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25/03/2021 | CANADA | N°2021CSC11

Canada | Canada, Cour suprême, 25 mars 2021, Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11


COUR SUPRÊME DU CANADA


Référence : Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11

 

Appels entendus : 22, 23 septembre 2020
Jugement rendu : 25 mars 2021
Dossiers : 38663, 38781, 39116

 


 
Entre :
Procureur général de la Saskatchewan
Appelant
 
et
 
Procureur général du Canada
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général du

Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Progress Alberta Communications Limited, Congrès du travail du Canada,...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11

 

Appels entendus : 22, 23 septembre 2020
Jugement rendu : 25 mars 2021
Dossiers : 38663, 38781, 39116

 

 
Entre :
Procureur général de la Saskatchewan
Appelant
 
et
 
Procureur général du Canada
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Progress Alberta Communications Limited, Congrès du travail du Canada, Saskatchewan Power Corporation, SaskEnergy Incorporated, Océans Nord, Assemblée des Premières Nations, Fédération canadienne des contribuables, Commission de l’écofiscalité du Canada, Association canadienne du droit de l’environnement, Environmental Defence Canada Inc., Sisters of Providence of St. Vincent de Paul, Amnistie Internationale Canada, Association nationale Femmes et Droit, Amis de la Terre, International Emissions Trading Association, Fondation David Suzuki, Première Nation des Chipewyan d’Athabasca, Institut pour l’IntelliProspérité, Association canadienne de santé publique, Climate Justice Saskatoon, National Farmers Union, Saskatchewan Coalition for Sustainable Development, Saskatchewan Council for International Cooperation, Saskatchewan Environmental Society, SaskEV, Council of Canadians : Prairie and Northwest Territories Region, Council of Canadians : Regina Chapter, Council of Canadians : Saskatoon Chapter, New Brunswick Anti-Shale Gas Alliance, Youth of the Earth, Centre québécois du droit de l’environnement, Équiterre, Generation Squeeze, Public Health Association of British Columbia, Saskatchewan Public Health Association, Association canadienne des médecins pour l’environnement, Coalition canadienne pour les droits des enfants, Youth Climate Lab, Assembly of Manitoba Chiefs, City of Richmond, City of Victoria, City of Nelson, District of Squamish, City of Rossland, City of Vancouver et Thunderchild First Nation
Intervenants
 
Et entre :
Procureur général de l’Ontario
Appelant
 
et
 
Procureur général du Canada
Intimé
 
- et -
 
Procureur général du Québec, procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Progress Alberta Communications Limited, Nation Anishinabek, Chefs et conseils unis de la Mnidoo Mnising, Congrès du travail du Canada, Saskatchewan Power Corporation, SaskEnergy Incorporated, Océans Nord, Assemblée des Premières Nations, Fédération canadienne des contribuables, Commission de l’écofiscalité du Canada, Association canadienne du droit de l’environnement, Environmental Defence Canada Inc., Sisters of Providence of St. Vincent de Paul, Amnistie Internationale Canada, Association nationale Femmes et Droit, Amis de la Terre, International Emissions Trading Association, Fondation David Suzuki, Première Nation des Chipewyan d’Athabasca, Institut pour l’IntelliProspérité, Association canadienne de santé publique, Climate Justice Saskatoon, National Farmers Union, Saskatchewan Coalition for Sustainable Development, Saskatchewan Council for International Cooperation, Saskatchewan Environmental Society, SaskEV, Council of Canadians : Prairie and Northwest Territories Region, Council of Canadians : Regina Chapter, Council of Canadians : Saskatoon Chapter, New Brunswick Anti-Shale Gas Alliance, Youth of the Earth, Centre québécois du droit de l’environnement, Équiterre, Generation Squeeze, Public Health Association of British Columbia, Saskatchewan Public Health Association, Association canadienne des médecins pour l’environnement, Coalition canadienne pour les droits des enfants, Youth Climate Lab, Assembly of Manitoba Chiefs, City of Richmond, City of Victoria, City of Nelson, District of Squamish, City of Rossland, City of Vancouver et Thunderchild First Nation
Intervenants
 
Et entre :
Procureur général de la Colombie-Britannique
Appelant
 
et
 
Procureur général de l’Alberta
Intimé
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général du Manitoba, procureur général de la Saskatchewan, Progress Alberta Communications Limited, Saskatchewan Power Corporation, SaskEnergy Incorporated, Océans Nord, Assemblée des Premières Nations, Fédération canadienne des contribuables, Commission de l’écofiscalité du Canada, Association canadienne du droit de l’environnement, Environmental Defence Canada Inc., Sisters of Providence of St. Vincent de Paul, Amnistie Internationale Canada, International Emissions Trading Association, Fondation David Suzuki, Première Nation des Chipewyan d’Athabasca, Institut pour l’IntelliProspérité, Association canadienne de santé publique, Climate Justice Saskatoon, National Farmers Union, Saskatchewan Coalition for Sustainable Development, Saskatchewan Council for International Cooperation, Saskatchewan Environmental Society, SaskEV, Council of Canadians : Prairie and Northwest Territories Region, Council of Canadians : Regina Chapter, Council of Canadians : Saskatoon Chapter, New Brunswick Anti-Shale Gas Alliance, Youth of the Earth, Generation Squeeze, Public Health Association of British Columbia, Saskatchewan Public Health Association, Association canadienne des médecins pour l’environnement, Coalition canadienne pour les droits des enfants, Youth Climate Lab et Thunderchild First Nation
Intervenants
 
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 
Motifs de jugement :
(par. 1 à 221)
 

Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Martin et Kasirer)

Motifs dissidents en partie :
(par. 222 à 295)
 

La juge Côté

Motifs dissidents :
(par. 296 à 456)
 

Le juge Brown

Motifs dissidents :
(par. 457 à 616)

Le juge Rowe

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

renvois : loi sur la tarification de la pollution
DANS L’AFFAIRE DE renvois à la Cour d’appel de la Saskatchewan, à la Cour d’appel de l’Ontario et à la Cour d’appel de l’Alberta relativement à la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, c. 12, art. 186
Procureur général de la Saskatchewan                                                         Appelant
c.
Procureur général du Canada                                                                           Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec,
procureur général du Nouveau-Brunswick,
procureur général du Manitoba,
procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de l’Alberta,
Progress Alberta Communications Limited,
Congrès du travail du Canada,
Saskatchewan Power Corporation,
SaskEnergy Incorporated,
Océans Nord,
Assemblée des Premières Nations,
Fédération canadienne des contribuables,
Commission de l’écofiscalité du Canada,
Association canadienne du droit de l’environnement,
Environmental Defence Canada Inc.,
Sisters of Providence of St. Vincent de Paul,
Amnistie Internationale Canada,
Association nationale Femmes et Droit,
Amis de la Terre,
International Emissions Trading Association,
Fondation David Suzuki,
Première Nation des Chipewyan d’Athabasca,
Institut pour l’IntelliProspérité,
Association canadienne de santé publique,
Climate Justice Saskatoon,
National Farmers Union,
Saskatchewan Coalition for Sustainable Development,
Saskatchewan Council for International Cooperation,
Saskatchewan Environmental Society,
SaskEV,
Council of Canadians : Prairie and Northwest Territories Region,
Council of Canadians : Regina Chapter,
Council of Canadians : Saskatoon Chapter,
New Brunswick Anti-Shale Gas Alliance,
Youth of the Earth,
Centre québécois du droit de l’environnement,
Équiterre,
Generation Squeeze,
Public Health Association of British Columbia,
Saskatchewan Public Health Association,
Association canadienne des médecins pour l’environnement,
Coalition canadienne pour les droits des enfants,
Youth Climate Lab,
Assembly of Manitoba Chiefs,
City of Richmond,
City of Victoria,
City of Nelson,
District of Squamish,
City of Rossland,
City of Vancouver et
Thunderchild First Nation                                                                        Intervenants
- et -
Procureur général de l’Ontario                                                                     Appelant
c.
Procureur général du Canada                                                                           Intimé
et
Procureur général du Québec,
procureur général du Nouveau-Brunswick,
procureur général du Manitoba,
procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta,
Progress Alberta Communications Limited,
Nation Anishinabek,
Chefs et conseils unis de la Mnidoo Mnising,
Congrès du travail du Canada,
Saskatchewan Power Corporation,
SaskEnergy Incorporated,
Océans Nord,
Assemblée des Premières Nations,
Fédération canadienne des contribuables,
Commission de l’écofiscalité du Canada,
Association canadienne du droit de l’environnement,
Environmental Defence Canada Inc.,
Sisters of Providence of St. Vincent de Paul,
Amnistie Internationale Canada,
Association nationale Femmes et Droit,
Amis de la Terre,
International Emissions Trading Association,
Fondation David Suzuki,
Première Nation des Chipewyan d’Athabasca,
Institut pour l’IntelliProspérité,
Association canadienne de santé publique,
Climate Justice Saskatoon,
National Farmers Union,
Saskatchewan Coalition for Sustainable Development,
Saskatchewan Council for International Cooperation,
Saskatchewan Environmental Society,
SaskEV,
Council of Canadians : Prairie and Northwest Territories Region,
Council of Canadians : Regina Chapter,
Council of Canadians : Saskatoon Chapter,
New Brunswick Anti-Shale Gas Alliance,
Youth of the Earth,
Centre québécois du droit de l’environnement,
Équiterre,
Generation Squeeze,
Public Health Association of British Columbia,
Saskatchewan Public Health Association,
Association canadienne des médecins pour l’environnement,
Coalition canadienne pour les droits des enfants,
Youth Climate Lab,
Assembly of Manitoba Chiefs,
City of Richmond,
City of Victoria,
City of Nelson,
District of Squamish,
City of Rossland,
City of Vancouver et
Thunderchild First Nation                                                                        Intervenants
- et -
Procureur général de la Colombie-Britannique                                          Appelant
c.
Procureur général de l’Alberta                                                                          Intimé
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec,
procureur général du Nouveau-Brunswick,
procureur général du Manitoba,
procureur général de la Saskatchewan,
Progress Alberta Communications Limited,
Saskatchewan Power Corporation,
SaskEnergy Incorporated,
Océans Nord,
Assemblée des Premières Nations,
Fédération canadienne des contribuables,
Commission de l’écofiscalité du Canada,
Association canadienne du droit de l’environnement,
Environmental Defence Canada Inc.,
Sisters of Providence of St. Vincent de Paul,
Amnistie Internationale Canada,
International Emissions Trading Association,
Fondation David Suzuki,
Première Nation des Chipewyan d’Athabasca,
Institut pour l’IntelliProspérité,
Association canadienne de santé publique,
Climate Justice Saskatoon,
National Farmers Union,
Saskatchewan Coalition for Sustainable Development,
Saskatchewan Council for International Cooperation,
Saskatchewan Environmental Society,
SaskEV,
Council of Canadians : Prairie and Northwest Territories Region,
Council of Canadians : Regina Chapter,
Council of Canadians : Saskatoon Chapter,
New Brunswick Anti-Shale Gas Alliance,
Youth of the Earth,
Generation Squeeze,
Public Health Association of British Columbia,
Saskatchewan Public Health Association,
Association canadienne des médecins pour l’environnement,
Coalition canadienne pour les droits des enfants,
Youth Climate Lab et
Thunderchild First Nation                                                                        Intervenants
Répertorié : Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre
2021 CSC 11
Nos du greffe : 38663, 38781, 39116.
2020 : 22, 23 septembre; 2021 : 25 mars.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de la saskatchewan
en appel de la cour d’appel de l’ontario
en appel de la cour d’appel de l’alberta
                    Droit constitutionnel — Partage des compétences — Émissions de gaz à effet de serre — Loi fédérale établissant des normes nationales minimales de tarification des gaz à effet de serre — La tarification des gaz à effet de serre constitue-t-elle une matière d’intérêt national relevant du pouvoir du Parlement de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada? — Loi constitutionnelle de 1867, art. 91 « préambule » — Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, c. 12, art. 186.
                    En 2018, le Parlement a édicté la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (« LTPGES »). La LTPGES se compose de quatre parties et de quatre annexes. La partie 1 établit une redevance sur les combustibles qui s’applique aux fabricants, distributeurs et importateurs de différents types de combustibles à base de carbone. La partie 2 établit un mécanisme de tarification des émissions industrielles de gaz à effet de serre (« GES ») produites par de grandes installations industrielles à forte intensité d’émissions. La partie 3 autorise le gouverneur en conseil à prévoir, par règlement, l’application de textes législatifs provinciaux sur les émissions de GES à des entreprises fédérales et à toute partie de terres fédérales ou de terres autochtones situées dans une province, ainsi qu’à toute partie des eaux intérieures qui est située dans une province ou y est adjacente. La partie 4 de la LTPGES oblige le ministre de l’Environnement à établir un rapport annuel sur l’application de la LTPGES et à le déposer au Parlement.
                    La Saskatchewan, l’Ontario et l’Alberta ont contesté la constitutionnalité des deux premières parties ainsi que des quatre annexes de la LTPGES en soumettant à leur cour d’appel respective un renvoi demandant si la LTPGES est entièrement ou partiellement inconstitutionnelle. Dans des décisions partagées, les cours d’appel de la Saskatchewan et de l’Ontario ont jugé la LTPGES constitutionnelle, alors que la Cour d’appel de l’Alberta l’a jugée inconstitutionnelle. Le procureur général de la Colombie‑Britannique, qui était intervenu devant la Cour d’appel de l’Alberta, le procureur général de la Saskatchewan et le procureur général de l’Ontario font appel de plein droit devant la Cour.
                    Arrêt (la juge Côté est dissidente en partie et les juges Brown et Rowe sont dissidents) : Les pourvois du procureur général de la Saskatchewan et du procureur général de l’Ontario sont rejetés, et le pourvoi du procureur général de la Colombie‑Britannique est accueilli. La question soulevée par les renvois reçoit une réponse négative.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Martin et Kasirer : La LTPGES est constitutionnelle. Elle fixe, en vue de réduire les émissions de GES, des normes nationales minimales de tarification rigoureuse de ces gaz. Le Parlement a compétence pour adopter cette loi en tant que matière d’intérêt national en vertu de la disposition de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 qui l’habilite à faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement (« POBG »).
                    Le fédéralisme est un principe fondateur de la Constitution du Canada. Il vise à concilier l’unité et la diversité, à promouvoir la participation démocratique en réservant des pouvoirs réels aux administrations locales et régionales et à favoriser la coopération entre le Parlement et les législatures dans la recherche du bien commun. Les articles 91 et 92 de la Constitution, qui constituent l’expression textuelle du principe du fédéralisme, divisent les compétences législatives entre le Parlement et les législatures. Dans le cadre de ce partage des compétences législatives, de larges pouvoirs ont été conférés aux provinces afin de respecter la diversité, tout en réservant au gouvernement fédéral des pouvoirs dont l’exercice se prêtait davantage à l’ensemble du pays en vue d’assurer l’unité du Canada. Le fédéralisme reconnaît que, dans leurs propres sphères de compétence, les provinces disposent de l’autonomie voulue pour assurer le développement de leur société. Les pouvoirs fédéraux ne peuvent être utilisés d’une manière telle qu’ils videraient effectivement de leur essence des pouvoirs provinciaux.
                    Les tribunaux sont chargés, en qualité d’arbitres impartiaux, de résoudre les conflits de compétence concernant la délimitation des frontières entre les pouvoirs du fédéral et ceux des provinces au regard du principe du fédéralisme. Bien que dans les premiers arrêts portant sur la Constitution canadienne, le Comité judiciaire du Conseil privé ait appliqué rigidement le partage des compétences législatives respectives du fédéral et des provinces, considérant ces compétences comme des compartiments étanches, la Cour favorise pour sa part une vision souple du fédéralisme, que décrit très bien l’expression fédéralisme coopératif moderne, qui permet et encourage les efforts de coopération intergouvernementale. Toutefois, la Cour n’a également jamais cessé de souligner que, quoique la souplesse et la coopération soient des considérations importantes, elles ne sauraient écarter ou modifier le fédéralisme et le partage des compétences prévu par la Constitution.
                    Pour examiner une mesure législative au regard de motifs liés au fédéralisme, il faut procéder à une analyse en deux volets bien établie. À la première étape, le tribunal doit examiner l’objet et les effets de la loi ou de la disposition contestée en vue de qualifier la matière ou le « caractère véritable » de celle‑ci. Le tribunal doit ensuite classer la matière en se référant aux chefs de compétence fédéraux et provinciaux prévus par la Constitution, afin de déterminer si la loi est intra vires du Parlement et, en conséquence, valide.
                    À la première étape de l’analyse portant sur le partage des compétences, le tribunal doit examiner l’objet et les effets de la loi ou de la disposition contestée afin d’identifier le « caractère véritable » ou l’objet principal ou encore la caractéristique dominante ou la plus importante de celle‑ci. Dans la détermination de l’objet de la loi ou disposition contestée, les tribunaux peuvent prendre en considération à la fois des éléments de preuve intrinsèque, tels que le préambule de la loi ou les dispositions de celle‑ci relatives à son objet, et des éléments de preuve extrinsèque, par exemple le Hansard ou des procès‑verbaux de comités parlementaires. Lorsqu’ils se penchent sur les effets de la loi contestée, les tribunaux peuvent tenir compte tant de ses effets juridiques, c’est‑à‑dire ceux découlant directement des dispositions de la loi elle‑même, que de ses effets pratiques, c’est‑à‑dire les effets secondaires découlant de son application. Dans les cas où un tribunal est appelé à statuer sur la constitutionnalité d’une loi qui n’est en vigueur que depuis peu, toute prédiction de l’effet pratique futur n’est possible qu’à court terme, car le tribunal n’a pas les compétences pour prédire exactement les conséquences futures du texte. L’opération de qualification n’est ni technique, ni formaliste. Les tribunaux peuvent examiner le contexte et les circonstances de l’édiction de la loi, ainsi que les termes utilisés dans celle‑ci.
                    Il est important de clarifier trois points concernant l’identification du caractère véritable. Premièrement, le caractère véritable d’une loi ou disposition attaquée doit être décrit avec le plus de précision possible. Une qualification vague ou générale est inutile, car elle peut faire en sorte que la loi ou disposition en cause se rattache superficiellement à la fois à un chef de compétence fédéral et à un chef de compétence provincial, ou encore avoir pour effet d’exagérer la mesure dans laquelle la loi ou disposition déborde sur la sphère de compétence de l’autre ordre de gouvernement. Cependant, il ne faut pas confondre qualification précise et qualification étroite. Le tribunal doit se concentrer sur la loi elle‑même et sur ce à quoi elle a réellement trait. Le caractère véritable devrait exprimer le caractère essentiel de la loi en termes aussi précis que le permet la loi. Deuxièmement, il est dans certains cas permis au tribunal d’inclure dans la définition du caractère véritable d’une loi les moyens choisis dans celle‑ci pour réaliser son objet, pourvu qu’il ne perde pas de vue que le but de l’analyse est d’identifier la matière véritable de la loi ou disposition contestée. Dans certains cas, le choix des moyens peut constituer un aspect à ce point central de l’objectif visé par la mesure législative que, interprété adéquatement, l’objet principal de la loi ou disposition en question consiste à atteindre un résultat d’une façon particulière, ce qui justifierait alors l’inclusion des moyens dans l’identification du caractère véritable. Troisièmement, les étapes de la qualification et de la classification de l’analyse relative au partage des compétences sont distinctes, et elles doivent le rester. Le caractère véritable d’une loi ou disposition doit être identifié sans égard aux chefs de compétence législative.
                    À la deuxième étape de l’analyse portant sur le partage des compétences, le tribunal doit classer la matière par référence aux chefs de compétence énumérés dans la Constitution. Matières et catégories de sujets sont des choses distinctes. Des pouvoirs législatifs peuvent être exercés relativement à des matières qui, à leur tour, tombent généralement dans des catégories de sujets plus larges. L’article 91 ne précise pas, dans le contexte du pouvoir POBG, que le Parlement peut faire des lois relativement à des catégories de sujets; il énonce plutôt que le Parlement peut faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à des « matières ». L’intérêt national est une théorie du droit constitutionnel canadien bien établie mais rarement appliquée, qui puise sa source dans l’alinéa introductif de l’art. 91 de la Constitution, lequel habilite le Parlement à faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets exclusivement assignés aux législatures des provinces. Nécessairement, une matière relevant du pouvoir POBG ne tombe pas dans les catégories de sujets énumérés aux art. 91 et 92.
                    Les tribunaux doivent faire montre de beaucoup de prudence avant de conclure que le fédéral a compétence sur une matière en vertu de la théorie de l’intérêt national. L’effet de la reconnaissance d’une matière en tant que matière d’intérêt national est permanent et confère compétence exclusive au Parlement sur cette matière. Toutefois, la portée de la compétence fédérale est déterminée par la nature de l’intérêt national lui‑même et seuls les aspects possédant un lien suffisant avec l’intérêt intrinsèquement national sous‑jacent seront compris dans la portée de la compétence fédérale.
                    Une autre question étroitement liée est l’applicabilité de la théorie du double aspect à une matière d’intérêt national. Cette théorie reconnaît que des situations de fait identiques peuvent être réglementées suivant des perspectives différentes, l’une relevant d’une compétence provinciale, l’autre d’une compétence fédérale. Elle peut s’appliquer dans les cas où le gouvernement fédéral a compétence sur la base de la théorie de l’intérêt national. Une telle approche favorise la cohérence du droit, en ce que la théorie du double aspect peut s’appliquer à tous les chefs de compétence fédéraux et provinciaux énumérés. Elle est également compatible avec l’approche moderne concernant le fédéralisme, qui favorise la souplesse et un certain degré de chevauchement des compétences. Cependant, ce n’est pas parce que la théorie du double aspect peut s’appliquer qu’elle va s’appliquer dans un cas donné. Elle peut s’appliquer si une situation de fait peut être réglementée suivant des perspectives fédérale et provinciale différentes, et que chaque ordre de gouvernement a un intérêt impérieux à adopter des règles de droit la concernant. Elle doit être appliquée prudemment, afin de ne pas éroder l’importance accordée à l’autonomie provinciale.
                    La théorie du double aspect prend une importance particulière dans les cas où le fédéral revendique compétence sur une matière impliquant l’imposition d’une norme nationale minimale au moyen d’une loi qui agit comme filet de sécurité. La reconnaissance d’une telle matière d’intérêt national va inévitablement entraîner une situation de double aspect. C’est de fait le principe même à la base d’un mécanisme d’un régime fédéral qui impose des normes nationales minimales : tant le fédéral que les provinces ont la faculté de légiférer à l’égard de la même situation de fait, mais la loi fédérale a prépondérance. Dans un tel cas, même si l’analyse relative à l’intérêt national confirme par ailleurs la compétence, une application prudente de la théorie du double aspect devrait servir de mesure de contrôle supplémentaire. Le tribunal doit être convaincu que le fédéral a un intérêt impérieux à adopter des règles de droit concernant l’aspect fédéral de l’activité en cause, et que la pluralité des aspects est réelle et non pas seulement nominale.
                    Pour ce qui est de l’analyse relative à l’intérêt national, deux remarques s’imposent relativement à l’ensemble de ce cadre d’analyse. Premièrement, la reconnaissance d’une matière d’intérêt national doit être appuyée par la preuve. Il incombe au fédéral de présenter, tout au long de l’analyse relative à l’intérêt national, des éléments de preuve à l’appui de sa revendication de compétence. Deuxièmement, rien n’exige qu’une matière soit historiquement nouvelle afin d’être reconnue comme une matière d’intérêt national. De nombreuses réalisations nouvelles sont susceptibles d’avoir un caractère principalement local et provincial et de relever de chefs de compétence provinciaux. Le mot « nouvelle », tel qu’il est utilisé dans la jurisprudence, s’entend des matières capables de satisfaire à l’analyse relative à l’intérêt national et il vise à la fois les matières « nouvelles » qui n’existaient pas en 1867, et les matières qui sont « nouvelles » en ce que la compréhension de celles‑ci a, d’une certaine façon, évolué et fait ressortir leur caractère intrinsèquement national. En conséquence, l’élément crucial de l’analyse est l’exigence qui requiert qu’une matière d’intérêt national possède un caractère intrinsèquement national, et non qu’elle soit historiquement nouvelle.
                    Pour décider si une matière est d’intérêt national, il faut procéder à une analyse en trois étapes. Premièrement, à titre de question préliminaire, le fédéral doit établir que la matière en cause présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant qui justifie sa prise en considération comme possible matière d’intérêt national. Deuxièmement, la matière doit avoir une unicité, une particularité et une indivisibilité. Troisièmement, le fédéral doit démontrer que la matière proposée a un effet sur la compétence provinciale qui est compatible avec le partage des compétences. L’objet de l’analyse relative à l’intérêt national consiste à identifier les matières intrinsèquement d’intérêt national — celles qui, de par leur nature, transcendent les provinces.
                    L’analyse commence par la question préliminaire de savoir si la matière proposée présente, pour le Canada tout entier, un intérêt suffisant pour justifier d’être prise en considération au regard de la théorie de l’intérêt national. La détermination de l’importance nationale de la matière proposée requiert un examen fondé sur le sens commun. Une telle approche n’ouvre pas la porte à la reconnaissance d’une compétence fédérale du seul fait qu’on est en présence d’un champ de compétence législative important; elle a pour effet de limiter l’application de la théorie de l’intérêt national et elle fournit des éléments contextuels essentiels pour l’analyse qui va suivre.
                    La deuxième étape de l’analyse exige que la matière ait une unicité, une particularité et une indivisibilité qui la distinguent clairement des matières d’intérêt provincial. Deux principes sous‑tendent cette exigence : premièrement, afin de prévenir un élargissement excessif des pouvoirs fédéraux, compétence ne devrait être reconnue que si la matière en cause est particulière, identifiable et qualitativement différente de matières d’intérêt provincial; deuxièmement, compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière.
                    Suivant le premier principe de l’analyse relative à l’unicité, la particularité et l’indivisibilité, les tribunaux doivent se demander si la matière a un caractère principalement extraprovincial et international de par sa nature ou ses effets, et examiner le contenu d’accords internationaux en lien avec la matière, ainsi que la question de savoir si la matière implique l’exercice par le fédéral d’un rôle législatif qui est distinct de celui des provinces et qui ne fait pas double emploi avec celui‑ci. De toute évidence, il ne suffit pas qu’une matière soit qualitativement différente de matières d’intérêt provincial — le simple fait qu’un problème s’aggrave ou s’étende à travers le Canada est insuffisant pour justifier de reconnaître compétence au fédéral. Il est possible que, dans certains cas, des accords internationaux indiquent qu’une matière est qualitativement différente de matières d’intérêt provincial. Toutefois, l’existence d’obligations issues de traités n’est pas déterminante relativement à l’existence d’une compétence fédérale puisqu’il n’existe aucun pouvoir fédéral autonome de mise en œuvre des traités; la compétence du Parlement fédéral de mettre en œuvre des traités signés par le gouvernement fédéral est fonction du partage ordinaire des compétences. En outre, pour être qualitativement différente de matières d’intérêt provincial, la matière ne doit pas être un agrégat de matières provinciales. Le rôle du législateur fédéral doit être distinct de celui des législateurs provinciaux et ne pas faire double emploi avec celui‑ci. Une loi fédérale ne sera pas qualitativement distincte si elle déborde la réglementation d’un aspect national et fait double emploi avec la réglementation provinciale ou régit des questions qui sont principalement d’intérêt local.
                    Le second principe qui sous‑tend l’analyse relative à l’unicité, à la particularité et à l’indivisibilité est que compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière. L’incapacité provinciale agit comme une puissante limite à l’élargissement des pouvoirs fédéraux et doit être considérée comme une exigence nécessaire, mais insuffisante, pour les besoins de la théorie de l’intérêt national. Ces deux facteurs doivent être réunis pour que l’incapacité provinciale soit établie : (1) la loi devrait être d’une nature telle que la Constitution n’habiliterait pas les provinces, conjointement ou séparément, à l’adopter; et (2) l’omission d’inclure une seule ou plusieurs provinces ou localités dans le système législatif compromettrait l’application fructueuse de ce système dans d’autres parties du pays. De plus, un troisième facteur doit être présent dans le contexte de la théorie de l’intérêt national pour établir l’incapacité provinciale : le défaut d’une province de s’occuper d’une matière doit avoir des conséquences extraprovinciales graves. L’exigence selon laquelle il doit exister des conséquences extraprovinciales graves place haut la barre à atteindre pour justifier un tribunal de conclure qu’il y a incapacité provinciale suivant la théorie de l’intérêt national, et elle sera respectée s’il existe un préjudice réel ou un risque sérieux qu’un tel préjudice se matérialise dans le futur. Il peut s’agir d’une atteinte grave à la vie et à la santé humaines, ou encore à l’environnement, quoique les conséquences ne se limitent pas nécessairement à ce genre de préjudices. Un simple manque d’efficacité ou des coûts financiers supplémentaires résultant d’une compétence partagée ou d’un chevauchement de compétences sont clairement insuffisants. L’évaluation du préjudice extraprovincial aide à déterminer si une loi nationale n’est pas simplement souhaitable, mais essentielle, en ce que le problème dépasse la capacité des provinces de s’en occuper. Ce facteur rattache le critère de l’incapacité provinciale à l’objet général de l’analyse relative à l’intérêt national, qui est d’identifier les matières d’intérêt intrinsèquement national qui transcendent les provinces.
                    À la troisième et dernière étape de l’analyse relative à l’intérêt national, le fédéral doit démontrer que la matière proposée a un effet sur la compétence provinciale qui est compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs effectué par la Constitution. L’analyse de l’étendue de l’effet se veut une mesure de protection contre les empiètements injustifiés sur l’autonomie des provinces et a pour objet de prévenir l’élargissement excessif des pouvoirs fédéraux. À cette étape de l’analyse, l’empiètement sur l’autonomie des provinces qui résulte de l’attribution au Parlement du pouvoir d’agir est mis en balance avec l’étendue des effets qu’aurait sur les intérêts touchés le fait que le Parlement ne serait pas capable, sur le plan constitutionnel, d’agir à l’égard de la question à l’échelle nationale. La reconnaissance d’une nouvelle matière d’intérêt national ne sera justifiée que si les effets de cette incapacité l’emportent sur les effets de l’empiètement.
                    En l’espèce, la matière véritable de la LTPGES est l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz. Le titre abrégé et le titre intégral de la LTPGES confirment tous deux que la matière véritable de cette loi consiste non seulement à atténuer les changements climatiques, mais à le faire par l’application pancanadienne de mécanismes de tarification à un large éventail de sources d’émissions de GES. De même, il ressort clairement de la lecture du préambule, considéré globalement, que l’aspect central de la LTPGES est la tarification nationale des GES. Pour le Parlement, les répercussions découlant du défaut de certaines provinces de mettre en place des systèmes de tarification des GES ou des systèmes de tarification des GES suffisamment rigoureux, et l’absence de réduction des émissions de GES en résultant dans l’ensemble du pays, représentent le mal visé. Pour remédier à ce mal, la LTPGES établit des normes nationales minimales de tarification des GES qui s’appliquent partout au Canada, qui fixent un plancher à respecter en matière de tarification des GES dans l’ensemble du pays.
                    De même, l’examen des événements ayant mené à l’adoption de la LTPGES et des énoncés de politique du gouvernement permet de constater que l’accent portait sur la tarification des GES et l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des émissions de GES — au moyen d’un filet de sécurité imposé par le fédéral consistant en un régime national de tarification directe des GES —, sans écarter la compétence des provinces et territoires relativement au choix et à la conception des instruments de tarification. Cette constatation est étayée par la preuve ressortant des débats législatifs. Tant des représentants élus que des hauts fonctionnaires ont invariablement décrit l’objet de la LTPGES comme étant l’imposition d’un système de tarification des GES dans l’ensemble du Canada, et non la réglementation des émissions de GES en général. 
                    Les effets juridiques de la LTPGES confirment que cette loi vise principalement à assurer la tarification des GES à l’échelle nationale, et confirment qu’elle constitue essentiellement un filet de sécurité. Dans les provinces et territoires où s’appliquent les parties 1 et 2 de la LTPGES, le principal effet juridique en découlant est la création d’un régime de tarification des GES qui tarife les émissions de GES d’une manière cohérente avec ce qui se fait à cet égard dans le reste de l’économie canadienne. La partie 1 de la LTPGES tarife directement certains producteurs, distributeurs et importateurs de combustibles sur la base de leurs émissions. La partie 2 tarife directement les émissions de GES des installations assujetties dans la mesure où ces émissions excèdent les normes d’efficacité applicables. La LTPGES n’oblige pas les personnes auxquelles elle s’applique à exercer ou à s’abstenir d’exercer des activités émettrices de GES particulières. Elle ne dit pas non plus aux organisations industrielles comment elles doivent être exploitées afin de réduire leurs émissions de GES. Elle se limite plutôt à obliger les personnes qui exercent des activités émettrices de GES déterminées à payer certaines sommes pour le faire. La LTPGES laisse les consommateurs et les entreprises décider individuellement comment ils vont réagir ou s’abstenir de réagir aux signaux envoyés par le marché en qui a trait aux prix. Les effets juridiques de la LTPGES résident donc essentiellement dans l’instauration d’une tarification des émissions de GES à l’échelle nationale.
                    En outre, parce que la LTPGES agit comme filet de sécurité, les effets juridiques des parties 1 et 2 de celle‑ci — un régime de tarification des GES imposé par le fédéral — s’appliquent seulement si le gouverneur en conseil a assujetti une province ou un territoire. La LTPGES prévoit que le gouverneur en conseil peut prendre des décisions en matière d’assujettissement en ce qui a trait à la partie 1 et la partie 2 de la loi uniquement afin d’assurer l’application étendue au Canada d’une tarification des émissions de gaz à effet de serre à des niveaux que le gouverneur en conseil considère appropriés, en tenant compte avant tout de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre. En conséquence, le mécanisme de tarification des GES décrit dans les parties 1 et 2 de la LTPGES ne s’appliquera pas du tout dans les provinces ou territoires qui possèdent déjà un régime suffisamment rigoureux de tarification des GES. Non seulement cette caractéristique de la LTPGES confirme‑t‑elle le caractère de filet de sécurité de celle‑ci — à savoir qu’elle crée des normes nationales minimales de tarification des GES —, mais elle donne effet juridiquement à l’engagement qu’a pris le gouvernement fédéral de permettre aux provinces et aux territoires de disposer de flexibilité pour élaborer leurs propres politiques pour atteindre les objectifs de réduction des émissions, y compris des mécanismes de tarification du carbone, adaptées aux circonstances particulières de chaque province et territoire, et de reconnaître les politiques sur la tarification du carbone déjà en vigueur ou en cours d’élaboration dans les provinces et les territoires.
                    Quoique la preuve concernant les effets pratiques ne soit pas particulièrement utile en l’espèce vu le peu d’éléments de preuve sur cette question, jusqu’ici, la preuve des effets pratiques est positive pour ce qui est de la flexibilité et de l’appui à l’égard des régimes de tarification des GES élaborés par les provinces. Concrètement, la seule chose que la LTPGES interdit aux provinces et territoires, c’est de ne pas mettre en place de mécanisme de tarification des GES ou d’en établir un qui n’est pas suffisamment rigoureux.
                    Appliquant la question préliminaire, le fédéral a produit des éléments de preuve qui démontrent clairement que l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de la réduction des émissions de ces gaz présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant qui justifie la prise en considération de cette matière en vertu de la théorie de l’intérêt national. L’historique des efforts déployés pour lutter contre les changements climatiques au Canada témoigne du rôle crucial des stratégies de tarification du carbone dans les politiques de réduction des émissions de GES. En outre, il existe parmi les organismes internationaux spécialisés un large consensus suivant lequel la tarification du carbone représente une mesure essentielle pour réduire les émissions de GES. Il s’agit d’une matière cruciale pour nous permettre de répondre à une menace existentielle à la vie humaine au Canada et dans le monde entier. En conséquence, elle franchit l’étape de la question préliminaire et justifie d’être prise en considération comme possible matière d’intérêt national.
                    Les normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES, dont la mise en œuvre en l’espèce repose sur le rôle de filet de sécurité de la LTPGES, reflètent l’exercice par le fédéral d’un rôle dans la tarification du carbone qui diffère qualitativement de matières d’intérêt provincial. Les GES constituent un type de polluant particulier et identifiable de façon précise. Les effets néfastes des GES sont connus, et la redevance sur les combustibles et celle pour émissions excédentaires reposent sur le potentiel de réchauffement planétaire des gaz. Les émissions de GES ont également, de par leur nature et leurs répercussions, un caractère principalement extraprovincial et international. Cela découle de leur nature, à savoir des polluants diffusés dans l’atmosphère, et de leur effet, à savoir qu’ils causent des changements climatiques à l’échelle de la planète. De plus, le mécanisme de réglementation de la tarification des GES est précis et limité. La tarification des GES fonctionne de manière particulière et a pour objet de modifier les comportements en internalisant les coûts des effets des changements climatiques, par leur inclusion dans le prix des combustibles et les coûts des activités industrielles. C’est une forme distincte de réglementation qui n’est pas assimilable à la réglementation de ces émissions en général ou à des mécanismes de réglementation non tarifaires. Le pouvoir du gouverneur en conseil d’établir un règlement prévoyant l’application à une province donnée du régime de tarification instauré par la LTPGES ne peut être exercé que s’il est d’abord déterminé que les mécanismes de tarification de cette province ne sont pas assez rigoureux. Si chaque province conçoit son propre régime de tarification et que tous les régimes provinciaux respectent les normes de tarification fédérales, l’objet de la LTPGES sera réalisé sans que celle‑ci n’entre en application et tarife directement les émissions de GES à quelque endroit que ce soit au pays. La LTPGES est essentiellement axée sur ce rôle distinctement fédéral et ne réglemente pas en détail tous les aspects de la tarification des GES.
                    L’incapacité provinciale est établie en l’espèce. Premièrement, qu’elles agissent seules ou de concert, les provinces ne sont pas habilitées par la Constitution à établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz. Bien que les provinces puissent choisir de coopérer à l’instauration d’un régime uniforme de tarification du carbone, cela n’assurerait pas l’application d’une approche soutenue, étant donné que les provinces et territoires sont incapables sur le plan constitutionnel d’établir une norme légale minimale contraignante fondée sur le rendement — un plancher national de tarification des GES — applicable en tout temps à l’ensemble des provinces et territoires. Deuxièmement, le défaut d’assujettir une province au régime mettrait en péril le succès de celui‑ci dans le reste du Canada. Le retrait d’une province menacerait clairement le succès du régime pour deux raisons : des réductions des émissions dans quelques provinces seulement ne contribueraient pas à lutter contre les changements climatiques si elles sont annulées par des accroissements des émissions dans d’autres provinces canadiennes; et le refus d’une province de mettre en œuvre un régime de tarification des GES suffisamment rigoureux pourrait compromettre l’efficacité de la tarification des GES partout au Canada en raison du risque de fuite de carbone. Troisièmement, l’inaction d’une province ou son refus de coopérer aurait de graves conséquences sur des intérêts extraprovinciaux. Il est bien établi que les changements climatiques causent des dommages considérables à l’environnement, à l’économie et aux êtres humains au pays et à l’étranger, et qu’ils ont des répercussions particulièrement sévères dans les régions arctiques et côtières du Canada, ainsi que pour les peuples autochtones.
                    Bien que la matière ait un effet évident sur la compétence des provinces, elle a un effet limité et assorti de réserves sur la liberté des provinces de légiférer, ainsi que sur des sphères de vie provinciale relevant de chefs de compétence provinciaux. Premièrement, la matière se limite à la tarification des émissions de GES — un mécanisme de réglementation précis et restreint. Si une province ne respecte pas les normes nationales minimales, la LTPGES impose un système qui agit comme filet de sécurité en matière de tarification, mais seulement dans la mesure nécessaire pour remédier aux lacunes de la réglementation provinciale, et ce, afin de parer aux dommages extraprovinciaux et internationaux susceptibles de découler de l’inaction d’une province ou de l’adoption par celle‑ci de normes insuffisamment rigoureuses. Deuxièmement, l’effet de la matière sur des sphères de vie provinciale qui relèveraient habituellement de chefs de compétence provinciaux est lui aussi limité. Le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil est nécessaire pour éviter que certaines provinces imposent à d’autres provinces leur volonté ou un fardeau indu par suite du choix unilatéral de leurs normes. Bien que cette restriction puisse compromettre l’équilibre que souhaitent établir les provinces entre les considérations économiques et les considérations environnementales, il est nécessaire de tenir compte des intérêts qui seraient affectés — par suite de conséquences irréversibles pour l’environnement, pour la santé et la sécurité des êtres humains et pour l’économie — si le Parlement était incapable suivant la Constitution de s’occuper de la matière à l’échelle nationale. Ces conséquences irréversibles se feraient sentir partout au pays, et elles toucheraient de façon disproportionnée les collectivités et régions vulnérables du Canada. L’effet sur ces intérêts justifie l’effet constitutionnel limité sur la compétence des provinces.
                    Comme dernier point, la redevance sur les combustibles et celle pour émissions excédentaires imposées par la LTPGES présentent un lien suffisant avec le régime de réglementation pour être considérées comme des prélèvements de nature réglementaire constitutionnellement valides. Pour constituer un prélèvement de nature réglementaire plutôt qu’une taxe, une redevance gouvernementale présentant des caractéristiques d’une taxe doit être liée à un régime de réglementation. La première étape consiste à déterminer s’il existe un régime de réglementation connexe; si le tribunal conclut à l’existence d’un tel régime, il procède ensuite à la seconde étape et se demande s’il est possible d’établir un lien entre le prélèvement et le régime lui‑même. Influencer les comportements constitue un objectif valable d’un prélèvement de nature réglementaire et il n’est pas nécessaire que les prélèvements de nature réglementaires correspondent aux coûts du régime. Le montant d’un prélèvement de nature réglementaire qui vise à modifier les comportements est fixé de manière à proscrire, à interdire ou à favoriser un comportement. Limiter un tel prélèvement à un rôle de recouvrement de coûts serait incompatible avec le but d’un régime de réglementation de cette nature. Il n’est pas non plus nécessaire que les revenus générés par un prélèvement de nature réglementaire soient utilisés en vue de la réalisation des objectifs du régime de réglementation. Le lien nécessaire avec le régime de réglementation existe aussi lorsque les redevances elles‑mêmes ont un objet de réglementation. Il y a amplement d’éléments de preuve démontrant que la redevance sur les combustibles et celle pour émissions excédentaires imposées par les parties 1 et 2 de la LTPGES ont un objectif réglementaire. Ces redevances ne peuvent être qualifiées de taxes; elles constituent plutôt des prélèvements de nature réglementaire qui visent à réaliser l’objectif réglementaire de la LTPGES, soit modifier les comportements.
                    La juge Côté (dissidente en partie) : Il y a accord avec les juges majoritaires quant à la formulation de l’analyse de la théorie de l’intérêt national. Il y a aussi accord pour dire que le Parlement a la compétence d’adopter des lois constitutionnellement valides établissant des normes nationales minimales de tarification rigoureuse aux fins de réduction des émissions de GES. Toutefois, dans sa forme actuelle, la LTPGES est inconstitutionnelle. Il n’est pas possible d’affirmer qu’elle satisfait à la norme de la question d’intérêt national formulée par les juges majoritaires, parce que l’étendue du pouvoir discrétionnaire qu’elle confère au gouverneur en conseil donne à l’exécutif un pouvoir sans limite véritable. Les normes minimales sont fixées par l’exécutif et non par la LTPGES. De plus, les dispositions de la LTPGES qui autorisent le gouverneur en conseil à modifier la LTPGES et à y déroger violent la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi que les principes constitutionnels fondamentaux de la souveraineté parlementaire, de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs. Les dispositions censées conférer à la branche exécutive le pouvoir d’annuler ou de modifier des lois du Parlement sont inconstitutionnelles.
                    La LTPGES, tel qu’elle est présentement rédigée, confère un pouvoir discrétionnaire démesuré à l’exécutif, sans qu’il existe de contrôle véritable à l’encontre des modifications significatives qu’il pourrait apporter au régime actuel de tarification. La caractéristique essentielle de la redevance sur les combustibles définie dans la partie 1 — soit celle de savoir quels combustibles sont visés par la LTPGES — est si ouverte, que toute substance, si le gouverneur en conseil le prescrit, peut tomber sous le coup du régime de la redevance sur les combustibles. Les dispositions opérantes de la partie 1 confèrent de même un pouvoir réglementaire si vaste à l’exécutif que la nature même du régime peut être modifiée. L’étendue complète des pouvoirs de l’exécutif ressort notamment des art. 166 et 168. La seule limite qui soit aux vastes pouvoirs réglementaires conférés par l’art. 166 tient au fait que, pour modifier la partie 1 de l’annexe 1 afin de changer la liste des provinces où la redevance sur les combustibles est payable, le gouverneur en conseil tient compte avant tout de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de GES (par. 166(3)). Aucune restriction de ce type ne s’applique aux pouvoirs réglementaires du gouverneur en conseil prévus aux dispositions de la partie 1; ainsi, le par. 166(4) donne à l’exécutif la capacité illimitée de modifier la partie 1 de la LTPGES. Les paragraphes 168(2) et (3) autorisent aussi le gouvernement en conseil à prendre et à modifier des règlements relatifs au régime de redevance sur les combustibles, à son application et à sa mise en œuvre. Ces pouvoirs étendus lui accordent sans restriction un vaste pouvoir discrétionnaire pour modifier la partie 1. Surtout, le par. 168(4) prévoit qu’advenant une incompatibilité entre la loi adoptée par le Parlement et un règlement pris par l’exécutif, les dispositions du règlement l’emportent sur les dispositions incompatibles de la LTPGES. Ce pouvoir renversant contourne l’exercice du pouvoir législatif par la branche qui en est titulaire en permettant à l’exécutif de modifier, par règlements, la loi même qui autorise la prise des règlements.
                    En outre, il ressort clairement d’un examen des dispositions de la partie 2 que les vastes pouvoirs conférés à l’exécutif autorisent le gouverneur en conseil à régir les émissions de GES de manière générale ou à régir des industries particulières si ce n’est en établissant des limites d’émission de GES et en tarifant les émissions excédentaires partout au pays, et ce, en dépit de l’affirmation contraire des juges majoritaires. La seule limite au vaste pouvoir discrétionnaire de l’exécutif prévue à la partie 2 — semblable à celle prévue à la partie 1 — est décrite au par. 189(2) : lorsqu’il modifie la partie 2 de l’annexe 1 pour changer la liste des provinces où s’applique le système de tarification fondé sur le rendement, le gouverneur en conseil tient compte avant tout de la rigueur des mécanismes provinciaux de tarification des émissions de GES. De nouveau, à l’instar de ce que prévoit la partie 1, aucune restriction de ce type ne s’applique aux pouvoirs réglementaires du gouverneur en conseil prévus aux dispositions de la partie 2. Il y a accord avec les juges Brown et Rowe pour dire que le cadre schématique prévu par la partie 2 accorde à l’exécutif le vaste pouvoir discrétionnaire d’établir unilatéralement des normes par industrie, ce qui risque de donner lieu au traitement différent des diverses industries selon les caprices de l’exécutif.
                    En conséquence, les normes minimales sont fixées par l’exécutif et non par la LTPGES. Il n’est donc pas possible d’affirmer que la LTPGES établit des normes nationales de tarification rigoureuse, puisqu’elle ne fixe pas de limite véritable au pouvoir de l’exécutif. La partie 2 confère le pouvoir à l’exécutif d’établir, non pas des normes nationales minimales, mais plutôt des normes variables et incohérentes par industrie. Le fait que l’exécutif soit autorisé à imposer un grand nombre de conditions à tout moment aux individus et aux industries, et en outre à réviser ces conditions à tout moment dans quelque mesure que ce soit, est indéfendable. La LTPGES, tel qu’elle est présentement libellée, recourt à un régime discrétionnaire sans limites. Il y a accord pour dire qu’une matière restreinte à des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES relève de la compétence du fédéral, toutefois, la LTPGES ne respecte pas cette restriction cruciale.
                    En outre, certaines portions de la LTPGES sont incompatibles avec notre système démocratique au point d’être indépendamment inconstitutionnelles. Les paragraphes 166(2) et 166(4) de même que l’art. 192 confèrent tous au gouverneur en conseil le pouvoir de modifier des portions de la LTPGES. Le paragraphe 168(4) confère le pouvoir d’adopter des règlements d’application incompatibles avec la partie 1 de la Loi. Le pouvoir de l’exécutif de modifier ou d’abroger des dispositions législatives primaires soulève de graves préoccupations sur le plan constitutionnel.
                    Les articles 17 et 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 énoncent tous les deux que le pouvoir législatif ne peut être exercé que par la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des communes. Ainsi, tout exercice du pouvoir législatif fédéral doit faire l’objet du consentement des trois organes du Parlement. Les principes fondamentaux de la Constitution étayent cette interprétation des art. 17 et 91.
                    Premièrement, même s’il peut sembler que la souveraineté parlementaire permet au Parlement de déléguer tout ce qu’il veut à qui il le veut, il n’en est pas ainsi. La souveraineté parlementaire comporte à la fois un aspect positif et un aspect négatif. L’aspect positif est que le Parlement a la capacité de créer quelque loi que ce soit. Cependant, l’aspect négatif est qu’aucun organisme n’a compétence pour déroger aux exigences d’une loi du Parlement. Les clauses Henry VIII, comme celles qui figurent dans la LTPGES, contreviennent à l’aspect négatif de la souveraineté parlementaire, puisqu’elles confèrent à l’exécutif le pouvoir de déroger aux exigences de mesures législatives primaires et créent une contradiction dans les lois où elles se retrouvent en exigeant que l’exécutif fasse quelque chose tout en l’autorisant simultanément à défier cette exigence. Les clauses Henry VIII sont en outre incompatibles avec la conception de la souveraineté parlementaire qui exige qu’il existe un organe impartial, indépendant et faisant autorité pour interpréter les lois du Parlement, puisqu’elles restreignent la possibilité d’avoir recours au contrôle judiciaire en ne fournissant aucune limite véritable à l’égard de laquelle un tribunal peut exercer un contrôle.
                    Deuxièmement, la primauté du droit, qui fournit aux personnes un rempart contre l’arbitraire de l’État, exige que tous les textes législatifs soient adoptés conformément aux conditions légales de manière et de forme. Cela comprend les exigences voulant que les projets de loi fassent l’objet de trois lectures au Sénat et à la Chambre des communes et qu’ils reçoivent la sanction royale. Lorsque le gouverneur en conseil modifie une loi, cela ne respecte pas les exigences de manière et contrevient donc à la primauté du droit. La délégation du pouvoir législatif à l’exécutif soulève d’autres préoccupations en ce qui concerne la primauté du droit : la délégation du pouvoir de modifier une loi est généralement considérée comme condamnable parce que, dans ces conditions, le texte de la loi ne se trouve pas dans le recueil des lois, ce qui engendre de la confusion et de l’incertitude; les clauses Henry VIII confèrent à l’exécutif le pouvoir d’agir arbitrairement en lui permettant d’agir contrairement à la loi habilitante, créant ainsi un pouvoir qui n’est soumis à aucune limite véritablement contraignante au moyen d’un contrôle judiciaire et donc de la nature d’un pouvoir discrétionnaire absolu; en outre, comme le contrôle judiciaire est prescrit par la Constitution, une loi ne peut l’écarter, que ce soit expressément ou implicitement
                    Finalement, la Constitution insiste sur la séparation des pouvoirs au chapitre de la séparation des fonctions entre les trois branches du gouvernement — le législatif, l’exécutif et le judiciaire. L’exécutif ne peut pas empiéter sur le processus législatif d’une manière qui restreindrait le pouvoir d’adopter, de modifier et d’abroger des lois, malgré le rôle important que joue l’exécutif dans le processus législatif. La séparation des pouvoirs exige également que la fonction fondamentale d’adopter, de modifier et d’abroger les lois soit protégée à l’encontre de l’exécutif et demeure exclusive à la législature. Cela appuie les deux grands principes normatifs qui sous-tendent la séparation des pouvoirs : la législature est l’institution la mieux placée pour traduire les politiques en lois et le fait de lui réserver le pouvoir d’adopter, de modifier et d’abroger les lois aide à circonscrire le pouvoir et à empêcher qu’il ne soit encore plus concentré entre les mains de l’exécutif. Il n’y a rien de plus fondamental au pouvoir législatif que de légiférer. Lorsque l’exécutif usurpe cette fonction, la séparation des pouvoirs est manifestement violée.
                    Le juge Brown (dissident) : La Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (« Loi ») ne trouve appui dans aucune source de compétence fédérale, et outrepasse donc, dans sa totalité, la compétence du Parlement. La matière de la Loi relève pleinement de la compétence provinciale. Le fait que la structure et l’application de la Loi reposent sur la prémisse que les législatures provinciales ont compétence pour adopter le même régime porte un coup fatal à la constitutionnalité de la Loi au titre de la compétence résiduelle du Parlement de légiférer à l’égard de matières d’intérêt national pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867.
                    Il y a accord avec les motifs du juge Rowe, et par conséquent, son examen de la jurisprudence portant sur le pouvoir résiduel en matière de POBG est adopté. Pour déterminer si une loi relève de la compétence législative de l’organisme qui l’a adoptée, une cour de révision doit appliquer une analyse en deux étapes : en premier lieu, elle doit qualifier le texte de loi en vue de déterminer son caractère véritable ou la principale matière visée et, en deuxième lieu, elle doit classer la matière identifiée en fonction des différentes catégories de sujets ou chefs de compétence énoncés aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Lorsque l’on s’appuie sur un chef de compétence énuméré, le caractère véritable de la loi contestée est déterminé à l’étape de la qualification, et celui-ci est ensuite classé sous un chef de compétence ou une catégorie de sujets. Lorsque le Parlement s’appuie sur le volet intérêt national du pouvoir POBG comme source de sa compétence pour légiférer, le processus analytique diffère quelque peu. S’il est décidé que le caractère véritable de la loi contestée ne relève pas d’un chef de compétence énuméré, la cour de révision doit ensuite se demander si la matière dite d’intérêt national satisfait aux exigences d’unicité, de particularité et d’indivisibilité énoncées dans l’arrêt Crown Zellerbach. Si c’est le cas, la matière est classée sous la compétence fédérale exclusive et permanente.
                    L’on détermine la principale matière visée par un texte législatif en examinant son objet et ses effets. La qualification sert à faciliter la classification pour déterminer si la Constitution confère à l’organisme qui a adopté le texte législatif la compétence législative à l’égard de la matière en cause. La principale matière visée par un texte législatif doit donc être qualifiée de façon suffisamment précise pour pouvoir être associée à une catégorie spécifique de sujets décrite dans les chefs de compétence de la Constitution. Si la matière visée par un texte législatif peut être classée sous différents chefs de compétence énumérés aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, elle devrait en conséquence être identifiée de manière plus précise jusqu’à ce qu’il soit clair quel ordre de gouvernement (fédéral ou provincial) peut légiférer à son égard.
                    Comme il se peut fort bien qu’une description suffisamment précise renvoie à l’objectif de la loi et à la façon dont elle s’applique, il peut être approprié d’inclure une mention des moyens législatifs dans l’analyse portant sur le caractère véritable. Toutefois, il n’est pas approprié de le faire lorsque le fait de décrire le texte législatif seulement en faisant référence à ses moyens ne traduirait pas avec exactitude son principal objet, ou lorsque le moyen est décrit comme quelque chose que seul le pouvoir législatif fédéral peut entreprendre, comme les normes nationales minimales. La considération déterminante afin d’identifier le niveau d’abstraction approprié devrait être de faciliter la classification de la matière en cause parmi les catégories de sujets décrits dans les chefs de compétence de la Constitution dans la mesure nécessaire pour trancher l’affaire.
                    En l’espèce, la description du caractère véritable de la Loi comme se rapportant à la réglementation des émissions de GES est trop large, car elle ne facilite pas la classification au titre d’un chef de compétence fédérale ou provinciale. Une plus grande spécificité dans la description de la façon dont la loi propose de réglementer les émissions de GES est nécessaire pour déterminer si la Constitution confère au Parlement la compétence législative à l’égard de la matière en cause. Cependant, l’inclusion de normes nationales minimales dans le caractère véritable de la Loi n’est pas non plus utile. Cela n’ajoute rien au caractère véritable d’une matière, lequel concerne non pas l’existence d’une norme, mais plutôt la matière à laquelle la norme doit s’appliquer. L’inclusion de normes nationales minimales dans le caractère véritable d’une loi fédérale tranche aussi dans les faits le conflit de compétence, étant donné que seul le Parlement est en mesure d’imposer des normes nationales minimales ⸺ seules les lois fédérales peuvent s’appliquer à l’échelle du pays, et par l’application de la prépondérance, seules les normes édictées par le Parlement fédéral peuvent constituer un minimum. De plus, la mention de normes « indispensables » n’est d’aucune pertinence dans la détermination du caractère véritable de la Loi parce que celle-ci exigerait que la Cour examine la question de savoir si les normes énoncées dans la Loi sont efficaces, ce qui n’est pas une considération valable dans l’analyse du caractère véritable.
                    Afin de qualifier comme il se doit le caractère véritable de la Loi, son objet et ses effets doivent être établis. En l’espèce, le caractère véritable de la partie 1 de la Loi et celui de la partie 2 doivent être qualifiés séparément. Bien que les deux parties partagent un objet ⸺ la réduction des émissions de GES ⸺ elles ne sont par ailleurs pas du tout semblables. Elles ont chacune des caractéristiques opérationnelles distinctes et les moyens législatifs qu’elles emploient sont entièrement distincts. Le caractère véritable de la partie 1 est la réduction des émissions de GES au moyen de la hausse du coût des combustibles. Le caractère véritable de la partie 2 est la réduction des émissions de GES au moyen de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries selon l’intensité des émissions et l’exposition aux échanges commerciaux.
                    Une fois établie, la matière identifiée doit être classée en fonction des catégories de sujets ou des chefs de compétence décrits aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Les tribunaux doivent d’abord examiner les pouvoirs énumérés, plutôt que de se demander immédiatement si la principale matière visée par un texte législatif se rattache au pouvoir résiduel en matière de POBG.
                    En l’espèce, la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils que confère le par. 92(13) paraît être la source de compétence législative la plus pertinente en ce qui concerne le caractère véritable des parties 1 et 2 de la Loi. La réglementation des échanges commerciaux et de l’activité industrielle, le tout à l’intérieur des limites territoriales des provinces assujetties, est indiscutablement visée par ce vaste chef de compétence, qui comprend la réglementation du commerce ne relevant pas de l’un des chefs de compétence fédérale énumérés, ainsi que le droit des biens et des contrats. Subsidiairement, le pouvoir résiduel des provinces prévu au par. 92(16), leur conférant compétence à l’égard de toutes les matières d’une nature purement locale ou privée, pourrait également autoriser les législatures provinciales à adopter les parties 1 et 2. La partie 2, parce qu’elle représente une incursion profonde dans la politique industrielle, relève elle aussi de la compétence législative provinciale que confère le par. 92(10) à l’égard des travaux et entreprises d’une nature locale. L’article 92A est, lui aussi, pertinent en ce qui concerne la partie 2; il confère aux provinces la compétence exclusive pour légiférer dans les domaines de la prospection, de l’exploitation, de la conservation et de la gestion des ressources naturelles non renouvelables de la province.
                    La détermination de plusieurs chefs de compétence provinciale applicables devrait clore la question, parce que tous ces chefs de compétence sont, suivant le libellé de l’art. 92 et du par. 92A(1), des matières à l’égard desquelles les législatures provinciales peuvent exclusivement faire des lois. Suivant le libellé de l’art. 91, le pouvoir POBG ne s’applique que relativement aux matières ne tombant pas dans les catégories de sujets exclusivement assignés aux législatures des provinces. Cette exclusivité de la compétence provinciale à l’égard des matières visées par l’art. 92 est un élément fondamental du fédéralisme canadien, et représentait un choix unique et délibéré des auteurs de la Constitution qui se préoccupaient de la portée excessive du pouvoir fédéral en matière de POBG. Le pouvoir fédéral de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada était censé être assujetti au partage des compétences. Dans leurs champs de compétence législative, les provinces sont non seulement souveraines, mais elles le sont à titre exclusif. Toute l’économie de la Loi repose sur la prémisse selon laquelle les provinces ont compétence pour faire précisément ce que le Parlement a voulu faire dans la Loi — elle ne s’applique que lorsque la compétence législative provinciale n’est pas exercée, ou n’est pas exercée d’une manière que le Cabinet fédéral juge acceptable. Le modèle de la Loi en tant que « backstop » est donc impossible constitutionnellement : si les provinces ont compétence pour faire ce que fait la Loi, alors celle-ci ne saurait être constitutionnelle au titre du volet intérêt national du pouvoir POBG. Cela démontre que le Parlement a légiféré à l’égard d’une matière qui relève de la compétence législative provinciale.
                    Néanmoins, étant donné que les juges majoritaires acceptent qu’un certain aspect de la Loi a une portée véritablement et distinctement nationale et ne relève pas de la compétence provinciale, la question de savoir si la matière dite d’intérêt national répond aux exigences énoncées dans l’arrêt Crown Zellerbach doit être prise en compte. La jurisprudence portant sur le pouvoir POBG ne nous éclaire pas beaucoup sur la question de savoir si le caractère véritable de la loi contestée doit ou peut coïncider avec la matière d’intérêt national, ou si la matière d’intérêt national doit ou peut être plus large que le caractère véritable de la loi. Il serait inédit et peu souhaitable d’accepter que la matière d’intérêt national doit toujours correspondre au caractère véritable de la loi faisant l’objet de l’examen, ce qui peut comprendre les moyens législatifs, parce que cela revient en fait à astreindre le Parlement à ces moyens législatifs précis dans sa réponse à la matière d’intérêt national.
                    Il n’est pas possible pour une matière relevant de la compétence provinciale d’évoluer en une matière d’intérêt national lorsque des normes nationales minimales sont invoquées. Accepter que l’attribution de cibles nationales ou de normes nationales minimales puisse servir de fondement à la reconnaissance qu’un certain aspect d’un domaine de compétence provinciale est distinctement de portée nationale et que, de ce fait, il outrepasse la compétence provinciale, revient à créer un modèle de fédéralisme de supervision par lequel les provinces peuvent exercer leur compétence comme elles le veulent, tant qu’elles le font d’une manière autorisée par les lois fédérales. Cela pourrait exposer n’importe quel domaine de compétence provinciale à un empiètement fédéral inconstitutionnel dès lors que le Parlement décide d’imposer par voie législative un traitement uniforme.
                    En l’espèce, une qualification large de l’intérêt national est inévitable afin d’englober le caractère véritable de la partie 1 et celui de la partie 2. La matière dite d’intérêt national peut donc être établie comme étant l’objet de la Loi dans son ensemble : la réduction des émissions de GES. Cette matière ne respecte pas les exigences énoncées dans l’arrêt Crown Zellerbach pour constituer une matière d’intérêt national valable : elle ne respecte pas les exigences d’unicité et d’indivisibilité. Le fait que les dommages puissent traverser les limites territoriales ne suffit pas pour démontrer qu’il y a indivisibilité. La matière est divisible car les émissions de GES peuvent être rattachées à la province source. La responsabilité de la réduction des émissions de GES entre les provinces peut donc facilement être déterminée en vue de la réglementation à la source de ces émissions. Les émissions de GES à l’échelle nationale ne sont rien de plus que la somme des émissions de GES provinciales et territoriales. La réduction des émissions de GES n’a donc pas le degré d’unicité nécessaire pour être qualifiée de matière indivisible d’intérêt national. Bien que l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des émissions de GES puisse faire en sorte qu’un plus grand nombre d’émissions de cette province en traversent les limites territoriales, cette situation est insuffisante pour que soit respecté le critère de l’indivisibilité établi dans l’arrêt Crown Zellerbach.
                    Même si le caractère véritable de chacune des parties 1 et 2 en tant que matières d’intérêt national proposées était pris en compte de façon distincte, le caractère véritable de chaque partie n’est pas distinct des matières relevant de la compétence provinciale en vertu de l’art. 92; ils ne respectent donc pas les exigences énoncées dans l’arrêt Crown Zellerbach. La réduction des émissions de GES (que ce soit au moyen de la hausse du coût des combustibles, ou de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries selon l’intensité des émissions et l’exposition aux échanges commerciaux) n’a pas la particularité requise pour être reconnue en tant que matière d’intérêt national parce que la Loi incite les provinces à adopter en grande partie le même régime visant la réalisation du même objectif de réglementation. Les provinces ont manifestement compétence pour établir des normes de tarification rigoureuse des GES sur leur territoire.
                    La théorie du double aspect ne trouve aucune application en l’espèce. Bien qu’elle ouvre la voie à l’application concurrente de législations fédérale et provinciales, elle ne crée pas de compétence concurrente. La Loi vise à faire exactement ce que les provinces peuvent faire, et pour précisément la même raison. Il n’y a tout simplement pas d’aspect distinctement fédéral à la réduction des émissions de GES qui ne peut être divisé entre les chefs de compétence énumérés. L’imposition de normes nationales minimales ne peut être décrite comme étant l’aspect distinctement fédéral de la matière.
                    Même si la réduction des émissions de GES était un domaine de compétence unique et indivisible, son impact sur la compétence provinciale serait d’une ampleur incompatible avec le partage des compétences. Parce que le pouvoir de légiférer en vue de réduire les émissions de GES autorise dans les faits une gamme de normes réglementaires et s’étend à la réglementation de toute activité qui nécessite des combustibles fossiles, il est susceptible de réduire à néant le partage des compétences du Canada. Les émissions de GES ne peuvent tout simplement pas être traitées comme une matière unique à des fins de réglementation. Bien que la Loi n’interdise aucune activité, les redevances qu’elle impose auront une incidence sur le coût des combustibles et détermineront la viabilité des industries à forte intensité d’émissions et exposées aux échanges commerciaux. Ces redevances risquent donc d’avoir de profondes répercussions sur la compétence provinciale et le partage des compétences. L’analyse du partage des compétences ne permet aucun recours aux considérations relatives à la mise en balance ou à la proportionnalité. La Loi constitutionnelle de 1867 énonce les sphères de compétence exclusive de sorte que dans leur sphère de compétence, les législatures provinciales sont souveraines, et cette souveraineté suggère le pouvoir provincial d’agir ou de ne pas agir comme elles le jugent approprié, et non pourvu qu’elles le fassent d’une manière qui serait approuvée par le Cabinet fédéral.
                    L’étendue du pouvoir délégué que confère la Loi au Cabinet est incroyablement large. À ce sujet, les indications données par le juge Rowe sont approuvées, tant en ce qui concerne la nécessité que le partage des compétences restreigne l’exercice par le Cabinet fédéral du pouvoir que lui délègue le Parlement, qu’en ce qui concerne la méthodologie appropriée pour la vérification de la conformité des règlements avec le partage des compétences.
                    Les principes établis depuis longtemps énoncés dans l’arrêt Crown Zellerbach ne devraient pas être écartés. La règle du stare decisis établit un critère strict pour déroger aux précédents et ce critère n’est pas respecté en l’espèce. Il y a désaccord avec la modernisation par les juges majoritaires de la théorie de l’intérêt national et avec le cadre d’analyse en trois étapes qu’ils adoptent, qui édulcore le test de l’intérêt national énoncé dans l’arrêt Crown Zellerbach. Le cadre d’analyse adopté donne lieu à un nouveau modèle du fédéralisme canadien, fondé sur la hiérarchie et la supervision, qui assujettit la compétence législative provinciale à la compétence prépondérante du Parlement d’établir des normes nationales concernant la façon dont cette compétence peut être exercée, et remplace le partage des compétences que commande la Constitution par un équilibre des compétences établi par les tribunaux, cet équilibre devant tenir compte d’autres intérêts. Aucune province, et pas même le Parlement lui‑même, n’a accepté ⸺ ni même envisagé ⸺ l’une de ces caractéristiques. Il s’agit d’un modèle de fédéralisme qui rejette la Constitution et qui réécrit les règles de la Confédération. Ses répercussions vont bien au‑delà de la Loi, ouvrant la voie à l’empiètement fédéral ⸺ au moyen de l’imposition de normes nationales ⸺ dans tous les domaines de compétence provinciale, notamment le trafic et le commerce intraprovinciaux, la santé et la gestion des ressources naturelles. Il donnera forcément lieu à de graves tensions au sein de la fédération, et tout cela sans bonne raison, puisque le Parlement aurait pu atteindre ses objectifs de façon constitutionnellement valide.
                    Le juge Rowe (dissident) : La théorie de l’intérêt national est un pouvoir résiduel de dernier recours. Le respect fidèle des principes établis mène inexorablement à la conclusion que le volet intérêt national du pouvoir POBG ne saurait être le fondement de la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (« Loi »). En conséquence, il y a accord avec l’analyse du juge Brown et avec sa conclusion selon laquelle la Loi est ultra vires en totalité.
                    Le fédéralisme est l’un des principes fondamentaux sous‑jacents qui animent la Constitution canadienne. La principale expression textuelle du principe du fédéralisme se trouve dans le partage des compétences établi principalement aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Une caractéristique essentielle du partage des compétences est son exhaustivité, qui exclut l’absence de compétence législative et concilie la souveraineté parlementaire et le fédéralisme : elle garantit qu’il n’y a aucune matière sur laquelle il est impossible de légiférer et que le Canada est un État pleinement souverain. En raison de la nature exhaustive du partage de compétences, les matières qui ne relèvent pas des chefs de compétence énumérés doivent s’insérer quelque part. Cela relève de deux dispositions résiduelles : l’une fédérale, et l’autre provinciale. La disposition résiduelle fédérale, le pouvoir POBG, tire son origine des termes liminaires de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. La disposition résiduelle provinciale figure au par. 92(16) et prévoit que les législatures provinciales pourront exclusivement faire des lois relatives aux matières « d’une nature purement locale ou privée dans la province ». Le libellé de l’art. 91 constitue une assise textuelle justifiant l’opinion selon laquelle le pouvoir POBG est résiduel par rapport à l’art. 92, car l’art. 91 confère le pouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement « relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces ». De plus, chaque attribution de compétence législative aux provinces, y compris celle visée au par. 92(16), est mitigée par des mots tels que « dans la province ». Par conséquent, le pouvoir POBG ne s’applique qu’aux matières qui ne sont pas de nature provinciale, car la portée résiduelle du pouvoir POBG est restreinte par le par. 92(16), qui s’applique aux matières d’une nature locale et privée même si elles ne relèvent pas d’un autre chef de compétence énuméré. Il faut interpréter la portée du par. 92(16) comme un contrepoids au paragraphe introductif de l’art. 91, afin de tenir compte du principe constitutionnel selon lequel le Parlement et les législatures provinciales doivent être considérés comme des égaux. Le pouvoir POBG est également résiduel par rapport aux chefs de compétence fédéraux, car le processus normal d’interprétation de la Constitution consiste à s’appuyer d’abord sur une disposition plus précise avant de recourir à une disposition plus générale.
                    Comme le pouvoir POBG est résiduel par rapport aux chefs de compétence provinciaux et fédéraux énumérés, les matières relevant des chefs de compétence fédéraux ou provinciaux énumérés devraient y figurer et le pouvoir POBG traite des matières qui ne se rattachent à aucun des chefs de compétence fédéraux ou provinciaux énumérés. Il n’y a aucune raison de conclure qu’une matière relève du pouvoir POBG lorsqu’elle est visée par un chef de compétence énuméré et il n’est pas possible qu’une matière relève en même temps à la fois du pouvoir POBG et d’un chef de compétence fédéral énuméré. Si une matière ne peut se rattacher à aucun chef énuméré, ce n’est qu’à ce moment qu’il est possible de recourir à la disposition résiduelle fédérale. Cette méthode aide à faire en sorte que le pouvoir résiduel fédéral ne puisse permettre de rompre l’équilibre du fédéralisme en dépouillant les provinces de leurs pouvoirs.
                    Les tribunaux ont depuis longtemps du mal à définir les contours du pouvoir POBG de façon à maintenir l’intégrité du partage des compétences. Les premières décisions sur le pouvoir POBG ont connu une série de rebondissements et sont parsemées d’énoncés relatifs à l’intérêt national. Cependant, leur dénominateur commun est le suivant : les tribunaux se fondent sur le pouvoir POBG pour donner effet à la nature exhaustive du partage des compétences, mais ils ont toujours veillé à protéger la compétence provinciale et fait en sorte que ce pouvoir ne devienne pas un instrument d’excès de compétence fédérale. Il y a lieu de considérer que la jurisprudence sur le pouvoir POBG indique l’existence de seulement deux volets : un pouvoir résiduel général et le pouvoir en situation d’urgence. Ce que certains auteurs ont appelé la « lacune » et l’« intérêt national » sont tout simplement des manifestations de la nature exhaustive du partage des compétences, et de la nature résiduelle du pouvoir POBG. Les matières qui ne relèvent d’aucun chef de compétence énuméré ou qui ne peuvent être réparties entre divers chefs de compétence doivent s’insérer quelque part, et elles relèvent du pouvoir POBG lorsqu’elles satisfont au test exposé dans l’arrêt Crown Zellerbach. Toutefois, l’analyse du cadre établi dans l’arrêt Crown Zellerbach ne changerait pas même s’il n’y avait qu’un pouvoir résiduel (le pouvoir POBG) et même si le pouvoir POBG comportait trois volets.
                    Correctement appliquée, la théorie de l’intérêt national joue un rôle essentiel dans l’atteinte de l’objectif visant à préserver le caractère collectivement exhaustif du partage des compétences, dans le respect de la sphère de compétence provinciale. Les matières qui ne relèvent pas d’un des chefs de compétence énumérés et qui ne peuvent être divisées et partagées entre les chefs de compétence énumérés des deux ordres de gouvernement ne cadrent pas bien avec le partage des compétences. Pour maintenir l’exhaustivité, ces matières relèvent du pouvoir résiduel général du Parlement en raison de leur particularité (c’est‑à‑dire leur caractère distinct) par rapport aux matières de compétence provinciale et de leur indivisibilité entre divers chefs de compétence. Cependant, lorsque la théorie de l’intérêt national est mal appliquée, le pouvoir POBG cesse d’être de nature résiduelle. Dans un tel cas, il peut servir à renforcer la compétence fédérale et à réduire corrélativement la sphère de compétence provinciale. Les tribunaux doivent faire preuve de prudence quand ils reconnaissent des matières d’intérêt national, car la théorie de l’intérêt national risque fort de perturber le partage des compétences. Dès qu’une matière est jugée d’intérêt national, le Parlement a compétence exclusive sur elle, notamment sur ses aspects intraprovinciaux. Par conséquent, une interprétation large de la théorie risque de menacer la structure fondamentale du fédéralisme et de restreindre indûment le pouvoir de légiférer de la législature provinciale. Une telle interprétation permettrait au Parlement d’acquérir une compétence exclusive sur des matières qui relèvent pleinement de la compétence provinciale et d’aplanir les différences régionales. Les tribunaux ne devraient jamais amorcer une analyse du partage des compétences en se penchant sur le pouvoir résiduel fédéral. Pour préserver l’équilibre fédéral, les tribunaux devraient considérer le pouvoir POBG comme un pouvoir de dernier recours. La théorie de l’intérêt national doit s’appliquer uniquement aux matières qui ne peuvent se rattacher à d’autres chefs de compétence et qui ne peuvent être réparties entre divers chefs; elle comble donc une lacune constitutionnelle. En conséquence, la théorie ne s’applique qu’aux matières qui sont véritablement d’intérêt national, par opposition aux matières d’une nature purement locale ou privée visées par le par. 92(16).
                    La théorie de l’intérêt national s’applique lorsque deux conditions sont remplies : premièrement, la matière ne relève pas (c.‑à‑d. est distincte) des chefs de compétence énumérés et, deuxièmement, elle est unique et indivisible. Les exigences d’unicité, de particularité et d’indivisibilité servent à déceler les matières qui sont véritablement résiduelles à deux égards. La matière doit être distincte des matières provinciales et impossible à diviser entre les deux ordres de gouvernement de sorte qu’elle doit être confiée uniquement au Parlement. Ces exigences donnent effet au pouvoir résiduel général du Parlement en matière de POBG et font en sorte que le partage des compétences ne comporte aucune lacune. Elles s’appliquent tant aux nouvelles matières qu’aux matières qui, bien que relevant à l’origine de la compétence provinciale, en sont venues à s’étendre au‑delà des pouvoirs provinciaux, et qui, en raison de l’indivisibilité, doivent être confiées exclusivement au Parlement.
                    Vu la nature résiduelle du pouvoir POBG, l’importance d’une matière n’a rien à voir avec la question de savoir s’il s’agit d’une matière d’intérêt national. Le rôle du pouvoir résiduel général consiste à maintenir l’exhaustivité du partage des compétences, et non à centraliser les matières importantes sur lesquelles peuvent légiférer les provinces ou les deux ordres de gouvernement. Premièrement, la matière en cause doit être distincte de celles se rattachant aux chefs de compétence énumérés à l’art. 92. Cette exigence sera remplie lorsque la matière est hors de portée provinciale, notamment en raison du fait que la compétence provinciale se limite aux matières dans la province. Cette analyse comprend un examen du pouvoir résiduel provincial : si la matière est d’une nature purement locale ou privée, elle relèvera du par. 92(16). La matière doit également être distincte de celles qui relèvent de la compétence fédérale, car le pouvoir POBG est purement résiduel. Deuxièmement, même si la matière ne se rattache pas à un chef de compétence énuméré, elle doit être unique et indivisible pour relever du pouvoir POBG, et non un agrégat susceptible d’être divisé et réparti entre des chefs de compétence énumérés. Le fait que les provinces soient incapables de s’occuper d’une matière est insuffisant pour conclure que celle‑ci relève du pouvoir POBG. La nature de la matière doit être telle qu’elle ne puisse être partagée entre les deux ordres de gouvernement et qu’elle doive être confiée exclusivement au Parlement afin d’éviter un vide dans le partage des compétences.
                    Pour déterminer si la matière présente les caractéristiques d’unicité, de particularité et d’indivisibilité, il est utile d’examiner ce qui est connu sous le nom du critère de l’incapacité provinciale, c’est‑à‑dire quel effet aurait sur les intérêts extraprovinciaux l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des aspects intraprovinciaux de cette matière. L’examen relatif à l’incapacité provinciale a été conçu afin de contrôler la centralisation des pouvoirs, et de limiter l’extension de la théorie de l’intérêt national aux matières qui dépassent la capacité des provinces de s’en occuper et sur lesquelles doit légiférer le Parlement de manière exclusive. Les effets extraprovinciaux, à eux seuls, sont insuffisants pour qu’il soit satisfait au critère de l’incapacité provinciale. Les effets extraprovinciaux doivent plutôt être tels que la matière, ou une partie de celle‑ci, dépasse la capacité des provinces de s’en occuper seules ou de concert. Si le caractère véritable d’une loi provinciale relève des catégories de sujets assignés aux provinces, les effets extraprovinciaux accessoires de la loi sont sans pertinence quant à sa validité. La preuve que les provinces ne collaborent pas, même si elle est combinée à la présence d’effets extraprovinciaux, est également insuffisante pour permettre d’établir l’incapacité provinciale. Les provinces sont souveraines dans leur propre sphère de compétence et peuvent légitimement choisir des politiques différentes de celles d’autres provinces. En outre, l’incapacité provinciale n’est rien de plus qu’un indice d’unicité, de particularité et d’indivisibilité. Conformément au rôle résiduel joué par le pouvoir POBG, la compétence du Parlement fédéral sur ce qui relevait auparavant de la compétence des provinces n’est justifiée que si la matière est devenue distincte de ce que peuvent faire les provinces, et qu’elle ne peut être partagée entre les ordres de gouvernement en raison de son indivisibilité. En pareil cas, le recours au pouvoir POBG constitue la seule façon de maintenir l’exhaustivité du partage des compétences, sans quoi il y aurait un vide dans celui‑ci — si le Parlement fédéral n’avait pas compétence sur une telle matière, aucun ordre de gouvernement n’aurait compétence sur celle‑ci.
                    Lorsqu’il faut décider si une matière peut résister à l’examen et relever du pouvoir POBG, la dernière considération est de savoir si celle‑ci a un effet sur la compétence provinciale qui soit compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs effectué par la Constitution. L’évaluation de l’étendue de l’effet sur l’équilibre fédéral illustre la nécessité de faire preuve de prudence quand il s’agit d’établir si un nouveau chef de compétence exclusive permanent devrait, dans les faits, être ajouté à la liste des pouvoirs fédéraux. Ce volet de l’analyse exige des tribunaux qu’ils déterminent si le fait de reconnaître le nouveau pouvoir fédéral proposé serait compatible avec la structure fédérale. Il ne consiste pas à se demander si l’importance du nouveau pouvoir fédéral proposé l’emporte sur l’atteinte à la compétence provinciale. L’importance n’est pas pertinente, car elle n’indique pas s’il existe une lacune dans le partage des compétences qui doit être comblée par le pouvoir résiduel général. Les provinces peuvent et devraient s’occuper des matières importantes. Les tribunaux doivent également prendre garde de ne pas laisser la théorie du double aspect miner l’analyse relative à l’étendue de l’effet en suggérant que les provinces conservent de vastes moyens de réglementer la matière. La théorie du double aspect reconnaît que la même situation factuelle ou matière peut posséder des aspects à la fois fédéraux et provinciaux, ce qui signifie que les deux ordres de gouvernement peuvent légiférer suivant leur perspective respective. Cette théorie s’applique uniquement lorsqu’une matière présente de multiples aspects, dont certains relèvent de la compétence provinciale et certains de la compétence fédérale. La théorie du double aspect doit être appliquée avec prudence, car le fait d’accroître le chevauchement entre les compétences provinciale et fédérale est susceptible de perturber sérieusement l’équilibre fédéral. L’application conjointe des théories du double aspect et de la prépondérance fédérale peut avoir des répercussions profondes sur la structure fédérale et l’autonomie provinciale.
                    La théorie de l’intérêt national doit être appliquée avec prudence en raison de son rôle résiduel et du risque qu’elle perturbe le partage des compétences. Si cette théorie n’était pas appliquée strictement de manière à ce qu’elle permette uniquement de veiller à l’exhaustivité du partage des compétences, la nature fédérale de la Constitution disparaîtrait rapidement.
                    L’élargissement de la théorie de l’intérêt national préconisé par le Canada devrait être rejeté parce qu’il s’écarte de façon marquée et injustifiée de la jurisprudence de la Cour et que, s’il est adopté, il ouvrira largement la voie à d’autres ingérences dans ce qui relève exclusivement de la compétence provinciale. Dans la présente affaire, le caractère véritable de la Loi proposé par le Canada, à savoir « établir des normes nationales minimales indispensables à la réduction des émissions de GES dans le pays tout entier », n’a pas atteint des dimensions nationales. Bien que le caractère sérieux ou immédiat de la menace posée par les changements climatiques puisse être pertinent quand il s’agit de se prononcer sur un argument fondé sur le volet urgence, il n’a pas sa place dans l’analyse relative à l’intérêt national. De plus, l’exigence de particularité est intrinsèquement incompatible avec la nature de la Loi, qui impose un minimum réglementaire (backstop) et prévoit que certaines provinces ou l’ensemble de celles‑ci pourraient mettre en œuvre des régimes de tarification des GES conformes aux normes établies (de temps en temps) par le cabinet fédéral, et ainsi éviter une intervention fédérale. L’unicité, la particularité et l’indivisibilité ne devraient pas être amalgamées à l’incapacité provinciale, et l’incapacité provinciale ne devrait pas reposer sur les critères applicables aux chefs de compétence énumérés, parce que cette approche ne donne pas effet à la nature résiduelle du pouvoir POBG.
                    Le mécanisme des « normes nationales minimales » ouvre encore plus la voie à l’élargissement de la compétence fédérale. La locution « au moyen de normes nationales minimales » pourrait être appliquée à toute matière, et n’ajoute donc rien à la description d’une matière et n’a pas sa place. Le fait d’inclure les « normes nationales minimales » dans la matière d’intérêt national court‑circuite l’analyse et ouvre la porte à des « normes minimales » fédérales à l’égard d’autres domaines de compétence provinciale, en élargissant de façon artificielle la capacité du gouvernement fédéral de légiférer sur ce qui a constitué jusqu’à ce jour des matières relevant de la compétence provinciale. Ce mécanisme mine le fédéralisme en remplaçant l’autonomie dont bénéficient les provinces dans l’exercice de leur compétence par un assujettissement en permanence à la supervision du fédéral dans l’exercice d’une telle compétence. Enfin, l’étendue de l’effet de la Loi sur la compétence provinciale n’est pas compatible avec le partage des compétences. La Loi permet l’exercice de la compétence provinciale seulement dans la mesure où la décision de la province est conforme à la volonté du Parlement et du cabinet fédéral. Elle n’est pas une initiative en matière de fédéralisme coopératif; elle constitue plutôt le moyen de mettre en œuvre un fédéralisme de supervision. La théorie du double aspect ne remédie pas au problème : comme la matière fédérale est définie en fonction de la mesure dans laquelle elle peut limiter le pouvoir discrétionnaire des provinces de légiférer (le mécanisme de minimum réglementaire), ce n’est pas deux aspects de la même situation de fait — il s’agit d’un aspect, et il place le gouvernement fédéral en position dominante et lui donne le dernier mot. Le Parlement n’avait pas compétence pour édicter la Loi en vertu de son pouvoir résiduel général.
Jurisprudence
Citée par le juge en chef Wagner
                    Arrêts examinés : Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Munro c. National Capital Commission, 1966 CanLII 74 (SCC), [1966] R.C.S. 663; Renvoi : Loi anti-inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373; R. c. Hydro-Québec, 1997 CanLII 318 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 213; R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., 1988 CanLII 63 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 401; Russell c. The Queen (1882), 7 App. Cas. 829; Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for the Dominion, [1896] A.C. 348; In Re “Insurance Act, 1910” (1913), 1913 CanLII 646 (SCC), 48 R.C.S. 260, conf. par Attorney-General for Canada c. Attorney-General for Alberta, 1916 CanLII 424 (UK JCPC), [1916] 1 A.C. 588; Attorney-General for Ontario c. Canada Temperance Federation, 1946 CanLII 351 (UK JCPC), [1946] A.C. 193; Johannesson c. Municipality of West St. Paul, 1951 CanLII 55 (SCC), [1952] 1 R.C.S. 292; Interprovincial Co-operatives Ltd. c. La Reine, 1975 CanLII 212 (CSC), [1976] 1 R.C.S. 477; Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, 1979 CanLII 190 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 914; Schneider c. La Reine, 1982 CanLII 26 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 112; R. c. Wetmore, 1983 CanLII 29 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 284; Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), 1993 CanLII 72 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 327; arrêts mentionnés : Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17; Transport Desgagnés inc. c. Wärtsilä Canada Inc., 2019 CSC 58; Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463; Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693; Goodwin c. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669; Chatterjee c. Ontario (Procureur général), 2009 CSC 19, [2009] 1 R.C.S. 624; Renvoi relatif à la taxe sur le gaz naturel exporté, 1982 CanLII 189 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 1004; R. c. Swain, 1991 CanLII 104 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 933; Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419; Attorney-General for Alberta c. Attorney-General for Canada, 1938 CanLII 251 (UK JCPC), [1939] A.C. 117; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810; Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536; Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117; Re George Edwin Gray (1918), 1918 CanLII 533 (SCC), 57 R.C.S. 150; Shannon c. Lower Mainland Dairy Products Board, 1938 CanLII 250 (UK JCPC), [1938] A.C. 708; Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals, 1943 CanLII 1 (SCC), [1943] R.C.S. 1; R. c. Furtney, 1991 CanLII 30 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 89; R. c. P. (J.) (2003), 2003 CanLII 17492 (ON CA), 67 O.R. (3d) 321; Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618; House of Sga’nisim c. Canada (Attorney General), 2013 BCCA 49, 41 B.C.L.R. (5th) 23; Waddell c. Governor in Council (1983), 1983 CanLII 189 (BC SC), 8 Admin. L.R. 266; Pronto Uranium Mines Limited c. The Ontario Labour Relations Board, 1956 CanLII 153 (ON SC), [1956] O.R. 862; Denison Mines Ltd. c. Attorney-General of Canada, 1972 CanLII 436 (ON SC), [1973] 1 O.R. 797; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, 1990 CanLII 29 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1077; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199; Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, 1989 CanLII 133 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 641; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, 1982 CanLII 55 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 161; Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), 1988 CanLII 81 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 749; Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), 1992 CanLII 110 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 3; Attorney-General for Canada c. Attorney-General for Ontario, 1937 CanLII 362 (UK JCPC), [1937] A.C. 326; Massachusetts c. Environmental Protection Agency, 549 U.S. 497 (2007); The State of the Netherlands (Ministry of Economic Affairs and Climate Policy) c. Stichting Urgenda, ECLI:NL:HR:2019:2007; Stichting Urgenda c. The State of the Netherlands (Ministry of Infrastructure and the Environment), ECLI:NL:RBDHA:2015:7196; Gloucester Resources Limited c. Minister for Planning, [2019] N.S.W.L.E.C. 7; Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13; Citizens Insurance Co. c. Parsons (1881), 1880 CanLII 6 (SCC), 7 App. Cas. 96; Première nation de Westbank c. British Columbia Hydro and Power Authority, 1999 CanLII 655 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 134; 620 Connaught Ltd. c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 7, [2008] 1 R.C.S. 131; Assoc. canadienne des radiodiffuseurs c. Canada (C.A.F), 2008 CAF 157, [2009] 1 R.C.F. 3; Allard Contractors Ltd. c. Coquitlam (District), 1993 CanLII 45 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 371; Succession Eurig (Re), 1998 CanLII 801 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 565.
Citée par la juge Côté (dissidente en partie)
                    Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; SEFPO c. Ontario (Procureur général), 1987 CanLII 71 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 2; Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute, 1979 CanLII 169 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 54; Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117; In re Initiative and Referendum Act, 1919 CanLII 426 (UK JCPC), [1919] A.C. 935; Re The Initiative and Referendum Act (1916), 1916 CanLII 444 (MB CA), 27 Man. R. 1; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721; Re George Edwin Gray (1918), 1918 CanLII 533 (SCC), 57 R.C.S. 150; Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals, 1943 CanLII 1 (SCC), [1943] R.C.S. 1; R. c. Furtney, 1991 CanLII 30 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 89; Attorney General of Nova Scotia c. Attorney General of Canada, 1950 CanLII 26 (SCC), [1951] R.C.S. 31; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189; Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; R. c. Shoreditch Assessment Committee, [1910] 2 K.B. 859; R. (Cart) c. Upper Tribunal, [2009] EWHC 3052 (Admin.), [2011] Q.B. 120; R. (Privacy International) c. Investigatory Powers Tribunal, [2019] UKSC 22, [2020] A.C. 491; Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121; Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Crevier c. Procureur général du Québec, 1981 CanLII 30 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 220; Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Ontario Public School Boards’ Ass. c. Ontario (Attorney General) (1997), 1997 CanLII 12352 (ON SC), 151 D.L.R. (4th) 346; Wells c. Terre-Neuve, 1999 CanLII 657 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 199; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 152 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 854; Procureur général du Québec c. Blaikie, 1981 CanLII 14 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 312; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), 1989 CanLII 73 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 49; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, 1985 CanLII 14 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 455; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, 1995 CanLII 57 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 725; Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), 1996 CanLII 259 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 186; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Première Nation des Hupacasath c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2015 CAF 4; Carey c. Ontario, 1986 CanLII 7 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 637; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687; Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765.
Citée par le juge Brown (dissident)
                    R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., 1988 CanLII 63 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 401; Transport Desgagnés inc. c. Wärtsilä Canada Inc., 2019 CSC 58; Chatterjee c. Ontario (Procureur général), 2009 CSC 19, [2009] 1 R.C.S. 624; Whitbread c. Walley, 1990 CanLII 33 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1273; R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), 1992 CanLII 110 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 3; R. c. Hydro‑Québec, 1997 CanLII 318 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 213; Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Renvoi : Loi anti‑inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373; Citizens Insurance Co. c. Parsons (1881), 1880 CanLII 6 (SCC), 7 App. Cas. 96; Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), 1993 CanLII 72 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 327; Westcoast Energy Inc. c. Canada (Office national de l’énergie), 1998 CanLII 813 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 322; Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783; Johannesson c. Municipality of West St. Paul, 1951 CanLII 55 (SCC), [1952] 1 R.C.S. 292; Munro c. National Capital Commission, 1966 CanLII 74 (SCC), [1966] R.C.S. 663; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, 1989 CanLII 133 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 641; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for the Dominion, [1896] A.C. 348; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), 1988 CanLII 81 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 749; Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17; Ontario English Catholic Teachers’ Assn. c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 15, [2001] 1 R.C.S. 470; Renvoi relatif à la taxe sur le gaz naturel exporté, 1982 CanLII 189 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 1004; Première nation de Westbank c. British Columbia Hydro and Power Authority, 1999 CanLII 655 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 134; 620 Connaught Ltd. c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 7, [2008] 1 R.C.S. 131; Attorney‑General for Canada c. Attorney‑General for Ontario, 1937 CanLII 363 (UK JCPC), [1937] A.C. 355; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Attorney‑General for Canada c. Attorney‑General for Ontario, 1937 CanLII 362 (UK JCPC), [1937] A.C. 326; Vriend c. Alberta, 1998 CanLII 816 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 493; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145.
Citée par le juge Rowe (dissident)
                    R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., 1988 CanLII 63 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 401; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693; Attorney-General for Canada c. Attorney-General for Ontario, 1937 CanLII 362 (UK JCPC), [1937] A.C. 326; Terre-Neuve-et-Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4; In re Regulation and Control of Aeronautics in Canada, 1931 CanLII 466 (UK JCPC), [1932] A.C. 54; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Liquidators of the Maritime Bank of Canada c. Receiver-General of New Brunswick, [1892] A.C. 437; 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241; New State Ice Co. c. Liebmann, 285 U.S. 262 (1932); R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189; Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467; Edwards c. Attorney-General for Canada, 1929 CanLII 438 (UK JCPC), [1930] A.C. 124; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669; Marcotte c. Fédération des caisses Desjardins du Québec, 2014 CSC 57, [2014] 2 R.C.S. 805; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 1880 CanLII 6 (SCC), 7 App. Cas. 96; Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for the Dominion, [1896] A.C. 348; Toronto Electric Commissioners c. Snider, 1925 CanLII 331 (UK JCPC), [1925] A.C. 396; Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), 1993 CanLII 72 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 327; In re Regulation and Control of Radio Communication in Canada, 1932 CanLII 354 (UK JCPC), [1932] A.C. 304; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, 1978 CanLII 6 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 662; Reference re The Farm Products Marketing Act, 1957 CanLII 1 (SCC), [1957] R.C.S. 198; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457; R. c. Hauser, 1979 CanLII 13 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 984; Schneider c. 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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (le juge en chef Richards et les juges Jackson, Ottenbreit, Caldwell et Schwann), 2019 SKCA 40, 435 C.R.R. (2d) 1, 2019 D.T.C. 5055, [2019] 9 W.W.R. 377, 440 D.L.R. (4th) 398, [2019] S.J. No. 156 (QL), 2019 CarswellSask 204 (WL Can.), dans l’affaire d’un renvoi concernant la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre. Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente en partie et les juges Brown et Rowe sont dissidents.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Strathy, la juge en chef adjointe Hoy et les juges MacPherson, Sharpe et Huscroft), 2019 ONCA 544, 146 O.R. (3d) 65, 2019 D.T.C. 5090, 436 D.L.R. (4th) 1, 29 C.E.L.R. (4th) 113, [2019] O.J. No. 3403 (QL), 2019 CarswellOnt 10495 (WL Can.), dans l’affaire d’un renvoi concernant la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre. Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente en partie et les juges Brown et Rowe sont dissidents.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (la juge en chef Fraser et les juges Watson, Wakeling, Hughes et Feehan), 2020 ABCA 74, 3 Alta. L.R. (7th) 1, 2020 D.T.C. 5025, [2021] 1 W.W.R. 1, 446 D.L.R. (4th) 1, 35 C.E.L.R. (4th) 1, [2020] A.J. No. 234 (QL), 2020 CarswellAlta 328 (WL Can.), dans l’affaire d’un renvoi concernant la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre. Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente en partie et les juges Brown et Rowe sont dissidents.
                    P. Mitch McAdam, c.r., et Deron Kuski, c.r., pour le procureur général de la Saskatchewan.
                    Josh Hunter et Padraic Ryan, pour le procureur général de l’Ontario.
                    J. Gareth Morley et Jacqueline D. Hughes, pour le procureur général de la Colombie-Britannique.
                    Sharlene Telles-Langdon et Guy Pratte, pour le procureur général du Canada.
                    Peter A. Gall, c.r., et L. Christine Enns, c.r., pour le procureur général de l’Alberta.
                    Jean-Vincent Lacroix, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
                    Rachelle Standing, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.
                    Michael Conner, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
                    Martin Olszynski, pour l’intervenante Progress Alberta Communications Limited.
                    Patricia Lawrence, pour les intervenants la Nation Anishinabek et les Chefs et conseils unis de la Mnidoo Mnising.
                    Simon Archer, pour l’intervenant le Congrès du travail du Canada.
                    David M. A. Stack, c.r., pour les intervenantes Saskatchewan Power Corporation et SaskEnergy Incorporated.
                    David W. L. Wu, pour l’intervenant Océans Nord.
                    Stuart Wuttke, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations.
                    Bruce Hallsor, c.r., pour l’intervenante la Fédération canadienne des contribuables.
                    Stewart Elgie, pour l’intervenante la Commission de l’écofiscalité du Canada.
                    Joseph F. Castrilli, pour les intervenantes l’Association canadienne du droit de l’environnement, Environmental Defence Canada Inc. et Sisters of Providence of St. Vincent de Paul.
                    Justin Safayeni, pour l’intervenante Amnistie Internationale Canada.
                    Nathalie Chalifour, pour les intervenants l’Association nationale Femmes et Droit et les Amis de la Terre.
                    Elisabeth DeMarco, pour l’intervenante International Emissions Trading Association.
                    Joshua Ginsberg, pour l’intervenante la Fondation David Suzuki.
                    Amir Attaran, pour l’intervenante la Première Nation des Chipewyan d’Athabasca.
                    Jeremy de Beer, pour l’intervenant l’Institut pour l’IntelliProspérité.
                    Jennifer L. King, pour l’intervenante l’Association canadienne de santé publique.
                    Larry Kowalchuk, pour les intervenants Climate Justice Saskatoon, National Farmers Union, Saskatchewan Coalition for Sustainable Development, Saskatchewan Council for International Cooperation, Saskatchewan Environmental Society, SaskEV, Council of Canadians : Prairie and Northwest Territories Region, Council of Canadians : Regina Chapter, Council of Canadians : Saskatoon Chapter, New Brunswick Anti‑Shale Gas Alliance et Youth of the Earth.
                    David Robitaille, pour les intervenants le Centre québécois du droit de l’environnement et Équiterre.
                    Nathan Hume, pour les intervenants Generation Squeeze, Public Health Association of British Columbia, Saskatchewan Public Health Association, Association canadienne des médecins pour l’environnement, Coalition canadienne pour les droits des enfants et Youth Climate Lab.
                    Joëlle Pastora Sala, pour l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs.
                    Paul A. Hildebrand, pour les intervenants City of Richmond, City of Victoria, City of Nelson, District of Squamish, City of Rossland et City of Vancouver.
                    Dusty T. Ernewein, pour l’intervenante Thunderchild First Nation.
 
