Il peut être difficile pour une cour de justice de conclure qu’[traduction] « une erreur a été commise [. . .] et de s’abstenir de la corriger au motif qu’elle n’est pas aussi importante qu’elle aurait pu l’être » (voir Mullan, « Recent Developments in Standard of Review », loc. cit., p. 20; voir également D. J. Mullan, « Of Chaff Midst the Corn : American Farm Bureau Federation v. Canada (Canadian Import Tribunal) and Patent Unreasonableness Review » (1991), 45 Admin. L.R. 264, p. 269‑270). De plus, conclure tout d’abord que la décision du tribunal est incorrecte peut orienter l’analyse subséquente visant à déterminer si d’autres interprétations sont raisonnables (voir M. Allars, « On Deference to Tribunals, With Deference to Dworkin » (1994), 20 Queen’s L.J. 163, p. 187). La distinction cruciale entre ce qui, de l’avis de la cour de justice, est « incorrect » et ce qui « n’est pas rationnellement défendable » est alors compromise.
92 L’autre solution veut que la cour de justice s’abstienne de décider si la décision du tribunal administratif est « correcte » (voir Allars, loc. cit., p. 197). Il s’agit essentiellement de la démarche préconisée par le juge La Forest (motifs concourants du juge en chef Dickson) dans Paccar, précité. Il a dit aux p. 1004 et 1005 :
Les cours de justice doivent prendre soin de vérifier si la décision du tribunal a un fondement rationnel plutôt que de se demander si elles sont d’accord avec celle‑ci.
. . .
J’estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer de façon concluante si la décision de la Commission est « juste » en ce sens que c’est la décision à laquelle je serais parvenu si la cause avait été entendue quant au fond par notre Cour. Il suffit de dire que le résultat auquel la Commission est arrivée n’est pas manifestement déraisonnable.
93 Cette thèse, du moins pour l’essentiel, l’a emporté. Comme l’a fait remarquer la juge L’Heureux‑Dubé dans Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793 (« SCFP, section locale 301 »), « notre Cour l’a mentionné à plusieurs reprises, lorsqu’on évalue si une action de nature administrative est manifestement déraisonnable, l’objectif n’est pas de réviser la décision ou l’action quant au fond mais plutôt de déterminer si elle est manifestement déraisonnable, étant donné les dispositions législatives régissant ce conseil en particulier et la preuve présentée devant lui » (par. 53). En d’autres termes, l’application de la norme du manifestement déraisonnable ne doit pas « devenir un moyen pour permettre à une cour de justice de substituer sa propre opinion » (SCFP, section locale 301, précité, par. 59; voir également Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, p. 771 et 774‑775).
94 Récemment, notre Cour a reformulé ce point de vue avec fermeté dans Ryan, précité, par la voix du juge Iacobucci (aux par. 50-51) :
[L]orsqu’elle décide si une mesure administrative est déraisonnable, la cour ne doit à aucun moment se demander ce qu’aurait été la décision correcte. [. . .] La norme de la décision raisonnable n’implique pas que l’instance décisionnelle dispose simplement d’une « marge d’erreur » par rapport à ce que la cour estime être la solution correcte.
. . . À la différence d’un examen selon la norme de la décision correcte, il y a souvent plus d’une seule bonne réponse aux questions examinées selon la norme de la décision raisonnable. [. . .] Même dans l’hypothèse où il y aurait une réponse meilleure que les autres, le rôle de la cour n’est pas de tenter de la découvrir lorsqu’elle doit décider si la décision est déraisonnable.
Même si le juge Iacobucci a tenu ces propos en liaison avec la norme de la décision raisonnable simpliciter, ils s’appliquent également à la norme de la décision manifestement déraisonnable, qui commande une plus grande déférence.
95 Il me paraît important de préciser que ni les présents motifs ni ceux de l’arrêt connexe Ontario c. S.E.E.F.P.O. n’entendent déroger au principe voulant que la cour appelée à contrôler une décision selon la norme actuelle du manifestement déraisonnable n’ait pas à déterminer la décision « correcte ». Dans chacun de ces pourvois, deux normes de contrôle étaient en cause : la norme de la décision correcte s’appliquait à une question de droit fondamentale — les déclarations de culpabilité des employés pouvaient‑elles être remises en cause — et celle de la décision manifestement déraisonnable s’appliquait à une question relevant de l’expertise même du tribunal — les employés avaient‑ils été congédiés pour un motif valable. Comme l’a estimé la juge Arbour, l’omission des arbitres de trancher correctement la question fondamentale de la remise en cause était suffisante pour conclure au caractère manifestement déraisonnable de leurs décisions. En effet, dans des circonstances comme celles de la présente espèce, il ne peut en être qu’ainsi : les décisions incorrectes que les arbitres ont rendues relativement à la question de droit fondamentale ont entièrement fondé leurs analyses juridiques, de même que leurs conclusions quant à savoir si les employés avaient été congédiés pour un motif valable. Pour résister à l’analyse selon la norme du manifestement déraisonnable, la décision doit avoir un fondement rationnel; ce critère ne peut être respecté lorsque, comme en l’espèce, ce qui fonde la décision du décideur — et la sous‑tend de fait en entier — est une conclusion de droit qui aurait dû être tirée correctement, ce qui n’a pas été le cas. Cependant, l’affirmation qu’en pareils cas une décision sera manifestement déraisonnable — une conclusion qui découle de l’applicabilité de deux normes de contrôle distinctes — diffère sensiblement de la proposition que, avant d’appliquer la norme du manifestement déraisonnable, la cour doive décider si la décision du tribunal est correcte ou non ou que, pour appliquer cette norme, la cour doive chercher, au cours de son analyse, à déterminer la décision correcte. En d’autres mots, pour les motifs exposés précédemment, l’application de la norme du manifestement déraisonnable ne saurait reposer sur la conclusion que la décision est incorrecte.