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Martin et Kasirer rendu par
 
                     Le juge en chef —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.      Vue d’ensemble

1

II.   Question posée dans les renvois

6

III.   Contexte

7

A.   La crise climatique mondiale

7

B.   Efforts déployés par le Canada pour lutter contre les changements climatiques

13

C.   Action des provinces en matière de changements climatiques

23

IV.   La LTPGES

25

A.   Architecture de base de la LTPGES

26

B.   Le préambule

28

C.   Partie 1 : Redevance sur les combustibles

30

D.   Partie 2 : Émissions industrielles de gaz à effet de serre

34

V.   Historique des procédures judiciaires

39

A.   Cour d’appel de la Saskatchewan, 2019 SKCA 40, 440 D.L.R. (4th) 398

39

B.   Cour d’appel de l’Ontario, 2019 ONCA 544, 146 O.R. (3d) 65

41

C.   Cour d’appel de l’Alberta, 2020 ABCA 74, 3 Alta. L.R. (7th) 1

44

VI.   Analyse

47

A.   Le principe du fédéralisme

48

B.   Qualification de la LTPGES

51

(1)      Principes primordiaux

51

(2)      Application à la LTPGES

57

(a)      Preuve intrinsèque

58

(b)      Preuve extrinsèque

62

(c)      Les effets juridiques

70

(d)      Les effets pratiques

77

(e)      Conclusion sur le caractère véritable

80

C.   Classification de la LTPGES

89

(1)      La théorie de l’intérêt national

89

(a)      Les origines de la théorie de l’intérêt national

92

(b)      Débuts de l’application de la théorie de l’intérêt national par la Cour

98

(c)      L’élaboration du critère de l’intérêt national

101

(2)      Clarification de la théorie de l’intérêt national

110

(a)      La « matière » d’intérêt national

114

(b)      Compétence fédérale exclusive basée sur la théorie de l’intérêt national

120

(3)      L’analyse relative à l’intérêt national

132

(a)      Question préliminaire

142

(b)      Unicité, particularité et indivisibilité

145

(c)      Étendue de l’effet

160

(d)      Résumé du cadre d’analyse

162

(4)      Application à la LTPGES

167

(a)      La question préliminaire

167

(b)      Analyse relative à l’unicité, la particularité et l’indivisibilité

172

(c)      Étendue de l’effet

196

(d)      Conclusion sur la théorie de l’intérêt national

207

VII. Validité des redevances en tant que prélèvements de nature réglementaire

212

VIII. Un dernier point

220

IX.   Conclusion

221

I.               Vue d’ensemble
[1]                             En 2018, le Parlement a édicté la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, c. 12, art. 186 (« LTPGES »). Trois provinces ont contesté la constitutionnalité de la LTPGES en soumettant des renvois à leur cour d’appel respective. La question a divisé les tribunaux. Dans des décisions partagées, les cours d’appel de la Saskatchewan et de l’Ontario ont jugé la LTPGES constitutionnelle, alors que la Cour d’appel de l’Alberta l’a jugée inconstitutionnelle. Ces décisions sont maintenant portées en appel devant notre Cour.
[2]                             Le fondement factuel essentiel des présents pourvois est incontesté. Les changements climatiques sont une réalité. Ils sont causés par les émissions de gaz à effet de serre résultant de l’activité humaine et ils représentent une grave menace pour l’avenir de l’humanité. Le seul moyen de contrer cette menace consiste à réduire ces émissions. Des États de partout dans le monde se sont engagés, dans le cadre de l’Accord de Paris, Doc. N.U. FCCC/CP/2015/10/Add.1, 12 décembre 2015, à réduire de façon radicale leurs émissions de gaz à effet de serre afin d’atténuer les effets des changements climatiques. Parmi les efforts déployés par le Canada pour mettre en œuvre son engagement, le Parlement a édicté la LTPGES.
[3]                             Toutefois, aucun de ces faits ne répond à la question en litige dans les présents pourvois, soit celle de savoir si le Parlement possédait, en vertu de la Constitution, le pouvoir d’édicter la LTPGES. Pour répondre à cette question, la Cour doit identifier la matière véritable de la LTPGES, puis la classer par référence au partage des compétences établi dans la Loi constitutionnelle de 1867 (la « Constitution »). Dans l’exécution de cette tâche, la Cour doit donner effet au principe du fédéralisme — un principe fondateur de la Constitution canadienne — qui requiert le maintien d’un juste équilibre entre les compétences du gouvernement fédéral et celles des provinces.
[4]                             Plus loin, je conclus que la LTPGES fixe, en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre, des normes nationales minimales de tarification rigoureuse de ces gaz, des polluants qui causent des préjudices sérieux à l’extérieur de la province où ils sont émis. Le Parlement a compétence pour adopter cette loi en tant que matière d’intérêt national en vertu de la disposition de l’art. 91 de la Constitution qui l’habilite à faire des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement ». L’intérêt national est une théorie du droit constitutionnel canadien qui est bien établie mais rarement appliquée. Son application est strictement limitée afin de préserver l’autonomie des provinces et de respecter la diversité de la Confédération, comme l’exige le principe du fédéralisme. Cependant, dans les cas qui s’y prêtent, lorsqu’il existe une authentique matière d’intérêt national — et que la reconnaissance de cette matière est conforme au partage des compétences — le Parlement est alors habilité à agir. En l’espèce, le Parlement a agi dans les limites de sa compétence.
[5]                             Je conclus également que les redevances imposées par la LTPGES représentent des frais de réglementation constitutionnellement valides. En conséquence, la LTPGES est constitutionnelle.
II.            Question posée dans les renvois
[6]                             La question à l’origine du renvoi dans chacun des trois pourvois est essentiellement la même : La Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre est‑elle entièrement ou partiellement inconstitutionnelle?
III.         Contexte
A.           La crise climatique mondiale
[7]                              Les changements climatiques mondiaux constituent un phénomène réel, et il est clair que l’activité humaine en est la cause première. Pour expliquer les choses en termes simples, la consommation de combustibles fossiles libère dans l’atmosphère des gaz à effet de serre (« GES ») qui emprisonnent dans celle‑ci l’énergie produite par les rayons solaires au lieu de la laisser s’échapper, entraînant ainsi le réchauffement de la planète. Le dioxyde de carbone est le plus répandu et le plus connu des GES résultant de l’activité humaine. Parmi les autres GES les plus répandus, mentionnons le méthane, l’oxyde nitreux, les hydrofluorocarbures, les perfluorocarbones, l’hexafluorure de soufre et le trifluorure d’azote.
[8]                              Émis à des niveaux appropriés, les GES sont bénéfiques, car ils maintiennent les températures dans l’ensemble du monde à des niveaux auxquels les humains, les animaux, les plantes et la vie marine peuvent vivre en équilibre. En outre, le niveau de GES dans l’atmosphère est demeuré relativement stable au cours des 400 000 dernières années. En revanche, depuis les années 1950, les concentrations de GES dans l’atmosphère ont augmenté à un rythme alarmant et continuent de le faire. En conséquence, les températures à la surface du globe ont déjà augmenté de 1,0°C par rapport à leurs niveaux préindustriels et on s’attend à ce que l’augmentation atteigne 1,5°C d’ici 2040 si le réchauffement se poursuit à son rythme actuel.
[9]                              Il s’agit d’augmentations importantes des températures. Par suite du réchauffement actuel de 1,0°C, le monde connaît déjà des conditions météorologiques extrêmes, une élévation du niveau des océans et une diminution de la glace de mer arctique. Si le réchauffement devait atteindre ou dépasser 1,5°C, le monde pourrait connaître des conséquences encore plus extrêmes, y compris une poursuite de l’élévation du niveau des océans et de la perte de la glace de mer dans l’Arctique, la disparition de 70 pour 100 ou plus de l’ensemble des récifs coralliens, la fonte du pergélisol, la fragilisation des écosystèmes et des répercussions négatives sur la santé humaine, notamment la morbidité et la mortalité liées à la chaleur et à l’ozone.
[10]                          Au Canada, les effets des changements climatiques sont et seront particulièrement graves et dévastateurs. De fait, les températures ont augmenté ici de 1,7°C depuis 1948, soit à peu près le double de l’augmentation moyenne observée à l’échelle mondiale, et elles devraient continuer de grimper à un rythme encore plus rapide. On s’attend aussi à ce que le Canada continue d’être touché par des phénomènes météorologiques extrêmes tels des inondations et des feux de forêt, des changements dans les niveaux des précipitations, la dégradation des sols et des ressources en eau, des vagues de chaleur plus fréquentes et plus sévères, l’élévation du niveau des océans et une propagation plus large de maladies à transmission vectorielle potentiellement mortelles telles que la maladie de Lyme et le virus du Nil occidental.
[11]                          Les régions arctiques du Canada sont disproportionnellement vulnérables aux changements climatiques. La température moyenne y a grimpé près de trois fois plus vite que la moyenne mondiale, et cette augmentation entraîne d’importantes réductions de la glace marine, l’accélération de la fonte du pergélisol, la disparition de glaciers et d’autres effets sur les écosystèmes. Les régions côtières du Canada, qui sont les plus longues au monde, sont elles aussi disproportionnellement touchées par les changements climatiques, en raison de la hausse du niveau des océans et de leurs températures, de l’acidification accrue des océans et des pertes de glace marine et de pergélisol observées. Les changements climatiques ont également eu des répercussions particulièrement graves sur les peuples autochtones, menaçant la capacité des collectivités autochtones au Canada de subvenir à leurs besoins et de maintenir leur mode de vie traditionnel.
[12]                          Les changements climatiques présentent trois caractéristiques qu’il convient de souligner. Premièrement, ils ne connaissent pas de frontières; toutes les régions du pays et du monde en subissent — et continueront d’en subir — les effets. Deuxièmement, les effets des changements climatiques ne sont pas directement rattachés à la source des émissions de GES. Des provinces et territoires qui émettent peu de GES peuvent néanmoins subir, en raison des changements climatiques, des effets qui sont exagérément disproportionnés par rapport à leur contribution respective aux émissions totales de GES du Canada et du monde. En 2016, par exemple, l’Alberta, l’Ontario, le Québec, la Saskatchewan et la Colombie‑Britannique comptaient pour environ 90,5 pour 100 des émissions totales de GES du Canada, tandis que les cinq autres provinces en émettaient ensemble environ 9,1 pour 100, et les territoires environ 0,4 pour 100. Pourtant, les effets des changements climatiques se font ressentir — et continueront de se faire ressentir — partout au Canada, et ces effets seront plus intenses dans l’Arctique canadien, dans les régions côtières et dans les territoires autochtones. Troisièmement, aucune province, aucun territoire ni aucun pays ne peut s’attaquer seul au problème des changements climatiques. La lutte aux changements climatiques requiert une action collective à l’échelle nationale et internationale, et ce, en raison du fait que, de par leur nature même, les GES ne connaissent pas de frontières.
B.            Efforts déployés par le Canada pour lutter contre les changements climatiques
[13]                        L’historique des engagements internationaux pris par le Canada pour lutter contre les changements climatiques commence en 1992, par la ratification de la Convention‑cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, Doc. N.U. A/AC.237/18 (Partie II)/Add.1, 15 mai 1992 (« CCNUCC »). Après avoir été incapable de respecter ses engagements découlant de nombreux accords fondés sur la CCNUCC, notamment le Protocole de Kyoto, Doc. N.U. FCCC/CP/1997/L.7/Add.1, 10 décembre 1997, et l’Accord de Copenhague, Doc. N.U. FCCC/CP/2009/11/Add.1, 18 décembre 2009, le Canada a adopté l’Accord de Paris en 2015. Reconnaissant que « les changements climatiques représentent une menace immédiate et potentiellement irréversible pour les sociétés humaines et la planète et qu’ils nécessitent donc la coopération la plus large possible de tous les pays », les États participants ont accepté de contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2,0°C par rapport aux niveaux préindustriels et de poursuivre l’action menée pour limiter cette élévation de la température à 1,5°C : Nations Unies, Convention‑cadre sur les changements climatiques, Rapport de la Conférence des Parties sur sa vingt et unième session, Doc. N.U. FCCC/CP/2015/10, 29 janvier 2016, p. 2; Accord de Paris, art. 2(1)(a). En 2016, le Canada a ratifié l’Accord de Paris, lequel est entré en vigueur la même année. Le Canada s’est engagé à réduire ses émissions de GES de 30 pour 100 sous les niveaux de 2005 d’ici 2030.
[14]                        Aux termes de l’Accord de Paris, les États sont libres de choisir la méthode qu’ils préfèrent pour atteindre leur cible fixée au niveau national. Au Canada, les provinces et le gouvernement fédéral ont convenu de collaborer pour respecter les engagements internationaux du pays. En mars 2016, avant que le Canada ne ratifie l’Accord de Paris, tous les premiers ministres se sont rencontrés à Vancouver et ont adopté la Déclaration de Vancouver sur la croissance propre et les changements climatiques (« Déclaration de Vancouver ») : Secrétariat des conférences intergouvernementales canadiennes, 3 mars 2016 (en ligne). Dans cette déclaration, les premiers ministres ont pris acte de l’appel lancé dans l’Accord de Paris en faveur d’une réduction importante des émissions de GES, et ils se sont engagés à « mettre en œuvre des politiques d’atténuation des émissions de GES qui atteignent ou dépassent l’objectif du Canada visant une réduction des émissions de 30 pour 100 par rapport au niveau de 2005 d’ici 2030, incluant les cibles et les objectifs spécifiques des provinces et territoires » : ibid., p. 3. La Déclaration de Vancouver a également reconnu l’importance d’une démarche concertée entre les provinces, les territoires et le gouvernement fédéral en vue de réduire les émissions de GES et souligné que « le gouvernement fédéral s’est engagé à faire en sorte que les provinces et les territoires aient la flexibilité nécessaire pour concevoir leurs propres politiques en vue de l’atteinte des cibles de réduction des émissions de GES » : ibid.
[15]                          La Déclaration de Vancouver a donné lieu à la création d’un Groupe de travail fédéral‑provincial‑territorial sur les mécanismes d’instauration d’un prix sur le carbone (« Groupe de travail ») chargé d’étudier le rôle que jouent ces mécanismes dans l’atteinte des cibles canadiennes de réduction des émissions. Le Groupe de travail comptait au moins un représentant de chaque gouvernement provincial et territorial ainsi que du gouvernement fédéral. Dans son rapport final, le Groupe de travail a précisé que la tarification du carbone était l’une des approches stratégiques les plus efficaces pour réduire les émissions de GES, et il a exposé trois possibilités en matière de tarification du carbone : (1) une forme unique de mécanisme de tarification du carbone à couverture étendue qui s’appliquerait dans tout le Canada mais qui n’appuierait pas les politiques en place ou projetées dans les provinces ou territoires; (2) des mécanismes différents de tarification du carbone à couverture étendue dans l’ensemble du Canada, solution accordant à chaque province et territoire de la souplesse dans le choix de son instrument; (3) des mécanismes variés de tarification du carbone à couverture étendue dans certaines provinces et certains territoires, et dans les autres des politiques ou mécanismes visant des cibles de réduction des émissions de GES sur leur territoire : Groupe de travail sur les mécanismes d’instauration d’un prix sur le carbone, Rapport final, 2016 (en ligne), p. 1, 51‑55 et 58.
[16]                          La tarification du carbone ou tarification des GES est un mécanisme de réglementation qui, pour dire les choses simplement, établit un montant à payer à l’égard des émissions de GES — autrement dit qui les tarifie — en vue d’inciter des changements de comportement menant à des réductions étendues de ces émissions. En tarifant ainsi les émissions de GES, les gouvernements peuvent inciter les particuliers et les entreprises à changer leur comportement en les encourageant à faire, en matière de consommation et d’investissement, des choix plus soucieux de l’environnement, et à réduire leurs émissions de GES en remplaçant des biens à intensité carbonique élevée par des solutions de rechange à faible émission de GES. De façon générale, on peut dire qu’il existe deux approches différentes en ce qui a trait à la tarification des GES : (1) une taxe sur le carbone qui établit un montant payable à l’égard des émissions de GES directement, mais ne fixe pas de plafond applicable aux émissions; (2) un système de plafonnement et d’échange qui tarife indirectement les émissions en fixant un plafond applicable aux émissions de GES, en délivrant des permis d’émission aux entreprises et en autorisant ces dernières à se vendre et à s’acheter entre elles de tels permis. Une taxe sur le carbone établit le prix effectivement payable par émission de GES. Dans un système de plafonnement et d’échange, c’est le marché qui établit le prix effectivement payable par émission de GES, mais les émissions permises sont plafonnées. Dans l’une et l’autre de ces deux approches, il y a établissement d’un montant payable à l’égard des émissions de GES. En outre, j’estime qu’il convient de souligner que, bien que les experts en matière de politiques utilisent l’expression « taxe sur le carbone » pour décrire les méthodes de tarification des GES qui tarifent directement les émissions, cette expression n’a aucun lien avec le mot « taxation » au sens où on l’entend en contexte constitutionnel.
[17]                        S’inspirant du rapport final du Groupe de travail, le gouvernement fédéral a publié en ligne, en octobre 2016, l’Approche pancanadienne pour une tarification de la pollution par le carbone (« Approche pancanadienne ») : Environnement et Changement climatique Canada, 3 octobre 2016 (en ligne). Dans celle‑ci, le gouvernement fédéral a présenté un modèle pancanadien pour la tarification du carbone, ainsi que les principes sous‑jacents de ce modèle, dont deux précisaient, d’une part, que la tarification du carbone devrait être au cœur du cadre pancanadien, et, d’autre part, que l’approche générale devrait être souple et reconnaître les politiques de tarification du carbone déjà mises en œuvre ou en cours d’élaboration par les provinces et les territoires. L’Approche pancanadienne énonçait également les critères du modèle pancanadien qui serviraient à choisir les systèmes acceptables de tarification minimale du carbone. Les provinces et territoires disposeraient de la souplesse voulue pour mettre en place, d’ici 2018, l’un des deux systèmes de tarification du carbone à portée commune et large avec accroissement de la rigueur prévue par la loi. Un système de tarification du carbone avec filet de sécurité fédéral serait mis en place dans les provinces et territoires l’ayant demandé ou dans celles n’ayant pas élaboré un système qui respecte le modèle.
[18]                        En décembre 2016, sur la base de l’Approche pancanadienne, le gouvernement fédéral a publié en ligne le Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques (« Cadre pancanadien ») : Environnement et Changement climatique Canada, 9 décembre 2019 (en ligne). Il a réitéré les principes énoncés dans la Déclaration de Vancouver et l’Approche pancanadienne, et décrit plus en détail les critères du modèle pancanadien pour la tarification du carbone. Tout comme l’Approche pancanadienne, le Cadre pancanadien obligeait chaque province et territoire à mettre en place, d’ici 2018, l’un des deux systèmes de tarification du carbone : une taxe sur le carbone ou un régime de redevances payables à l’égard du carbone semblable à ceux qui avaient déjà été mis en œuvre en Colombie‑Britannique et en Alberta, ou encore un système de plafonnement et d’échange semblable à ceux en vigueur en Ontario et au Québec. Tous les systèmes de tarification du carbone devaient avoir une portée commune et étendue, et voir leur rigueur augmenter au fil du temps. Tous les revenus découlant d’un système de tarification du carbone demeureraient dans la province ou le territoire où le système est appliqué. Un système de tarification basé sur le filet de sécurité fédéral entrerait en vigueur uniquement dans les provinces ou territoires qui le réclament, qui ne disposent d’aucun système de tarification du carbone ou dont le système de tarification du carbone n’est pas assez rigoureux. Tous les revenus découlant du régime fédéral seraient remis à la province ou au territoire d’où ils sont tirés.
[19]                          Le jour où le gouvernement fédéral a rendu public le Cadre pancanadien, celui‑ci a été adopté par huit provinces, y compris les provinces d’Ontario et d’Alberta, et par les trois territoires. Le Manitoba a adopté le cadre en février 2018, mais la Saskatchewan ne l’a pas encore fait. Plus tard en 2018, l’Ontario, l’Alberta et le Manitoba ont retiré leur appui au Cadre pancanadien.
[20]                        En mai 2017, après la publication du Cadre pancanadien, le gouvernement fédéral a publié en ligne le Document technique relatif au filet de sécurité fédéral sur la tarification du carbone : Environnement et Changement climatique Canada, 18 mai 2017 (en ligne). Ce document fournissait des détails supplémentaires, exposait les éléments du système fédéral de tarification du carbone proposé et sollicitait les commentaires des parties prenantes. Le gouvernement fédéral a ensuite publié en ligne, en août 2017, les Directives concernant le modèle pancanadien de tarification de la pollution par le carbone et, en décembre 2017, le Document d’orientation de référence supplémentaire, qui ont précisé davantage l’éventail des émissions de GES auxquelles s’appliquerait le système de tarification du carbone et les hausses minimales de rigueur prévues par la loi : Environnement et Changement climatique Canada, Directives concernant le modèle pancanadien de tarification de la pollution par le carbone, août 2017 (en ligne); Environnement et Changement climatique Canada, Document d’orientation de référence supplémentaire, 20 décembre 2017 (en ligne).
[21]                          Le jour où le Document d’orientation de référence supplémentaire a été rendu public, le ministre fédéral des Finances et celui de l’Environnement et des Changements climatiques ont écrit à leurs homologues provinciaux et territoriaux pour réitérer l’engagement du Canada envers la tarification du carbone qui figure dans le Cadre pancanadien. Dans cette lettre, ils demandaient aux ministres provinciaux et territoriaux d’indiquer comment ils entendaient mettre en œuvre la tarification du carbone, et ils exposaient les grandes lignes des étapes suivantes du processus de tarification du carbone du gouvernement fédéral.
[22]                        Dans le contexte de ce processus, la LTPGES a été déposée au Parlement le 27 mars 2018, à titre de partie 5 du projet de loi C‑74, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget, 1re sess., 42e lég., et elle a reçu la sanction royale le 21 juin 2018. Durant la période qui a précédé le dépôt de la LTPGES, le gouvernement fédéral a publié d’autres directives sur les éléments du système fédéral de tarification du carbone proposé.
C.            Action des provinces en matière de changements climatiques
[23]                          Au moment où le Cadre pancanadien a été publié, la plupart des provinces et territoires avaient déjà pris d’importantes mesures pour combattre les changements climatiques, par exemple la reforestation, l’élaboration de carburants à faible teneur en carbone, le plafonnement des émissions pour les projets de sables bitumineux et le secteur de l’électricité, la réglementation des émissions de méthane, la fermeture de centrales électriques alimentées au combustible fossile ou au charbon et l’investissement dans les énergies renouvelables et les moyens de transport. La Colombie‑Britannique, l’Alberta, l’Ontario et le Québec étaient les seules provinces dotées de systèmes de tarification du carbone. Toutes les autres provinces et tous les territoires, à l’exception de la Saskatchewan et du Manitoba, avaient indiqué leur intention de mettre en place soit une taxe sur le carbone ou un régime de redevances, soit un système de plafonnement et d’échange.
[24]                        Malgré la prise de ces mesures, les émissions totales de GES au Canada entre 2005 et 2016 n’ont diminué que de 3,8 pour 100, soit nettement en deçà de la cible de 30 pour 100 visée d’ici 2030. Durant cette période, les émissions de GES ont diminué en Colombie‑Britannique, en Ontario, au Québec, au Nouveau‑Brunswick, en Nouvelle‑Écosse, à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et au Yukon, mais elles ont augmenté en Alberta, en Saskatchewan, au Manitoba, à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, aux Territoires du Nord‑Ouest et au Nunavut. En guise d’illustration du problème de l’action collective dans la lutte contre les changements climatiques, entre 2005 et 2016, la diminution des émissions de GES en Ontario, la deuxième province canadienne qui en émet le plus, a été en grande partie annulée par l’augmentation des émissions dans deux des cinq provinces en produisant le plus, l’Alberta et la Saskatchewan. Le reste de la réduction des émissions du Canada entre 2005 et 2016 provenait de deux des cinq autres provinces canadiennes qui en produisent le plus, le Québec et la Colombie‑Britannique, et de baisses des émissions de GES dépassant 10 pour 100 — baisses bien supérieures à la réduction globale de 3,8 pour 100 au Canada — au Nouveau‑Brunswick, en Nouvelle‑Écosse, à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et au Yukon.
IV.         La LTPGES
[25]                          La LTPGES est entrée en vigueur le 21 juin 2018.
A.           Architecture de base de la LTPGES
[26]                          La LTPGES se compose de quatre parties et de quatre annexes. La partie 1 de la LTPGES établit une redevance sur les combustibles qui s’applique aux fabricants, distributeurs et importateurs de différents types de combustibles à base de carbone. La partie 2 établit un mécanisme de tarification des émissions industrielles de GES produites par de grandes installations industrielles à forte intensité d’émissions. La partie 3 autorise le gouverneur en conseil à prévoir, par règlement, l’application de textes législatifs provinciaux sur les émissions de GES à des entreprises fédérales et à toute partie de terres fédérales ou de terres autochtones situées dans une province, ainsi qu’à toute partie des eaux intérieures du Canada qui est située dans une province ou y est adjacente. Enfin, la partie 4 de la LTPGES oblige le ministre de l’Environnement à établir un rapport annuel sur l’application de la LTPGES et à le déposer au Parlement. Seules les deux premières parties de la LTPGES et ses quatre annexes sont en litige dans les présents pourvois. Les parties ne contestent pas la constitutionnalité des parties 3 et 4 de la LTPGES.
[27]                          Étant donné que la LTPGES agit comme filet de sécurité, le mécanisme de tarification des GES décrit aux parties 1 et 2 de celle‑ci ne s’applique pas automatiquement dans l’ensemble des provinces et des territoires. Les provinces et les territoires ne seront assujettis aux parties 1 et 2 de la LTPGES que si le gouverneur en conseil détermine que leur mécanisme respectif de tarification des GES n’est pas suffisamment rigoureux. Toutefois, la LTPGES elle‑même s’applique en tout temps, en ce sens que les régimes provinciaux et territoriaux de tarification des GES sont évalués de façon constante afin de vérifier s’ils sont suffisamment rigoureux. Au moment de l’audition des présents pourvois, l’Ontario, le Nouveau‑Brunswick, le Manitoba, la Saskatchewan, le Yukon et le Nunavut étaient assujettis aux parties 1 et 2 de la LTPGES. L’Alberta était assujettie uniquement à la partie 1, et l’Île‑du‑Prince‑Édouard à la partie 2. Postérieurement à l’audience, la LTPGES a été modifiée et la partie 1 ne s’applique plus à l’égard du Nouveau‑Brunswick : Règlement modifiant la partie 1 de l’annexe 1 et l’annexe 2 de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre et le Règlement sur la redevance sur les combustibles, DORS/2020‑261. Le gouvernement fédéral a également annoncé que l’Ontario sera assujettie seulement à la partie 1 de la LTPGES, mais celle‑ci n’a pas encore été mise à jour pour refléter cette annonce.
B.            Le préambule
[28]                          La LTPGES comporte un préambule de 16 paragraphes qui décrit le contexte et l’objet de cette mesure législative. Le préambule peut être utilement divisé en cinq parties énonçant les points suivants : (1) les émissions de GES contribuent aux changements climatiques mondiaux, et ces changements affectent déjà la population canadienne, et présentent un risque sérieux pour l’environnement, pour la santé et la sécurité humaines et pour la prospérité économique tant au Canada qu’à l’étranger (par. 1‑5); (2) le Canada s’est engagé sur la scène internationale à réduire ses émissions de GES en ratifiant la CCNUCC et l’Accord de Paris (par. 6‑8); (3) dans le Cadre pancanadien, on reconnaît que les changements climatiques requièrent une intervention immédiate des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, et la tarification des émissions de GES est un élément central de ce cadre (par. 9‑10); (4) des changements de comportement menant à un accroissement de l’efficacité énergétique sont nécessaires pour combattre efficacement les changements climatiques (par. 11); (5) la LTPGES vise la mise en œuvre de mécanismes de tarification rigoureux permettant de réduire les émissions de GES en encourageant ces changements de comportement (par. 12‑16).
[29]                          Dans la cinquième section du préambule, on reconnaît que certaines provinces sont à élaborer ou ont mis en œuvre des systèmes de tarification des émissions de GES : par. 14. Toutefois, on y reconnaît également que l’absence de tels systèmes dans certaines provinces ou le manque de rigueur de certains systèmes provinciaux sont susceptibles de contribuer à causer des dommages sérieux à l’environnement ainsi qu’à la santé et à la sécurité humaines et à la prospérité économique : par. 15. Le préambule se termine par une déclaration portant qu’il est en conséquence nécessaire de créer un régime fédéral de tarification des émissions de GES afin de permettre l’application étendue d’une telle tarification au Canada : par. 16.
C.            Partie 1 : Redevance sur les combustibles
[30]                          La partie 1 de la LTPGES crée une redevance payable à l’égard des combustibles visés par règlement qui sont fabriqués, livrés ou utilisés dans une province assujettie, sur les combustibles transférés dans une province assujettie depuis un autre endroit au Canada et sur les combustibles importés au Canada à un lieu dans une province assujettie : par. 17(1), 18(1), 19(1) et (2) et 21(1). La liste des provinces assujetties à la partie 1 de la LTPGES figure à la partie 1 de l’ann. 1. La redevance est imposée à la fois sur 22 types de combustibles à base de carbone qui produisent des émissions de GES en brûlant, y compris l’essence, le carburant diesel et le gaz naturel, et sur les déchets combustibles. L’annexe 2 énumère les types de combustibles auxquels s’applique la redevance et indique les taux de redevance applicables à chacun. Bien que la redevance sur les combustibles soit payée par les fabricants, les distributeurs et les importateurs, et non directement par les consommateurs, on s’attend à ce que les détaillants répercutent le montant de la redevance sur les consommateurs sous forme de majoration des prix de l’énergie. La redevance n’est pas payable à l’égard des combustibles admissibles qui sont livrés aux agriculteurs et aux pêcheurs (par. 17(2)), ni des combustibles utilisés dans les installations visées par règlement, y compris les installations industrielles auxquelles s’applique le mécanisme de tarification prévu à la partie 2 de la LTPGES (art. 3 et par. 18(4)). La redevance sur les combustibles est administrée par le ministre du Revenu national, qui agit par l’entremise de l’Agence du revenu du Canada.
[31]                        L’article 165 de la LTPGES porte sur la distribution de la redevance sur les combustibles. Le paragraphe 165(2) précise que le ministre du Revenu national doit distribuer le produit tiré de la redevance sur les combustibles dans toute province assujettie — déduction faite des sommes remboursées ou remises à l’égard de ces redevances —, mais qu’il a le pouvoir discrétionnaire de distribuer le montant net soit à la province elle‑même, soit à des personnes visées par règlement ou personnes d’une catégorie réglementaire, ou encore à une combinaison des deux. Suivant sa politique actuelle, le gouvernement fédéral remet 90 pour 100 du produit de la redevance sur les combustibles directement aux résidents de la province d’où provient la redevance, et ce, sous forme d’« incitatif à agir pour le climat » en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.), ainsi que le prévoit l’art. 13 de la Loi no 2 d’exécution du budget de 2018, L.C. 2018, c. 27. L’incitatif à agir pour le climat est réputé par la LTPGES constituer un remboursement qui réduit le montant devant être distribué en vertu de l’art. 165 : Loi de l’impôt sur le revenu, par. 122.8(6). Les 10 pour 100 restants du produit doivent être versés aux écoles, hôpitaux, collèges et universités, municipalités, organismes à but non lucratif, collectivités autochtones et petites et moyennes entreprises dans la province d’où provient la redevance. Pour dire les choses simplement, le montant net prélevé à l’égard d’une province assujettie est remis à des personnes et entités de cette province.
[32]                          La partie 1 de la LTPGES confère également au gouverneur en conseil des pouvoirs considérables en matière de prise de règlements. Par exemple, l’art. 166 autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements assujettissant ou soustrayant des provinces à l’application de la redevance sur les combustibles prévue par la partie 1 de la LTPGES. Tout règlement à cet effet doit être pris « [a]fin d’assurer l’application étendue au Canada d’une tarification des émissions de gaz à effet de serre à des niveaux que le gouverneur en conseil considère appropriés » (par. 166(2)), et le gouverneur en conseil doit « t[enir] compte avant tout de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre » (par. 166(3)).
[33]                        En outre, le gouverneur en conseil est autorisé à prendre, par règlement, toute mesure d’ordre réglementaire prévue par la partie 1 : al. 166(1)a). Plus précisément, il peut prendre des règlements pour l’application du régime de redevances sur les combustibles (par. 168(2)), notamment en modifiant les types de combustibles visés et les taux de redevance applicables figurant dans l’ann. 2 (par. 166(4) et al. 168(3)a)), ou en définissant des termes ou expressions utilisés dans la partie 1 de la LTPGES, dans la partie 1 de l’ann. 1 ou dans l’ann. 2 (al. 168(3)a) et b)). Le paragraphe 168(4) prévoit que, lorsque cela est précisé dans un règlement pris en application de la partie, en cas de conflit entre des dispositions de ce règlement et des dispositions de la partie 1 de la LTPGES, les dispositions du règlement l’emportent.
D.           Partie 2 : Émissions industrielles de gaz à effet de serre
[34]                        La partie 2 de la LTPGES établit un système de tarification fondé sur le rendement (« STFR ») à l’égard des émissions industrielles de GES produites par de grandes installations industrielles à forte intensité d’émissions. Le STFR ne s’applique qu’aux « installations assujetties » dans les provinces figurant sur la liste de la partie 2 de l’ann. 1 : art. 169 et 174. Sont comprises parmi les installations assujetties les installations qui satisfont aux critères prévus par le Règlement sur le système de tarification fondé sur le rendement, DORS/2019‑266 (« Règlement STFR ») : LTPGES, art. 169. Aux termes du Règlement STFR, constituent des installations assujetties les installations qui satisfont à certains critères relatifs aux quantités de GES émises et où sont exercées des activités industrielles visées : art. 8. Le ministre de l’Environnement peut également, sur demande, désigner à titre d’installation assujettie une installation industrielle située dans une province ou un territoire assujetti au filet de sécurité fédéral (c.‑à‑d. figurant dans la liste de la partie 2 de l’ann. 1), même si l’installation ne satisfait pas aux critères prévus par règlement : LTPGES, art. 172. Une installation assujettie est soustraite à l’application de la redevance sur les combustibles (par. 18(3) et 18(4)), mais elle doit verser compensation pour toute émission de GES qui dépasse les limites qui lui sont applicables sur la base de normes de rendement propres à un secteur. Cette compensation peut s’effectuer de trois façons : (1) par la remise d’unités de conformité accumulées par l’installation quand ses émissions de GES étaient en deçà de sa limite annuelle, ou de crédits excédentaires achetés d’autres installations; (2) par le paiement d’une redevance pour émission excédentaires; (3) par une combinaison de ces deux modes (par. 174(1) et (2) et art. 175). Suivant le Règlement STFR, la limite d’émissions est définie de façon générale comme étant le résultat d’un calcul effectué conformément à une formule basée sur la production d’un produit donné par une installation assujettie dans le cadre d’une activité industrielle visée et d’une norme de rendement en ce qui concerne les émissions applicable à cette activité, limite qui est exprimée en unités d’émissions par unité de produit : art. 36; annexe 1. En conséquence, si l’efficacité des processus industriels effectués à l’installation respecte les normes d’efficacité applicables, la limite d’émission est respectée. Ce n’est que dans les cas où le processus industriel d’une installation assujettie n’est pas efficace au regard de sa production par unité d’émissions que la personne responsable de cette installation doit verser compensation pour les émissions excédentaires. Par contre, si une installation présente une efficacité supérieure aux normes d’émissions applicables, des crédits excédentaires lui sont accordés : LTPGES, art. 175. L’annexe 3 énumère 33 GES et indique le potentiel de réchauffement planétaire de chacun au sens du STFR, et l’ann. 4 fixe la redevance pour émissions excédentaires. Le STFR est administré par le ministre de l’Environnement.
[35]                          L’article 188 de la LTPGES, qui traite de la distribution des revenus tirés des paiements de redevance pour émissions excessives, opère de façon similaire à l’art. 165 de la partie 1. Le paragraphe 188(1) précise que le ministre du Revenu national doit distribuer tous les revenus tirés des paiements de redevances pour émissions excédentaires, mais qu’il dispose du pouvoir discrétionnaire de les distribuer soit à la province elle‑même, soit à des personnes visées par règlement ou remplissant les critères prévus par règlement, soit à une combinaison des deux. Le gouvernement fédéral a indiqué que ces revenus serviront à appuyer la réduction de la pollution causée par le carbone dans la province ou le territoire où ils ont été prélevés, mais il n’a pas encore fourni de précisions à cet égard.
[36]                          La partie 2 de la LTPGES — comme la partie 1 — confère également au gouverneur en conseil des pouvoirs considérables en matière de prise de règlements. Par exemple, l’art. 189 autorise le gouverneur en conseil à assujettir ou à soustraire par décret des provinces à l’application du STFR dans la partie 2 de la LTPGES. Comme c’est le cas pour l’application de l’art. 166, tout décret de la sorte doit être pris « [a]fin d’assurer l’application étendue au Canada d’une tarification des émissions de gaz à effet de serre à des niveaux que le gouverneur en conseil considère appropriés » (par. 189(1)), et le gouverneur en conseil doit, dans la prise du décret, « t[enir] compte avant tout de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre » (par. 189(2)).
[37]                        De même, le gouverneur en conseil est habilité à prendre des décrets afin d’ajouter ou de supprimer des GES à l’ann. 3 ou de modifier le potentiel de réchauffement planétaire d’un gaz y figurant; lorsqu’il le fait, il peut tenir compte de tout facteur qu’il estime pertinent : par. 190(1) et (2). Le gouverneur en conseil peut également modifier l’ann. 4 en y ajoutant une année civile ou en modifiant une redevance pour émissions excédentaires : art. 191. Enfin, il peut prendre des règlements à l’égard d’un certain nombre d’aspects du STFR, notamment les installations assujetties, les limites d’émissions de GES, la détermination des quantités de GES, les circonstances dans lesquelles des GES sont réputés avoir été émis par une installation, la compensation et les transferts d’unités de conformité : art. 192.
[38]                        Il est important de comprendre que les parties 1 et 2 de la LTPGES créent un seul et même régime de tarification des GES. La partie 1 de la LTPGES tarife directement les émissions de GES. Le STFR établi par le Règlement STFR en vertu de la partie 2 de la LTPGES crée un mécanisme complexe d’exemption de l’application de la partie 1. Le STFR a pour effet d’exempter de la redevance générale établie par la partie 1 les installations assujetties, créant un mécanisme de tarification mieux adapté qui réduit le tarif qu’elles auraient autrement à payer en application de cette partie. La partie 2 de la LTPGES tarife donc elle aussi directement les émissions de GES, mais uniquement dans la mesure où les émissions produites par une installation assujettie excèdent les normes d’efficacité applicables. Les parties 1 et 2 de la LTPGES opèrent par conséquent ensemble pour tarifer les émissions de GES dans l’ensemble de l’économie canadienne.
V.           Historique des procédures judiciaires
A.           Cour d’appel de la Saskatchewan, 2019 SKCA 40, 440 D.L.R. (4th) 398
[39]                          Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan (le juge en chef Richards, avec l’accord des juges Jackson et Schwann) ont conclu que la LTPGES est intra vires du Parlement sur la base de la théorie de l’intérêt national. Ils ont identifié le caractère véritable de la LTPGES comme étant [traduction] « l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des émissions de GES » : par. 125. Appliquant le cadre d’analyse établi dans l’arrêt R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., 1988 CanLII 63 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 401, ils ont statué que l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des émissions de GES représente une matière d’intérêt national. Cet enjeu est une authentique matière d’importance nationale, qui présente l’unicité, la particularité et l’indivisibilité requises. Les GES sont facilement identifiables et distinguables des autres gaz, et les normes minimales de tarification se distinguent d’autres formes de réglementation. Chaque province est vulnérable si une autre province ne tarife pas adéquatement les émissions de GES. La coopération interprovinciale ne saurait constituer le fondement d’une approche viable en matière de tarification minimale des GES, parce que les provinces sont libres de se retirer d’accords de coopération. De même, le fait de reconnaître compétence au fédéral sur les normes nationales minimales de tarification rigoureuse des émissions de GES aurait un effet acceptable sur la compétence des provinces, car cette reconnaissance limiterait le rôle du Parlement à la tarification et ne menacerait pas la validité constitutionnelle des initiatives provinciales de réglementation des GES.
[40]                          Les juges Ottenbreit et Caldwell ont exprimé leur dissidence. Ils ont conclu qu’en édictant la partie 1 de la LTPGES, le Parlement avait exercé de façon inconstitutionnelle son pouvoir de taxation, et que la LTPGES était entièrement ultra vires du Parlement. Les émissions de GES ne représentent pas une matière distincte sur le plan constitutionnel, et les notions de « rigueur » et de « normes nationales » ne devraient pas être invoquées pour extraire un concept abstrait de matières de compétence provinciale par ailleurs reconnaissables. Le besoin évoqué — à savoir l’établissement d’une norme nationale de tarification rigoureuse — ne repose pas sur l’incapacité concrète des provinces de fixer une telle norme, mais simplement sur un désaccord en matière de politiques. Enfin, les juges dissidents ont conclu que l’étendue de l’effet de la reconnaissance de cette matière sur la compétence des provinces était inconciliable avec l’équilibre du fédéralisme. La LTPGES priverait les provinces de la faculté de réglementer les GES sur leur territoire. En outre, il pourrait arriver que le pouvoir délégué à la branche exécutive par la LTPGES soit exercé d’une manière qui aurait pour effet d’élargir la portée de la loi, érodant ainsi davantage la compétence des provinces.
B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2019 ONCA 544, 146 O.R. (3d) 65
[41]                          Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Strathy, avec l’accord des juges MacPherson et Sharpe) ont conclu que la LTPGES relève de la compétence du Parlement sur la base de la théorie de l’intérêt national. Ils ont décrit le caractère véritable de la LTPGES comme étant [traduction] « l’établissement de normes nationales minimales en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre » : par. 77. Appliquant le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Crown Zellerbach, ils ont estimé que cette question constitue une matière nouvelle, qui n’était pas reconnue au moment de la Confédération. Il s’agit d’une matière d’intérêt national, comme en témoignent les liens qui existent entre la LTPGES et les obligations internationales du Canada, et le fait que la loi est le fruit d’efforts considérables déployés pour mettre au point une riposte nationale aux changements climatiques. La matière satisfait à la condition d’unicité, de particularité et d’indivisibilité. Les GES représentent une forme chimiquement distincte de pollution, dont les effets se font sentir à l’échelle interprovinciale et internationale. Les provinces ne peuvent établir des normes nationales minimales en vue de réduire les émissions de GES. Aucune province ne peut contrer les effets néfastes des GES émis dans d’autres provinces, ni obliger d’autres provinces à prendre des mesures à cette fin. Après avoir évalué l’étendue de l’effet de la reconnaissance de la matière sur la compétence des provinces, les juges majoritaires ont statué que la LTPGES établit un juste équilibre entre le Parlement et les législatures provinciales. Enfin, ils ont rejeté l’argument du procureur général de l’Ontario portant que les redevances imposées par la LTPGES constituent des frais de réglementation inconstitutionnels. Les juges majoritaires ont conclu à la validité des redevances, au motif que celles‑ci possèdent un lien suffisant avec le régime de réglementation en raison de leur objectif, c’est‑à‑dire la modification des comportements.
[42]                          La juge en chef adjointe Hoy a souscrit à l’analyse du juge en chef Strathy relativement à l’intérêt national, mais elle a qualifié plus étroitement le caractère véritable de la LTPGES, le décrivant comme [traduction] « l’établissement de normes nationales minimales de tarification des émissions de gaz à effet de serre en vue de réduire ces émissions » : par. 165‑166 (je souligne). À son avis, l’inclusion du moyen — la tarification carbone — dans la description du caractère véritable est juridiquement permis et souhaitable. Dans certains cas, comme en l’espèce, il est possible que le ou les moyens choisis par le Parlement constituent un élément à ce point central de l’objectif visé par ce dernier que, interprétée adéquatement, l’idée maîtresse de la mesure législative consiste à produire d’une façon particulière le résultat voulu.
[43]                          Le juge Huscroft a exprimé sa dissidence. Il a qualifié en termes larges le caractère véritable de la LTPGES, disant qu’il s’agit de la réglementation des émissions de GES. À l’étape de la classification, a‑t‑il affirmé, la théorie de l’intérêt national requiert l’identification d’un nouveau sujet, indépendant des moyens retenus dans la loi pertinente. Dans la présente affaire, la matière d’intérêt national proposée est la compétence fédérale sur les émissions de GES, matière qui ne satisfait pas à la condition d’unicité, de particularité et d’indivisibilité établie dans l’arrêt Crown Zellerbach. En outre, le fait de reconnaître compétence au fédéral sur la base de l’incapacité des provinces de fixer une norme nationale permettrait de transformer toute question en matière d’intérêt national simplement en y accolant le mot « national ». Le fait que l’inaction d’une province puisse nuire aux efforts de tarification du carbone déployés par une autre province ne démontre pas non plus l’incapacité des provinces d’agir, mais témoigne simplement de l’existence d’un désaccord légitime en matière de politiques. Enfin, le juge Huscroft a conclu que l’étendue de l’effet de la matière proposée sur les pouvoirs provinciaux est incompatible avec le partage des compétences entre le gouvernement fédéral et les provinces. Pour qu’une question puisse être qualifiée de matière d’intérêt national, elle doit comporter des limites vérifiables et raisonnables qui permettent d’en limiter la portée.
C.            Cour d’appel de l’Alberta, 2020 ABCA 74, 3 Alta. L.R. (7th) 1
[44]                          La Cour d’appel de l’Alberta a conclu, à la majorité (la juge en chef Fraser et les juges Watson et Hughes), que la LTPGES est inconstitutionnelle. De l’avis des juges majoritaires, la théorie de l’intérêt national est uniquement applicable à l’égard de matières qui relevaient à l’origine de la compétence que possèdent les provinces sur les matières d’une nature purement locale ou privée visées au par. 92(16) de la Constitution. Elle ne s’applique pas aux matières qui relèvent d’autres chefs de compétence provinciaux énumérés. Les juges majoritaires ont procédé à la qualification du caractère véritable de la LTPGES et conclu que celui‑ci est [traduction] « au minimum, la réglementation des émissions de GES » : par. 211 et 256. Cette matière peut être rattachée à plusieurs pouvoirs provinciaux énumérés, particulièrement la compétence qui est conférée aux provinces par l’art. 92A de la Constitution à l’égard de l’exploitation et de la gestion des ressources naturelles. En conséquence, la théorie de l’intérêt national ne trouve pas application en l’espèce, ont estimé les juges majoritaires. Ils ont poursuivi en appliquant le cadre d’analyse établi dans Crown Zellerbach et conclu que la réglementation des émissions de GES ne constitue pas une matière unique, particulière et indivisible, et qu’elle aurait un effet inacceptable sur la compétence des provinces. La LTPGES empiète considérablement sur la compétence exclusive des provinces en matière d’exploitation et de gestion des ressources naturelles, les privant ainsi du droit qu’elles ont de concilier les préoccupations liées à l’environnement et celles liées à la viabilité de l’économie.
[45]                          Dans une opinion distincte, le juge Wakeling a mis en doute la nécessité de la théorie de l’intérêt national et proposé une reformulation substantielle du cadre établi dans Crown Zellerbach. Il a conclu que la LTPGES est ultra vires du Parlement. En fait, ce que le fédéral demande aux tribunaux, c’est de reconnaître l’« environnement » ou les « changements climatiques » comme nouveau chef de compétence fédéral. La reconnaissance d’un pouvoir fédéral aussi vaste déstabiliserait fondamentalement le fédéralisme canadien. Les provinces agissent déjà afin de réduire les émissions de GES, et le pays est mieux servi quand les deux ordres de gouvernement s’appliquent à cette tâche en agissant dans leurs champs de compétence respectifs.
[46]                        Le juge Feehan a conclu, dans des motifs dissidents, que la LTPGES est valide sur la base de la théorie de l’intérêt national. Il a énoncé en ces termes le caractère véritable de la loi : [traduction] « Concrétiser partout au Canada des changements de comportement menant à un accroissement de l’efficacité énergétique par le recours à des normes nationales minimales nécessaires et indispensables à la tarification rigoureuse des émissions de gaz à effet de serre » (par. 1056). Selon lui, il s’agit d’une matière nouvelle ou d’une matière d’intérêt national, qui est unique, particulière et indivisible. La LTPGES a un effet peu étendu sur la compétence des provinces, étant donné qu’elle tient compte des systèmes provinciaux existants et vise simplement à fixer des normes nationales minimales en vue d’assurer l’équité entre les provinces. Le critère de l’incapacité provinciale, c’est‑à‑dire de l’incapacité d’agir des provinces, est lui aussi respecté, car le défaut d’une province de lutter contre les émissions de GES aurait des effets néfastes sur d’autres provinces.
VI.         Analyse
[47]                        L’Alberta, l’Ontario et la Saskatchewan contestent la constitutionnalité de la LTPGES pour des motifs liés au fédéralisme. L’Ontario plaide en outre l’inconstitutionnalité des redevances imposées par la LTPGES. Pour leur part, le fédéral et la Colombie‑Britannique soutiennent que la LTPGES est constitutionnelle en vertu de la théorie de l’intérêt national. Je vais d’abord traiter brièvement ci‑après du principe fondateur que constitue le fédéralisme. Je vais ensuite procéder à l’analyse en deux volets bien établie qui s’applique pour examiner une mesure législative au regard de motifs liés au fédéralisme : Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189 (« Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières »), par. 86. Je vais dans un premier temps me pencher sur l’objet et les effets de la LTPGES en vue de qualifier la matière — le caractère véritable — de la loi. Puis, dans un deuxième temps, je vais classer la matière de la LTPGES en me référant aux chefs de compétence fédéraux et provinciaux prévus par la Constitution afin de déterminer si la loi est intra vires du Parlement et, en conséquence, valide. Enfin, indépendamment de la question de la compétence, je vais me pencher sur la constitutionnalité des redevances imposées par la LTPGES.
A.           Le principe du fédéralisme
[48]                        Le fédéralisme est un principe fondateur de la Constitution du Canada. Réponse juridique aux réalités politiques et culturelles qui existaient à l’époque de la Confédération, il vise à concilier l’unité et la diversité, à promouvoir la participation démocratique en réservant des pouvoirs réels aux administrations locales et régionales et à favoriser la coopération entre le Parlement et les législatures dans la recherche du bien commun : Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217 (« Renvoi sur la sécession »), par. 43; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 22.
[49]                        Les articles 91 et 92 de la Constitution, qui constituent l’expression textuelle du principe du fédéralisme, divisent les compétences législatives entre le Parlement et les législatures : Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837 (« Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières »), par. 54. Dans le cadre de ce partage des compétences législatives, de larges pouvoirs ont été conférés aux provinces afin de respecter la diversité, tout en réservant au gouvernement fédéral des pouvoirs dont l’exercice se prêtait davantage à l’ensemble du pays en vue d’assurer l’unité du Canada : Banque canadienne de l’Ouest, par. 22. Fait important, le principe du fédéralisme reconnaît que, dans leurs propres sphères de compétence, les provinces disposent de l’autonomie voulue pour assurer le développement de leur société, par exemple en exerçant le pouvoir considérable sur « [l]a propriété et les droits civils » que leur confère le par. 92(13). Les pouvoirs fédéraux ne peuvent être utilisés d’une manière telle qu’ils videraient effectivement de leur essence des pouvoirs provinciaux : Renvoi sur la sécession, par. 58; Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, par. 7. De fait, une conception du fédéralisme et du partage des compétences qui fait fi de l’autonomie régionale est tout aussi problématique qu’une conception qui sous‑estime la portée de la compétence du Parlement : R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 82.
[50]                        Comme l’a souligné notre Cour dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 124, les tribunaux sont chargés, en qualité d’arbitres impartiaux, de résoudre les conflits de compétence concernant la délimitation des frontières entre les pouvoirs du fédéral et ceux des provinces au regard du principe du fédéralisme. Bien que dans les premiers arrêts portant sur la Constitution canadienne, le Comité judiciaire du Conseil privé ait appliqué rigidement le partage des compétences législatives respectives du fédéral et des provinces, considérant ces compétences comme des compartiments étanches, notre Cour favorise pour sa part une vision souple du fédéralisme — que décrit très bien l’expression fédéralisme coopératif moderne — qui permet et encourage les efforts de coopération intergouvernementale : Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, par. 56‑58. Cela dit, la Cour n’a jamais cessé de souligner que, quoique la souplesse et la coopération soient des considérations importantes pour le fédéralisme, elles ne sauraient écarter ou modifier et le partage des compétences. Ainsi qu’elle l’a fait remarquer dans le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, « [l]e “courant dominant” du fédéralisme souple, aussi fort soit‑il, ne peut autoriser à jeter des pouvoirs spécifiques par dessus bord, ni à éroder l’équilibre constitutionnel inhérent à l’État fédéral canadien » : par. 62. C’est à la lumière de cette conception du fédéralisme que j’aborde la présente affaire.
B.            Qualification de la LTPGES
(1)         Principes primordiaux
[51]                        À la première étape de l’analyse portant sur le partage des compétences, le tribunal doit examiner l’objet et les effets de la loi ou de la disposition contestée afin d’identifier le « caractère véritable » de celle‑ci, ou sa matière véritable : Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, par. 86; Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 28 et 166. Le tribunal procède à cet examen afin de dégager l’objet principal ou encore la caractéristique dominante ou la plus importante de la loi ou de la disposition en cause : Transport Desgagnés inc. c. Wärtsilä Canada Inc., 2019 CSC 58, par. 31. Pour déterminer l’objectif de la loi ou disposition contestée, les tribunaux peuvent prendre en considération à la fois des éléments de preuve intrinsèque, tels que le préambule de la loi ou les dispositions de celle‑ci relatives à son objet, et des éléments de preuve extrinsèque, par exemple le Hansard ou des procès‑verbaux de comités parlementaires : Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146, par. 53; Banque canadienne de l’Ouest, par. 27. Lorsqu’ils se penchent sur les effets de la loi contestée, les tribunaux peuvent tenir compte tant de ses effets juridiques, c’est‑à‑dire ceux découlant directement des dispositions de la loi elle‑même, que de ses effets pratiques, c’est‑à‑dire les effets « secondaires » découlant de son application : Kitkatla, par. 54; R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463, p. 480. L’opération de qualification n’est ni technique, ni formaliste. Les tribunaux peuvent examiner le contexte et les circonstances de l’édiction de la loi, ainsi que les termes utilisés dans celle‑ci : Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569, par. 18.
[52]                        Trois autres points concernant l’identification du caractère véritable sont importants ici. Premièrement, le caractère véritable d’une loi ou disposition attaquée doit être décrit avec le plus de précision possible. Une qualification vague ou générale est inutile, car elle peut faire en sorte que la loi ou disposition en cause se rattache superficiellement à la fois à un chef de compétence fédéral et à un chef de compétence provincial, ou encore avoir pour effet d’exagérer la mesure dans laquelle la loi ou disposition déborde sur la sphère de compétence de l’autre ordre de gouvernement : Transport Desgagnés, par. 35; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457 (« Renvoi sur la procréation assistée »), par. 190. Cependant, il ne faut pas confondre qualification précise et qualification étroite. Le caractère véritable devrait plutôt exprimer le caractère essentiel de la loi en termes aussi précis que le permet la loi : Non‑discrimination génétique, par. 32. C’est uniquement de cette façon que le tribunal peut déterminer « de quoi il est question » en fait dans la loi : Transport Desgagnés, par. 35, citant A. S. Abel, « The Neglected Logic of 91 and 92 » (1969), 19 U.T.L.J. 487, p. 490.
[53]                        Deuxièmement, il est dans certains cas permis au tribunal d’inclure dans la définition du caractère véritable d’une loi les moyens choisis dans celle‑ci pour réaliser son objet, pourvu qu’il ne perde pas de vue que le but de l’analyse est d’identifier la matière véritable de la loi ou disposition contestée. La question de savoir s’il est permis d’inclure dans la définition du sujet de la LTPGES le moyen prévu par celle‑ci pour réaliser son objet constituait une question centrale devant les juridictions inférieures. Dans Ward, ainsi que dans d’autres arrêts, la Cour a mis en garde contre le fait de « confondre l’objet de la mesure législative avec les moyens choisis pour réaliser cet objet » : Ward, par. 25; voir aussi Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693, par. 29; Goodwin c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250, par. 24. Toutefois, ces arrêts n’ont pas eu pour effet de prohiber complètement la prise en compte des moyens de mise en œuvre de l’objet d’une loi aux fins de qualification du caractère véritable de celle‑ci. Ils permettent plutôt d’énoncer le principe de base selon lequel les moyens choisis par le Parlement ou par une législature ne sont pas déterminants en ce qui concerne le sujet véritable de la mesure législative en cause, et il est parfois permis de considérer les moyens prévus par une loi pour déterminer son objet. Notre Cour a d’ailleurs fréquemment fait mention des moyens prévus par la loi lorsqu’elle était appelée à déterminer le caractère véritable d’une loi : Ward, par. 28; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783 (« Armes à feu »), par. 4 et 19; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance‑emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669, par. 34; Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, par. 106. De plus, il est possible dans certains cas que la caractéristique dominante ou l’objet principal de la loi contestée soit si étroitement lié au moyen prévu par celle‑ci que le fait de ne pas accorder de pertinence à ce moyen dans la détermination du caractère véritable ferait en sorte qu’il serait difficile de qualifier avec précision la matière de cette loi. Dans de tels cas, un caractère véritable décrit en termes larges et n’incluant pas le moyen de réalisation prévu constituerait exactement le genre de qualification vague et générale comme « la santé » ou « l’environnement » que notre Cour a dit considérer inutile dans l’arrêt Transport Desgagnés, aux par. 35 et 167 (citant le Renvoi sur la procréation assistée, par. 190).
[54]                          Même la jurisprudence de la Cour sur la théorie de l’intérêt national indique qu’il est permis de définir une matière en se référant aux moyens prévus par la loi pour réaliser son objet. Dans l’arrêt Munro c. Commission de la Capitale nationale, 1966 CanLII 74 (SCC), [1966] R.C.S. 663, la Cour a défini la matière à la fois sur la base de de l’objectif prépondérant — faire en sorte de [traduction] « doter le siège du gouvernement du Canada d’un cachet et d’un caractère dignes de son importance nationale » — et des moyens prévus par la loi pour réaliser cet objectif — « aménagement, conservation et embellissement de la Région de la capitale nationale » : p. 669 et 671. De même, dans l’arrêt Crown Zellerbach, la Cour n’a pas défini largement la matière de la loi en termes de pollution marine. La définition de la matière était en fait une combinaison de l’objectif prépondérant — lutter contre la pollution marine — et du moyen particulier qui avait été choisi à cette fin — contrôler l’immersion de substances en mer : p. 436‑437. Le juge La Forest, dissident, a souligné que contrôler l’immersion de substances en mer ne constituait que l’un des nombreux moyens de lutter contre la pollution marine, compte tenu du fait que la pollution pénètre également les mers par les eaux douces qui s’y déversent et par les émissions atmosphériques : p. 457.
[55]                          Je souscris donc à l’affirmation de la juge en chef adjointe de l’Ontario, la juge Hoy, en l’espèce, portant que le choix des moyens peut dans certains cas constituer un aspect à ce point central de l’objectif visé par la mesure législative que, interprété adéquatement, l’objet principal de la loi ou disposition en question consiste à atteindre un résultat d’une façon particulière, ce qui justifierait alors l’inclusion des moyens dans l’identification du caractère véritable : par. 179.
[56]                          Troisièmement, les étapes de la qualification et de la classification de l’analyse relative au partage des compétences sont distinctes, et elles doivent le rester. Autrement dit, le caractère véritable d’une loi ou disposition doit être identifié sans égard aux chefs de compétence législative. Comme l’a souligné le juge Binnie dans l’arrêt Chatterjee c. Ontario (Procureur général), 2009 CSC 19, [2009] 1 R.C.S .624, au par. 16, si on ne procède pas de façon distincte aux deux étapes de l’analyse, « l’exercice tout entier risque d’être confus et indûment axé sur les résultats ». L’étape de la qualification doit en définitive s’attacher à l’objet et aux effets de la loi ou disposition attaquée.
(2)         Application à la LTPGES
[57]                          En l’espèce, les juges des juridictions inférieures, les parties et les intervenants ont proposé différentes formulations du caractère véritable de la LTPGES. Ces formulations peuvent être classées en trois catégories fondamentales : (1) une formulation générale portant que le caractère véritable de la LTPGES est la réglementation des émissions de GES; (2) une formulation basée sur des normes nationales portant que le caractère véritable de la LTPGES consiste à établir des normes nationales minimales en vue de réduire les émissions de GES; et (3) une formulation basée sur des normes nationales de tarification portant que le caractère véritable de la LTPGES consiste à établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz. J’adopterais une formulation du caractère véritable de la LTPGES basée sur la tarification. À mon avis, la matière véritable de la LTPGES est l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz. Permettez‑moi maintenant d’expliquer pourquoi j’arrive à cette conclusion.
(a)           Preuve intrinsèque
[58]                          Notre Cour a fréquemment utilisé le titre d’une loi comme outil de qualification : Renvoi relatif à la taxe sur le gaz naturel exporté, 1982 CanLII 189 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 1004, p. 1077; R. c. Swain, 1991 CanLII 104 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 933, p. 1004; Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6, par. 21. Toutefois, le titre d’une loi n’est pas déterminant dans l’analyse du caractère véritable : Renvoi : Loi anti‑inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373, p. 451. En l’espèce, la loi s’intitule « Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre ». Son titre intégral est : « Loi visant à atténuer les changements climatiques par l’application pancanadienne de mécanismes de tarification à un large éventail de sources d’émissions de gaz à effet de serre et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois ». Ces deux titres confirment que l’objet de la LTPGES est plus précis que la réglementation des émissions de GES. Comme l’indique clairement son titre intégral, la matière véritable de la LTPGES consiste non seulement « à atténuer les changements climatiques », mais à le faire « par l’application pancanadienne de mécanismes de tarification à un large éventail de sources d’émissions de gaz à effet de serre ». Le titre abrégé indique lui aussi clairement que la LTPGES vise non seulement à réglementer les émissions de GES, mais à les tarifer, puisqu’il est rédigé en ces termes : « Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre ». Tout comme a conclu le juge en chef Lamer dans l’affaire Swain, il ressort en l’espèce du titre même de la LTPGES que l’objet principal de celle‑ci est la tarification nationale des émissions de GES, et non pas, plus largement, la réduction des émissions de GES.
[59]                          De même, le préambule de la LTPGES confirme que la matière de celle‑ci est la tarification nationale des GES. Généralement, les préambules sont utiles dans les litiges constitutionnels en ce qu’ils éclairent sur le « mal » auquel la loi vise à remédier et les objectifs pertinents que le Parlement cherche à réaliser : R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), §14.25; P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 15‑14 à 15‑15. Bien que le préambule n’ait pas un caractère convaincant ou déterminant, il peut se révéler un outil utile dans l’interprétation de l’objet d’une loi ou d’une disposition.
[60]                          Il ressort clairement de la lecture du préambule, considéré globalement, que l’aspect central de la LTPGES est la tarification nationale des émissions de GES. Le préambule précise d’abord que les émissions de GES contribuent aux changements climatiques mondiaux, puis fait état des répercussions qu’ont les changements climatiques, des risques qu’ils posent pour le Canada ainsi que pour les Canadiennes et les Canadiens (par. 1‑5) et des engagements internationaux pris par le Canada dans le cadre de la CCNUCC et de l’Accord de Paris en vue de réduire les émissions de GES (par. 6‑8). Il s’attache ensuite à l’établissement d’un régime fixant des normes nationales minimales de tarification des émissions de GES. Il précise que la tarification de ces émissions constitue « un élément central » du Cadre pancanadien (par. 10) et reconnaît que les changements climatiques requièrent une action collective immédiate afin de promouvoir des changements de comportement menant à un accroissement de l’efficacité énergétique (par. 9 et 11). Ensuite, les mécanismes de tarification sont longuement commentés (par. 12‑16); on y souligne de façon particulière que certaines provinces sont à élaborer ou ont mis en œuvre des systèmes de tarification des émissions de GES (par. 14), mais que l’absence de tels systèmes dans certaines provinces ou le manque de rigueur de certains systèmes provinciaux de tarification des émissions de GES sont susceptibles de contribuer à causer des dommages sérieux à l’environnement et à la santé humaine (par. 15). Le préambule prend fin par une déclaration portant qu’un régime national de tarification des émissions de GES est en conséquence nécessaire afin de permettre « l’application étendue d’une telle tarification au Canada », tout en tenant compte des systèmes de tarification provinciaux : par. 16.
[61]                          En outre, le « mal » auquel la LTPGES vise à remédier est clairement identifié dans le préambule : les dommages sérieux pour l’ensemble du pays associés à une approche purement provinciale en matière de réglementation des émissions de GES. Dans l’arrêt Armes à feu, la Cour a affirmé que la démarche fondée sur le mal visé — suivant laquelle le tribunal examine les problèmes que la loi est censée corriger — constitue une façon de déterminer l’objet de la loi attaquée : par. 21. Dans la présente affaire, le préambule précise que la loi vise à lutter contre « les dommages sérieux à l’environnement, y compris à sa diversité biologique, ainsi qu’à la santé et à la sécurité humaines et à la prospérité économique » qui pourraient résulter de « l’absence de systèmes de tarification des émissions de GES dans certaines provinces ou [du] manque de rigueur de certains systèmes provinciaux de tarification des émissions de GES » : par. 15. Pour le Parlement, le mal visé n’est pas l’existence des émissions de GES en général, mais plutôt les répercussions découlant du défaut de certaines provinces de mettre en place des systèmes de tarification des émissions de GES ou des systèmes de tarification suffisamment rigoureux, et l’absence de réduction des émissions de GES en résultant dans l’ensemble du pays. Pour remédier à ce mal, la LTPGES établit des normes nationales minimales de tarification des GES qui s’appliquent partout au Canada, qui fixent un « plancher » à respecter en matière de tarification des GES dans l’ensemble du pays.
(b)         Preuve extrinsèque
[62]                          Lorsqu’ils examinent la preuve extrinsèque, les tribunaux peuvent considérer l’historique de la loi — les événements ayant mené à son adoption et les énoncés de politique du gouvernement — ainsi que les débats législatifs afin de déterminer l’objet de la mesure législative : Hogg, p. 15‑14 à 15‑15; Kitkatla, par. 53. En l’espèce, la preuve extrinsèque confirme que l’objet principal de la LTPGES est l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse en vue de réduire les émissions de GES.
[63]                          Premièrement, l’examen des événements ayant mené à l’adoption de la LTPGES et des énoncés de politique du gouvernement permet de constater que l’accent portait sur la tarification des GES et l’établissement d’un modèle national de tarification des GES, et que la tarification constitue une partie distincte des ripostes du gouvernement fédéral aux changements climatiques. Dans l’Accord de Paris, les États ont pris des engagements généraux à l’échelle internationale en vue de réduire les émissions de GES. Ils ne sont pas tenus de mettre en place des systèmes de tarification des émissions de GES; ils sont plutôt libres de choisir les moyens d’action qu’ils préfèrent. Immédiatement après l’adoption par le Canada de l’Accord de Paris, les premiers ministres ont adhéré à la Déclaration de Vancouver, dans laquelle ils ont reconnu que des gouvernements, au Canada et dans le monde entier, ont recours à des mécanismes de tarification du carbone pour combattre les changements climatiques, et le Canada et les provinces se sont engagés à adopter « une vaste gamme de mesures appropriées au pays, notamment à l’aide de mécanismes d’instauration d’un prix sur le carbone » afin de réduire les émissions de GES : p. 3 (je souligne). De plus, les signataires de la Déclaration de Vancouver ont clairement reconnu que la tarification du carbone constitue un aspect distinct des ripostes gouvernementales aux changements climatiques, constituant un groupe de travail sur les mécanismes de tarification du carbone indépendant des groupes de travail sur les technologies et l’innovation propres et les emplois, sur les possibilités d’atténuation spécifiques, et sur l’adaptation et la résilience climatique.
[64]                          Le Groupe de travail sur les mécanismes d’instauration d’un prix sur le carbone a été mis sur pied pour étudier le rôle de ces mécanismes dans l’atteinte des objectifs de réduction des émissions de GES du Canada qui ont été fixés dans l’Accord de Paris. Dans son rapport final, il a indiqué que la tarification du carbone est l’une des approches stratégiques les plus efficaces pour réduire les émissions de GES et il a préconisé l’instauration partout au Canada de mécanismes de tarification du carbone à couverture étendue, laissant à chaque province et territoire la flexibilité nécessaire concernant le choix de l’instrument. Cette recommandation a été adoptée tant dans l’Approche pancanadienne et le Cadre pancanadien qui ont suivi, et l’Approche pancanadienne a introduit un modèle national en matière de tarification du carbone. Suivant cette approche, les provinces et les territoires disposent de la flexibilité nécessaire pour mettre en œuvre sur leur territoire leur propre régime de tarification — directe ou indirecte — du carbone, régimes qui auraient une portée commune en vue d’assurer leur efficacité et de réduire au minimum leurs répercussions au titre de la compétitivité interprovinciale, et un système fédéral de tarification directe du carbone, agissant comme filet de sécurité, qui s’appliquerait uniquement dans les provinces et territoires où le modèle national n’est pas respecté. Une telle approche permet de faire en sorte qu’il y ait tarification des GES dans l’ensemble de l’économie canadienne et de reconnaître les politiques déjà mises en œuvre ou en cours d’élaboration dans les provinces et territoires. Le Cadre pancanadien a réaffirmé les principes de l’Approche pancanadienne et exposé plus en détail le modèle fédéral de tarification du carbone. Le gouvernement fédéral a réitéré dans celui‑ci le besoin d’établir, en matière de tarification du carbone, un cadre réglementaire permettant de tarifer les émissions de GES dans l’ensemble de l’économie canadienne, souligné son engagement à « faire en sorte que les provinces et les territoires aient la flexibilité nécessaire pour concevoir leurs propres politiques et programmes en vue de l’atteinte des cibles de réduction des émissions de GES » et déclaré que le modèle fédéral vise à préserver cette flexibilité : Avant‑propos et p. 7‑8. Les provinces et les territoires disposent de la flexibilité nécessaire pour mettre en œuvre sur leur territoire un régime de tarification directe ou indirecte des GES. Un système fédéral de tarification directe du carbone, agissant comme filet de sécurité, s’appliquerait dans les provinces et territoires où le modèle n’est pas respecté.
[65]                        À mon avis, il ressort clairement du rapport final du Groupe de travail, de l’Approche pancanadienne et du Cadre pancanadien que l’intention du gouvernement fédéral n’est pas de s’approprier le domaine de la réglementation des émissions de GES, ni même celui de la tarification des GES, mais plutôt d’établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des émissions de GES — au moyen d’un filet de sécurité imposé par le fédéral consistant en un régime national de tarification directe des GES —, sans écarter la compétence des provinces et territoires relativement au choix et à la conception des instruments de tarification. Les tribunaux devraient généralement hésiter à imputer au Parlement l’intention d’occuper entièrement un domaine : Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419, par. 20. En l’espèce, cette affirmation sonne d’autant plus juste que la preuve extrinsèque précédant l’édiction de la LTPGES révèle l’existence d’un processus de coopération fédérale‑provinciale‑territoriale dans le cadre duquel l’objectif du gouvernement fédéral est de laisser les provinces et les territoires libres de concevoir et de mettre en œuvre leurs propres programmes de tarification des GES.
[66]                        Deuxièmement, les débats législatifs qui ont précédé l’adoption de la LTPGES révèlent eux aussi que l’objectif principal de la loi n’est pas la réglementation générale des émissions de GES ou l’établissement de normes nationales minimales en vue de réduire ces émissions, mais plutôt l’établissement de normes nationales minimales visant à assurer la rigueur de la tarification des GES. Lors des débats parlementaires sur la LTPGES, la ministre de l’Environnement et du Changement climatique de l’époque, l’honorable Catherine McKenna, a déclaré que la tarification de la pollution causée par le carbone était « au cœur de tout plan crédible de lutte contre le changement climatique » et « aid[ait] beaucoup le Canada à atteindre les objectifs en matière de lutte contre les changements climatiques auxquels il s’est engagé en signant l’Accord de Paris » : Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 289, 1re sess., 42e lég., 1er mai 2018, p. 18958 (je souligne). Le secrétaire parlementaire de la ministre McKenna, monsieur Jonathan Wilkinson, a fait écho à ces remarques, soulignant que, « [a]fin qu’un système national de tarification de la pollution soit mis en œuvre partout au Canada, le gouvernement s’est engagé à établir un prix fédéral réglementaire minimum sur le carbone » : Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 294, 1re sess., 42e lég., 8 mai 2018, p. 19213 (je souligne). Qui plus est, il a indiqué que la tarification du carbone constituait un élément distinct des ripostes gouvernementales aux changements climatiques, affirmant que « la tarification du carbone a pour but d’inciter les gens à utiliser plus efficacement les hydrocarbures pour que nous arrivions à la longue à réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit d’une mesure législative importante qui nous permet d’aborder de façon globale les changements climatiques et d’atteindre les cibles de l’Accord de Paris » : p. 19214 (je souligne).
[67]                        De même, la directrice générale du Bureau de la tarification du carbone au ministère de l’Environnement à l’époque, madame Judy Meltzer, a fait remarquer devant le Comité permanent des finances de la Chambre des communes que la LTPGES représentait une « étap[e] de l’élaboration du filet de sécurité fédéral pour la tarification du carbone » et que la « [LTPGES] a pour principal objectif de contribuer à réduire les émissions de [GES] en veillant à ce qu’une tarification du carbone s’applique à l’ensemble du Canada et que sa rigueur augmente avec le temps » : Chambre des communes, Comité permanent des finances, Témoignages, no 146, 1re sess., 42e lég., 25 avril 2018, p. 6 (je souligne). Enfin, devant le même Comité permanent, monsieur John Moffet, alors sous‑ministre délégué, Direction générale de la protection de l’Environnement, ministère de l’Environnement, a émis l’opinion que « le gouvernement visait à ce que la tarification du carbone s’applique à toutes les régions du Canada » et « à aviser les autres nations et les entreprises prêtes à investir dans notre pays que le Canada avait décidé de tarifer le carbone » : Chambre des communes, Comité permanent des finances, Témoignages, no 148, 1re sess., 42e lég., 1er mai 2018, p. 5 (je souligne). Il a également mentionné un autre objectif visé par la LTPGES, à savoir, « apporter une contribution, mais pas la seule, à l’atteinte de l’objectif [fixé dans l’Accord de Paris] » : Chambre des communes, Comité permanent des finances, Témoignages, no 152, 1re sess., 42e lég., 8 mai 2018, p. 8.
[68]                        Bien que les déclarations faites au cours des débats parlementaires doivent être considérées avec prudence, en ce que l’objectif d’une loi est l’objectif du Parlement, et non celui des députés, elles peuvent néanmoins se révéler utiles pour identifier l’objectif du législateur : Non‑discrimination génétique, par. 40 et 194; Attorney‑General for Alberta c. Attorney‑General for Canada (No. 2), 1938 CanLII 251 (UK JCPC), [1939] A.C. 117 (C.P.), p. 131; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, par. 47. Dans la présente affaire, il convient de signaler que tant des représentants élus que des hauts fonctionnaires ont invariablement décrit l’objet de la LTPGES comme étant l’imposition d’un système de tarification des émissions de GES dans l’ensemble du Canada, et non la réglementation des émissions de GES en général.
[69]                          En passant, je signale qu’en concluant que la LTPGES est ultra vires du Parlement, les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta n’ont pas nié que, en édictant cette loi, le législateur fédéral visait à établir une norme nationale minimale de tarification des GES. Ils ont toutefois conclu que l’accent mis par le législateur sur la tarification des GES se voulait simplement un moyen de réaliser son objet ultime, à savoir la réduction des émissions de GES et l’atténuation de leurs effets sur les changements climatiques : par. 213‑214. Cependant, comme je l’ai expliqué, les tribunaux doivent qualifier de façon précise le caractère véritable d’une loi — y compris l’objet visé par le Parlement ou la législature concernée. Le fait que l’objet visé par le Parlement peut être décrit suivant plusieurs degrés de généralisation ne signifie pas que la description la plus générale représente son caractère véritable, ni que c’est celle qui exprime avec le plus de précision l’idée maîtresse de la loi. D’ailleurs, notre Cour a souvent refusé d’énoncer en des termes les plus généraux possible l’objet visé par le Parlement : voir R. c. Hydro‑Québec, 1997 CanLII 318 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 213, par. 130. Lorsqu’ils procèdent à la qualification d’une matière, les tribunaux doivent s’efforcer de le faire avec le plus de précision possible, parce qu’une formulation précise reflète plus exactement la nature véritable de ce que le Parlement a fait et souhaitait faire. En l’espèce, cela veut dire reconnaître — sans pour autant nier que le Parlement souhaite ultimement réduire les émissions de GES — le fait que, par cette loi particulière, ce dernier souhaitait établir des normes nationales minimales rigoureuses de tarification des GES afin de réduire les émissions de ces gaz.
(c)           Les effets juridiques
[70]                          C’est au regard des dispositions d’un texte de loi que l’on dégage les effets juridiques de celui‑ci, en s’interrogeant sur « la manière dont le texte législatif dans son ensemble influe sur les droits et les obligations de ceux qui sont assujettis à ses dispositions » : Morgentaler, p. 482. À mon avis, les effets juridiques de la LTPGES confirment que cette loi vise principalement à assurer la tarification des émissions de GES à l’échelle nationale, et confirment qu’elle constitue essentiellement un filet de sécurité.
[71]                          Dans les provinces et territoires où s’appliquent les parties 1 et 2 de la LTPGES, le principal effet juridique en découlant est la création d’un régime de tarification des GES qui tarife les émissions de GES d’une manière cohérente avec ce qui se fait à cet égard dans le reste de l’économie canadienne. Certains producteurs, distributeurs et importateurs de combustibles doivent payer une redevance sur les combustibles et les déchets combustibles en application de la partie 1. En outre, comme je l’ai expliqué précédemment, le STFR établi par le Règlement STFR en vertu de la partie 2 crée un mécanisme complexe d’exemption de l’application de la partie 1, suivant lequel les installations industrielles sont exemptées de la redevance uniforme établie par la partie 1 de la LTPGES, mais doivent payer une redevance dans la mesure où les émissions qu’elles produisent excèdent les normes d’efficacité applicables. Les parties 1 et 2 de la LTPGES tarifent donc directement les émissions de GES. La partie 1 tarife directement certains producteurs, distributeurs et importateurs de combustibles sur la base de leurs émissions. La partie 2 tarife directement les émissions de GES des installations industrielles dans la mesure où ces émissions excèdent les normes d’efficacité applicables. Fait notable, la LTPGES n’oblige pas les personnes auxquelles elle s’applique à exercer ou à s’abstenir d’exercer des activités émettrices de GES particulières. Elle ne dit pas non plus aux organisations industrielles comment elles doivent être exploitées afin de réduire leurs émissions de GES. La LTPGES se limite plutôt à obliger les personnes qui exercent des activités émettrices de GES déterminées à payer certaines sommes pour le faire. Comme les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan l’ont fait observer, la LTPGES laisse [traduction] « les consommateurs et les entreprises décider individuellement [. . .] comment ils vont réagir ou s’abstenir de réagir aux signaux envoyés par le marché en qui a trait aux prix » : par. 160. Les effets juridiques de la LTPGES résident donc essentiellement dans l’instauration d’une tarification des émissions de GES à l’échelle nationale. La LTPGES ne tente pas de régir d’autres aspects de la réduction des émissions de GES examinées dans le Cadre pancanadien, par exemple le resserrement des normes et des codes en matière d’efficacité énergétique, la prise de mesures spécifiques à l’égard de secteurs de l’économie — électricité, bâtiments, transports, industrie, forêts, agriculture, déchets, secteur public et promotion de l’innovation en matière de technologies propres : p. 2‑4 et 7‑29.
[72]                          En outre, parce que la LTPGES agit comme filet de sécurité, les effets juridiques des parties 1 et 2 de celle‑ci — un régime national de tarification des GES imposé par le fédéral — s’appliquent seulement si le gouverneur en conseil a assujetti une province ou un territoire conformément à l’art. 166 de la partie 1 ou à l’art. 189 de la partie 2. La LTPGES prévoit que le gouverneur en conseil peut prendre des décisions en matière d’assujettissement uniquement « [a]fin d’assurer l’application étendue au Canada d’une tarification des émissions de gaz à effet de serre à des niveaux que le gouverneur en conseil considère appropriés » (par. 166(2) et 189(1)), et qu’il doit, lorsqu’il le fait, « t[enir] compte avant tout de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre » (par. 166(3) et 189(2). En conséquence, le mécanisme de tarification des GES décrit dans les parties 1 et 2 de la LTPGES ne s’appliquera pas du tout dans les provinces ou territoires qui possèdent déjà un régime suffisamment rigoureux de tarification des émissions de GES. Non seulement cette caractéristique de la LTPGES confirme‑t‑elle le caractère de filet de sécurité de celle‑ci — à savoir qu’elle crée des normes nationales minimales de tarification des GES —, mais elle donne effet juridiquement à l’engagement qu’a pris le gouvernement fédéral dans le Cadre pancanadien de permettre aux provinces et aux territoires de disposer « de flexibilité pour élaborer leurs propres politiques pour atteindre les objectifs de réduction des émissions, y compris des mécanismes de tarification du carbone, adaptés aux circonstances particulières de chaque province et territoire », et de « reconnaître les politiques sur la tarification du carbone déjà en vigueur ou en cours d’élaboration dans les provinces et les territoires » : p. 7‑8.