(ii) La norme de la décision manifestement déraisonnable et celle de la décision correcte, en pratique
96 Bien que notre Cour incline désormais à partager l’avis du juge La Forest dans Paccar, p. 1004 — « [l]es cours de justice doivent prendre soin [pour l’application de la norme du manifestement déraisonnable] de vérifier si la décision du tribunal a un fondement rationnel plutôt que de se demander si elles sont d’accord avec celle‑ci » — , le problème de la tension entre la norme du manifestement déraisonnable et celle de la décision correcte n’a pas été entièrement résolu. Le glissement de l’une à l’autre ressort encore parfois de la manière dont est appliquée la norme de la décision manifestement déraisonnable.
97 Après avoir analysé un certain nombre de décisions récentes, les observateurs ont signalé l’intensité et le caractère fondamental du contrôle en se demandant si notre Cour appliquait la norme de la décision manifestement déraisonnable en faisant preuve, dans les faits, de déférence. Je cite, à titre d’exemple,
les observations du professeur Lorne Sossin sur l’application de ce critère dans Canada Safeway Ltd. c. SDGMR, section locale 454, [1998] 1 R.C.S. 1079 :
[traduction] Après avoir établi que la déférence s’imposait à l’égard de l’interprétation des dispositions législatives par le Conseil, la Cour a procédé à l’analyse approfondie de cette interprétation. Les juges majoritaires ont estimé que le Conseil avait mal interprété l’expression « mise à pied déguisée » et avait omis d’accorder suffisamment d’importance aux dispositions de la convention collective. Leurs motifs expliquent clairement la préférence d’une autre interprétation que celle retenue par le Conseil. Ils sont moins explicites quant à l’absence de fondement rationnel de cette dernière. En fait, la Cour ne fait guère preuve de déférence vis‑à‑vis de l’interprétation, par le Conseil, de sa propre loi constitutive ou de sa détermination du poids à accorder aux dispositions de la convention collective. Canada Safeway soulève la question habituelle : comment une cour de justice doit‑elle manifester sa déférence, en particulier dans le domaine des relations de travail?
(L. Sossin, « Developments in Administrative Law : The 1997‑98 and 1998‑99 Terms » (2000), 11 S.C.L.R. (2d) 37, p. 49)
98 Le professeur Ian Holloway formule des observations semblables relativement à Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644 :
[traduction] Dans ses motifs, [la juge McLachlin (maintenant Juge en chef)] a cité les extraits familiers de SCFP, mais elle a fondé sa décision sur la jurisprudence. Elle ne s’est pas demandé si, malgré le fait qu’elle différait des décisions rendues dans d’autres ressorts, la conclusion de la Commission des relations de travail de Terre‑Neuve pouvait « rationnellement » s’appuyer sur les dispositions de la Labour Relations Act relatives à l’obligation du successeur. Elle s’est plutôt demandé si la Commission avait correctement interprété la loi, tout comme l’aurait fait une cour d’appel pour la décision d’un juge de première instance. En d’autres termes, elle a effectivement établi une équivalence entre la norme du manifestement déraisonnable et celle de la décision fondée en droit.
(I. Holloway, « “A Sacred Right” : Judicial Review of Administrative Action as a Cultural Phenomenon » (1993) 22 R.D. Man. 28, p. 64-65 (en italique dans l’original); voir également Allars, loc. cit., p. 178.)
99 Dans certains cas, lorsqu’elle applique la norme de la décision manifestement déraisonnable, l’on peut reprocher à notre Cour de faire implicitement ce qu’elle rejette explicitement, soit modifier une décision qu’elle juge incorrecte, et non seulement une décision sans fondement rationnel. Dès lors, la ligne de démarcation entre la norme de la décision correcte, d’une part, et la norme de la décision manifestement déraisonnable, d’autre part, s’obscurcit. Il est fort possible qu’un tel risque soit inhérent au contrôle selon une norme de raisonnabilité, quelle qu’elle soit, étant donné la nature du processus intellectuel que ce contrôle suppose. Néanmoins, l’existence de deux normes de raisonnabilité paraît avoir accentué la tension sous-jacente entre ces deux normes et la norme de la décision correcte.
c) L’interaction entre la norme du manifestement déraisonnable et celle de la décision raisonnable simpliciter
100 La différence conceptuelle entre le contrôle selon la norme de la décision correcte et le contrôle selon la norme du manifestement déraisonnable peut être intuitive et relativement facile à constater (bien que, en pratique, des éléments du premier empiètent parfois de manière inquiétante sur le second), toutefois la frontière entre le caractère manifestement déraisonnable et le caractère raisonnable simpliciter est encore moins claire, même sur le plan théorique.
(i) Le fondement théorique de la norme du manifestement déraisonnable et de la norme du raisonnable simpliciter
101 L’absence d’une frontière suffisamment claire entre ces deux normes est attribuable au fait que celle du manifestement déraisonnable est apparue avant l’adoption de l’analyse pragmatique et fonctionnelle (voir S.C.F.P. c. Ontario, précité, par. 161) et, plus particulièrement, avant (et non en même temps que) la formulation de la norme de la décision raisonnable simpliciter dans Southam, précité. Puisque la norme de la décision manifestement déraisonnable, qui traduit une attitude de déférence judiciaire, avait été conçue par opposition uniquement à la norme de la décision correcte, il suffisait, pour en circonscrire la portée, que notre Cour mette l’accent sur l’idée que l’interprétation d’une loi ou le règlement d’un litige appelle souvent plus d’une interprétation correcte et que, dans certains cas, un tribunal administratif spécialisé peut être plus à même qu’une cour de justice de choisir entre les interprétations possibles. Le cas échéant, à condition que la décision puisse « rationnellement s’appuyer sur une interprétation qu’on peut raisonnablement considérer comme étayée par la législation pertinente », la cour doit s’abstenir de la modifier (Nipawin, précité, p. 389).