[73]                        Il convient de souligner que la LTPGES ne définit pas le mot « rigueur » utilisé aux art. 166 et 189. Mais cela ne signifie pas que le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil en matière d’assujettissement est [traduction] « illimité et entièrement subjectif » : motifs de la Cour d’appel de l’Alberta, par. 221. Au contraire, le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil est limité à la fois par l’objet de la LTPGES et par les indications précises énoncées dans la loi à cet égard relativement aux décisions d’assujettissement : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 108; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810, par. 24. En particulier, le pouvoir discrétionnaire d’assujettir une province ou un territoire doit être exercé d’une manière compatible avec l’objet de la loi, qui consiste à réduire les émissions de GES par leur tarification. De plus, toute décision du gouverneur en conseil en matière d’assujettissement doit respecter la prescription particulière portant que l’assujettissement vise à assurer l’application étendue de la tarification des émissions au Canada, et tenir compte avant tout de la rigueur des mécanismes provinciaux existants de tarification des émissions de GES : préambule, par. 16, et art. 166 et 189. En outre, comme la LTPGES prescrit une norme juridique applicable pour évaluer les mécanismes provinciaux et territoriaux, toute décision du gouverneur en conseil à cet égard peut être contrôlée judiciairement afin de s’assurer qu’elle est compatible avec l’objet de la LTPGES et respecte les limites précises énoncées aux par. 166(2) et (3) et aux par. 189(1) et (2). En d’autres mots, bien que le gouverneur en conseil possède un pouvoir discrétionnaire considérable en matière d’assujettissement, ce pouvoir discrétionnaire est néanmoins limité, en ce qu’il doit être exercé conformément à l’objet pour lequel il a été conféré. En conséquence, le gouverneur en conseil ne dispose certainement pas d’une « “discrétion” absolue et sans entraves » : Vavilov, par. 108, citant Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121, p. 140.
[74]                          De même, le pouvoir discrétionnaire que possède le gouverneur en conseil en vertu de la LTPGES et qui l’habilite à établir des règlements modifiant les annexes et, dans certains cas, les dispositions de la loi elle‑même n’a pas pour effet d’élargir le caractère véritable de la LTPGES. Ce pouvoir n’autorise pas non plus le gouverneur en conseil à inclure [traduction] « toute substance, matière ou chose connue de l’être humain » au régime de la partie 1, ou à modifier de façon illimitée le champ d’application de la partie 2 de la LTPGES en ajoutant des gaz à la liste de ceux visés ou en redéfinissant le terme « installation assujettie » d’une manière détachée de l’objet sous‑jacent de la loi : motifs de la Cour d’appel de l’Alberta, par. 227 et 237.
[75]                          En vertu de la partie 1 de la LTPGES, le gouverneur en conseil peut, par règlement, prendre toute mesure d’ordre réglementaire prévue par cette partie (al. 166(1)a)), y compris des règlements concernant le régime de redevances sur les combustibles (par. 168(2)), des règlements modifiant les types de combustibles et les taux des redevances prévus à l’ann. 2 (par. 166(4) et al. 168(3)a)), et des règlements définissant des termes ou expressions utilisés dans la partie 1 de la LTPGES, dans la partie 1 de l’ann. 1 ou dans l’ann. 2 (al. 168(3)a) et b)). Premièrement, aucun aspect de ce pouvoir discrétionnaire ne permet au gouverneur en conseil de régir de manière générale les émissions de GES, si ce n’est en instaurant un régime de tarification des GES. Deuxièmement, tout exercice du pouvoir d’établir des règlements en application de la partie 1 de la LTPGES est limité par les termes mêmes de la partie 1 et par l’objet de celle‑ci. Comme son titre même l’indique, la partie 1 établit une « Redevance sur les combustibles ». L’établissement de tout règlement visant des substances qui ne sont pas combustibles ou des déchets combustibles pourrait être contrôlée judiciairement et déclarée ultra vires de la LTPGES. Pareillement, le gouverneur en conseil ne peut pas ajouter à la liste des substances visées un combustible ou une substance qui n’émet pas de GES en brûlant; tout règlement à cet effet serait ultra vires de la LTPGES, dont l’objet consiste à réduire les émissions de GES en tarifant ces gaz.
[76]                          Le gouverneur en conseil dispose aussi de pouvoirs discrétionnaires en vertu de la partie 2 de la LTPGES : il peut modifier par décret l’ann. 3 par adjonction ou suppression de GES ou modifier le potentiel de réchauffement planétaire de tout gaz en tenant compte de tout facteur qu’il estime pertinent (par. 190(1) et (2)), modifier les redevances applicables pour émissions excédentaires pour une année civile figurant à l’ann. 4 ou encore par adjonction d’une année civile dans cette annexe (art. 191), ou prendre des règlements pour l’application d’un certain nombre d’éléments du STFR, notamment les installations assujetties, les limites d’émissions de GES, la détermination de la quantité de GES, les circonstances dans lesquelles les GES sont réputés avoir été émis par une installation, la compensation et les transferts permis d’unités de conformité (art. 192). Premièrement, tout comme dans le cas de la partie 1 de la LTPGES, aucun aspect du pouvoir discrétionnaire conféré par la partie 2 n’autorise le gouverneur en conseil à régir les émissions de GES de manière générale ou à régir des industries particulières si ce n’est en établissant des limites d’émission de GES et en tarifant les émissions excédentaires partout au pays. En effet, le STFR s’appuie plutôt sur des normes d’intensité de GES et fixe des limites d’émissions et des tarifs payables en cas d’émissions dépassant ces limites, en vue d’inciter des changements de comportement dans l’ensemble du secteur industriel. Une entité industrielle peut décider soit d’accroître son efficacité soit de verser des tarifs afin d’émettre des GES au‑delà des normes d’efficacité qui lui sont applicables. Deuxièmement, le pouvoir de prévoir par décret à quels gaz s’applique la partie 2 est lui aussi limité par l’objet de la LTPGES, qui est de réduire les émissions de GES par la tarification de ces gaz. Si le gouverneur en conseil assujettit un gaz qui ne contribue pas aux émissions de GES ou inscrit à l’égard du potentiel de réchauffement planétaire d’un gaz un chiffre qui n’est pas étayé par une preuve scientifique, le règlement en question serait susceptible de contrôle judiciaire. En ce qui concerne le pouvoir de redéfinir en quoi consiste une installation assujettie, il doit être interprété à la lumière du titre de la partie 2, lequel précise que celle‑ci vise les « Émissions industrielles de gaz à effet de serre ». Toute tentative d’étendre l’application de la partie 2 à une installation autre qu’une installation industrielle serait également ultra vires de la LTPGES et susceptible de contrôle judiciaire.
(d)         Les effets pratiques
[77]                          Les effets pratiques d’une loi sont « les effets “secondaires” de l’application » de la loi qui ne sont pas des « effets directs des dispositions de la loi elle‑même » : Kitkatla, par. 54. Dans les cas où, comme en l’espèce, un tribunal est appelé à statuer sur la constitutionnalité d’une loi qui n’est en vigueur que depuis peu, « toute prédiction de l’effet pratique futur n’est possible qu’à court terme, car le tribunal n’a pas les compétences pour prédire exactement les conséquences futures du texte » : Morgentaler, p. 486.
[78]                          À mon avis, la preuve concernant les effets pratiques dans la présente affaire n’est pas particulièrement utile pour qualifier la LTPGES. Vu le peu d’éléments de preuve sur cette question, il ne serait pas sage d’essayer de prédire les conséquences économiques de la LTPGES. Il n’appartient pas non plus à la Cour d’évaluer l’efficacité de la LTPGES en ce qui a trait à la réduction des émissions de GES : Armes à feu, par. 18.
[79]                        Néanmoins, il convient de souligner que, jusqu’ici, la preuve des effets pratiques est positive pour ce qui est de la flexibilité et de l’appui à l’égard des régimes de tarification élaborés par les provinces. Concrètement, la seule chose que la LTPGES interdit aux provinces et territoires, c’est de ne pas mettre en place de mécanisme de tarification des GES ou d’en établir un qui n’est pas suffisamment rigoureux. Le filet de sécurité fédéral — à savoir le régime de tarification des GES prévu par les parties 1 et 2 de la LTPGES — ne produit pas d’effets juridiques s’il existe un régime provincial dont la rigueur lui est comparable, quelle que soit sa forme. À titre d’exemple, le gouverneur en conseil a refusé d’assujettir l’Alberta à la partie 2 de la LTPGES, parce que le régime d’innovation technologique et de réduction des émissions (Technology Innovation and Emissions Reduction Regulation (« TIER »)) conçu par cette province est considéré comme conforme aux exigences fédérales au titre de la rigueur: Alberta, TIER Regulation Fact Sheet, juillet 2020 (en ligne). Le gouvernement de l’Alberta a lui‑même décrit ce régime comme étant une approche [traduction] « efficace du point de vue des coûts et conçue sur mesure pour les industries et les priorités de l’Alberta » : TIER Regulation Fact Sheet. De même, la partie 2 s’applique seulement en partie à la Saskatchewan, étant donné que cette province a adopté son propre régime de normes de tarification fondées sur le rendement pour les grandes installations industrielles. La partie 2 s’applique uniquement à la production d’électricité et aux pipelines de transport de gaz naturel, activités exemptées de l’application du système élaboré par la Saskatchewan : motifs de la Cour d’appel de la Saskatchewan, par. 50; voir aussi Environnement et Changement climatique, Saskatchewan et tarification de la pollution, 21 février 2019 (en ligne).
(e)           Conclusion sur le caractère véritable
[80]                          Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la matière véritable de la LTPGES est l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz. Avec égards, je ne peux adhérer aux qualifications plus générales avancées par les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario et de la Cour d’appel de l’Alberta. Non seulement la tarification des émissions de GES est‑elle un élément central de la LTPGES, mais les parties 1 et 2 de cette loi agissent comme un filet de sécurité en établissant une tarification‑plancher nationale à l’égard des GES. À mon avis, ce régime national de tarification des GES ne constitue pas simplement le moyen de réaliser la fin recherchée — à savoir la réduction des émissions de GES —, mais il représente plutôt la matière complète visée par la LTPGES, comme le révèle clairement l’analyse de l’objet et des effets de celle‑ci. C’est aussi la qualification la plus précise de la matière de la LTPGES, en ce qu’elle reflète exactement à la fois ce que la loi accomplit — imposer une norme minimale de tarification rigoureuse des émissions de GES — et pourquoi elle le fait — réduire les émissions de GES afin d’atténuer les changements climatiques : voir Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536 (« COPA »), par. 17.
[81]                        Je marque un temps d’arrêt ici pour souligner que mon collègue le juge Brown affirme que l’expression « normes nationales minimales » n’est qu’un artifice qui n’ajoute rien au caractère véritable de la LTPGES. Avec égards, je suis d’avis que cette affirmation est erronée. En l’espèce, l’expression « normes nationales minimales » exprime concrètement le caractère de filet de sécurité national de la LTPGES. Selon moi, cette expression ajoute au caractère véritable quelque chose d’essentiel, qui touche à la matière véritable de la LTPGES, car celle‑ci agit comme un filet de sécurité fédéral qui donne effet à l’objectif du Parlement qui consiste à assurer l’application étendue de la tarification des GES au Canada. L’existence de ces « normes minimales nationales » indique que la LTPGES opère en imposant une norme minimale légale fondée sur le rendement applicable en tout temps à l’ensemble des provinces et territoires. En cela, la LTPGES se distingue de la loi fédérale qui était examinée dans le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, loi qui ne visait pas à imposer unilatéralement un régime canadien unifié de réglementation des valeurs mobilières applicable à l’ensemble des provinces et territoires, mais leur aurait plutôt permis d’y adhérer, dans l’espoir de créer un régime national unifié effectif de réglementation des valeurs mobilières : par. 31. Par comparaison, la LTPGES s’applique dans toutes les provinces en tout temps. Elle a un caractère « national ». Toutefois, le filet de sécurité prévu par la LTPGES accorde aux provinces la flexibilité nécessaire en leur permettant d’établir leur propre régime de tarification des GES, pourvu que celui‑ci respecte la norme fixée par le fédéral relativement à la rigueur de ces régimes. Elle impose des « normes minimales ». Pour cette raison, la LTPGES ne constitue pas un système unifié national général. Le régime national de tarification des GES créé par la LTPGES se limite à imposer des normes nationales minimales de tarification rigoureuse.
[82]                          En outre, la loi en cause dans la présente affaire peut être distinguée du mécanisme des dispositions équivalentes de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, L.R.C. 1985, c. 16 (4e suppl.), considéré dans l’affaire Hydro‑Québec. Dans cette affaire, ces dispositions ne constituaient qu’un aspect parmi d’autres de la loi fédérale contestée, dont le caractère véritable était plus large et visait à prohiber le rejet de certaines substances toxiques dans l’environnement : par. 130. En l’espèce, comme je l’ai mentionné, la LTPGES agit comme un filet de sécurité. Tant les éléments de preuve intrinsèque que les éléments de preuve extrinsèque, les effets juridiques et les effets pratiques indiquent que ce rôle de filet de sécurité représente l’objet principal et la caractéristique dominante de la LTPGES. Il est possible, selon moi, qu’un mécanisme ne constituant qu’un simple aspect parmi d’autres dans une loi donnée puisse, dans une autre, constituer la caractéristique déterminante de celle‑ci, à tel point qu’il en détermine le caractère véritable. Et, en l’espèce, la preuve démontre clairement que le Parlement a agi dans une perspective de remédiation, afin de parer aux risques de non‑coopération de provinces dans la tarification des GES lorsqu’il a établi une tarification‑plancher nationale à cet égard.
[83]                          J’ouvre une autre parenthèse ici pour signaler que ma collègue la juge Côté conclut que les par. 166(2), 166(4) et 168(4), ainsi que l’art. 192, de la LTPGES constituent une délégation inconstitutionnelle de pouvoirs au gouverneur en conseil (par. 242). Avec égards, je suis d’avis que cette conclusion est erronée.
[84]                          Il convient d’abord d’expliquer le concept de délégation. Ainsi que l’a expliqué notre Cour dans le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, le principe de la souveraineté parlementaire « signifie que la législature a compétence pour adopter elle‑même des lois et pour déléguer à d’autres personnes ou organismes certains pouvoirs administratifs ou réglementaires, notamment le pouvoir d’établir des règlements contraignants, mais subordonnés » : par. 73 (italiques dans l’original). Pareille délégation est monnaie courante dans l’État administratif : ibid. Comme a ajouté la Cour, « le pouvoir délégué trouve sa source dans la loi habilitante et est limité par celle‑ci. [. . .] [L]a législature souveraine conserve toujours ultimement le pouvoir absolu de révoquer tout pouvoir ainsi délégué » : par. 74.
[85]                        Notre Cour a invariablement conclu à la constitutionnalité de pareille délégation. Même des pouvoirs vastes ou importants peuvent être délégués à l’exécutif, en autant que la branche législative n’abdique pas son rôle. Dans Hodge c. The Queen, (1883) 9 App. Cas. 117, l’arrêt qui a constitué le point de départ de la jurisprudence sur la délégation de pouvoirs, le Conseil privé a jugé constitutionnelle la délégation à un organisme par l’assemblée législative de l’Ontario du pouvoir de réglementer les tavernes et de leur délivrer des permis. Le Conseil privé a conclu que la délégation du pouvoir de prendre des [traduction] « règlements importants » ne saurait être assimilée à l’abdication par la législature de son rôle, et que la décision de procéder à une telle délégation, ainsi que l’étendue de celle‑ci, relèvent de la législature concernée, et non des tribunaux. Par la suite, dans Re George Edwin Gray (1918), 1918 CanLII 533 (SCC), 57 R.C.S. 150, notre Cour a confirmé la constitutionnalité de l’octroi par le Parlement d’un très large pouvoir de légiférer au gouverneur en conseil, y compris le recours à une « clause Henry VIII », moyen par lequel le Parlement délègue à l’exécutif le pouvoir de prendre des règlements qui modifient une loi habilitante : voir aussi Shannon c. Lower Mainland Dairy Products Board, 1938 CanLII 250 (UK JCPC), [1938] A.C. 708 (C.P.), qui a confirmé la délégation à l’exécutif provincial de vastes pouvoirs au moyen d’une loi provinciale squelettique. Notre Cour a confirmé et appliqué l’arrêt Re Gray dans Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals, 1943 CanLII 1 (SCC), [1943] R.C.S. 1. Et, dans R. c. Furtney, 1991 CanLII 30 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 89, le juge Stevenson, qui a rédigé l’opinion unanime de la Cour, a souligné dans une remarque incidente que « [l]e pouvoir du Parlement de déléguer ses pouvoirs législatifs n’a pas été mis en doute, au moins depuis Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals. Le délégataire est naturellement toujours subordonné parce que la délégation peut être limitée et retirée » : p. 104 (références omises). Cette règle de droit qui fait autorité est appliquée de façon constante par les cours d’appel : voir, p. ex., R. c. P. (J.) (2003), 2003 CanLII 17492 (ON CA), 67 O.R. (3d) 321, par. 20‑23 (C.A.); Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618, par. 63; House of Sga’nisim c. Canada (Attorney General), 2013 BCCA 49, 41 B.C.L.R. (5th) 23, par. 89‑91.
[86]                        Aucune des dispositions attaquées ne constitue une délégation non permise de pouvoirs au gouverneur en conseil. Les paragraphes 166(2) et 166(4) ainsi que l’art. 192 de la LTPGES constituent des délégations permises, en faveur du gouverneur en conseil, de pouvoirs législatifs subordonnés pour mettre en œuvre la politique choisie par le Parlement, c’est‑à‑dire créer par voie législative un filet de sécurité applicable dans l’ensemble du pays en matière de tarification des GES. Les paragraphes 166(2) et 166(4) autorisent le gouverneur en conseil à décider où et à quoi s’applique la redevance sur les combustibles établie et précisée à la partie 1 de la loi. L’article 192 permet au gouverneur en conseil de prendre des règlements en vue de mettre en œuvre le STFR établi par la partie 2 de la LTPGES. De fait, des législateurs provinciaux incluent fréquemment dans des régimes législatifs environnementaux complexes des dispositions conférant des pouvoirs de réglementation de portée analogue à ceux prévus à l’art. 192 : voir, p. ex., la Loi sur la protection de l’environnement, L.R.O. 1990, c. E.19, art. 175.1 à 177 (dispositions utilisées pour concevoir un régime équivalent au STFR dans le règlement intitulé Normes de rendement à l’égard des émissions de gaz à effet de serre, Règl. De l’Ont. 241/19); Carbon Tax Act, S.B.C. 2008, c. 40, art. 84; Greenhouse Gas Industrial Reporting and Control Act, S.B.C. 2014, c. 29, art. 46 à 53; Environmental Protection and Enhancement Act, R.S.A. 2000, c. E‑12, par. 37(1), art. 59, 86 et 120, par. 122(1), art. 133, 146, 162, 166, 175, 187, 193 et 239; Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, c. Q‑2, art. 46.5 (disposition invoquée pour concevoir le système québécois de plafonnement et d’échange dans le Règlement concernant le système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre, RLRQ, c. Q‑2, r. 46.1). De fait, il est fréquent que la loi « énon[ce] les grands objectifs et mécanismes arrêtés par le législateur », et que « le gros de la gouvernance se fa[sse] [. . .] par voie réglementaire, conformément à des décrets de l’exécutif » : B. McLachlin, C.P., Tribunaux administratifs et tribunaux judiciaires : une relation en évolution, 27 mai 2013 (en ligne).
[87]                          Dans la mesure où la LTPGES délègue à l’exécutif le pouvoir de prendre des règlements modifiant la loi, comme elle le fait au par. 168(4), cela constitue également une délégation permise en faveur du gouverneur en conseil. Comme je l’ai expliqué plus tôt, la constitutionnalité des clauses Henry VIII est bien établie en droit, de telle sorte qu’il est inutile de la réexaminer en en l’espèce. De plus, le pouvoir d’établir des règlements en vertu d’une clause Henry VIII n’est pas soustrait aux règles générales du droit administratif. Tout règlement établi de cette façon doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci (Waddell c. Governor in Council (1983), 1983 CanLII 189 (BC SC), 8 Admin. L.R. 266 (C.S. C.‑B.), p. 292, cité dans Katz Group, par. 24), et il doit [traduction] « être visé par les conditions prescrites [par cette loi] et assujetti à celles‑ci » (Re Gray, p. 168). En conséquence, la portée du pouvoir délégué au par. 168(4) est restreinte par les conditions de la LTPGES et assujettie à celles‑ci. Le gouverneur en conseil ne peut utiliser le par. 168(4) de la LTPGES pour modifier la nature de la partie 1 de la loi, car tout exercice du pouvoir de prendre des règlements qui seraient incompatibles avec l’objet général de la loi, à savoir la réduction des émissions de GES par le moyen précis qui consiste à établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES serait ultra vires de la LTPGES et susceptible de contrôle judiciaire. En outre, le pouvoir conféré au gouverneur en conseil par le par. 168(4) est un pouvoir qui peut être révoqué par le Parlement.
[88]                          Il s’ensuit donc que, loin d’abdiquer son rôle de législateur en l’espèce, le Parlement a créé dans la LTPGES une politique de lutte contre les changements climatiques reposant sur l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES. Les paragraphes 166(2), 166(4) et 168(4) ainsi que l’art. 192 de la LTPGES ne font qu’autoriser l’exécutif à mettre en œuvre cette politique. Cette délégation de pouvoir respecte les limites constitutionnellement acceptables et les règles générales du droit administratif s’appliquent et ont pour effet de circonscrire l’exercice des pouvoirs discrétionnaires du gouverneur en conseil en vertu de toutes ces dispositions.
C.            Classification de la LTPGES
(1)         La théorie de l’intérêt national
[89]                        Le fédéral soutient que la LTPGES est constitutionnelle sur la base de la théorie de l’intérêt national. Cette théorie puise sa source dans l’alinéa introductif de l’art. 91 de la Constitution, qui habilite le Parlement à « faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces » (« pouvoir POBG »). Cette théorie reconnaît compétence au législateur fédéral sur des matières jugées d’intérêt intrinsèquement national. Comme l’explique le professeur Hogg, la théorie [traduction] « est résiduelle par rapport aux chefs de compétence provinciaux » : p. 17-1 à 17-2. En conséquence, la théorie de l’intérêt national n’autorise pas le Parlement à légiférer relativement à des matières qui tombent dans les catégories de sujets assignés exclusivement aux provinces par l’art. 92. La théorie de l’intérêt national est le mécanisme qui permet d’identifier les matières d’intérêt intrinsèquement national qui transcendent les provinces.
[90]                          L’effet de la reconnaissance d’une matière en tant que matière d’intérêt national est permanent : voir Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 460‑461. Pour cette raison, le fait de conclure que le gouvernement fédéral a compétence en vertu de la théorie de l’intérêt national soulève des préoccupations spéciales en ce qui trait au partage des compétences prévu par la Constitution. Comme l’a souligné le juge La Forest dans Crown Zellerbach, lorsque le gouvernement fédéral se dit compétent sur la base de cette théorie : « [l]e défi auquel feront face les tribunaux consiste, comme par le passé, à accorder au Parlement fédéral suffisamment de latitude pour lui permettre de s’acquitter de son obligation de régler les problèmes nationaux et internationaux, tout en respectant le régime fédéral prévu par la Constitution » (p. 448). Les tribunaux appelés à relever ce défi ont, au fil de leurs décisions, élaboré un cadre d’analyse applicable, qui permet de reconnaître compétence au gouvernement fédéral en vertu de la théorie de l’intérêt national dans des affaires exceptionnelles s’y prêtant et de circonscrire adéquatement cette compétence conformément au principe du fédéralisme.
[91]                          Ci‑après, je vais retracer l’historique de l’élaboration de ce cadre d’analyse, en commençant par l’examen des origines de la théorie dans la jurisprudence du Conseil privé. Je vais ensuite expliquer comment notre Cour a traité de cette théorie, l’appliquant constamment de façon modérée pendant qu’elle en élaborait graduellement son cadre juridique. Puis, je vais indiquer et clarifier certaines incertitudes persistantes au sujet de la théorie de l’intérêt national, et revoir l’analyse servant à son application. Enfin, je vais appliquer cette analyse pour déterminer si la LTPGES résulte d’un exercice valide de pouvoirs fédéraux fondés sur la théorie de l’intérêt national. 
(a)           Les origines de la théorie de l’intérêt national
[92]                          Les deux premières affaires dans lesquelles le Conseil privé s’est penché sur la théorie de l’intérêt national, Russell c. La Reine (1882), 7 App. Cas. 829 (C.P.), et Procureur général de l’Ontario c. Procureur général du Canada, [1896] A.C. 348 (C.P.) (« Renvoi sur les prohibitions locales »), traitent du potentiel d’élargissement des pouvoirs fédéraux susceptible de découler de l’application de la théorie de l’intérêt national, et de l’importance d’assortir de tels pouvoirs de limites adéquates.
[93]                        Dans l’arrêt Russell, la question en litige concernait la constitutionnalité de l’Acte de Tempérance du Canada, 1878, S.C. 1878, c. 16, une loi fédérale qui établissait un régime de mesures facultatives de prohibition locale, c’est‑à‑dire un régime qui nécessitait une intervention à l’échelle locale pour entrer en vigueur dans la ville ou le comté concerné. Sir Montague Smith a souligné que la portée et l’objet de la loi étaient généraux — [traduction] « promouvoir la tempérance au moyen d’une loi uniforme dans tout le Dominion » —, et que l’intempérance était « réputée sévir dans tout le Dominion » : p. 841‑842. Il a conclu qu’il s’agissait d’une loi relevant de la compétence du fédéral : « le Parlement considère que le sujet est d’intérêt général pour le Dominion, qu’il est souhaitable d’avoir à cet égard une législation uniforme, et que seul le Parlement peut s’en charger » (p. 841). Comme l’ont souligné des auteurs, le raisonnement exposé dans l’arrêt Russell semblait ouvrir la porte à un élargissement potentiellement illimité des pouvoirs fédéraux sur la base de la théorie de l’intérêt national : A. S. Abel, « What Peace, Order and Good Government? » (1968), 7 West. Ont. L. Rev. 1, p. 4‑5; Hogg, p. 17‑8 à 17‑12.
[94]                          Dans son arrêt suivant où se soulevait la théorie de l’intérêt national, le Conseil privé a reconnu l’étendue potentielle du pouvoir fédéral défini dans l’arrêt Russell et a formulé une sérieuse mise en garde. Le Renvoi sur les prohibitions locales portait sur la constitutionnalité d’un régime de mesures facultatives de prohibition locale. Le Conseil privé a admis que [traduction] « certaines matières à l’origine locales et provinciales puissent atteindre des proportions telles qu’elles affecteraient le corps politique du Dominion », et en conséquence relever de la compétence du fédéral sur la base de la théorie de l’intérêt national : p. 361. Toutefois, Lord Watson a reconnu et exprimé en termes non équivoques le risque que présentait cette théorie pour le partage des compétences : le défaut de restreindre adéquatement l’application de cette théorie [traduction] « détruirait en pratique l’autonomie des provinces » : p. 361. Il a souligné que la reconnaissance de pouvoirs au gouvernement fédéral par application de la théorie de l’intérêt national doit « strictement se restreindre aux questions qui sont incontestablement d’importance ou d’intérêt national » (p. 360), et il a exhorté les tribunaux à exercer « une grande prudence en distinguant ce qui est local et provincial, et par conséquent du ressort des législatures provinciales, d’avec ce qui a cessé d’être purement local ou provincial pour revêtir un aspect national, de façon à relever de la compétence du Parlement du Canada » (p. 361). Le Conseil privé a confirmé la validité de la loi provinciale qui était contestée dans cette affaire. Appliquant la théorie du double aspect, il a jugé que les provinces pouvaient régir le commerce de l’alcool à l’échelle locale, dans la mesure où ne se soulevait aucune question liée à la prépondérance fédérale : p. 365‑370; voir aussi Hogg, p. 17‑8 à 17‑9.
[95]                          L’approche prudente préconisée dans le Renvoi sur les prohibitions locales s’est manifestée par le refus de reconnaître compétence au gouvernement fédéral à l’égard de la réglementation des assurances dans l’affaire In Re“Insurance Act, 1910” (1913), 1913 CanLII 646 (SCC), 48 R.C.S. 260 (« Renvoi sur les assurances — CSC »), conf. par Procureur général du Canada c. Attorney-General for Alberta, 1916 CanLII 424 (UK JCPC), [1916] 1 A.C. 588 (« Renvoi sur les assurances — CP »). Dans une opinion majoritaire, confirmée par la suite par le Conseil privé, le juge Duff a rejeté l’idée que le fait que le secteur des assurances avait connu un [traduction] « essor considérable » à travers le Canada justifiait l’application du pouvoir POBG : p. 304. Le juge Duff était conscient que le recours illimité à ce pouvoir risquait d’entraîner un élargissement constant des pouvoirs fédéraux sur le secteur privé provincial, du seul fait de la croissance des activités commerciales.
[96]                          Comme a écrit le professeur G. Le Dain avant d’être nommé juge de la Cour, bien qu’il ait été décidé dans les Renvois sur les assurances que [traduction] « le seul fait de la croissance et de l’expansion [d’un secteur] ne doit pas constituer le critère d’application du pouvoir général », le critère qui devait être appliqué n’était pas encore évident : « Sir Lyman Duff and the Constitution » (1974), 12 Osgoode Hall L.J. 261, p. 277. La nécessité de faire montre de prudence dans l’application de la théorie de l’intérêt national découlait du Renvoi sur les prohibitions locales, mais les limites du pouvoir fédéral n’étaient pas pleinement définies. Dans une série d’arrêts qu’il a rendus au cours des quelques décennies qui ont suivi, le Conseil privé, recherchant un [traduction] « critère concret, précis et restrictif » afin de limiter la reconnaissance de pouvoirs fédéraux sur le fondement du pouvoir POBG, a tenté de restreindre l’application de ce pouvoir aux situations d’urgence : Le Dain, p. 277‑281; voir aussi Hogg, p. 17‑9.
[97]                          Ces arrêts n’ont pas permis de concilier de manière satisfaisante l’exigence relative à l’existence d’une urgence avec le raisonnement appliqué dans les affaires Russell et Renvoi sur les prohibitions. Le Conseil privé a finalement abordé de front ce problème dans Procureur général de l’Ontario c. Canada Temperance Federation, 1946 CanLII 351 (UK JCPC), [1946] A.C. 193 (« Canada Temperance Federation »). Dans cette affaire, la question en litige était la constitutionnalité d’une loi postérieure et essentiellement similaire à la loi sur la tempérance qui avait été examinée dans l’arrêt Russell. Le vicomte Simon a rejeté l’argument selon lequel le pouvoir POBG ne pouvait s’appliquer qu’en présence de situations d’urgence. Dans l’extrait crucial de ses motifs, il a décrit l’analyse en ces termes :
                    [traduction] . . . c’est dans la vraie matière de cette législation qu’il faut en rechercher le caractère véritable : si elle est telle qu’elle dépasse les préoccupations ou les intérêts locaux ou provinciaux et doit par sa nature même constituer une préoccupation pour le Dominion dans son ensemble, par exemple, dans les affaires de l’aéronautique et de la radiocommunication, elle entre alors dans les attributions du Parlement du Dominion à titre de matière relative à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement du Canada, en dépit du fait qu’elle peut, à d’autres égards, se rattacher à des matières spécifiquement réservées aux législatures provinciales. La guerre et une épidémie de peste en sont sans nul doute des exemples; il peut en être de même du trafic des boissons ou des drogues ou du port d’armes. Dans l’affaire Russell c. La Reine, sir Montague Smith a cité comme exemple de législation fédérale valide une loi qui prohiberait ou limiterait la vente ou l’exposition du bétail atteint d’une maladie contagieuse. [Références omises; p. 205‑206.]
Il va de soi que certains des exemples énumérés par le vicomte Simon, notamment une guerre, satisferaient à l’exigence relative à l’existence d’une situation d’urgence. La distinction entre les affaires basées sur une situation d’urgence et celles concernant une matière d’intérêt national a finalement été précisée quelques décennies plus tard : voir Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 459‑461. Mais la conclusion tirée dans Canada Temperance Federation relativement à l’intérêt national est claire : l’existence d’une situation d’urgence n’est pas requise pour que le critère de l’intérêt national soit respecté; ce critère consiste plutôt à se demander si, de par sa nature intrinsèque, le caractère véritable de la loi déborde l’intérêt des provinces et intéresse l’ensemble du pays. En ce sens, le vicomte Simon a fermement établi la théorie de l’intérêt national en tant qu’aspect distinct du pouvoir POBG justifiant de reconnaître compétence au fédéral sur des matières d’intérêt intrinsèquement national.
(b)         Débuts de l’application de la théorie de l’intérêt national par la Cour
[98]                          C’est en 1949 que la Cour a commencé à jouer son rôle de tribunal d’appel de dernier ressort pour le Canada. Au cours des deux décennies qui ont suivi, s’appuyant sur l’analyse relative à l’intérêt national établie dans l’arrêt Canada Temperance Federation et tenant compte des préoccupations exprimées à l’égard de l’autonomie des provinces dans le Renvoi sur les prohibitions locales, la Cour a reconnu au gouvernement fédéral compétence sur seulement deux matières d’intérêt national. La première a été l’aéronautique (Johannesson c. La municipalité rurale de West St. Paul, 1951 CanLII 55 (SCC), [1952] 1 R.C.S. 292). La seconde a été le développement de la région de la capitale nationale : Munro, p. 671. Durant la même période, des juridictions inférieures canadiennes ont identifié une troisième matière d’intérêt national, le contrôle de l’énergie atomique : Pronto Uranium Mines Limited c. The Ontario Labour Relations Board, 1956 CanLII 153 (ON SC), [1956] O.R. 862 (H.C.); Denison Mines Ltd. c. Procureur général du Canada, 1972 CanLII 436 (ON SC), [1973] 1 O.R. 797 (H.C.).
[99]                          Dix ans après l’arrêt Munro, la Cour a de nouveau appliqué la théorie de l’intérêt national, pour la première fois dans le domaine environnemental : Interprovincial Co‑operatives Ltd. c. La Reine, 1975 CanLII 212 (CSC), [1976] 1 R.C.S. 477. La question qui se posait était celle de savoir si le Manitoba pouvait légiférer à l’égard de pollution émanant de l’extérieur de la province mais causant des dommages sur son territoire. S’exprimant sous la plume du juge Pigeon, les juges majoritaires relativement au résultat ont statué qu’une province n’a pas le pouvoir de légiférer à l’égard d’actes accomplis à l’extérieur de ses frontières, même si ces actes causent de la pollution dommageable chez elle. Le juge Pigeon a reconnu que le gouvernement fédéral peut légiférer sur la pollution des rivières interprovinciales, situation qu’il a décrite comme étant « un problème de pollution qui n’est pas réellement de portée locale, mais véritablement interprovinciale » : p. 514. Les juges concordants et dissidents ont eux aussi souscrit à l’opinion selon laquelle le gouvernement fédéral a compétence sur les rivières interprovinciales : p. 499, 520 et 525‑526. Bien qu’aucun des juges n’ait explicitement mentionné le pouvoir POBG, l’application de ce pouvoir explique le résultat : Crown Zellerbach, p. 445‑446, le juge La Forest (dissident, mais pas sur ce point); Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, 1990 CanLII 29 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1099; W. R. Lederman, « Unity and Diversity in Canadian Federalism : Ideals and Methods of Moderation » (1975), 53 R. du B. can. 597, p. 614.
[100]                     Par l’application de l’arrêt Canada Temperance Federation dans ses décisions, notre Cour a confirmé que l’existence d’une situation d’urgence n’est pas nécessaire pour qu’une matière soit d’intérêt national, et elle a progressivement fourni des indications sur les critères permettant d’identifier une matière qui est intrinsèquement d’intérêt national. De plus, bien qu’elle ait conclu à la compétence du fédéral dans un petit nombre de cas durant cette période, la Cour [traduction] « a fait montre de la prudence et de la circonspection » dont témoigne l’approche du Conseil privé à l’égard de la théorie : Lederman, p. 609.
(c)           L’élaboration du critère de l’intérêt national
[101]                     Les paramètres précis des limites de la compétence du gouvernement fédéral ont commencé à prendre forme dans l’arrêt Renvoi : Loi anti‑inflation, qui a constitué la première affaire dans laquelle la Cour s’est colletée sérieusement avec la théorie de l’intérêt national. La question en litige portait sur la constitutionnalité de la Loi anti‑inflation, S.C. 1974‑75‑76, c. 75, une loi fédérale dont l’objet était d’endiguer et de réduire l’inflation de manière générale. La Cour, à la majorité, a déclaré que la loi découlait d’un exercice valide par le Parlement du pouvoir POBG en raison de l’existence d’une situation d’urgence. Bien que le juge Beetz ait été dissident pour ce qui est du résultat, une majorité de juges ont souscrit à ses vues sur la théorie de l’intérêt national.
[102]                     Tout comme ce point avait été mentionné dans les affaires examinées précédemment, le juge Beetz a lui aussi souligné la menace que fait peser la théorie de l’intérêt national sur l’autonomie des provinces. Lorsqu’il existe une situation d’urgence, la compétence reconnue au fédéral en vertu du pouvoir POBG a un caractère temporaire, mais lorsque la reconnaissance repose sur la théorie de l’intérêt national, la compétence est permanente : p. 461. Le juge Beetz a également souligné que le gouvernement fédéral a compétence exclusive sur une matière d’intérêt national. En conséquence, si le fédéral se voyait reconnaître compétence sur la matière proposée, à savoir « l’endiguement et la réduction de l’inflation », alors « les provinces pourraient probablement continuer à réglementer les marges bénéficiaires, les prix, les dividendes et la rémunération si le Parlement jugeait bon de leur laisser de la place dans ce champ de compétence; mais elles ne les réglementeraient pas relativement à l’inflation, qui serait devenue un champ de compétence fédérale exclusive » : p. 444‑445. Si des matières générales telles que « l’inflation », « la croissance économique » ou « la protection de l’environnement » étaient jugées constituer des matières d’intérêt national, l’équilibre des pouvoirs entre le fédéral et les provinces « [. . .] disparaîtrait rapidement » : p. 445.
[103]                     De l’avis du juge Beetz, la théorie de l’intérêt national ne saurait autoriser une telle érosion de l’autonomie des provinces. Après avoir examiné la jurisprudence, le juge Beetz a expliqué que la théorie s’applique uniquement dans « des cas clairs de sujets distincts qui ne se rattachent à aucun des paragraphes de l’art. 92 et qui, de par leur nature, sont d’intérêt national » : p. 457. Explicitant le cadre d’analyse applicable pour identifier une matière intrinsèquement d’intérêt national, il a conclu que la reconnaissance de la compétence du fédéral en vertu de la théorie de l’intérêt national avait à juste titre été réservée aux « cas où la nouvelle matière n’était pas un agrégat, mais présentait un degré d’unité qui la rendait indivisible, une identité qui la rendait distincte des matières provinciales et une consistance suffisante pour retenir les limites d’une forme » : p. 458. La Cour devait également considérer la mesure dans laquelle la nouvelle matière permettrait au Parlement de toucher à des matières de compétence provinciale, de manière à préserver le partage des compétences entre le fédéral et les provinces. L’endiguement et la réduction de l’inflation ne respectaient pas ces critères. Cette matière était dépourvue de spécificité et constituait plutôt un agrégat de nombreux sujets, notamment la politique monétaire, les dépenses publiques et la limitation des marges bénéficiaires, des prix et des salaires, sujets dont plusieurs relevaient de la compétence des provinces. En outre, en raison de la très vaste portée de cette matière, le fait de conclure qu’elle constitue une matière fédérale « rendrait illusoires la plupart des pouvoirs provinciaux » : p. 458. Quoique les vues du juge Beetz sur la théorie de l’intérêt national n’aient pas été déterminantes dans le Renvoi : Loi anti‑inflation, elles ont été subséquemment adoptées par le juge Le Dain dans Crown Zellerbach, arrêt dans lequel la Cour a structuré davantage la théorie de l’intérêt national.
[104]                     Dans plusieurs arrêts postérieurs au Renvoi : Loi anti‑inflation, la Cour s’est appuyée sur un autre facteur pour limiter l’application de la théorie de l’intérêt national : l’incapacité provinciale. Ce critère a joué un rôle de premier plan dans l’affaire Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, 1979 CanLII 190 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 914, dans laquelle le juge Estey a fait sien le commentaire suivant du professeur Hogg :
                    [. . .] l’élément le plus important de la dimension nationale ou de l’intérêt national est le besoin d’une loi nationale, but qu’une action concertée des provinces ne peut atteindre de façon réaliste, car le défaut de coopération de l’une d’elles entraînerait des conséquences graves pour les habitants des autres provinces.
                    (p. 945, citant Constitutional Law of Canada (1977), p. 261)
Dans Brasseries Labatt, le brassage et l’étiquetage de la bière ne permettaient pas de satisfaire au critère de l’incapacité provinciale, car ils ne constituaient pas « une question d’intérêt national transcendant le pouvoir des autorités provinciales d’y faire face par voie legislative » : p. 945. De fait, la matière proposée ne concernait même pas la distribution extraprovinciale de la bière, mais plutôt le processus de brassage lui‑même : p. 943‑945. Pareillement, dans l’arrêt Schneider c. La Reine, 1982 CanLII 26 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 112, la Cour a expliqué que le traitement du problème de la dépendance aux drogues n’était pas une matière d’intérêt national, parce que, contrairement au commerce illégal des drogues, l’omission d’une province d’établir des centres de traitement ne mettrait pas en péril les intérêts d’une autre province : p. 131. Clôturant ce groupe de décisions, il y a l’arrêt R. c. Wetmore, 1983 CanLII 29 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 284, dans lequel le juge Dickson, dissident mais pas sur ce point, a refusé de conclure que la réglementation de l’industrie pharmaceutique était une matière d’intérêt national. Le juge Dickson s’est référé à la fois au cadre d’analyse établi par le juge Beetz et au critère de l’incapacité provinciale formulé par le professeur Hogg, et il a conclu que la question ne satisfaisait pas aux deux normes : p. 296.
[105]                     L’arrêt Crown Zellerbach a été l’occasion pour la Cour de structurer la théorie de l’intérêt national. La question en litige était la validité du par. 4(1) de la Loi sur l’immersion de déchets en mer, S.C. 1974‑75‑76, c. 55, qui interdisait l’immersion sans permis de toute substance en mer. La définition du mot « mer » dans la Loi excluait les eaux douces, mais incluait les eaux marines intérieures. Dans une décision partagée, la Cour a conclu que la loi était valide sur la base de la théorie de l’intérêt national. Rédigeant l’opinion de la majorité, le juge Le Dain a reformulé cette théorie. Après avoir fait un survol de la jurisprudence, il a énoncé le cadre qui sert aujourd’hui à analyser les matières dont on propose la reconnaissance comme matières d’intérêt national, tirant les quatre conclusions suivantes, qu’il estimait « fermement établi[es] » :
1.      La théorie de l’intérêt national est séparée et distincte de la théorie de la situation d’urgence nationale justifiant l’exercice de la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement, qui peut se distinguer surtout par le fait qu’elle offre un fondement constitutionnel à ce qui est nécessairement une mesure législative provisoire;
2.      La théorie de l’intérêt national s’applique autant à de nouvelles matières qui n’existaient pas à l’époque de la Confédération qu’à des matières qui, bien qu’elles fussent à l’origine de nature locale ou privée dans une province, sont depuis devenues des matières d’intérêt national, sans qu’il y ait situation d’urgence nationale;
3.      Pour qu’on puisse dire qu’une matière est d’intérêt national dans un sens ou dans l’autre, elle doit avoir une unicité, une particularité et une indivisibilité qui la distinguent clairement des matières d’intérêt provincial, et un effet sur la compétence provinciale qui soit compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs effectué par la Constitution;
4.      Pour décider si une matière atteint le degré requis d’unicité, de particularité et d’indivisibilité qui la distingue clairement des matières d’intérêt provincial, il est utile d’examiner quel effet aurait sur les intérêts extra‑provinciaux l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des aspects intraprovinciaux de cette matière. [p. 431‑432]
Le juge Le Dain a explicité ce dernier facteur, le critère de l’incapacité provinciale. Il a estimé que cette incapacité était établie dans les cas où « l’omission d’une province de s’occuper efficacement des aspects intraprovinciaux de la question pourrait avoir un effet préjudiciable sur des intérêts extra‑provinciaux » : p. 434. Il a décrit l’incapacité des provinces d’agir comme étant « l’un des indices » de l’unicité ou de l’indivisibilité : ibid.
[106]                     Appliquant ce cadre d’analyse à la loi fédérale sur l’immersion de déchets de mer en litige, le juge Le Dain a conclu à la validité de cette loi sur la base de la théorie de l’intérêt national. Il a statué que la pollution des mers en général représente manifestement une matière qui intéresse le Canada tout entier, en raison de sa nature principalement extraprovinciale et internationale. Se concentrant en particulier sur « le contrôle de la pollution résultant de l’immersion de substances dans les eaux de la mer, y compris dans les eaux de la mer situées dans une province », le juge Le Dain a conclu que cette matière constitue une matière unique et distinctive : p. 436. Dans une convention internationale pertinente, la pollution des mers résultant de l’immersion de déchets était traitée comme une forme séparée et distincte de pollution des eaux. La pollution des mers comporte ses propres caractéristiques et présente des considérations scientifiques qui la distinguent de la pollution des eaux douces. Elle est indivisible parce que la pollution des eaux internes provinciales et celle de la mer territoriale fédérale sont étroitement liées et qu’il est difficile de vérifier de visu la limite entre ces eaux. La distinction faite dans la loi entre les eaux douces et les eaux salées faisait en sorte que la matière comporterait des « limites vérifiables et raisonnables », et aurait en conséquence une incidence acceptable sur la compétence provinciale : p. 438.
[107]                     En plus de 30 ans, depuis l’arrêt Crown Zellerbach, la Cour n’a pas reconnu compétence au fédéral sur de nouvelles matières d’intérêt national. Toutefois, dans Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), 1993 CanLII 72 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 327, notre Cour a confirmé les décisions de juridictions inférieures portant que l’énergie atomique constitue une matière d’intérêt national : voir Pronto; Denison. En concluant à l’applicabilité de la théorie de l’intérêt national dans cette affaire, la Cour a reconnu à l’unanimité que la compétence du fédéral sur l’énergie atomique repose sur le risque de dommages catastrophiques à l’échelle interprovinciale et internationale. La question qui se posait était de savoir si les relations de travail sont un aspect de la matière que constitue l’énergie atomique. À la majorité, la Cour a jugé que les relations de travail relevaient de cette matière d’intérêt national, concluant que les relations de travail sont une partie « intégrante » des intérêts fédéraux relatifs à l’énergie nucléaire qui font de celle‑ci une matière d’intérêt national : p. 340, 352 et 379‑380.
[108]                     Enfin, l’arrêt Hydro‑Québec est la plus récente affaire dans laquelle la Cour s’est penchée sur la théorie de l’intérêt national. La question en litige était la validité constitutionnelle de la partie II de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, qui habilite des ministres du gouvernement fédéral à déterminer quelles substances sont toxiques et à interdire le rejet de ces substances dans l’environnement, sauf en conformité avec certaines conditions particulières. Rédigeant les motifs de la majorité, le juge La Forest a confirmé la validité de la loi sur la base du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel et il a refusé d’appliquer la théorie de l’intérêt national. Il a formulé une mise en garde contre « l’adoption enthousiaste » de la théorie de l’intérêt national, mais a reconnu qu’un « domaine distinct de compétence législative en matière d’environnement » peut constituer une matière d’intérêt national, pourvu qu’il satisfasse aux critères énoncés dans Crown Zellerbach : par. 115-116.
[109]                     Des toutes premières itérations de la théorie de l’intérêt national dans le Renvoi sur les prohibitions locales, jusqu’à son plus récent examen dans l’arrêt Hydro‑Québec, il ressort de la jurisprudence considérée précédemment que la Cour a tenu compte de la préoccupation légitime selon laquelle la théorie de l’intérêt national fait peser une menace sur l’autonomie des provinces. Interprétée comme il se doit, l’analyse relative à l’intérêt national répond adéquatement à ce risque. Elle limite clairement le pouvoir POBG et fait en sorte que la théorie ne soit appliquée que dans des cas exceptionnels, lorsque cela est nécessaire pour permettre au gouvernement fédéral de s’acquitter de son obligation d’agir à l’égard de problèmes véritablement nationaux, et lorsque son application est compatible avec le partage des compétences.
(2)         Clarification de la théorie de l’intérêt national
[110]                     La jurisprudence analysée ci‑dessus établit fermement la théorie de l’intérêt national en droit canadien et explique les principes fondamentaux qui sous‑tendent son application. La théorie de l’intérêt national ne s’applique qu’aux matières qui transcendent les provinces en raison de leur caractère intrinsèquement national. Dans l’arrêt Crown Zellerbach, la Cour a expliqué que la matière d’intérêt national proposée doit être « unique, particulière et indivisible ». De plus, sa reconnaissance en tant que matière d’intérêt national doit être compatible avec le partage des compétences.
[111]                     Comme il ressort des décisions des juridictions inférieures et des arguments des parties, un certain nombre d’aspects essentiels de la théorie de l’intérêt national suscitent une incertitude importante. Cela n’a rien d’étonnant, vu le nombre très peu élevé de décisions récentes sur le sujet, situation qui découle du fait que l’une des caractéristiques déterminantes de cette théorie est son application limitée. Les présents pourvois représentent une occasion de clarifier ces aspects.
[112]                     En particulier, chacune des étapes de l’analyse relative à l’intérêt national requiert des précisions supplémentaires. Toutefois, avant de me pencher sur ces étapes, je dois traiter de deux questions préliminaires concernant la « matière » visée par l’analyse. Premièrement, il existe une certaine incertitude au sujet de l’identité de la « matière » qui sera l’objet de l’analyse relative à l’intérêt national. Deuxièmement, la présente affaire soulève la question de l’étendue et de la nature du pouvoir que possède le fédéral à l’égard d’une matière d’intérêt national et, particulièrement, la question de savoir si la théorie du double aspect peut s’appliquer dans ce contexte. En d’autres mots, quelles sont les conséquences sur le partage des compétences de la reconnaissance d’une nouvelle matière d’intérêt national? La réponse à cette question a une incidence importante sur l’examen réalisé à la dernière étape de l’analyse, où le tribunal se demande si le fait de conclure que la matière proposée est d’intérêt national est compatible avec le partage des compétences.
[113]                     Tout au long de mon examen de ces questions, je vais m’appuyer en partie sur la jurisprudence de notre Cour en matière de trafic et de commerce, en particulier le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières et le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières. Comme l’a fait observer la Cour, la théorie de l’intérêt national et la compétence relative au trafic et au commerce soulèvent des difficultés similaires à l’égard du fédéralisme. Dans les deux contextes, la Cour a interprété étroitement la compétence du fédéral afin de veiller à ce qu’elle ne submerge pas celle des provinces et ne compromette pas le partage des compétences entre le fédéral et les provinces : Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 458; Wetmore, p. 294. Bien que la Cour ne se soit pas penchée de manière approfondie sur la théorie de l’intérêt national depuis de nombreuses années, ses arrêts récents Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières et Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, dans lesquels elle a appliqué le volet général de la compétence relative au trafic et au commerce, apportent un éclairage utile et sont compatibles avec l’approche moderne en matière de fédéralisme. Toutefois, le fait que je mentionne ces deux affaires ne doit pas être interprété comme une invitation à assimiler ces deux pouvoirs. Ils sont distincts, et, pour rappeler la mise en garde formulée par le juge Beetz dans le Renvoi : Loi anti‑inflation, si les tribunaux doivent faire montre de prudence lorsqu’ils interprètent le pouvoir de légiférer sur le trafic et le commerce, une compétence énumérée, ils doivent « à plus forte raison » le faire lorsqu’ils appliquent le volet résiduel du pouvoir POBG : p. 458. 
(a)           La « matière » d’intérêt national
[114]                     Comme il a été expliqué précédemment, l’analyse relative au partage des compétences s’effectue suivant une démarche familière. La première étape consiste à qualifier le caractère véritable — ou la matière — de la loi ou disposition contestée. La deuxième étape consiste à classer cette matière par référence aux chefs de compétence énumérés dans la Constitution. Maintenant que j’ai identifié le caractère véritable de la LTPGES, je vais procéder à l’analyse relative à la classification suivant la théorie de l’intérêt national. Le procureur général de la Saskatchewan fait valoir que, dans le présent contexte, l’analyse relative à la classification doit déroger au cadre habituel. Il prétend que, au lieu de se demander si la matière de la loi peut être classée sur la base de la théorie de l’intérêt national, il faut procéder à l’analyse relative à la classification en se fondant sur un [traduction] « chef de compétence proposé » différent en vertu du pouvoir POBG, un chef de compétence formulé suivant un niveau de généralité plus large que la matière de la loi : m.a., par. 58. Cette approche ne peut être retenue. Il n’existe pas de raison de principe justifiant de déroger à l’analyse relative au partage des compétences habituelle et d’exiger que la matière d’intérêt national analysée par la Cour à l’étape de la classification soit plus large que la matière de la loi identifiée par le tribunal à l’étape de la qualification. L’application de l’analyse relative à la classification à la matière de la loi dans le contexte de la théorie de l’intérêt national est compatible avec le texte de la Constitution, la jurisprudence et le principe de la circonspection judiciaire.
[115]                     Premièrement, pour ce qui est du texte de la Constitution, l’art. 91 ne précise pas, dans le contexte du pouvoir POBG, que le Parlement peut faire des lois relativement à des catégories de sujets. Il énonce plutôt que le Parlement peut faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, « relativement à [des] matières ». Matières et catégories de sujets sont des choses distinctes. Des pouvoirs législatifs peuvent être exercés relativement à des matières qui, à leur tour, tombent généralement dans des catégories de sujets plus larges. Nécessairement, une matière relevant du pouvoir POBG ne tombe pas dans les catégories de sujets énumérés aux art. 91 et 92. Cependant, cela ne signifie pas que le mot « matière » a un sens différent dans le cadre du pouvoir POBG. Dans les articles 91 et 92, le mot « matière » s’entend du caractère véritable de la mesure législative : Armes à feu, par. 16. Il n’y a rien dans le texte de la Constitution qui permette l’adoption, dans le cadre de l’application du pouvoir POBG, d’une catégorie de sujets plus large que la matière de la loi. Le texte de la Constitution appuie plutôt l’approche qui consiste à appliquer l’analyse relative à l’intérêt national à la matière de la loi, telle qu’elle a été identifiée par le tribunal à l’étape de la qualification.
[116]                     Deuxièmement, cette approche est compatible avec la jurisprudence. Dans les arrêts de principe sur la théorie de l’intérêt national, la Cour a centré son attention sur la matière de la loi lors de l’examen de la question de la classification. Dans le Renvoi : Loi anti‑inflation, la vaste matière — l’endiguement et la réduction de l’inflation — que le juge Beetz a rejetée n’était pas basée sur une loi dont l’objet véritable était plus étroit, mais elle correspondait en fait à ce que le procureur général du Canada décrivait comme étant la matière de la loi en litige : p. 450. Dans l’arrêt Crown Zellerbach, les juges majoritaires n’ont pas conclu que la pollution des mers en général constituait une matière d’intérêt national, mais plutôt que la matière spécifique de la Loi sur l’immersion de déchets en mer — le contrôle de la pollution des mers résultant de l’immersion de substances — en était une : voir p. 436. Dans ces arrêts, le caractère véritable de la loi elle‑même a déterminé l’étendue et le contenu de la matière qui a fait l’objet de l’analyse relative à l’intérêt national.
[117]                     Troisièmement, cette approche est compatible avec le principe de la circonspection judiciaire. Dans l’arrêt Munro, traitant de la théorie de l’intérêt national, le juge Cartwright a souligné que le tribunal devrait [traduction] « se limiter à la question précise soulevée dans l’instance dont il est saisi » : p. 672. Pareillement, dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, la Cour a souligné que les tribunaux ne devaient pas tenter « de définir à jamais et à l’avance l’étendue [. . .] de ce type de pouvoirs », mais devraient plutôt les « [aborder] avec prudence un cas d’espèce à la fois » : par. 43. Le procureur général de la Saskatchewan propose que la Cour déborde le cadre de la question précise qui est posée. Toutefois, une approche plus prudente s’impose en ce qui concerne la théorie de l’intérêt national, étant donné les risques que l’application de celle‑ci perturbe l’équilibre entre le fédéral et les provinces. Pour dire les choses simplement, si le Parlement n’a pas indiqué dans une loi qu’il entend exercer sa compétence sur une vaste matière, rien ne justifie un tribunal de retenir artificiellement une telle matière.
[118]                     Enfin, soit dit en tout respect, je rejette la thèse selon laquelle cette approche a pour effet d’amalgamer d’une certaine façon les étapes de la qualification et de la classification : voir les motifs de la Cour d’appel de l’Ontario, par. 224. Ce n’est pas le cas. Comme je l’ai expliqué précédemment, les analyses réalisées à chacune de ces deux étapes sont distinctes. À la première étape, le tribunal doit suivre la démarche reconnue lorsqu’il procède à l’analyse du caractère véritable afin de qualifier la matière de la loi. Comme l’ont récemment affirmé tant la juge Karakatsanis que le juge Kasirer dans l’arrêt Non‑discrimination génétique, le tribunal doit se concentrer sur « la loi elle‑même et sur ce à quoi elle a réellement trait » : par. 31 et 165. Ce n’est qu’après que le tribunal entreprend l’analyse relative à la classification, laquelle implique en l’espèce la prise en compte de la théorie de l’intérêt national. Si la matière n’est pas juridiquement acceptable en tant que matière d’intérêt national, alors, comme ce fut le cas dans le Renvoi : Loi anti‑inflation, la validité de la loi ne peut être confirmée sur la base de cette théorie. À l’inverse, si la matière satisfait à l’analyse relative à l’intérêt national, la loi est alors valide. Avec égards pour l’opinion contraire, une telle conclusion n’a pas pour effet de « constitutionnaliser » la loi en question : voir les motifs de la Cour d’appel de l’Ontario, par. 224. Elle confirme tout simplement la validité de la loi et permet de résoudre la question dont le tribunal est saisi.
[119]                     En conséquence, la matière qui doit être considérée en l’espèce dans l’analyse relative à l’intérêt national est l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse en vue de réduire les émissions de GES. À l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan, je suis d’avis que, dans le présent contexte, la notion de rigueur ne vise pas uniquement la redevance par unité d’émission de GES. Elle vise également la portée ou l’étendue de l’application de la redevance eu égard aux combustibles et activités auxquels elle s’applique, ainsi que le pouvoir d’instaurer les régimes réglementaires nécessaires pour l’application d’une telle redevance : par. 139.
(b)         Compétence fédérale exclusive basée sur la théorie de l’intérêt national
[120]                     Il est indubitable que le fait de conclure qu’une matière est d’intérêt national confère compétence exclusive au Parlement sur cette matière : Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 444; Crown Zellerbach, p. 433 et 455; Hydro‑Québec, par. 115. Cependant, la nature et les conséquences de cette compétence fédérale exclusive ont été contestées par les parties en l’espèce et requièrent des précisions. Il est essentiel de bien comprendre les conséquences de la reconnaissance d’une nouvelle matière d’intérêt national afin de pouvoir examiner adéquatement l’effet de celle‑ci à la troisième étape de l’analyse relative à la théorie de l’intérêt national.
[121]                     Il est possible que l’incertitude qui existe au sujet de la nature d’une compétence fédérale exclusive basée sur la théorie de l’intérêt national découle de l’utilisation des mots « absolue », « plénière » et « totale » dans certains arrêts afin de décrire les pouvoirs en question. Dans l’arrêt Crown Zellerbach, le juge Le Dain a décrit ainsi les vues exprimées par le juge Beetz dans le Renvoi : Loi anti‑inflation : « [. . .] lorsqu’une matière relève de la théorie de l’intérêt national [. . .] le Parlement jouit d’une compétence exclusive et absolue pour légiférer sur cette matière, y compris sur ses aspects intra‑provinciaux » (p. 433). Toutefois, le juge Le Dain a poursuivi en rejetant la proposition suivant laquelle il faut une « compétence absolue pour régler un problème législatif » : p. 434. Dans l’arrêt Ontario Hydro, une majorité de juges de notre Cour a conclu qu’une compétence fédérale basée sur la théorie de l’intérêt national n’est pas totale et ne confère pas au Parlement compétence sur « tous les aspects » de la matière concernée, l’énergie nucléaire dans cette affaire‑là. La Cour devait plutôt décider si la réglementation des relations de travail fait partie des aspects de l’énergie nucléaire liés à son statut d’intérêt national : p. 340 et 425; voir aussi M. Olsynski, N. Bankes et A. Leach, « Breaking Ranks (and Precedent) : Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 2020 ABCA 74 » (2020), 33 J. Env. Law & Prac. 159, p. 180‑181; A. Leach et E. M. Adams, « Seeing Double: Peace, Order, and Good Government, and the Impact of Federal Greenhouse Gas Emissions Legislation on Provincial Jurisdiction » (2020), 29 Forum const. 1, note 71.
[122]                     À mon avis, le fait de décrire la compétence en la qualifiant d’« absolue », de « plénière » ou de « totale » n’est pas utile. Ces mots se rapportent à la portée de la compétence : RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 28 et 32. Comme l’indique l’arrêt Ontario Hydro, dans le cadre de la théorie de l’intérêt national, la portée de la compétence fédérale est déterminée par la nature de l’intérêt national lui‑même. Seuls les aspects possédant un lien suffisant avec l’intérêt intrinsèquement national sous‑jacent seront compris dans la portée de la compétence fédérale. Il n’était pas inéluctable que les relations de travail dans une centrale nucléaire seraient jugées faire partie de la compétence du fédéral sur l’énergie atomique, comme on aurait pu s’y attendre si la théorie de l’intérêt national avait pour effet de conférer une compétence « absolue » au fédéral. La question qui se posait consistait à décider si les préoccupations liées à la sécurité qui font de l’énergie atomique une matière intrinsèquement d’intérêt national possédaient un lien suffisant avec les relations de travail pour que celles‑ci relèvent de la compétence fédérale.
[123]                     Le procureur général de l’Ontario avance, en tant que proposition générale, que [traduction] « [l]es conséquences de la reconnaissance d’une nouvelle matière d’intérêt national sont considérables » : m.a., par. 64. Il est vrai que la reconnaissance de toute nouvelle matière d’intérêt national a des conséquences pour le fédéralisme. Toutefois, l’étendue de ces conséquences varie d’une affaire à l’autre car, comme je l’ai expliqué, la portée de la compétence fédérale dans le contexte de la théorie de l’intérêt national dépend de la nature de l’intérêt national en cause dans l’affaire en question.
[124]                     En conséquence, il y a du vrai dans l’argument de l’Ontario si l’on prend comme exemple la matière d’intérêt national que constitue l’aéronautique. Cependant, cela tient à la nature particulière de la matière qu’est l’aéronautique et non à la nature générale de la théorie de l’intérêt national. Si la détermination de l’emplacement des aérodromes relève de la compétence fédérale sur l’aéronautique, ce n’est pas parce que l’aéronautique possède une certaine étendue prédéterminée découlant de son statut de matière d’intérêt national, mais parce que la nature de la matière est telle qu’elle doit s’étendre « aux installations terrestres qui facilitent le vol » : Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453, par. 27. En outre, dans ses premières décisions sur l’aéronautique, la Cour a jugé que la détermination de l’emplacement des aérodromes n’est pas qu’un simple aspect de la compétence fédérale, mais elle constitue un maillon essentiel de celle‑ci, à tel point qu’elle donne lieu à l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences : Johannesson, p. 295; COPA, par. 37. L’application de cette doctrine à une compétence fédérale a une incidence évidente sur la compétence provinciale. Toutefois, cette doctrine ne s’applique pas automatiquement aux matières d’intérêt national. Elle a été appliquée dans COPA parce qu’un précédent commandait qu’elle le soit, et non parce que la théorie de l’intérêt national requérait son application. L’approche empreinte de retenue suivie de nos jours à l’égard de l’exclusivité des compétences suggère qu’elle ne s’appliquerait pas à une matière d’intérêt national nouvellement identifiée : Banque canadienne de l’Ouest, par. 47 et 77. L’exemple de l’aéronautique nous en apprend en conséquence peu sur les conséquences de l’identification de quelque autre matière d’intérêt national. Raisonnablement, l’analyse relative à l’intérêt national commande un examen au cas par cas de la question de savoir si la reconnaissance d’une matière d’intérêt national donnée est compatible avec le partage des compétences dans le cadre de l’analyse relative à l’effet.
[125]                     Une autre question étroitement liée est l’applicabilité de la théorie du double aspect à une matière d’intérêt national. Cette théorie « reconnaît que des situations de fait identiques peuvent être réglementées suivant des perspectives différentes, l’une relevant d’une compétence provinciale et l’autre, d’une compétence fédérale » : Transport Desgagnés, par. 84. Si une situation de fait peut être réglementée suivant des perspectives fédérale et provinciale différentes, et que chaque ordre de gouvernement a un intérêt impérieux à adopter des règles de droit la concernant, alors la théorie du double aspect peut s’appliquer : ibid., par. 85.
[126]                     À mon avis, la théorie du double aspect peut s’appliquer dans les cas où le gouvernement fédéral a compétence sur la base de la théorie de l’intérêt national, mais la question de savoir si elle s’applique ou non varie d’une affaire à l’autre. Cette approche favorise la cohérence du droit, en ce que la théorie du double aspect peut s’appliquer à tous les chefs de compétence fédéraux et provinciaux énumérés, y compris le volet général du pouvoir sur le trafic et le commerce (p. ex., General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, 1989 CanLII 133 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 641, p. 682; Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, par. 114. Voir aussi S. Choudhry, « Recasting social Canada : A reconsideration of federal jurisdiction over social policy » (2002), 52 U.T.L.J. 163, p. 231, note 212; S. Elgie, « Kyoto, The Constitution, and Carbon Trading : Waking A Sleeping BNA Bear (or Two) » (2007), 13 Rev. Const. Stud. 67, p. 88), et peut s’appliquer aux matières relevant du pouvoir POBG (p. ex., Munro; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, 1982 CanLII 55 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 161). L’application de la théorie du double aspect à la théorie de l’intérêt national est également compatible avec l’approche moderne concernant le fédéralisme, qui favorise la souplesse et un certain degré de chevauchement des compétences : Transport Desgagnés, par. 4; voir aussi N. J. Chalifour, P. Oliver et T. Wormington, « Clarifying the Matter : Modernizing Peace, Order, and Good Government in the Greenhouse Gas Pollution Pricing Act Appeals » (2020), 40 N.J.C.L. 153, p. 204‑206; Leach et Adams, p. 6.
[127]                     La région de la capitale nationale offre un exemple utile de l’application de la théorie du double aspect dans le contexte de l’intérêt national. La reconnaissance dans l’arrêt Munro que l’aménagement, la conservation et l’embellissement de la région de la capitale nationale constituent une matière d’intérêt national n’a pas eu pour effet d’évincer la planification et le développement à l’échelle municipale, activités basées sur des pouvoirs délégués par les provinces. Au contraire, tant la Commission de la capitale nationale que les villes d’Ottawa et de Gatineau régissent chacune l’aménagement du territoire, la Commission suivant la perspective fédérale sur la nature et le caractère de la capitale nationale, et les municipalités, suivant une perspective locale : J. Poirier, « Choix, statut et mission d’une capitale fédérale : Bruxelles au regard du droit comparé », dans E. Witte et autres, dir., Bruxelles et son statut (1999), 61, p. 73‑74; N. J. Chalifour, « Jurisdictional Wrangling Over Climate Policy in the Canadian Federation : Key Issues in the Provincial Constitutional Challenges to Parliament’s Greenhouse Gas Pollution Pricing Act » (2019), 50 R.D. Ottawa 197, p. 234; Leach et Adams, p. 7.
[128]                     Toutefois, comme je l’ai souligné précédemment, ce n’est pas parce que la théorie du double aspect peut s’appliquer qu’elle va s’appliquer dans un cas donné. Elle doit être appliquée prudemment, afin de ne pas éroder l’importance accordée à l’autonomie provinciale dans la jurisprudence de notre Cour. Comme l’a expliqué le juge Beetz, la théorie du double aspect ne s’appliquera que dans « les cas clairs où la pluralité des aspects est réelle et non pas seulement nominale » : Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), 1988 CanLII 81 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 749, p. 766. Il est arrivé qu’elle ne soit pas appliquée dans certains cas où la compétence fédérale relevait de la théorie de l’intérêt national : p. ex., Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467, par. 51.
[129]                     La théorie du double aspect prend une importance particulière dans les cas où, comme en l’espèce, le fédéral revendique compétence sur une matière impliquant l’imposition d’une norme nationale minimale au moyen d’une loi qui agit comme filet de sécurité. La reconnaissance d’une telle matière d’intérêt national va inévitablement entraîner une situation de double aspect. C’est de fait le principe même à la base d’un mécanisme d’un régime fédéral qui impose des normes nationales minimales : tant le fédéral que les provinces ont la faculté de légiférer à l’égard de la même situation de fait — en l’occurrence, la tarification des émissions de GES —, mais la loi fédérale a prépondérance.
[130]                     Je reconnais qu’il serait possible de soutenir que le fédéral et les provinces exercent leur compétence à l’égard de matières différentes, plutôt qu’à l’égard d’aspects différents de la même matière, à savoir que la compétence du fédéral se limite à l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES et qu’il s’agit d’une matière manifestement différente de celles à l’égard desquelles les provinces pourraient exercer leur compétence en matière de tarification des émissions des GES. Cette opinion trouve appui dans certains propos formulés par la Cour, par exemple son commentaire dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest selon lequel la théorie du double aspect concerne des « “aspects” variés de la “matière” » en question : par. 30. Toutefois, je ne peux donner une interprétation aussi étroite de cet arrêt, compte tenu des indications récentes fournies par la Cour dans Transport Desgagnés, arrêt dans lequel elle a déclaré que la théorie du double aspect concerne des « situations de fait ». En outre, le fait que le fédéral puisse être considéré comme ayant seulement le pouvoir d’intervenir à l’égard d’une matière différente de celle traitée par les provinces ne change rien à la réalité qu’entraîne, sur le plan des compétences, le fait que dans les cas où le fédéral a le pouvoir d’imposer une norme nationale minimale, il en résulte une situation de double aspect : les lois fédérale et provinciale s’appliquent concurremment, mais la loi fédérale a prépondérance. Du point de vue de l’autonomie des provinces, l’effet corrosif est le même. En conséquence, les tribunaux doivent reconnaître que cette vision des choses équivaut à une invitation à identifier un double aspect jusque‑là inconnu, détermination emportant des conséquences évidentes sur l’autonomie des provinces.
[131]                     La mise en garde du juge Beetz au sujet de la théorie du double aspect s’applique donc avec une force particulière lorsque le fédéral revendique compétence sur une matière impliquant l’imposition d’une norme nationale minimale. Dans un tel cas, même si l’analyse relative à l’intérêt national confirme par ailleurs la compétence, la mise en garde du juge Beetz devrait servir de mesure de contrôle supplémentaire. Le tribunal doit être convaincu que le fédéral a un « intérêt impérieux » à adopter des règles de droit concernant l’aspect fédéral de l’activité en cause, et que la « pluralité des aspects est réelle et non pas seulement nominale » : Transport Desgagnés, par. 85; Bell Canada, p. 766. Comme je vais l’expliquer plus en détail plus loin, à l’étape de l’étendue de l’effet, le tribunal doit être convaincu que les conséquences d’une conclusion portant que la matière concernée est d’intérêt national sont conciliables avec le partage des compétences.
(3)         L’analyse relative à l’intérêt national
[132]                     Je vais maintenant examiner les critères précis de l’analyse permettant d’identifier les matières d’intérêt intrinsèquement national. Comme je l’explique ci‑après, le cadre de cette analyse repose sur un processus en trois étapes : la question préliminaire; l’analyse relative à l’unicité, à la particularité et à l’indivisibilité; et l’analyse relative à l’étendue de l’effet. Avant de considérer ces étapes en détail, deux remarques s’imposent relativement à l’ensemble de ce cadre d’analyse.
[133]                     Premièrement, la reconnaissance d’une matière d’intérêt national doit être appuyée par la preuve : voir K. Swinton, « Federalism under Fire : The Role of the Supreme Court of Canada » (1992), 55 Law & Contemp. Probs. 121, p. 134; J. Leclair, « The Elusive Quest for the Quintessential “National Interest” » (2005), 38 U.B.C. L. Rev. 353, p. 370. J’estime que la jurisprudence de notre Cour sur le trafic et le commerce est instructive à cet égard. Dans le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, le fédéral plaidait que le commerce des valeurs mobilières avait auparavant constitué une question de nature principalement locale, mais avait depuis évolué au point de devenir un « enjeu national » relevant du pouvoir en matière de trafic et de commerce : par. 114. Pour que cet argument puisse être retenu, le fédéral devait « présenter à la Cour un fondement factuel » qui appuie sa déclaration de compétence : par. 115. En d’autres mots, il devait démontrer que la loi en litige « abord[ait] des matières qui transcendent les intérêts de nature locale et provinciale », et appuyer sa thèse « non pas sur de simples conjectures, mais bien sur des éléments de preuve » : par. 116. Pareillement, il incombe au fédéral de présenter, tout au long de l’analyse relative à l’intérêt national, des éléments de preuve à l’appui de sa revendication de compétence.
[134]                     Deuxièmement, rien n’exige qu’une matière soit historiquement nouvelle afin d’être reconnue comme une matière d’intérêt national : Crown Zellerbach, p. 432. Qui plus est, il n’est pas utile d’amalgamer nouveauté historique et reconnaissance de compétence en faveur du fédéral. De nombreuses réalisations nouvelles sont susceptibles d’avoir un caractère principalement local et provincial et de relever de chefs de compétence provinciaux. Comme l’ont écrit les juges LeBel et Deschamps dans le Renvoi sur la procréation assistée, dans le contexte de la compétence fédérale en droit criminel, considérer que la nouveauté d’une matière justifie à elle seule de conclure à la compétence du fédéral bouleverserait l’équilibre entre le fédéral et les provinces : par. 255‑256. Je souscris à l’opinion d’auteurs qui ont qualifié la nouveauté de facteur inutile ou neutre dans l’analyse relative à l’intérêt national : Hogg, p. 17‑18; K. Lysyk, « Constitutional Reform and the Introductory Clause of Section 91 : Residual and Emergency Law‑Making Authority » (1979), 57 R. du B. can. 531, p. 571‑572.
[135]                     Étant donné que la notion de nouveauté sur le plan historique n’est pas pertinente pour les besoins de l’analyse, il pourrait être utile d’expliquer certaines mentions de la notion de « nouveauté » dans la jurisprudence. Dans le Renvoi : Loi anti‑inflation, le juge Beetz a dit que la théorie de l’intérêt national s’appliquait seulement aux « nouvelles matières » (p. 458), alors que dans l’arrêt Crown Zellerbach, le juge Le Dain a dit qu’elle s’appliquait aux « nouvelles matières » et aux matières qui sont « devenues » des matières d’intérêt national (p. 432). Certains commentateurs suggèrent que l’arrêt Crown Zellerbach représente en conséquence un changement par rapport à l’approche préconisée par le juge Beetz : J. Leclair, « The Supreme Court of Canada’s Understanding of Federalism : Efficiency at the Expense of Diversity » (2003), 28 Queen’s L.J. 411, p. 429; E. Brouillet, La Négation de la nation : L’identité culturelle québécoise et le fédéralisme canadien (2005), p. 295.
[136]                     À mon avis, toute cette confusion découle de ce que l’on entend par le mot « nouvelle ». Dans le Renvoi : Loi anti‑inflation, lorsque le juge Beetz utilisait le mot « nouvelles », il visait les matières capables de satisfaire à l’analyse relative à l’intérêt national. Cela visait à la fois les matières « nouvelles » qui n’existaient pas en 1867, et les matières qui sont « nouvelles » en ce que notre conception de celles‑ci a, d’une certaine façon, évolué et fait ressortir leur caractère intrinsèquement national : voir aussi Hogg, p. 17‑17 à 17‑18. L’élément crucial de la présente analyse est l’exigence qui requiert qu’une matière d’intérêt national possède un caractère intrinsèquement national, et non qu’elle soit historiquement nouvelle. L’emploi du mot « devenues » dans l’arrêt Crown Zellerbach visait à exprimer que la nouveauté d’une matière peut également s’entendre du fait que la nature véritable ou intrinsèque d’une matière nous est apparue tardivement : voir p. 427‑428 et 430‑431. C’est ce que le juge Beetz voulait dire lorsqu’il a expliqué qu’il s’agit de matières qui « ne se rattachent à aucun des paragraphes de l’art. 92 et qui, de par leur nature, sont d’intérêt national » : Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 457 (je souligne). Il n’y a aucune incohérence entre le Renvoi : Loi anti‑inflation et l’arrêt Crown Zellerbach sur ce point. Soyons clairs, la théorie de l’intérêt national n’autorise pas le Parlement à légiférer relativement à des matières relevant des catégories de sujets assignés exclusivement aux provinces. L’analyse a strictement pour objet de déterminer si une matière est, de par sa nature, d’intérêt national.
[137]                     Il s’ensuit que la majorité de la Cour d’appel de l’Alberta a commis une erreur en ajoutant un critère restrictif préliminaire, à savoir que les matières visées par les chefs de compétence assignés exclusivement aux provinces, sauf celui prévu au par. 92(16) de la Constitution, ne peuvent acquérir une dimension nationale : par. 185. Au contraire, la possibilité qu’une matière existante puisse être déclarée matière d’intérêt national constitue une assise raisonnée permettant aux tribunaux de tenir compte de toute preuve nouvelle lorsqu’ils appliquent le texte de la Constitution. C’est ainsi que doivent être les choses : « Les textes constitutionnels doivent être interprétés généreusement en fonction de leur objet. Ils doivent également être interprétés d’une façon qui tient compte de l’évolution des circonstances puisqu’ils “doi[vent] être continuellement adapté[s] à de nouvelles réalités” » : Comeau, par. 52 (références omises).
[138]                     Examinons le cas de l’énergie atomique, la matière d’intérêt national identifiée par notre Cour dans l’arrêt Ontario Hydro. Cette matière englobe l’extraction de substances brutes comme l’uranium — des substances qui existaient et qu’on extrayait avant la découverte de l’énergie atomique. Avant la Deuxième Guerre mondiale, la caractéristique dominante de l’extraction de l’uranium aurait vraisemblablement été décrite comme étant la gestion des ressources naturelles sur le territoire de la province, activité qui aurait relevé de différentes catégories de sujets parmi la liste de ceux assignés aux provinces : par. 92(5), 92(9), 92(10) et 92(13) (l’art. 92A, bien que pertinent lui aussi, ne fait partie du texte de la Constitution que depuis la modification de celle‑ci en 1982). Cela n’a toutefois pas empêché l’énergie atomique, y compris l’exploitation des substances brutes servant à sa production, d’être déclarée matière, qui est, de par sa nature, d’intérêt national en raison des risques qu’elle présente pour la santé et la sécurité, en particulier le risque de dommages interprovinciaux catastrophiques : voir Pronto; Denison; Ontario Hydro. Autrement dit, la découverte de l’énergie atomique a fait ressortir le caractère intrinsèquement national de l’extraction de l’uranium. Le fait que l’extraction de l’uranium aurait relevé de chefs de compétence provinciaux autres que celui prévu au par. 92(16) avant cette découverte n’est pas pertinent pour les besoins de l’analyse, et n’a pas empêché la reconnaissance de l’énergie atomique en tant que matière d’intérêt national. La « nouveauté historique » de l’énergie atomique n’est pas une considération pertinente elle non plus; l’élément déterminant dans ces décisions était plutôt que la découverte de l’énergie atomique avait révélé des éléments qui avaient mené à une nouvelle conception de la nature intrinsèque de cette matière d’intérêt national.
[139]                     Il s’ensuit également que je ne peux souscrire à la formulation de l’analyse relative à l’intérêt national que propose mon collègue le juge Rowe, formulation qui se compose des deux conditions suivantes : premièrement, la matière ne doit pas relever des compétences énumérées; deuxièmement, la matière « doit être telle qu’elle ne p[eut] être partagée entre les deux ordres de gouvernement et [. . .] doi[t] être confiée exclusivement au Parlement afin d’éviter un vide dans le partage des compétences » (motifs du juge Rowe, par. 545). Soit dit en tout respect, l’approche proposée par mon collègue fait face selon moi à un obstacle jurisprudentiel auquel je ne peux voir de solution. Je ne suis pas convaincu que les matières d’intérêt national qui ont été reconnues par notre Cour, par exemple l’aménagement de la région de la capitale nationale (Munro; voir aussi : Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 457) ou le contrôle de la pollution marine causée par l’immersion de déchets (Crown Zellerbach), seraient reconnues comme telles au terme de son analyse si celle‑ci leur était appliquée de la manière qu’il propose. De plus, ni l’arrêt Munro ni l’arrêt Crown Zellerbach ne peuvent, à mon avis, être considérés comme des illustrations de la méthode de mon collègue. Dans ces affaires, notre Cour n’a pas procédé à une analyse en deux étapes en vue de déterminer s’il existait un vide de compétence; elle a plutôt appliqué l’analyse relative à l’intérêt national en vue d’identifier des matières d’intérêt intrinsèquement national. 
[140]                     En conséquence, les arrêts Munro et Crown Zellerbach peuvent être expliqués suivant une conception plus conventionnelle de la théorie de l’intérêt national, qui a été exposée dans l’arrêt Crown Zellerbach lui‑même et que je vais préciser davantage plus loin. La pollution des mers a un caractère principalement extraprovincial et international, alors que l’aménagement de la capitale nationale intéresse le Canada tout entier. Les matières proposées dans ces affaires étaient spécifiques et identifiables, et comportaient des limites raisonnables et vérifiables. Le critère de l’incapacité provinciale, considéré sous l’angle de dommages extraprovinciaux graves, était respecté : [traduction] « [. . .] la non‑collaboration du Québec ou de l’Ontario à l’aménagement de la région de la capitale nationale aurait privé tous les Canadiens de la valeur symbolique d’une capitale nationale appropriée », et « [. . .] l’omission par une province de protéger ses eaux mènerait probablement à la pollution des eaux des autres provinces ainsi que de la mer territoriale (fédérale) et de la haute mer » (Hogg, p. 17‑14). Enfin, la reconnaissance de ces matières était conciliable avec le partage des compétences. L’analyse de ces matières amène à conclure que, de par leur nature, il s’agit de matières qui transcendent les provinces. Il a donc été démontré, sur cette base, que ces matières échappaient au champ d’application de l’art. 92 et qu’elles pouvaient être reconnues en vertu de la théorie de l’intérêt national. Avec égards, je dois en conséquence exprimer mon désaccord avec la formulation de l’analyse relative à l’intérêt national proposée par mon collègue.
[141]                     En résumé, l’objet de l’analyse relative à l’intérêt national consiste à identifier les matières intrinsèquement d’intérêt national — celles qui, de par leur nature, transcendent les provinces. Le facteur de la « nouveauté historique » n’est pas pertinent dans cette analyse, et il n’y a aucune question préliminaire visant à déterminer si la matière peut être qualifiée de nouvelle. L’analyse comporte plutôt trois étapes : la question préliminaire, qui consiste non pas à se demander si la matière est nouvelle, mais plutôt si elle présente un intérêt suffisant pour le Canada tout entier; l’analyse relative à l’unicité, à la particularité et à l’indivisibilité; et l’analyse relative à l’étendue de l’effet. C’est au fédéral qu’il incombe de présenter une preuve permettant de convaincre le tribunal que la matière concernée est d’intérêt national. Je vais maintenant examiner en détail chacune de ces trois étapes.
(a)           Question préliminaire
[142]                     Les tribunaux doivent faire montre de beaucoup de prudence avant de conclure que le fédéral a compétence sur une matière en vertu de la théorie de l’intérêt national. L’analyse commence en conséquence par la question préliminaire de savoir si la matière proposée présente, pour le Canada tout entier, un intérêt suffisant pour justifier d’être prise en considération au regard de cette théorie. La détermination de l’importance nationale de la matière proposée requiert un examen fondé sur le sens commun.
[143]                     Dans ses arrêts clés sur l’intérêt national, la Cour a commencé son analyse en se demandant si la matière en litige est une matière qui « intéresse le Canada tout entier » : Crown Zellerbach, p. 436. Dans l’arrêt Munro, le juge Cartwright a d’abord fait observer que la matière en cause était une matière qui [traduction] « intéressait le Canada tout entier » : p. 671. Les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan et de celle de l’Ontario dans la présente instance reflètent cette approche. Le juge en chef Richards de la Cour d’appel de la Saskatchewan a amorcé son analyse de cet aspect en partant du [traduction] « point de départ général » qu’il faut se demander si « la matière revêt une véritable importance nationale » (par. 146); le juge en chef Strathy de la Cour d’appel de l’Ontario s’est d’abord demandé si [traduction] « la matière constitue une question “d’intérêt” et s’il s’agit d’une question d’intérêt “national” » avant de procéder à l’analyse de l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité (par. 106). Bien que cet examen n’ait pas été décrit comme une étape distincte de l’analyse dans l’arrêt Crown Zellerbach, il sert une fin importante. La question préliminaire fait en sorte que la théorie de l’intérêt national ne puisse pas être invoquée trop à la légère et fournit des éléments contextuels essentiels pour l’analyse qui va suivre. Le fait d’exiger l’examen de cette question à titre de première étape du critère représente une évolution appropriée et graduelle du droit pertinent, en vue de limiter adéquatement l’élargissement des pouvoirs fédéraux en vertu de la théorie de l’intérêt national.
[144]                     À l’étape de la question préliminaire, le fédéral doit apporter une preuve propre à convaincre le tribunal que la matière présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant pour justifier sa prise en considération conformément à cette théorie. Si le fédéral s’acquitte de ce fardeau, l’analyse peut alors être effectuée. Une telle approche n’ouvre pas la porte à la reconnaissance d’une compétence fédérale du seul fait qu’on est en présence d’un champ de compétence législative « important »; elle a pour effet de limiter l’application de la théorie de l’intérêt national. 
(b)         Unicité, particularité et indivisibilité
[145]                     La deuxième étape de l’analyse a été expliquée ainsi par le juge Le Dain dans l’arrêt Crown Zellerbach : la matière « doit avoir une unicité, une particularité et une indivisibilité qui la distinguent clairement des matières d’intérêt provincial » (p. 432). Le juge Le Dain a ajouté qu’il faut, à cette étape de l’analyse, appliquer le critère de l’incapacité provinciale : « Pour décider si une matière atteint le degré requis d’unicité, de particularité et d’indivisibilité qui la distingue clairement des matières d’intérêt provincial, il est utile d’examiner quel effet aurait sur les intérêts extraprovinciaux l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des aspects intra‑provinciaux de cette matière » (p. 432).
[146]                     L’expression « une unicité, une particularité et une indivisibilité » appelle certaines explications. Elle ne constitue pas un critère juridique aisément applicable à sa simple lecture. J’estime qu’il existe deux principes qui sous‑tendent l’exigence d’unicité, de particularité et d’indivisibilité et qui doivent être respectés pour qu’une matière puisse être jugée d’intérêt national. Selon le juge Le Dain, ces caractéristiques sont essentielles parce qu’elles sont des aspects qui distinguent clairement une matière d’intérêt national de matières d’intérêt provincial. Il s’agit là du premier principe qui sous‑tend l’analyse de l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité : afin de prévenir un élargissement excessif des pouvoirs fédéraux, compétence ne devrait être reconnue sur la base de la théorie de l’intérêt national que si la matière en cause est particulière, identifiable et qualitativement différente de matières d’intérêt provincial. La reconnaissance de « l’incapacité provinciale » en tant qu’indice d’unicité, de particularité et d’indivisibilité révèle un deuxième principe guidant l’analyse : compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière. Cela signifie que la matière en cause est d’une nature telle que les provinces, soit conjointement soit individuellement, ne sont pas en mesure de s’en occuper, parce que l’absence de coopération d’une ou de plusieurs provinces empêcherait les autres de s’en occuper efficacement, et que le défaut d’une province d’agir à l’égard de cette matière sur son territoire aurait des conséquences extraprovinciales graves.
[147]                     Pour ce qui est du premier principe, la matière fédérale proposée doit être spécifique et facilement identifiable. Comme l’a clairement indiqué le juge Beetz dans le Renvoi : Loi anti‑inflation, une matière « dépourvue de spécificité » et qui ne connaît pas de limites n’est pas acceptable comme matière d’intérêt national : p. 458. Cette matière spécifique et indentifiable doit en outre être qualitativement différente de matières d’intérêt provincial. De toute évidence, il ne suffit pas qu’une matière soit qualitativement différente de matières d’intérêt provincial — le simple fait qu’un problème s’aggrave ou s’étende à travers le Canada est insuffisant pour justifier de reconnaître compétence au fédéral : Renvoi sur les assurances — CSC; voir aussi Le Dain, p. 277‑278; Wetmore, p. 296. La jurisprudence fait état de plusieurs facteurs qui éclairent adéquatement cette analyse.
[148]                     Un facteur clé pour déterminer si une matière est qualitativement différente des matières d’intérêt provincial consiste à se demander si la matière a un caractère principalement extraprovincial et international, eu égard à sa nature intrinsèque et à ses effets. La jurisprudence démontre que ce facteur est un aspect central de l’analyse relative à la théorie de l’intérêt national. La conclusion selon laquelle la pollution des mers a une nature et des incidences extraprovinciales et internationales a joué un rôle essentiel dans sa reconnaissance comme matière d’intérêt national dans l’arrêt Crown Zellerbach : p. 436; voir aussi Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), 1992 CanLII 110 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 64. Dans l’arrêt Ontario Hydro, les juges ont à l’unanimité fondé sur les risques de dommages catastrophiques interprovinciaux et internationaux la reconnaissance de la compétence du gouvernement fédéral sur l’énergie atomique en vertu du pouvoir POBG. À l’opposé, dans l’arrêt Hydro‑Québec, les juges qui se sont penchés sur cette question ont conclu que le fait que la loi régissait des substances dont les effets étaient localisés et se faisaient ressentir exclusivement à l’intérieur de la province faisait obstacle à ce que le problème soit reconnu comme matière d’intérêt national. Toutefois, ils ont accepté qu’une matière portant sur des substances toxiques émanant d’une province donnée pouvait néanmoins présenter un caractère principalement extraprovincial et international si les substances en question produisent de graves effets qui peuvent déborder les frontières de cette province : par. 68, 74 et 76.
[149]                     Il est possible que, dans certains cas, des accords internationaux indiquent qu’une matière est qualitativement différente de matières d’intérêt provincial. La Cour a considéré des accords internationaux dans son analyse relative à l’intérêt national dans les arrêts Johannesson et Crown Zellerbach : voir également G. van Ert, « POGG and Treaties : The Role of International Agreements in National Concern Analysis » (2020), 43 Dalhousie L.J. 901, p. 920. Fait important, l’existence d’obligations issues de traités n’est pas déterminante relativement à l’existence d’une compétence fédérale : il n’existe aucun pouvoir fédéral autonome de mise en œuvre des traités et la compétence du Parlement fédéral de mettre en œuvre des traités signés par le gouvernement fédéral est fonction du partage ordinaire des compétences : Attorney‑General for Canada c. Attorney‑General for Ontario, 1937 CanLII 362 (UK JCPC), [1937] A.C. 326 (C.P.). Cependant, les obligations issues de traités et les accords internationaux peuvent être pertinents dans l’analyse relative à l’intérêt national. Dépendant de leur contenu, ils peuvent aider à démontrer qu’une matière a un caractère extraprovincial et international et ainsi appuyer la conclusion que cette matière est qualitativement différente de matières d’intérêt provincial.
[150]      En outre, pour être qualitativement différente de matières d’intérêt provincial, la matière ne doit pas être un agrégat de matières provinciales : Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 458. Le rôle du législateur fédéral doit être distinct de celui des législateurs provinciaux et ne pas faire double emploi avec celui‑ci. Une fois de plus, la jurisprudence de notre la Cour en matière de trafic et de commerce est utile à cet égard. Les opinions exprimées par la Cour sur la réglementation des valeurs mobilières montrent qu’un domaine de réglementation possédant une dimension internationale ou extraprovinciale peut également avoir des dimensions locales. Bien qu’il existe certains aspects de la réglementation des valeurs mobilières possédant un caractère national et des objectifs véritablement nationaux, une grande partie de cette sphère d’activités demeure principalement axée sur des préoccupations locales liées à la protection des investisseurs et à l’équité des marchés : Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, par. 115 et 124‑128; Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, par. 105‑106. Comme le confirment ces arrêts, une loi fédérale ne sera pas qualitativement distincte si elle déborde la réglementation d’un aspect national et fait double emploi avec la réglementation provinciale ou régit des questions qui sont principalement d’intérêt local.
[151]                     En conséquence, le premier principe qui sous‑tend l’exigence d’unicité, de particularité et d’indivisibilité est le fait que la compétence du fédéral peut uniquement être reconnue à l’égard de matières particulières, identifiables et qualitativement différentes de matières d’intérêt provincial. À cette étape, les tribunaux doivent se demander si la matière a un caractère principalement extraprovincial et international de par sa nature ou ses effets, et examiner le contenu d’accords internationaux en lien avec la matière, ainsi que la question de savoir si la matière implique l’exercice par le fédéral d’un rôle législatif qui est distinct de celui des provinces et qui ne fait pas double emploi avec celui‑ci.
[152]                     Je vais maintenant me pencher sur le second principe, à savoir que compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière. La jurisprudence de la Cour sur le volet général du pouvoir de légiférer sur le trafic et le commerce est utile à l’égard de cet aspect également. Le point de départ de cette analyse devrait être l’incapacité provinciale formulée dans les quatrième et cinquième indices examinés dans l’arrêt General Motors, à la p. 662 : (1) la loi devrait être d’une nature telle que la Constitution n’habiliterait pas les provinces, conjointement ou séparément, à l’adopter, et (2) l’omission d’inclure une seule ou plusieurs provinces ou localités dans le système législatif compromettrait l’application de ce système dans d’autres parties du pays. Ces deux facteurs doivent être réunis pour que l’incapacité provinciale soit établie pour les besoins de la théorie de l’intérêt national. 
[153]                     Toutefois, un troisième facteur doit être présent dans le contexte de la théorie de l’intérêt national pour établir l’incapacité provinciale : le défaut d’une province de s’occuper d’une matière doit avoir des conséquences extraprovinciales graves. Le professeur Hogg explique que l’évaluation du préjudice extraprovincial aide à déterminer si une loi nationale [traduction] « n’est pas simplement souhaitable, mais essentielle, en ce que le problème “dépasse la capacité des provinces de s’en occuper” » : p. 17‑14, citant D. Gibson, « Measuring “National Dimensions” » (1976), 7 Man. L.J. 15, p. 33. Ce facteur rattache le critère de l’incapacité provinciale à l’objet général de l’analyse relative à l’intérêt national, qui est d’identifier les matières d’intérêt intrinsèquement national qui transcendent les provinces.
[154]                     L’exigence relative à l’existence de « conséquences graves pour les habitants des autres provinces » a été adoptée par notre Cour dans l’arrêt Brasseries Labatt (p. 945) et elle est présente dans toute sa jurisprudence sur l’intérêt national. Dans le Renvoi sur les prohibitions locales, le Conseil privé a mentionné le trafic d’armes comme exemple d’une possible matière d’intérêt national, exemple compatible avec l’exigence de conséquences graves extraprovinciales découlant du défaut d’une province de s’occuper de la matière : Renvoi sur les prohibitions locales, p. 362. Et, dans Johannesson, le juge Locke a souligné que le défaut d’une province de fournir de l’espace pour l’aménagement d’aérodromes pourrait avoir pour conséquence extraprovinciale [traduction] « intolérable » d’isoler les régions nordiques du Canada : p. 326‑327. Même si le préjudice extraprovincial était d’une nature différente dans l’arrêt Munro, il était néanmoins significatif, puisqu’il aurait privé l’ensemble de la population canadienne d’une capitale nationale appropriée. Dans l’arrêt Ontario Hydro, le juge La Forest a affirmé que le défaut d’une province de régir efficacement le secteur de l’énergie nucléaire « risque de donner lieu à un désastre » mettant en danger « la sécurité des personnes qui vivent à des centaines de milles d’un établissement nucléaire » : p. 379. À l’inverse, dans l’arrêt Schneider, les juges majoritaires ont statué que l’omission d’une province d’établir des services de cure à l’intention des héroïnomanes « ne met pas en péril les intérêts d’une autre province » : p. 131. Cette conception de l’incapacité provinciale a été confirmée dans l’arrêt Crown Zellerbach.
[155]                     L’exigence selon laquelle il doit exister des conséquences extraprovinciales graves place haut la barre à atteindre pour justifier un tribunal de conclure qu’il y a incapacité provinciale suivant la théorie de l’intérêt national. Cette exigence sera respectée s’il existe un préjudice réel ou un risque sérieux qu’un tel préjudice se matérialise dans le futur. Il peut s’agir d’une atteinte grave à la vie et à la santé humaines, ou encore à l’environnement, quoique les conséquences ne se limitent pas nécessairement à ce genre de préjudices. Un simple manque d’efficacité ou des coûts financiers supplémentaires résultant d’une compétence partagée ou d’un chevauchement de compétences sont clairement insuffisants : Wetmore, p. 296. Qui plus est, comme je l’ai mentionné plus tôt, il appartient au fédéral de démontrer l’incapacité provinciale, et une preuve est requise à cet égard, [traduction] « parce que tant l’incapacité provinciale que les préjudices qui en découlent sont des questions en partie factuelles » : Swinton, p. 134; voir aussi Leclair (2005), p. 370.
[156]                     Dans l’arrêt Crown Zellerbach, le juge Le Dain a qualifié l’incapacité provinciale d’indice de l’unicité et de l’indivisibilité de la matière. Cependant, dans la majeure partie de la jurisprudence de notre Cour sur l’intérêt national, l’incapacité provinciale a été traitée comme une exigence stricte plutôt que comme un simple indice facultatif. L’incapacité provinciale a été invoquée à ce titre pour rejeter des arguments fondés sur l’existence d’un intérêt national et pour limiter l’application de la théorie : Brasseries Labatt; Schneider; Wetmore. À mon avis, l’incapacité provinciale agit comme une puissante limite à l’élargissement des pouvoirs fédéraux et doit être considérée comme une exigence nécessaire, mais insuffisante, pour les besoins de la théorie de l’intérêt national. Traiter le critère de l’incapacité provinciale comme un simple indice facultatif, c’est le [traduction] « dépouiller de son effet restrictif initial fondé sur la nécessité, et ouvrir la porte à l’application de l’intérêt national » : G. Baier, « Tempering Peace, Order and Good Government : Provincial Inability and Canadian Federalism » (1998), 9 N.J.C.L. 277, p. 291; voir aussi Leclair (2005), p. 360.
[157]                     Pour conclure, deux principes s’appliquent en ce qui concerne l’unicité, la particularité et l’indivisibilité : premièrement, compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral sur la base de la théorie de l’intérêt national qu’à l’égard de matières particulières, identifiables et qualitativement différentes de matières d’intérêt provincial; et, deuxièmement, compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière. L’incapacité provinciale ne sera établie que s’il s’agit d’une matière d’une nature telle que les provinces ne sont pas en mesure de s’en occuper conjointement ou séparément, parce que le défaut d’une ou de plusieurs d’entre elles de coopérer empêcherait les autres provinces de s’en occuper efficacement, et que le défaut d’une province d’agir sur son territoire aurait des conséquences extraprovinciales graves.
[158]                     Quelques remarques supplémentaires s’imposent au sujet de l’indivisibilité, parce que mes collègues les juges Brown et Rowe affirment qu’il a été éliminé de l’analyse relative à l’intérêt national dans les présents motifs. Les deux principes que je viens d’examiner donnent effet à l’exigence d’indivisibilité. Le premier de ces principes requiert que l’on soit en présence d’une matière particulière et identifiable, qui ne constitue pas un agrégat illimité de sujets. Le second principe exige qu’il y ait incapacité provinciale, suivant la définition claire qui en est donnée dans l’arrêt Crown Zellerbach et, de fait, dans l’ensemble de la jurisprudence de la Cour sur l’intérêt national de notre Cour, incapacité qui est un indice d’indivisibilité.
[159]                     Avec égards, je ne saurais souscrire à la conception de l’indivisibilité préconisée par mes collègues, conception selon laquelle l’« interrelation » est un critère applicable pour établir l’indivisibilité (motifs du juge Rowe, par. 545 et 548, citant Crown Zellerbach, p. 434). Le juge Le Dain ne mentionne qu’une fois la notion de « corrélation » (« interrelation » pour mes collègues), lorsqu’il explique pourquoi le critère de l’incapacité provinciale aide les tribunaux à déterminer si une matière revêt le « caractère d’unicité et d’indivisibilité nécessaire » : p. 434. En conséquence, si la façon dont une province traite les aspects intra‑provinciaux d’une matière risque de causer des préjudices extraprovinciaux graves — c’est‑à‑dire, s’il est satisfait au critère de l’incapacité provinciale —, il est alors possible d’affirmer que la matière présente un caractère de corrélation ou d’interrelation, caractère qui étaye une conclusion d’indivisibilité. Selon moi, une difficulté que pose l’approche de mes collègues est qu’ils considèrent que cette corrélation ou interrelation (une situation où il est satisfait au critère de l’incapacité provinciale) suffit pour établir l’indivisibilité, tout en soutenant que le respect du critère de l’incapacité provinciale ne permet pas d’établir l’indivisibilité (motifs du juge Rowe, par. 545 et 560; voir aussi les motifs du juge Brown, par. 383). Soit dit en tout respect, j’estime préférable de donner effet à l’exigence d’indivisibilité conformément aux deux principes que j’ai exposés, approche qui est compatible à la fois avec la façon dont le juge Le Dain traite la corrélation et avec l’ensemble de la jurisprudence de notre Cour sur l’intérêt national, et qui ne présente de difficultés analytiques comme celle mentionnée plus haut.
(c)           Étendue de l’effet
[160]                     À la dernière étape de l’analyse relative à l’intérêt national, le fédéral doit démontrer que la matière proposée a « un effet sur la compétence provinciale qui [est] compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs effectué par la Constitution » : Crown Zellerbach, p. 432; Hydro‑Québec, par. 66, le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci (dissidents, mais pas sur ce point). Pour déterminer si l’étendue de l’effet est compatible avec le partage des compétences, la Cour doit soupeser des intérêts concurrents. Comme l’explique le professeur Elgie, il n’est pas logique de traiter l’effet acceptable sur les pouvoirs des provinces comme une mesure statique; au contraire, l’effet sur la compétence des provinces devrait être évalué suivant le contexte de la matière en litige : p. 85‑86.
[161]                     L’analyse de l’étendue de l’effet a pour objet de prévenir l’élargissement excessif des pouvoirs fédéraux : S. Choudhry, Constitutional Law and the Politics of Carbon Pricing in Canada (2019), IRPP Study 74, p. 15; Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, par. 61. En d’autres mots, l’analyse se veut une mesure de protection contre les empiètements injustifiés sur l’autonomie des provinces. Voilà pourquoi, conformément à cet objet, à cette étape de l’analyse, l’empiètement sur l’autonomie des provinces qui résulte de l’attribution au Parlement du pouvoir d’agir est mis en balance avec l’étendue des effets qu’aurait sur les intérêts touchés le fait que le Parlement ne serait pas capable, sur le plan constitutionnel, d’agir à l’égard de la question à l’échelle nationale. La reconnaissance d’une nouvelle matière d’intérêt national ne sera justifiée que si les effets de cette incapacité l’emportent sur les effets de l’empiètement.
(d)         Résumé du cadre d’analyse
[162]                     En résumé, pour décider si une matière est d’intérêt national, il faut procéder à une analyse en trois étapes.
[163]                     Premièrement, le fédéral doit établir que la matière en cause présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant qui justifie sa prise en considération comme possible matière d’intérêt national. Cette question se soulève dans tous les cas, peu importe si la matière peut ou non être qualifiée d’historiquement nouvelle. Si le fédéral s’acquitte de ce fardeau à cette étape de la question préliminaire, l’analyse se poursuit.
[164]                     Deuxièmement, le tribunal entreprend l’analyse décrite dans l’arrêt Crown Zellerbach par les mots « unicité, particularité et indivisibilité ». Les principes qui sous‑tendent cette analyse sont toutefois plus importants que ces termes. Suivant le premier de ces principes, afin de prévenir l’élargissement excessif des pouvoirs fédéraux, compétence ne devrait être reconnue sur la base de la théorie de l’intérêt national qu’à l’égard de matières particulières, identifiables et qualitativement différentes de matières d’intérêt provincial. Le second principe qui doit être considéré à cette étape est que compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière.
[165]                     Si ces deux principes sont respectés, le tribunal procède alors à la troisième et dernière étape, qui consiste à déterminer si l’étendue de l’effet de la matière proposée d’intérêt national est compatible avec le partage des compétences.
[166]                     Le fardeau de la preuve incombe au fédéral tout au long de l’analyse, et il doit apporter la preuve requise. Lorsque la matière fédérale proposée satisfait aux exigences prévues aux trois étapes du cadre d’analyse, il existe alors une assise raisonnée permettant de conclure que, de par sa nature, la matière transcende les provinces et doit être reconnue en tant que matière d’intérêt national.
(4)         Application à la LTPGES
(a)           La question préliminaire
[167]                     Le fédéral a produit des éléments de preuve qui démontrent clairement que l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de la réduction des émissions de ces gaz présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant qui justifie la prise en considération de cette matière en vertu de la théorie de l’intérêt national. Au départ, l’importance de la matière pour le Canada tout entier doit être considérée au regard de la gravité du problème sous‑jacent. Toutes les parties à la présente instance s’accordent pour dire que les changements climatiques constituent un défi existentiel. Il s’agit d’une menace de la plus haute importance pour le pays, et, de fait, pour le monde entier. À lui seul, ce contexte assure d’une certaine façon que, en l’espèce, le Canada ne cherche pas à invoquer à la légère la théorie de l’intérêt national. L’existence incontestée d’une menace pour l’avenir de l’humanité ne saurait être ignorée.
[168]                     Cela dit, la matière litigieuse en l’espèce n’est pas la réglementation des émissions de GES en général, et le Canada ne sollicite pas la classification comme matières d’intérêt national de toutes les formes possibles de réglementation de ces émissions. Au contraire, la question précise dont la Cour est saisie est celle de savoir si l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse en vue de la réduction des émissions de GES est une matière d’intérêt national.
[169]                     L’historique des efforts déployés pour lutter contre les changements climatiques au Canada témoigne du rôle crucial des stratégies de tarification du carbone dans les politiques de réduction des émissions de GES. Comme il a été précisé précédemment, le fédéral et toutes les provinces se sont engagés, dans la Déclaration de Vancouver, à inclure la tarification du carbone dans les efforts nationaux visant la réduction des GES. Le Groupe de travail sur les mécanismes d’instauration d’un prix sur le carbone qui a été établi subséquemment a reconnu, dans son rapport final, que de nombreux experts considèrent la tarification du carbone comme un outil nécessaire pour réduire de manière efficace les émissions de GES : p. 5-6. Le rapport final du Groupe de travail a obtenu l’appui de toutes les provinces et du fédéral au moment de sa publication, et la déclaration qu’il contient sur l’importance de la tarification du carbone est étayée par le dossier dans la présente affaire. De même, le rapport final du Groupe de travail sur les possibilités d’atténuation spécifiques, l’un des trois autres groupes de travail établis conformément à la Déclaration de Vancouver, fait état d’une « vaste tarification du carbone, à la grandeur de l’économie » comme étant l’un des « trois éléments essentiels à une démarche globale d’atténuation des émissions de GES » : Groupe de travail sur les possibilités d’atténuation spécifiques, Rapport final, 2016 (en ligne), p. 19.
[170]                     En outre, il existe, parmi les organismes internationaux spécialisés comme la Banque mondiale, l’Organisation de coopération et de développement économiques et le Fonds monétaire international, un large consensus suivant lequel la tarification du carbone représente une mesure essentielle pour réduire les émissions de GES. Par exemple, dans le rapport de la Commission de haut niveau sur les prix du carbone intitulé Report of the High‑Level Commission on Carbon Prices, 29 mai 2017 (en ligne), on affirme ce qui suit : [traduction] « Une tarification du carbone bien conçue est un élément indispensable d’une stratégie efficace de réduction des émissions » (p. 1). De plus, dans une note de discussion du Fonds monétaire international intitulée After Paris : Fiscal, Macroeconomic, and Financial Implications of Climate Change, il est dit que [traduction] « [l]e problème principal est que, individuellement, aucune entreprise ni aucun ménage n’a d’effet significatif sur le climat, pourtant, collectivement, ils ont un effet énorme — en conséquence, la tarification est nécessaire pour obliger la prise en compte des effets climatiques dans les décisions prises à l’échelle individuelle » (M. Farid, et autres, After Paris : Fiscal, Macroeconomic, and Financial Implications of Climate Change, 11 janvier 2016 (en ligne), p. 6). À mon avis, la preuve reflète l’existence, tant au Canada que sur le plan international, d’un consensus portant que la tarification du carbone est un élément indispensable en vue de la réduction des émissions de GES.
[171]                     En résumé, la preuve démontre clairement que l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz présente un intérêt pour le Canada tout entier. Il s’agit d’une matière cruciale pour nous permettre de répondre à une menace existentielle à la vie humaine au Canada et dans le monde entier. En conséquence, elle franchit aisément l’étape de la question préliminaire et justifie d’être prise en considération comme possible matière d’intérêt national.
(b)         Analyse relative à l’unicité, la particularité et l’indivisibilité
[172]                     Comme je l’ai expliqué précédemment, suivant le premier principe devant être pris en compte dans l’analyse relative à l’unicité, à la particularité et à l’indivisibilité, compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral sur la base de la théorie de l’intérêt national qu’à l’égard de matières particulières, identifiables et qualitativement différentes de matières d’intérêt provincial. La reconnaissance de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz en tant que matière d’intérêt national satisfait à cette exigence.
[173]                     Comme la matière en cause est l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz, il est important de commencer en soulignant que ces gaz constituent un type de polluant particulier et identifiable de façon précise. Les effets néfastes des GES sont connus, et la redevance sur les combustibles et celle pour émissions excédentaires reposent sur le potentiel de réchauffement planétaire des gaz (voir l’ann. 3 de la LTPGES). En outre, les émissions de GES ont, de par leur nature et leurs répercussions, un caractère principalement extraprovincial et international. Cela découle de leur nature, à savoir des polluants diffusés dans l’atmosphère, et de leur effet, à savoir qu’ils causent des changements climatiques à l’échelle de la planète. Les émissions de GES constituent précisément le type de substance diffuse et persistante, produisant des effets nocifs graves à l’échelle extraprovinciale, qui, comme l’ont suggéré les juges dissidents dans l’arrêt Hydro‑Québec, pourraient être régies de façon appropriée en vertu de la théorie de l’intérêt national : par. 76. De plus, dans l’arrêt Interprovincial Co‑operatives, une affaire concernant le déversement de polluants par une province dans une rivière interprovinciale, le juge Pigeon a reconnu que la Cour était « en présence d’un problème de pollution qui n’est pas réellement de nature locale mais véritablement interprovinciale » : p. 514. Les émissions de GES représentent un problème de pollution dont l’envergure n’est pas seulement interprovinciale, mais mondiale.
[174]                     C’est ce que confirment les mesures qui ont été prises au cours des trois dernières décennies à l’échelle internationale à l’égard des émissions de GES. Dès 1992, le préambule de la CCNUCC reconnaissait que les changements climatiques étaient « un sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière » et faisait aussi état de son « caractère planétaire ». Cette reconnaissance est reprise dans l’Accord de Paris. De plus, les deux accords attestent la nécessité d’une réponse internationale efficace aux changements climatiques. Plus précisément, l’Accord de Paris indique qu’il est impératif de contenir l’élévation de la température de la planète nettement en dessous de 2,0°C par rapport aux niveaux préindustriels et d’arriver à la carboneutralité au cours de la deuxième moitié du 21e siècle : al. 2(1)a) et par. 4(1). Les États parties sont donc tenus d’établir des contributions déterminées au niveau national qui sont de plus en plus ambitieuses, et de prendre des mesures internes d’atténuation en vue de réaliser ces contributions : par. 4(2) et (3). Tant la CCNUCC que l’Accord de Paris aident à illustrer la nature principalement extraprovinciale et internationale des émissions de GES et à étayer la conclusion selon laquelle la matière en question est qualitativement différentes de matières d’intérêt provincial. 
[175]                     Non seulement le type de polluant auquel s’applique la matière est identifiable et qualitativement différent des matières de ressort provincial, mais le mécanisme de réglementation de la tarification des GES est précis et limité. Il fonctionne de manière particulière et a pour objet de modifier les comportements en internalisant les coûts des effets des changements climatiques, par leur inclusion dans le prix des combustibles et les coûts des activités industrielles. La Déclaration de Vancouver et le Groupe de travail sur les mécanismes d’instauration d’un prix sur le carbone mis sur pied en vertu de celle‑ci témoignent de la nature de la tarification du carbone en tant que forme distincte de réglementation. La tarification des émissions de GES n’est pas assimilable à la réglementation de ces émissions en général. Elle est également d’une nature différente de celle des mécanismes de réglementation non tarifaires, telles les initiatives spécifiques touchant l’électricité, le bâtiment, les transports, l’industrie, les forêts, l’agriculture et la gestion des déchets.
[176]                     Les normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES, dont la mise en œuvre en l’espèce repose sur le rôle de filet de sécurité de la LTPGES, reflètent l’exercice par le fédéral d’un rôle dans la tarification du carbone qui diffère qualitativement de matières d’intérêt provincial. Le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières et le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières illustrent ce point. La loi proposée dont il était question dans le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières ne visait pas un objectif distinctement national; elle contrevenait au partage des compétences en reproduisant les régimes provinciaux existants : par. 116. La Cour a toutefois reconnu qu’une loi « qui vise à fixer des normes minimales applicables dans l’ensemble du pays et qui vise à assurer la stabilité et l’intégrité des marchés financiers du Canada pourrait fort bien avoir trait au commerce dans son ensemble » et pourrait constituer une matière d’importance nationale à laquelle s’applique la compétence générale du fédéral en matière de trafic et de commerce : par. 114. C’est cette approche qu’a adoptée le gouvernement fédéral dans la loi proposée dont il était question dans le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières. Cette loi visait à contrer les risques systémiques représentant une menace pour la stabilité du système financier du pays dans son ensemble. Elle avait pour effet « de parer à tout risque qui passe entre les “mailles du filet” et qui constitue une menace à l’économie canadienne » : par. 92. Elle ne visait pas à remplacer les lois provinciales sur les valeurs mobilières et à réglementer de façon courante le commerce des valeurs mobilières, elle visait plutôt à compléter les lois provinciales en s’attaquant à des objectifs économiques nationaux : par. 96.
[177]                     L’approche adoptée dans la LTPGES, soit le rôle de filet de sécurité, est analogue à celle adoptée dans la loi proposée dont il était question dans le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières. La LTPGES établit des normes minimales de tarification rigoureuse des GES visant à réduire les émissions de ces gaz, et ce, afin de permettre au Canada de réaliser sa contribution déterminée au niveau national dans le cadre de l’Accord de Paris. Elle le fait suivant une approche distinctement nationale, qui ne représente pas un agrégat de matières provinciales et ne reproduit pas les systèmes provinciaux de tarification des GES.
[178]                     De plus, le pouvoir du gouverneur en conseil d’établir un règlement prévoyant l’application à une province donnée du régime de tarification instauré par la LTPGES ne peut être exercé que s’il est d’abord déterminé que les mécanismes de tarification de cette province ne sont pas assez rigoureux : art. 166 et 189. Cette situation ressemble à celle qui existait dans le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, où la loi exigeait que l’organisme de réglementation fédéral tienne compte du caractère adéquat de la réglementation provinciale existante avant de désigner un indice de référence, un produit ou une pratique : par. 92. Si chaque province conçoit son propre régime de tarification et que tous les régimes provinciaux respectent les normes de tarification fédérales, l’objet de la LTPGES sera réalisé sans que celle‑ci n’entre en application et tarife directement les émissions de GES à quelque endroit que ce soit au pays. En d’autres mots, le régime de tarification prévu par la LTPGES n’entre en jeu que pour parer à un risque d’accroissement des émissions de GES qui autrement passerait « entre les mailles du filet » parce qu’une province n’aurait pas mis en place un mécanisme de tarification suffisamment rigoureux.
[179]                     La LTPGES est essentiellement axée sur ce rôle distinctement fédéral et ne réglemente pas en détail tous les aspects de la tarification des GES. Bien qu’il soit vrai que le mécanisme administratif de tarification établi dans la LTPGES soit détaillé, il peut uniquement s’appliquer aux provinces qui ne satisfont pas à la norme de rigueur fédérale. En conséquence, le rôle fondamental de la LTPGES est un rôle distinctement fédéral : l’évaluation des mécanismes provinciaux de tarification au regard d’une norme légale fondée sur le rendement, afin de parer aux risques que pose à l’échelle nationale une tarification du carbone insuffisamment rigoureuse dans une région ou une autre du pays. La LTPGES ne prescrit pas de règles applicables aux mécanismes provinciaux de tarification tant que ceux‑ci respectent la norme fixée par le gouvernement fédéral. Même si la LTPGES devait s’appliquer pour suppléer à un régime provincial de tarification insuffisamment rigoureux, le fait qu’il existe déjà une mesure législative provinciale similaire ne constitue pas, comme l’a confirmé notre Cour dans le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, un obstacle d’ordre constitutionnel à l’édiction d’une loi fédérale visant à répondre à des préoccupations nationales qualitativement différentes : par. 114; voir aussi General Motors, p. 680‑682.
[180]                     Contrairement à la loi proposée dont il était question dans le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, l’application du régime prévu par la LTPGES n’est pas tributaire de l’exercice ou non par les provinces d’un « libre choix de participer » : par. 31. La LTPGES impose des normes minimales de tarification rigoureuse applicables à toutes les provinces en tout temps. Si une province n’est pas assujettie, c’est parce que le gouverneur en conseil estime que le système établi par cette province respecte la norme fixée par le gouvernement fédéral, et non parce que la province a choisi de ne pas participer au régime. En conséquence, tout comme dans le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, la présente affaire soulève le rôle distinctement fédéral consistant à établir des cibles nationales et à intervenir pour suppléer à l’absence de législation provinciale ou pour compléter une loi provinciale insuffisante. La LTPGES traite du mécanisme particulier de réglementation que constitue la tarification des GES d’une façon qui est qualitativement différente de la façon dont le font les provinces.
[181]                     Suivant le second principe qui doit être pris en compte à ce stade de l’analyse, compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière. Je conclus que l’incapacité provinciale est établie en l’espèce.
[182]                     Premièrement, qu’elles agissent seules ou de concert, les provinces ne sont pas habilitées par la Constitution à établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz. La situation en l’espèce est fort semblable à celle qui existait dans le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières où, même si les provinces pouvaient adopter leurs propres mesures législatives tendant à la réalisation d’objectifs nationaux liés à des risques systémiques, une telle approche coopérative n’était pas soutenable à long terme, puisque toute province pouvait à tout moment décider de retirer son adhésion à cette approche : par. 113; voir aussi le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, par. 119‑121. En l’espèce, bien que les provinces puissent choisir de coopérer à l’instauration d’un régime uniforme de tarification du carbone, cela n’assurerait pas l’application d’une approche soutenue en matière d’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz : les provinces et territoires sont incapables sur le plan constitutionnel d’établir une norme légale minimale contraignante fondée sur le rendement — un plancher national de tarification des émissions de GES — applicable en tout temps à l’ensemble des provinces et territoires.
[183]                     Deuxièmement, le défaut d’assujettir une province au régime mettrait en péril le succès de celui‑ci dans le reste du Canada. Il est vrai qu’un régime coopératif pourrait continuer d’exister même si une province s’en retirait, mais la question qui se pose ici est de savoir si ce régime serait couronné de succès. Le retrait d’une province menacerait clairement le succès du régime pour deux raisons : des réductions des émissions dans quelques provinces seulement ne contribueraient pas à lutter contre les changements climatiques si elles sont annulées par des accroissements des émissions dans d’autres provinces canadiennes; et le refus d’une province de mettre en œuvre un régime de tarification des émissions de GES suffisamment rigoureux pourrait compromettre l’efficacité de la tarification de ces émissions partout au Canada en raison du risque de fuite de carbone.
[184]                     Dans la présente affaire, la preuve révèle que même des réductions importantes d’émissions dans certaines provinces n’ont pas permis de réaliser les objectifs d’un régime coopératif, parce qu’elles ont été annulées par des émissions accrues dans d’autres provinces. Entre 2005 et 2016, les émissions totales de GES du Canada n’ont baissé que de 3,8 pour 100 : Environnement et Changement climatique, Rapport d’inventaire national 1990‑2016 : Sources et puits de gaz à effet de serre au Canada — Sommaire, 2018 (en ligne), p. 14. Au cours de cette période, les émissions ont chuté de 22 pour 100 en Ontario, de 11 pour 100 au Québec et de 5,1 pour 100 en Colombie‑Britannique, trois des cinq provinces produisant le plus d’émissions au Canada, et de plus de 10 pour 100 au Nouveau‑Brunswick, en Nouvelle‑Écosse, à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et au Yukon. Toutefois, ces baisses ont été en grande partie annulées par des hausses de 14 pour 100 des émissions en Alberta et de 10,7 pour 100 des émissions en Saskatchewan, deux des cinq provinces produisant le plus d’émissions au Canada : p. 14. Le Canada n’a donc pas respecté l’engagement qu’il avait pris dans le Protocole de Kyoto avant de s’en retirer en 2011, et il n’est pas en voie actuellement d’honorer l’engagement qu’il a pris dans l’Accord de Copenhague.
[185]                     Plus récemment, bien que toutes les provinces se soient engagées dans la Déclaration de Vancouver en mars 2016 à travailler ensemble pour réduire de façon significative les émissions de GES, la Saskatchewan s’était déjà retirée au moment du Cadre pancanadien sept mois plus tard, puis l’Ontario et l’Alberta ont fait de même subséquemment. Ensemble, ces trois provinces comptaient pour 71 pour 100 des émissions totales de GES du Canada en 2016 : voir le Rapport d’inventaire national, p. 14; Environnement Canada, Plan sur les changements climatiques pour la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto — 2007, 2007 (en ligne), p. 19. Il est vrai que le retrait de la Saskatchewan, de l’Ontario et de l’Alberta du Cadre pancanadien ne signifie pas que ces provinces vont nécessairement être incapables de réduire leurs émissions de GES. Toutefois, lorsque les provinces qui sont collectivement responsables de plus des deux‑tiers des émissions totales de GES au Canada choisissent de se retirer d’un régime de coopération, on est à même de constater les limites évidentes d’une approche coopérative non contraignante. Les provinces participantes peuvent uniquement réduire leurs propres émissions — soit moins d’un tiers du total des émissions au Canada — et sont vulnérables aux conséquences des émissions qui sont produites, en majeure partie par les provinces non participantes.
[186]                     Qui plus est, le refus d’une province de mettre en place un mécanisme de tarification des GES suffisamment rigoureux pourrait nuire à l’efficacité de la tarification des GES partout au Canada à cause du risque de fuite de carbone. La fuite de carbone se produit lorsque des entreprises de secteurs produisant beaucoup de carbone s’installent dans des ressorts aux politiques de tarification du carbone moins rigoureuses : Report of the High-Level Commission on Carbon Prices, p. 23. Je tiens à préciser que la préoccupation que je viens d’évoquer ne vise pas les conséquences extraprovinciales d’ordre économique de la fuite de carbone. Les provinces et territoires rivalisent couramment pour attirer des entreprises, et de simples effets économiques ne font pas partie des conséquences graves qui permettraient de conclure à l’incapacité provinciale dans le contexte de la théorie de l’intérêt national. Je vise plutôt les conséquences environnementales de la fuite de carbone et les dommages en résultant pour les humains — le risque que toute réduction d’émission obtenue grâce à la tarification dans une province soit annulée par l’accroissement des émissions dans une autre par suite de la relocalisation d’entreprises. En conséquence, il est possible que la coopération provinciale n’entraîne pas de réductions des émissions à l’échelle nationale, dans la mesure où des entreprises pourraient tout simplement déménager dans des provinces qui ne coopèrent pas, laissant ainsi les émissions nettes du Canada inchangées et les gens partout au Canada vulnérables aux conséquences de ces émissions.
[187]                     Troisièmement, l’inaction d’une province ou son refus de coopérer aurait dans le cas présent de graves conséquences sur des intérêts extraprovinciaux. Les émissions de GES sont incontestablement responsables des changements climatiques. De plus, il est incontesté que les effets des changements climatiques n’ont pas de lien direct avec la source des émissions de GES; les émissions de GES de chaque province contribuent aux changements climatiques, et les conséquences de ces changements se feront ressentir à l’extérieur de la province, partout au Canada et dans le monde entier. De plus, il est bien établi que les changements climatiques causent des dommages considérables à l’environnement, à l’économie et aux êtres humains au pays et à l’étranger, et qu’ils ont des répercussions particulièrement sévères dans les régions arctiques et côtières du Canada, ainsi que pour les peuples autochtones. Parmi ces répercussions, mentionnons la hausse des températures moyennes, l’accroissement de la fréquence et de la sévérité des vagues de chaleur ainsi que des événements météorologiques extrêmes comme les inondations et les feux de forêt, d’importantes réductions de la glace marine et la hausse du niveau des mers, la propagation de maladies mortelles comme la maladie de Lyme et le virus du Nil occidental, et des menaces à la capacité des peuples autochtones de subvenir à leurs besoins et de conserver leur mode de vie traditionnel.
[188]                     En outre, je rejette l’idée que, parce que les changements climatiques constituent [traduction] « un problème intrinsèquement mondial », les émissions de GES de chaque province ne causent pas de « préjudice mesurable » ou n’ont pas de « répercussions tangibles sur d’autres provinces » : motifs de la Cour d’appel de l’Alberta, par. 324; m.i., procureur général de l’Alberta, par. 85 (en italiques dans l’original). Les émissions de chaque province sont clairement mesurables et elles contribuent aux changements climatiques. Étant donné que, suivant la logique qui sous‑tend cet argument, on pourrait appliquer ce raisonnement à l’égard de toute source individuelle d’émissions, où qu’elle soit, cet argument ne saurait être retenu.
[189]                     Soulignons que des tribunaux des quatre coins du monde ont rejeté des arguments similaires. Dans l’arrêt Massachusetts c. Environmental Protection Agency, 549 U.S. 497 (2007), par exemple, les juges majoritaires de la Cour suprême des États‑Unis ont rejeté l’argument du gouvernement fédéral selon lequel, en raison des hausses anticipées des émissions dans d’autres pays, il était irréaliste de penser que la réduction des émissions de GES aux États‑Unis atténuerait les changements climatiques planétaires. La Cour suprême a estimé qu’[traduction] « [u]ne réduction des émissions au pays ralentirait la vitesse à laquelle augmentent les émissions planétaires, peu importe ce qui se passe ailleurs » : p. 526. De même, dans l’arrêt The State of the Netherlands (Ministry of Economic Affairs and Climate Policy) c. Stichting Urgenda, ECLI:NL:HR:2019:2007, la Cour suprême des Pays‑Bas a confirmé les conclusions de la Cour de district et de la Cour d’appel de La Haye suivant lesquelles [traduction] « [c]haque émission de gaz à effet de serre entraîne une concentration accrue de gaz à effet de serre dans l’atmosphère » et contribue ainsi aux préjudices causés par les changements climatiques dans le monde : par. 4.6. La conclusion de la Cour de district de La Haye portant que [traduction] « toute émission anthropique de gaz à effet de serre, aussi faible soit‑elle, est responsable de [. . .] changements climatiques dangereux » a donc été confirmée en appel : Stichting Urgenda c. The State of the Netherlands (Ministry of Infrastructure and the Environment), ECLI:NL:RBDHA:2015:7196, par. 4.79. Dans la décision Gloucester Resources Limited c. Minister for Planning, [2019] N.S.W.L.E.C. 7, un tribunal de la Nouvelle‑Galles du Sud a rejeté l’argument du promoteur d’un projet de mine de charbon selon lequel les émissions de GES produites par le projet ne contribueraient pas de façon importante aux changements climatiques. Le tribunal a constaté que de nombreux tribunaux ont reconnu que les [traduction] « changements climatiques sont attribuables aux émissions cumulatives provenant d’une myriade de sources particulières, chacune étant proportionnellement faible par rapport aux émissions totales de GES dans le monde, et c’est l’atténuation des émissions de GES provenant de cette myriade de sources particulières qui permettra d’y remédier » : par. 516 (AustLII).
[190]                     Bien que les émissions de chaque province contribuent effectivement aux changements climatiques, il est impossible de nier que ces changements constituent un « problème intrinsèquement mondial » auquel ne peuvent s’attaquer entièrement ni le Canada, ni une province agissant seule. Cette constatation tend à indiquer qu’il y a incapacité provinciale. Parce que les changements climatiques constituent un problème mondial, la seule façon réaliste de les combattre est au moyen d’efforts internationaux. L’inaction de toute province menace la capacité du Canada de s’acquitter de ses obligations internationales, situation qui à son tour nuit à la capacité de notre pays de plaider en faveur de mesures internationales de réduction des émissions de GES. En conséquence, le défaut d’agir d’une province menace directement le Canada tout entier. Cela ne veut pas dire que le Parlement a le pouvoir de mettre en œuvre les obligations issues de traités du Canada — il ne dispose pas de ce pouvoir —, mais simplement que le caractère intrinsèquement mondial des émissions de GES et du problème des changements climatiques appuie la conclusion qu’il y a incapacité provinciale en l’espèce.
[191]                     En conséquence, je ne suis pas convaincu par l’observation du juge Huscroft, dissident en Cour d’appel de l’Ontario, portant qu’[traduction] « [i]l existe de nombreux moyens de lutter contre les changements climatiques et que les provinces disposent de vastes pouvoirs pour mettre en oeuvre de tels moyens, que ce soit par elles‑mêmes ou en partenariat avec d’autres provinces » : par. 230. Cette position repose sur la prémisse que les provinces vont mettre en place des moyens suffisants pour limiter leurs émissions de GES, en recourant à la tarification des GES ou à d’autres mécanismes. Toutefois, en l’absence de loi fédérale liant les provinces, il n’existe absolument rien qui protège les provinces individuellement ou le pays dans son ensemble contre les conséquences découlant de la décision d’une province, dans l’exercice de ses pouvoirs, de prendre des mesures insuffisantes pour limiter les émissions de GES ou encore de ne prendre aucune mesure du tout. Bref, une intervention fédérale est indispensable, et la tarification des GES en particulier fait partie intégrante de tout régime de réduction des émissions de ces gaz.
[192]                     À mon avis, les principes qui sous‑tendent l’analyse relative à l’unicité, à la particularité et à l’indivisibilité appuient clairement la conclusion selon laquelle le gouvernement fédéral a compétence sur la matière qui consiste à établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz. Il s’agit d’une matière particulière, identifiable et qualitativement différente de matières provinciales. Qui plus est, la compétence du fédéral à cet égard est nécessaire en raison de l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière dans son ensemble par voie de coopération, situation qui expose chaque province à de graves dommages qu’elle est incapable d’empêcher.
[193]                     Avec égards, je ne peux en conséquence souscrire à l’opinion de mon collègue le juge Brown selon laquelle l’exigence d’indivisibilité n’est pas respectée en l’espèce. Mon collègue attache beaucoup d’importance à « la difficulté à connaître la source et l’emplacement physique » de la pollution dans l’arrêt Crown Zellerbach, affirmant que, puisqu’« aucune question ne se pose quant à l’emplacement physique » en l’espèce, l’indivisibilité ne peut être établie : par. 380‑381. Même en supposant que cela représente une distinction valable entre l’affaire Crown Zellerbach et celle qui nous occupe, le juge Le Dain a clairement limité cet aspect de son raisonnement à « la pollution des mers par l’immersion de substances » : p. 437. Il n’a pas prétendu exposer le seul moyen de déterminer si l’indivisibilité est démontrée. Cela a du sens. Une matière peut être d’intérêt intrinsèquement national même si elle ne porte pas sur quelque chose qui est « difficile » à situer. Il n’est pas « difficile » de déterminer l’emplacement de la région de la capitale nationale, mais la matière en cause dans l’arrêt Munro répond néanmoins à l’exigence d’indivisibilité : p. 671‑672; Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 457‑458; voir aussi les motifs du juge Rowe, par. 548. De même, il n’est pas « difficile » d’établir où se trouvent les centrales d’énergie atomique, mais l’énergie atomique, elle aussi, constitue une matière d’intérêt intrinsèquement national : Ontario Hydro; Pronto; Denison. Dans l’affaire qui nous occupe, l’indivisibilité de la matière — l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES — est établie, comme le démontre l’application que j’ai faite des deux principes qui sous‑tendent l’analyse relative à l’unicité, à la particularité et à l’indivisibilité. C’est le cas, peu importe la « difficulté » à connaître la source ou l’emplacement physique des émissions de GES. Les « émissions de GES » ne sont pas la matière en cause dans la présente affaire, et la « difficulté » à connaître la source et l’emplacement de ce à quoi se rattache une matière ne représente pas le critère applicable pour statuer sur l’indivisibilité.
[194]                     L’analogie entre la présente affaire et l’affaire Crown Zellerbach est évidente. Le juge Le Dain a souligné le caractère international de la pollution marine; les émissions de GES représentent un véritable problème de pollution mondiale qui requiert une réponse internationale coordonnée. Le juge Le Dain a mis l’accent sur les caractéristiques scientifiques uniques de la pollution marine qui la distingue de celle des eaux douces; les émissions de GES, tout comme la pollution marine, constituent une forme de pollution tout aussi identifiable avec précision, qui peut facilement être distinguée scientifiquement des autres polluants atmosphériques.
[195]                     Cependant, la preuve permettant de conclure que la matière en cause est d’intérêt national est encore plus forte en l’espèce que dans l’affaire Crown Zellerbach, et ce, pour deux raisons. Premièrement, dans le cas qui nous occupe, il y a une preuve incontestée de dommages extraprovinciaux graves découlant de la non‑coopération d’une province. Autrement dit, il s’agit d’un véritable problème de pollution interprovinciale de la plus haute importance. L’opinion selon laquelle la pollution interprovinciale est différente sur le plan constitutionnel de la pollution locale, et que de tels problèmes sont susceptibles de relever de la compétence fédérale en vertu de la théorie de l’intérêt national ressort de façon constante des arrêts de la Cour : Interprovincial Co‑operatives; Crown Zellerbach, p. 445‑446; Hydro‑Québec, par. 76; voir aussi Morguard Investments, p. 1099; Lederman, p. 614. Deuxièmement, la matière fédérale proposée en l’espèce ne vise que le risque de non‑coopération qui fait naître cette menace de dommages extraprovinciaux graves. En d’autres mots, cette matière habiliterait le gouvernement fédéral à accomplir uniquement ce que les provinces ne peuvent pas faire pour se protéger contre ces graves dommages, rien de plus.
(c)           Étendue de l’effet
[196]                     Comme je l’ai expliqué précédemment, à ce stade‑ci de l’analyse, le tribunal doit décider si l’étendue de l’effet de la matière sur la compétence des provinces est acceptable eu égard à l’effet qu’aurait sur les intérêts qui seront touchés le fait que le Parlement ne pourrait pas, suivant la Constitution, s’occuper de la matière à l’échelle nationale. Cette décision se prend à la lumière des conséquences qu’entraînerait, sur le plan des compétences, la reconnaissance de la matière d’intérêt national proposée. Bien qu’il soit vrai que le fait de reconnaître compétence au fédéral sur cette matière aura un effet évident sur l’autonomie des provinces, j’arrive à la conclusion que l’effet de cette reconnaissance sur la liberté des provinces de légiférer de même que sur des sphères de vie provinciale relevant de chefs de compétence provinciaux sera limité, et est en définitive moins grand que l’effet qu’aurait sur les intérêts qui seront touchés le fait que le Parlement ne pourrait pas, suivant la Constitution, s’occuper de la matière à l’échelle nationale.
[197]                     Le fait de conclure que cette matière est d’intérêt national a, j’en conviens, un effet évident sur la compétence des provinces. Cette conclusion se traduit par la reconnaissance d’un domaine jusqu’ici non identifié présentant un double aspect et à l’égard duquel la législation fédérale a prépondérance. Les provinces peuvent régir la tarification des GES suivant une perspective locale (p. ex., en vertu des par. 92(13) et 92(16) et de l’art. 92A). Toutefois, les mesures législatives adoptées en vertu de ces pouvoirs provinciaux s’appliqueraient concurremment dans un domaine où s’applique également une loi fédérale prépondérante qui établit des normes minimales de tarification rigoureuse des GES. Il y a un effet évident sur l’autonomie des provinces. Les gouvernements provinciaux et leurs résidents pourraient fort bien souhaiter adopter des normes de tarification des GES moins rigoureuses que celles fixées par le gouvernement fédéral afin de protéger la vitalité des industries locales, ou encore vouloir opter pour des politiques ne faisant pas appel à la tarification des GES.
[198]                     Cependant, je suis convaincu que, eu égard à la situation factuelle de la tarification des GES, il existe une perspective fédérale véritable, et non seulement symbolique : le fédéral peut réglementer la tarification des GES en vue de parer au risque de graves dommages extraprovinciaux et internationaux lié à une approche purement intraprovinciale en matière de tarification des GES. Il ne s’agit manifestement pas du « même aspect de la même matière ». Au contraire, l’intérêt impérieux du fédéral consiste à faire précisément — et uniquement — ce que les provinces ne peuvent pas faire : se protéger contre le risque de graves dommages pouvant être causés par le fait que certaines d’entre elles adopteraient des normes de tarification des GES qui ne sont pas suffisamment rigoureuses. De plus, l’effet de la matière sur la liberté des provinces de légiférer, ainsi que sur des sphères de vie provinciale relevant de chefs de compétence provinciaux, est limité et assorti de réserves.
[199]                     Premièrement, l’effet de la matière sur la liberté des provinces de légiférer est minime. Il est important de mentionner que la question en litige dans la présente affaire n’est pas la liberté des provinces et des territoires de légiférer relativement aux émissions de GES en général. En l’espèce, la matière se limite à la tarification des émissions de GES — un mécanisme de réglementation précis et restreint. Toute loi se rapportant à des formes non tarifaire de réglementation des GES — par exemple des mesures législatives portant sur les chemins de fers, les codes du bâtiment, le transport en commun et le chauffage des résidences — ne relèverait pas de la matière d’intérêt national. 
[200]                     N’est pas non plus en cause la liberté des provinces et des territoires de légiférer relativement à toutes les méthodes de tarification des émissions de GES. Même en ce qui a trait au mécanisme réglementaire spécifique de tarification des GES, l’empiètement de la matière sur la compétence des provinces est strictement limité. Suivant la LTPGES, les provinces et territoires sont libres de créer par voie législative tout système de tarification des GES, pourvu que ce système respecte les normes nationales minimales de tarification rigoureuse. Si une province souhaite aller au delà des normes fédérales, elle est libre de le faire sans craindre qu’une loi fédérale rende sa loi inopérante, étant donné que la matière fédérale s’intéresse aux normes minimales, et non aux normes maximales. Si une province ne respecte pas les normes nationales minimales, la LTPGES impose un système qui agit comme filet de sécurité en matière de tarification, mais seulement dans la mesure nécessaire pour remédier aux lacunes de de la réglementation provinciale, et ce, afin de parer aux dommages extraprovinciaux et internationaux susceptibles de découler de l’inaction d’une province ou de l’adoption par celle‑ci de normes insuffisamment rigoureuses. En Saskatchewan, par exemple, le régime provincial de tarification des GES industriels s’applique à de nombreux émetteurs industriels, mais la partie 2 de la LTPGES s’applique à la production d’électricité et au transport du gaz naturel par gazoducs, activités dont la Saskatchewan a refusé de tarifer les émissions : voir l’Avis concernant l’établissement des critères relatifs aux installations et aux personnes et la publication de mesures, DORS/2018‑213, sous‑al. 2b)(ii), al. 3a) et sous‑al. 3c)(x). En conséquence, la matière fédérale vise la tarification rigoureuse des GES mais en s’attachant uniquement au risque de non‑coopération et au risque connexe de graves dommages extraprovinciaux, et elle comporte, comme l’exige l’arrêt Crown Zellerbach, des limites vérifiables et raisonnables afin d’éviter que la compétence des provinces soit érodée plus que de besoin.
[201]                     Deuxièmement, l’effet de la matière sur des sphères de vie provinciale qui relèveraient habituellement de chefs de compétence provinciaux est lui aussi limité. Bien qu’il soit possible de soutenir que la matière d’intérêt national pourrait s’appliquer à des industries et à des types de combustibles auxquels la LTPGES ne s’applique pas en ce moment, cette matière se limite — ce qui est crucial — à l’établissement de normes rigoureuses de tarification des GES. Comme l’ont reconnu les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan, elle laisse [traduction] « les consommateurs et les entreprises décider individuellement [. . .] comment ils vont réagir ou s’abstenir de réagir aux signaux envoyés par le marché en qui a trait aux prix » : par. 160. De fait, la compétence reconnue au fédéral en l’espèce est considérablement moins envahissante que celle en cause dans l’affaire Crown Zellerbach, où, comme l’a souligné le juge La Forest, le fait de reconnaître compétence au fédéral sur la pollution des océans résultant de l’immersion de déchets avait pour effet d’« interdi[re] virtuellement à [la] province de disposer à sa guise de certains de ses biens publics, sans le consentement du fédéral » : p. 458.
[202]                     Le pouvoir de « surveillance » qu’exerce le fédéral au moyen de la LTPGES n’accroît pas non plus l’étendue de l’effet de la matière sur la compétence des provinces. Comme je l’ai expliqué précédemment, le pouvoir discrétionnaire que la LTPGES confère au gouverneur en conseil est limité par l’objet de cette loi, par les prescriptions précises qu’elle énonce et par les principes du droit administratif. Le gouverneur en conseil ne dispose pas d’un pouvoir discrétionnaire illimité l’autorisant à décider si l’adoption d’un régime provincial de tarification des GES est souhaitable; il doit plutôt se limiter à déterminer si ces régimes respectent des normes fondées sur le rendement.
[203]                     En outre, le rôle décisionnel confié au gouverneur en conseil dans la LTPGES est accessoire à la flexibilité que conservent les provinces relativement à la tarification des GES sur leur territoire. Si les systèmes provinciaux de tarification doivent être pris en compte et si l’intervention fédérale doit se limiter à remédier aux lacunes de ces systèmes, la LTPGES doit prévoir un mécanisme permettant de déterminer si ces systèmes respectent les normes fédérales. Il ne serait pas faisable d’indiquer dans la loi elle‑même quels sont les systèmes provinciaux de tarification qui satisfont aux normes fédérales, étant donné que les politiques et mécanismes provinciaux de tarification changent fréquemment. Le rôle décisionnel du gouverneur en conseil semble donc accessoire au modèle flexible qui a été conçu afin de préserver la réglementation provinciale. De plus, le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil est nécessaire pour éviter que certaines provinces imposent à d’autres provinces leur volonté ou un fardeau indu par suite du choix unilatéral de leurs normes.
[204]                     D’ailleurs, le fait que la LTPGES soit conçue de manière à accorder de la souplesse aux provinces est conforme au Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières. Dans cette affaire, la loi proposée comportait elle aussi un aspect de « surveillance », parce que l’intervention de l’organisme de réglementation fédéral dépendait de l’existence d’un risque « pass[ant] entre les mailles du filet » d’un régime provincial et constituant une menace pour l’économie canadienne : par. 92. La Cour a conclu que cet aspect militait en faveur de la constitutionnalité de la loi, car la portée de celle‑ci était « soigneusement circonscrite » pour remédier à « cette incapacité des provinces » : par. 113.
[205]                     En résumé, bien que la matière ait un effet évident sur la compétence des provinces, elle a un effet limité et assorti de réserves sur la liberté des provinces de légiférer, ainsi que sur des sphères de vie provinciale relevant de chefs de compétence provinciaux.
[206]                     Dans l’ensemble, j’estime que l’étendue de l’effet de cette matière d’intérêt national sur la compétence des provinces est conciliable avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs prévu par la Constitution. La LTPGES impose un prix pancanadien sur la pollution causée par le carbone. Les provinces émettrices conservent la faculté de légiférer — sans être assujetties à aucune surveillance fédérale — relativement à toute méthode de réglementation des émissions de GES n’impliquant pas de tarification. Elles demeurent libres de concevoir le système de tarification des GES qu’elles désirent, pour autant que ces systèmes satisfassent aux normes fédérales fondées sur le rendement. La LTPGES n’a donc pas pour conséquence de restreindre la liberté des provinces de légiférer, mais plutôt de limiter partiellement leur faculté de choisir de ne pas adopter par voie législative de mécanismes de tarification ou encore d’adopter législativement des mécanismes de tarification qui sont moins rigoureux que ceux nécessaires pour atteindre les cibles nationales. Bien que cette restriction puisse compromettre l’équilibre que souhaitent établir les provinces entre les considérations économiques et les considérations environnementales, il est nécessaire de tenir compte des intérêts qui seraient affectés — par suite de conséquences irréversibles pour l’environnement, pour la santé et la sécurité des êtres humains et pour l’économie — si le Parlement était incapable suivant la Constitution de s’occuper de la matière à l’échelle nationale. Ces conséquences irréversibles se feraient sentir partout au pays, et elles toucheraient de façon disproportionnée les collectivités et régions vulnérables et auraient de profondes répercussions sur les peuples autochtones de même que sur l’Arctique canadien et les régions côtières du Canada. À mon avis, l’effet sur ces intérêts justifie l’effet constitutionnel limité sur la compétence des provinces.
(d)         Conclusion sur la théorie de l’intérêt national
[207]                     En conclusion, la LTPGES est intra vires du Parlement sur la base de la théorie de l’intérêt national. Le fédéral a produit des éléments de preuve démontrant que la matière proposée — à savoir l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz — présente clairement un intérêt pour le Canada tout entier, et que les deux principes qui sous‑tendent l’analyse « de l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité » sont respectés. Compte tenu de l’effet qu’aurait sur les intérêts qui seraient touchés le fait que le fédéral ne pourrait pas s’occuper de cette matière à l’échelle nationale, l’étendue de l’effet sur la compétence des provinces est conciliable avec le partage des compétences.
[208]                     Je tiens à souligner que cette conclusion ne découle pas inévitablement du fait que cette matière d’intérêt national implique une norme nationale minimale. Mon collègue le juge Brown affirme que mon analyse ouvre la porte à une avalanche de « normes nationales minimales » fédérales dans tous les domaines de compétence provinciale. Soit dit en tout respect, cette inquiétude est tout à fait injustifiée. Comme le démontrent les motifs qui précèdent, l’analyse applicable pour déterminer si une matière est d’intérêt national est exigeante. Le fédéral doit établir non seulement que la matière présente un intérêt pour le Canada tout entier, mais aussi qu’il s’agit d’une matière particulière, identifiable et qualitativement différente de matières d’intérêt provincial, et que la compétence du fédéral sur cette matière est nécessaire en raison de l’incapacité des provinces de s’en occuper. Chacune de ces exigences, tout comme l’analyse finale relative à l’étendue de l’effet, représente un obstacle important à la reconnaissance de n’importe quelle matière d’intérêt national qui pourrait être proposée dans le futur.
[209]                     La décision de la Cour dans l’arrêt Schneider démontre que, lorsque le défaut d’une province d’agir en matière de soins de santé, « ne met pas en péril les intérêts d’une autre province », la théorie de l’intérêt national ne peut s’appliquer : p. 131. Cet enseignement essentiel de l’arrêt Schneider s’appliquer au delà du domaine des soins de santé, et empêche selon moi l’application de la théorie de l’intérêt national à bon nombre des champs de compétence qui, comme l’affirme mon collègue, seraient vulnérables à des empiètements fédéraux par suite de la présente affaire. De nombreux champs dont fait état mon collègue sont des champs dans lesquels les effets des mesures prises par une province se font sentir d’abord et avant tout dans cette province. Je tiens également à mentionner que notre Cour a récemment souligné que l’éducation est un domaine de compétence provinciale exclusive, qui possède un caractère singulièrement intraprovincial : Conseil scolaire francophone de la Colombie Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, par. 7. L’arrêt Schneider lui‑même a confirmé que « [l]e point de vue selon lequel la compétence générale en matière de santé appartient aux provinces [. . .] s’est imposé et n’est pas maintenant sérieusement contesté » : p. 137.
[210]                     De plus, rien dans les présents motifs ne saurait être interprété comme ayant pour effet de réduire la place importante du par. 92(13) — qui confère aux provinces compétence sur la « propriété et les droits civils » — dans l’ordre constitutionnel canadien. D’un point de vue historique et jurisprudentiel, il est bien connu que ce chef de compétence permet de tenir compte dans les lois de la diversité régionale et culturelle, et qu’il revêt une importance particulière à cet égard pour la province de Québec : voir Citizens Insurance Co. c. Parsons (Canada) (1881), 1880 CanLII 6 (SCC), 7 App. Cas. 96, p. 109‑112; Renvoi relatif à la sécession, par. 38 et 58‑60. En conséquence, notre Cour a constamment confirmé que ce chef de compétence provincial doit être soigneusement protégé : voir, p. ex., Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 440‑441; Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, par. 100; Transport Desgagnés, par. 57. À la lumière de ce qui précède, la rigoureuse analyse effectuée sur la base de la théorie de l’intérêt national constitue un frein important à l’élargissement des pouvoirs fédéraux.
[211]                     Même dans les cas où une matière peut être rattachée aux changements climatiques, un problème de pollution véritablement mondial causant des dommages extraprovinciaux graves, je souligne que la grande partie du raisonnement dans la présente décision repose sur la preuve soumise à la Cour concernant la tarification même des GES; la valeur cruciale de la tarification des GES en tant qu’outil d’atténuation des changements climatiques, sa nature en tant que mécanisme de réglementation distinct et limité, la façon dont il s’applique à l’ensemble de l’économie et le risque de fuites de carbone. En outre, s’il convient de conclure que cette matière est d’intérêt national, c’est qu’elle reflète une perspective fédérale véritable et impérieuse à l’égard de la tarification des GES, qu’elle vise seulement à parer au risque bien établi de graves dommages extraprovinciaux et qu’elle le fait d’une façon qui a un effet limité et assorti de réserves sur la compétence des provinces.
VII.      Validité des redevances en tant que prélèvements de nature réglementaire
[212]                     Enfin, je dois me pencher sur l’argument de l’Ontario selon lequel la redevance sur les combustibles et celle pour émissions excédentaires imposées par la LTPGES ne présentent pas un lien suffisant avec le régime de réglementation pour être considérées comme des prélèvements de nature réglementaire constitutionnellement valides.
[213]                     Pour constituer un prélèvement de nature réglementaire plutôt qu’une taxe, une redevance gouvernementale présentant des caractéristiques d’une taxe doit être liée à un régime de réglementation : Première nation de Westbank c. British Columbia Hydro and Power Authority, 1999 CanLII 655 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 134, par. 43; 620 Connaught Ltd. c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 7, [2008] 1 R.C.S. 131, par. 24. Dans l’arrêt Westbank, le juge Gonthier a établi une approche en deux étapes afin de déterminer si une redevance gouvernementale est liée à un régime de réglementation. La première étape consiste à déterminer s’il existe un régime de réglementation connexe. Si le tribunal conclut à l’existence d’un tel régime, il procède ensuite à la seconde étape et se demande s’il est possible d’établir un lien entre le prélèvement et le régime lui‑même : Westbank, par. 44; 620 Connaught, par. 25‑27.
[214]                     L’Ontario ne conteste pas que la LTPGES crée un régime de réglementation. Dans son argumentation, elle met plutôt l’accent sur la deuxième étape de l’analyse énoncée dans l’arrêt Westbank : la question de savoir si la redevance présente un lien suffisant avec le régime de réglementation. La LTPGES n’exige pas que les revenus perçus en vertu des parties 1 et 2 soient dépensés d’une manière liée à l’objectif de la LTPGES en matière de réglementation. L’Ontario soutient que cela s’oppose à la qualification des redevances comme prélèvements de nature réglementaire; à son avis, on ne peut satisfaire à l’exigence relative à l’existence d’un lien uniquement en démontrant qu’un prélèvement a pour objectif réglementaire d’influencer les comportements. D’après l’Ontario, pour établir un lien entre les fonds recueillis et le régime de réglementation, les fonds doivent être utilisés pour couvrir les coûts du régime ou dépensés d’une manière qui se rapporte à un objectif de réglementation particulier, et une conclusion à l’effet contraire aurait pour effet de contrevenir au principe selon lequel il n’y a « pas de taxation sans représentation », qui est à la base de l’art. 53 de la Constitution : m.a., par. 97.
[215]                     Il est bien établi qu’influencer les comportements constitue un objectif valable d’un prélèvement de nature réglementaire. Comme l’a dit le juge Rothstein dans l’arrêt 620 Connaught, un prélèvement de nature réglementaire peut viser à « modifier les comportements », auquel cas « les droits peuvent être fixés [. . .] [au] montant estimé nécessaire pour proscrire, interdire ou favoriser un comportement » : par. 20. Dans l’arrêt Westbank, le juge Gonthier a mentionné les deux exemples suivants : « [u]ne redevance par tonne de déchets pour les sites d’enfouissement peut servir à décourager la production de déchets [. . .] [et une] consigne remboursable peut favoriser le recyclage de bouteilles de verre et de plastique » : par. 29. Cependant, la jurisprudence n’est pas encore fixée en ce qui concerne le lien requis par le cadre d’analyse établi dans Westbank à l’égard d’un prélèvement visant à modifier les comportements. Dans l’arrêt 620 Connaught, la Cour a expressément remis à une autre occasion l’examen de la question de savoir « si les coûts du régime de réglementation constituent une limite des recettes provenant des droits, lorsque les redevances de nature réglementaire visent à proscrire, à interdire ou à favoriser un comportement » : par. 48.
[216]                     À l’instar du juge en chef Strathy de la Cour d’appel de l’Ontario, j’estime qu’il n’est pas nécessaire que les prélèvements de nature réglementaires correspondent aux coûts du régime : par. 159‑160; voir également Assoc. canadienne des radiodiffuseurs c. Canada (C.A.F.), 2008 CAF 157, [2009] 1 R.C.F. 3. Ainsi que le prévoit l’arrêt 620 Connaught, le montant d’un prélèvement de nature réglementaire qui vise à modifier les comportements est fixé de manière à proscrire, à interdire ou à favoriser un comportement. Le fédéral souligne à juste titre que limiter un tel prélèvement à un rôle de recouvrement de coûts serait incompatible avec le but d’un régime de réglementation de cette nature : m.i., par. 138. Il n’est pas non plus nécessaire que les revenus générés par un prélèvement de nature réglementaire soient utilisés en vue de la réalisation des objectifs du régime de réglementation. Mais, comme l’a indiqué le juge Gonthier dans l’arrêt Westbank, le lien nécessaire avec le régime de réglementation existe aussi « lorsque les redevances elles‑mêmes ont un objet de réglementation » : par. 44. Si, comme en l’espèce, le prélèvement constitue en soi un mécanisme de réglementation qui favorise la conformité au régime ou la réalisation de l’objectif de celui‑ci, le lien entre le régime de réglementation et la redevance réside dans le prélèvement lui‑même.
[217]                     L’arrêt de notre Cour Allard Contractors Ltd. c. Coquitlam (District), 1993 CanLII 45 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 371, n’est d’aucun secours à l’Ontario. L’Ontario invoque un aspect de l’arrêt Allard que le juge Iacobucci a décrit explicitement comme une tentative « de déterminer la portée du par. 92(9) et non de définir la “taxation” comme telle » : p. 398. Le pouvoir des provinces de délivrer des permis visé au par. 92(9) soulevait des questions précises relativement à son interaction avec la disposition, prévue au par. 92(2), limitant à la taxation directe, plutôt qu’indirecte, le pouvoir de taxation des provinces, et à son rapport avec d’autres chefs de compétence provinciaux. On avait plaidé que, pour donner au par. 92(9) un sens autonome de celui des autres chefs de compétence provinciale, on ne devait pas considérer qu’il autorisait seulement la perception de fonds au soutien d’un régime de réglementation. Dans ce contexte, qui diffère beaucoup de la présente affaire, le juge Iacobucci a indiqué, dans une remarque incidente, que le fait de conclure à l’existence d’« un pouvoir de taxation indirecte inclus dans le par. 92(9) permettant la perception de recettes de beaucoup supérieures aux coûts de la réglementation pourrait bien avoir comme conséquence plus grave de priver le par. 92(2) de tout sens » : p. 404‑405 (soulignements dans l’original). Il n’était toutefois pas nécessaire de trancher la question, puisque le prélèvement en cause dans Allard visait uniquement à couvrir les coûts du régime de réglementation : p. 412.
[218]                     Il ne découle pas de l’arrêt Allard que le fait de conclure à l’existence d’un lien avec le régime de réglementation lorsque le prélèvement constitue un mécanisme de réglementation « priverait l’art. 53 de tout sens », comme l’affirme l’Ontario : m.a, par. 100. L’article 53 codifie le principe selon lequel il n’y a pas de taxation sans représentation en exigeant que tout projet de loi qui impose une taxe émane du législateur : Succession Eurig (Re), 1998 CanLII 801 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 565, par. 30. L’article 53 s’applique expressément à la taxation. L’approche retenue dans Westbank demeure applicable pour distinguer les taxes des prélèvements de nature réglementaire afin de déterminer si l’art. 53 s’applique. Affirmer qu’il est possible de conclure à l’existence du lien nécessaire en établissant que le prélèvement constitue lui‑même un mécanisme de réglementation n’ouvre pas la porte à la taxation déguisée. Le tribunal doit plutôt, dans chaque cas, examiner attentivement le régime afin de dégager l’objet premier de la redevance selon l’arrêt Westbank. Essayer de contourner l’art. 53 en déguisant une taxe en prélèvement de nature réglementaire sans lien suffisant avec un régime de réglementation constituerait un argument spécieux.
[219]                     Il y a en l’espèce amplement d’éléments de preuve démontrant que la redevance sur les combustibles et celle pour émissions excédentaires imposées par les parties 1 et 2 de la LTPGES ont un objectif réglementaire. L’Ontario ne soutient pas que, dans la présente affaire, les redevances constituent de la taxation déguisée, et un tel argument ne serait d’ailleurs pas soutenable. La LTPGES dans son ensemble vise à établir des normes minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz, et non à produire des revenus. Comme l’a fait remarquer avec justesse le juge en chef Richards de la Cour d’appel de la Saskatchewan, la LTPGES [traduction] « pourrait réaliser entièrement ses objectifs [. . .] sans recueillir un sou » : par. 87. Cela vaut autant pour la partie 1 que pour la partie 2. Les redevances imposées par les parties 1 et 2 de la LTPGES ne peuvent être qualifiées de taxes; il s’agit plutôt de prélèvements de nature réglementaire qui visent à réaliser l’objectif réglementaire de la LTPGES, soit modifier les comportements. Les redevances constituent des prélèvements de nature réglementaire constitutionnellement valides.
VIII.   Un dernier point
[220]                     En l’espèce, j’ai identifié le caractère véritable de la LTPGES au regard de de la loi et des règlements en vigueur au moment des présents pourvois. Mon collègue le juge Rowe profite de l’occasion pour proposer une méthode d’évaluation de la constitutionnalité des règlements pris en vertu de la LTPGES. Bien que la prémisse sous‑tendant les remarques de mon collègue — les règlements pris conformément à une loi habilitante doivent être conformes au partage des compétences et contribuer à la réalisation de l’objet de la loi — ne prête pas à controverse, son hypothèse selon laquelle de tels règlements pourraient encourager le favoritisme industriel n’est ni nécessaire, ni souhaitable. Je suis d’avis de remettre à une autre occasion l’examen de la validité des règlements pris en vertu de la LTPGES, si cette question devait se soulever. Il n’appartient pas à notre Cour d’exprimer des opinions sur la teneur, les arguments ou le mérite de contestations à venir.
IX.         Conclusion
[221]                     En conclusion, je suis d’avis de répondre par la négative aux questions posées dans les renvois. La Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre est constitutionnelle. En conséquence, le pourvoi du procureur général de la Saskatchewan est rejeté, le pourvoi du procureur général de l’Ontario est rejeté, et le pourvoi du procureur général de la Colombie‑Britannique est accueilli.
 