102 L’adoption de la norme du raisonnable simpliciter a cependant changé la donne, la validité d’interprétations multiples constituant également la prémisse de cette nouvelle variante du contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Considérons par exemple l’extrait suivant de Ryan, cité précédemment, sur la norme de la décision raisonnable simpliciter :
À la différence d’un examen selon la norme de la décision correcte, il y a souvent plus d’une seule bonne réponse aux questions examinées selon la norme de la décision raisonnable. [. . .] Même dans l’hypothèse où il y aurait une réponse meilleure que les autres, le rôle de la cour n’est pas de tenter de la découvrir lorsqu’elle doit décider si la décision est déraisonnable.
(Ryan, précité, par. 51; voir également par. 55.)
Il est difficile de distinguer ces propos de ceux tenus pour décrire la norme du manifestement déraisonnable, non seulement dans les arrêts ayant établi cette norme, comme Nipawin et SCFP, précités, mais aussi dans les arrêts plus récents où notre Cour l’a appliquée. Par exemple, dans Ivanhoe, précité, la juge Arbour fait observer que « la reconnaissance par le législateur et les tribunaux de la multiplicité de solutions qui peuvent être apportées à un différend constitue l’essence même de la norme de contrôle du manifestement déraisonnable, qui perdrait tout son sens si l’on devait juger qu’une seule solution est acceptable » (par. 116).
103 Comme la norme du manifestement déraisonnable et celle du raisonnable simpliciter se fondent toutes deux sur ce principe directeur, il a été difficile de concevoir qu’elles étaient distinctes du point de vue analytique, et non sur le seul plan sémantique. Les tentatives pour établir une distinction valable entre les deux normes ont principalement revêtu deux formes reflétant les deux catégories de définitions du caractère manifestement déraisonnable. L’une d’elles distingue entre manifestement déraisonnable et raisonnable simpliciter en fonction de l’importance relative du défaut. L’autre met l’accent sur le caractère « flagrant ou évident » du défaut et, partant sur le caractère plus ou moins envahissant du processus d’analyse nécessaire à sa mise au jour. Chacune comporte ses propres difficultés.
(ii) L’importance du défaut
104 Dans AFPC, précité, p. 963-964, le juge Cory a décrit comme suit la décision manifestement déraisonnable :
Dans le Grand Larousse de la langue française, l’adjectif manifeste est ainsi défini : « Se dit d’une chose que l’on ne peut contester, qui est tout à fait évidente ». On y trouve pour le terme déraisonnable la définition suivante : « Qui n’est pas conforme à la raison; qui est contraire au bon sens ». Eu égard donc à ces définitions des mots « manifeste » et « déraisonnable », il appert que si la décision qu’a rendue la Commission, agissant dans le cadre de sa compétence, n’est pas clairement irrationnelle, c’est‑à‑dire, de toute évidence non conforme à la raison, on ne saurait prétendre qu’il y a eu perte de compétence.
Cette définition n’était peut‑être pas problématique en soi, mais elle l’est devenue lorsque la norme de la décision raisonnable simpliciter a vu le jour, en partie à cause de ce que les observateurs ont appelé la [traduction] « difficulté tautologique de distinguer des normes de rationalité à partir du terme “clairement” » (voir Cowan, op. cit., p. 27‑28; voir également G. Perrault, Le contrôle judiciaire des décisions de l’administration : De l’erreur juridictionnelle à la norme de contrôle (2002), p. 116; S. Comtois, Vers la primauté de l’approche pragmatique et fonctionnelle : Précis du contrôle judiciaire des décisions de fond rendues par les organismes administratifs (2003), p. 34-35; P. Garant, Droit administratif (4e éd. 1996), vol. 2, p. 193).
105 Mullan fait allusion aux difficultés tant pratiques que théoriques du maintien d’une distinction fondée sur l’importance du défaut, c’est‑à‑dire sur le degré d’irrationalité d’une décision :
[traduction] . . . il est vrai que dans AFPC, le juge Cory a accolé l’épithète « clairement » au mot « irrationnelle » en faisant état d’un cas particulier de décision manifestement déraisonnable. Cependant, je serais fort étonné qu’il ait employé l’adverbe « clairement » pour autre chose qu’un effet de rhétorique. En fait, soutenir que seule la décision « clairement irrationnelle » est manifestement déraisonnable, à l’exclusion de celle qui est irrationnelle simpliciter, vide de sens la règle de droit. Rattacher l’adverbe « clairement » à l’adjectif « irrationnelle » est certes une tautologie. Tout comme l’« unicité », l’irrationalité est ou n’est pas. Une décision ne peut être un peu irrationnelle. En d’autres termes, je mets au défi tout juge ou avocat d’illustrer concrètement la différence entre une décision simplement irrationnelle et une décision clairement irrationnelle! Quoi qu’il en soit, il y a lieu de s’inquiéter d’un régime de contrôle judiciaire qui permet le maintien d’une décision irrationnelle, même lorsque s’applique la norme commandant le degré le plus élevé de déférence.
(Mullan, « Recent Developments in Standard of Review », loc. cit., p. 24‑25)
Sont également pertinentes à ce propos ces observations de la juge Reed dans Hao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 296 (QL) (1re inst.), par. 9 :
Je fais remarquer que je n’ai jamais été convaincue que la norme de la « décision manifestement déraisonnable » différait sensiblement de celle de la « décision déraisonnable ». Le mot « manifestement » veut dire clairement ou de toute évidence. Si le caractère déraisonnable d’une décision n’est ni clair, ni évident, je ne vois pas comment cette décision peut être considérée comme déraisonnable.
106 Même un bref examen des caractéristiques que notre Cour a attribuées aux décisions manifestement déraisonnables et aux décisions déraisonnables fait ressortir qu’il est extrêmement difficile, sinon impossible, de maintenir entre ces deux formes du critère de la décision raisonnable une distinction véritable fondée sur la gravité du défaut et l’importance de l’écart entre la décision et une décision raisonnable. Pour l’application de l’une et l’autre des normes, la cour doit prendre soin de vérifier « si la décision du tribunal a un fondement rationnel » (voir par exemple Paccar, précité, p. 1004, le juge La Forest; Ryan, précité, par. 55‑56). L’on a affirmé de la décision manifestement déraisonnable qu’elle « ne saurait être maintenue selon une interprétation raisonnable des faits ou du droit » (National Corn Growers, précité, p. 1369, le juge Gonthier) ni « rationnellement s’appuyer sur une interprétation qu’on peut raisonnablement considérer comme étayée par la législation pertinente » (Nipawin, précité, p. 389). Notre Cour a ajouté par ailleurs de la décision déraisonnable qu’« aucun des raisonnements avancés pour étayer la décision ne pouvait raisonnablement amener le tribunal à rendre la décision prononcée » (Ryan, précité, par. 53).
107 Suivant les normes actuelles du manifestement déraisonnable et du raisonnable simpliciter, le seul désaccord avec la décision du tribunal ne suffit pas pour justifier l’intervention de la cour (voir par exemple Paccar, précité, p. 1003-1004, le juge La Forest, et Chamberlain, précité, par. 15, la juge en chef McLachlin). Lorsqu’elle appliquera la norme de la décision manifestement déraisonnable, « la cour de justice fera preuve de retenue même si, à son avis, l’interprétation qu’a donnée le tribunal [. . .] n’est pas la “bonne” ni même la “meilleure” de deux interprétations possibles, pourvu qu’il s’agisse d’une interprétation que peut raisonnablement souffrir le texte de la convention » (Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, p. 341). Au regard de la norme de la décision raisonnable simpliciter, « une décision peut satisfaire à la norme du raisonnable si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n’est pas convaincante aux yeux de la cour de révision » (Ryan, précité, par. 55). Il me paraît n’y avoir aucune différence qualitative réelle entre ces définitions d’une analyse axée sur la recherche d’un fondement rationnel; comment, par exemple, une décision non « fondée sur une explication raisonnable » (et donc « simplement » déraisonnable) se distingue‑t‑elle d’une décision qui ne peut « raisonnablement s’appuyer » sur la législation pertinente (et qui est donc manifestement déraisonnable)?
108 En fin de compte, la question essentielle demeure la même pour les deux normes : la décision du tribunal est‑elle conforme à la raison? Si la réponse est négative du fait que, par exemple, les dispositions en cause ne peuvent rationnellement appuyer l’interprétation du tribunal, l’erreur entraîne l’invalidation de la décision, que la norme appliquée soit celle du raisonnable simpliciter ou du manifestement déraisonnable (voir D. K. Lovett, « That Curious Curial Deference Just Gets Curiouser and Curiouser — Canada (Director of Investigation and Research) v. Southam Inc. » (1997), 55 Advocate (B.C.) 541, p. 545). Puisque les deux variantes de la norme de la décision raisonnable possèdent le même fondement théorique, l’intervention de la cour de justice s’appuiera sur sa conclusion selon laquelle la décision du tribunal déborde des limites du raisonnable, et non sur de « subtiles nuances » entre le critère du manifestement déraisonnable et celui du raisonnable simpliciter (voir Falzon, loc. cit., p. 33).
109 L’existence de ces deux variantes de la norme de la décision raisonnable contraint la cour chargée du contrôle à continuer à affronter les grandes difficultés d’ordre pratique que comporte en soi l’établissement d’une distinction réelle entre les deux normes. Une distinction proposée sur le fondement de la gravité relative du défaut comporte non seulement des difficultés d’ordre pratique, mais soulève également des questions de principe, en ce qu’elle suppose que la norme du manifestement déraisonnable, en exigeant que la décision soit « clairement », et non « simplement », irrationnelle, offre une marge de manœuvre dans l’appréciation des décisions qui ne sont pas conformes à la raison. À cet égard, je me permets de rappeler les propos de Mullan selon lesquels [traduction] « il y a lieu de s’inquiéter d’un régime de contrôle judiciaire qui permet le maintien d’une décision irrationnelle, même lorsque s’applique la norme commandant le degré le plus élevé de déférence » (Mullan, « Recent Developments in Standard of Review », loc. cit., p. 25).
(iii) Le caractère flagrant ou évident du défaut
110 Il convient d’examiner un autre critère appliqué pour distinguer entre le manifestement déraisonnable et le raisonnable simpliciter. Dans Southam, précité, par. 57, notre Cour a mis l’accent sur le caractère « flagrant ou évident » du défaut :
La différence entre « déraisonnable » et « manifestement déraisonnable » réside dans le caractère flagrant ou évident du défaut. Si le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal, la décision de celui‑ci est alors manifestement déraisonnable. Cependant, s’il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler le défaut, la décision est alors déraisonnable mais non manifestement déraisonnable.