Version française des motifs rendus par
 
                    La juge Côté —
[222]                     J’ai lu les motifs soigneusement rédigés du juge en chef, et j’adhère à sa formulation de l’analyse de la théorie de l’intérêt national. Toutefois, je dois, avec égard, me dissocier de sa conclusion ultime selon laquelle la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, c. 12, art. 186 (la « LTPGES » ou la « Loi »), dans sa forme actuelle, est constitutionnelle. À mon avis, il n’est pas possible d’affirmer que la LTPGES, tel qu’elle est présentement rédigée, satisfait à la norme de la question d’intérêt national, formulée comme il se doit par le juge en chef, parce que l’étendue du pouvoir discrétionnaire qu’elle confère au gouverneur en conseil donne à l’exécutif un pouvoir sans limite véritable. De plus, les dispositions de la LTPGES qui autorisent le gouverneur en conseil à modifier la loi elle-même et à y déroger violent la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi que les principes constitutionnels fondamentaux de la souveraineté parlementaire, de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs.
[223]                     La Cour doit se prononcer sur la constitutionnalité de la LTPGES à la lumière de la totalité des mesures qu’elle autorise, et non uniquement des mesures prises actuellement en vertu de la Loi. Ainsi, lorsque je tiens compte de ce que la LTPGES autorise, sans égard à ce qui a été mis en œuvre dans les faits, il est clair que, tel qu’elle est rédigée présentement, elle confère un pouvoir discrétionnaire démesuré à l’exécutif sans qu’il existe de contrôles véritables à l’encontre des modifications significatives qu’il pourrait apporter aux régimes actuels de tarification.
[224]                     Certes, la délégation de pouvoirs législatifs n’est pas problématique en soi, puisque l’existence d’un pouvoir discrétionnaire donne de la souplesse et permet de remédier aux difficultés pratiques associées à la modification de dispositions législatives et à la prise de règlements au niveau législatif. Toutefois, lorsqu’une loi confie à quelques privilégiés le pouvoir de réécrire, et donc de remanier, un texte législatif qui touche pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne des individus et des activités industrielles, économiques et municipales des provinces, elle va trop loin.
[225]                     Je suis donc d’avis de conclure que la Loi est partiellement inconstitutionnelle.
I.               La LTPGES confère un pouvoir discrétionnaire considérable à l’exécutif
[226]                     Un examen détaillé des dispositions de la Loi amène à conclure que le gouverneur en conseil s’est vu conférer un pouvoir discrétionnaire extrêmement étendu.
A.           Partie 1 de la Loi
[227]                     La partie 1 de la Loi crée une redevance sur les combustibles payable par certains producteurs, distributeurs et importateurs de divers combustibles produisant des gaz à effet de serre (« GES ») dont la liste figure à l’annexe 2 (dont l’essence d’aviation, le carburéacteur, le butane, l’éthane, les liquides de gaz, l’essence, le mazout lourd et léger, le kérosène, le méthanol, le naphta, le coke de pétrole, le pentane plus, le propane, le gaz de four à coke, le gaz naturel commercialisable et non commercialisable, le gaz de distillation ainsi que le charbon) et sur les déchets combustibles. À l’article 3 de la Loi, la caractéristique essentielle de la redevance sur les combustibles — soit celle de savoir quels combustibles sont visés par la Loi — est si ouverte, que toute substance, si le gouverneur en conseil le prescrit, peut tomber sous le coup du régime de la redevance sur les combustibles :
        déchet combustible
        a) Pneu ou bardeau bitumé, même partiel;
      b) substance, matière ou chose visée par règlement. (combustible waste)
         . . .
        combustible
      a) Substance, matière ou chose indiquée à la colonne 2 d’un tableau figurant à l’annexe 2, sauf :
      (i) un déchet combustible,
      (ii) une substance, matière ou chose préemballée dans un contenant scellé en usine de 10 L ou moins,
      (iii) une substance, matière ou chose visée par règlement;
      b) substance, matière ou chose visée par règlement. (fuel)
[228]                     Les dispositions opérantes de la partie 1 confèrent de même un pouvoir réglementaire si vaste à l’exécutif que la nature même du régime peut être modifiée. Par exemple :
        Installation assujettie d’une personne
5 Pour l’application de la présente partie, une installation assujettie est une installation assujettie d’une personne si, selon le cas :
         . . .
      b) la personne est une personne visée par règlement, une personne d’une catégorie réglementaire ou une personne qui satisfait aux conditions prévues par règlement relativement à l’installation assujettie.
         . . .
        Livraison de gaz naturel commercialisable — réseau de distribution
      14 Pour l’application de la présente partie, si du gaz naturel commercialisable est livré à une personne donnée au moyen d’un réseau de distribution, est considérée comme étant la personne qui livre le gaz naturel commercialisable la personne suivante :
         . . .
      b) si les circonstances prévues par règlement s’avèrent ou les conditions prévues par règlement sont remplies, la personne qui est une personne visée par règlement, une personne d’une catégorie réglementaire ou une personne qui satisfait aux conditions prévues par règlement.
         . . .
        Redevance — règlement
      26 Sous réserve de la présente partie, la personne visée par règlement, la personne d’une catégorie réglementaire ou la personne qui satisfait aux conditions prévues par règlement est tenue de payer à Sa Majesté du chef du Canada une redevance relativement à un type de combustible ou à un déchet combustible d’un montant déterminé selon les modalités réglementaires si les circonstances prévues par règlement s’avèrent ou les conditions prévues par règlement sont remplies. La redevance devient payable au moment visé par règlement.
        Redevance non payable — règlement
27 Une redevance prévue par la présente partie relativement à un type de combustible ou à un déchet combustible n’est pas payable par une personne dans les cas suivants :
      a) la personne est une personne visée par règlement, une personne d’une catégorie réglementaire ou une personne qui satisfait aux conditions prévues par règlement;
      b) les circonstances prévues par règlement s’avèrent ou les conditions prévues par règlement sont remplies.
         . . .
        Montant de la redevance — mélange
40(2) Malgré le paragraphe (1), si des modalités réglementaires sont établies relativement à un mélange qui est réputé être du combustible d’un type prévu par règlement en vertu du paragraphe 16(2), le montant d’une redevance payable en vertu de la présente section relativement à ce mélange est égal au montant déterminé selon les modalités réglementaires.
        Montant de la redevance — règlements
      40(3) Malgré le paragraphe (1), si les circonstances prévues par règlement s’avèrent ou si les conditions prévues par règlement sont remplies, le montant d’une redevance payable en vertu de la présente section relativement à du combustible et à une province assujettie est égal au montant déterminé selon les modalités réglementaires.
        . . .
        Montant de la redevance — règlements
      41(2) Malgré le paragraphe (1), si les circonstances prévues par règlement s’avèrent ou si les conditions prévues par règlement sont remplies, le montant de la redevance payable relativement à un déchet combustible et à une province assujettie est égal au montant déterminé selon les modalités réglementaires.
        . . .
        Remboursement — règlements
      47(3) Malgré le paragraphe (2), si les circonstances prévues par règlement s’avèrent ou si les conditions prévues par règlement sont remplies, le montant du remboursement payable en vertu du présent article est égal au montant déterminé selon les modalités réglementaires.
[229]                     L’étendue complète des pouvoirs de l’exécutif ressort notamment des art. 166 et 168 de la Loi. L’alinéa 166(1)a) énonce que le gouverneur en conseil peut, par règlement, « prendre toute mesure d’ordre réglementaire prévue par la présente partie ». La seule limite qui soit aux vastes pouvoirs réglementaires conférés par l’art. 166 est prévue au par. 166(3), qui prescrit que pour la prise de règlements en application du par. (2) — soit, pour modifier la partie 1 de l’annexe 1 afin de changer la liste des provinces où la redevance sur les combustibles est payable — « le gouverneur en conseil tient compte avant tout de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre ». Aucune restriction de ce type ne s’applique aux pouvoirs réglementaires du gouverneur en conseil prévus aux dispositions de la partie 1 de la Loi. Plus important encore, le par. 166(4) donne à l’exécutif la capacité illimitée de modifier la partie 1 de la Loi :
        166(4) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, modifier l’annexe 2 relativement à l’application de la redevance sur les combustibles en application de la présente partie, notamment en ajoutant, supprimant modifiant ou remplaçant un tableau.
[230]                     Les paragraphes 168(2) et (3) autorisent aussi le gouverneur en conseil à prendre et à modifier des règlements relatifs au régime de redevance sur les combustibles, à son application et à sa mise en œuvre. Ces pouvoirs étendus lui accordent sans restriction un vaste pouvoir discrétionnaire pour modifier la partie 1 de la Loi :
        168(2) En ce qui concerne le régime de redevance sur les combustibles, le gouverneur en conseil peut, par règlement :
      a)   établir les règles prévoyant le moment à partir duquel ce régime s’applique, ainsi que ses modalités d’application, et les règles relatives à d’autres aspects concernant l’application de ce régime, y compris les règles selon lesquelles l’état d’une chose est réputé, dans des circonstances déterminées et à des fins déterminées, être différent de ce qu’il serait par ailleurs, notamment le moment où un montant prévu par la présente partie est devenu dû ou a été payé, le moment où du combustible ou une substance, matière ou chose a été livré, le moment et la manière dont un montant prévu par la présente partie doit être déclaré et comptabilisé ainsi que le début et la fin de toute période;
      b)   établir les règles prévoyant le moment à partir duquel un changement de taux, prévu dans un tableau de l’annexe 2 pour un type de combustible et pour une province ou une zone, s’applique, ainsi que ses modalités d’application, et les règles relatives à un changement à un autre paramètre touchant l’application du régime de redevance sur les combustibles relativement à ce type de combustible ou à cette province ou zone, y compris les règles selon lesquelles l’état d’une chose est réputé, dans des circonstances déterminées et à des fins déterminées, être différent de ce qu’il serait par ailleurs, notamment le moment où un montant prévu par la présente partie est devenu dû ou a été payé, le moment où du combustible ou une substance, matière ou chose a été livré, le moment et la manière dont un montant prévu par la présente partie doit être déclaré et comptabilisé ainsi que le début et la fin de toute période;
      c)   établir les règles prévoyant le moment à partir duquel un changement aux provinces ou zones figurant à la partie 1 de l’annexe 1 ou à l’annexe 2 s’applique, ainsi que ses modalités d’application, et les règles relatives à un changement à un autre paramètre touchant l’application du régime de redevance sur les combustibles relativement à une province ou zone ou à un type de combustible, y compris les règles selon lesquelles l’état d’une chose est réputé, dans des circonstances déterminées et à des fins déterminées, être différent de ce qu’il serait par ailleurs, notamment le moment où un montant prévu par la présente partie est devenu dû ou a été payé, le moment où du combustible ou une substance, matière ou chose a été livré, le moment et la manière dont un montant prévu par la présente partie doit être déclaré et comptabilisé ainsi que le début et la fin de toute période;
      d)   dans le cas où un montant est à déterminer selon les modalités réglementaires relativement au régime de redevance sur les combustibles, préciser les circonstances ou les conditions dans lesquelles ces modalités s’appliquent;
      e)   prévoir les remboursements, redressements ou crédits relatifs au régime de redevance sur les combustibles;
      f)   établir les règles permettant aux personnes qui ont choisi de faire appliquer ces règles d’appliquer les dispositions de la présente partie d’une manière différente de la manière dont elles s’appliqueraient normalement, y compris le moment où un montant prévu par la présente partie est devenu dû ou a été payé, le moment où du combustible ou une substance, matière ou chose a été livré, le moment et la manière dont un montant prévu par la présente partie doit être déclaré et comptabilisé ainsi que le début et la fin de toute période;
      g)   préciser les circonstances qui doivent s’avérer, ainsi que les conditions à remplir, pour le paiement de remboursements dans le cadre du régime de redevance sur les combustibles;
      h)   prévoir les montants et taux devant entrer dans le calcul du montant de tout remboursement, redressement ou crédit relatif au régime de redevance sur les combustibles ou sur lequel celui-ci a une incidence, exclure les montants qui entreraient par ailleurs dans le calcul d’un tel remboursement, redressement ou crédit et préciser les circonstances dans lesquelles un tel remboursement, redressement ou crédit n’est pas payé ou effectué;
      i)   prévoir les renseignements qu’une personne déterminée est tenue d’inclure dans une convention écrite ou un autre document portant sur un combustible déterminé ou une substance, matière ou chose déterminée et prévoir les conséquences liées à la redevance relativement à un tel combustible ou une telle substance, matière ou chose, ainsi que les pénalités pour avoir manqué à cette obligation ou avoir indiqué des renseignements erronés;
      j)   prévoir que, dans des circonstances déterminées, un montant déterminé de redevance est réputé être payable ou avoir été payé, à des fins déterminées, par une personne déterminée du fait qu’elle détient du combustible à un moment déterminé;
      k)   prévoir des mesures d’observation, y compris des règles anti-évitement;
      l)   prendre toute mesure en vue de la transition à ce régime, et de sa mise en œuvre, relativement au combustible ou à une substance, matière ou chose et à l’égard d’une province ou zone.
[231]                     Surtout, le par. 168(4) de la Loi prévoit qu’advenant une incompatibilité entre la loi adoptée par le Parlement et un règlement pris par l’exécutif, « les dispositions du règlement l’emportent sur les dispositions incompatibles de la présente partie ». Ce pouvoir renversant contourne l’exercice du pouvoir législatif par la branche qui en est titulaire en permettant à l’exécutif de modifier, par règlements, la loi même qui autorise la prise des règlements. Le paragraphe 168(4) de même que les par. 166(2) et 166(4) constituent tous ce qu’on appelle des « clauses Henry VIII ». Leur nom, clauses Henry VIII, est inspiré du roi dont la soif de pouvoir avait donné lieu à la Statute of Proclamations (An Act that Proclamations made by the King shall be obeyed (Eng.), 1539, 31 Hen. 8, c. 8), qui accordait aux proclamations du roi la même force juridique qu’avaient les lois adoptées par le Parlement (J. W. F. Allison, « The Westminster Parliament’s Formal Sovereignty in Britain and Europe from a Historical Perspective » (2017), 34 Journal of Constitutional History 57, p. 62‑63).
B.            Partie 2 de la Loi
[232]                     Le système de tarification fondé sur le rendement (« STFR ») créé par la partie 2 de la Loi soustrait certaines entreprises industrielles, définies comme des « installations assujetties », au régime de redevance sur les combustibles créé par la partie 1. Je suis préoccupée par l’affirmation du juge en chef selon laquelle « aucun aspect du pouvoir discrétionnaire conféré par la partie 2 n’autorise le gouverneur en conseil à régir les émissions de GES de manière générale ou à régir des industries particulières si ce n’est en établissant des limites d’émission de GES et en tarifant les émissions excédentaires partout au pays » (par. 76). À mon avis, et avec égards, il ressort clairement d’un examen des dispositions de la partie 2 que les vastes pouvoirs conférés à l’exécutif ouvrent la voie à ce résultat précis.
[233]                     L’article 192 contient une clause Henry VIII et confère au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements sur divers sujets, y compris des règlements :
      a)   définissant installation;
      b)   concernant les installations assujetties, notamment les circonstances dans lesquelles elles cessent d’être des installations assujetties;
      c)   permettant de déterminer qui est responsable d’une installation ou d’une installation assujettie;
      d)   concernant les désignations ou l’annulation de ces désignations en vertu de l’article 172;
      e)   concernant les périodes de conformité et les délai de compensation à taux régulier et délai de compensation à taux élevé afférents;
      f)   concernant les rapports et les vérifications visés à l’article 173 et aux paragraphes 176(2) et 177(2);
      g)   concernant la limite d’émissions de gaz à effet de serre visée aux articles 173 à 175, au paragraphe 178(1), à l’article 182 et au paragraphe 183(1);
      h)   concernant la détermination de la quantité de gaz à effet de serre émise par une installation;
      i)   concernant les circonstances dans lesquelles un gaz à effet de serre est réputé avoir été émis par une installation;
      j)   concernant l’utilisation de méthodes, notamment en matière d’échantillonnage, et d’équipement pour la production de renseignements sur les émissions de gaz à effet de serre et les activités liées à de telles émissions;
      k)   concernant la compensation prévue aux articles 174 et 178;
      l)   concernant les unités de conformité, notamment leurs transferts, les circonstances dans lesquelles ces transferts sont interdits et la reconnaissance d’unités ou de crédits émis par une personne autre que le ministre à titre d’unités de conformité;
      m)  concernant le système de suivi visé à l’article 185 et les comptes dans le système;
      n)   prévoyant des frais d’utilisation;
      o)   concernant l’arrondissement de nombres;
      p)   concernant la conservation des registres visés à l’article 187;
      q)   concernant la correction ou la mise à jour de renseignements fournis au titre de la présente section.
[234]                     De plus, un grand nombre de dispositions dans la partie 2 autorisent l’exécutif, dans la mesure où il agit conformément aux modalités réglementaires qu’il a lui‑même conçues : à désigner une installation à titre d’installation assujettie, la soustrayant ainsi à l’obligation de payer la redevance sur les combustibles (par. 172(1)), à annuler la désignation d’une installation assujettie (par. 172(3)), à suspendre ou à révoquer des unités de conformité (par. 180(1)), à prélever la compensation due en unités de conformité (art. 182), ou à fermer un compte (par. 186(3)). La seule limite au vaste pouvoir discrétionnaire de l’exécutif prévue à la partie 2 — semblable à celle prévue à la partie 1 — est décrite au par. 189(2) : lorsqu’il modifie la partie 2 de l’annexe 1 pour changer la liste des provinces où s’applique le STFR, « le gouverneur en conseil tient compte avant tout de la rigueur des mécanismes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre ». De nouveau, à l’instar de ce que prévoit la partie 1, aucune restriction de ce type ne s’applique aux pouvoirs réglementaires du gouverneur en conseil prévus aux dispositions de la partie 2.
[235]                     Bien que les pouvoirs du gouverneur en conseil à cet égard puissent prétendument être exercés pour permettre un examen continu, je souscris à l’opinion des juges Brown et Rowe selon laquelle le cadre « schématique » prévu par la partie 2 accorde à l’exécutif un vaste pouvoir discrétionnaire d’établir unilatéralement des normes par industrie, ce qui risque de donner lieu au traitement différent des diverses industries selon les caprices de l’exécutif.
II.            Les normes « minimales » sont fixées par l’exécutif et non par la Loi
[236]                     Comme je l’ai mentionné, je conviens avec le juge en chef que l’utilisation de normes nationales minimales de tarification rigoureuse aux fins de réduction des émissions de GES est légalement viable à titre de question d’intérêt national. Cependant, il n’est pas possible d’affirmer que la Loi, tel qu’elle est présentement libellée, établit des normes nationales de tarification rigoureuse, puisqu’elle ne fixe pas de limite véritable au pouvoir de l’exécutif. Selon moi, ce n’est pas la Loi, mais bien l’exécutif, qui fixe, restreint ou élargit les normes.
[237]                     La décision du législateur de transférer à l’exécutif le pouvoir de prendre des règlements et d’élaborer les politiques est centrale à l’esprit de la LTPGES. Dans son article intitulé « The Case for a Canadian Nondelegation Doctrine » (2019), 52 U.B.C. L. Rev. 817, (Alyn) James Johnson, un spécialiste du droit constitutionnel et administratif, souligne les conséquences néfastes de cette délégation excessive :
        [traduction] Les assemblées législatives sont des institutions très visibles où l’élaboration des lois et des politiques relatives à des sujets controversés peut avoir lieu de telle sorte que le public peut y être sensibilisé, en faire l’examen et y contribuer. Par contre, les tribunaux et les organes de l’exécutif, bien qu’ils soient eux‑mêmes distincts sur le plan institutionnel, sont tant les uns que les autres dépourvus du caractère ouvert et largement délibératif qui confère aux assemblées législatives leur position unique dans une société démocratique. [Note de bas de page omise; p. 825‑826.]
Cette délégation de pouvoirs excessive retire la réglementation des GES du forum qui la légitime que sont les assemblées législatives et la confie à un nombre restreint d’individus.
[238]                     Le juge en chef souligne que le pouvoir réglementaire est circonscrit par l’objet de la loi, soit la réduction des émissions de GES au moyen de leur tarification — par exemple, en prescrivant une redevance sur les combustibles et des régimes de tarification des émissions industrielles de GES. Or, selon moi, il ne s’agit pas d’une limite véritable au pouvoir de l’exécutif. Comme le juge Brown le signale fort à propos, la partie 2 de la Loi confère le pouvoir à l’exécutif d’établir non pas des normes nationales minimales, mais plutôt des normes variables et incohérentes par industrie. Par exemple, l’exécutif pourrait décider d’imposer des limites si strictes aux industries des combustibles fossiles ou de la potasse, deux grandes émettrices de GES, que ces industries en seraient décimées. Selon le raisonnement des juges majoritaires, cet exemple, en dépit de son improbabilité, servirait l’objet de la loi, soit réduire les émissions de GES en les tarifant, et constituerait donc une utilisation valide du pouvoir réglementaire que confère la LTPGES à l’exécutif. Il ne peut pas en être ainsi.
[239]                     Je reconnais que, en réponse, on pourrait faire valoir que les citoyens canadiens peuvent manifester leur mécontentement lors des élections. Cependant, le fait que l’exécutif soit autorisé à imposer un grand nombre de conditions à tout moment aux individus et aux industries, et en outre à réviser ces conditions à tout moment dans quelque mesure que ce soit, est indéfendable. Les provinces se retrouvent alors un jour avec des régimes applicables, et le lendemain régies par le régime fédéral. Le contrôle véritable de la législation devrait être l’analyse de la séparation des pouvoirs, et non pas simplement une délégation supplémentaire aux urnes.
[240]                     La Loi, tel qu’elle est présentement libellée, recourt à un régime discrétionnaire sans limites. Je suis d’accord avec les motifs du juge en chef voulant qu’une matière restreinte à des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES relève de la compétence du fédéral, toutefois, la Loi ne respecte pas cette restriction cruciale. Compte tenu du pouvoir discrétionnaire illimité conféré par les dispositions, y compris la capacité d’étendre la portée des deux parties pour changer fondamentalement la nature de la redevance sur les combustibles ou pour viser des industries spécifiques, il n’est pas possible de dire que la Loi est conforme à la matière en question.
III.         Les restrictions constitutionnelles à la délégation de pouvoir
[241]                     En outre, je suis d’avis que certaines portions de la Loi sont incompatibles avec notre système démocratique au point d’être indépendamment inconstitutionnelles. J’explique pourquoi ci‑après.
[242]                     Les paragraphes 166(2) et 166(4) de même que l’art. 192 confèrent tous au gouverneur en conseil le pouvoir de modifier des portions de la Loi. Pour sa part, le par. 168(4) confère le pouvoir d’adopter des règlements d’application incompatibles avec la partie 1 de la Loi. Or, les universitaires préviennent depuis longtemps que le pouvoir de l’exécutif de modifier ou d’abroger des dispositions législatives primaires soulève de graves préoccupations sur le plan constitutionnel (voir Lord Chief Justice Hewart, The New Despotism (1929); D. J. Mullan, « The Role of the Judiciary in the Review of Administrative Policy Decisions: Issues of Legality », dans M. J. Mossman et G. Otis, éds., La montée en puissance des juges : ses manifestations, sa contestation (1999), 313, p. 375; L. Neudorf, « Reassessing the Constitutional Foundation of Delegated Legislation in Canada » (2018), 41 Dal. L.J. 519, p. 545; Johnson; voir aussi M. Mancini, « The Non‑Abdication Rule in Canadian Constitutional Law » (2020), 83 Sask. L. Rev. 45). Le temps est venu de reconnaître que les clauses censées conférer à un autre organe que le Parlement le pouvoir de modifier des dispositions législatives contreviennent aux art. 17 et 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Les paragraphes 166(2), 166(4), 168(4) et l’article 192 de la LTPGES sont donc inconstitutionnels.
A.           L’architecture de la Constitution du Canada
[243]                     La Constitution du Canada consiste en un « ensemble complet de règles et de principes offrant un cadre juridique exhaustif pour notre système de gouvernement » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 32). Les règles et les principes qui composent la Constitution du Canada « ressortent de la compréhension du texte constitutionnel lui‑même, de son contexte historique et des diverses interprétations données par les tribunaux en matière constitutionnelle » (Renvoi sur la sécession, par. 32). Ils comprennent à la fois des éléments écrits et d’autres non écrits (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 92; Renvoi relatif à la sécession, par. 32). La question à trancher en l’espèce est celle de savoir si ces règles et ces principes permettent au Parlement d’autoriser le gouverneur en conseil à modifier une loi du Parlement.
[244]                     Une des caractéristiques fondamentales de la Constitution du Canada consiste en l’identification et en la définition de trois éléments constitutifs de l’État : l’exécutif, le législatif et le judiciaire (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704, par. 23; Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 108). La Loi constitutionnelle de 1867 joue un rôle crucial dans la définition de ces trois éléments constitutifs. La partie III de la Loi constitutionnelle de 1867 définit le pouvoir exécutif, la partie IV le pouvoir législatif et la partie VII le pouvoir judiciaire. De plus, la partie V établit les pouvoirs exécutifs et législatifs des provinces et la partie VI la distribution des pouvoirs législatifs entre le Parlement du Canada et les législatures provinciales.
[245]                     L’interprétation des documents constitutionnels doit être large et téléologique; elle doit en outre non seulement être éclairée par leurs contextes linguistique, philosophique et historique appropriés, mais aussi reposer sur les principes de base de la Constitution (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, par. 25; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155‑156; R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344). Ces documents doivent aussi être interprétés en fonction de l’architecture plus large de la Constitution (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, par. 26; Renvoi relatif à la sécession, par. 50; SEFPO c. Ontario (Procureur général), 1987 CanLII 71 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 57).
[246]                     Nous devons donc commencer notre analyse en nous penchant sur le texte lui‑même de la Loi constitutionnelle de 1867. La première disposition de la partie IV prévoit qu’ « [i]l y aura pour le Canada, un parlement qui sera composé de la Reine, d’une chambre haute appelée le Sénat, et de la Chambre des Communes » (art. 17). La première disposition de la partie VI prévoit ce qui suit :
     91. Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois restreindre la généralité des termes ci‑haut employés dans le présent article, il est par la présente déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi) l’autorité législative exclusive du parlement du Canada s’étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, savoir : . . .
[247]                     Une lecture linguistique ou ordinaire et grammaticale de ces dispositions m’amène à conclure qu’elles confèrent le pouvoir législatif fédéral au Parlement du Canada, tout en limitant comment celui‑ci peut exercer ce pouvoir. L’article 17 commence en insistant sur le fait qu’ « [i]l y aura pour le Canada, un parlement », ce qui signifie que tout le pouvoir législatif conféré au fédéral sera exercé par un seul Parlement. Vient ensuite la contrainte à la façon dont le pouvoir législatif doit être exercé, découlant de la décision des Pères de la Confédération de « nomme[r] [. . .] les organes du pouvoir législatif » (Renvoi relatif à la compétence législative du Parlement du Canada relativement à la Chambre haute, 1979 CanLII 169 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 54, p. 74). Les articles 17 et 91 énoncent tous les deux que le pouvoir législatif ne peut être exercé que par la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des communes. Ainsi, au fédéral, tout exercice du pouvoir législatif — chaque adoption, modification et abrogation d’une loi — doit faire l’objet du consentement des trois organes du Parlement, soit la Reine, le Sénat et la Chambre des communes. En revanche, la partie III, qui définit le « pouvoir exécutif », attribue à l’art. 9 « le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada » exclusivement à la Reine.
[248]                     Notre jurisprudence soutient en outre cette interprétation. Dans Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117, le Conseil privé a jugé qu’une province peut légalement déléguer aux commissaires au permis le pouvoir de prendre des règlements relatifs aux permis d’alcool. Toutefois, Sir Barnes Peacock au nom de la formation de juges a noté qu’il [traduction] « est évident qu’un tel pouvoir est accessoire à la loi et que, sans lui, toute tentative de prévoir les divers détails et les mécanismes nécessaires à leur réalisation pourrait s’avérer une lourde tâche, ou être totalement voué à l’échec » et qu’il existait un « grand nombre d’exemples de lois antérieures de ce type, conférant un pouvoir discrétionnaire limité à d’autres » (p. 132 (je souligne)). Il a également souligné que la législature provinciale « conserve les mêmes pouvoirs et peut, selon son bon vouloir, détruire l’organisme qu’elle a créé et en instituer un autre, ou encore reprendre elle‑même les choses en main » (p. 132).
[249]                     Dans In Re Initiative and Referendum Act, 1919 CanLII 426 (UK JCPC), [1919] A.C. 935, le Conseil privé a examiné la constitutionnalité d’une loi du Manitoba, la Initiative and Referendum Act, L.M. 1916, c. 59. Cette loi prévoyait que les lois pouvaient être adoptées et abrogées par référendum, et que les lois de ce type auraient le même effet que celles adoptées par la législature (art. 7). La Cour d’appel du Manitoba a conclu que l’art. 92 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (maintenant la Loi constitutionnelle de 1867) conférait le pouvoir législatif exclusivement à la législature et que celle‑ci n’était pas autorisée à le confier à une autre instance (Re The Initiative and Referendum Act (1916), 1916 CanLII 444 (MB CA), 27 Man. R. 1).
[250]                     Au nom du Conseil privé, le vicomte Haldane a jugé que [traduction] « [l]e libellé de l’art. 92 est important. Cette disposition commence en énonçant que “[d]ans chaque province la législature pourra exclusivement faire les lois relatives aux matières” tombant dans certaines catégories de sujets » (p. 943). Même s’il a ensuite rejeté l’appel en se fondant sur l’absence de compétence du Manitoba pour interférer avec les fonctions du lieutenant‑gouverneur, le vicomte Haldane, dans « une opinion incidente délibérée et importante » (SEFPO, p. 47), a poursuivi sa réflexion sur les limites du pouvoir législatif :
        [traduction] L’article 92 de la Loi de 1867 confère le pouvoir législatif dans une province à sa législature et uniquement à elle. Nul doute qu’un organisme jouissant, sur les matières qui relèvent de sa compétence, d’un pouvoir de légiférer aussi étendu que celui qui appartient à une législature provinciale au Canada pourrait, tout en préservant l’intégrité de ses propres pouvoirs, se faire aider par des organismes subordonnés. C’est ce qui s’est produit dans l’affaire Hodge v. The Queen, où le Conseil privé a décidé que la législature de l’Ontario avait le droit de confier à un bureau de commissaires le pouvoir d’édicter des règlements relatifs aux tavernes; il ne s’ensuit pas toutefois qu’elle peut créer et doter de sa propre capacité un nouveau pouvoir législatif non créé par la Loi à laquelle elle doit sa propre existence. [Je souligne; note de bas de page omise; p. 945.]
[251]                     Dans le Renvoi relatif à la compétence du Parlement relativement à la Chambre haute, la Cour a réitéré la conclusion selon laquelle « l’art. 92 de l’Acte confère à la législature le pouvoir exclusif d’édicter ou d’abroger des lois et qu’il ne vise pas l’institution d’un nouvel organisme législatif à qui la législature pourrait déléguer ses pouvoirs législatifs ou avec lequel elle pourrait les partager » (p. 72).
[252]                     Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721, la Cour a affirmé que la Constitution exige que chaque élément constitutif de la législature — soit, dans le cas du Manitoba, à la fois l’Assemblée législative et le lieutenant-gouverneur — consente à un projet de loi pour que le pouvoir législatif soit exercé valablement. Le paragraphe 4(1) de la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, L.M. 1980, c. 3, prévoyait que les lois pouvaient être adoptées dans une langue officielle et traduites ultérieurement dans l’autre langue officielle. Il autorisait que la traduction soit simplement déposée auprès du greffier de la Chambre pour qu’elle devienne loi. La Cour a conclu qu’il s’agissait d’une « tentative inconstitutionnelle de porter atteinte aux pouvoirs du lieutenant‑gouverneur. Toutes les lois doivent recevoir la sanction royale » (Droits linguistiques au Manitoba, p. 777).
[253]                     Il existe toutefois une décision qui exprime un point de vue différent quant à la capacité du Parlement de déléguer son pouvoir législatif. Dans l’arrêt Re George Edwin Gray (1918), 1918 CanLII 533 (SCC), 57 R.C.S. 150, une majorité des juges de la Cour suprême a confirmé un décret qui contredisait une loi. Cette affaire concernait une demande d’habeas corpus. George Gray était un jeune fermier qui avait été exempté du service militaire en application de la Loi du service militaire, 1917, L.C. 1917, c. 19, en raison de ses obligations en tant que fermier. L’article 6 de la Loi des mesures de guerre, 1914, L.C. 1914, c. 2, prévoyait que « [l]e gouverneur en conseil a le pouvoir de faire et autoriser tels actes et choses et de faire de temps à autre tels ordres et règlements qu’il peut, à raison de l’existence réelle ou appréhendée de la guerre [. . .], juger nécessaires ou à propos pour la sécurité, la défense, la paix, l’ordre et le bien‑être du Canada ». Le paragraphe 13(5) de la Loi du service militaire, 1917, prévoyait en conséquence que « [r]ien de contenu dans la présente loi n’est censé limiter ou atténuer [. . .] les pouvoirs du Gouverneur en conseil sous le régime de la Loi des mesures de guerre, 1914 ».
[254]                     Le 19 avril 1918, le Sénat et la Chambre des communes ont adopté une résolution conjointe selon laquelle : « cette Chambre croit qu’il est opportun que le Gouverneur en conseil édicte en la forme et teneur suivante les règlements concernant le service militaire à savoir [. . .] » (Journaux de la Chambre des communes du Canada, no 22, 1re sess., 13e lég., 19 avril 1918, p. 242; Journaux du Sénat du Canada, vol. 54, 1re sess., 13e lég., 19 avril 1918, p. 100). La résolution répétait ensuite textuellement un ensemble de règlements que le gouverneur en conseil a pris le lendemain. Ces règlements modifiaient les exemptions au service militaire de telle sorte que M. Gray n’était plus exempté. Les exigences en matière de service militaire énoncées dans le décret étaient contraires à la Loi du service militaire, 1917.
[255]                     La seule question dont la Cour était saisie était celle de savoir si le décret pouvait abolir l’exemption. Au nom des juges majoritaires, le juge en chef Fitzpatrick a conclu que, même s’il avait été plaidé que seul le Parlement pouvait adopter des lois, celui-ci pouvait déléguer des pouvoirs législatifs à condition que cela n’équivaille pas à l’abdication de son rôle (Re Gray, p. 156‑157). Il s’est ensuite penché sur la Loi des mesures de guerre, 1914, pour examiner si le décret était intra vires. La loi en question n’autorisait pas expressément le gouverneur en conseil à promulguer des décrets incompatibles avec des lois, mais, selon le juge en chef Fitzpatrick, il n’était pas nécessaire que cela soit exprimé explicitement :
        [traduction] Il me semble évident, comme le laisse entendre le libellé utilisé, que le Parlement avait l’intention de conférer à l’exécutif les pouvoirs les plus larges en temps de danger. Lu littéralement, le libellé de la disposition traite de pouvoirs illimités. Le Parlement a expressément prévu dans la loi que, au besoin, l’exécutif pouvait, pour la défense commune, adopter des décrets et prendre des règlements qu’il estime nécessaires ou souhaitables pour la sécurité, la paix, l’ordre et le bien‑être du Canada. Les hommes éclairés qui ont formulé cette disposition, et les députés qui l’ont adoptée, envisageaient une situation d’extrême urgence et s’y préparaient, et il faut tenir pour acquis qu’ils ont employé les mots dans leur sens naturel et ont voulu ce qu’ils ont dit. [Je souligne; p. 158‑159.]
[256]                     En concluant que la loi conférait un pouvoir illimité, le juge en chef Fitzpatrick a très certainement été influencé par l’urgence due à la guerre : [traduction] « [n]os législateurs ont sans aucun doute été poussés, à l’heure du péril, par la conviction que la sécurité du pays est la loi suprême contre laquelle aucune autre loi ne peut prévaloir. Nous avons clairement le devoir de donner effet à leur intention patriotique » (p. 160 (je souligne)). Les juges Duff et Anglin étaient également préoccupés, ce dernier soulignant même que des milliers d’hommes avaient déjà été conscrits et étaient en route pour l’Europe par suite de l’application de ce décret (p. 169, 174 et 180). N’eût été l’urgence due à la guerre, il est difficile de concevoir que quelque juge que ce soit aurait consenti à autoriser le gouverneur en conseil à exercer ce qui semble être un pouvoir illimité, puisqu’un tel pouvoir est l’antithèse même de la primauté du droit. Comme l’a écrit le lord Bingham,
        [traduction] La primauté du droit ne requiert pas que les décideurs officiels ou judiciaires soient privés de tout pouvoir discrétionnaire. Elle exige cependant qu’aucun pouvoir discrétionnaire ne soit illimité au point qu’il puisse être exercé arbitrairement. Aucun pouvoir discrétionnaire ne saurait être légalement exercé sans entrave.
      (The Rule of Law (2010), p. 54)
[257]                     En revanche, les juges dissidents ont refusé d’accepter la [traduction] « proposition simpliciste » voulant que la Loi du service militaire, 1917, « puisse être abrogée ou annulée par un décret » (Re Gray, p. 164). Même lorsqu’il y a urgence due à la guerre, l’annulation des lois par décret était inconcevable; « il n’existe pas de telles conceptions du droit qui relèvent de la législation attribuée au Dominion par “l’Acte de l’Amérique du Nord britannique” » (p. 165).
[258]                     Le juge en chef cite l’arrêt Re Gray et affirme que ce dernier établit la constitutionnalité des clauses Henry VIII (par. 85). Avec égards, selon ma lecture de cet arrêt, celui‑ci n’est pas concluant sur la question. Premièrement, les commentaires des juges majoritaires dans cette décision, en particulier en ce qui a trait aux pouvoirs illimités du gouverneur en conseil, illustrent que leurs conclusions ne sont pas compatibles avec notre compréhension contemporaine des principes constitutionnels fondamentaux. Dans l’arrêt Re Gray, les juges ont manifestement été incités à conclure comme ils l’ont fait par l’urgence majeure due à la guerre. Dans la cause dont nous sommes saisis, le Parlement n’a pas adopté la loi contestée en vertu du volet relatif à l’urgence. Deuxièmement, l’arrêt Re Gray se distingue de la présente affaire dans la mesure où les trois organes chargés par les art. 17 et 91 du pouvoir exclusif de légiférer avaient donné leur assentiment au décret. Même si elle n’avait pas pris la forme d’une loi du Parlement, la résolution conjointe du Sénat et de la Chambre des communes de concert avec le décret pouvait adéquatement satisfaire aux exigences des art. 17 et 91 dans une situation d’urgence due à la guerre. Or, ni la Chambre des communes ni le Sénat n’ont consenti à la promulgation par le gouverneur en conseil des règlements pris en vertu de la LTPGES. Troisièmement, cette interprétation est incompatible avec notre décision la plus récente sur la délégation des pouvoirs législatifs.
[259]                     Le juge en chef cite également la décision Reference as to the Validity of the Regulations in Relation to Chemicals, 1943 CanLII 1 (SCC), [1943] S.C.R. 1, et l’arrêt R. c. Furtney, 1991 CanLII 30 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 89, comme des causes s’appuyant sur les conclusions de l’arrêt Re Gray (motifs du juge en chef, par. 85). Or, aucune de ces causes n’a traité des clauses Henry VIII. Dans Chemicals Reference, le gouverneur en conseil avait créé divers organismes pour aider à l’effort de guerre durant la Seconde Guerre mondiale. La question en litige était celle de savoir si le gouverneur en conseil pouvait déléguer le pouvoir que lui conférait la Loi sur les mesures de guerre, 1914, à ces autres instances. Non seulement n’y avait‑il pas de clause Henry VIII en cause, mais la Cour a jugé à l’unanimité qu’une portion du décret était ultra vires puisqu’elle n’était pas conforme à la loi habilitante (p. 7, 21, 27, 32 et 37). En dépit des énoncés généraux quant à la capacité du Parlement de déléguer son pouvoir « législatif » en situation d’urgence, le juge en chef Duff a également reconnu que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, pourrait imposer des restrictions à la capacité du Parlement de confier des pouvoirs législatifs à l’exécutif (p. 10). Je mets le terme « législatif » entre guillemets parce que le juge en chef Duff parlait d’actes de nature législative (p. 12). Pour les fins des présents pourvois, je définis le pouvoir législatif plus étroitement, soit en référant spécifiquement au pouvoir formel d’adopter, de modifier et d’abroger une loi du Parlement. Suivant cette définition, aucun pouvoir législatif n’était en cause dans Chemicals Reference.
[260]                     L’arrêt Furtney s’inscrit dans un courant jurisprudentiel différent concernant la délégation intergouvernementale qui, à mon avis, ne fait que soutenir l’inconstitutionnalité des clauses Henry VIII. Dans l’arrêt Attorney General of Nova Scotia c. Attorney General of Canada, 1950 CanLII 26 (SCC), [1951] R.C.S. 31, la Cour a jugé que le Parlement n’est pas habilité à déléguer ses pouvoirs législatifs à une législature provinciale et que, de même, une législature provinciale ne peut pas déléguer ses pouvoirs législatifs au Parlement. Bien que le juge en chef Rinfret ait établi une distinction entre cette affaire et d’autres où il est question d’une délégation à un organisme subordonné au Parlement, l’attention particulière qu’il a accordée au terme « exclusivement » utilisé dans les art. 91 et 92, de pair avec l’absence d’un pouvoir exprès de délégation, étayent mon interprétation des art. 17 et 91 (p. 34‑35). Dans le Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189, nous avons confirmé que la Loi constitutionnelle de 1867 interdit au Parlement de déléguer des pouvoirs législatifs à la législature d’un autre ordre de gouvernement (par. 75). Tout au long du jugement, nous insistons à plusieurs reprises sur la capacité du Parlement de déléguer le pouvoir de prendre des mesures législatives « subordonnées » (par. 73 et 75‑76 (italiques dans l’original)) ou d’exercer des pouvoirs « administratifs » (par. 123 et 125 (italiques dans l’original)). Nulle part ne donnons‑nous notre appui à la délégation de la compétence législative primaire.
[261]                     Je ne peux donc pas considérer que l’arrêt Re Gray est concluant sur la question. Je vais maintenant traiter des principes fondamentaux de la Constitution qui étayent encore davantage mon interprétation des art. 17 et 91.
B.            Principes fondamentaux de la Constitution du Canada
[262]                     Il ressort de la jurisprudence récente de notre Cour que les principes non écrits de notre Constitution aident à interpréter le texte écrit (Droits linguistiques au Manitoba, p. 750‑751; Renvoi relatif à la sécession, par. 53; Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 94‑95 et 104; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 44 et 57; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3, par. 54).
[263]                     À mon avis, trois principes fondamentaux doivent guider l’interprétation des art. 17 et 91: la souveraineté parlementaire, la primauté du droit et la séparation des pouvoirs.
(1)         La souveraineté parlementaire
[264]                     La souveraineté parlementaire est un principe fondamental dans le système de gouvernement hérité de la tradition de Westminster qu’emploie la Constitution du Canada. La souveraineté parlementaire est généralement comprise comme conférant au Parlement [traduction] « le droit d’adopter ou d’abroger quelque loi que ce soit » (A.V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution (10e éd. 1959), p. 39‑40). Bien entendu, au Canada, la souveraineté du Parlement a toujours été restreinte par la constitution écrite (Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 56). Pour cette raison, la Cour a affirmé qu’il pouvait être plus utile de qualifier notre système de gouvernement de suprématie constitutionnelle plutôt que de suprématie parlementaire (Renvoi relatif à la sécession, par. 72). Néanmoins, la souveraineté parlementaire demeure un principe constitutionnel important puisque, en l’absence de restriction constitutionnelle, le Parlement peut adopter ou abroger quelque loi que ce soit.
[265]                     À première vue, la souveraineté parlementaire permettrait au Parlement de déléguer tout ce qu’il veut à qui il le veut. Si le Parlement peut adopter ou abroger quelque loi que ce soit, il pourrait adopter une loi qui donne au gouverneur en conseil le pouvoir de modifier des lois du Parlement. Or, il n’en est pas ainsi. La souveraineté parlementaire comporte à la fois un aspect positif et un aspect négatif. L’aspect positif est, comme nous l’avons vu, que le Parlement a la capacité de créer quelque loi que ce soit. Cependant, l’aspect négatif est qu’aucun organisme n’a compétence pour déroger aux exigences d’une loi du Parlement. Le professeur Dicey a fait état de ces deux aspects dans sa définition :
        [traduction] Le principe de la souveraineté parlementaire veut tout simplement dire que le Parlement, ainsi défini, a, en vertu de la constitution anglaise, le droit d’adopter ou d’abroger quelque loi que ce soit; de plus, le droit anglais ne reconnaît à aucun individu ou organisme le droit de déroger aux lois du Parlement ou de les écarter. [Note de bas de page omise; p. 39‑40.]
[266]                     C’est cet aspect négatif de la souveraineté parlementaire auquel contreviennent les clauses Henry VIII. Ces clauses [traduction] « confèrent à l’exécutif le pouvoir de déroger aux exigences de mesures législatives primaires, violant ainsi directement le principe de la souveraineté parlementaire » (A. Tucker, « Parliamentary Scrutiny of Delegated Legislation », dans A. Horne et G. Drewry, dirs., Parliament and the Law (2018), 347, p. 359). Dans l’allocution qu’il a prononcée en 2010 à la Mansion House à l’intention du lord-maire de Londres, le lord juge en chef d’Angleterre et du Pays de Galles s’est prononcé en ce sens, déclarant que [traduction] « la prolifération de clauses comme celles‑ci aura pour conséquence inévitable de porter atteinte davantage à la souveraineté du Parlement et d’accroître davantage le pouvoir de l’exécutif sur la législature [. . .] Il faut reléguer les clauses Henry VIII aux oubliettes de l’Histoire » (lord juge, 13 juillet 2010 (en ligne), p. 6; voir aussi lord juge, « Ceding Power to the Executive; the Resurrection of Henry VIII », allocution prononcée au King’s College de Londres, le 12 avril 2016 (en ligne), p. 3).
[267]                     Dans le Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, notre Cour a souligné l’aspect négatif de la souveraineté parlementaire dans la définition qu’il en a donnée : « la législature jouit du pouvoir exclusif d’adopter, de modifier et d’abroger des lois comme elle l’entend et aucun sujet n’échappe à son pouvoir de légiférer » (par. 54 (italiques dans l’original)). La Cour a conclu à l’unanimité qu’il était conforme à la souveraineté parlementaire de restreindre la capacité du Parlement de déléguer ses pouvoirs législatifs aux législatures provinciales :
     Pour dire les choses simplement, bien que le Parlement ou une législature provinciale puisse déléguer à une autre personne ou un autre organisme le pouvoir de réglementation permettant d’adopter des mesures législatives subordonnées (comme des règles et des règlements contraignants) sur des matières qui relèvent de sa compétence, il lui est interdit de transférer à une législature de l’autre ordre de gouvernement sa compétence législative primaire — c’est‑à‑dire le pouvoir d’adopter, de modifier et d’abroger des lois — sur une matière en particulier à l’égard de laquelle la Constitution lui confère la compétence exclusive. [Je souligne; par. 76.]
[268]                     Même si nous rejetions l’idée selon laquelle la souveraineté parlementaire nous oblige à admettre qu’aucun autre organe ne peut adopter, modifier ou abroger des lois, la notion de souveraineté parlementaire comporte d’autres restrictions inhérentes. Par exemple, pour que le Parlement soit souverain, il ne saurait être restreint par les mesures prises par des Parlements précédents, si bien qu’il est « interdit au Parlement et aux législatures d’entraver, par une loi ordinaire, l’exercice futur de leur pouvoir de légiférer » (Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 119). De même, la logique fait obstacle à la capacité du Parlement d’atteindre deux objectifs contradictoires simultanément. Par exemple, le Parlement ne peut pas créer un organisme dont la compétence est circonscrite et simultanément le mettre à l’abri du contrôle judiciaire, parce qu’il [traduction] « est intrinsèquement contradictoire de créer un tribunal doté à la fois d’une compétence limitée et d’un pouvoir illimité de déterminer quelles sont les limites en question selon son bon vouloir — un tel tribunal serait autocratique et non investi d’un pouvoir limité » (R. c. Shoreditch Assessment Committee, [1910] 2 K.B. 859 (C.A.), p. 880). Les clauses Henry VIII créent une contradiction dans les lois où elles se retrouvent en exigeant que l’exécutif fasse quelque chose tout en l’autorisant simultanément à défier cette exigence. Par exemple, dans la LTPGES, le par. 168(2) confère au gouverneur en conseil le pouvoir de réglementer divers sujets spécifiques relatifs à la redevance sur les combustibles comme celui de « prévoir les remboursements, redressements ou crédits relatifs au régime de redevance sur les combustibles » (al. 168(2)e)). Or, le par. 168(4) prévoit que le gouverneur en conseil peut prendre un règlement contraire à n’importe quelle disposition de la partie 1. En conséquence, le Parlement tente simultanément de limiter le pouvoir réglementaire du gouverneur en conseil à des sujets spécifiques et de l’autoriser à réglementer tout ce qu’il souhaite.
[269]                     Récemment, certains membres de la haute magistrature d’Angleterre et du Pays de Galles ont admis qu’une autre limite inhérente tient au fait que la souveraineté parlementaire exige qu’il existe un organe impartial, indépendant et faisant autorité pour interpréter les lois du Parlement. Parce que le Parlement ne peut s’exprimer que par des textes écrits, son travail ne peut être efficace que lorsqu’il est interprété par un tel organe (R. (Cart) c. Upper Tribunal, [2009] EWHC 3052 (Admin.), [2011] Q.B. 120, par. 37‑39, le lord juge Laws; R. (Privacy International) c. Investigatory Powers Tribunal, [2019] UKSC 22, [2020] A.C. 491, par. 189‑190 et 208‑210). Or, les clauses Henry VIII sont incompatibles avec cette conception de la souveraineté. Elles restreignent la possibilité d’avoir recours au contrôle judiciaire en ne fournissant aucune limite véritable à l’égard de laquelle un tribunal peut exercer un contrôle. Il s’agit là d’un problème qui touche également la primauté du droit, un principe sur lequel je vais maintenant me pencher.
(2)         La primauté du droit
[270]                     La primauté du droit est un des principes fondamentaux de la Constitution, étant « à la base de notre système de gouvernement » (Renvoi relatif à la sécession, par. 70; voir aussi Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121 p. 142). Elle est en outre expressément reconnue dans le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ».
[271]                     La primauté du droit embrasse trois principes apparentés (Imperial Tobacco, par. 58). Premièrement, « le droit est au‑dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l’influence de l’arbitraire » (Droits linguistiques au Manitoba, p. 748). Deuxièmement, « la primauté du droit exige la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l’ordre normatif » (Droits linguistiques au Manitoba, p. 749). Troisièmement, « l’exercice de tout pouvoir public doit en bout de ligne tirer sa source d’une règle de droit » (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 10). Autrement dit, « [à] son niveau le plus élémentaire, le principe de la primauté du droit assure aux citoyens et résidents une société stable, prévisible et ordonnée où mener leurs activités. Elle fournit aux personnes un rempart contre l’arbitraire de l’État » (Renvoi sur la sécession, par. 70).
[272]                     Même dans son sens le plus formel, la primauté du droit exige que tous les textes législatifs soient adoptés conformément aux conditions légales de manière et de forme (Imperial Tobacco, par. 60). Cela comprend les exigences voulant que les projets de loi fassent l’objet de trois lectures au Sénat et à la Chambre des communes et qu’ils reçoivent la sanction royale (Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40, par. 37‑41). Lorsque le gouverneur en conseil modifie une loi, cela ne respecte pas les exigences de manière et contrevient donc à la primauté du droit.
[273]                     La délégation du pouvoir législatif à l’exécutif soulève deux préoccupations supplémentaires en ce qui concerne la primauté du droit. La première, comme l’a souligné le professeur Elmer Driedger, découle de ce que [traduction] « la délégation du pouvoir de modifier une loi est généralement considérée comme condamnable parce que, dans ces conditions, le texte de la loi ne se trouve pas dans le recueil des lois » (The Composition of Legislation: Legislative Forms and Precedents, (2e éd. rév. 1976), p. 198). Cela engendre de la confusion et de l’incertitude, lesquelles sont hostiles à la notion de primauté du droit (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 72).
[274]                     La deuxième préoccupation supplémentaire découle de ce que les clauses Henry VIII confèrent à l’exécutif le pouvoir d’agir arbitrairement. Elles le font en lui permettant d’agir contrairement à la loi habilitante, créant ainsi un pouvoir qui n’est soumis à aucune limite véritablement contraignante et donc de la nature d’un pouvoir discrétionnaire absolu. Le professeur Dicey formule ainsi le souci de la primauté du droit d’empêcher le pouvoir arbitraire :
        [traduction] [La primauté du droit] s’entend, en premier lieu, de la suprématie ou de la prépondérance absolue du droit ordinaire, par opposition à l’influence du pouvoir arbitraire, et exclut l’existence de l’arbitraire, de la prérogative, voire d’un large pouvoir discrétionnaire de la part du gouvernement. [p. 202]
[275]                     Dans le contexte canadien, les motifs célèbres du juge Rand dans l’arrêt Roncarelli mettent également en garde contre le pouvoir absolu :
        [traduction] . . . il n’y a rien de tel qu’une « discrétion » absolue et sans entraves, c’est‑à‑dire celle où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit‑il, sans égard à la nature ou au but de cette loi. [p. 140]
[276]                     Le juge en chef affirme que le gouverneur en conseil sera lié par les termes exprès et l’objet général de la LTPGES (par. 87). Je suis d’accord avec le juge Brown lorsqu’il affirme que les clauses Henry VIII ne peuvent pas être traitées comme une simple question de droit administratif (par. 414). Mes préoccupations sont de nature constitutionnelle, parce que le gouverneur en conseil ne m’apparait pas être contraint par des limites véritables pouvant être appliquées au moyen d’un contrôle judiciaire. Par exemple, le par. 168(4) l’autorise expressément à agir contrairement aux dispositions de la partie 1. Qui plus est, l’objet général de la Loi est tellement large que la seule restriction imposée au gouverneur en conseil est d’agir dans les limites de la compétence en matière d’intérêt national identifiée par le juge en chef. Lorsqu’une mesure exécutive n’est restreinte que par le partage des compétences et non par sa loi habilitante, on ne peut alors plus parler de mesure exécutive. Le contrôle de la constitutionnalité eu égard au partage des compétences ne suffit pas. Lorsqu’une loi habilitante renferme une clause privative, la primauté du droit n’est pas respectée uniquement par le contrôle judiciaire de la constitutionnalité.
[277]                     Afin de protéger la primauté du droit, et d’empêcher la conduite arbitraire, les tribunaux ont une obligation constitutionnelle de contrôler les mesures de l’exécutif (Crevier c. Procureur général du Québec, 1981 CanLII 30 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 220, p. 234; voir aussi Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, par. 21). Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, les juges majoritaires ont affirmé que « [l]e contrôle judiciaire permet aux cours de justice de s’assurer que les pouvoirs légaux sont exercés dans les limites fixées par le législateur. Il vise à assurer la légalité, la rationalité et l’équité du processus administratif et de la décision rendue » (par. 28).
[278]                     Puisque le contrôle judiciaire est prescrit par la Constitution, une loi ne peut l’écarter, que ce soit expressément ou implicitement (Crevier, p. 238; Dunsmuir, par. 31). Lorsque le gouverneur en conseil se voit conférer le pouvoir de modifier une loi, ou d’agir d’une manière incompatible avec la loi, on ne saurait affirmer que son pouvoir est concrètement limité par la loi. Dans les mots du juge Campbell :
        [traduction] Ce pouvoir est suspect, sur le plan constitutionnel, parce qu’il confère au gouvernement l’autorité absolue de s’appuyer sur un pouvoir juridique qu’il s’est lui‑même attribué, et de déroger de façon arbitraire — sans autre conseil de l’Assemblée législative, et sans que ceux qui sont susceptibles d’être touchés négativement par le changement aient le droit d’être entendus — à l’instrument législatif même d’où il tire son propre pouvoir.
      (Ontario Public School Boards’ Assn. c. Ontario (Attorney General) (1997), 1997 CanLII 12352 (ON SC), 151 D.L.R. (4th) 346 (C.J. Ont. (div. gén.), p. 363)
(3)         La séparation des pouvoirs
[279]                     À l’instar de la souveraineté parlementaire et de la primauté du droit, la séparation des pouvoirs est « un principe fondamental de la Constitution du Canada » (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 138). Bien qu’on dise souvent qu’il n’y a pas de séparation formelle des pouvoirs au Canada, notre Cour a reconnu à maintes reprises que la séparation des pouvoirs est « un élément essentiel de notre constitution », une « pierre d’assise de notre régime constitutionnel », « une des caractéristiques fondamentales de la Constitution canadienne » et « la base de notre système constitutionnel » (Wells c. Terre‑Neuve, 1999 CanLII 657 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 199, par. 52 et 54; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 107; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 152 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 3 et 10).
[280]                     Sur le plan théorique, la séparation des pouvoirs peut comporter trois dimensions : les mêmes personnes ne doivent pas faire partie de plus d’une branche, une branche ne doit pas contrôler le travail d’une autre ni autrement intervenir dans ce travail et une branche ne doit pas exercer les fonctions d’une autre (E. C. S. Wade et G. G. Phillips, Constitutional Law (3e éd. 1946), p. 18).
[281]                     Au Canada, les deux premières dimensions de la séparation des pouvoirs ne sont pas toujours satisfaites. Par exemple, il est bien reconnu que « les mêmes personnes contrôlent à la fois les organes exécutif et législatif du gouvernement » (Wells, par. 53‑54; voir aussi Procureur général du Québec c. Blaikie, 1981 CanLII 14 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 312, p. 320‑321). Toutefois, cela ne veut pas dire que notre Constitution fusionne les pouvoirs législatif et exécutif (Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), 1989 CanLII 73 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 49, p. 103). En effet, la Constitution insiste sur la séparation des pouvoirs au chapitre de la troisième dimension — soit celle de la séparation des fonctions. Dans l’arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, 1985 CanLII 14 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 455, le juge en chef Dickson a décrit ainsi les fonctions essentielles de chacune des trois branches :
        Il existe au Canada une séparation des pouvoirs entre les trois branches du gouvernement — le législatif, l’exécutif et le judiciaire. En termes généraux, le rôle du judiciaire est, il va sans dire, d’interpréter et d’appliquer la loi; le rôle du législatif est de prendre des décisions et d’énoncer des politiques; le rôle de l’exécutif est d’administrer et d’appliquer ces politiques. [p. 469‑470]
[282]                     La séparation des pouvoirs n’exige pas de façon stricte que toutes ces fonctions demeurent exclusives. Notre Constitution permet à une branche d’exercer certaines fonctions relevant d’une autre branche lorsqu’elle le fait d’une manière qui respecte leurs rôles respectifs. Les présents pourvois en fournissent un excellent exemple. Nous, membres de l’organe judiciaire, sommes appelés à donner un avis sur la constitutionnalité de la LTPGES à trois lieutenants‑gouverneurs en conseil — ce qui serait normalement une fonction exécutive (Renvoi relatif à la sécession, par. 15). Notre jurisprudence établit toutefois clairement que « [l]e principe de la séparation des pouvoirs exige, à tout le moins, que certaines fonctions soient réservées exclusivement à des organismes particuliers » (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 139).
[283]                     Dans l’arrêt Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3. ma collègue, la juge Karakatsanis, a confirmé l’importance d’identifier et de protéger les fonctions fondamentales de chaque branche du gouvernement :
      Au fil de plusieurs siècles de transformation et de conflits, le système anglais est passé d’un régime où la Couronne détenait tous les pouvoirs à un régime où des organes indépendants aux fonctions distinctes les exercent. L’évolution de fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes a permis l’acquisition de certaines compétences essentielles par les diverses institutions appelées à exercer ces fonctions. Le pouvoir législatif fait des choix politiques, adopte des lois et tient les cordons de la bourse de l’État, car lui seul peut autoriser l’affectation de fonds publics. L’exécutif met en œuvre et administre ces choix politiques et ces lois par le recours à une fonction publique compétente. Le judiciaire assure la primauté du droit en interprétant et en appliquant ces lois dans le cadre de renvois et de litiges sur lesquels il statue de manière indépendante et impartiale, et il défend les libertés fondamentales garanties par la Charte.
      Les trois pouvoirs ont des attributions institutionnelles distinctes et jouent des rôles à la fois cruciaux et complémentaires dans notre démocratie constitutionnelle. [Je souligne; par. 28‑29.]
[284]                     Les motifs de la juge Karakatsanis expriment bien un des objectifs normatifs qui sous‑tendent la séparation des pouvoirs, soit celui de faire en sorte que le pouvoir soit attribué en fonction des compétences et des capacités institutionnelles. La juge McLachlin (plus tard juge en chef) a énoncé une autre raison dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319, où elle a souligné l’importance de maintenir les rapports de forces établis entre les trois branches, concluant qu’« il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre » (p. 389). Le maintien de cet équilibre empêche l’accumulation du pouvoir au sein d’une seule branche.
[285]                     C’est peut‑être dans la sphère judiciaire que le souci de la Cour de protéger les fonctions fondamentales de chaque branche contre l’empiètement est le mieux établi. Sur la base des dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 relatives au pouvoir judiciaire, les organes législatif et exécutif sont incapables d’empiéter sur la compétence fondamentale des cours supérieures ou de porter atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire (MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, 1995 CanLII 57 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 725, par. 2 et 15; Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), 1996 CanLII 259 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 186, par. 56; Criminal Lawyers’ Association of Ontario, par. 19 et 26; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31). Cette fonction judiciaire fondamentale comprend le devoir de maintenir la primauté du droit et de protéger les citoyens contre les mesures arbitraires en contrôlant les mesures étatiques (MacMillan Bloedel, par. 32‑35; Crevier, p. 234‑238).
[286]                     Il existe en outre des théories bien établies pour protéger les fonctions fondamentales de l’exécutif contre l’empiètement judiciaire. Par exemple, la jurisprudence de notre Cour illustre l’importance de faire preuve de retenue lorsqu’il s’agit d’examiner certains exercices de la prérogative royale (Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441; Renvoi relatif à la sécession, par. 26‑28; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 36‑37; voir aussi Première Nation des Hupacasath c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2015 CAF 4). La théorie du privilège du Cabinet sert pareillement à protéger les fonctions fondamentales de l’exécutif (Carey c. Ontario, 1986 CanLII 7 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 637; Babcock, par. 18‑19 et 60).
[287]                     La Cour a également établi des limites sur l’ingérence judiciaire au sein des fonctions législatives essentielles, plus particulièrement en reconnaissant l’existence des privilèges parlementaires à l’égard d’activités législatives fondamentales. Comme l’a affirmé le juge Binnie, « [c]hacun des pouvoirs de l’État se voit garantir une certaine autonomie par rapport aux autres »; « [l]e privilège parlementaire constitue donc l’un des moyens qui permettent d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle des pouvoirs » (Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 21; voir aussi New Brunswick Broadcasting Co., p. 377). Les privilèges parlementaires confèrent une immunité « qui est indispensable pour protéger les législateurs dans l’exécution de leurs fonctions législatives et délibératives et de la tâche de l’assemblée législative de demander des comptes au gouvernement relativement à la conduite des affaires du pays » (Vaid, par. 41; voir aussi Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S 687, par. 27 et 127).
[288]                     En plus de respecter les limites de l’immunité parlementaire, les tribunaux se sont abstenus d’imposer les exigences de l’équité procédurale à l’acte de légiférer, et se sont contentés d’exiger qu’un projet de loi fasse l’objet de trois lectures à la Chambre des communes et au Sénat et qu’il reçoive la sanction royale (Authorson, par. 37‑41). Récemment, notre Cour a conclu à la majorité que l’obligation de consulter ne s’applique pas aux ministres de la Couronne qui se livrent à la rédaction de projets de loi, puisqu’il s’agit d’une fonction législative : « Étendre la doctrine de l’obligation de consulter au processus législatif obligerait l’organe judiciaire à outrepasser les aspects essentiels de son rôle institutionnel et menacerait l’équilibre respectueux qui règne entre les trois piliers de notre démocratie » (Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765, par. 2; voir aussi les par. 117, 122, 148, 163‑164 et 167).
[289]                     La plupart de ces protections servent à contrer l’ingérence des tribunaux. Toutefois, la Cour a en outre reconnu que l’exécutif ne peut pas empiéter sur le processus législatif d’une manière qui restreindrait le pouvoir d’adopter, de modifier et d’abroger des lois, malgré le rôle important que joue l’exécutif dans le processus législatif (Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 53). Le juge en chef Lamer a affirmé qu’« il existe, entre l’exécutif et le législatif, un rapport hiérarchique suivant lequel l’exécutif doit exécuter et appliquer les politiques adoptées par le législatif sous forme de lois » (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 139).
[290]                     La séparation des pouvoirs exige également que la fonction fondamentale d’adopter, de modifier et d’abroger les lois soit protégée à l’encontre de l’exécutif et demeure exclusive à la législature. Cela appuie les deux grands principes normatifs qui sous‑tendent la séparation des pouvoirs.
[291]                     En premier lieu, la législature est l’institution la mieux placée pour traduire les politiques en lois. Ce processus constitutionnellement prescrit par les art. 17 et 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 assure que les lois sont élaborées devant une tribune publique offrant l’opportunité de les examiner de manière substantielle et d’en débattre. Le processus législatif permet aussi bien des débats sur les orientations générales qu’une étude détaillée article par article. Fait plus important, l’élaboration des lois par l’entremise des législatures, « par sa nature même, entraîne des compromis, des négociations et des délibérations. Nul n’a le monopole de la vérité et notre système repose sur la croyance que, sur le marché des idées, les meilleures solutions aux problèmes publics l’emporteront » (Renvoi relatif à la sécession, par. 68). C’est pourquoi « le rôle du législatif est de prendre des décisions et d’énoncer des politiques » (Fraser, par. 470).
[292]                     En deuxième lieu, le fait de réserver à la législature le pouvoir d’adopter, de modifier et d’abroger les lois aide à circonscrire le pouvoir et à empêcher une concentration encore plus grande de celui‑ci entre les mains de l’exécutif. Il n’y a aucun doute que l’exécutif exerce un pouvoir énorme dans ce pays. En pratique, il peut contrôler les opérations quotidiennes de la législature (Blaikie, p. 320). Toutefois, un organe exécutif ayant le pouvoir de légiférer par lui‑même, sans la moindre intervention de la législature, exerce un pouvoir beaucoup plus grand et beaucoup plus dangereux. Comme nous l’avons vu, le processus législatif se déroule en public, en plus d’être soumis à l’examen de députés qui ne font pas partie du gouvernement et de la presse. Lorsque le gouvernement ne contrôle pas la majorité des sièges dans la législature, le processus législatif peut exiger des compromis importants. En revanche, lorsque le Cabinet modifie la LTPGES, il le fait sous le sceau du secret ministériel, sans examen du public. On ne peut douter de « l’importance prépondérante de la Chambre des communes en tant que “grand enquêteur de la nation” » (Vaid, par. 20).
[293]                     Les Pères de la Confédération et les auteurs de la Loi constitutionnelle de 1982 ont chacun reconnu l’importance du processus parlementaire en exigeant que le Parlement siège au moins une fois tous les douze mois (art. 20 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (dans sa version promulguée) et art. 5 de la Charte). Il n’y a rien de plus fondamental au pouvoir législatif que de légiférer. Lorsque l’exécutif usurpe cette fonction, la séparation des pouvoirs est manifestement violée.
IV.         Conclusion
[294]                     Lorsque le texte clair des art. 17 et 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 est lu à la lumière des principes constitutionnels fondamentaux que sont la souveraineté parlementaire, la primauté du droit et la séparation des pouvoirs, je n’ai aucun doute que les dispositions censées conférer à la branche exécutive le pouvoir d’annuler ou de modifier des lois du Parlement sont inconstitutionnelles. En outre, la LTPGES ne saurait relever d’une question d’intérêt national définie par des normes minimales lorsque ces normes sont celles de l’exécutif, et non celles du Parlement.
[295]                     Pour ces motifs, bien que je sois d’accord avec la formulation par le juge en chef de l’analyse de la théorie de l’intérêt national, je n’adhère pas à son application du droit aux faits de la présente affaire. Telle qu’elle est présentement libellée, la Loi ne fixe pas de normes minimales et délègue un pouvoir législatif à l’exécutif. En conséquence, bien que je souscrive à la conclusion du juge en chef selon laquelle le Parlement a la compétence d’adopter des lois constitutionnellement valides dans ce domaine, je me dois d’exprimer ma dissidence en partie.
 