111 À mon avis, l’insistance sur le caractère « flagrant ou évident » du défaut et, partant, sur la nature plus ou moins envahissante de l’examen nécessaire à sa découverte, pour distinguer entre le manifestement déraisonnable et le raisonnable simpliciter, a fait naître deux difficultés. La première est de circonscrire dans chacun des cas l’examen qui est assez envahissant sans l’être trop. La deuxième se retrouve dans l’ambiguïté de la définition du caractère « flagrant ou évident » dans ce contexte : est-ce le caractère évident du défaut, le fait qu’il ressorte à première vue de la décision, qui définit fondamentalement le contrôle selon la norme du manifestement déraisonnable (voir J. L. H. Sprague, « Another View of Baker » (1999), 7 Reid’s Administrative Law 163, p. 163 et 165, note 5) ou s’agit-il plutôt du caractère évident du défaut, compte tenu de la facilité avec laquelle il peut être qualifié de grave après sa découverte? Cette dernière interprétation peut poser des problèmes semblables à ceux mentionnés précédemment — l’établissement d’une échelle de l’irrationalité. La première interprétation me paraît comporter ses propres difficultés, dont je fais état ci‑après.
112 En ce qui concerne tout d’abord la difficulté d’appliquer de facto une distinction fondée sur le caractère « flagrant ou évident » du défaut, d’aucuns ont déploré que le critère de l’« examen assez poussé » (voir Southam, précité, par. 56) ne soit pas suffisamment clair (voir D. W. Elliott, « Suresh and the Common Borders of Administrative Law : Time for the Tailor? » (2002), 65 Sask. L. Rev. 469, p. 486‑487). Comme le fait observer Elliott : [traduction] « [l]a nuance entre un “examen assez poussé” et un examen simplement poussé ou moins poussé, est subtile. Elle est trop subtile pour permettre aux cours de justice de différencier clairement les trois normes. »
113 Notre Cour a elle-même eu du mal à effectuer, dans tous les cas d’application de la norme du manifestement déraisonnable, un examen moins poussé par rapport à l’examen « assez poussé » qui caractérise la norme du raisonnable simpliciter. Même si l’on a affirmé qu’un examen moins envahissant constituait la caractéristique fondamentale de la norme du manifestement déraisonnable, dans un certain nombre d’arrêts récents, y compris Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) et Ivanhoe, précités, l’on peut qualifier d’« assez » poussée, à tout le moins, l’analyse que notre Cour a effectuée en fonction de cette norme.
114 Même avant Southam et l’élaboration de la norme du raisonnable simpliciter, un degré d’incertitude régnait quant au caractère plus ou moins approfondi que devait revêtir le contrôle en fonction de la norme du manifestement déraisonnable. Cela ressort particulièrement de National Corn Growers, précité (voir généralement Mullan, « Of Chaff Midst the Corn », loc. cit.; Mullan, Administrative Law, op. cit., p. 72-73). Dans cette affaire, alors que, se fondant sur son interprétation de SCFP, précité, la juge Wilson préconise la retenue, le juge Gonthier, au nom des juges majoritaires, se livre à un examen plutôt approfondi de la décision du Tribunal canadien des importations. Selon lui, « [d]ans certains cas, le caractère déraisonnable d’une décision peut ressortir sans qu’il soit nécessaire d’examiner en détail le dossier. Dans d’autres cas, il se peut qu’elle ne soit pas moins déraisonnable mais que cela ne puisse être constaté qu’après une analyse en profondeur » (p. 1370).
115 À lui seul, Southam n’a pas réglé définitivement la question de l’examen plus ou moins envahissant que commande la norme du manifestement déraisonnable. L’énoncé « s’il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler le défaut, la décision est alors déraisonnable mais non manifestement déraisonnable » (par. 57) paraît militer contre un examen en profondeur. Cependant, l’énoncé suivant laisse planer la possibilité que, dans certains cas, la norme de la décision manifestement déraisonnable commande un examen assez approfondi : « Si la décision contrôlée par un juge est assez complexe, il est possible qu’il lui faille faire beaucoup de lecture et de réflexion avant d’être en mesure de saisir toutes les dimensions du problème » (par. 57).
116 Ces réflexions nous amènent à l’examen de la deuxième difficulté : qu’entend-on par défaut flagrant ou évident? L’arrêt Southam reste ambigu sur ce point. Comme je l’ai exposé, d’une part, l’on entend par décision manifestement déraisonnable la décision qui, à première vue, est entachée d’un défaut, alors que la décision déraisonnable est celle qui est affectée d’un défaut dont la découverte exige maintes recherches ou vérifications. Toutefois, dans Southam, notre Cour laisse entendre par ailleurs que le caractère « flagrant ou évident » d’un défaut manifestement déraisonnable ne tient pas à la facilité de sa détection mais bien à celle de sa qualification de grave une fois qu’il a été découvert. Revêt alors une importance particulière à cet égard l’énoncé selon lequel « une fois que les contours du problème sont devenus apparents, si la décision est manifestement déraisonnable, son caractère déraisonnable ressortira » (par. 57). On reconnaît ainsi (parfois seulement tacitement, il est vrai) que ce qui doit en fait ressortir — c’est‑à‑dire être clair, manifeste ou flagrant — c’est l’importance du défaut lors de sa mise au jour et admettre que, dans certains cas, [traduction] « il ne sera tout simplement pas possible de comprendre l’argumentation relative au caractère manifestement déraisonnable et d’y répondre sans procéder à une analyse et à une évaluation approfondies du dossier du tribunal et de son raisonnement » (voir Mullan, Administrative Law, op. cit., p. 72; voir également Ivanhoe, précité, par. 34).
117 Dans le récent arrêt Ryan, par. 52, notre Cour a apporté plus de clarté à l’arrêt Southam, malgré la persistance d’une part d’ambiguïté :
Dans Southam, précité, par. 57, la Cour explique que la différence entre une décision déraisonnable et une décision manifestement déraisonnable réside « dans le caractère flagrant ou évident du défaut ». Autrement dit, dès qu’un défaut manifestement déraisonnable a été relevé, il peut être expliqué simplement et facilement, de façon à écarter toute possibilité réelle de douter que la décision est viciée. La décision manifestement déraisonnable a été décrite comme étant « clairement irrationnelle » ou « de toute évidence non conforme à la raison » (Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941, p. 963‑964, le juge Cory; Centre communautaire juridique de l’Estrie c. Sherbrooke (Ville), [1996] 3 R.C.S. 84, par. 9‑12, le juge Gonthier). Une décision qui est manifestement déraisonnable est à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir. [Je souligne.]
Cet extrait met l’accent non plus sur le caractère évident du défaut en ce qu’il ressort à première vue de la décision, mais sur celui de l’importance du défaut une fois qu’il est découvert. Un autre passage, cependant, insiste plutôt sur le caractère plus ou moins envahissant de l’examen qui s’impose pour découvrir le défaut comme critère de distinction entre le manifestement déraisonnable et le raisonnable simpliciter :
Une décision peut être déraisonnable sans être manifestement déraisonnable lorsque le défaut dans la décision est moins évident et qu’il ne peut être décelé qu’après « un examen ou [. . .] une analyse en profondeur » (Southam, précité, par. 57). L’explication du défaut peut exiger une explication détaillée pour démontrer qu’aucun des raisonnements avancés pour étayer la décision ne pouvait raisonnablement amener le tribunal à rendre la décision prononcée.
(Ryan, précité, p. 53)
118 Cette ambiguïté a incité des observateurs comme David Phillip Jones à se demander encore, à la lumière de Ryan, si
[traduction] ce qui rend la décision « manifestement déraisonnable » doit ressortir à première vue du dossier [. . .] Ou peut-on tenir compte d’autres facteurs que le dossier pour établir en quoi la décision est manifestement déraisonnable? Est-ce le caractère « flagrant ou évident du défaut » qui la rend manifestement déraisonnable ou cette norme exige‑t‑elle une extravagance viciant à tel point la décision qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier son maintien?
(D. P. Jones, « Notes on Dr. Q and Ryan : Two More Decisions by the Supreme Court of Canada on the Standard of Review in Administrative Law », exposé initialement présenté à l’Institut canadien d’administration de la justice, table ronde de l’Ouest, Edmonton, 25 avril 2003, p. 10.)
119 Comme nous l’avons vu, les réponses à ces questions sont loin d’aller de soi, même sur le plan théorique. Quand jugera-t-on excessif le mal que doivent se donner pour y répondre les cours de justice et les avocats s’efforçant d’appliquer non seulement la norme du manifestement déraisonnable, mais aussi celle du raisonnable simpliciter? (Voir à cet égard les observations de Mullan dans « Recent Developments in Standard of Review », loc. cit., p. 4.)
120 À défaut d’une réforme en la matière ou d’une clarification des normes, la confusion « épistémologique » entourant la relation entre le manifestement déraisonnable et le raisonnable simpliciter persistera. Ainsi, tant les types d’erreurs que les deux variantes de la norme de la décision raisonnable permettent de déceler — soit les interprétations qui ne peuvent être tenues pour « raisonnables », « rationnelles » ou « défendables » compte tenu des dispositions en cause — que la manière dont les deux normes sont appliquées seront en pratique, si ce n’est nécessairement en théorie, essentiellement les mêmes.
121 Il n’existe pas de solution facile à ce problème délicat. En dépit des mesures prises pour préciser le contenu des catégories actuelles de décisions manifestement déraisonnables ou la relation existant entre elles, cette norme et celle de la décision raisonnable simpliciter continueront d’avoir une raison d’être commune : il arrive souvent que le législateur s’exprime de manière équivoque et qu’une disposition [traduction] « se prête à plus d’une interprétation »; tant que l’interprétation du tribunal administratif spécialisé [traduction] « ne dépasse pas les limites d’une conception raisonnable de l’interprétation qui s’impose, rien ne justifie la cour d’intervenir » (Mullan, « Recent Developments in Standard of Review », loc. cit., p. 18). Il demeurera donc difficile d’assurer l’étanchéité conceptuelle de ces normes et je m’interroge sur l’utilité, au bout du compte, des efforts théoriques que cet exercice exige. De toute évidence, la décision qui ne satisfait pas à la norme du manifestement déraisonnable ne répond pas non plus à celle du raisonnable simpliciter, mais il paraît difficile de concevoir un cas où l’inverse n’est pas également vrai : lorsqu’une décision n’est pas fondée sur une explication défendable (et est de ce fait déraisonnable) (Ryan, précité, par. 55), quelle est la possibilité de sa confirmation « selon une interprétation raisonnable des faits ou du droit » (sans qu’elle soit tenue pour manifestement déraisonnable) (National Corn Growers, précité, le juge Gonthier, p. 1369)?
122 Ainsi, la norme du manifestement déraisonnable et celle du raisonnable simpliciter exigent des cours de justice qu’elles accordent une « attention respectueuse » aux motifs des tribunaux administratifs en se prononçant sur la rationalité de leurs décisions (voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 65, la juge L’Heureux‑Dubé, citant D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286, et Ryan, précité, par. 49).
123 Il est peu probable que, en pratique, les efforts visant à distinguer ces deux variantes de la déférence judiciaire en qualifiant l’examen que commande l’une d’elles d’« un peu plus poussé » se révèlent plus fructueux que par le passé. Fonder la distinction sur l’aisance relative avec laquelle peut être découvert le défaut crée par ailleurs un dilemme plus théorique : pourquoi un défaut ressortant à première vue de la décision justifierait‑il davantage la cour d’intervenir qu’un défaut caché? Même si un défaut peut être aisément décelé en raison de sa gravité, un défaut grave ne sera pas nécessairement facile à découvrir; par ailleurs, une erreur peut être d’emblée évidente ou manifeste, mais sans avoir d’effet sérieux.