Version française des motifs rendus par
 
                     Le juge Brown —
I.               Introduction
[296]                     Dans le but d’atténuer les changements climatiques, la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, c. 12, art. 186 (« Loi ») met en œuvre des mesures — plus particulièrement, la tarification du carbone (dans le cas de la partie 1 de la Loi) et la réglementation de l’industrie lourde (dans le cas de la partie 2) — pour réprimer les activités qui émettent des gaz à effet de serre (« GES ») dans l’atmosphère.
[297]                     La question dont nous sommes saisis est de savoir si la Loi relève de la compétence du législateur fédéral. Il est important de souligner que la question n’est pas de savoir si le Parlement peut prendre des mesures pour lutter contre les changements climatiques. Il le peut manifestement — de fait, il peut adopter plusieurs mesures de la nature de celles contenues dans la Loi, par exemple, en exerçant le pouvoir de taxation que lui confère l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. La question n’est pas non plus de savoir si le Parlement peut prendre des mesures pour parer à cette menace existentielle, ou d’autres, que connaît le pays. Encore une fois, il le peut manifestement, en s’appuyant sur son vaste pouvoir résiduel de légiférer en réponse à des urgences pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada (« POBG »).
[298]                     Autrement dit, la constitutionnalité du régime que le Parlement a édicté en l’espèce ne détermine pas si le Parlement peut chercher à contrôler les émissions de GES de manière à atteindre des cibles de réduction. Il le peut. La question dont nous sommes saisis se rapporte uniquement à la façon dont le Parlement a choisi de le faire — et, en particulier, s’il a choisi un moyen qui relève de la compétence législative que lui confère la Constitution du Canada. Cette question nous amène donc à examiner la structure et l’application de la Loi — caractéristiques dont il n’est à peu près pas question dans les motifs des juges majoritaires — et le chef de compétence sur lequel se fonde le procureur général du Canada pour tenter d’en faire reconnaître la validité. Encore une fois, il convient de mettre en évidence, puisque toutes les parties devant nous soulignent l’ampleur de l’enjeu que représente la lutte contre les changements climatiques, que la capacité du Parlement de contribuer utilement à cette lutte ne dépend pas de la réponse de la Cour à la question du renvoi.
[299]                     Le procureur général du Canada nous presse de conclure que la Loi représente un exercice constitutionnellement valide par le Parlement non pas des compétences dont il dispose manifestement pour prendre des mesures à l’égard des changements climatiques, mais de sa compétence résiduelle de légiférer à l’égard de matières « d’intérêt national » au titre du pouvoir POBG. On ne saurait trop insister sur la portée de cette thèse. Ce pouvoir — contrairement au pouvoir du Parlement de légiférer en cas d’urgence nationale — confère en permanence au Parlement la compétence exclusive à l’égard de la matière dite d’intérêt national. S’il s’agissait simplement, comme le soutient le procureur général du Canada, d’obliger les pollueurs à « payer », l’incidence sur le partage des compétences serait mineure. Toutefois, ni le procureur général du Canada ni les juges majoritaires ne décrivent fidèlement ou complètement la portée de la Loi. En particulier, ils minimisent considérablement ce que la Loi autorise réellement le gouverneur général en conseil (c’est‑à‑dire le Cabinet fédéral) à faire, et font abstraction de l’empiètement réglementaire profond dans des matières de compétence provinciale autorisé par la partie 2 de la Loi. Il s’ensuit une expansion permanente et considérable des compétences fédérales aux dépens de la compétence législative provinciale — non sanctionnée par notre Constitution, et même, comme je l’expliquerai, expressément interdite par celle‑ci.
[300]                     Les juges majoritaires acceptent toutes ces prétentions, accordant au procureur général du Canada tout ce qu’il demande. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Les juges majoritaires vont encore plus loin, abandonnant et récrivant essentiellement la jurisprudence de notre Cour sur le volet intérêt national du pouvoir POBG décrit dans R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., 1988 CanLII 63 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 401. Plus particulièrement, ils édulcorent le test énoncé dans cet arrêt, qui exige qu’un intérêt national présente les qualités « d’unicité, de particularité et d’indivisibilité » (p. 432) par rapport aux matières qui relèvent de la compétence législative provinciale, en incorporant dans ce cadre d’analyse un corpus de jurisprudence sur le trafic et le commerce qui n’a rien à voir avec le pouvoir POBG ou avec la présente affaire. Le résultat est un nouveau critère en trois étapes. Suivant celui‑ci, l’exigence « d’unicité, de particularité et d’indivisibilité » est fondée sur deux « principes » qui « guid[ent] » l’analyse (motifs du juge en chef, par. 146). Le premier de ceux-ci comporte deux volets, et un de ces volets est guidé par trois « facteurs » (par. 147, 151 et 157). Le deuxième principe doit être analysé en fonction de trois autres exigences (par. 152‑156). Pour ajouter à la confusion, l’expansion inévitable de la compétence fédérale au titre du volet intérêt national qui en découle est renforcée par l’ajout d’un pouvoir discrétionnaire du tribunal à l’analyse relative à l’étendue de l’effet, par lequel l’étendue de l’effet sur la compétence provinciale est mise en balance à la lumière d’autres « intérêts », qui comprennent implicitement l’appréciation par les tribunaux de l’importance de la matière (par. 161 et 206). (On doit apparemment présumer que toutes les matières importantes relèvent de la compétence fédérale.)
[301]                     Toutefois, le véritable danger que posent les motifs des juges majoritaires ne vient pas du fait qu’ils combinent la jurisprudence sur le trafic et le commerce et celle sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement, ni du test déroutant et confus qu’ils énoncent. Il vient plutôt du fait que les juges majoritaires abandonnent toute contrainte significative pour l’application de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG.
[302]                     Je souscris aux motifs du juge Rowe et j’adopte en conséquence son examen de la jurisprudence portant sur le pouvoir résiduel en matière de POBG, que confère au Parlement le préambule de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Mes motifs sont exposés dans l’ordre suivant. Dans un premier temps, j’examinerai attentivement l’économie de la Loi elle‑même, dans le but d’en expliquer la structure et l’application de manière à déterminer son caractère véritable, et à la classifier eu égard aux chefs de compétence législative prescrits dans la Constitution. Ce faisant, j’expliquerai pourquoi le Parlement, en s’appuyant sur la théorie de l’intérêt national pour défendre la Loi, se bute à un problème constitutionnel insurmontable. La structure même de la Loi empêche de prétendre que sa principale matière visée a trait à une matière distinctement fédérale, puisqu’elle ne s’applique que lorsque les législateurs provinciaux n’ont pas adopté de mesures de tarification du carbone, ou du moins des mesures aussi rigoureuses que celles privilégiées par le Cabinet fédéral. Autrement dit, la structure et l’application de la Loi reposent sur la prémisse que les législatures provinciales ont compétence pour adopter le même régime. Cela porte un coup fatal à la constitutionnalité de la Loi au titre du volet intérêt national du pouvoir POBG, puisque l’art. 91 prévoit que la compétence législative provinciale est « exclusivement assigné[e] » — c’est‑à‑dire à l’exclusion de la compétence du Parlement. Il s’agit là d’une caractéristique limitative fondamentale du pouvoir fédéral en matière de POBG que les motifs des juges majoritaires ne prennent pas en compte.
[303]                     J’examinerai ensuite les arguments des procureurs généraux du Canada et de la Colombie‑Britannique qui, voulant parer à cette objection, plaident que l’imposition de normes nationales minimales représente l’aspect distinctement fédéral ou national de la matière. Cependant, se pose alors la question suivante : des normes nationales minimales portant sur quoi? Si ces « normes nationales minimales » ont pour sujet une matière relevant de la compétence législative provinciale — ce que prévoit, rappelons‑le, la Loi de par sa structure même — l’inclusion de « normes nationales minimales » n’ajoute rien. Par exemple, jusqu’à ce que la Cour rende le présent arrêt dans lequel j’exprime ma dissidence, il n’aurait pas été davantage constitutionnel que le Parlement adopte des « normes nationales minimales » régissant l’administration des hôpitaux, l’emplacement ou la construction de centrales hydroélectriques, les effets inflationnistes du trafic et du commerce intraprovincial (comme le contrôle des salaires et des prix), ou l’exploration et l’exploitation de ressources naturelles non renouvelables. Désormais, de telles normes sont tout à fait possibles (ou du moins le sont‑elles lorsqu’un juge estime qu’elles visent une matière « importante »).
[304]                     Il s’ensuit que la Loi ne constitue pas un exercice valable de la compétence législative résiduelle du Parlement. Bien que le procureur général du Canada n’ait pas véritablement fait valoir d’arguments subsidiaires, j’ajouterais que la validité de la Loi ne peut pas non plus être reconnue à titre d’exercice valable de quelque autre chef de compétence fédérale que ce soit, du moins en l’absence d’arguments plus étoffés que la mention au passage que l’on trouve dans son mémoire. Je suis donc d’avis que la Loi, dans sa totalité, outrepasse la compétence du Parlement.
[305]                     Après avoir tranché la question du renvoi en appliquant la jurisprudence de notre Cour, j’examinerai ensuite la reformulation édulcorée du test établi dans l’arrêt Crown Zellerbach proposée par les juges majoritaires.
II.            La Loi
[306]                     Le préambule de la Loi décrit les changements climatiques comme un problème national, qui ne peut être circonscrit à un territoire déterminé et qui requiert des mesures immédiates. Il énonce par conséquent l’intention du législateur fédéral « d’encourager [des] changements de comportement » en mettant en œuvre un « régime fédéral de tarification des émissions de gaz à effet de serre ».
[307]                     La Loi établit deux régimes réglementaires distincts. La partie 1 crée une redevance réglementaire sur les combustibles émettant des GES, qui augmentera annuellement jusqu’en 2022. Cette redevance est imposée à certains producteurs, distributeurs et importateurs, et l’on s’attend à ce qu’ils refilent cette redevance aux consommateurs. De cette façon, on s’attend à ce que le comportement du public change, réduisant ainsi la demande et la consommation de combustibles qui émettent des GES. Sous réserve d’un certain nombre d’exceptions, la redevance s’applique aux combustibles qui sont produits, livrés ou utilisés dans une « province assujettie », transportés dans une province assujettie à partir d’un autre endroit au Canada, ou importés au Canada à un endroit situé dans une province assujettie (art. 17 à 39). La redevance sur les combustibles s’applique actuellement à 22 combustibles qui émettent des GES lorsqu’ils sont brûlés, notamment l’essence, le carburant diesel, le gaz naturel et les « déchets combustibles ». Les combustibles sont énumérés à l’ann. 2 de la Loi et le Cabinet fédéral peut apporter des modifications à cette annexe.
[308]                     Le deuxième mécanisme, créé en application de la partie 2, est décrit comme un système de tarification fondé sur le rendement (« STFR »). La structure du STFR soulève des doutes sérieux quant à la justesse de la qualification que font les juges majoritaires du caractère véritable de la Loi dans son ensemble, c’est‑à‑dire « l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz » (par. 57). Le STFR repose plutôt sur des craintes à propos de la compétitivité dans certaines industries canadiennes précises à forte intensité d’émissions qui doivent être concurrentielles sur les marchés internationaux, et à propos des incidences économiques et environnementales découlant de la « fuite de carbone » — le mouvement de l’industrie vers des territoires où le prix du carbone est plus bas. La partie 2, par conséquent, est conçue non seulement « pour encourager [l]es changements de comportement », mais aussi pour préserver la compétitivité internationale de certaines industries à forte intensité d’émissions et exposées aux échanges commerciaux (étant celles choisies par le Cabinet fédéral). Elle les dispense de verser la redevance sur les combustibles établie à la partie 1 et les assujettit plutôt à différents niveaux de tarification du carbone fondés sur la sensibilité du Cabinet aux préoccupations liées à la compétitivité et à la fuite de carbone de cette industrie en particulier.
[309]                     La partie 2 atteint son objectif en autorisant le Cabinet fédéral à limiter les émissions totales qui peuvent être produites par une installation industrielle sans que celle‑ci n’ait à verser de redevance. Elle s’applique aux installations situées dans une province assujettie, qui remplissent les critères prévus par règlement ou qui sont désignées par le ministre de l’Environnement. Les installations assujetties au STFR dont les activités produisent des émissions en deçà de leur limite d’émissions reçoivent des crédits excédentaires appelés unités de conformité qui peuvent être vendues ou conservées pour compenser des émissions futures. Les installations qui dépassent leurs limites doivent verser une redevance pour émissions excédentaires, remettre des unités de conformité ou les deux.
[310]                     La limite d’émissions d’une installation en particulier est calculée en multipliant son volume de production par un facteur — pour reprendre les termes de la Loi, une « norme de rendement » propre au secteur — prévu dans le Règlement sur le système de tarification sur le rendement, DORS/2019‑266 (« Règlement »). Cette norme est habituellement établie à partir du pourcentage de l’intensité moyenne nationale des émissions pondérée en fonction la production de l’activité industrielle spécifique en question (une exception de taille est la production d’électricité, où les normes sont établies en fonction des combustibles utilisés, selon qu’ils sont solides, liquides ou gazeux). Le pourcentage utilisé pour calculer la norme est ajusté selon une évaluation des enjeux de compétitivité et de fuite de carbone liés à cette activité industrielle en particulier. Cette évaluation est cruciale, puisque le coût par tonne de carbone émis en lien avec une activité industrielle donnée est déterminé uniquement par le pourcentage utilisé pour fixer la norme de rendement.
[311]                     Par conséquent, la partie 2 confère au Cabinet fédéral le pouvoir de fixer les coûts du carbone pour chaque activité industrielle. L’annexe 1 du Règlement énonce les normes pour un éventail de différents produits — du bitume, à la potasse à la pâte — qui donnent lieu à divers prix du carbone pour les émissions liées à ce produit.
[312]                     Une caractéristique fondamentale de la Loi est que son application dépend de la question de savoir si les provinces ont exercé ou non leur compétence législative pour réduire les émissions de GES et de la façon dont elles l’ont fait, le cas échéant. Autrement dit, la Loi est conçue pour servir de « backstop » (un minimum réglementaire), ne s’appliquant que dans les provinces qui n’ont pas (1) adopté la tarification du carbone comme moyen de réduire les émissions de GES, (2) avec une rigueur qui satisfait à la norme choisie par le Cabinet fédéral. Pour permettre cette application conditionnelle, la Loi confère au Cabinet fédéral le pouvoir discrétionnaire de déterminer si elle s’appliquera dans une province donnée. (Comme je l’expliquerai plus loin, il s’agit là d’une considération importante qui milite contre la constitutionnalité de la Loi.) Dans la partie 1, les par. 166 (2) et (3) prévoient qu’« [a]fin d’assurer l’application étendue au Canada d’une tarification des émissions de gaz à effet de serre à des niveaux que le [Cabinet fédéral] considère appropriés », celui‑ci peut désigner les provinces assujetties dans lesquelles s’appliquera le régime de redevances sur les combustibles, tenant compte avant tout « de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre ». Dans la partie 2, les par. 189(1) et (2) autorisent le Cabinet à désigner les administrations dans lesquelles la partie 2 s’appliquera, comme « backstop », « [a]fin d’assurer au Canada une application étendue d’une tarification des émissions de gaz à effet de serre à des niveaux que le [Cabinet fédéral] estime appropriés », tenant compte avant tout, encore une fois, « de la rigueur des mécanismes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre ».
III.         Analyse de la constitutionnalité
[313]                     Une cour de révision doit appliquer une analyse en deux étapes pour déterminer si une loi relève de la compétence législative de l’organisme qui l’a adoptée. En premier lieu, le texte de loi doit être qualifié en vue de déterminer son caractère véritable ou la matière visée. En deuxième lieu, la matière identifiée doit être classée en fonction des différents chefs de compétence énoncés aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Transport Desgagnés Inc. c. Wärtsilä Canada Inc., 2019 CSC 58, par. 30). Chaque étape doit être traitée de façon distincte. Si on qualifie un texte de loi en renvoyant aux chefs de compétence, « l’exercice tout entier risque d’être confus et indûment axé sur les résultats » (Chatterjee c. Ontario (Procureur général), 2009 CSC 19, [2009] 1 R.C.S. 624, par. 16; voir également A. S. Abel, « The Neglected Logic of 91 and 92 » (1969), 19 U.T.L.J. 487, p. 490). Cependant, il ne faut pas pour autant perdre de vue la façon dont ces deux étapes distinctes interagissent entre elles. Comme l’explique le professeur P. W. Hogg dans son ouvrage Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl. (feuilles mobiles)), vol. 1, p.15‑6 :
     [traduction] . . . aucune de ces deux étapes ne revêt de l’importance à elle seule. La loi contestée n’est qualifiée [. . .] par rapport à une « matière » (étape 1) que pour déterminer si elle relève d’un chef de compétence dans la Constitution. Les « catégories de sujets » ne sont interprétées (étape 2) que pour déterminer celle de laquelle relèvera la matière d’une loi en particulier.
[314]                     Toutefois, le processus analytique diffère quelque peu lorsque, comme en l’espèce, le Parlement s’appuie sur le volet intérêt national du pouvoir POBG comme source de sa compétence de légiférer. Après avoir déterminé le caractère véritable de la loi contestée et décidé qu’il ne relève pas d’un chef de compétence énuméré, la cour de révision doit ensuite se demander si la matière dite d’intérêt national satisfait aux exigences énoncées dans l’arrêt Crown Zellerbach.
A.           Qualification
[315]                     Le caractère véritable d’une loi a été décrit comme un « résumé du contenu de la loi », ou l’« objet principal », l’« idée maîtresse » ou la « caractéristique principale ou la plus importante » de la loi (Whitbread c. Walley, 1990 CanLII 33 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1273, p. 1286, citant P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (2e éd. 1985), p. 313; R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463, p. 482). Il est bien établi que l’on détermine la principale matière visée par un texte législatif en examinant son objet et ses effets (Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693, par. 29).
[316]                     Il est essentiel d’établir le degré d’abstraction avec lequel il convient de qualifier la loi contestée. La principale matière visée par un texte législatif doit être qualifiée de façon suffisamment précise pour pouvoir être associée à une catégorie spécifique de sujets décrite dans les chefs de compétence de la Constitution. Les qualifications qui sont trop larges, vagues ou générales « sont inutiles, car elles peuvent être artificiellement rattachées à plusieurs chefs de compétence » (Desgagnés, par. 35; voir également Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457, par. 190).
(1)         Qualifications larges proposées
[317]                     Les procureurs généraux de l’Ontario et de l’Alberta décrivent le caractère véritable de la Loi comme se rapportant à la réglementation des émissions de GES. Je suis d’accord avec les procureurs généraux du Canada et de la Colombie‑Britannique pour dire que cette qualification est trop large, car elle ne facilite pas la classification au titre d’un chef de compétence fédérale ou provinciale. Pratiquement toutes les facettes de l’activité humaine produisent des émissions de GES, et celles‑ci peuvent donc être réglementées d’innombrables façons qui correspondront aux différents chefs de compétence. En ce sens, la « réglementation des émissions de GES » en tant que caractère véritable d’une loi souffre du même défaut que la « réglementation de l’environnement » qui, comme l’a affirmé la Cour, « n’est pas un domaine distinct de compétence législative », mais plutôt « un vaste sujet dont l’incidence législative se fait sentir presque partout », qui « touch[e] plusieurs domaines de compétence attribués aux deux paliers de gouvernement » (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), 1992 CanLII 110 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 63‑64; R. c. Hydro‑Québec, 1997 CanLII 318 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 213, par. 154, citant W. R. Lederman, « Unity and Diversity in Canadian Federalism: Ideals and Methods of Moderation » (1975), 53 R. du B. can. 597, p. 610). La détermination du caractère véritable exige une plus grande spécificité dans la description de la façon dont la loi propose de réglementer les émissions de GES. Encore une fois, il faut se rappeler à quoi sert la qualification : elle vise à faciliter la classification pour déterminer si la Constitution confère à l’organisme qui a adopté le texte législatif — en l’espèce, le Parlement — la compétence législative à l’égard de la matière en cause.
[318]                     Au soutien d’une qualification large, l’Ontario soutient qu’il ne faut pas confondre l’objet de la mesure législative avec le moyen choisi pour le réaliser, affirmation que diverses parties attribuent à l’arrêt de notre Cour Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569, par. 25 (m.a., procureur général de l’Ontario, par. 35; m.i., procureur général du Nouveau‑Brunswick (38663 et 38781), par. 20; m.i., procureur général du Manitoba (38663 et 38781), par. 25). Toutefois, l’arrêt Ward ne fait que renforcer la thèse voulant qu’une spécificité plus grande que « la réglementation des émissions de GES » soit exigée. Bien que la disposition en cause dans l’arrêt Ward imposait une interdiction sur « la vente, l’échange ou le troc » de blanchons et de jeunes à dos bleu, sa qualification en tant que mesure interdisant le commerce des bébés phoques n’était pas suffisamment précise. La même interdiction était susceptible de se rapporter à la propriété et au commerce (autorisés par le par. 92(13)), ou à la préservation de la viabilité économique de la pêche aux phoques (autorisée par le par. 91(12)). Cependant, il ressortait du contexte plus général que le texte réglementaire avait pour objet de préserver la pêche aux phoques; il était donc autorisé par la compétence du gouvernement fédéral en matière de pêcheries (par. 23 et 49). En conséquence, ce que notre Cour a dit dans l’arrêt Ward visait les cas où le fait de décrire le texte législatif seulement en faisant référence à ses moyens ne traduisait pas avec exactitude sa principale matière en cause. L’arrêt Ward n’exige pas que les moyens législatifs soient exclus complètement de l’analyse portant sur le caractère véritable.
[319]                     Qui plus est, il ne sera pas toujours possible d’établir une distinction nette entre le moyen et l’objet. Le but ultime, à un niveau d’abstraction donné, peut être considéré comme le moyen d’atteindre un but plus général à un autre niveau d’abstraction. En l’espèce, par exemple, la tarification du carbone est le moyen choisi pour amener des changements de comportement, qui est le moyen choisi pour réduire les émissions de GES, qui est le moyen choisi pour lutter contre les changements climatiques. Laissant de côté la faisabilité et l’efficacité, d’autres moyens existent à chaque niveau d’abstraction : le gouvernement peut choisir de retirer les GES de l’atmosphère pour lutter contre les changements climatiques; il peut interdire certains produits ou activités pour réduire les émissions de GES; et il peut récompenser les comportements « verts » pour induire des changements de comportement. On ne peut donc poser comme principe général que la principale matière visée par un texte législatif ne doit pas porter sur les moyens choisis pour mettre en œuvre l’objectif législatif. Cela dit, et comme je l’expliquerai ci‑dessous, l’incorporation des moyens législatifs dans le caractère véritable d’une loi aura des conséquences particulières lorsqu’il s’agit de juger de sa constitutionnalité au regard du volet intérêt national du pouvoir POBG.
[320]                     Par conséquent, on considérera que la matière énoncée est soit le moyen soit l’objectif, selon le niveau d’abstraction choisi. Qui plus est, la considération déterminante afin d’identifier le niveau d’abstraction approprié devrait être de faciliter la classification de la matière en cause parmi les catégories de sujets décrits aux art. 91 et 92 dans la mesure nécessaire pour trancher l’affaire. Si la matière visée par un texte législatif peut être classée sous différents chefs de compétence énumérés aux art. 91 et 92, elle devrait en conséquence être identifiée de manière plus précise jusqu’à ce qu’il soit clair quel ordre de gouvernement (fédéral ou provincial) peut légiférer à son égard (Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, par. 190). Il se peut fort bien qu’une description suffisamment précise renvoie à l’objectif de la loi et à la façon dont elle s’applique (Chatterjee, par. 16).
(2)         Qualifications étroites proposées
[321]                     Je me penche maintenant sur les qualifications que proposent les procureurs généraux du Canada et de la Colombie‑Britannique au soutien de leur argument selon lequel la Loi relève de la compétence du Parlement de régir des matières d’intérêt national au titre du pouvoir POBG.
[322]                     Je note d’entrée de jeu que lorsque le Parlement cherche à régir de façon permanente et exclusive une matière d’intérêt national, on s’attendrait à ce que le procureur général du Canada ait un point de vue unique, clair et constant à propos de ce que, à son avis, faisait le Parlement. Plus particulièrement, il devrait être capable de déterminer facilement — et, je le répète, avec constance — la matière précise et distincte dont traite la loi en cause. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le procureur général a plutôt offert un large éventail d’arguments changeants devant diverses juridictions à diverses étapes de l’instance. Ce fait à lui seul devrait susciter des doutes sérieux quant à la justesse de ces arguments.
[323]                     Pour apaiser ces doutes, le procureur général du Canada reconnaît que son approche a [traduction] « évolué », ayant été « guidée » en cours d’instance « par les qualifications [des] juridictions inférieures » (m.i., par. 61). Alors, où cette « évolution » l’a‑t‑il mené? Devant notre Cour, elle l’a finalement mené à la révélation que la principale matière visée par la Loi est d’« établir des normes nationales minimales indispensables à la réduction des émissions de GES dans le pays tout entier » (par. 56 (italiques omis)).
[324]                     Cette qualification est semblable à celle que le procureur général de la Colombie‑Britannique a pressé avec succès la Cour d’appel de la Saskatchewan d’adopter, à savoir [traduction] « . . . “des normes nationales minimales de rigueur pour la tarification des émissions de GES” » (2019 SKCA 40, 440 D.L.R. (4th) 398, par. 11 et 431). Devant nous, la Colombie‑Britannique a plaidé une version légèrement différente, à savoir [traduction] « . . . établir des normes nationales minimales de tarification afin d’attribuer une partie des cibles du Canada pour la réduction des émissions de GES » (m.a., par. 2 (italiques omis)).
[325]                     Aucune de ces qualifications ne peut être retenue.
[326]                     La principale difficulté que présentent ces qualifications est qu’elles invoquent des « normes nationales minimales ». Cela n’ajoute rien au caractère véritable d’une matière, lequel concerne non pas l’existence d’une norme, mais plutôt la matière à laquelle la norme doit s’appliquer. Autrement dit, identifier des « normes nationales minimales » comme faisant partie de la principale matière visée soulève la question même à laquelle l’exercice de qualification cherche à répondre : des normes nationales minimales portant sur quoi?
[327]                     Les « normes nationales minimales » ne sont rien du tout. Il s’agit d’un artifice — ou, comme l’a décrit le procureur général de l’Alberta, un [traduction] « tour de passe‑passe » rhétorique (m.i., par. 44). Seules les normes édictées par le Parlement fédéral peuvent être à la fois « nationales » (en ce sens que seules les lois fédérales peuvent s’appliquer à l’échelle du pays, alors que la compétence législative provinciale ne peut dépasser les limites territoriales de la province) et « minimales » (car si une norme provinciale diffère d’une norme fédérale correspondante, l’application de la prépondérance fera en sorte que la norme fédérale l’emportera). Par conséquent, l’emploi des termes « minimales » et « nationales » pour décrire le caractère véritable de la Loi est vide de sens et trompeur.
[328]                     Les juges majoritaires ne répondent à rien de tout cela. De fait, ils ne justifient nulle part l’inclusion de « normes nationales minimales » dans leur qualification du caractère véritable de la Loi. Ils se contentent plutôt d’exprimer péremptoirement leur « avis » selon lequel « l’intention du gouvernement fédéral n’est pas de s’approprier le domaine de la réglementation des émissions de GES, ni même celui de la tarification des GES, mais plutôt d’établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des émissions de GES » et que les « normes nationales minimales » ajoutent un élément « essentiel » au caractère véritable de la Loi (par. 65 et 81). Les juges majoritaires affirment aussi que la loi fédérale contestée dans l’arrêt Hydro‑Québec (qui comprenait elle aussi un « backstop ») n’a pas été décrite par notre Cour comme imposant des normes nationales minimales (par. 33, le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci, dissidents, et par. 130 et 146, le juge La Forest), parce que la nature de « backstop » de cette loi n’était qu’un « aspect parmi d’autres » — alors que, en l’espèce, la nature de « backstop » de la Loi est son « objet principal », sa « caractéristique dominante » et sa « caractéristique déterminante » (motifs du juge en chef, par. 82). Soit dit en tout respect, la distinction entre une structure législative qui ne constitue qu’un « aspect parmi d’autres » plutôt qu’une caractéristique « dominante » ou « déterminante » est difficile à cerner. De fait, mes collègues semblent être aussi de cet avis, car ils ne l’expliquent pas. Aucune disposition de la partie 1 ou de la partie 2 de la Loi n’est citée au soutien de la proposition selon laquelle, en l’espèce, le modèle de « backstop » est « déterminant », et ne constitue pas qu’un « aspect parmi d’autres ». Nous devons simplement accepter que tel est le cas parce que les juges majoritaires le déclarent être tel, citant non pas la loi en question et ce qu’elle fait, mais plutôt le Rapport final du Groupe de travail fédéral‑provincial‑territorial sur les mécanismes d’instauration d’un prix sur le carbone, 2016 (en ligne), deux rapports fédéraux, et des extraits des débats à la Chambre des communes (par. 65‑67). Bien que ces sources fassent partie du contexte pertinent, elles ne peuvent remplacer un examen judiciaire rigoureux de la Loi et, en particulier, de la partie 2 — dont l’analyse la plus sommaire révèle, comme je l’ai déjà signalé, qu’elle risque bel et bien de « s’approprier le domaine de la réglementation des émissions de GES » dans les industries assujetties.
[329]                     Les juges majoritaires répondent à cette observation en indiquant que certaines lois fédérales — comme celle en question dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837 (« Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières »), qui permettait la participation volontaire des provinces — ne s’appliquent pas nécessairement à l’échelle nationale ni ne créent de norme minimale. En revanche, dans le cas qui nous occupe, la Loi « s’applique dans toutes les provinces en tout temps » (mais il ne s’agit pas d’un « système unifié national général ») (motifs du juge en chef, par. 81). Selon les juges majoritaires, cela légitime d’une manière ou d’une autre l’inclusion de « normes nationales minimales » dans leur description du caractère véritable de la Loi (par. 81). Soit dit en tout respect, ils passent à côté du point crucial. Ce n’est pas que toutes les lois fédérales imposent des normes nationales minimales, mais plutôt que par l’application de la prépondérance et des limites territoriales de la compétence provinciale, seul le Parlement est en mesure d’imposer des normes nationales minimales. L’inclusion de « normes nationales minimales » dans le caractère véritable d’une loi fédérale tranche dans les faits le conflit de compétence. Bien qu’il puisse être approprié, comme je l’ai signalé, d’inclure une mention des moyens législatifs dans le caractère véritable, il est tout à fait inapproprié de court‑circuiter l’analyse en décrivant les moyens comme quelque chose que seul le pouvoir législatif fédéral peut entreprendre.
[330]                     En somme, et étonnamment, les juges majoritaires reconnaissent à peine que cette idée de décrire le caractère véritable d’une loi en termes de « normes nationales minimales » puisse soulever la moindre controverse, ne disant rien pour la justifier, que ce soit de façon générale ou particulière. En effet, vu les objections à cette idée de la part des parties, et les jugements majoritaires et dissidents des juridictions d’appel, force nous est de supposer que les juges majoritaires ne souhaitent pas véritablement aborder ce point. Il se peut très bien que cela s’explique par le fait que le mécanisme des « normes nationales minimales » permet aux juges majoritaires d’escamoter dans les faits plusieurs étapes de leur reformulation édulcorée du test relatif au volet intérêt national de l’arrêt Crown Zellerbach — sujet auquel je reviendrai plus loin.
[331]                     Dernier point à propos des « normes nationales minimales ». Même si celles‑ci revêtaient une importance quelconque pour nos fins, il n’en demeure pas moins que la partie 2 de la Loi n’impose aucune norme explicite, qu’elle soit « minimale » ou « nationale ». Elle permet plutôt au Cabinet fédéral d’imposer sélectivement un éventail de prix du carbone à un éventail d’industries différentes exposées aux échanges commerciaux, dans le but déclaré de préserver leur compétitivité internationale et de minimiser la fuite de carbone.
[332]                     La mention, par le procureur général du Canada, de normes [traduction] « indispensables » n’est d’aucune pertinence non plus dans la détermination du caractère véritable de la Loi. Pour déterminer si les normes mises en œuvre par la Loi sont « indispensables » à la réduction des émissions de GES du Canada, il faudrait que notre Cour examine la question de savoir si les normes énoncées dans la Loi sont efficaces. Or, comme notre Cour l’a conclu à maintes reprises, « l’efficacité de la loi n’est pas une considération valable dans l’analyse du caractère véritable » (Ward, par. 22). En effet, « la sagesse, l’opportunité ou les chances de succès d’une politique exprimée dans une loi ne sont pas sujet[tes] à examen judiciaire » (Renvoi : Loi anti-inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373, p. 425). La question de savoir si, et dans quelle mesure, une norme donnée est indispensable à la réduction des émissions de GES du Canada est une question de politique qui n’a aucune incidence sur la question constitutionnelle dont notre Cour est saisie.
[333]                     Sans les expressions « normes nationales minimales » et « indispensables » pour compléter la qualification proposée par le procureur général du Canada, il nous reste les mots « la réduction des émissions de GES dans le pays tout entier », lesquels sont — en tant qu’énoncé de l’objectif de la loi sans la moindre mention des moyens proposés pour l’atteindre — évidemment dépourvus de la spécificité nécessaire pour permettre la classification. La description que fait notre Cour de la matière visée par la Loi devrait fournir [traduction] « un résumé de [son] contenu, énonçant les sujets ou situations auxquels elle s’applique et les façons de les régir qu’elle propose » (Abel, p. 490). Pour déterminer si le gouvernement fédéral peut édicter une « norme de rigueur » particulière en matière d’émissions de GES, nous devons décrire, de façon concise mais précise, comment cette norme s’applique.
[334]                     Pour ce qui est de la qualification proposée par le procureur général de la Colombie‑Britannique, sans l’expression « normes nationales minimales », il nous reste la formule [traduction] « attribu[ant] une partie des cibles du Canada pour la réduction des émissions de GES ». Toutefois, comme le souligne le procureur général de l’Alberta, il est difficile d’admettre que la Loi attribue une partie des cibles globales du Canada alors qu’elle « ne fixe ni n’attribue quelque cible » que ce soit (m.i., par. 45). La Loi impose une redevance sur les combustibles et donne au Cabinet fédéral des leviers politiques pour fixer les prix du carbone par industrie. Il s’agit là d’une façon étrange d’attribuer des cibles de réduction des émissions.
[335]                     Pour ces motifs, les qualifications du caractère véritable de la Loi que proposent le Canada et la Colombie‑Britannique doivent être rejetées. Il nous faut donc analyser de nouveau l’objet et les effets de la loi pour les qualifier comme il se doit.
(3)         Objet et effets
[336]                     Personne ne conteste vraiment l’objet de la Loi. Son objectif général est la réduction des émissions de GES du Canada en vue d’atténuer les changements climatiques. Plus précisément, la Loi a pour objectif de changer les comportements. Il est indiqué dans son préambule que « pour combattre efficacement les changements climatiques, des changements de comportement [. . .] sont nécessaires » et, en outre, qu’« une tarification progressive des émissions de gaz à effet de serre est un moyen approprié et efficace d’encourager ces changements de comportement ». La Loi mentionne que le Canada a pris des engagements internationaux en vue de réduire ses émissions de GES.
[337]                     Cependant, la difficulté que posent bon nombre des observations qui nous ont été présentées, y compris celles du procureur général du Canada, est qu’elles tentent de qualifier le caractère véritable de la Loi comme si les parties 1 et 2 faisaient chacune la même chose de la même façon. L’analyse du caractère véritable à laquelle se livrent les juges majoritaires est fondée sur le même postulat (par. 71). Cela est à la fois inexplicable et superficiel. Inexplicable, parce que les deux parties de la Loi ne sont pas du tout semblables; le Parlement aurait pu énoncer chacune des parties dans des lois distinctes. Aussi, s’il l’avait fait, cela aurait peut‑être amené les juges majoritaires à prendre en compte les caractéristiques opérationnelles distinctes de chaque partie. Superficiel, parce que peu d’attention n’est prêtée aux règlements; lorsque des règlements ont été adoptés, ils peuvent — et, en l’espèce, devraient — être soigneusement examinés afin d’identifier la véritable intention du législateur (Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, par. 84). Alors que la partie 1 de la Loi augmente le coût de production, de livraison, d’utilisation ou d’importation des combustibles qui produisent des émissions de GES (coût qui devrait être refilé aux consommateurs au moyen d’une augmentation du coût de détail final de ces combustibles), la partie 2 fait quelque chose de fort différent : elle augmente le coût de certaines activités industrielles en imposant une redevance aux grandes installations qui produisent des émissions de GES au‑delà des limites prescrites en fonction de leur industrie et de leurs processus de production particuliers. La partie 2 allège en outre l’incidence de la tarification du carbone sur certaines industries, mais pas toutes : le STFR ne vise que les industries à forte intensité d’émissions et exposées aux échanges commerciaux qui exercent une activité que le Cabinet fédéral a décidé d’assujettir dans les règlements. Choisir les gagnants et les perdants de cette façon relève de la politique industrielle, et non de la rigueur de la tarification du carbone.
[338]                     Il devient encore plus difficile de concilier la partie 2 avec la notion de rigueur de la tarification du carbone lorsque l’on se penche sur les effets du Règlement en tant que tels. Mon collègue le juge Rowe a fait un examen exhaustif des dispositions de la Loi qui confèrent au Cabinet fédéral le pouvoir de prendre des règlements et je souscris à son analyse, à laquelle j’ajoute ceci. Les règlements actuels imposent divers coûts du carbone aux industries assujetties au STFR. Le Règlement sur le STFR établit, d’après mon calcul, 78 normes de rendement distinctes réparties sur 38 activités industrielles. Puisque ces normes de rendement dépendent d’un niveau de rigueur choisi (à déterminer en fonction des enjeux de compétitivité et de fuite de carbone), les normes de rendement — et, par conséquent, le coût moyen par tonne d’émissions de GES — varient pour chacune de ces activités. Par exemple, il ressort du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation de 2019 qu’un niveau de rigueur de 95 pour 100 de l’intensité moyenne des émissions est prescrit pour la production de fer, d’acier et de ciment, qui (conjugué à une redevance pour émissions excédentaires de 40 $ par tonne d’émissions de carbone en 2021) établit un coût moyen de carbone de 2 $ la tonne; un niveau de rigueur de 90 pour 100 est prescrit pour les raffineries et la production pétrochimique, établissant un coût moyen de carbone de 4 $ la tonne; et un niveau de rigueur de 80 pour 100 est prescrit pour les mines et la production et la valorisation de la potasse et du bitume, établissant un coût moyen de carbone de 8 $ la tonne (Gazette du Canada, Partie II, vol. 153, no 14, 10 juillet 2019, p. 5387‑5388 et 5391).
[339]                     J’insiste sur la partie 2 ici parce que, dans leur analyse de l’ampleur et de l’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré au Cabinet fédéral dans la partie 2 de la Loi, les juges majoritaires minimisent considérablement ce que fait la partie 2 en réalité. Par exemple, après avoir mentionné le pouvoir du Cabinet fédéral prévu dans la partie 2 de prendre des règlements et des décrets qui se rapportent encore plus étroitement à des questions de politique industrielle, les juges majoritaires affirment qu’à l’instar de la partie 1, « aucun aspect du pouvoir discrétionnaire conféré par la partie 2 n’autorise le gouverneur en conseil à régir les émissions de GES de manière générale ou à régir des industries particulières si ce n’est en établissant des limites d’émission de GES et en tarifant les émissions excédentaires partout au pays » (par. 76). Toutefois, cette affirmation passe sous silence les pouvoirs de réglementation détaillés prévus dans la partie 2, y compris le pouvoir discrétionnaire du Cabinet fédéral de fixer — par industrie — des normes de tarification fondées sur le rendement en application du Règlement, et de choisir les industries qui sont dispensées de l’obligation de payer la redevance sur les combustibles prévue à la partie 1 de façon à ce que leur compétitivité internationale soit préservée. Plutôt que d’établir des normes nationales minimales, il semble donc plus exact d’affirmer que la Loi confère au Cabinet fédéral le pouvoir d’établir des normes variables et incohérentes pour un éventail d’activités industrielles différentes.
[340]                     Compte tenu de ce qui précède, le caractère véritable de la partie 1 de la Loi et celui de la partie 2 devraient être qualifiés séparément. Il découle aussi de ce qui précède que le caractère véritable de la partie 1 de la Loi est la réduction des émissions de GES au moyen de la hausse du coût des combustibles. Le caractère véritable de la partie 2 de la Loi est la réduction des émissions de GES au moyen de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries selon l’intensité des émissions et l’exposition aux échanges commerciaux.
B.            Classification
[341]                     Je vais maintenant déterminer la catégorie de sujets — c’est‑à‑dire les chefs de compétence établis dans notre Constitution — à laquelle appartient chacune des deux principales matières du texte législatif. Bien que le procureur général du Canada et mes collègues les juges majoritaires se soient empressés de se demander si la principale matière visée par la Loi se rattachait au volet intérêt national du pouvoir POBG, il ne s’agit pas de la bonne façon de faire sur le plan de la méthodologie constitutionnelle : règle générale, les tribunaux doivent d’abord examiner les pouvoirs énumérés, ne prenant en compte le pouvoir résiduel en matière de POBG que s’il est nécessaire de le faire (Hydro‑Québec, par. 110, le juge La Forest; voir également Hogg, p. 17‑4 à 17‑7; et D. Gibson, « Measuring “National Dimensions” » (1976), 7 Man. L.J. 15, p. 17).
(1)         Compétence provinciale
[342]                     Il faut se rappeler que toute l’économie de la Loi repose sur la prémisse selon laquelle les provinces ont compétence pour faire précisément ce que le Parlement a voulu faire dans la Loi — c’est‑à‑dire imposer la tarification du carbone au moyen d’un régime comparable.
[343]                     La compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils que confère le par. 92(13) paraît être la source de compétence législative la plus pertinente en ce qui concerne le caractère véritable des parties 1 et 2 de la Loi. La réglementation des échanges commerciaux et de l’activité industrielle, le tout à l’intérieur des limites territoriales des provinces assujetties, est indiscutablement visée par ce vaste chef de compétence, qui comprend la réglementation du commerce qui ne relève pas de l’un des chefs de compétence fédérale énumérés, ainsi que, bien entendu, le droit des biens et des contrats (Hogg, p. 21‑2 à 21‑3 et 21‑8 à 21‑10; Citizens Insurance Co. c. Parsons, (1881), 1880 CanLII 6 (SCC), 7 App. Cas. 96 (C.P.), p. 110; Lederman, p. 603‑604). En effet, comme je l’ai expliqué, la Loi fait office de « backstop », ne s’appliquant que lorsque la compétence législative provinciale n’est pas exercée, ou n’est pas exercée d’une manière que le Cabinet fédéral juge acceptable.
[344]                     Les juges majoritaires reconnaissent l’importance du par. 92(13), soulignant son importance pour le Québec. Ironiquement, comme je l’explique plus loin, cette importance est renforcée par l’absence manifeste du Québec de la disposition prévue à l’art. 94 portant sur l’uniformité des lois régissant la propriété et les droits civils — une caractéristique importante des modalités selon lesquelles le Québec a adhéré à la Constitution, et dont les juges majoritaires ne tiennent pas compte. De plus, leur faible appréciation de l’importance du par. 92(13) ressort à la fois de leur description de celui‑ci en tant qu’outil servant simplement à préserver « la diversité régionale et culturelle » (par. 210), et de la dure réalité qui est que, selon cette loi, la compétence du Québec et des autres provinces aux termes du par. 92(13) est maintenant subordonnée à la compétence fédérale. Annoncer que le nouveau test de l’intérêt national inventé par les juges majoritaires est à la fois « rigoureu[x] » et un « frein important » au pouvoir fédéral ne le rend pas tel (par. 210). Soit dit en tout respect, et comme je vais l’expliquer, le nouveau test des juges majoritaires, loin de restreindre le pouvoir fédéral, lui permet plutôt d’empiéter sur la compétence provinciale, notamment celle prévue au par. 92(13).
[345]                     Subsidiairement, le pouvoir résiduel des provinces prévu au par. 92(16), leur conférant compétence à l’égard de toutes les matières d’une nature purement locale ou privée, pourrait également autoriser les législatures provinciales à adopter les parties 1 et 2 de la Loi (Hogg, p. 21‑4 à 21‑5).
[346]                     La partie 2 de la Loi, parce qu’elle représente une incursion profonde dans la politique industrielle, relève elle aussi de la compétence législative provinciale que confère le par. 92(10) à l’égard des travaux et entreprises d’une nature locale. L’article 92A est, lui aussi, pertinent en ce qui concerne la partie 2 de la Loi — laquelle porte principalement sur les grands émetteurs industriels, l’exposition aux échanges commerciaux et la compétitivité internationale. Ce chef de compétence confère aux provinces la compétence exclusive pour légiférer dans les domaines de la prospection, de l’exploitation, de la conservation et de la gestion des ressources naturelles non renouvelables de la province. Même si elle ne visait pas à réduire les compétences existantes du Parlement, la modification portant sur les ressources renforce les compétences provinciales préexistantes dans ce domaine et accorde aux provinces des pouvoirs de taxation indirecte et un plus grand contrôle sur leurs ressources naturelles (W. D. Moull, « Section 92A of the Constitution Act, 1867 » (1983), 61 R. du B. can. 715, p. 716; Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), 1993 CanLII 72 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 327, p. 375‑377; Westcoast Energy Inc. c. Canada (Office national de l’énergie), 1998 CanLII 813 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 322, par. 84).
[347]                     L’identification qui précède de plusieurs domaines de compétence législative provinciale pouvant englober la principale matière visée par une loi fédérale devrait mener — et, suivant la méthodologie constitutionnelle de notre Cour, a toujours mené — notre Cour à la conclusion que la loi outrepasse la compétence du Parlement (sous réserve de l’application des doctrines du double aspect ou des pouvoirs accessoires). Comme le soulignait la juge en chef McLachlin, au nom des juges majoritaires, dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453, par. 19,
     [l]a première étape de l’examen relatif à la validité des modifications introduites par le règlement no 260 consiste à dégager leur caractéristique dominante. C’est ce qu’on appelle la « matière » visée par la législation. Une fois cette matière déterminée, il s’agit ensuite de la rattacher à un ou à plusieurs chefs de compétence législative. Si la matière se rattache à l’un des chefs de compétence attribués aux provinces par la Loi constitutionnelle de 1867, la législation contestée est valide. Dans le cas contraire, la cour doit alors se demander si ce texte législatif, à première vue invalide, est sauvegardé par la doctrine des pouvoirs accessoires. [Je souligne; citations omises.]
[348]                     Par conséquent, en l’espèce, la détermination de plusieurs chefs de compétence provinciale applicables aurait dû véritablement clore la question. Il en est ainsi parce que tous ces chefs de compétence, y compris ceux que je viens de déterminer comme étant applicables en l’espèce, sont, suivant le libellé de l’art. 92 (et du par. 92A(1)), des matières à l’égard desquelles les législatures provinciales « pourr[ont] exclusivement faire des lois ». Qui plus est, suivant le libellé de l’art. 91, le pouvoir POBG ne s’applique que « relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces ». Bien que les juges majoritaires mentionnent au passage dans leurs motifs la formule « ne tombant pas dans les catégories de sujets [. . .] exclusivement assignés aux [. . .] provinces » prévue dans la Constitution, ils n’en tiennent nullement compte (motifs du juge en chef, par. 89). Ils offrent plutôt des banalités concernant la nécessité de « préserver l’autonomie des provinces et de respecter la diversité de la Confédération » (par. 4, 48‑50 et 89‑90) — ces garanties étant contredites par le fait que les juges majoritaires escamotent le texte constitutionnel clair qui visait à préserver cette même autonomie provinciale et cette même diversité. Par conséquent, cette objection reste sans réponse : l’exclusivité de la compétence provinciale à l’égard des matières visées par l’art. 92 est un élément fondamental du fédéralisme canadien, et représentait un choix unique et délibéré des auteurs de notre Constitution qui se préoccupaient de la portée excessive du pouvoir fédéral en matière de POBG — préoccupation que partageait, jusqu’ici, notre Cour.
[349]                     L’expression « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » (parfois exprimée par la formule « la paix, le bon ordre et le bon gouvernement » ou « la paix, le bien‑être et le bon gouvernement ») était fréquemment incluse dans les documents constitutifs impériaux bien avant la Loi constitutionnelle de 1867 (figurant, par exemple, dans la Proclamation royale 1763 (G.‑B.), 3 Geo. 3 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1); la Commission constituant James Murray capitaine général et gouverneur en chef de la province de Québec, 21 novembre 1763 (reproduit dans Documents de la session, vol. XLI, 3e sess., 10e lég., 1907, no 18, p. 128); l’Acte de Québec 1774 (G.‑B.), 14 Geo. 3, c. 83 (reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 2); An Act for the better regulating the Government of the Province of the Massachuset’s Bay in New England (G.‑B.), 1774, 14 Geo. 3, c. 45; la Constitutional Act, 1791 (G.‑B.), 31 Geo. 3, c. 31 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 3); An Act to make temporary Provision for the Government of Lower Canada (R.‑U.), 1838, 1 & 2 Vict., c. 9; l’Acte d’Union, 1840 (R.‑U.), 3 & 4 Vict., c. 35 (reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 4); An Act to provide for the Government of British Columbia (R.‑U.), 1858, 21 & 22 Vict., c. 99; et la Colonial Laws Validity Act, 1865 (R.‑U.), 28 & 29 Vict., c. 63). (Voir, généralement, S. Reid et M. Scott, Interpretative note on the terms “Peace, order and good government” and “Peace, welfare and good government”, 7 avril 2020 (en ligne).)
[350]                     Toutefois, ce qui distingue l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 est la réserve selon laquelle les lois adoptées en vertu du pouvoir POBG ne peuvent pas « tomb[er] [. . .] dans les catégories de sujets [. . .] exclusivement assignés aux [. . .] provinces ». Bien que les documents constitutionnels susmentionnés renferment tous une réserve, celle‑ci avait pour objet de prévoir que le pouvoir de légiférer conféré ne devait pas être exercé de manière incompatible avec les lois du Parlement impérial. Par exemple, la Proclamation royale indiquait que les lois édictées pour « la paix, le bon ordre et le bon gouvernement » devaient être « conform[es] autant que possible aux lois d’Angleterre ». Toutefois, notre Constitution a imposé une nouvelle sorte de réserve qui, suivant son libellé, était manifestement conçue pour préserver l’intégrité de la compétence législative provinciale. Qui plus est, elle prévoit clairement que le pouvoir fédéral de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada était censé être assujetti au partage des compétences. Dans leurs champs de compétence législative, les provinces sont non seulement souveraines, mais elles le sont à titre exclusif. D’où l’impossibilité constitutionnelle de concevoir la Loi comme un « backstop » : si les provinces ont compétence pour faire ce que fait la Loi — et, je le répète, c’est la prémisse même de l’économie de la Loi — alors la Loi ne saurait être constitutionnelle au titre du volet intérêt national du pouvoir POBG.
[351]                     Encore une fois, mes collègues les juges majoritaires ne s’attardent pas à cette objection fondamentale, bien qu’ils acceptent que les provinces aient compétence en vertu des par. 92(13) et (16) et de l’art. 92A pour faire précisément ce que fait la Loi (par. 197). Ils acceptent plutôt les arguments des procureurs généraux du Canada et de la Colombie‑Britannique portant qu’il se passe autre chose en l’espèce, et qu’un certain aspect de la Loi a une portée véritablement et distinctement nationale et ne relève pas de la compétence provinciale, et peut être réglementé par le Parlement en vertu du pouvoir résiduel en matière de POBG sur les matières d’intérêt national. Bien que ces arguments s’appuient sur ce qui est, comme je l’ai expliqué, une description inadéquate du caractère véritable de la Loi, je me propose maintenant de démontrer que cette thèse est indéfendable au regard de la jurisprudence de notre Cour.
(2)         Le volet intérêt national du pouvoir POBG
(b)         Définir la matière d’intérêt national
[352]                     Les procureurs généraux du Canada et de la Colombie‑Britannique nous pressent de conclure que les qualifications du caractère véritable de la Loi qu’ils proposent et les matières d’intérêt national au titre du pouvoir POBG sont une seule et même chose. Ce point révèle un manque de clarté dans la jurisprudence, découlant de la façon particulière par laquelle se fait l’analyse du partage des compétences au titre du pouvoir POBG par rapport aux chefs de compétence énumérés à l’art. 91. Comme je l’ai expliqué, lorsque l’on s’appuie sur un chef de compétence énuméré, le caractère véritable de la loi contestée est déterminé à l’étape de la qualification (par exemple, « améliorer la sécurité publique en régissant l’accès aux armes à feu, au moyen d’interdictions et de sanctions » dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783, par. 4), et le caractère véritable est ensuite classé sous un chef de compétence ou une catégorie de sujets (dans cette affaire, la compétence en matière de droit criminel prévue au par. 91(27)).
[353]                     Cependant, l’analyse se déroule de façon quelque peu différente lorsque, comme en l’espèce, le Parlement s’appuie sur le volet intérêt national du pouvoir POBG comme source de son pouvoir de légiférer. Après avoir déterminé le caractère véritable de la loi contestée et décidé qu’il ne relève pas d’un chef de compétence énuméré, la cour de révision doit ensuite se demander si la matière dite d’intérêt national répond aux exigences énoncées dans l’arrêt Crown Zellerbach. Si c’est le cas, la matière est classée sous la compétence fédérale exclusive et permanente. Toutefois, il faut se demander si le caractère véritable de la loi contestée et la matière d’intérêt national doivent ou peuvent coïncider, ou si la matière d’intérêt national doit ou peut être plus large que le caractère véritable de la loi. La jurisprudence portant sur le pouvoir POBG ne nous éclaire pas beaucoup sur ce point. La jurisprudence a décrit les matières d’intérêt national tantôt largement (comme dans Johannesson c. Municipality of West St. Paul, 1951 CanLII 55 (SCC), [1952] 1 R.C.S. 292 (aéronautique) et Ontario Hydro (énergie atomique)) et tantôt étroitement (comme dans Munro c. National Capital Commission, 1966 CanLII 74 (SCC), [1966] R.C.S. 663 (l’aménagement, la conservation et l’embellissement de la région de la capitale nationale conformément à un plan cohérent)), selon la question particulière qui devait être réglée. Ce que la jurisprudence n’a pas fait — à l’exception, peut‑être, de l’arrêt Crown Zellerbach — est d’inclure dans la description de la matière d’intérêt national, les moyens législatifs de la loi particulière faisant l’objet de l’examen. (Dans l’arrêt Crown Zellerbach, la matière d’intérêt national est décrite à la p. 436 comme à la fois « la pollution des mers » et « le contrôle de la pollution des mers due à l’immersion de substances », alors que des arrêts subséquents ont décrit la matière d’intérêt national déterminée dans cet arrêt comme la « pollution des mers » sans autre mention des moyens législatifs : voir Hydro‑Québec, par. 115, et Friends of the Oldman River Society, p. 64.)
[354]                     À titre de postulat général, si une matière d’intérêt national proposée est décrite plus étroitement — par exemple, en incluant les moyens législatifs — il sera plus facile pour cette matière de se qualifier au regard du test d’application de la théorie de l’intérêt national énoncé dans l’arrêt Crown Zellerbach. Il en est ainsi parce que, généralement encore, il est plus facile de démontrer qu’une matière définie étroitement possède l’unicité, la particularité et l’indivisibilité qui la distinguent clairement des matières d’intérêt provincial. En outre, bien entendu, plus étroite est la matière, moindre sera son effet sur la compétence provinciale. Les juges majoritaires acceptent la proposition selon laquelle la détermination de la matière d’intérêt national revient simplement à déterminer le caractère véritable de la loi faisant l’objet de l’examen, ce qui, comme en l’espèce, comprend les moyens législatifs. De fait, les juges majoritaires affirment qu’il doit en être ainsi; l’une doit toujours être la même que l’autre (par. 115‑116). Toutefois, accepter ce raisonnement revient en fait à astreindre le Parlement à ces moyens législatifs précis dans sa réponse à la matière d’intérêt national. Cela serait inédit et peu souhaitable. Les arguments des procureurs généraux du Canada et de la Colombie‑Britannique illustrent ce point.
[355]                     Le procureur général du Canada nous presse de conclure que la matière d’intérêt national devant être reconnue au titre du pouvoir POBG correspond en tous points au caractère véritable de la loi qu’il propose, à savoir [traduction] « établir des normes nationales minimales indispensables à la réduction des émissions de GES dans le pays tout entier ». De même, le procureur général de la Colombie‑Britannique nous presse de reconnaître la matière d’intérêt national suivant le même libellé que le caractère véritable de la loi qu’il propose, soit [traduction] « . . . établir des normes nationales minimales de tarification afin d’attribuer une partie des cibles du Canada pour la réduction des émissions de GES ». En termes clairs, donc, chacun de ces arguments associe une description des moyens législatifs (des normes nationales minimales) à l’objet de la loi.
[356]                     D’abord, en ce qui concerne la matière d’intérêt national que propose le procureur général du Canada, je rappelle qu’il n’appartient pas aux tribunaux de se demander si des mesures réglementaires sont « efficaces » ou si elles sont « indispensables » à quelque chose. Une telle analyse n’est pas plus indiquée à l’étape de la classification qu’elle ne l’est à l’étape de la qualification — et, de toute façon, il n’est pas pertinent de déterminer l’efficacité de la loi pour faire la distinction entre un domaine de compétence distinctement fédérale et un domaine de compétence provinciale. Ce qui revêt encore plus d’importance en l’espèce est le recours, que l’on retrouve dans les thèses du procureur général du Canada et du procureur général de la Colombie‑Britannique, à la notion de « normes nationales minimales ». Encore une fois, je rappelle que lorsqu’elle est employée pour qualifier le caractère véritable de la Loi, cette formule est vide de sens et trompeuse, et elle peut être rejetée pour ce seul motif. Cependant, il est encore moins défendable d’invoquer les « normes nationales minimales » en tant que matière d’intérêt national proposée. De fait, l’accepter comme telle aurait des effets pernicieux sur le fédéralisme.
[357]                     Précisons que le procureur général du Canada, dans son mémoire, nous presse de conclure qu’une matière relevant de la compétence provinciale [traduction] « évolue » (comment, il ne le précise pas) en une matière d’intérêt national lorsque des « normes nationales minimales » sont invoquées. Cela n’est tout simplement pas possible. Si ce l’était, le Parlement pourrait unilatéralement créer un domaine de compétence distinctement fédérale à partir de matières qui relèvent de la compétence provinciale exclusive en faisant simplement ce que cette compétence provinciale exclusive était censée empêcher : établir par voie législative une norme nationale à l’égard de cette matière. Dans cette optique, toute matière relevant de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 pourrait être vue comme comportant un élément national. Les possibilités sont illimitées : « normes nationales minimales » régissant l’administration des hôpitaux et les services de santé; « normes nationales minimales » régissant l’offre de services municipaux bilingues; « normes nationales minimales » régissant l’emplacement ou la construction de centrales hydroélectriques; « normes nationales minimales » d’enseignement en langue seconde dans les écoles publiques; et « normes nationales minimales » régissant le contenu des cours d’histoire du Canada du 18e siècle dans les écoles publiques.
[358]                     Que cela serve de fondement à la reconnaissance qu’un certain aspect d’un domaine de compétence provinciale est véritablement et distinctement de portée « nationale » et que, de ce fait, il outrepasse en réalité la compétence provinciale, [traduction] « revient à créer quelque chose à partir de rien et à soumettre tous les domaines de compétence provinciale à l’établissement éventuel de normes nationales qui vident de son contenu le pouvoir provincial » (D. Newman, « Federalism, Subsidiarity, and Carbon Taxes » (2019), 82 Sask. L. Rev. 187, p. 199). Il s’agit là d’un modèle de fédéralisme de supervision. Mes collègues les juges majoritaires ne le reconnaissent pas ouvertement. Ceux‑ci, en minimisant les effets de la Loi sur la compétence provinciale, soulignent à maintes reprises que les provinces sont « libres » « d’établir leur propre régime de tarification des GES », de « prescri[re] de[s] règles applicables aux mécanismes provinciaux de tarification », de « créer par voie législative tout système de tarification des GES » ou de « concevoir le système de tarification des GES qu’elles désirent » — mais ajoutent ensuite, chaque fois, la réserve « pour autant que » (ou « pourvu que ») ce régime soit « suffisamment rigoureux » pour respecter les « normes » ou les « cibles » « fix[ées] par le gouvernement fédéral » (par. 27, 61, 65, 72, 79, 81, 178, 179, 183, 186, 200 et 206 (soulignements et caractères gras ajoutés)). Autrement dit, les provinces peuvent exercer leur compétence comme elles le veulent, tant qu’elles le font d’une manière qui convient également au Cabinet fédéral. Pourtant, [traduction] « assurer la conformité provinciale aux souhaits du Parlement » n’est guère un fondement convenable pour reconnaître une nouvelle matière d’intérêt national (J. Hunter, « Saving the Planet Doesn’t Mean You Can’t Save the Federation: Greenhouse Gases Are Not a Matter of National Concern » (2021), 100 S.C.L.R. (2d) 59, p. 79).
[359]                     On peut en grande partie reprendre les mêmes propos à l’égard de l’argument de la Colombie‑Britannique voulant que l’[traduction] « attribu[tion] des cibles du Canada pour la réduction des émissions de GES » soit une matière d’intérêt national adéquate. Comme je l’ai déjà expliqué, il ne s’agit pas d’une description juste du caractère véritable de la Loi. Plus particulièrement, cependant, l’idée d’attribuer des cibles nationales se bute à la même objection que celle que l’on peut opposer aux normes nationales minimales invoquées par le Canada : il s’agit d’un artifice qui, une fois greffé à des matières relevant manifestement de la compétence provinciale (comme le prévoit l’économie de la Loi elle‑même, qui se veut un « backstop ») n’ajoute rien. Qui plus est, à l’instar des normes nationales minimales, il peut s’appliquer de manière à exposer n’importe quel domaine de compétence provinciale à un empiètement fédéral inconstitutionnel dès lors que le Parlement décide d’imposer par voie législative un traitement uniforme sous forme de « cibles » obligatoires nationales. En ce sens, que le Parlement impose par voie législative des normes nationales ou des cibles nationales revient au même.
[360]                     La Colombie‑Britannique répond à cette préoccupation en soulevant le critère de l’incapacité provinciale, conjugué à l’argument voulant qu’il ne soit pas nécessaire que le Parlement s’immisce dans la plupart des champs de compétence provinciale en édictant des normes nationales. Suivant cet argument, la législation provinciale en ces matières — par exemple, l’éducation — a surtout des effets intraprovinciaux, de sorte que les coûts et les avantages du choix de politique de la législature sont ressentis principalement à l’intérieur de la province. L’éducation se distinguerait donc des émissions de GES, puisque des normes nationales minimales en éducation [traduction] « ne viseraient pas indivisiblement une incapacité provinciale » (m.a., procureur général de la Colombie‑Britannique, par. 49).
[361]                     Toutefois, cet argument témoigne d’une méprise de ce sur quoi doit porter le critère de l’incapacité provinciale, sujet sur lequel je reviendrai plus loin. Pour le moment, il suffit de souligner que l’existence d’effets extraprovinciaux ne veut pas dire qu’un traitement législatif uniforme est véritablement essentiel — comme l’illustre clairement l’examen, dans le Renvoi : Loi anti‑inflation, des effets inflationnistes extraprovinciaux d’activités économiques intraprovinciales. Il semble peu probable que si on avait présenté, dans cette affaire, un argument tout aussi audacieux à propos de l’imposition de « normes nationales minimales » ou de « l’attribution de cibles nationales » en lien avec l’endiguement et la réduction de l’inflation, le juge Beetz n’eût pas conclu que l’inflation ne pouvait être qualifiée de matière d’intérêt national.
[362]                     Plus fondamentalement, je rejette l’idée que l’ajout de « normes nationales minimales » ou l’« attribution de cibles à l’échelle nationale » à une matière proposée a pour effet de créer ou d’identifier un aspect distinctement fédéral de cette matière. Sur ce point, certaines parties ont invoqué la notion de « risques systémiques », empruntée aux renvois relatifs aux valeurs mobilières — comme le font d’ailleurs les juges majoritaires (par. 176 et 182) — pour appuyer une conclusion portant que la matière proposée satisfaisait aux exigences du critère de l’incapacité provinciale. Dans le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, notre Cour a accepté que la législation fédérale sur les valeurs mobilières mettait en jeu le commerce dans son ensemble (un des volets de la compétence en matière de trafic et de commerce), mais a néanmoins conclu que la loi allait trop loin en s’attardant à « la réglementation détaillée de tous les aspects du commerce des valeurs mobilières, une matière qui est considérée de longue date comme une compétence provinciale » (par. 114 (italiques dans l’original)). Par la suite, une loi d’application plus précise qui « se limit[ait] [. . .] à s’occuper des problèmes et du risque d’une nature systémique pouvant constituer une menace réelle à la stabilité du système financier canadien » a été jugée valide dans le Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189 (« Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières »), parce que « réglementer le risque systémique dans les marchés de capitaux vise à favoriser la stabilité de l’économie dans son ensemble et non celle de certains secteurs d’activités en particulier » (par. 111 (italiques dans l’original)).
[363]                     L’argument selon lequel la matière proposée convient à titre de matière d’intérêt national parce qu’elle vise les risques systémiques des changements climatiques a un attrait superficiel. Toutefois, cela fait abstraction des différences fondamentales entre l’analyse fondée sur la théorie de l’intérêt national justifiant l’exercice du pouvoir POBG et celle fondée sur la compétence en matière de trafic et de commerce prévue au par. 91(2). Le pouvoir fédéral de réglementer le trafic et le commerce n’est pas assujetti à l’exigence d’unicité, de particularité et d’indivisibilité. Au contraire, des sujets comme le droit de la concurrence ou le risque systémique pour les marchés de capitaux peuvent représenter un vaste domaine et imprégner l’économie dans son ensemble, et néanmoins valablement relever de la compétence fédérale en matière de trafic et de commerce (voir, p. ex., le par. 87 du Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, où il est question du caractère diffus du droit de la concurrence qui était en cause dans l’arrêt General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, 1989 CanLII 133 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 641). Par conséquent, la notion de « risque systémique », empruntée à l’analyse au regard du par. 91(2), est inadaptée à la présente affaire.
[364]                     Enfin, j’observe qu’en préconisant une théorie de l’intérêt national large de manière à accroître le pouvoir fédéral, le procureur général du Canada et les juges majoritaires escamotent l’art. 94 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui prévoit que « le parlement du Canada pourra adopter des mesures à l’effet de pourvoir à l’uniformité de toutes les lois ou de parties des lois relatives à la propriété et aux droits civils ». Comme l’énonce clairement cette disposition, la Constitution prévoit déjà la possibilité que le Parlement veuille édicter des lois uniformes en matière de propriété et de droits civils dans les provinces, comme il le fait par la Loi. Toutefois, l’art. 94 impose aussi certaines restrictions : il ne s’applique pas au Québec et, dans les provinces où il s’applique, il exige le consentement des législatures provinciales.
[365]                     Autrement dit, en passant outre à l’art. 94 pour ainsi soutenir leur vision centralisée du fédéralisme canadien, tant le procureur général du Canada que les juges majoritaires (1) dépouilleraient le Québec de sa protection contre l’uniformité des lois imposées par le pouvoir fédéral relativement à la propriété et aux droits civils et (2) écarteraient de la Constitution l’exigence du consentement des autres provinces. Cela prive les provinces, et le Québec en particulier, d’une partie de l’entente négociée entre les partenaires, sans laquelle « l’accord des délégués du Canada‑Est [. . .] n’aurai[t] pu être obten[u] » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 36‑37). Comme l’a reconnu le Conseil privé plus généralement dans l’arrêt Attorney‑General for Ontario c. Attorney‑General for the Dominion, [1896] A.C. 348, p. 361, l’art. 94 [traduction] « ser[ait] oiseux et stéril[e] si l’on maintenait que les dispositions introductives de l’art. 91 confèrent au Parlement canadien le pouvoir de légiférer en toute matière essentiellement locale ou provinciale et où l’intérêt du Dominion tout entier n’est pas véritablement en jeu ».
[366]                     Remanier la Constitution n’a rien d’anodin. C’est pourquoi la procédure de modification confie cette tâche aux législatures, qui peuvent délibérer en profondeur des complexités de cet exercice, et non aux tribunaux qui n’ont pas les compétences institutionnelles voulues pour s’y retrouver — comme en l’espèce, où, en élargissant le pouvoir fédéral comme ils le font au titre du pouvoir résiduel en matière de POBG, les juges majoritaires risquent non seulement de faire violence à l’art. 92 (et par le fait même, à l’art. 92A), mais se butent aussi à l’art. 94.
[367]                     Cela touche un point plus fondamental. Comme nous le verrons, le procureur général du Canada et les juges majoritaires parlent d’un « équilibre » — le premier parlant d’établir un « équilibre du fédéralisme », et les seconds parlant d’un « équilibre des pouvoirs entre le fédéral et les provinces » (m.i., par. 69 (italiques omis); motifs du juge en chef, par. 102, 117 et 134). Toutefois, ce que mes collègues les juges majoritaires ne réalisent pas, c’est qu’ils sont en train de rompre un équilibre. Il en est ainsi parce que, aussi difficile soit‑il pour eux de l’accepter, l’« équilibre » qu’ils prétendent établir, et celui qu’ils voudraient que les tribunaux établissent dans des affaires futures, a déjà été établi par la partie VI de la Loi constitutionnelle de 1867 (« Distribution des pouvoirs législatifs »). Le rôle des tribunaux n’est pas d’établir un équilibre, mais plutôt de maintenir et de préserver cet équilibre, qui est déjà inscrit dans notre Constitution dans le partage des compétences. Comme l’a affirmé notre Cour dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, « il est [. . .] incontestable que l’équilibre approprié doit être maintenu entre les chefs de compétence fédéraux et provinciaux » (par. 48 (je souligne)). L’article 94, à l’instar des art. 91 et 92, fait partie d’un tout plus grand et qui reflète lui‑même et dans l’ensemble un « équilibre » dont les ordres de gouvernement provincial et fédéral, ou leurs prédécesseurs coloniaux, ont convenu.
[368]                     Bien entendu, un rééquilibrage peut parfois être souhaitable ou nécessaire — d’où, par exemple, les négociations qui ont mené à l’art. 92A, et d’où certains détails de la procédure de modification. Toutefois, au besoin, si besoin est, il n’appartient ni au procureur général du Canada ni à la Cour d’y répondre. De fait, leur tentative de le faire ne fait que rompre l’équilibre — en dépouillant dans les faits le Québec, comme en l’espèce, d’une immunité qu’il possède depuis plus de 150 ans en vertu de la Constitution du Canada, immunité qui protégeait, entre autres choses, le droit du Québec d’avoir recours au droit civil en matière privée, droit garanti il y a presque 250 ans par l’Acte de Québec.
[369]                     Pour tous ces motifs, les matières d’intérêt national proposées par les procureurs généraux du Canada et de la Colombie‑Britannique sont constitutionnellement indéfendables. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de régler en l’espèce la question de savoir si une matière d’intérêt national nouvellement reconnue au titre du pouvoir POBG peut être définie de façon si étroite qu’elle n’engloberait que le caractère véritable de la loi contestée (y compris les moyens législatifs), je vais formuler les observations suivantes. Comme l’a souligné le juge Huscroft dans sa dissidence, décrire de façon si étroite la nouvelle matière d’intérêt national a pour effet de constitutionnaliser la loi examinée et les moyens particuliers qu’elle adopte (2019 ONCA 544, 146 O.R. (3d) 65, par. 224). Une telle description risque en outre de faire en sorte que l’analyse devienne un raisonnement axé sur les résultats, ce qui doit être évité dans l’analyse du partage des compétences (Chatterjee, par. 16). Qui plus est, l’arrêt Crown Zellerbach laisse entendre que l’approche plus large est celle qui convient. Rappelons que lorsqu’une matière est reconnue comme étant d’intérêt national au titre du pouvoir POBG, le Parlement se voit conférer une « compétence exclusive et absolue pour légiférer sur cette matière, y compris sur ses aspects intraprovinciaux » (p. 433). Cette formulation laisse entendre que, en rapport avec une matière d’intérêt national, le Parlement se voit accorder une compétence dont la portée — et la faculté d’employer des moyens — dépassent ce qui est nommément prévu par la loi examinée.
[370]                     Cela dit, je refuse de conclure qu’à titre de postulat général, il ne serait jamais approprié de décrire une matière d’intérêt national de façon si étroite qu’elle n’engloberait que la loi examinée et les moyens législatifs qu’elle emploie. Néanmoins, en l’espèce, une qualification large de l’intérêt national est inévitable. La définition d’une matière d’intérêt national qui englobe à la fois la réduction des émissions de GES au moyen de la hausse du coût des combustibles (partie 1) et la réduction des émissions de GES au moyen de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries en fonction de l’intensité des émissions et de l’exposition aux échanges commerciaux (partie 2) doit se faire à grands traits. Les moyens législatifs employés par les parties 1 et 2 sont entièrement distincts. De fait, ils sont chacun assez différents l’un de l’autre, ne partageant qu’un objet : la réduction des émissions de GES. Cela, et ma conclusion énoncée ci‑dessus selon laquelle la définition de la matière d’intérêt national ne devrait pas restreindre le Parlement à un moyen législatif en particulier, tendent à indiquer que la matière dite d’intérêt national est la même que l’objet de la Loi, c’est‑à‑dire la réduction des émissions de GES. La seule question qu’il nous reste à trancher est donc celle de savoir si la réduction des émissions de GES satisfait au test énoncé dans l’arrêt Crown Zellerbach pour constituer une matière d’intérêt national valable.
(c)         Unicité, particularité et indivisibilité
[371]                     « La réduction des émissions de GES » ne respecte pas les exigences énoncées dans l’arrêt Crown Zellerbach. Tel serait le cas même s’il était approprié de considérer le caractère véritable de chacune des parties 1 et 2 comme étant les matières d’intérêt national proposées, puisque la réduction des émissions de GES au moyen de la hausse du coût des combustibles (partie 1) et de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries en fonction de l’intensité des émissions et de l’exposition aux échanges commerciaux (partie 2) ne satisfont ni l’une ni l’autre à l’exigence de particularité. Aucune de ces matières n’est distincte des matières relevant de la compétence provinciale en vertu de l’art. 92. Je commencerai donc par expliquer pourquoi le caractère véritable de chacune des parties 1 et 2, respectivement, ne respecte pas l’exigence de particularité (même si elles étaient des matières d’intérêt national valables). J’expliquerai ensuite pourquoi la matière d’intérêt national adéquate selon mon interprétation (« la réduction des émissions de GES ») ne respecte pas les exigences d’unicité et d’indivisibilité.
(i)                 Le caractère véritable de chaque partie n’est pas distinct
[372]                     Ici encore, le modèle de « backstop » de la Loi est important. La principale difficulté liée au fait de conclure que la réduction des émissions de GES (que ce soit au moyen de la hausse du coût des combustibles, ou de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries selon l’intensité des émissions et l’exposition aux échanges commerciaux) a la particularité requise pour être reconnue en tant que matière d’intérêt national ressort de la qualité même du régime qu’a édicté le Parlement. Par la Loi, le Parlement incite les provinces à adopter en grande partie le même régime visant la réalisation du même objectif de réglementation, soit de modifier les comportements. Encore une fois, cela démontre que le Parlement a légiféré à l’égard d’une matière qui relève de la compétence législative provinciale, plus particulièrement des par. 92(10) (travaux et entreprises d’une nature locale), (13) (propriété et droits civils), (16) (matières d’une nature locale) et de l’art. 92A (ressources naturelles). Le régime de « backstop » de la Loi n’admet aucune autre conclusion (Newman, p. 197). Cela ressemble beaucoup à la situation dans l’arrêt Hydro‑Québec, où la loi ne permettait pas aux provinces de s’y soustraire, mais donnait plutôt au gouverneur en conseil le pouvoir d’exempter de son application les provinces où des règlements équivalents étaient en vigueur (par. 57, les juges Lamer et Iacobucci, dissidents, mais pas sur ce point). Les observations des juges Lamer et Iacobucci sur ce point sont donc pertinentes :
     La disposition relative aux dispositions équivalentes que l’on trouve au par. 34(6) mine aussi implicitement la prétention de l’appelant que les provinces sont incapables de réglementer les substances toxiques. Si les provinces étaient incapables de réglementer ces substances, le gouvernement fédéral serait d’autant plus justifié de refuser de se retirer de ce domaine. Le paragraphe 34(6) démontre que le large sujet de la réglementation des substances toxiques, défini dans la Loi, est fondamentalement ou potentiellement divisible. [par. 77]
[373]                     Les défenseurs de la Loi nous pressent de conclure que, même si la Loi et les régimes de tarification des émissions de GES créés par des lois provinciales portent sur la même matière, ils abordent chacun différents aspects de celle‑ci. Cet argument est fondé sur l’applicabilité de la théorie du double aspect, dont les juges majoritaires non seulement acceptent l’application en l’espèce, mais la décrivent comme étant inévitable lorsque des normes nationales minimales sont employées (motifs du juge en chef, par. 125‑131). Or, les juges majoritaires ont tout simplement tort ⸺ la théorie du double aspect ne trouve aucune application en l’espèce.
[374]                     La théorie du double aspect a été reconnue parce que « certaines matières sont, par leur nature même, impossibles à classer dans un seul titre de compétence : elles peuvent avoir à la fois une facette provinciale et une autre fédérale » (Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 30). Elle prévoit donc que « le Parlement et les législatures provinciales peuvent adopter des lois valables sur un même sujet, à partir des perspectives selon lesquelles on les considère, c’est‑à‑dire selon les “aspects” variés de la “matière” discutée » (par. 30). La question de savoir si le principe s’applique à la théorie de l’intérêt national justifiant l’exercice du pouvoir POBG est source de quelques controverses, compte tenu de l’affirmation de la Cour dans l’arrêt Crown Zellerbach portant que le Parlement acquiert « une compétence exclusive et absolue pour légiférer » sur la matière d’intérêt national (p. 433; voir, p. ex., Lacombe, par. 26‑27). À supposer, sans toutefois trancher la question, que la théorie du double aspect peut, dans certains cas, s’appliquer aux matières d’intérêt national reconnues comme telles au titre du pouvoir POBG, elle ne trouve pas application en l’espèce.
[375]                     Comme les provinces ont manifestement compétence pour établir des normes de tarification rigoureuse des GES sur leur territoire, la seule différence entre l’aspect fédéral et l’aspect provincial serait les « normes nationales minimales ». De toute évidence, l’adoption de « normes nationales minimales » dans le cadre de la matière d’intérêt national permet aux juges majoritaires d’avoir recours à la théorie du double aspect, puisqu’ils ont défini la matière comme étant quelque chose (l’adoption de « normes nationales ») que, dans la pratique, seul le Parlement pourrait faire. De plus, il est tout aussi évident que lorsque la matière est définie comme étant quelque chose que seul le Parlement pourrait faire, quoi que fassent les provinces, ce doit être autre chose. Ce raisonnement, toutefois, pourrait facilement être appliqué pour créer des « aspects » fédéraux de toutes sortes de matières relevant de la compétence provinciale. De fait, les juges majoritaires laissent entendre exactement cela, reconnaissant que chaque fois que le mécanisme des « normes nationales minimales » est utilisé, cela « va inévitablement entraîner » un double aspect (par. 129).
[376]                     Le mécanisme des normes nationales minimales, combiné à la théorie du double aspect, permet de satisfaire artificiellement à de nombreux aspects du test établi dans l’arrêt Crown Zellerbach, tel qu’édulcoré par les juges majoritaires. Par définition, les « normes nationales minimales », puisqu’elles sont nationales, pourraient vraisemblablement, et dans tous les cas, être qualifiées de « qualitativement différente[s] des matières d’intérêt provincial » et comme ayant « un caractère principalement extraprovincial » (motifs du juge en chef, par. 148). Bien entendu, les provinces, à ce titre, ne sont pas en mesure d’établir des normes nationales minimales contraignantes (par. 182). De plus, comme la Loi laisse aux provinces la liberté d’adopter leur propre régime pour autant que (ou pourvu que) elles obtiennent l’approbation fédérale, l’impact sur la compétence provinciale est « limité et assorti de réserves » (par. 198, 205 et 211). En bref, le mécanisme des « normes nationales minimales », lorsqu’il est appliqué, dépossède le cadre d’analyse des juges majoritaires d’une grande partie de son caractère « exigean[t] ».
[377]                     C’est toutefois aussi simple que cela. Bien que le principe du double aspect « ouvre la voie à l’application concurrente de législations fédérale et provinciales, [. . .] [il] ne crée pas de compétence concurrente » (Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, par. 66 (je souligne)). Comme le pouvoir POBG lui‑même, la théorie du double aspect doit être soigneusement circonscrite et appliquée avec prudence, car son application irrégulière et désordonnée dans les motifs des juges majoritaires comporte le risque quasi certain que les art. 91 et 92 de Loi constitutionnelle de 1867 soient unifiés en un « seul champ de compétences [. . .] conjointes régies seulement par la règle de la suprématie des lois fédérales » (Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), 1988 CanLII 81 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 749, p. 766). C’était exactement pour cette raison, dans l’arrêt Bell Canada, que le juge Beetz a fait la mise en garde portant que la théorie « ne doit pas [être utilisée pour] créer des champs de compétences conjointes [. . .] dans lesquels le Parlement et les législatures peuvent légiférer sous le même aspect »; elle doit plutôt être utilisée seulement lorsque « la pluralité des aspects est réelle et non pas seulement nominale » (p. 766 (souligné dans l’original)).
[378]                     Presque toutes les parties et les procureurs généraux intervenants ⸺ à l’exception des procureurs généraux du Canada, du Nouveau‑Brunswick et de la Colombie‑Britannique ⸺ ont exprimé des préoccupations concernant l’application de la théorie du double aspect en l’espèce. Le procureur général du Québec présente un résumé particulièrement convaincant et valable sur le plan constitutionnel du problème que pose le recours par les juges majoritaires à la théorie du double aspect dans l’affaire qui nous occupe, et des dommages à la fédération qui s’ensuivront. Le procureur général du Québec ⸺ qui connaît bien la tarification du carbone et les mesures législatives visant à atténuer les changements climatiques ⸺ affirme que la matière proposée ne porte pas sur deux aspects de la même matière; elle porte plutôt sur le même aspect de la même matière. Comme les provinces peuvent adopter des lois dans ce domaine seulement lorsque celles‑ci respectent les critères établis unilatéralement par le gouvernement fédéral, définir la matière de façon à évoquer artificiellement un double aspect équivaut dans les faits à transférer la compétence des provinces au Parlement. Bien entendu, ce point a aussi été soulevé par les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta : la Loi vise à faire exactement ce que les provinces peuvent faire, et pour précisément la même raison (2020 ABCA 74, 3 Alta. L.R. (7th) 1, par. 209). Il n’y a tout simplement pas d’aspect distinctement fédéral à la réduction des émissions de GES qui ne peut être divisé entre les chefs de compétence énumérés. De plus, décrire l’imposition de « normes nationales minimales » comme étant l’aspect distinctement fédéral de la matière nous renvoie simplement aux arguments qui, comme je l’ai déjà expliqué, ne mènent le procureur général du Canada nulle part. Comme ces matières relèvent pleinement de la compétence provinciale, elles ne peuvent être des matières d’« intérêt national », étant donné que le pouvoir POBG est un pouvoir résiduel.
(ii)              « La réduction des émissions de GES » n’est pas unique ni indivisible
[379]                     Il est certes vrai que des aspects de la « réduction des émissions de GES » peuvent être distincts des matières énumérées à l’art. 92. Comme l’« inflation » ou l’« environnement », la nature de cette matière est intrinsèquement diffuse, et elle ne relèverait pas entièrement de la compétence provinciale. Certains aspects de la « réduction des émissions de GES » relèveraient sans doute, par exemple, de compétences fédérales exclusives en matière de trafic et de commerce, de navigation et de bâtiments ou navires (shipping), et de travaux et entreprises d’une nature interprovinciale ou internationale (par. 91(2) et (10) et 92(10)).
[380]                     Cependant, cela n’est pas utile aux juges majoritaires en l’espèce. Bien que des aspects de la « réduction des émissions de GES » puissent être distincts des matières relevant de l’art. 92, en tant que matière d’intérêt national, cette matière ne respecte toujours pas les exigences d’unicité et d’indivisibilité établies dans l’arrêt Crown Zellerbach. Dans cet arrêt, ce n’était « non la seule possibilité ou probabilité que des polluants traversent [la limite entre la mer territoriale et les eaux intérieures d’un État] », mais « la difficulté de vérifier de visu » la limite qui faisait en sorte qu’un traitement législatif unique était requis pour la pollution marine (p. 437). Cette affirmation ne saurait être plus claire. La matière était indivisible dans cette affaire non pas parce que des polluants étaient susceptibles de traverser une limite invisible, mais plutôt en raison de la difficulté à connaître la source et l’emplacement physique (mers territoriales fédérales vs eaux intérieures provinciales) de la pollution à un moment donné, et à déterminer quelles dispositions réglementaires et pénales pourraient en conséquence s’appliquer.
[381]                     En l’espèce, toutefois, le territoire de compétence d’où proviennent les émissions de GES est facilement identifiable. La matière est divisible, car lorsque des combustibles sont achetés, ou lorsqu’une activité industrielle est entreprise, aucune question ne se pose quant à l’emplacement physique et, donc, aucune difficulté ne se pose pour déterminer la compétence de quel territoire peut s’appliquer. La responsabilité de la réduction des émissions de GES entre les provinces peut donc facilement être déterminée en vue de la réglementation à la source de ces émissions. Il ne s’agit pas d’un enjeu à l’égard duquel, à défaut d’une compétence fédérale exclusive, les provinces ne pourraient pas prendre de mesures. Le Parlement et les provinces peuvent plutôt, dans leurs sphères respectives de compétence législative, « agir de concert » en vue de réduire les émissions de GES (Hydro‑Québec, par. 59). La réduction des émissions de GES n’a donc pas le degré d’unicité nécessaire pour être qualifiée de matière indivisible d’intérêt national.
[382]                     Mes collègues les juges majoritaires affirment que j’ai exagéré l’aspect d’incertitude réglementaire du raisonnement du juge Le Dain dans l’arrêt Crown Zellerbach. Ils disent qu’il existe plusieurs façons d’établir l’indivisibilité (par. 193), et je suis aussi de cet avis, tout comme mon collègue le juge Rowe (par. 548). Je ne dis pas que l’incertitude réglementaire est une condition préalable pour conclure qu’une matière est d’intérêt national. Le point que je veux souligner est plutôt que lorsque la matière en cause manque par ailleurs de spécificité et d’unicité — comme dans la présente affaire, où la matière en cause est la réduction des émissions de GES, par opposition, par exemple, à celle en cause dans l’arrêt Munro — le fait que les dommages puissent traverser les limites territoriales ne suffit pas pour démontrer qu’il y a indivisibilité. Il faut autre chose, et dans l’arrêt Crown Zellerbach, il s’agissait de l’incertitude réglementaire et pénale découlant de l’incapacité à savoir sur quel territoire les polluants avaient été déversés (p. 437), puisque la grue qui déposait les résidus de bois dans ce cas était mobile, fixée à un chaland. En l’espèce, une telle incertitude fait défaut, et il n’est donc tout simplement pas suffisant de se fonder sur des dommages transfrontaliers pour démontrer l’indivisibilité. L’émission de GES, que ce soit d’une usine ou d’une automobile, peut être rattachée à la province source. Les émissions de GES sont donc divisibles; lorsqu’on comprend cela, on comprend que les « émissions de GES à l’échelle nationale » ne sont rien de plus que la somme des émissions de GES provinciales et territoriales (Hunter, p. 75‑76).
[383]                     Évidemment, un traitement législatif uniforme dans le domaine de la réduction des émissions de GES pourrait être souhaitable, vu qu’il est susceptible d’aider le Canada à atteindre ses engagements internationaux en lien avec les cibles d’émissions de GES. Toutefois, le caractère souhaitable d’un traitement uniforme n’est guère une indication d’une matière d’intérêt national. En l’espèce, la non‑participation d’une province n’empêche pas les autres provinces de réduire leurs propres émissions de GES. Bien que l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des émissions de GES puisse faire en sorte qu’un plus grand nombre d’émissions de cette province en traversent les limites territoriales, c’est précisément cette situation que la Cour a jugé insuffisante pour que soit respecté le critère de l’indivisibilité établi dans l’arrêt Crown Zellerbach. Il importe de préciser que même si l’on pouvait dire que cela respecte le critère de l’incapacité provinciale — c’est‑à‑dire, même si l’arrêt Crown Zellerbach pouvait être interprété comme voulant dire que « l’incapacité provinciale » comprend l’omission d’agir d’une province — ma conclusion à ce sujet ne changerait pas. Cela tient au fait que le critère de l’incapacité provinciale, bien interprété — et contrairement au cadre d’analyse élaboré par les juges majoritaires — ne constitue qu’un indice d’unicité et d’indivisibilité.
[384]                     De plus, je souscris à l’opinion suivante des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta, au par. 324 :
     [traduction] il n’y a aucun élément de preuve au dossier portant que quelque geste qu’une province pose ou non concernant la réglementation des émissions de GES causera un préjudice mesurable à une autre province maintenant ou dans un avenir prévisible [. . .] Ce qui est fait, ou ce qui n’est pas fait, dans d’autres pays a une grande incidence sur l’atmosphère qui nous entoure tous. Quatre grands pays ou regroupement de pays, soit les États‑Unis, la Chine, l’Inde et l’Union européenne, sont responsables cumulativement de 55,5 % des émissions de GES à l’échelle mondiale.
[385]                     De toute évidence, un traitement législatif uniforme serait souhaitable en ce sens qu’il atténuerait les préoccupations concernant les fuites de carbone. Toutefois, et encore une fois comme l’a observé la Cour d’appel de l’Alberta, la preuve au dossier concernant les dommages découlant des fuites de carbone interprovinciales est à tout le moins équivoque. De fait, elle tend à indiquer que, dans la plupart des secteurs et pour la plupart des activités économiques provinciales, de telles préoccupations sont négligeables (E. Beale et al., Tarification provinciale du carbone et pressions concurrentielles, novembre 2015 (en ligne), p. II; Groupe de travail sur les mécanismes d’instauration d’un prix sur le carbone, Rapport final, note 23; motifs de la C.A. Sask., par. 155, le juge en chef Richards). Cela ne peut servir de fondement à l’affirmation péremptoire des juges majoritaires selon laquelle un traitement uniforme est essentiel pour répondre aux préoccupations concernant les fuites de carbone (par. 183 et 186). Faute de preuve sur ce point, la conclusion implicite des juges majoritaires selon laquelle la partie 2 de la Loi est souhaitable pour répondre aux préoccupations concernant les fuites de carbone nous amène à juger la sagesse de ce choix de politique précis, ce qui n’a aucune incidence sur l’analyse.
[386]                     En résumé, la réduction des émissions de GES en tant que matière d’intérêt national ne répond pas aux exigences d’unicité et d’indivisibilité. Tout comme l’endiguement et la réduction de l’inflation, la réduction des émissions de GES
        est un agrégat de sujets divers dont certains représentent une partie importante de la compétence provinciale. C’est une matière totalement dépourvue de spécificité et dont le caractère envahissant ne connaît pas de limites; en faire l’objet d’une compétence fédérale rendrait illusoires la plupart des pouvoirs provinciaux.
        (Renvoi : Loi anti‑inflation, p. 458)
(d)                 Étendue de l’effet
[387]                     Même si la réduction des émissions de GES était un domaine de compétence unique et indivisible, son impact sur la compétence provinciale serait d’une ampleur complètement incompatible avec le partage des compétences.
[388]                     Le pouvoir de légiférer en vue de réduire les émissions de GES autorise dans les faits une gamme de normes réglementaires, [traduction] « [dont] les seules limites sont celles de l’imagination » (motifs de la C.A. Sask., par. 128). Il s’étend à la réglementation de toute activité qui nécessite des combustibles fossiles, notamment le secteur manufacturier, l’exploitation minière, l’agriculture et le transport. De fait, la partie 2 de la Loi, tout comme la loi contestée dans le Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, s’enlise dans la réglementation détaillée de la réduction des émissions industrielles de GES en imposant différents prix du carbone à différentes activités industrielles. Comme l’a reconnu le juge Huscroft dans sa dissidence, le pouvoir de créer des normes minimales pour les émissions de GES pourrait éventuellement avoir pour effet de permettre des normes minimales relatives au chauffage et à la climatisation des habitations, au transport public, à la conception et l’utilisation des routes, à l’efficacité des combustibles et aux prix dans les secteurs manufacturier et agricole (motifs de la C.A. Ont., par. 237).
[389]                     Contrairement aux matières d’intérêt national qui ont déjà été reconnues, notamment l’aéronautique, l’aménagement et la conservation de la région de la capitale nationale, l’énergie nucléaire et la pollution marine, le pouvoir de légiférer en vue de la réduction des émissions de GES est susceptible de réduire à néant le partage des compétences du Canada. Il est à cet égard comparable aux vastes sujets que sont la réglementation environnementale et l’inflation, que la Cour a expressément refusé de reconnaître comme des sujets législatifs indépendants. Les émissions de GES ne peuvent tout simplement pas être traitées comme une matière unique à des fins de réglementation, [traduction] « car aucun système au sein duquel un gouvernement serait si puissant ne serait fédéral » (D. Gibson, « Constitutional Jurisdiction over Environmental Management in Canada » (1973), 23 U.T.L.J. 54, p. 85).
[390]                     Pour tenter de minimiser l’étendue de l’effet sur la compétence provinciale, le procureur général de la Colombie‑Britannique nous rappelle que la Loi n’interdit aucune activité, mais ne fait qu’augmenter le coût de certaines d’entre elles. Il fait valoir que la Loi ne porte pas sur la réglementation, mais sur la tarification; elle ne permet pas au Cabinet fédéral d’établir qui peut émettre des GES ou de fixer des conditions sur la façon de le faire, mais permet plutôt à quiconque d’émettre des GES s’il en paye le prix (m.a., par. 19‑21). Il s’ensuit, selon ce raisonnement, que tout effet sur la compétence provinciale est négligeable, particulièrement en comparaison à la situation qui aurait prévalu si le Parlement avait eu recours à sa compétence en matière de droit criminel, par exemple, pour interdire les émissions de GES.
[391]                     Les juges majoritaires adoptent ce raisonnement, et décrivent « l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz » comme une « formulation du caractère véritable de la [Loi] basée [exclusivement] sur la tarification » (par. 57). Comme ils l’expliquent, « l’aspect central de la [Loi] est la tarification nationale des émissions de GES » (par. 60; voir aussi par. 70). À l’appui de cette conclusion, les juges majoritaires soulignent que « la [Loi] n’oblige pas les personnes auxquelles elle s’applique à exercer ou à s’abstenir d’exercer des activités émettrices de GES particulières » et « ne dit pas non plus aux organisations industrielles comment elles doivent être exploitées afin de réduire leurs émissions de GES » (par. 71). Ils affirment que la Loi « se limite plutôt à obliger les personnes qui exercent des activités émettrices de GES déterminées à payer certaines sommes pour le faire » (par. 71) — autrement dit, elle exige « simplement que les personnes payent certaines sommes ».
[392]                     Ce point de vue néglige deux problèmes. Premièrement, décrire l’effet d’une loi comme étant « simplement que les personnes payent certaines sommes » est une étrange façon de le faire. L’objectif des redevances — « simplement que les personnes payent certaines sommes » — est d’influencer les comportements, en l’espèce autant celui des consommateurs que celui des industries; c’est là toute la question. Comme l’a observé la Commission de l’écofiscalité du Canada lors de sa plaidoirie, la partie 2 de la Loi [traduction] « recourt à la tarification en vue d’atteindre ses objectifs environnementaux » (transcription, jour 2, p. 77). De plus, conçues pour avoir une incidence sur le coût des combustibles et pour déterminer la viabilité des industries à forte intensité d’émissions et exposées aux échanges commerciaux, les redevances qu’impose la Loi risquent d’avoir de profondes répercussions sur la compétence provinciale et le partage des compétences.
[393]                     Le fait est que « simplement que les personnes payent certaines sommes » ne rend guère l’impact voulu de la Loi, encore moins son impact potentiel. Pourtant, cette idée est au cœur des efforts des défenseurs de la Loi, y compris les juges majoritaires, visant à minimiser ce que fait réellement la loi. En effet, les juges majoritaires vont encore plus loin en soulignant qu’à leur avis, la Loi n’a dans les faits qu’un impact minimal sur l’autonomie provinciale. Selon ceux‑ci, les provinces peuvent toujours choisir le régime de tarification du carbone qui leur convient. « [L]a flexibilité et [. . .] l’appui à l’égard des régimes de tarification élaborés par les provinces » est de mise, et les provinces sont « libres de créer par voie législative tout système de tarification des GES » qui leur convient, « pourvu que », évidemment, leurs régimes soient « suffisamment rigoureux » et respectent les normes fixées par le gouvernement fédéral (motifs du juge en chef, par. 79 et 200 (caractères gras ajoutés)). Cela donne lieu à un impact sur la compétence provinciale qui est, à leur avis, « strictement limité » (par. 200). Cet élément, tout comme l’idée erronée que la Loi ne vise qu’à faire payer ⸺ plutôt que la dissuasion ou l’interdiction d’une activité ⸺ sert en grande partie de fondement à l’analyse de la classification que font les juges majoritaires. Cela est tout simplement intenable.
[394]                     Le deuxième problème relatif à la défense selon laquelle la Loi vise « simplement à ce que les personnes payent certaines sommes » est que le degré différent d’impact potentiel sur la compétence provinciale d’une loi hypothétique promulguée valablement en vertu de la compétence en matière de droit criminel du Parlement, ou du reste, de son pouvoir de taxation, n’a absolument aucune incidence sur la question de savoir si une autre matière devrait être reconnue en tant que matière d’intérêt national. Contrairement aux observations des procureurs généraux du Canada et de la Colombie‑Britannique lors de l’instruction des présents pourvois, la Constitution n’exige pas que les provinces acceptent sans problème un grave empiètement sur leur compétence en vertu du pouvoir POBG simplement parce que le Parlement aurait pu adopter une loi criminelle. De même, un empiètement sur une compétence provinciale n’est pas moins grave simplement parce qu’il donne aux provinces le pouvoir d’adopter des exigences réglementaires plus rigoureuses. Cet argument passe à côté de l’essentiel de l’analyse du partage des compétences, qui ⸺ n’en déplaise aux juges majoritaires ⸺ ne permet aucun recours aux considérations relatives à la mise en balance ou à la proportionnalité. La Loi constitutionnelle de 1867 ne permet pas au Parlement d’excéder ses compétences pourvu qu’il préserve l’autonomie provinciale dans la mesure du possible. Elle énonce les sphères de compétence exclusive. Elle partage les compétences ⸺ des compétences exclusives ⸺ entre le Parlement et les législatures provinciales. Dans leur sphère de compétence, les législatures provinciales sont souveraines, et cette souveraineté suggère le pouvoir provincial d’agir ⸺ ou de ne pas agir ⸺ comme elles le jugent approprié, et non pourvu qu’elles le fassent d’une manière qui serait approuvée par le Cabinet fédéral (voir H. Cyr, « Autonomy, Subsidiarity, Solidarity: Foundations of Cooperative Federalism » (2014), 23 Const. Forum 20, p. 21‑22). L’idée même de reconnaître la compétence fédérale d’adopter par voie législative des « normes nationales minimales » concernant des matières qui relèvent de la compétence provinciale a un effet corrosif sur le fédéralisme canadien.
(3)         Autres sources de compétence législative fédérale
[395]                     Bien que le procureur général du Canada ait axé ses observations sur la théorie de l’intérêt national, il soutient subsidiairement à la conclusion de son mémoire que [traduction] « la partie 1 de la Loi a été valablement édictée en vertu du pouvoir de taxation du Parlement » et, de plus, que « la Loi tout entière a été valablement édictée en vertu du volet urgence du pouvoir POBG du Parlement, de sa compétence en matière de droit criminel, ou d’autres chefs de compétence, mis de l’avant par divers intervenants » (m.i., par. 167‑168 (je souligne)). Pourtant, le procureur général ne formule aucun argument véritable concernant l’une ou l’autre de ces sources potentielles de compétence du Parlement ou, du reste, concernant autre chose que le volet intérêt national du pouvoir POBG. D’ailleurs, il semble que tel était le fondement sur lequel le Parlement pensait agir car, lorsqu’on lui a posé une question durant les débats concernant la constitutionnalité de la Loi, la ministre de l’Environnement et du Changement climatique a répondu que les changements climatiques étaient un « enjeu national » (Débats du Sénat, vol. 150, no 275, 1re sess., 42e lég., 2 avril 2019, p. 7714 (l’hon. Catherine McKenna)). Mais en ce moment, au cœur du débat, il semble que la nécessité fasse loi.
[396]                     Malgré l’évident degré moindre d’engagement du procureur général à ce sujet, j’examinerai maintenant les diverses sources de compétence fédérale « mis[es] de l’avant par divers intervenants ».
(b)           Volet lacune du pouvoir POBG
[397]                     Plusieurs intervenants nous pressent de considérer le volet lacune du pouvoir POBG comme une source possible de compétence fédérale pour la Loi. Par exemple, l’intervenante la Première Nation des Chipewyan d’Athabasca a fait valoir que les trois volets du pouvoir POBG doivent être interprétés [traduction] « de façon fluide » et que la « nouveauté scientifique » des changements climatiques — inconnus au moment de la Confédération — devrait militer en faveur de la validité de la Loi. Une version de cette idée trouve appui chez des auteurs universitaires. Le professeur Newman, par exemple, affirme que le volet intérêt national et le volet lacune du pouvoir POBG ne constituent qu’un seul et même volet (p. 195‑196 et note 47).
[398]                     Je suis d’accord avec le juge Rowe pour dire que la jurisprudence n’étaye pas une distinction entre le volet « lacune » et le volet « intérêt national » du pouvoir POBG. Peu importe que le volet « lacune » soit interprété comme comprenant de « nouvelles » matières qui n’existaient pas au moment de la Confédération, ou comme exigeant qu’il y ait un silence dans le texte de la Constitution, de telles matières doivent tout de même respecter le test de l’intérêt national. Ainsi, la nouveauté scientifique des changements climatiques n’a aucune incidence sur mon analyse. Comme je l’ai déjà expliqué, il n’est pas possible de recourir à ce volet du pouvoir POBG en l’espèce, étant donné que le caractère véritable de chacune des parties 1 et 2 de la Loi est dûment classé comme relevant des chefs de compétence provinciale.
(c)           Volet urgence du pouvoir POBG
[399]                     Plusieurs intervenants, notamment la Fondation David Suzuki, le Congrès du travail du Canada, la Intergenerational Climate Coalition, la Première Nation des Chipewyan d’Athabasca, l’Association nationale Femmes et Droit et les Amis de la Terre, ont aussi proposé le volet urgence du pouvoir POBG en tant que fondement possible à la compétence fédérale. Il est curieux que les juges majoritaires n’en parlent pas, puisque leurs motifs vont dans ce sens, décrivant les changements climatiques comme un « défi existentiel[,] une menace de la plus haute importance pour le pays, et, de fait, pour le monde entier » (par. 167; voir aussi par. 187, 190, 195 et 206). De plus, le fait que le volet urgence a un caractère temporaire signifie que le transfert inconstitutionnel de la compétence des provinces au Parlement, qu’établissent les juges majoritaires, causerait moins de dommages au fédéralisme canadien et pendant moins longtemps, soit jusqu’à ce que se termine cette crise.
[400]                     Il est problématique que la Loi ⸺ quoiqu’il s’agisse sans doute d’un problème que le Parlement aurait pu corriger s’il avait voulu se fonder sur le pouvoir d’urgence ⸺ ne prévoit pas expressément d’application temporaire. Comme je l’ai déjà dit, toutefois, la Loi, de par son libellé, vise à changer les comportements. Le préambule de la Loi anticipe ce qui se produira : « . . . un accroissement de l’efficacité énergétique, [. . .] l’utilisation d’une énergie propre, [. . .] l’adoption de technologies et de pratiques moins polluantes et [. . .] l’innovation. . . ». Autrement dit, même si la Loi n’a pas de « date de péremption », elle prévoit une fin. Bien qu’au début d’une situation d’urgence, il soit souvent difficile, voire impossible, de cerner avec précision le moment où elle prendra fin, le volet urgence a été appliqué dans des circonstances où il est raisonnablement apparent que l’urgence, à un certain moment, se terminera. D’ailleurs, on peut supposer que le point de l’intervention est de faire le nécessaire pour s’assurer que la situation d’urgence se termine. Pour cette raison, [traduction] « le recours à des mesures exceptionnelles est habituellement justifié par le fait que le système ordinaire n’est pas en mesure de répondre à la menace et que, une fois la crise terminée, l’état habituel des choses puisse être et sera rétabli » (S. Burningham, “The New Normal”: COVID‑19 and the Temporary Nature of Emergencies, 4 juin 2020 (en ligne) (je souligne)).
[401]                     Il ne faut pas entendre par là que le Parlement n’aurait pas eu de « fondement rationnel » pour agir en l’espèce, comme l’exige la jurisprudence portant sur le volet urgence. J’estime plutôt que le procureur général n’a pas fait le travail nécessaire (ni même aucun travail) pour démontrer que le Parlement s’était appuyé à juste titre sur son pouvoir d’urgence comme source de sa compétence. Cela est contraire au Renvoi : Loi anti‑inflation, où le Parlement a manifesté un tel appui (en précisant une date d’expiration), et où le procureur général du Canada a présenté une argumentation complète à ce sujet (p. 383‑384 et 417‑418).
[402]                     En outre, l’intervenante la Fondation David Suzuki nous presse de conclure que le caractère temporaire de la Loi trouve sa source dans le préambule de celle‑ci, où il est fait mention des engagements du Canada dans le cadre de l’Accord de Paris, Doc. N.U. FCCC/CP/2015/10/Add.1, 12 décembre 2015, et que ces engagements sont assortis de l’échéance claire de 2030. Par conséquent, selon l’intervenante, la Loi comporte implicitement une échéance de 10 ans pour atteindre les réductions requises, et elle nous demande instamment d’interpréter cette échéance comme désignant la date de fin à la compétence du Parlement sur laquelle reposerait la validité de la Loi (m.i. (38663 et 38781), par. 36). Bien qu’il s’agisse d’une proposition intéressante, la prise en compte d’une compétence limitée par le temps dans le cadre de l’analyse du volet urgence nécessiterait une rupture avec la jurisprudence de la Cour. Il faudrait aussi que la Cour tente de prévoir à quel moment une situation d’urgence donnée prendrait fin, question qui est habituellement laissée au Parlement (et à juste titre, compte tenu des compétences institutionnelles relatives). Le dossier qui nous a été soumis ne justifie pas de désigner 2030 comme étant l’échéance appropriée, ni, d’ailleurs, aucune autre année, à laquelle le Parlement perdrait la compétence législative dans ce domaine.
[403]                     De plus, le rôle de la Cour ⸺ malgré les phrases concluant le mémoire du procureur général du Canada ⸺ n’est pas de fouiller dans la Constitution ou dans la doctrine constitutionnelle pour trouver un fondement, n’importe lequel, afin de sauver une loi fédérale. (Cela est particulièrement vrai lorsque, comme en l’espèce, le pouvoir résiduel exceptionnel en matière de POBG est envisagé et que la Constitution attribue aux provinces la compétence sur la matière de la loi contestée.) La question qu’il convient de se poser n’est donc pas celle de savoir si la Loi est potentiellement justifiable au titre du volet urgence du pouvoir POBG, mais plutôt si le Parlement, lorsqu’il a adopté la Loi, l’a fait en se fondant sur sa compétence législative au titre du volet urgence du pouvoir POBG. Autant la réponse de la ministre de l’Environnement et du Changement climatique à une question concernant la source de la compétence du Parlement, que les observations du procureur général du Canada, montrent clairement qu’il ne l’a pas fait.
(d)         Droit criminel
[404]                     La compétence en matière de droit criminel peut être abordée brièvement. Bien que la portée précise de cette compétence demeure incertaine dans la jurisprudence de notre Cour, il est relativement clair que son exercice exige une interdiction légale qui est accompagnée d’une sanction et qui repose sur un objet de droit criminel (Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 67). Comme je l’ai expliqué, toutefois, le caractère véritable de la Loi se rapporte à un régime dissuasif monétaire visant à décourager, plutôt qu’à interdire, certaines activités. Les infractions et pénalités dans la Loi sont accessoires à sa véritable nature réglementaire et, par conséquent, la compétence en matière de droit criminel n’est pas applicable.
(e)         Taxation
[405]                     Les procureurs généraux de la Saskatchewan et de l’Ontario soutiennent que la partie 1 de la Loi impose une taxe, et demandent à la Cour de conclure que la Loi viole le principe selon lequel il ne peut y avoir de taxation sans représentation, principe garanti par l’art. 53 de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir Ontario English Catholic Teachers’ Assn. c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 15, [2001] 1 R.C.S. 470, par. 71).
[406]                     Le paragraphe 91(3) de la Loi constitutionnelle de 1867 autorise le gouvernement fédéral à prélever des deniers par tous modes ou systèmes de taxation, ce qui donne une vaste compétence pour imposer à la fois une taxation directe et indirecte. Toutefois, peu importe à quel point le pouvoir de taxation est vaste, il est [traduction] « assujetti aux principes ordinaires de la classification et de l’interdiction de législation déguisée qui s’appliquent à toutes les compétences législatives » (Hogg, p. 31‑2 (notes en bas de page omises)). Ce ne sont pas tous les prélèvements d’argent qui constituent une taxe. Alors que les mesures pécuniaires qui se rapportent par leur caractère véritable à la perception de revenus à des fins fédérales sont considérées comme une taxe (Renvoi relatif à la taxe sur le gaz naturel exporté, 1982 CanLII 189 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 1004, p. 1070; voir aussi Première Nation de Westbank c. British Columbia Hydro and Power Authority, 1999 CanLII 655 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 134, par. 30), d’autres mesures pécuniaires sont des redevances de nature réglementaire et doivent être adoptées en vertu d’un autre chef de compétence (Westbank, par. 23; Renvoi relatif à la taxe sur le gaz naturel exporté, p. 1068).
[407]                     La Cour a énoncé le critère applicable pour faire la distinction entre une taxe et une redevance de nature réglementaire. Dans les cas les plus récents, une des considérations était que les redevances de nature réglementaire ont souvent un lien avec un régime de réglementation plus général (voir, p. ex., Westbank, par. 44‑45; 620 Connaught Ltd. c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 7, [2008] 1 R.C.S. 131, par. 30‑47). Ainsi, en l’espèce, les procureurs généraux de la Saskatchewan et de l’Ontario soutiennent que la redevance sur les combustibles prévue à la partie 1 de la Loi n’a pas de lien avec un régime de réglementation plus général. Bien que ce soit vrai, cet élément n’est pas déterminant, car il n’est pas toujours nécessaire que les redevances de nature réglementaire aient un lien avec un régime plus général. Plus particulièrement, il existe des cas où la redevance elle-même est le régime (Westbank, par. 32).
[408]                     Ce qui est déterminant, à mon avis, est de savoir si la redevance est imposée principalement à des fins de réglementation, par opposition à des fins de perception de revenus. Dans l’affirmative, la redevance devrait être considérée comme étant de nature réglementaire (Westbank, par. 32; Renvoi relatif au gaz naturel exporté, p. 1070). Dans le Renvoi relatif au gaz naturel exporté, la Cour a conclu que de décourager de façon générale un certain comportement était une telle fin de réglementation (p. 1075). Bien que le procureur général de l’Ontario soutienne que nous ne devrions pas qualifier si rapidement les redevances comme étant réglementaires, la conclusion que je tire renforce le partage de compétences du Canada. Si toute mesure pécuniaire était considérée comme une taxe, [traduction] « le Dominion aurait un accès facile au domaine de compétence provinciale » (Attorney‑General for Canada c. Attorney‑General for Ontario, 1937 CanLII 363 (UK JCPC), [1937] A.C. 355 (C.P.), p. 367).
[409]                     Comme je l’ai expliqué, les redevances qu’impose la Loi, de par leur caractère véritable, se rapportent à la fin de réglementation qui consiste à changer les comportements, en vue de la fin plus générale qui consiste à réduire les émissions de GES. Les dispositions de la Loi indiquent qu’elle ne se rapporte pas à la perception de revenus à des fins fédérales. Il est donc inutile de se pencher sur l’art. 53 de la Loi constitutionnelle de 1867.
(4)         Vaste pouvoir délégué au Cabinet
[410]                     Comme dernier commentaire de mon analyse portant sur la constitutionnalité de la Loi, je constate que les provinces qui en contestent la constitutionnalité ont beaucoup insisté sur la portée du pouvoir délégué qui s’y trouve. On peut comprendre une telle insistance, car l’étendue du pouvoir délégué que confère la Loi au Cabinet est incroyablement large. En effet, la Loi va jusqu’à déléguer le pouvoir de modifier des portions de la Loi elle‑même au moyen d’une clause dite Henry VIII (par. 168(3) et (4); voir aussi les motifs de la C.A. Sask., par. 361‑366, les juges Ottenbreit et Caldwell, dissidents). C’est ce que soulignent les juges majoritaires, mais ils assurent ensuite que le pouvoir discrétionnaire du Cabinet fédéral est restreint par les objectifs de la Loi et les lignes directrices spécifiques qui s’y trouvent, et que toute décision du Cabinet fédéral concernant l’assujettissement peut faire l’objet d’une révision judiciaire (par. 72‑76).
[411]                     Il s’agit toutefois d’une réponse incomplète. Les juges majoritaires ne mentionnent pas que le défaut de se conformer aux fins d’une loi habilitante comme la Loi signifierait non seulement que les règlements contestés dépassent le pouvoir conféré par la loi habilitante, mais aussi qu’ils pourraient être incompatibles avec le partage des compétences. Les juges majoritaires n’expliquent pas non plus comment le tribunal doit examiner les règlements pour vérifier s’ils sont conformes au partage des compétences.
[412]                     De plus, les exemples que donnent les juges majoritaires concernant la façon dont un règlement peut ne pas être conforme aux fins de la Loi sont peu instructifs. Par exemple, les juges majoritaires affirment que le Cabinet fédéral « ne peut pas ajouter à la liste des substances visées un combustible [. . .] qui n’émet pas de GES en brûlant » (par. 75). Cela est peut‑être vrai, mais les juges majoritaires auraient aussi dû se pencher sur la possibilité évidente que le Cabinet fédéral fasse preuve de discrimination envers les provinces ou les industries d’une façon n’ayant rien à voir avec « l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse en vue de réduire les émissions de GES ». D’ailleurs, il s’agit d’un risque propre à la partie 2 qui, comme je l’ai expliqué, ne vise pas à établir de telles normes.
[413]                     À défaut d’indications utiles de la part des juges majoritaires à ce sujet, je souscris à celles que donne le juge Rowe, tant en ce qui concerne la nécessité que le partage des compétences ⸺ tout comme les objectifs de la Loi ⸺ restreigne l’exercice par le Cabinet fédéral du pouvoir que lui délègue le Parlement, qu’en ce qui concerne la méthodologie appropriée pour la vérification de la conformité des règlements avec le partage des compétences.
[414]                     De plus, la brièveté de mon analyse de la question ne devrait pas être considérée comme un acquiescement à la réponse des juges majoritaires aux motifs de la juge Côté sur ce point. En effet, les juges majoritaires passent en grande partie à côté de l’essentiel, traitant la question de la clause dite Henry VIII simplement comme une question de droit administratif (puisque les décisions réglementaires peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire), faisant fi des préoccupations potentiellement importantes en ce qui a trait à la séparation des pouvoirs que signale la juge Côté. Selon moi, ces préoccupations soulèvent de sérieuses questions qu’il ne m’est pas nécessaire de trancher en l’espèce, compte tenu de ma conclusion concernant l’utilisation de la doctrine de l’intérêt national par le procureur général du Canada.
IV.         « Modernisation » de l’arrêt Crown Zellerbach proposée par le Canada
[415]                     Bien que les avocats qui ont comparu devant nous n’aient pas invoqué cet argument, le procureur général du Canada nous presse dans son mémoire de « moderniser » la théorie de l’intérêt national justifiant l’exercice du pouvoir POBG en vue de faciliter la reconnaissance des matières ⸺ y compris celle proposée en l’espèce ⸺ au titre de cette théorie. J’y réponds ici car mes collègues les juges majoritaires retiennent certains aspects de cette proposition.
[416]                     Plutôt que de parler d’une nouvelle matière ou d’une matière provinciale qui comporte un aspect national, le procureur général du Canada parle de matières qui ont [traduction] « évolué » d’une façon « ayant une incidence sur le plan constitutionnel » (m.i., par. 69). La façon dont une matière a « évolué » ⸺ et qui ou quoi cause l’« évolution » ⸺ n’est pas expliquée. Ce qu’exige une « incidence sur le plan constitutionnel » n’est pas non plus expliqué.
[417]                     Il s’agit, je le constate avec autant de regret que d’étonnement, d’une observation irréfléchie du premier conseiller juridique de la Couronne fédérale. Le procureur général du Canada a envers le pays tout entier la responsabilité de soutenir la structure fédérale du Canada et d’agir dans les limites de celle‑ci, et non d’en faire fi ou de la miner : [traduction] « parce que [la procureure générale du Canada] est la première conseillère juridique d’un gouvernement démocratique, elle a un rôle de gardien de la primauté du droit. Par conséquent, [elle] est tenue de respecter une norme de responsabilité unique, qui dépasse la norme applicable à un justiciable ordinaire » (F. Hawkins, « Duties, Conflicts, and Politics in the Litigation Offices of the Attorney General » (2018), 12 J.P.P.L. 193, p. 193). Comme l’a noté le professeur K. Roach, [traduction] « [l]a Constitution [. . .] impose et consacre des contraintes et des obligations particulières au gouvernement dans le cadre de la loi suprême du pays » (« Not Just the Government’s Lawyer: The Attorney General as Defender of the Rule of Law » (2006), 31 Queen’s L.J. 598, p. 610).
[418]                     Le fédéralisme est une caractéristique essentielle de notre Constitution. Le procureur général du Canada doit le défendre, et non le miner en faisant valoir auprès de la Cour, à la légère et sans se soucier des conséquences, une notion vague d’« évolution », si dénuée de sens qu’elle prive dans les faits les provinces de l’occasion d’y répondre sur le fond, mais visant pourtant si manifestement à effectuer un élargissement de la compétence fédérale.
[419]                     Au‑delà de la notion creuse de l’« évolution », ce dont nous disposons qui se rapproche le plus d’une proposition concrète du procureur général à ce sujet est qu’un intérêt national doit être « distinctement national », mesuré au regard du critère de l’incapacité provinciale emprunté au volet général de la compétence fédérale en matière de trafic et de commerce, et qu’il doit être conciliable avec le partage des compétences (ou, comme le désigne maintenant le procureur général, [traduction] « l’équilibre du fédéralisme »; m.i., par. 69 (italiques omis)).
[420]                     Je veux concentrer mon analyse sur la première de ces considérations ⸺ soit celle portant qu’un intérêt national doit être « distinctement national » ⸺ car les juges majoritaires l’énoncent dans le cadre de leur formulation édulcorée du test de l’arrêt Crown Zellerbach (par. 177). Elle représente une rupture avec la jurisprudence de notre Cour, car ⸺ selon l’arrêt Crown Zellerbach ⸺ l’incapacité provinciale n’est qu’un des indices d’unicité, de particularité et d’indivisibilité, alors que selon le cadre proposé par le Canada, elle devient un critère unique pour la particularité, afin de déterminer si la matière est distincte (m.i., par. 70).
[421]                     Les critères respectifs relatifs à l’incapacité provinciale, énoncés pour le volet intérêt national du pouvoir POBG dans l’arrêt Crown Zellerbach et pour la compétence en matière de trafic et de commerce dans l’arrêt General Motors, sont différents l’un de l’autre. Dans l’arrêt Crown Zellerbach, le juge Le Dain a décrit le critère de l’incapacité provinciale comme une analyse de l’« effet sur les intérêts extraprovinciaux [de] l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des aspects intraprovinciaux de cette matière », et celui‑ci serait respecté « chaque fois qu’un aspect important d’un problème est hors de portée provinciale parce qu’il relève de la compétence d’une autre province ou du Parlement fédéral » (p. 432, citant Gibson (1976), p. 34). Dans l’arrêt General Motors, toutefois, le juge en chef Dickson a décrit le critère de l’incapacité provinciale dans les quatrième et cinquième facteurs de l’analyse au titre du volet général de la compétence fédérale en matière de trafic et de commerce de la façon suivante : « . . . la loi devrait être d’une nature telle que la Constitution n’habiliterait pas les provinces, conjointement ou séparément, à l’adopter » et « . . . l’omission d’inclure une seule ou plusieurs provinces ou localités dans le système législatif compromettrait l’application de ce système dans d’autres parties du pays » (p. 662).
[422]                     Il est important de noter que l’arrêt General Motors de la Cour, malgré sa publication un an après l’arrêt Crown Zellerbach, ne contenait aucune mention de cet arrêt, ni de son critère relatif à l’incapacité provinciale au titre de la théorie de l’intérêt national justifiant l’exercice du pouvoir POBG. On peut présumer que les juges n’ont pas eu l’idée de le faire, puisque les critères ont chacun leur propre but, distinct de l’autre. Le critère établi dans l’arrêt General Motors concernant l’incapacité provinciale est axé sur la possibilité qu’un régime législatif ne soit pas valide à moins qu’il ait une portée nationale. En revanche, le critère établi dans l’arrêt Crown Zellerbach concernant l’incapacité provinciale est résolument axé sur la nature du problème, qui ne peut être surmonté sans mesure nationale. Cela porte un coup fatal à l’argument du procureur général du Canada. Comme je l’ai déjà expliqué, bien que la Cour ait conclu dans le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières que la loi visant le « risque systémique lié aux marchés de capitaux » peut respecter le critère relatif à l’incapacité provinciale selon les facteurs établis dans l’arrêt General Motors (par. 111, 113 et 115), il ne s’ensuit pas que le « risque systémique lié aux marchés de capitaux » est une matière qui possède une unicité, une particularité et une indivisibilité suffisantes pour faire en sorte qu’elle soit une matière d’intérêt national dûment reconnue au titre du pouvoir POBG. La loi qui satisfait au test établi dans l’arrêt General Motors peut viser un problème diffus — comme l’élimination de comportements anticoncurrentiels — mais peut tout de même se rapporter au commerce dans son ensemble.
[423]                     L’incapacité provinciale, en tant qu’indice d’unicité, de particularité et d’indivisibilité, visait dans l’arrêt Crown Zellerbach à limiter le pouvoir POBG à un pouvoir résiduel en filtrant les matières qui auraient pu relever de tout chef de compétence énuméré, notamment le trafic et le commerce. Il demeure que, par sa nature résiduelle, le volet intérêt national du pouvoir POGB ne doit pas comprendre de matières qui satisfont au test relatif au trafic et au commerce. Par conséquent, bien que le contrôle du risque systémique ait été reconnu comme un objectif fédéral valable au titre de la compétence en matière de trafic et de commerce dans le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, il ne pourrait pas être qualifié d’intérêt national au titre du pouvoir POBG, puisqu’il ne respecte pas le critère de « particularité » (car il relève de la compétence en matière de trafic et de commerce) ni celui d’« indivisibilité » (en raison de son caractère omniprésent et diffus).
[424]                     L’argument du procureur général du Canada à ce sujet est aussi révélateur. Le cadre d’analyse « modernisé » proposé comprend le critère relatif à l’incapacité provinciale établi dans l’arrêt General Motors, visant clairement l’incapacité législative provinciale, comme étant le seul critère servant à établir si une matière est « distinctement nationale ». Il en est ainsi parce qu’un tel cadre étayerait l’observation du Canada portant que les provinces agissant de concert ne seraient pas en mesure, sur le plan législatif, d’adopter des normes nationales minimales obligatoires concernant les émissions de GES. Cependant, une telle approche ne tient pas compte de l’important énoncé dans l’arrêt Crown Zellerbach selon lequel le critère de l’incapacité provinciale n’est qu’« un des indices qui permettent de déterminer si une matière revêt le caractère d’unicité et d’indivisibilité nécessaire pour relever de la théorie de l’intérêt national » (p. 434).
[425]                     Comme il ressort de l’analyse qui précède, le cadre proposé par le Canada faciliterait la reconnaissance d’une matière en tant qu’intérêt national au titre du pouvoir POBG chaque fois que des normes nationales minimales seraient requises. La rupture avec la jurisprudence de notre Cour que propose le Canada ⸺ et qu’avalisent les juges majoritaires ⸺ permettrait donc au gouvernement fédéral d’empiéter plus facilement sur la compétence provinciale, et risque de perturber le partage fondamental des compétences législatives que prévoit la Constitution.
[426]                     Comme l’ont exprimé avec vigueur les juges Abella et Karakatsanis dans leur opinion concordante dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, la règle du « stare decisis limite considérablement la capacité de notre Cour d’infirmer ses propres précédents » (par. 255). Bien que la Cour fût divisée dans cet arrêt concernant la question de savoir si ces restrictions étaient respectées, il demeure que l’application de la règle du stare decisis horizontal favorise la certitude et la prévisibilité de l’évolution du droit, contribue à l’intégrité du processus judiciaire et préserve la légitimité institutionnelle de notre Cour (par. 260‑261). Si cela est vrai pour nos énoncés concernant le droit régissant la norme par laquelle les juges contrôlent les décisions des tribunaux administratifs, cela est certainement vrai pour nos précédents concernant le partage des compétences établi par la Constitution.
[427]                     À mon avis, le critère rigoureux pour déroger aux principes établis depuis longtemps énoncés dans l’arrêt Crown Zellerbach n’est pas respecté en l’espèce. Même en mettant de côté cette considération déterminante, à tout le moins, et par souci de clarté doctrinale, je dois dire en tout respect que les juges majoritaires devraient reconnaître qu’ils réécrivent complètement le cadre d’analyse relatif au volet intérêt national du pouvoir POBG. Ils tiennent plutôt à rattacher ce nouveau cadre d’analyse à l’arrêt Crown Zellerbach, comme si leurs motifs ne représentaient pas un escamotage confus et une source de confusion des limites établies dans cet arrêt, comme je m’apprête à le démontrer, mais une sorte d’exégèse inévitable et même évidente. J’examinerai donc maintenant le cadre d’analyse élaboré par les juges majoritaires.
V.           Formulation édulcorée du critère établi dans l’arrêt Crown Zellerbach par les juges majoritaires
[428]                     Les juges majoritaires acceptent certains aspects de la proposition faite par le procureur général du Canada quant à la « modernisation » de la théorie de l’intérêt national, mais poussent la proposition encore plus loin. Ainsi ⸺ bien que cela n’apparaisse nulle part dans le jugement de la Cour dans l’arrêt Crown Zellerbach ⸺ les juges majoritaires déduisent inexplicablement de ce jugement, aux par. 142‑166, le « processus en trois étapes » suivant (par. 132) :
1)      Question préliminaire : la matière présente‑t‑elle, pour le Canada tout entier, un intérêt suffisant pour justifier d’être prise en compte au titre de la théorie?
2)      Unicité, particularité et indivisibilité : comme il ne s’agit pas d’un « critère juridique aisément applicable », les deux « principes » qui suivent doivent être respectés (par. 146).
a.      D’abord, la matière doit être « particulière, identifiable et qualitativement différente de matières d’intérêt provincial » (par. 146 (caractères gras et italiques ajoutés)).
      Trois facteurs ou considérations peuvent être utiles pour établir si une matière est « qualitativement différente » :
                                                              i.      Si « la matière a un caractère principalement extraprovincial et international de par sa nature ou ses effets » (par. 151);
                                                            ii.      Si des accords internationaux relatifs à la matière existent; et
                                                         iii.      Si « la matière implique l’exercice par le fédéral d’un rôle législatif qui est distinct de celui des provinces et qui ne fait pas double emploi avec celui‑ci » (par. 151).
b.      Ensuite, la compétence fédérale ne devrait être reconnue « que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière » (par. 152).
      Trois facteurs doivent être présents :
                                                              i.      La « loi devrait être d’une nature telle que la Constitution n’habiliterait pas les provinces, conjointement ou séparément, à l’adopter » (par. 152);
                                                            ii.      « l’omission d’inclure une seule ou plusieurs provinces ou localités dans le système législatif compromettrait l’application de ce système dans d’autres parties du pays » (par. 152); et
                                                         iii.      « le défaut d’une province de s’occuper d’une matière doit avoir des conséquences extraprovinciales graves » (par. 153).
3)      Étendue de l’effet : cet élément exige que la cour mette en balance l’empiètement sur l’autonomie des provinces et l’effet sur d’autres intérêts qui seront touchés si la compétence fédérale n’est pas accordée.
[429]                     Comme il ressort de ce qui précède, les juges majoritaires ont accepté la proposition du Canada selon laquelle les principes découlant de la jurisprudence sur le trafic et le commerce devraient être intégrés à l’analyse relative à l’intérêt national. Toutefois, ils ajoutent des éléments supplémentaires qui ont déjà été jugés non pertinents dans le cadre de l’analyse de l’intérêt national. J’aborderai chacun de ceux‑ci à tour de rôle.
A.           « Question préliminaire » : la matière présente‑t‑elle, pour le Canada tout entier, un intérêt suffisant?
[430]                     Le nouveau cadre d’analyse établi par les juges majoritaires exige que la cour de révision se demande « si la matière proposée présente, pour le Canada tout entier, un intérêt suffisant pour justifier d’être prise en compte au regard de cette théorie », dont, selon ce qu’on nous dit, « [l]a détermination de l’importance nationale [. . .] requiert un examen fondé sur le sens commun » (par. 142). Bien que l’importance de la matière soit formulée comme une « question préliminaire », elle imprègne implicitement toute l’analyse selon ce que je constate, et elle réapparaît lorsque les juges majoritaires procèdent à l’examen de « l’étendue de l’effet », où cette étape du critère est considérée comme une opération de mise en balance des « intérêts concurrents » (par. 142 et 160).
[431]                     Mon collègue le juge Rowe explique pourquoi l’importance ne devrait pas être une considération pertinente eu égard à « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité ». Par conséquent, je me contenterai de souligner deux points.
[432]                     D’abord, les juges majoritaires semblent entretenir dans leurs motifs l’idée erronée selon laquelle si une matière est importante, elle relève nécessairement du Parlement et du gouvernement fédéral. Une telle idée est extrêmement méprisante envers la compétence provinciale. Je suis d’accord avec le professeur Gibson, qui affirme ce qui suit :
     [traduction] Si l’importance de la matière permet d’établir des « dimensions nationales », il y a peu d’espoir pour le fédéralisme dans l’avenir du Canada. Étant donné qu’il y a très peu de fonctions du gouvernement qui ne sont pas de grande importance, conférer la compétence au gouvernement fédéral à l’égard de toutes ces fonctions reviendrait à rendre les législatures provinciales censément autonomes de simples « locataires en vertu d’un bail par tolérance » au profit du Parlement fédéral.
        ((1976), p. 31)
[433]                     Ensuite, lors de l’examen de l’importance de la matière sur laquelle insiste le procureur général du Canada, les juges majoritaires soulignent que la tarification du carbone est un « outil nécessaire », un « élémen[t] essentie[l] » et une « mesure essentielle » (par. 169‑170). Toutefois, ces considérations n’ont aucune incidence sur le partage des compétences. Je reconnais qu’on pourrait penser que les juges majoritaires répondent à ce point en le présentant seulement comme une question « préliminaire ». Même interprétée de la sorte, toutefois, l’analyse des juges majoritaires permet à l’efficacité ou à la sagesse d’un choix politique de teinter l’analyse qui suit. Il s’agit dans les faits d’un moyen détourné d’intégrer au cadre d’analyse du partage des compétences les préférences des tribunaux à l’égard de ces matières. Dans un sens littéral et dangereux, cela risque de politiser le pouvoir judiciaire, entraînant les tribunaux (comme en l’espèce) à exprimer des avis non pas sur la constitutionnalité d’un aspect ou l’autre de questions de politique profondément litigieuses au sein de la fédération, mais sur leur bien‑fondé.
B.            Unicité, particularité et indivisibilité
[434]                     Les juges majoritaires expliquent que l’expression « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité » ne constitue pas un « critère juridique aisément applicable » (par. 146). Selon eux, ce critère devrait être interprété en fonction de deux principes « guidant » l’analyse : premièrement, « compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral sur la base de la théorie de l’intérêt national qu’à l’égard de matières particulières, identifiables et qualitativement différentes de matières d’intérêt provincial » et deuxièmement, « compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière » (par. 157).
(1)         Le premier principe : « la matière en cause est particulière, identifiable et qualitativement différente de matières d’intérêt provincial »
[435]                     En fonction du principe portant que l’unicité, la particularité et l’indivisibilité exigeront une « matière en cause [. . .] particulière, identifiable et qualitativement différente de matières d’intérêt provincial », les juges majoritaires cernent trois facteurs « qui éclairent adéquatement [l’]analyse » à savoir si une chose est « qualitativement différente » (par. 146‑147).
[436]                     Le premier facteur est de « se demander si la matière a un caractère principalement extraprovincial et international, eu égard à sa nature intrinsèque et à ses effets » (par. 148). Ce que veulent dire mes collègues les juges majoritaires par la « nature intrinsèque » d’une matière est loin d’être clair. Ils semblent l’assimiler à la « nature et [aux] répercussions » d’une matière (par. 173). Toutefois, la signification des « répercussions » d’une matière n’est pas expliquée (mis à part une allusion aux « graves effets qui peuvent déborder les frontières de cette province », par. 148), et l’établissement du « caractère principalement extraprovincial et international » d’une matière au moyen de l’examen de sa « nature intrinsèque » semble présupposer la réponse à la question même à laquelle le cadre d’analyse vise à répondre : à savoir si la matière est d’intérêt national. Rien de tout cela n’est utile.
[437]                     Le deuxième facteur est de savoir s’il existe des accords internationaux relatifs à la matière (par. 149). Ce facteur, comme l’indique clairement le juge Rowe, mine l’arrêt Attorney‑General for Canada c. Attorney‑General for Ontario, 1937 CanLII 362 (UK JCPC), [1937] A.C. 326 (C.P.). De plus, il n’impose aucune contrainte que ce soit à la reconnaissance d’un intérêt national. En d’autres termes, bien que l’absence d’accords internationaux ne milite pas contre la reconnaissance d’un intérêt national, la présence de tels accords — selon leur contexte — peut appuyer la reconnaissance d’un intérêt national.
[438]                     Le troisième facteur est de savoir « si la matière implique l’exercice par le fédéral d’un rôle législatif qui est distinct de celui des provinces et qui ne fait pas double emploi avec celui-ci » (par. 151). En l’espèce, les juges majoritaires affirment que ce facteur est respecté, parce que la Loi fonctionne « suivant une approche distinctement nationale » ⸺ reprenant les propos qu’a tenus devant nous le procureur général du Canada ⸺ pour établir des normes nationales minimales en vue du respect des obligations du Canada prises dans le cadre de l’Accord de Paris, ce qui constitue un rôle dévolu au fédéral dans le domaine de la tarification, qui est qualitativement différent des matières d’intérêt provincial (par. 177).
[439]                     Autrement dit, les juges majoritaires affirment que les « normes nationales minimales » peuvent être qualifiées de matière d’intérêt national au titre du pouvoir POBG parce que, notamment, elles fonctionnent d’une manière nationale. Cependant, cela illustre simplement la façon dont le concept des normes nationales minimales a été employé pour créer de toutes pièces un aspect fédéral de la matière. Après tout, de quelle autre façon les normes nationales pourraient‑elles s’appliquer, si ce n’est nationalement? Cette considération n’ajoute rien à l’analyse et ne sert donc à rien, sauf à faciliter la reconnaissance d’une compétence législative au Parlement à l’égard d’une matière simplement en présentant ce que fait le Parlement comme quelque chose qu’il fait toujours : légiférer d’une façon nationale, en créant des normes nationales minimales.
[440]                     Rien de tout cela n’appuie la prétention des juges majoritaires selon laquelle ils ont développé un test « exigean[t] » comportant des « obstacle[s] important[s] » (par. 208). Comme je l’ai déjà observé, il s’agit plutôt d’une rupture avec l’arrêt Crown Zellerbach qui a pour effet non pas de restreindre la reconnaissance des matières en vertu du pouvoir POBG, mais de la faciliter dans les faits au moyen de l’artifice des « normes nationales minimales ».
[441]                     En édulcorant le test de l’intérêt national, les juges majoritaires ont perdu de vue ce que le test est censé accomplir : la détermination des matières qui sont particulières (c’est‑à‑dire distinctes de celles relevant de tous les autres pouvoirs énumérés, et donc qui outrepassent les pouvoirs constitutionnels des provinces de traiter de la question) et indivisibles (c’est‑à‑dire une matière pour laquelle la responsabilité ne peut être divisée entre le Parlement et les provinces). Bien que le « principe » de « différen[c]e [qualitative] de[s] matières d’intérêt provincial » (par. 146) des juges majoritaires rejoigne l’exigence de particularité établie dans l’arrêt Crown Zellerbach, leurs trois « facteurs » altèrent en fait cette exigence au point où il ne reste plus aucun principe. Pratiquement tous les chefs de compétence provinciale peuvent faire l’objet d’un empiètement fédéral si la matière fédérale est simplement reformulée comme étant des « normes nationales minimales ».
[442]                     Il reste évidemment l’exigence d’indivisibilité établie dans l’arrêt Crown Zellerbach ⸺ dont les juges majoritaires ne tiennent nullement compte dans leur test édulcoré. Bien que ceux‑ci formulent la mise en garde selon laquelle « la matière ne doit pas être un agrégat de matières provinciales » et insistent pour dire que « [l]es deux principes [énoncés dans leur cadre d’analyse] donnent effet à l’exigence d’indivisibilité » (par. 150 et 158), cela ne prend pas en compte les préoccupations du juge Beetz dans le Renvoi : Loi anti‑inflation. Dans cette affaire, le juge Beetz a expliqué que les matières comme l’inflation sont des agrégats de sujets relevant à la fois de la compétence fédérale et de la compétence provinciale, et qu’elles n’ont pas le degré d’unicité qui les rend indivisibles. Le fait est que de nombreuses matières, comme l’inflation, sont qualitativement distinctes des chefs de compétence provinciale, mais ne peuvent être qualifiées d’intérêt national au titre du pouvoir POBG parce qu’elles ne sont pas indivisibles, puisqu’elles peuvent être divisées entre les deux ordres de gouvernement. Pourtant, et comme l’explique le juge Rowe, les juges majoritaires permettent maintenant que de telles matières soient subsumées sous la compétence fédérale en tant qu’intérêt national, écartant ainsi le jugement soigné, convaincant et (jusqu’à maintenant) important du juge Beetz dans le Renvoi : Loi anti‑inflation.
(2)         Le deuxième principe : « compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière »
[443]                     Les juges majoritaires affirment que « compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière » (par. 152). Le « point de départ » de cette analyse, selon les juges majoritaires, est la notion de l’incapacité provinciale dont il est question dans les quatrième et cinquième indices du critère établi dans l’arrêt General Motors (par. 152). Ils ajoutent à cela que « le défaut d’une province de s’occuper d’une matière doit avoir des conséquences extraprovinciales graves » (par. 153). Il faut satisfaire à ces trois facteurs pour remplir le critère de l’incapacité provinciale, qui est maintenant une condition nécessaire mais insuffisante pour la reconnaissance d’une matière d’intérêt national (par. 156).
[444]                     J’ai déjà décrit le problème relatif à l’utilisation de principes provenant de la jurisprudence sur le trafic et le commerce dans l’analyse de l’intérêt national en répondant aux observations à ce sujet formulées par le procureur général du Canada. De fait, il ne convient pas de se fonder sur le test régissant la compétence fédérale en matière de trafic et de commerce; les critères relatifs à l’incapacité provinciale sont différents, et l’analyse de l’incapacité provinciale visait ⸺ jusqu’à maintenant ⸺ à écarter les matières qui pourraient relever de tout chef de compétence énuméré, de sorte que le pouvoir POBG serait véritablement résiduel. Cependant, ce « principe », tel qu’énoncé par les juges majoritaires, pose d’autres problèmes.
[445]                     Premièrement, en intégrant la jurisprudence sur la compétence en matière de trafic et de commerce au critère relatif à l’intérêt national, les juges majoritaires exigent l’incapacité constitutionnelle pour établir l’incapacité provinciale (par. 182). Ils font une analogie avec le Renvoi de 2018 relatif aux valeurs mobilières, dans lequel les provinces ont été jugées incapables d’adopter un régime viable traitant du risque systémique en raison de la possibilité pour les provinces de se retirer du régime à tout moment. Toutefois, il en sera toujours ainsi; les provinces sont incapables d’entraver l’exercice futur de leur pouvoir de légiférer. Cette exigence ne veut donc rien dire.
[446]                     Deuxièmement, en analysant la dernière exigence, soit la nécessité qu’il y ait des « conséquences extraprovinciales graves », les juges majoritaires donnent des exemples qui sont effectivement graves, notamment le préjudice sérieux à la vie humaine, les maladies contagieuses et le trafic d’armes (par. 153‑155). Cependant, ils n’établissent pas de lien entre ces conséquences graves et l’incapacité provinciale, correctement interprétée. Il en est ainsi parce que les juges majoritaires ne semblent pas se rendre compte que les effets extraprovinciaux doivent être tels que la totalité ou une partie de la matière excède la portée de la compétence législative que confère l’art. 92 aux provinces pour traiter de la question, que ce soit indépendamment ou de concert.
[447]                     Enfin, les juges majoritaires soulignent aussi que l’exigence qu’il y ait des « conséquences extraprovinciales graves » démontre le caractère « exigeant » de leur test (par. 155, 208‑209 et 211). Toutefois, cette norme est péremptoire, quasi inutilement subjective et susceptible de changer (comme l’indique clairement le fait que les juges majoritaires qualifient de « significatif » le préjudice extraprovincial dont il était question dans l’arrêt Munro (par. 154)). En outre, loin de limiter l’empiètement fédéral, cette norme favorise dans les faits un tel empiètement dans d’autres domaines de compétence provinciale dont l’exercice pourrait aussi causer des « conséquences extraterritoriales graves », comme la santé publique et l’intervention contre une pandémie (malgré la mention par les juges majoritaires d’un « défaut d’une province d’agir en matière de soins de santé », par. 209), la gestion des terres publiques provinciales, la construction de barrages hydroélectriques, l’exploitation et la gestion de ressources non renouvelables et forestières, les effets inflationnistes du trafic et du commerce intraprovinciaux (y compris la réglementation des salaires et des prix) et la gestion des prisons. En termes simples, la gravité des conséquences extraprovinciales ne devrait pas et n’a pas (jusqu’à maintenant) dicté l’issue du critère de l’incapacité provinciale.
[448]                     Pour ma part, plutôt que d’édulcorer le test établi dans l’arrêt Crown Zellerbach de sorte que la Loi soit constitutionnelle, je me considère lié à l’interprétation de l’incapacité provinciale qui y est faite. La décision de notre Cour dans le Renvoi : Loi anti‑inflation illustre pourquoi il en est ainsi. Bien que le contrôle de l’inflation puisse sans aucun doute respecter des aspects du critère de l’incapacité provinciale ⸺ en ce sens qu’une partie de la matière outrepasse la portée du pouvoir législatif provincial de traiter de la question ⸺ notre Cour a conclu que le contrôle de l’inflation ne peut être qualifié de matière d’intérêt national, parce qu’il s’agit d’une matière qui est divisible (« un agrégat de sujets divers », p. 458). Autrement dit, il est possible qu’une matière soit caractérisée par l’incapacité provinciale, tout en ne respectant pas les exigences d’unicité, de particularité et d’indivisibilité. Cela signifie clairement que, lorsque les effets extraprovinciaux sont tels que la totalité ou une partie de la matière outrepasse le pouvoir législatif provincial de traiter de la matière, cette situation est indicative ⸺ sans plus ⸺ que la matière peut être distincte des matières relevant de la compétence provinciale et avoir des aspects extraprovinciaux qui sont indivisibles de ses aspects locaux et privés. En d’autres mots, voici ce qu’on peut tirer de l’arrêt Crown Zellerbach : conformément à la nature résiduelle du POBG, l’usurpation fédérale de ce qui relevait auparavant de la compétence provinciale est possible seulement lorsqu’une matière est devenue distincte de ce que les provinces peuvent faire, mais ne peut être séparée de ce qu’elles peuvent faire. Dans un tel cas, le recours au pouvoir POBG, et plus particulièrement à son volet intérêt national, est nécessaire pour préserver l’exhaustivité du partage des compétences.
C.            Étendue de l’effet
[449]                     La dernière étape de la reformulation édulcorée que font les juges majoritaires du critère de l’intérêt national exige que la cour de révision établisse « si l’étendue de l’effet de la matière sur la compétence des provinces est acceptable eu égard à l’effet qu’aurait sur les intérêts qui seront touchés le fait que le Parlement ne pourrait pas, suivant la Constitution, s’occuper de la matière à l’échelle nationale » (par. 196). L’« effet sur la compétence provinciale » est examiné, et il est ensuite mis en balance avec les autres « intérêts », ce qui exige que la cour « soup[èse] des intérêts concurrents » (par. 160). Il s’agit encore une fois d’une rupture avec l’arrêt Crown Zellerbach, dans lequel la Cour a affirmé qu’une matière d’intérêt national doit avoir « un effet sur la compétence provinciale qui soit compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs effectué par la Constitution » (p. 432). Curieusement, bien que les juges majoritaires citent ce passage, ils l’abandonnent ensuite et cherchent à concilier l’effet sur la compétence provinciale non pas avec le partage des compétences, mais avec l’importance qu’attribue le juge de révision aux autres « intérêts » (par. 206).
[450]                     Le rôle judiciaire dans les conflits relatifs au fédéralisme ne consiste qu’à cerner les limites établies par la Constitution qui séparent la compétence fédérale de la compétence provinciale. Dans le contexte de l’examen de « l’étendue de l’effet », cela consiste à examiner la portée des pouvoirs provinciaux touchés et l’effet sur l’autonomie relative du Parlement et des provinces. Ce rôle exige aussi l’examen attentif des contours de la matière dite d’intérêt national, car ce n’est que lorsque la matière a « des limites vérifiables et raisonnables » qu’on peut dire qu’elle a « un effet sur la compétence provinciale qui soit compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs » (Crown Zellerbach, p. 432 et 438). Déterminer les contours de la compétence et les effets des lois, c’est ce que font les tribunaux. Le rôle des tribunaux, bien interprété, ne va pas jusqu’à évaluer l’importance d’autres intérêts qui pourraient être touchés si les provinces ne sont pas supervisées dans l’exercice de leur compétence. Cela relève de l’élaboration de politiques, et non des décisions judiciaires. Cette distinction, qui semble échapper aux juges majoritaires, a déjà été jugée non controversée par notre Cour (voir Vriend c. Alberta, 1998 CanLII 816 (CSC), [1998] 1 S.C.R. 493, par. 136).
[451]                     Toutefois, le véritable problème avec l’analyse de l’étendue de l’effet que font les juges majoritaires est leur grave sous‑évaluation de l’empiètement sur la compétence provinciale auquel donne lieu la Loi. Il convient de rappeler que ceux‑ci estiment que l’impact sur la compétence provinciale est limité, en partie parce que « l’effet de la matière sur la liberté des provinces de légiférer est minime » et « strictement limit[é] », puisque les provinces « sont libres de créer par voie législative tout système de tarification des GES, pourvu que ce système respecte les normes nationales minimales de tarification rigoureuse » (par. 199‑200 (je souligne)). Comme je l’ai déjà noté, cet énoncé fait fi des règlements industriels détaillés pouvant être pris en vertu de la partie 2 de la Loi. Or, il fait également fi du fait que les normes fédérales ne sont pas statiques, et que leur niveau de rigueur peut être de plus en plus élevé de façon à restreindre de façon correspondante la compétence provinciale dans le domaine. Ce n’est qu’en ignorant ces éléments que les juges majoritaires sont capables de dire que la compétence fédérale qu’ils reconnaissent en l’espèce est « considérablement moins envahissante que celle [reconnue] dans l’affaire Crown Zellerbach » (par. 201).
[452]                     Plus fondamentalement, et même si le fédéralisme était un principe dont les modalités n’étaient pas consacrées dans la Constitution mais qui pouvaient plutôt être soupesées par les tribunaux, l’approche globale des juges majoritaires n’en est pas une de mise en équilibre. Ceux‑ci font plutôt pencher fortement la balance en faveur du côté fédéral ⸺ en légitimant en tant qu’intérêt national le mécanisme des « normes nationales minimales » pour les matières d’importance qui autrement relèveraient de la compétence provinciale, et en insistant sur le fait que cette façon de faire préserve tout de même l’autonomie provinciale (pourvu que le pouvoir soit exercé conformément aux priorités fédérales). Le Parlement sait maintenant comment faire en sorte que la balance penche toujours en sa faveur, dans le cas où les provinces choisissent d’exercer leur pouvoir législatif d’une façon qui nuit aux intentions du gouvernement fédéral.
[453]                     Même le procureur général du Canada n’a pas eu l’audace de demander une balance penchant toujours en sa faveur, encore moins un cadre d’analyse redéfini qui tient compte d’autres intérêts qui ne devraient avoir aucune incidence sur le partage des compétences. Et pourtant, c’est exactement ce que les juges majoritaires lui ont donné.
VI.         Conclusion
[454]                     La matière de la Loi relève pleinement de la compétence provinciale. Elle ne trouve appui dans aucune source de compétence législative fédérale, et excède donc la compétence du Parlement. La Cour, en tant que « gardienne de la constitution » autoproclamée, devrait condamner, et non approuver, le fait que le procureur général du Canada instrumentalise l’importance des changements climatiques ⸺ et la popularité relative de la réponse politique choisie par le Parlement ⸺ pour modifier fondamentalement l’analyse relative au partage des compétences prévu aux par. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 et, en définitive, le partage des compétences en tant que tel (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155).
[455]                     Les motifs des juges majoritaires sont d’une importance capitale, et leurs répercussions devraient être entièrement et sobrement comprises. La Cour a déjà statué que la Constitution, qui repose sur le principe du fédéralisme, « exige le respect du partage constitutionnel des compétences » (Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, par. 61; voir aussi Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 56 et 58). Toutefois, dans leur jugement malencontreux, les juges majoritaires écartent ce principe de fidélité à la Constitution pour un nouveau modèle du fédéralisme canadien, fondé sur la hiérarchie et la supervision, qui comporte deux caractéristiques déterminantes : (1) l’assujettissement de la compétence législative provinciale à la compétence prépondérante du Parlement d’établir des « normes nationales » concernant la façon dont cette compétence peut être exercée; et (2) le remplacement du partage des compétences que commande la Constitution par un équilibre des compétences établi par les tribunaux, cet équilibre devant tenir compte d’autres « intérêts ».
[456]                     Aucune province, et pas même le Parlement lui‑même, n’a accepté ⸺ ni même envisagé ⸺ l’une de ces caractéristiques. Il s’agit d’un modèle de fédéralisme qui rejette notre Constitution et qui réécrit les règles de la Confédération. Ses répercussions vont bien au‑delà de la Loi, ouvrant la voie à l’empiètement fédéral ⸺ au moyen de l’imposition de normes nationales ⸺ dans tous les domaines de compétence provinciale, notamment le trafic et le commerce intraprovinciaux, la santé et la gestion des ressources naturelles. Il donnera forcément lieu à de graves tensions au sein de la fédération, et tout cela sans bonne raison, puisque le Parlement aurait pu atteindre ses objectifs de façon constitutionnellement valide. J’inscris ma dissidence.
 