124 Par contre, préciser que le caractère « flagrant ou évident » ne tient pas à la facilité de la détection du défaut, mais bien à la facilité avec laquelle, une fois mis au jour (à l’issue d’un examen superficiel ou poussé), le défaut peut être qualifié de grave pourrait bien amener les cours de justice à soumettre plus fréquemment les décisions qu’elles contrôlent en fonction de la norme du manifestement déraisonnable à un examen aussi approfondi que celui effectué au regard de la norme du raisonnable simpliciter, gommant ainsi davantage la différence, s’il en est, entre les deux.
125 Préciser que le caractère « flagrant ou évident » du défaut ne renvoie pas au fait qu’il ressort à première vue de la décision, mais plutôt à son importance, une fois découvert, donne également à penser qu’il est possible et opportun qu’une cour de justice tente de recourir à une échelle de l’irrationalité lorsqu’elle évalue la décision d’un tribunal administratif. Par exemple, telle décision est suffisamment irrationnelle pour être déraisonnable, mais elle ne l’est pas assez pour être infirmée suivant la norme du manifestement déraisonnable. Un tel résultat conduit à se demander si le législateur a pu vouloir qu’une décision irrationnelle soit maintenue. Quoi qu’il en soit, une telle interprétation paraît difficile à concilier avec les exigences d’un régime juridique fondé sur la règle de droit.
126 Je reconnais que le cadre établi par notre Cour depuis l’adoption, dans Southam, précité, d’une troisième norme de contrôle, comporte certains avantages, du moins en théorie. L’existence d’une norme intermédiaire paraît permettre aux cours de justice de mieux adapter le degré de déférence à la situation considérée. Toutefois, j’estime qu’une leçon doit être tirée de notre expérience : les inconvénients du cadre actuel, y compris les difficultés conceptuelles et pratiques découlant du chevauchement entre la norme du manifestement déraisonnable et celle du raisonnable simpliciter, de même que la difficulté résultant de l’interaction paradoxale entre la norme du manifestement déraisonnable et celle de la décision correcte, paraissent l’emporter sur ces avantages.
127 Plus particulièrement, l’impossibilité de maintenir une distinction analytique viable entre les deux variantes de la norme de la décision raisonnable a fait obstacle, en pratique, à une application présumément plus fidèle à l’intention du législateur. En fin de compte, tenter d’établir une distinction entre une décision déraisonnable et une décision manifestement déraisonnable peut être aussi stérile que d’essayer de distinguer ce qui est « illisible » de ce qui est « manifestement illisible ». Même s’il est possible d’établir, dans l’abstrait, une distinction conceptuelle, la réalité fonctionnelle veut que, une fois le texte jugé illisible — que cette illisibilité ressorte d’un examen sommaire ou uniquement d’une analyse en profondeur — , le résultat demeure le même. Il serait vain de chercher à savoir si le texte est illisible simpliciter ou manifestement illisible; dans l’un et l’autre des cas, il ne peut être lu.
128 Il ne faut pas non plus perdre de vue les fondements théoriques et l’objectif ultime du contrôle judiciaire. Le contrôle judiciaire vise à maintenir l’ordre juridique normatif en s’assurant que les décisions des tribunaux administratifs soient rendues conformément à la procédure établie et soient défendables quant au fond. Comme l’a expliqué la juge en chef McLachlin dans Dr Q, précité, par. 21, les deux fondements du contrôle judiciaire sont l’intention du législateur et la primauté du droit :
[Dans Pushpanathan,] [l]e juge Bastarache affirme que « [l]a détermination de la norme de contrôle que la cour de justice doit appliquer est centrée sur l’intention du législateur qui a créé le tribunal dont la décision est en cause » (par. 26). Cependant, cette méthode tient aussi dûment compte des « conséquences qui découlent d’un octroi de pouvoir » (Bibeault, p. 1089) et, tout en sauvegardant « [l]e rôle des cours supérieures dans le maintien de la légalité » (p. 1090), renforce le principe selon lequel il ne faut pas recourir sans nécessité à ce pouvoir de surveillance. La méthode pragmatique et fonctionnelle implique ainsi l’examen de l’intention du législateur, mais sur l’arrière-plan de l’obligation constitutionnelle des tribunaux de protéger la légalité.
En somme, la cour appelée à déterminer la norme de contrôle applicable doit rester fidèle à la volonté du législateur d’investir le tribunal administratif du pouvoir de rendre la décision. Elle doit en outre respecter le principe fondamental selon lequel, dans une société où prime le droit, le pouvoir ne doit pas être exercé de manière arbitraire.
129 Comme notre Cour l’a signalé, « la règle de droit » est une « expression haute en couleur qui, sans qu’il soit nécessaire d’en examiner ici les nombreuses implications, communique par exemple un sens de l’ordre, de la sujétion aux règles juridiques connues et de la responsabilité de l’exécutif devant l’autorité légale » (Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, p. 805‑806). Notre Cour a développé sa pensée sur le sujet dans Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 71 :
Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, aux pp. 747 à 752, notre Cour a défini les éléments de la primauté du droit. Nous avons souligné en premier lieu la suprématie du droit sur les actes du gouvernement et des particuliers. En bref, il y a une seule loi pour tous. Deuxièmement, nous expliquons, à la p. 749, que « la primauté du droit exige la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l’ordre normatif ». [. . .] Un troisième aspect de la primauté du droit [. . .] tient à ce que l’« exercice de tout pouvoir public doit en bout de ligne tirer sa source d’une règle de droit ». En d’autres termes, les rapports entre l’État et les individus doivent être régis par le droit. Pris ensemble, ces trois volets forment un principe d’une profonde importance constitutionnelle et politique.
« À son niveau le plus élémentaire », notre Cour a‑t‑elle ajouté, au par. 70, « le principe de la primauté du droit assure aux citoyens et résidents une société stable, prévisible et ordonnée où mener leurs activités. Elle fournit aux personnes un rempart contre l’arbitraire de l’État. »
130 Parce que l’État ne peut agir arbitrairement, l’exercice du pouvoir doit être justifiable. Comme la Juge en chef l’a fait observer :
[traduction] . . . les sociétés où prime le droit se caractérisent par une certaine obligation de justification. Dans une société démocratique, ce pourrait bien être la caractéristique générale de la primauté du droit dans laquelle sont subsumés les idéaux plus spécifiques. Dans une société caractérisée par une culture de la justification, l’exercice d’un pouvoir public n’est opportun que s’il peut être justifié aux yeux des citoyens sur les plans de la rationalité et de l’équité.
(Voir madame la juge B. McLachlin, « The Roles of Administrative Tribunals and Courts in Maintaining the Rule of Law » (1998-1999), 12 C.J.A.L.P. 171, p. 174 (en italique dans l’original); voir également MacLauchlan, loc. cit., p. 289‑291.)
Le contrôle judiciaire axé sur le fond vise à déterminer si la décision du tribunal administratif peut se justifier rationnellement, et celui axé sur la procédure (la décision satisfait‑elle aux exigences de l’équité procédurale?), si elle est équitable.
131 Au cours des dernières années, notre Cour a reconnu que tant les cours de justice que les tribunaux administratifs ont un rôle important à jouer dans le maintien et l’application de la primauté du droit. Comme l’a souligné la juge Wilson dans National Corn Growers, précité, les cours de justice ont conclu que « souvent, les dispositions législatives ne se prêtent pas à une seule interprétation qui soit particulièrement juste » et qu’un tribunal administratif peut être « mieux en mesure que la cour chargée du contrôle de dissiper les ambiguïtés dans le texte d’une loi et d’en combler les lacunes » d’une manière judicieuse dans son domaine spécialisé (p. 1336, citant J. M. Evans et autres, Administrative Law (3e éd. 1989), p. 414). L’interprétation et l’application du droit ne ressortissent donc plus uniquement aux cours de justice. Les tribunaux administratifs jouent un rôle vital, un rôle de plus en plus important. Comme la juge McLachlin l’a dit fort à‑propos dans une récente allocution sur le rôle des cours de justice et des tribunaux administratifs dans le maintien de la primauté du droit : [traduction] « Une culture de la justification fait en sorte que l’analyse ne porte plus sur les institutions elles‑mêmes, mais, plus subtilement, sur ce qu’elles sont en mesure de faire pour le progrès rationnel de la société civile. Bref, la primauté du droit peut s’exprimer par plusieurs voix, à condition que l’harmonie qui en résulte se fasse l’écho des valeurs d’équité et de rationalité qui la sous-tendent » (McLachlin, loc. cit., p. 175).
132 En confirmant le rôle des tribunaux administratifs dans l’interprétation et l’application du droit, il convient cependant de rappeler une distinction importante : dire que l’Administration a un rôle légitime à jouer dans le règlement des litiges équivaut à affirmer que les tribunaux administratifs sont aptes (et peut‑être plus aptes) à choisir entre plusieurs décisions raisonnables. Ce n’est pas conclure que le prononcé de décisions déraisonnables a place dans le système de justice. N’est-ce pas là l’effet de l’application d’une norme de la décision manifestement déraisonnable eu égard à une norme intermédiaire de la décision raisonnable simpliciter?
133 À supposer que l’on puisse effectivement distinguer entre une décision déraisonnable et une décision manifestement déraisonnable, il arrivera qu’une décision déraisonnable (c’est‑à‑dire irrationnelle) doive être maintenue. Ceci se produira si la norme de contrôle est celle du manifestement déraisonnable lorsque la décision contestée est déraisonnable, sans l’être manifestement. Je le répète, je doute qu’un tel résultat puisse être concilié avec l’intention du législateur, l’analyse pragmatique et fonctionnelle devant, en théorie, refléter le plus fidèlement possible cette volonté législative. En matière d’interprétation législative, une cour de justice doit toujours être très réticente à imputer au législateur l’intention de laisser l’Administration accomplir un acte irrationnel, à moins que cette intention ne soit formulée sans aucune équivoque (voir Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 367-368). Sur le plan théorique, le principe constitutionnel de la primauté du droit, un principe fondamental d’interprétation toujours applicable dans ce contexte, le confirme : lorsqu’une cour de justice conclut que le législateur a voulu qu’il n’existe aucun recours contre une décision irrationnelle, il paraît très probable qu’elle a mal interprété l’intention du législateur.
134 Le droit administratif a connu un développement considérable au cours des 25 dernières années, soit depuis l’arrêt SCFP. Cette évolution, qui témoigne d’une grande déférence envers les décideurs administratifs et reflète l’importance de leur rôle, a soulevé certaines difficultés ou préoccupations. Il restera à examiner, dans une affaire qui s’y prête, la solution qu’il conviendrait d’apporter à ces difficultés. Les tribunaux devraient-ils passer à un système de contrôle judiciaire comportant deux normes, celle de la décision corrrecte et une norme révisée et unifiée de raisonnabilité? Devrions-nous tenter de définir plus clairement la nature et la portée de chaque norme ou repenser leur relation et leur application? Voilà peut-être une partie de la tâche qui attend les cours de justice : construire à partir de l’évolution récente tout en s’appuyant sur la tradition juridique qui a façonné le cadre des règles actuelles de droit en matière de contrôle judiciaire.
III. Dispositif
135 Sous réserve des observations formulées dans les présents motifs, je souscris au dispositif que la juge Arbour propose dans le présent pourvoi.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelant : Caley & Wray, Toronto.
Procureurs de l’intimée la Ville de Toronto : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.
Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.