Version française des motifs rendus par
 
                     Le juge Rowe —
[457]                     La théorie de l’intérêt national est un pouvoir résiduel de dernier recours. J’en suis venu à cette conclusion à la suite d’une lecture attentive de l’arrêt R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., 1988 CanLII 63 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 401, et des décisions qui l’ont précédé. Le respect fidèle des principes établis mène inexorablement à la conclusion que le volet intérêt national du pouvoir de faire des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » (« POBG ») ne saurait être le fondement de la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, c. 12, art. 186 (« Loi »).
[458]                     J’examinerai l’affaire principalement d’un point de vue théorique. Pour atteindre les objectifs visés par la structure fédérale, et pour que les tribunaux puissent rendre compte à la population de la manière dont ils exercent leur pouvoir en tant qu’arbitres dans les différends sur le fédéralisme, la cohérence, la clarté et la prévisibilité théoriques au sujet du partage des compétences sont essentielles (Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 23; Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, par. 3).
[459]                     Premièrement, j’analyse le principe du fédéralisme et le partage des compétences : le point de départ pour comprendre pleinement la théorie de l’intérêt national. Deuxièmement, j’examine la nature résiduelle et circonscrite du pouvoir en matière de POBG, lequel prend sa source dans l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Bien que certains auteurs disent que ce pouvoir comporte trois volets — lacune, intérêt national et urgence —, j’estime que la jurisprudence ne permet pas de distinguer la « lacune » de l’« intérêt national », et qu’il n’est pas non plus utile d’établir pareille distinction. Il faut plutôt voir ce que les auteurs appellent la « lacune » et l’« intérêt national » comme une manifestation de la nature cumulativement exhaustive du partage des compétences, ainsi que de la nature résiduelle du pouvoir POBG. Troisièmement, j’applique cette conception au test de l’intérêt national énoncé dans l’arrêt Crown Zellerbach, et j’interprète en conséquence les concepts d’« unicité, de particularité et d’indivisibilité », d’« incapacité provinciale » et d’ « étendue » de l’« effet sur la compétence provinciale » (p. 432). La théorie de l’intérêt national ne s’applique qu’aux matières qui sont distinctes de celles relevant de la compétence provinciale et qui ne peuvent être réparties entre les chefs de compétence existants des deux ordres de gouvernement. En outre, leur reconnaissance en vertu du pouvoir POBG ne saurait rompre l’équilibre fédéral. Quatrièmement, je compare cette approche à celle que le procureur général du Canada nous exhorte à adopter. Finalement, j’examine une question entièrement distincte : la méthode à employer pour vérifier si des règlements respectent le partage des compétences et la manière dont cette méthode peut s’appliquer aux règlements pris en vertu de la Loi. En conséquence, pour les présents motifs et ceux exprimés par le juge Brown, que je fais miens, la loi est ultra vires en totalité.
I.               Fédéralisme et partage des compétences
[460]                     En l’espèce, il faut examiner avec soin l’un des principes fondamentaux sous‑jacents qui animent la Constitution canadienne : le fédéralisme (Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 32). La « principale expression textuelle » du principe du fédéralisme se trouve dans le partage des compétences établi principalement aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Renvoi relatif à la sécession, par. 47; Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17 (« Renvoi relatif à la LNDG »), par. 20).
[461]                     Une caractéristique essentielle du partage des compétences est son exhaustivité, qui exclut l’absence de compétence législative (Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.R. 698, par. 34; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693, par. 44). L’exhaustivité concilie la souveraineté parlementaire et le fédéralisme : elle garantit qu’il n’y a aucune matière sur laquelle il est impossible de légiférer et que le Canada est un État pleinement souverain.
[462]                     Le principe du fédéralisme poursuit certains objectifs bien connus : « concilier l’unité et la diversité, [. . .] promouvoir la participation démocratique en réservant des pouvoirs réels aux instances locales ou régionales, ainsi que [. . .] favoriser la coopération des différents gouvernements et législatures dans la recherche du bien commun » (Banque canadienne de l’Ouest, par. 22). Le partage des compétences, quant à lui, n’a pas été effectué au hasard; il visait plutôt à atteindre ces objectifs. Il prend en considération la diversité entre les provinces — en accordant des pouvoirs considérables aux législatures provinciales pour leur permettre de faire valoir leurs propres intérêts — et leur désir d’unité — en accordant des pouvoirs au Parlement quand ils ont un intérêt commun (Renvoi relatif à la sécession, par. 58‑59; Renvoi relatif à la LNDG, par. 21). La structure fédérale empêche que les identités distinctes des provinces ne soient incorporées au sein d’un État unitaire.
[463]                     La structure fédérale était une condition essentielle de la Confédération. Bien des provinces n’auraient pas appuyé le projet de Confédération sans l’adoption d’une forme fédérale (Renvoi relatif à la sécession, par. 37; voir aussi Attorney‑General for Canada c. Attorney-General for Ontario, 1937 CanLII 362 (UK JCPC), [1937] A.C. 326 (C.P.) (« Affaire des relations du travail »), p. 351‑353). Autrement dit, « [s]ans le fédéralisme, le Canada n’aurait ni pu se former ni perdurer » (Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4, par. 240, les juges Brown et Rowe, dissidents). Par conséquent, les tribunaux qui interprètent le partage des compétences doivent se garder [traduction] « d’atténuer ou de restreindre » les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 et les valeurs qui la sous‑tendent, ou d’« impose[r] aux membres de la fédération un contrat nouveau et différent » par interprétation (In re Regulation and Control of Aeronautics in Canada, 1931 CanLII 466 (UK JCPC), [1932] A.C. 54 (C.P.) (« Renvoi relatif à l’aéronautique »), p. 70).
[464]                     La fédération canadienne garantit l’autonomie des deux ordres de gouvernement dans leurs sphères de compétence respectives. Leur relation est une relation de coordination entre partenaires égaux, et non de subordination (Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837 (« Renvoi relatif aux valeurs mobilières »), par. 71; voir aussi Liquidators of the Maritime Bank of Canada c. Receiver‑General of New Brunswick, [1892] A.C. 437 (C.P.), p. 442‑443). La garantie d’autonomie provinciale visant à atteindre des objectifs collectifs revêt une importance particulière pour une province comme le Québec, « où la majorité de la population est francophone et qui possède une culture distincte » (Renvoi relatif à la sécession, par. 59; voir aussi Affaire des relations du travail, p. 351‑352).
[465]                     L’autonomie, par opposition à la subordination, implique que les provinces aient le droit de [traduction] « légiférer pour elles‑mêmes à l’égard de conditions locales qui sont susceptibles de varier à la mesure de la distance qui sépare l’Atlantique du Pacifique » (Affaire des relations du travail, p. 352). Comme l’a expliqué le professeur Pigeon (plus tard juge de la Cour) :
     [traduction] Le véritable concept d’autonomie s’apparente donc au véritable concept de liberté. Il implique non seulement des restrictions, mais aussi la libre circulation à l’intérieur de la zone délimitée par les restrictions : on n’est plus libre quand on peut aller dans une direction seulement. Il faut donc se rendre compte que l’autonomie s’entend du droit d’être différent, d’agir différemment. Voilà ce que signifie la liberté pour l’individu; c’est également le sens qu’elle doit avoir pour les législatures et gouvernements provinciaux. Ils ne bénéficient plus d’une autonomie réelle dans la mesure où ils sont contraints dans les faits, sur le plan économique ou autrement, d’agir en fonction d’un certain modèle. Tout comme la liberté signifie que l’individu a le droit de choisir ses propres objectifs pour autant qu’ils ne soient pas illégaux, l’autonomie veut dire que la province jouit du privilège de définir ses propres politiques. [Je souligne.]
        (« The Meaning of Provincial Autonomy » (1951), 29 R. du B. can. 1126, p. 1132‑1133)
[466]                     Par conséquent, le fédéralisme reconnaît que « peuvent coexister des majorités différentes et également légitimes dans divers provinces et territoires ainsi qu’au niveau fédéral » (Renvoi relatif à la sécession, par. 66).
[467]                     Accepter les différences entre les provinces a aussi une valeur instrumentale. L’octroi de pouvoirs aux provinces peut mener à des politiques adaptées aux réalités locales, car les provinces sont « le[s] plus proche[s] des citoyens touchés et, par conséquent, le[s] plus sensible[s] à leurs besoins, aux particularités locales et à la diversité de la population » (114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241, par. 3; voir aussi D. Newman, « Federalism, Subsidiarity, and Carbon Taxes » (2019), 82 Sask. L. Rev. 187, p. 192‑193). En outre, les provinces peuvent servir de [traduction] « laboratoire[s] sociaux » quand elles adoptent des politiques législatives innovantes susceptibles d’être « mises à l’épreuve » à l’échelle locale (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl. (feuilles mobiles)), vol. 1, rubrique 5.2, renvoyant à New State Ice Co. c. Liebmann, 285 U.S. 262 (1932), p. 311, le juge Brandeis).
[468]                     Les juges sont chargés de délimiter la souveraineté des deux ordres de gouvernement, guidés par l’« étoile » qu’est le principe du fédéralisme (Renvoi relatif à la sécession, par. 56; Renvoi relatif aux valeurs mobilières, par. 55). Plus précisément, dans R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, notre Cour a expliqué que « [l]e concept de l’équilibre des compétences régit les tensions entre le centre et les régions » (par. 78 (je souligne)).
[469]                     Il faut régler les différends sur le partage des compétences de manière à concilier l’unité et la diversité. Cela ne peut se faire en décidant simplement quel ordre de gouvernement « est considéré comme étant le mieux placé pour légiférer en la matière » (Renvoi relatif aux valeurs mobilières, par. 90). L’efficacité fonctionnelle est souvent assimilée à tort à la centralisation et à l’uniformité, et elle éclipse la valeur de la diversité régionale (voir, p. ex., J. Leclair, « The Supreme Court of Canada’s Understanding of Federalism : Efficiency at the Expense of Diversity » (2003), 28 Queen’s L.J. 411). Comme l’a expliqué le professeur Beetz (plus tard juge de notre Cour) :
        C’est ainsi que le juriste [québécois] ne peut se montrer que méfiant à l’endroit de la thèse selon laquelle, par exemple, la compétence législative doit être à la mesure du problème à résoudre. Il lui semble d’abord que ce n’est pas un argument juridique mais une raison politique et fonctionnelle de modifier, s’il y a lieu, la constitution. Il lui paraît ensuite, d’un point de vue politique, que c’est là un argument permanent, favorable à la concentration fédérale des compétences, car il est évident que les problèmes à résoudre ne cesseront de croître en intensité, en complexité, et par leurs ramifications. [Je souligne; note en bas de page omise.]
        (« Les Attitudes changeantes du Québec à l’endroit de la Constitution de 1867 », dans P.‑A. Crépeau et C. B. Macpherson, dir., The Future of Canadian Federalism (1965), 113, p. 120)
[470]                     Le professeur Beetz a préconisé « l’approfondissement et la précision des concepts, la jurisprudence analytique », plutôt que l’approche fonctionnelle (p. 120). Cela concorde avec l’opinion suivant laquelle, à chaque étape de l’analyse, les tribunaux doivent évaluer le « respect de la Constitution et non [. . .] l’opportunité de la mesure en cause sur le plan des principes » (Comeau, par. 83).
[471]                     Ces dernières années, notre Cour a adopté une conception souple et coopérative du partage des compétences. Cette approche permet le chevauchement entre des exercices valides des compétences fédérales et provinciales, et favorise la coopération intergouvernementale (Renvoi relatif à la LNDG, par. 22; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189, par. 18).
[472]                     Le fédéralisme coopératif ne saurait toutefois l’emporter sur le partage des compétences ni « rendre intra vires une loi ultra vires » (Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 18; voir aussi Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467, par. 39). De plus, bien qu’il encourage la coopération entre les ordres de gouvernement, il ne l’impose pas (J.‑F. Gaudreault‑DesBiens et J. Poirier, « From Dualism to Cooperative Federalism and Back? Evolving and Competing Conceptions of Canadian Federalism », dans P. Oliver, P. Macklem et N. Des Rosiers, dir., The Oxford Handbook of the Canadian Constitution (2017), 391, p. 391; Renvoi relatif aux valeurs mobilières, par. 132‑133). Enfin, des définitions précises et stables des pouvoirs des deux ordres de gouvernement sont une condition préalable essentielle du fédéralisme coopératif. Sans elles, [traduction] « les positions de négociation respectives des deux ordres de gouvernement seront trop incertaines pour permettre de conclure des accords fédéraux‑provinciaux » (W. R. Lederman, « Unity and Diversity in Canadian Federalism : Ideals and Methods of Moderation » (1975), 53 R. du B. can. 597, p. 616).
[473]                     Il est essentiel de respecter le principe du fédéralisme pour trancher les présents pourvois. La Cour est appelée à décider, avant tout, si la validité de la Loi peut être confirmée en tant qu’exercice du pouvoir du Parlement d’édicter des lois en vertu de la théorie de l’intérêt national. Pour ce faire, il faut prendre en considération les objectifs visés par le choix d’une structure fédérale, la logique du partage des compétences, et examiner attentivement l’équilibre des compétences entre les deux ordres de gouvernement.
II.            Le pouvoir POBG est résiduel et circonscrit
[474]                     Le procureur général du Canada cherche à faire confirmer la validité de la Loi en tant qu’exercice valide de la compétence dont est investi le Parlement en vertu de la théorie de l’intérêt national justifiant le recours au pouvoir pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement ». En raison de la nature exhaustive du partage de compétences examinée précédemment, les matières qui ne relèvent pas des chefs de compétence énumérés doivent s’insérer quelque part. Cela relève de deux dispositions résiduelles : l’une fédérale, et l’autre provinciale.
[475]                     La disposition résiduelle fédérale, que j’appelle le pouvoir pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement », le pouvoir en matière de POBG ou encore le pouvoir POBG, tire son origine des termes liminaires de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 :
     91. Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois restreindre la généralité des termes ci‑haut employés dans le présent article, il est par la présente déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi) l’autorité législative exclusive du parlement du Canada s’étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, savoir . . .
[476]                     La disposition résiduelle provinciale est le par. 92(16) de la Loi constitutionnelle de 1867 :
     92. Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir :
      [. . .]
     16. Généralement toutes les matières d’une nature purement locale ou privée dans la province.
[477]                     Collectivement, les dispositions résiduelles fédérale et provinciale assurent l’exhaustivité du partage des compétences. Le pouvoir POBG n’intervient donc que dans les cas où la matière ne relève d’aucun chef de compétence énuméré et ne peut être répartie entre les chefs de compétence existants. Soulignons que, par application du par. 92(16), ce pouvoir ne s’applique pas aux matières « d’une nature purement locale ou privée ». Cette conception résiduelle et circonscrite du pouvoir POBG guide mon interprétation du test de l’intérêt national. Je justifie cette interprétation du pouvoir en question, premièrement, par une lecture attentive du texte des art. 91 et 92 et, deuxièmement, par une lecture attentive de la jurisprudence.
[478]                     Dans l’analyse qui suit, deux points pourraient paraître non orthodoxes. Le premier a trait au pouvoir résiduel prévu dans le partage des compétences. Il est communément reconnu que le pouvoir POBG constitue l’octroi d’un pouvoir résiduel au Parlement. Ce qui est moins largement reconnu, c’est que le par. 92(16) représente l’octroi d’un pouvoir résiduel aux législatures provinciales. À mon avis, les deux dispositions confèrent un pouvoir résiduel, comme je l’expliquerai plus loin. Le deuxième point est que, lue correctement, la jurisprudence étaye l’opinion que le pouvoir POBG comporte deux volets, l’« intérêt national » et l’« urgence ». Le (troisième) volet, la « lacune » (aussi appelé le « pouvoir strictement résiduaire »), fait partie de l’« intérêt national », qui constitue le pouvoir résiduel général du Parlement. Je tiens à souligner que mon analyse du cadre établi dans l’arrêt Crown Zellerbach ne changerait pas même s’il n’y avait qu’un pouvoir résiduel (le pouvoir POBG) et même si le pouvoir POBG comportait trois volets (« intérêt national », « lacune » et « urgence »). Par conséquent, mes conclusions ne dépendent aucunement de ces deux points. Ces derniers n’influent pas non plus sur ma critique de l’accroissement et de l’élargissement de l’« intérêt national » demandés avec insistance à notre Cour par le procureur général du Canada.
A.           Une lecture attentive des art. 91 et 92
[479]                     Même si l’énoncé des chefs de compétence en 1867 ne pouvait prévoir les changements technologiques et sociaux qui suivraient, il était exhaustif. Il faut donner aux chefs de compétence un sens dans un monde en évolution; un arbre vivant capable de croître et de se développer, mais enraciné dans des limites naturelles et fixes (Edwards c. Attorney‑General for Canada, 1929 CanLII 438 (UK JCPC), [1930] A.C. 124 (C.P.), p. 135‑137; voir aussi Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669, par. 45). Cet objectif est réalisé au moyen d’une interprétation souple et évolutive du partage des compétences, mais d’une interprétation qui commence et est circonscrite par les « limites naturelles du texte » (Marcotte c. Fédération des caisses Desjardins du Québec, 2014 CSC 57, [2014] 2 R.C.S. 805, par. 20, citant Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, par. 94; voir aussi Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., par. 8‑13).
(1)         Le pouvoir POBG est résiduel par rapport à l’art. 92
[480]                     Le libellé de l’art. 91 constitue une assise textuelle justifiant l’opinion selon laquelle le pouvoir POBG est résiduel par rapport à l’art. 92. L’article 91 confère le pouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement « relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces ». Comme le souligne le professeur Lysyk, il ne confère pas le pouvoir de légiférer [traduction] « relativement à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement » (« Constitutional Reform and the Introductory Clause of Section 91 : Residual and Emergency Law‑Making Authority » (1979), 57 R. du B. can. 531, p. 541 (italiques dans l’original omis)). Le pouvoir consiste plutôt à légiférer « relativement aux matières » qui ne relèvent d’aucun chef de compétence provincial énuméré (p. 541 (je souligne; italiques dans l’original omis)) :
      [traduction] Autrement dit, le Parlement n’est pas autorisé à légiférer relativement à une matière visée par les catégories provinciales simplement parce qu’il est possible dans une certaine mesure de considérer qu’elle contribue à la « paix, [à] l’ordre et [au] bon gouvernement du Canada ». [p. 542]
[481]                     En outre, comme l’explique le professeur Gibson, chaque attribution de compétence législative aux provinces, y compris celle visée au par. 92(16), est mitigée par des mots tels que « dans la province ». Par conséquent, le pouvoir POBG ne s’applique qu’aux matières qui ne sont pas de nature provinciale; en d’autres termes, il donne au Parlement compétence sur des matières de [traduction] « dimension nationale » (« Measuring “National Dimensions” » (1976), 7 Man. L.J. 15, p. 18).
[482]                     En conséquence, le fait de mettre l’accent sur « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » est [traduction] « improductif », car il n’aide guère à tracer la ligne de démarcation entre les champs de compétence provinciaux et les champs de compétence fédéraux. De plus, il « tend à détourner l’attention de la question centrale que soulève la disposition introductive, à savoir si la matière à laquelle se rapporte un texte législatif est une matière “ne tombant pas dans” les catégories de sujets assignés exclusivement aux législatures provinciales » (Lysyk, p. 534; voir aussi J. Leclair, « The Elusive Quest for the Quintessential “National Interest” » (2005), 38 U.B.C. L. Rev. 353, p. 358‑359).
[483]                     Un pouvoir général de légiférer « relativement à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement » serait également incompatible avec l’intention de créer une sphère solide de compétence provinciale afin de protéger l’autonomie des provinces. Le paragraphe 92(13), en particulier, donne aux provinces compétence sur la « propriété et les droits civils dans la province », ce qui a été considéré comme [traduction] « désignant l’ensemble du droit civil, par opposition au droit criminel » (Lysyk, p. 544). Dans l’arrêt Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 1880 CanLII 6 (SCC), 7 App. Cas. 96 (C.P.), sir Montague Smith a lui aussi fait remarquer que les termes employés au par. 92(13) étaient [traduction] « suffisamment larges pour viser, dans leur sens ordinaire et courant, les droits d’origine contractuelle » (p. 110). D’après lui, il n’y a aucune raison de conclure que ces mots ne sont pas utilisés dans leur « sens le plus large » au par. 92(13) (p. 111).
[484]                     En conséquence, le pouvoir général en matière de POBG ne confère pas au Parlement compétence pour édicter des lois d’une nature locale ou privée, ou liées à la « propriété et [aux] droits civil » sous le couvert de la « paix, [de] l’ordre et [du] bon gouvernement ». Comme l’a fait remarquer lord Watson dans Attorney‑General for Ontario c. Attorney‑General for the Dominion, [1896] A.C. 348 (C.P.) (« Affaire des prohibitions locales »), aux p. 360‑361 :
      [traduction] . . . le Parlement fédéral n’a aucun pouvoir d’empiéter sur une catégorie de sujets exclusivement assignés à la législature provinciale par l’art. 92. Leurs Seigneuries sont d’avis que, d’après ces dispositions législatives, l’exercice par le Parlement canadien du pouvoir de légiférer sur tout sujet non énuméré à l’art. 91 devrait strictement se restreindre aux questions qui sont incontestablement d’importance ou d’intérêt national et n’empiéter sur la législation provinciale à l’égard d’aucune catégorie de sujets énumérés à l’art. 92. Selon leurs Seigneuries, toute autre interprétation des pouvoirs généraux que l’art. 91 confère au Parlement canadien, en sus des pouvoirs énumérés, serait non seulement contraire à l’esprit de la loi, mais détruirait en pratique l’autonomie des provinces. Si le Parlement du Canada se voyait accorder l’autorité d’adopter des lois applicables à tout le Dominion sur des sujets qui, dans chaque province, sont en substance d’intérêt local ou privé, en présumant que ces questions concernent également la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Dominion, il n’existerait guère de sujets énumérés à l’art. 92 sur lesquels il ne pût légiférer à l’exclusion des législatures provinciales. [Je souligne.]
(2)         Il y a lieu de considérer que le pouvoir POBG est résiduel par rapport aux chefs énumérés à l’art. 91
[485]                     Bien qu’il soit de jurisprudence constante que le pouvoir POBG est résiduel par rapport aux chefs de compétence provinciaux énumérés, la démarche adoptée par notre Cour pour décider s’il est résiduel par rapport aux chefs de compétence fédéraux énumérés n’est pas aussi claire.
[486]                     Dans certaines décisions anciennes, le pouvoir POBG a été jugé résiduel par rapport à la fois aux chefs de compétence provinciaux énumérés et aux chefs de compétence fédéraux énumérés. Par exemple, dans Toronto Electric Commissioners c. Snider, 1925 CanLII 331 (UK JCPC), [1925] A.C. 396 (C.P.), le vicomte Haldane a affirmé que le tribunal devrait d’abord se demander si la matière relève de l’art. 92. Dans l’affirmative, il se demande si elle relève aussi de l’art. 91. Le pouvoir POBG ne sera envisagé que si la matière [traduction] « n’entre dans aucun des ensembles de chefs de compétence énumérés » (p. 406 (je souligne)).
[487]                     Certains auteurs ont cependant soutenu que le pouvoir POBG n’est pas résiduel par rapport aux chefs de compétence fédéraux énumérés parce que ceux‑ci ne sont que des illustrations de la « paix, [de] l’ordre et [du] bon gouvernement » (voir, p. ex., B. Laskin, « “Peace, Order, and Good Government” Re‑examined » (1947), 25 R. du B. can.1054, p. 1057).
[488]                     De plus, dans certains arrêts, notre Cour a statué qu’une matière peut relever du pouvoir POBG ou d’un autre chef de compétence fédéral énuméré (voir, p. ex., Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), 1993 CanLII 72 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 327, où il a été conclu que l’énergie nucléaire relevait soit du pouvoir déclaratoire sur les entreprises (al. 92(10)c)), soit de l’intérêt national; In re Regulation and Control of Radio Communication in Canada, 1932 CanLII 354 (UK JCPC), [1932] A.C. 304 (C.P.) (« Renvoi relatif à la radiocommunication »), où il a été jugé que la matière pouvait relever du pouvoir POBG ou de celui sur les entreprises interprovinciales (al. 92(10)a)); et Renvoi relatif à l’aéronautique, où il semble avoir été statué que la matière relevait à la fois de l’art. 132 et du pouvoir POBG). Bien qu’il n’y ait rien de mal à tirer des conclusions subsidiaires, ces arrêts pourraient être interprétés comme indiquant qu’il est possible qu’une matière relève en même temps à la fois du pouvoir POBG et d’un chef de compétence fédéral énuméré.
[489]                     À mon avis, cette approche n’est pas fondée. Je conviens avec le professeur Hogg que le pouvoir POBG est résiduel par rapport aux chefs de compétence provinciaux et fédéraux énumérés, que [traduction] « les matières relevant des chefs de compétence fédéraux ou provinciaux énumérés devraient y figurer, et [que] le pouvoir [POBG] a pour fonction de traiter des matières qui ne relèvent d’aucun des chefs de compétence fédéraux ou provinciaux énumérés » (rubrique 17.1). Contrairement à l’avis du professeur Laskin (plus tard juge en chef), je n’estime pas que plusieurs chefs de compétence énumérés assignés au Parlement, telle sa compétence sur les droits d’auteur (par. 91(23)), ne sont que des exemples d’un vaste pouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement. Il a fallu plutôt énumérer expressément de nombreux chefs de compétence pour éviter qu’ils n’entrent dans la grande portée de la compétence provinciale sur la « propriété et les droits civils » (par. 92(13)) (Leclair (2005), p. 355‑357; Hogg, rubrique 17.1; Lysyk, p. 539).
[490]                     Il n’y a aucune raison de conclure qu’une matière relève du pouvoir POBG lorsqu’elle est visée par un chef de compétence énuméré. Ainsi que l’explique le professeur Hogg, le processus normal d’interprétation de la Constitution, comme celui qui s’applique pour l’interprétation d’une loi ou d’un contrat, consiste à s’appuyer d’abord sur une disposition plus précise avant de recourir à une disposition plus générale (rubrique 17.1). En recourant au général avant le particulier, on considère à tort le particulier comme étant redondant. De plus, comme le soutient le professeur Abel, la disposition la plus précise est habituellement plus définie et moins litigieuse, et les tribunaux ne devraient pas perdre de temps à débattre des limites de la disposition plus générale et diffuse lorsque ce n’est pas nécessaire. Ils éviteraient ainsi d’avoir à trancher la question difficile de savoir si une matière est d’une nature « purement locale ou privée » ou si elle a atteint une dimension nationale de manière à relever du pouvoir POBG (« The Neglected Logic of 91 and 92 » (1969), 19 U.T.L.J. 487, p. 510‑512).
[491]                     Quand nous classifions la matière visée par un texte législatif, nous essayons donc en premier lieu de la classifier parmi les chefs de compétence exclusifs assignés au fédéral et aux législatures provinciales. Si la matière ne peut relever d’aucun chef énuméré, ce n’est qu’à ce moment qu’il est possible de recourir à la disposition résiduelle fédérale. Cette méthode aide à faire en sorte que le pouvoir résiduel fédéral ne puisse permettre de rompre l’équilibre du fédéralisme en dépouillant les provinces de leurs pouvoirs.
(3)         La structure parallèle des dispositions résiduelles provinciale et fédérale étaye une interprétation étroite du pouvoir POBG
[492]                     La disposition résiduelle fédérale est habituellement considérée comme le seul pouvoir résiduel, de sorte que toutes les matières « ne tombant pas dans » celles assignées au fédéral et aux législatures provinciales relèvent de la compétence fédérale (Hogg, rubrique 17.1). Cependant, il y a de bonnes raisons de penser que les termes liminaires de l’art. 91 et le par. 92(16) établissent une [traduction] « structure parallèle de résidus fédéraux et provinciaux complémentaires » (Leclair (2005), p. 355 (je souligne)).
[493]                     Il y a beaucoup à dire en faveur de la théorie selon laquelle les deux dispositions [traduction] « se complètent et se modifient l’une l’autre », le résidu fédéral traitant des matières « à caractère général » et le résidu provincial englobant les matières « d’une nature purement locale ou privée » (Lysyk, p. 534 et 536‑538). En effet, on a affirmé que les deux dispositions établissent un [traduction] « juste équilibre [. . .] avec les matières susceptibles d’être régies au niveau fédéral relevant déjà des compétences provinciales énumérées ou étant plutôt visées par cette dernière disposition portant sur les matières d’intérêt local » (Newman, p. 192). Les professeurs Hogg et Wright affirment également que :
      [traduction] . . . il est plausible de soutenir que la Loi constitutionnelle de 1867 comprend non pas un, mais deux pouvoirs résiduels complémentaires. Cet argument, quant à lui, renforce l’opinion selon laquelle la Loi, telle qu’elle est rédigée, se voulait le fondement d’un système fédéral moins centralisé que ne l’avaient supposé bon nombre d’auteurs anglo‑canadiens. [Note en bas de page omise.]
      (« Canadian Federalism, the Privy Council and the Supreme Court : Reflections on the Debate about Canadian Federalism » (2005), U.B.C. L. Rev. 329, p. 338)
[494]                     Comme le fait valoir le procureur général du Québec en l’espèce, il faut interpréter la portée du par. 92(16) comme un contrepoids au paragraphe introductif de l’art. 91, afin de tenir compte du principe constitutionnel selon lequel le Parlement et les législatures provinciales doivent être considérés comme des égaux. En conséquence, au moment de décider si une matière relève du pouvoir POBG, il convient de se demander si elle est de « nature purement locale ou privée » de telle sorte qu’elle serait visée par le par. 92(16) (voir H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), p. 599‑600).
[495]                     La jurisprudence appuie également cette conception du rapport entre le pouvoir POBG et le par. 92(16). Dans l’Affaire des prohibitions locales, à la p. 365, lord Watson donne les explications suivantes :
        [traduction] La portée du par. 92(16) [ . . .] semble, [de l’avis de leurs Seigneuries], être la même que celle de la disposition générale de l’art. 91 sur les sujets relatifs à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement du Canada, dans la mesure où elles sont supplémentaires aux sujets énumérés. Il attribue à la législature provinciale tous les sujets de nature locale ou privée, au sens provincial, qui ont été omis dans l’énumération précédente, mais ses termes n’embrassent pas, bien qu’ils aient l’ampleur nécessaire, la législation provinciale portant sur les catégories de sujets déjà énumérés. [Je souligne.]
        (Voir aussi Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, 1978 CanLII 6 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 662, p. 700.)
[496]                     Dans Reference re The Farm Products Marketing Act, 1957 CanLII 1 (SCC), [1957] R.C.S. 198, notre Cour a également traité de la nature résiduelle du par. 92(16), et a expliqué que cette disposition [traduction] « contient ce que l’on peut appeler le pouvoir résiduel de la Province [. . .] et [que] c’est dans l’exercice de ce pouvoir résiduel qu’il faut préserver l’autonomie de la Province dans les matières locales, dans la mesure où cette autonomie pourrait être touchée par la réglementation du commerce » (p. 212). Plus récemment, dans le Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457, la juge en chef McLachlin a affirmé qu’« on estime souvent [que le par. 92(16) et le par. 92(13)] sont à l’origine d’une compétence résiduelle », et les juges LeBel et Deschamps ont dit pour leur part qu’il « convient aussi de considérer [le par. 92(16)] comme une compétence résiduelle partielle » (par. 134 et 264; voir également R. c. Hauser, 1979 CanLII 13 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 984; et Schneider c. La Reine, 1982 CanLII 26 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 112).
[497]                     La structure parallèle des dispositions résiduelles contribue à l’équilibre des pouvoirs au sein de la Confédération et fait en sorte qu’à mesure que la société évolue, de plus en plus de matières ne relèvent pas exclusivement de la compétence fédérale (Lysyk, p. 534; Newman, p. 192). En conséquence, la portée résiduelle du pouvoir POBG est restreinte par le par. 92(16), qui s’applique aux matières d’une nature locale et privée même si elles ne relèvent pas d’un autre chef de compétence énuméré.
[498]                     Pour plus de clarté, cette conception du rapport entre le par. 92(16) et le pouvoir POBG diffère de la conception retenue par les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta. À mon avis, le pouvoir POBG est résiduel par rapport à tous les chefs de compétence provinciaux énumérés, y compris celui prévu au par. 92(16). Des matières qui se rattachaient auparavant à l’un ou l’autre chef de compétence provincial énuméré peuvent en venir à s’étendre au‑delà de la compétence provinciale et relever du pouvoir POBG s’il est satisfait au test de l’arrêt Crown Zellerbach.
B.            Une lecture attentive de la jurisprudence
[499]                     Un examen de la jurisprudence sur le pouvoir POBG révèle que les tribunaux ont depuis longtemps du mal à en définir les contours de façon à maintenir l’intégrité du partage des compétences. Il en résulte de la confusion dans la doctrine et des catégories qui manquent de clarté. De nombreux auteurs disent que ce pouvoir comporte trois volets distincts : l’urgence, l’intérêt national et la lacune. Le professeur Hogg explique que les matières relevant du volet « lacune » ne sont pas uniquement [traduction] « nouvelles » en ce sens qu’elles ne relèvent d’aucun chef de compétence énuméré, mais qu’elles « dépendent [plutôt] d’un silence ou d’une lacune dans le texte de la Constitution », lorsque « la Constitution reconnaît que certains sujets forment des catégories pour les besoins du partage des compétences, mais ne traite pas complètement de chaque sujet » (rubrique 17.2). Bien que les auteurs n’emploient pas la même terminologie, le schéma est semblable (voir, p. ex., G. Régimbald et D. Newman, The Law of the Canadian Constitution (2e éd. 2017), c. 6; P. J. Monahan, B. Shaw et P. Ryan, Constitutional Law (5e éd. 2017), p. 264; Brun, Tremblay et Brouillet, p. 584).
[500]                     À mon avis, il y a lieu de considérer que la jurisprudence sur le pouvoir POBG indique l’existence de seulement deux volets : un pouvoir résiduel général et le pouvoir en situation d’urgence. Ce que certains auteurs ont appelé la « lacune » et l’« intérêt national » sont tout simplement des manifestations de la nature exhaustive du partage des compétences, et de la nature résiduelle du pouvoir POBG. Les matières qui ne relèvent d’aucun chef de compétence énuméré ou qui ne peuvent être réparties entre divers chefs de compétence doivent s’insérer quelque part, et elles relèvent du pouvoir POBG lorsqu’elles satisfont au test de l’arrêt Crown Zellerbach. Une lecture attentive de cet arrêt révèle que ce test s’applique à la fois aux cas d’« intérêt national » et à ceux de « lacune », et ce rapport entre la « lacune » et l’« intérêt national » influence la manière dont je conçois ce cadre d’analyse.
(1)         Les débuts du pouvoir POBG
[501]                     Dès le départ, les tribunaux ont considéré comme résiduel le pouvoir POBG, celui‑ci n’entrant en ligne de compte que si une matière ne tombe pas dans les catégories de sujets énumérés. Les premières décisions ne révèlent aucune distinction entre le volet « lacune » et le volet « intérêt national », mais elles font plutôt état d’une distinction entre le pouvoir résiduel général et le pouvoir d’urgence. Dans un cas comme dans l’autre, les tribunaux soulignent que le pouvoir POBG est une catégorie de dernier recours, et qu’il importe que la théorie demeure circonscrite et restreinte, de manière à maintenir comme il se doit l’intégrité de la sphère de compétence provinciale.
[502]                     Les tout premiers arrêts, Parsons et Russell, ont traité de l’art. 91 et du pouvoir POBG comme s’ils ne faisaient essentiellement qu’un : si une matière ne relève pas d’un chef de compétence prévu à l’art. 92, elle s’insère quelque part dans l’art. 91 (Parsons, p. 109; Russell c. The Queen (1882), 7 App. Cas. 829 (C.P.), p. 836‑837). Dans Russell, sir Montague Smith a confirmé la validité de l’Acte de tempérance du Canada, faisant remarquer que la tempérance est un sujet [traduction] « d’intérêt général pour le Dominion, qu’il est souhaitable d’avoir à cet égard une législation uniforme, et que seul le Parlement peut s’en charger » (p. 841 (je souligne)).
[503]                     Dans l’Affaire des prohibitions locales, lord Watson a confirmé la validité, en vertu du par. 92(13) ou (16), d’un régime de tempérance provincial prévoyant l’option locale qui est très semblable au régime fédéral en cause dans Russell. Bien qu’il ait signalé qu’il puisse exister des matières non visées par les chefs de compétence énumérés aux art. 91 ou 92 qui relevaient de la compétence fédérale, lord Watson a précisé que ces matières non énumérées [traduction] « devrai[en]t strictement se restreindre aux questions qui sont incontestablement d’importance ou d’intérêt national » et ne pas empiéter sur les sujets provinciaux au risque de détruire l’autonomie provinciale (p. 360). Il a ensuite fait la déclaration souvent citée qui suit :
      [traduction] Leurs Seigneuries ne doutent pas que certaines matières à l’origine locales et provinciales puissent atteindre des proportions telles qu’elles affecteraient le corps politique du Dominion, permettant ainsi au Parlement canadien d’adopter des lois en vue de leur réglementation ou abolition dans l’intérêt du Dominion. Toutefois, il faut exercer une grande prudence en distinguant ce qui est local et provincial, et par conséquent du ressort des législatures provinciales, d’avec ce qui a cessé d’être purement local ou provincial pour revêtir un aspect national, de façon à relever de la compétence du Parlement du Canada. [Je souligne; p. 361.]
[504]                     À la suite de l’Affaire des prohibitions locales, le Conseil privé, sous la plume du vicomte Haldane, a fait abstraction de ce passage et de l’idée de l’intérêt national pendant de nombreuses années. Il considérait alors plutôt que le pouvoir POBG visait seulement les situations d’urgence (Hogg, rubrique 17.4(a); Fort Frances Pulp and Power Co. c. Manitoba Free Press Co., 1923 CanLII 429 (UK JCPC), [1923] A.C. 695 (C.P.), p. 703‑706; Snider, p. 405‑406 et 412). Cette jurisprudence restreint pour la première fois l’application de la théorie de l’intérêt national. En même temps, elle montre que les tribunaux se soucient depuis longtemps de veiller à ce que les législatures provinciales ne perdent pas leurs pouvoirs.
[505]                     La notion d’intérêt national semble avoir refait surface en 1931 dans le Renvoi relatif à l’aéronautique, qui a rappelé que des matières peuvent atteindre [traduction] « des proportions telles qu’elles affecteraient le corps politique du Dominion » (p. 72). En fin de compte, le Conseil privé a conclu que l’aéronautique relevait de la compétence fédérale, essentiellement en vertu de l’art. 132 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (le pouvoir relatif aux traités). Dans le Renvoi relatif à la radiocommunication, le vicomte Dunedin a jugé que le Parlement avait compétence pour régir la radiocommunication en se fondant à fois sur le pouvoir à l’égard des entreprises interprovinciales et sur le pouvoir POBG. Il a fait remarquer que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, était muet sur la faculté du Canada (par opposition à l’« empire Britannique » à l’art. 132) de conclure des traités et n’autorisait donc pas les lois de mise en œuvre de traités. Le pouvoir POBG comblait donc ce qui paraissait être une lacune.
[506]                     Par la suite, une série d’arrêts rendus sur le « New Deal » en 1937 est revenue à l’idée que le pouvoir POBG ne s’appliquait qu’en cas d’urgence (voir Hogg, rubrique 17.4(a)). Au nombre de ces arrêts figurait l’Affaire des relations du travail, où lord Atkin a conclu que ni le Renvoi relatif à l’aéronautique ni le Renvoi relatif à la radiocommunication ne permettaient d’affirmer qu’une loi de mise en œuvre d’un traité relevait de la compétence exclusive du fédéral. Pour les besoins du partage des compétences, [traduction] « la législation en matière de traités n’existe pas comme telle » (p. 351); les provinces peuvent légiférer sur les aspects de traités visés par l’art. 92 et le Parlement peut légiférer sur les aspects de traités visés par l’art. 91.
[507]                     Le concept d’intérêt national a refait surface dans l’arrêt Attorney-General for Ontario c. Canada Temperance Federation, 1946 CanLII 351 (UK JCPC), [1946] A.C. 193 (C.P.). Selon le vicomte Simon, l’arrêt Russell ne reposait pas sur le volet urgence, et le pouvoir POBG ne s’appliquait pas uniquement dans les situations d’urgence et pouvait aussi englober les matières qui constituent une [traduction] « préoccupation pour le Dominion dans son ensemble » (p. 205).
[508]                     Comme le démontre l’analyse qui précède, les premières décisions sur le pouvoir POBG ont connu une série de rebondissements et sont parsemées d’énoncés relatifs à l’ « intérêt national ». D’après ce que je comprends des causes précitées, leur dénominateur commun est le suivant : les tribunaux se fondent sur le pouvoir POBG pour donner effet à la nature exhaustive du partage des compétences, mais ils ont toujours veillé à protéger la compétence provinciale et fait en sorte qu’il ne devienne pas un instrument d’excès de compétence fédérale. C’est sur cette toile de fond que je me penche sur l’arrêt Crown Zellerbach et l’examen qui y est fait de la jurisprudence moderne sur le pouvoir POBG.
(2)         L’évolution moderne du pouvoir POBG et du test de l’« intérêt national » exposé dans Crown Zellerbach
[509]                     Dans Crown Zellerbach, le juge Le Dain a exposé le cadre d’analyse moderne régissant la théorie de l’« intérêt national ». Une lecture attentive de cet arrêt et des affaires sur lesquelles s’appuie le juge Le Dain révèle que le test qu’il énonce s’applique à la fois à ce que les auteurs appellent les cas d’« intérêt national » et à ce qu’ils appellent les cas de « lacune » : il s’agit de deux manifestations de la nature exhaustive du partage des compétences et de la nature résiduelle du pouvoir POBG. Les deux types de cas doivent posséder « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité » requises et avoir un « effet sur la compétence provinciale qui soit compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs effectué par la Constitution » (p. 432).
[510]                     Dans l’arrêt Crown Zellerbach, le juge Le Dain a passé en revue plusieurs affaires portant sur le pouvoir POBG. La première qu’il convient de mentionner pour les besoins du présent pourvoi est l’arrêt Canada Temperance Federation, où le vicomte Simon a formulé ainsi le critère :
     [traduction] De l’avis de leurs Seigneuries, c’est dans la vraie matière de cette législation qu’il faut en rechercher le caractère véritable : si elle est telle qu’elle dépasse les préoccupations ou les intérêts locaux ou provinciaux et doit par sa nature même constituer une préoccupation pour le Dominion dans son ensemble, par exemple, dans les affaires de l’aéronautique et de la radiocommunication, elle entre alors dans les attributions du Parlement du Dominion à titre de matière relative à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement du Canada, en dépit du fait qu’elle peut, à d’autres égards, se rattacher à des matières spécifiquement réservées aux législatures provinciales. [Je souligne; notes en bas de page omises.]
      (Canada Temperance Federation, p. 205, cité dans Crown Zellerbach, p. 423‑424.)
Dans cette affaire, le Renvoi relatif à l’aéronautique et le Renvoi relatif à la radiocommunication sont cités à titre d’exemples de cas d’« intérêt national ».
[511]                     Après avoir appliqué l’arrêt Canada Temperance Federation, notre Cour a jugé que l’aéronautique relevait du pouvoir POBG, indépendamment de toute question d’un pouvoir relatif aux traités (comme dans le Renvoi relatif à l’aéronautique), et que ce pouvoir permettait de confirmer la validité de la loi créant la Commission de la capitale nationale (Johannesson c. Municipality of West St. Paul, 1951 CanLII 55 (SCC), [1952] 1 R.C.S. 292; Munro c. National Capital Commission, 1966 CanLII 74 (SCC), [1966] R.C.S. 663).
[512]                     Le juge Le Dain examine ensuite le Renvoi : Loi anti‑inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373, un arrêt où la Cour a fait d’importantes affirmations tant sur le volet urgence que sur le volet intérêt national. Dans le Renvoi anti‑inflation, le juge en chef Laskin, s’exprimant au nom des juges majoritaires sur ce point, a confirmé la validité de la Loi anti‑inflation fédérale au titre du volet urgence du pouvoir POBG. Bien qu’il ait rédigé des motifs dissidents sur le pouvoir en situation d’urgence, le juge Beetz a vu ses motifs sur l’intérêt national recueillir l’appui d’une majorité de juges (p. 437).
[513]                     Le juge Beetz a fait remarquer que l’intérêt national mène à une compétence fédérale exclusive et permanente, et a exprimé de sérieuses réserves au sujet de la réorientation fondamentale du partage des compétences qui découle de la reconnaissance de l’inflation en tant que matière d’intérêt national, car plusieurs matières provinciales pourraient être transférées au Parlement. À son avis, si l’inflation était reconnue comme une matière d’intérêt national, « un aspect fondamental de la constitution, son caractère fédéral, la distribution des pouvoirs entre le Parlement et les législatures provinciales, disparaîtrait rapidement » (p. 445; voir aussi p. 444).
[514]                     Dans le Renvoi anti‑inflation, à la p. 457, le juge Beetz semble avoir regroupé ce que certains auteurs appelleraient les cas de « lacune » et ceux d’« intérêt national », et considéré qu’ils reposaient sur la même logique sous‑jacente :
     À mon avis, la constitution de compagnies pour des objets autres que provinciaux, la réglementation et le contrôle de l’aéronautique et de la radiocommunication, l’aménagement, la conservation et l’embellissement de la région de la capitale nationale, sont des cas clairs de sujets distincts qui ne se rattachent à aucun des paragraphes de l’art. 92 et qui, de par leur nature, sont d’intérêt national ». [Je souligne.]
[515]                     Cet énoncé regroupe la constitution de sociétés fédérales et la radiocommunication (citant Parsons et le Renvoi relatif à la radiocommunication, des affaires que les auteurs classent habituellement sous le volet « lacune ») avec « la conservation et l’embellissement de la région de la capitale nationale » et l’aéronautique (citant Munro et Johannesson, des affaires que les auteurs classent habituellement sous le volet « intérêt national ») (Régimbald et Newman, par. 6.5 et 6.21; Hogg, rubriques 17.2 et 17.3).
[516]                     Le juge Beetz a considéré que chacune de ces matières ne relevait pas d’un chef de compétence énuméré et était « d’intérêt national » (p. 457). Il explique ensuite, à la p. 458, que les matières de ce genre ne doivent pas être :
      un agrégat mais présent[er] un degré d’unité qui l[es] rend indivisible[s], une identité qui l[es] rend distincte[s] des matières provinciales et une consistance suffisante pour retenir les limites d’une forme. Il fa[ut] aussi, avant de reconnaître à ces nouvelles matières le statut de matières de compétence fédérale, tenir compte de la mesure dans laquelle elles permett[ent] au Parlement de toucher à des matières de compétence provinciale . . . [Je souligne.]
[517]                     Ces contraintes valent à la fois pour les cas d’« intérêt national » et les cas que certains auteurs considèrent comme étant ceux de « lacune ». Elles permettent aux tribunaux d’établir si la matière est véritablement de dimension nationale (plutôt que locale) et si elle présente une unité suffisante pour être reconnue à titre de matière relevant du pouvoir POBG au lieu d’être subdivisée entre les chefs de compétence existants. Je signale que le juge Beetz a dit qu’il « doi[t] beaucoup » (p. 452) à un article du professeur Le Dain (plus tard juge de la Cour) pour son exposé doctrinal sur le pouvoir POBG (voir G. Le Dain, « Sir Lyman Duff and the Constitution » (1974), 12 Osgoode Hall L.J. 261).
[518]                     Plus loin dans les motifs de Crown Zellerbach, le juge Le Dain cite l’arrêt Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, 1979 CanLII 190 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 914, où le juge Estey a illustré l’étendue de la compétence fédérale conférée par le pouvoir POBG et a affirmé que la théorie justifiant l’exercice de ce pouvoir se répartit en trois catégories :
      . . . a) les arrêts qui « fonde[nt] la compétence fédérale sur l’existence d’une situation d’urgence nationale »; (b) les arrêts où « la question de la compétence fédérale a été soulevée parce que la matière n’existait pas à l’époque de la Confédération et ne peut manifestement pas être placée dans la catégorie des sujets de nature purement locale ou privée », citant, à titre d’exemples, l’aéronautique et la radiocommunication; et (c) les arrêts où « la matière “dépasse les préoccupations ou les intérêts locaux ou provinciaux et doit par sa nature même constituer une préoccupation pour le Dominion dans son ensemble” », citant l’arrêt Canada Temperance Federation. [Je souligne.]
      (Crown Zellerbach, p. 428, citant Labatt, p. 944‑945.)
[519]                     Dans cette affaire, le juge Estey (à la p. 944) a affirmé que l’aéronautique et la radiocommunication étaient des exemples de matières qui « n’existai[ent] pas à l’époque de la Confédération » et « ne peu[vent] [. . .] pas être placée[s] dans la catégorie des sujets de nature purement locale ou privée » (catégorie « b » ci‑dessus), contrairement au vicomte Simon dans Canada Temperance Federation, qui voyait ces affaires comme des exemples d’intérêt national au sens traditionnel (catégorie « c » ci‑dessus). Cela montre un rapport ou un chevauchement entre les deux catégories, que concilie plus tard le juge Le Dain.
[520]                     Le juge Le Dain cite ensuite les motifs dissidents rédigés par le juge Dickson dans R. c. Wetmore, 1983 CanLII 29 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 284, où celui‑ci considère que le Renvoi anti-inflation et l’arrêt Labatt établissent deux volets : un volet urgence et un volet résiduel général, ce dernier pouvant être subdivisé en catégories « b » et « c » de Labatt :
     Dans le Renvoi sur la Loi anti‑inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373, le juge Beetz, dont le jugement sur ce point a reçu l’appui de la majorité, a examiné la jurisprudence abondante sur la question et a conclu que la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement doit se limiter à justifier (i) des lois provisoires relatives à une situation d’urgence nationale (p. 459) et (ii) des lois relatives à des « sujets distincts qui ne se rattachent à aucun des paragraphes de l’art. 92 et qui, de par leur nature, sont d’intérêt national » (p. 457). Dans l’arrêt Labatt précité, aux pp. 944 et 945, le juge Estey a divisé ce second chef ainsi : (i) les domaines dans lesquels la question de la compétence fédérale est soulevée parce que la matière n’existait pas à l’époque de la Confédération et ne peut être placée dans la
catégorie des sujets de nature purement locale ou privée, et (ii) les domaines où la matière « dépasse les intérêts locaux ou provinciaux et doit par sa nature même constituer une préoccupation pour le Dominion dans son ensemble ». Cette dernière catégorie est celle énoncée par le vicomte Simon dans l’arrêt Attorney General for Ontario v. Canada Temperance Federation, 1946 CanLII 351 (UK JCPC), [1946] A.C. 193, à la p. 205. La catégorie précédente constitue le fondement de la décision de la majorité dans l’arrêt Hauser que la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, chap. N‑1, relève de la compétence relative à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement puisqu’elle vise « un problème récent qui n’existait pas à l’époque de la Confédération ». [Je souligne.]
      (Wetmore, p. 294‑295, cité dans Crown Zellerbach, p. 430.)
[521]                     Le juge Le Dain n’a pas fait la distinction entre les cas de « lacune » et ceux d’« intérêt national ». Il semble plutôt avoir considéré que les deux catégories de cas qui justifient l’exercice du pouvoir POBG en l’absence d’urgence, énoncées dans l’arrêt Labatt, relèvent d’un volet général et résiduel de ce pouvoir, auquel s’applique le cadre d’analyse de la théorie de l’intérêt national qu’il expose en ces termes :
     De ce survol des opinions exprimées par cette Cour concernant la théorie de l’intérêt national justifiant l’exercice de la compétence fédérale en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement, je tire les conclusions suivantes sur ce qui paraît maintenant fermement établi :
     1. La théorie de l’intérêt national est séparée et distincte de la théorie de la situation d’urgence nationale justifiant l’exercice de la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement, qui peut se distinguer surtout par le fait qu’elle offre un fondement constitutionnel à ce qui est nécessairement une mesure législative provisoire;
     2. La théorie de l’intérêt national s’applique autant à de nouvelles matières qui n’existaient pas à l’époque de la Confédération qu’à des matières qui, bien qu’elles fussent à l’origine de nature locale ou privée dans une province, sont depuis devenues des matières d’intérêt national, sans qu’il y ait situation d’urgence nationale;
     3. Pour qu’on puisse dire qu’une matière est d’intérêt national dans un sens ou dans l’autre, elle doit avoir une unicité, une particularité et une indivisibilité qui la distinguent clairement des matières d’intérêt provincial, et un effet sur la compétence provinciale qui soit compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs effectué par la Constitution;
      4. Pour décider si une matière atteint le degré requis d’unicité, de particularité et d’indivisibilité qui la distingue clairement des matières d’intérêt provincial, il est utile d’examiner quel effet aurait sur les intérêts extra‑provinciaux l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des aspects intraprovinciaux de cette matière. [Je souligne.]
        (Crown Zellerbach, p. 431‑432)
[522]                     Suivant mon interprétation, le juge Le Dain a englobé dans un seul cadre d’analyse tous les cas qui justifient l’exercice du pouvoir POBG en l’absence d’urgence. Il s’agit d’un cadre d’analyse qui est « sépar[é] et distinc[t] de la théorie de la situation d’urgence nationale », mais qui s’applique à la fois aux « nouvelles matières qui n’existaient pas à l’époque de la Confédération » et aux « matières qui, bien qu’elles fussent à l’origine de nature locale ou privée dans une province, sont depuis devenues des matières d’intérêt national, sans qu’il y ait situation d’urgence nationale ». Pour qu’une matière puisse être considérée comme une matière d’intérêt national « dans un sens ou dans l’autre », il faut appliquer les exigences d’unicité, de particularité et d’indivisibilité, et procéder à une évaluation de l’étendue de l’effet sur la compétence provinciale.
[523]                     Par conséquent, bien que certains auteurs considèrent que l’« urgence », la « lacune » et l’« intérêt national » constituent trois volets distincts, il me paraît plus juste, eu égard à la jurisprudence, d’affirmer qu’il existe deux volets : l’urgence et un pouvoir résiduel général, auquel s’applique le test de la théorie de l’intérêt national.
[524]                     Cela concorde avec l’approche retenue par le juge Beetz dans le Renvoi anti‑inflation et l’avis qu’a exprimé le juge Le Dain sur le pouvoir POBG alors qu’il était un professeur. En effet, ce dernier a semblé considérer que tous les cas justifiant l’exercice du pouvoir POBG en l’absence d’urgence étaient inclus dans le « pouvoir général », qui était assurément résiduel :
      [traduction] . . . la question qui se pose dans le cas de la compétence générale, lorsqu’on ne peut invoquer la notion d’urgence, est de décider ce qui doit être considéré comme une matière unique, indivisible, d’intérêt national, non visée par les chefs de compétence énumérés aux art. 91 et 92.
      (Le Dain, p. 293; voir aussi Lederman, p. 606.)
[525]                     L’opinion du juge Le Dain à titre de professeur et les motifs du juge Beetz dans le Renvoi anti‑inflation devraient servir de base à l’interprétation du cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Crown Zellerbach et mener à la conclusion que la « lacune » et l’« intérêt national » ne font qu’un. Certains auteurs partagent eux aussi cette interprétation de Crown Zellerbach. Selon Dwight Newman, le pouvoir POBG [traduction] « ne s’applique que dans le contexte de ce qui serait autrement une lacune dans la structure » et « la jurisprudence n’appuie pas la description à trois volets du pouvoir en question » (p. 200‑201).
[526]                     S’il faut considérer que l’« intérêt national » et la « lacune » constituent des volets distincts, il est facile de juger à tort que la « lacune » constitue le seul pouvoir résiduel et de négliger la nature résiduelle de l’« intérêt national ». Les volets que certains auteurs appellent « lacune » et « intérêt national » ont plutôt la même logique sous‑jacente. Ce sont deux manifestations de la nature exhaustive du partage des compétences ainsi que de la nature résiduelle du pouvoir POBG. Ce rapport étroit entre la « lacune » et l’« intérêt national » est essentiel afin de bien comprendre le cadre d’analyse exposé dans Crown  Zellerbach : toutes les matières d’intérêt national doivent combler une sorte de « lacune » en ce sens qu’elles ne relèvent pas des chefs de compétence énumérés, et inversement, toutes les matières qui ne relèvent pas des chefs de compétence énumérés doivent tout de même satisfaire au test de l’intérêt national pour relever de la compétence fédérale. La nouveauté historique n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence d’une « lacune » constitutionnelle. Dans l’arrêt Crown Zellerbach, le juge Le Dain explique clairement que le cadre d’analyse qu’il énonce s’applique aux matières historiquement nouvelles et aux matières qui en sont venues à s’étendre au‑delà de la compétence provinciale et à « deven[ir] » des matières d’intérêt national. Quand j’affirme que la matière doit combler une sorte de « lacune », j’entends simplement que la matière ne relève d’aucun chef de compétence énuméré et ne peut être divisée entre divers pouvoirs énumérés.
[527]                     Comme je l’explique plus loin, il y a lieu de considérer que « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité », « l’incapacité provinciale » ainsi que « l’étendue de l’effet » donnent effet à la nature résiduelle du pouvoir POBG, et écartent toutes les matières susceptibles de relever d’un chef de compétence énuméré, y compris celles d’une « nature purement locale ou privée » visées par le par. 92(16) et celles susceptibles d’être réparties entre divers chefs de compétence.
[528]                     Je m’arrête ici pour souligner que le volet urgence peut et devrait lui aussi être considéré résiduel par rapport aux chefs de compétence énumérés. Le vicomte Haldane, l’architecte de la théorie de la situation d’urgence, [traduction] « a utilisé des expressions qui suggèrent un dépassement temporaire des limites des chefs de compétence provinciaux » (Lysyk, p. 549). Les arrêts où est invoqué le volet urgence indiquent qu’en cas d’urgence, un nouvel aspect des activités gouvernementales fait son apparition, lequel s’étend au‑delà de la compétence provinciale (Fort Frances, p. 705; Snider, p. 412; voir aussi Lysyk, p. 548‑551). Pour plus de clarté, le fait que le volet urgence devrait également être considéré résiduel ne signifie pas que les affaires classifiées dans la catégorie des urgences doivent satisfaire au test de l’« intérêt national » énoncé dans Crown Zellerbach. En effet, le juge Le Dain a explicitement précisé que « [l]a théorie de l’intérêt national est séparée et distincte de la théorie de la situation d’urgence nationale » (p. 431).
(3)         Un regard vers l’avenir
[529]                     La trajectoire de la jurisprudence sur le pouvoir POBG montre que les tribunaux se sont efforcés de préserver le caractère collectivement exhaustif du partage des compétences, dans le respect de la sphère de compétence provinciale. Correctement appliquée, la théorie de l’intérêt national joue un rôle essentiel dans l’atteinte de cet objectif. Les matières qui ne relèvent pas d’un des chefs de compétence énumérés et qui ne peuvent être divisées et partagées entre les chefs de compétence énumérés des deux ordres de gouvernement ne cadrent pas bien avec le partage des compétences. Pour maintenir l’exhaustivité, ces matières relèvent du pouvoir résiduel général du Parlement en raison de leur « particularité » (c’est‑à‑dire leur caractère distinct) par rapport aux matières de compétence provinciale et de leur « indivisibilité » entre divers chefs de compétence. Cependant, lorsque la théorie est mal appliquée, le pouvoir POBG cesse d’être de nature résiduelle. Dans un tel cas, il peut servir à renforcer la compétence fédérale et à réduire corrélativement la sphère de compétence provinciale.
[530]                     La jurisprudence sur le pouvoir POBG examinée précédemment est parfois informe et difficile à organiser, mais toutes ces décisions ont un dénominateur commun : les tribunaux doivent faire preuve de prudence quand ils reconnaissent des matières d’intérêt national et tenir compte des constantes mises en garde de la jurisprudence, car la théorie de l’intérêt national risque fort de perturber le partage des compétences (Affaire des prohibitions locales, p. 361; Canada Temperance Federation, p. 205‑206; voir aussi R. c. Hydro-Québec, 1997 CanLII 318 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 213, par. 67, 110 et 115).
[531]                     Dès qu’une matière est jugée « d’intérêt national », le Parlement a compétence exclusive sur elle, notamment sur ses aspects intraprovinciaux (Crown Zellerbach, p. 433). Par conséquent, comme l’a fait valoir le procureur général du Québec, une interprétation large de la théorie risque de menacer la structure fondamentale du fédéralisme et de restreindre indûment le pouvoir de légiférer de la législature provinciale. Une telle interprétation permettrait au Parlement d’acquérir une compétence exclusive sur des matières qui relèvent pleinement de la compétence provinciale et d’aplanir les différences régionales, notamment la capacité du Québec de garder le contrôle exclusif sur « tous les pouvoirs jugés essentiels à la survie et à l’épanouissement de son identité culturelle distincte » (E. Brouillet, La négation de la nation : L’identité culturelle québécoise et le fédéralisme canadien (2005), p. 299).
[532]                     Les tribunaux ne devraient jamais amorcer une analyse du partage des compétences en se penchant sur le pouvoir résiduel fédéral (Gibson (1976), p. 18). Cette approche aide à éviter un élargissement injustifié et artificiel de la compétence fédérale. Bien que la théorie de l’intérêt national permette aux tribunaux de reconnaître la compétence du Parlement sur des matières qui relevaient auparavant de la compétence des provinces, il n’y a aucun transfert correspondant aux provinces de matières qui ne sont plus d’intérêt national (Brun, Brouillet et Tremblay, p. 589‑591). Reconnaître une matière d’intérêt national a plutôt pour effet d’« ajouter par voie jurisprudentielle de nouvelles matières ou de nouvelles catégories de matières à la liste des pouvoirs fédéraux spécifiques », qui « seraient dévolus au Parlement de façon permanente » (Renvoi anti‑inflation, p. 444 et 458). En conséquence, pour préserver l’équilibre fédéral, les tribunaux devraient considérer le pouvoir POBG comme un pouvoir de dernier recours.
[533]                     Notre Cour l’a reconnu dans certains de ses arrêts plus récents. Par exemple, dans Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), 1992 CanLII 110 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 3, elle a refusé de confirmer la validité d’une loi fédérale en vertu du pouvoir POBG et a affirmé qu’« on peut plus facilement trouver la solution applicable à l’espèce en examinant tout d’abord l’énumération des pouvoirs dans la Loi constitutionnelle de 1867 » (p. 65 (je souligne); voir aussi Hydro‑Québec, par. 109‑110).
[534]                     Mon interprétation du test de l’intérêt national donne effet à cette conception véritablement résiduelle du pouvoir POBG. La théorie de l’intérêt national doit s’appliquer uniquement aux matières qui ne peuvent se rattacher à d’autres chefs de compétence et qui ne peuvent être réparties entre divers chefs; elle comble donc une lacune constitutionnelle. En conséquence, la théorie ne s’applique qu’aux matières qui sont véritablement d’« intérêt national », par opposition aux matières d’une « nature purement locale ou privée » visées par le par. 92(16).
III.         La théorie de l’intérêt national
A.           Unicité, particularité et indivisibilité
[535]                     Dans l’arrêt Crown Zellerbach, le juge Le Dain a expliqué que « [p]our qu’on puisse dire qu’une matière est d’intérêt national [. . .], elle doit avoir une unicité, une particularité et une indivisibilité qui la distinguent clairement des matières d’intérêt provincial » (p. 432). Une lecture attentive des motifs du juge Le Dain dans Crown Zellerbach et des motifs influents du juge Beetz dans le Renvoi anti‑inflation révèle que « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité » devraient être interprétées téléologiquement, comme un moyen de déterminer les matières qui excèdent les pouvoirs provinciaux, qui ne peuvent être divisées entre les deux ordres de gouvernement et qui doivent relever du pouvoir fédéral résiduel général afin de combler une lacune constitutionnelle.
[536]                     Les motifs du juge Beetz dans le Renvoi anti‑inflation constituent un point de départ essentiel lorsqu’il s’agit de comprendre comment des matières peuvent être considérées comme des matières d’« intérêt national ». Le juge Beetz a expliqué que des matières d’intérêt national n’ont été reconnues que « dans des cas où la nouvelle matière n’était pas un agrégat mais présentait un degré d’unité qui la rendait indivisible, une identité qui la rendait distincte des matières provinciales et une consistance suffisante pour retenir les limites d’une forme » (p. 458 (je souligne)). La matière en cause dans le Renvoi anti‑inflation, « l’endiguement et la réduction de l’inflation », ne satisfaisait pas à ces exigences :
      C’est un agrégat de sujets divers dont certains représentent une partie importante de la compétence provinciale. C’est une matière totalement dépourvue de spécificité et dont le caractère envahissant ne connaît pas de limites; en faire l’objet d’une compétence fédérale rendrait illusoires la plupart des pouvoirs provinciaux. [p. 458]
[537]                     Dans Crown Zellerbach, le juge Le Dain a souligné que les juges majoritaires de la Cour dans le Renvoi anti‑inflation ont « conclu que la théorie de l’intérêt national s’applique, en l’absence de situation d’urgence nationale, aux matières uniques, indivisibles, qui ne relèvent d’aucun des chefs spécifiés de compétence législative provinciale ou fédérale », et s’est référé abondamment aux motifs du juge Beetz (p. 426‑427). En conséquence, il semble que le juge Le Dain ait considéré que le Renvoi anti‑inflation permet d’affirmer que la théorie de l’intérêt national s’applique lorsque deux conditions sont remplies : premièrement, la matière ne relève pas (c.‑à‑d. est distincte) des chefs de compétence énumérés et, deuxièmement, elle est unique et indivisible.
[538]                     Il fallait décider dans Crown Zellerbach si la « pollution des mers » pouvait être considérée comme une matière d’intérêt national. Plus précisément, la question était de savoir si « le contrôle de la pollution résultant de l’immersion de substances dans les eaux de la mer, y compris dans les eaux de la mer situées dans une province, constitue une matière unique et indivisible, distincte du contrôle de la pollution due à l’immersion de substances dans d’autres eaux provinciales » (p. 436 (je souligne)). Le juge Le Dain a procédé en deux étapes, en conformité avec le Renvoi anti‑inflation. Premièrement, il a conclu que la pollution des mers était suffisamment distincte de la pollution d’autres eaux provinciales en raison de la distinction entre les eaux salées et les eaux douces. Deuxièmement, il a statué que la distinction était suffisante pour conclure que la pollution des mers était une matière unique et indivisible.
[539]                     Ces arrêts démontrent que les exigences « d’unicité, de particularité et d’indivisibilité » servent à déceler les matières qui sont véritablement résiduelles à deux égards. En d’autres termes, la matière doit être « distincte » des matières provinciales et impossible à diviser entre les deux ordres de gouvernement de sorte qu’elle doit être confiée uniquement au Parlement. Ces exigences donnent effet au pouvoir résiduel général du Parlement en matière de POBG et font en sorte que le partage des compétences ne comporte aucune lacune. Elles s’appliquent tant aux « nouvelles matières » qu’aux matières qui, bien que relevant à l’origine de la compétence provinciale, en sont venues à s’étendre au‑delà des pouvoirs provinciaux, et qui, en raison de l’indivisibilité, doivent être confiées exclusivement au Parlement.
(1)         L’importance n’est pas pertinente
[540]                     Vu la nature résiduelle du pouvoir POBG, l’importance d’une matière n’a rien à voir avec la question de savoir s’il s’agit d’une matière d’intérêt national. Dans le Renvoi relatif à l’assurance, la Cour suprême et le Comité judiciaire du Conseil privé ont bien fait comprendre que l’importance d’une matière ne signifiait pas que celle‑ci avait atteint une dimension nationale de manière à permettre à ce que des matières passent de la compétence provinciale à la compétence fédérale (In re « Insurance Act, 1910 » (1913), 1913 CanLII 646 (SCC), 48 R.C.S. 260, p. 304, conf. par Attorney‑General for Canada c. Attorney‑General for Alberta, 1916 CanLII 424 (UK JCPC), [1916] 1 A.C. 588, p. 597, cité dans Le Dain, p. 276‑278; voir aussi Renvoi anti‑inflation, p. 446‑450). Le rôle du pouvoir résiduel général consiste à maintenir l’exhaustivité du partage des compétences, et non à centraliser les matières « importantes » sur lesquelles peuvent légiférer les provinces ou les deux ordres de gouvernement. Cela minerait sérieusement le principe du fédéralisme (Gibson (1976), p. 31; voir aussi Hogg, rubrique 17.3(b)). À titre d’exemple, les provinces ont la compétence de légiférer relativement à l’éducation et la théorie de l’intérêt national ne saurait écarter cette compétence simplement en raison de l’importance de la matière.
(2)         Particularité
[541]                     Premièrement, la matière en cause doit être distincte de celles relevant des chefs de compétence énumérés à l’art. 92 (Renvoi anti‑inflation, p. 457). Cette exigence sera remplie lorsque la matière est hors de portée provinciale, notamment en raison du fait que la compétence provinciale se limite aux matières « dans la province » (voir Gibson (1976), p. 18). Cette analyse comprend un examen du pouvoir résiduel provincial : si la matière est d’une « nature purement locale ou privée », elle relèvera du par. 92(16).
[542]                     À titre d’exemple, une loi fédérale régissant le commerce de l’assurance n’a pu être maintenue en vertu du pouvoir POBG parce que la matière visée n’était pas distincte de celles relevant de la compétence provinciale. Les législatures provinciales auraient pu édicter une loi [traduction] « essentiellement identique » en vertu de leur pouvoir, conféré par les par. 92(13) et 92(16), de faire des lois relativement aux droits civils et aux matières d’intérêt local (In re « Insurance Act, 1910 », p. 302‑303, le juge Duff). De même, « le brassage et l’étiquetage de la bière et de la bière légère » ne transcendaient pas les pouvoirs des autorités provinciales de manière à donner naissance à une matière d’intérêt national. Au contraire, le juge Estey a souligné que des « mesures législatives [avaient été] dûment adoptées par les provinces dans ce domaine » (Labatt, p. 945).
[543]                     En revanche, la pollution des mers a été jugée suffisamment distincte de la pollution d’autres eaux provinciales, matière qui relève de la compétence provinciale (Crown Zellerbach, p. 436‑438). De même, il a été conclu que l’aéronautique est une matière qui [traduction] « transcend[e] les limites législatives provinciales » (Johannesson, p. 309, le juge Kerwin).
[544]                     J’ajouterais que la matière doit également être distincte de celles qui relèvent de la compétence fédérale, car le pouvoir POBG est purement résiduel. Bien entendu, comme les litiges relatifs au partage des compétences portent généralement sur la délimitation des compétences provinciales et fédérales, la particularité est, en pratique, principalement examinée en ce qui a trait aux compétences provinciales.
(3)         Unicité et indivisibilité
[545]                     Deuxièmement, comme l’a fait valoir à bon droit le procureur général du Québec, même si la matière ne relève pas d’un chef de compétence énuméré, elle doit être unique et indivisible pour relever du pouvoir POBG, et non un agrégat susceptible d’être divisé et réparti entre des chefs de compétence énumérés (Lederman, p. 604‑605). Autrement dit, le fait que les provinces soient incapables de s’occuper d’une matière est insuffisant pour conclure que celle‑ci relève du pouvoir POBG. La nature de la matière doit être telle qu’elle ne puisse être partagée entre les deux ordres de gouvernement et qu’elle doive être confiée exclusivement au Parlement afin d’éviter un vide dans le partage des compétences. Ce sera le cas lorsque la matière présente un degré d’unité et de spécificité qui la rend indivisible ou lorsque ses aspects intraprovinciaux et extraprovinciaux sont inextricablement liés (Renvoi anti‑inflation, p. 458; Crown Zellerbach, p. 434).
[546]                     À titre d’exemple, des matières de nature diffuse comme l’« inflation », les « relations du travail » et l’« environnement » sont distinctes de celles relevant de l’art. 92; elles ne sont pas d’une « nature purement locale ou privée » (par. 92(16)) et ne peuvent être entièrement régies par la province. Cependant, elles ne peuvent pas être confiées exclusivement au Parlement, car elles constituent des agrégats divisibles de divers sujets touchant les compétences provinciales et fédérales (Renvoi anti‑inflation, p. 458; Oldman River, p. 63‑64). Elles ne présentent pas une unicité telle qu’elles doivent être régies exclusivement par le Parlement afin qu’il n’y ait pas de lacune dans le partage des compétences.
[547]                     Pareilles catégories générales devraient être considérées comme des catégories [traduction] « en dehors du système [. . .] [et] être subdivisées de façon appropriée de telle sorte que les mesures législatives nécessaires puissent être prises par une combinaison de lois fédérales et provinciales » (Lederman, p. 616; voir aussi D. Gibson, « Constitutional Jurisdiction over Environmental Management in Canada » (1973), 23 U.T.L.J. 54, p. 85, cité dans Oldman River, p. 63). Il ne s’agit pas d’une faiblesse du fédéralisme, car nous devrions rejeter l’idée selon laquelle « un palier ou l’autre de gouvernement doit avoir une compétence absolue pour régler un problème législatif » (Crown Zellerbach, p. 434). Il convient plutôt de s’occuper de ces matières au moyen d’ententes fédérales‑provinciales, ce que le professeur Lederman appelle [traduction] « [l]’essence du fédéralisme coopératif » (p. 616). En conséquence, il n’est pas nécessaire de recourir au pouvoir fédéral résiduel général pour préserver l’exhaustivité du partage des compétences.
[548]                     Notre Cour a conclu que certaines matières présentent l’unicité et l’indivisibilité requises pour relever du pouvoir fédéral résiduel général plutôt que d’être réparties entre les chefs de compétence fédéraux et provinciaux. À titre d’exemple, la conservation de la région de la capitale nationale était, par nature, une matière spécifique présentant un degré d’unité qui la rendait indivisible (Renvoi anti‑inflation, p. 457‑458; Munro, p. 671‑672). Dans Crown Zellerbach, les juges majoritaires ont conclu que la pollution des mers constituait une matière unique et indivisible en partie parce que « la difficulté de vérifier de visu la limite entre la mer territoriale et les eaux de la mer qui forment les eaux intérieures d’un État, suscite un degré inacceptable d’incertitude quand il s’agit d’appliquer des dispositions réglementaires et pénales » (p. 437). L’interrelation des aspects intraprovinciaux et extraprovinciaux de la pollution des mers était telle que cette matière, si l’on devait la réglementer, ne pouvait être partagée entre les deux ordres de gouvernement. Suivant ce raisonnement, si la pollution des mers ne relevait pas du pouvoir fédéral résiduel général, ni le Parlement ni les législatures provinciales ne pourraient dans les faits légiférer sur cette matière, ce qui serait incompatible avec l’exhaustivité du partage des compétences.
[549]                     L’unicité et l’indivisibilité constituent donc des moyens de déterminer si la matière se situe véritablement en dehors de chefs de compétence énumérés ou si elle est simplement un [traduction] « nouvea[u] no[m] » donné à d’« anciens objectifs législatifs » qui peuvent être répartis entre les chefs de compétence existants (Le Dain, p. 293).
B.            Incapacité provinciale
[550]                     Dans Crown Zellerbach, le juge Le Dain a affirmé que, pour déterminer si la matière présente les caractéristiques d’unicité, de particularité et d’indivisibilité, « il est utile d’examiner quel effet aurait sur les intérêts extra‑provinciaux l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des aspects intraprovinciaux de cette matière » (p. 432). Ce facteur est connu sous le nom de critère de l’« incapacité provinciale ».
[551]                     Encore une fois, il est essentiel de se pencher sur la genèse de l’examen relatif à l’incapacité provinciale pour comprendre l’objectif qu’il poursuit et son rôle dans la théorie de l’intérêt national. Cet examen a été conçu afin de contrôler la centralisation des pouvoirs, et de limiter l’extension de la théorie de l’intérêt national aux matières qui [traduction] « dépasse[n]t la capacité des provinces de s’en occuper » et sur lesquelles doit légiférer le Parlement de manière exclusive (Gibson (1976), p. 33‑34 (italiques omis); voir aussi Leclair (2005), p. 361; Crown Zellerbach, p. 432‑433).
[552]                     Dans Labatt, notre Cour a conclu que des matières satisferaient à ce « critère » quand la coopération interprovinciale est, de façon réaliste, impossible, car [traduction] « le défaut de coopération de l’une [des provinces] entraînerait des conséquences graves pour les habitants des autres provinces » (p. 945, citant P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (1977), p. 261). En pareils cas, la matière dépasse dans les faits la capacité des provinces de s’en occuper.
[553]                     Ce contexte met en lumière l’objet du concept de l’incapacité provinciale : aider à dégager les vides ou lacunes possibles dans le partage des compétences, qui peuvent indiquer qu’une matière revêt une dimension nationale de manière à relever du pouvoir POBG afin de garantir l’exhaustivité du partage des compétences. Il est essentiel de comprendre l’objet sous‑jacent de l’examen relatif à l’incapacité provinciale pour comprendre sa réitération dans Crown Zellerbach.
(1)         Les effets extraprovinciaux sont pertinents, mais non pas déterminants, quant à l’incapacité provinciale
[554]      Premièrement, les « effets extraprovinciaux », à eux seuls, sont insuffisants pour qu’il soit satisfait au critère de l’« incapacité provinciale ». Les effets extraprovinciaux doivent plutôt être tels que la matière, ou une partie de celle‑ci, dépasse la capacité des provinces de s’en occuper seules ou de concert.
[555]                     Je reconnais que ce n’est pas la seule façon d’interpréter l’arrêt Crown Zellerbach. Interprétés isolément, les motifs du juge Le Dain pourraient laisser croire que le critère de l’incapacité provinciale est rempli chaque fois que l’omission d’une province de s’occuper efficacement des aspects intraprovinciaux de la matière en cause a des effets considérables sur les intérêts extraprovinciaux. À mon avis, cette interprétation ne saurait être correcte. Si une telle interprétation était retenue, les provinces seraient « incapables » de légiférer sur de nombreuses matières leur ayant été expressément confiées. À titre d’exemple, si une province ne s’occupait pas efficacement de l’administration de la justice sur son territoire (par. 92(14)), il pourrait en résulter de graves conséquences pour les résidents d’autres provinces — l’absence de toute poursuite criminelle dans l’ensemble d’une province aurait certainement des répercussions sur les provinces voisines. Cependant, je ne dirais pas que cette simple possibilité rend toutes les provinces « incapables » d’administrer la justice sur leur territoire.
[556]                     De toute évidence, certains effets extraprovinciaux sont compatibles avec la compétence provinciale, étant donné que, suivant la structure fédérale, les provinces peuvent porter atteinte à des intérêts extraprovinciaux si elles agissent dans leur sphère de compétence (Brun, Tremblay et Brouillet, p. 592‑593; Hogg, rubrique 13.3(c)). Si le caractère véritable d’une loi provinciale relève des catégories de sujets assignés aux provinces, les effets extraprovinciaux accessoires de la loi sont sans pertinence quant à sa validité (Global Securities Corp. c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, [2000] 1 R.C.S. 494, par. 23, 24 et 38; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 28). Vu la possibilité que la compétence provinciale soit écartée, les tribunaux devraient disposer d’[traduction] « éléments de preuve empiriques solides » pour conclure que les effets extraprovinciaux sont tels que la matière dépasse la capacité des provinces de s’en occuper seules ou de concert (K. Swinton, « Federalism under Fire : The Role of the Supreme Court of Canada » (1992), 55 Law & Contemp. Probs. 121, p. 136; Leclair (2005), p. 370).
[557]                     La preuve que les provinces ne collaborent pas, même si elle est combinée à la présence d’effets extraprovinciaux, est également insuffisante pour permettre d’établir l’incapacité provinciale. Les provinces sont souveraines dans leur propre sphère de compétence et peuvent légitimement choisir des politiques différentes de celles d’autres provinces. La volonté souveraine et démocratique des législatures provinciales leur permet de s’entendre ou de ne pas s’entendre pour dire que l’uniformité des lois constitue un objectif souhaitable, et de changer d’avis ultérieurement (Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 69; Hogg, rubrique 17.3(b)). De plus, comme il est en théorie toujours possible qu’une ou plusieurs provinces ne collaborent pas, de tels critères peu contraignants représenteraient une protection inefficace à l’égard de la sphère de compétence provinciale (E. Brouillet, « Canadian Federalism and the Principle of Subsidiarity : Should We Open Pandora’s Box? » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 601, p. 620‑621). Il convient de répéter que l’établissement d’un juste équilibre entre la diversité et l’uniformité est précisément la raison pour laquelle la constitution canadienne possède une structure fédérale. Dans certains domaines, la Loi constitutionnelle de 1867 place la diversité et le droit à la différence provinciale au‑dessus de l’uniformité. Il ne s’agit pas d’une défectuosité de notre Constitution, mais plutôt d’une de ses forces.
(2)         L’incapacité provinciale est pertinente, mais non déterminante, en ce qui concerne « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité »
[558]                     Deuxièmement, le rôle résiduel de la théorie de l’intérêt national explique pourquoi le juge Le Dain dans Crown Zellerbach a affirmé que le critère de l’« incapacité provinciale » n’est qu’un « facteur » permettant de déterminer si une matière présente l’unicité, la particularité et l’indivisibilité requises.
[559]                     De nombreuses matières [traduction] « dépasse[nt] la capacité des provinces de s’en occuper », mais ne satisfont pas aux exigences d’unicité, de particularité et d’indivisibilité, et ne constituent donc pas des matières d’intérêt national. Les matières qui relèvent clairement de la compétence fédérale en constituent de toute évidence un exemple (p. ex. le cours monétaire et le monnayage, le service postal, etc.). C’est également le cas des matières qui ne constituent que des agrégats divisibles touchant les compétences provinciales et fédérales (Renvoi anti‑inflation, p. 458; Brouillet (2011), p. 619). À titre d’exemple, nul ne conteste le fait que l’endiguement de l’inflation « dépasse la capacité des provinces de s’en occuper », car il comporte des mesures qui relèvent clairement de la compétence fédérale, comme des mesures relatives au taux d’intérêt prises par la banque centrale (Renvoi anti-inflation, p. 452). Cela ne signifie pas que l’endiguement de l’inflation présente l’unicité et l’indivisibilité requises pour être considéré comme une matière d’intérêt national, car il peut être divisé et réparti entre les deux ordres de gouvernement. Vu l’absence de lacune constitutionnelle, il n’est pas nécessaire d’appliquer la théorie de l’intérêt national de manière à ce toute la matière relève de la compétence fédérale.
[560]                     L’incapacité provinciale n’est rien de plus que ce que le juge Le Dain a dit d’elle dans Crown Zellerbach : un indice « d’unicité, de particularité et d’indivisibilité ». Les effets extraprovinciaux donnant lieu à une incapacité provinciale peuvent indiquer que la matière n’est pas d’une nature locale ou privée (c.‑à‑d. qu’elle est « distincte » des matières provinciales et remplit ainsi l’exigence de « particularité »), ou qu’elle est n’est pas séparable des aspects locaux et privés de la matière (c.‑à‑d. qu’elle est « indivisible » ou « unique »). Ce sera le cas lorsque les aspects extraprovinciaux et intraprovinciaux d’une matière sont liés et inséparables (Crown Zellerbach, p. 434). Cela est logique. Conformément au rôle résiduel joué par le pouvoir POBG, la compétence du Parlement fédéral sur ce qui relevait auparavant de la compétence des provinces n’est justifiée que si la matière est devenue distincte de ce que peuvent faire les provinces, et qu’elle ne peut être partagée entre les ordres de gouvernement en raison de son indivisibilité. En pareil cas, le recours au pouvoir POBG constitue la seule façon de maintenir l’exhaustivité du partage des compétences, sans quoi il y aurait un vide dans celui‑ci — si le Parlement fédéral n’avait pas compétence sur une telle matière, aucun ordre de gouvernement n’aurait compétence sur celle‑ci.
C.            Étendue de l’effet
[561]                     Lorsqu’il faut déterminer si une matière peut résister à l’examen et relever du pouvoir POBG, la dernière étape consiste à se demander si celle‑ci a « un effet sur la compétence provinciale qui soit compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs effectué par la Constitution » (Crown Zellerbach, p. 432). Si l’analyse sur « la particularité, l’unicité et l’indivisibilité » a été effectuée correctement de sorte que le recours au pouvoir POBG est nécessaire pour éviter un vide dans le partage des compétences, l’étendue de l’effet sera alors nécessairement compatible avec le partage des compétences. Cette étape de l’analyse devrait donc être considérée comme une « vérification finale », plutôt que comme une exigence indépendante. L’évaluation de l’étendue de l’effet sur l’équilibre fédéral illustre la nécessité de faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit de déterminer si un nouveau chef de compétence exclusive permanent devrait, dans les faits, être ajouté à la liste des pouvoirs fédéraux (Renvoi anti‑inflation, p. 444).
[562]                     Ce volet de l’analyse exige des tribunaux qu’ils déterminent si le fait de reconnaître le nouveau pouvoir fédéral proposé serait compatible avec la structure fédérale. Il ne consiste pas à se demander si l’importance du nouveau pouvoir fédéral proposé l’emporte sur l’atteinte à la compétence provinciale. L’importance n’est pas pertinente, car elle n’indique pas s’il existe une lacune dans le partage des compétences qui doit être comblée par le pouvoir résiduel général. Les provinces peuvent et devraient s’occuper des matières importantes. De plus, l’appréciation de l’importance exige des tribunaux qu’ils évaluent l’opportunité de certaines mesures, ce qui n’est pas leur rôle.
[563]                     La notion de l’étendue de l’effet sur le partage fondamental des compétences est plutôt une manifestation du principe du fédéralisme. Comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Comeau, ce principe « exige que le tribunal qui interprète des textes constitutionnels tienne compte des répercussions des différentes interprétations sur l’équilibre entre les intérêts du fédéral et ceux des provinces » (par. 78). La professeure Brouillet explique que l’idée de préserver un [traduction] « équilibre fédéral » devrait constituer une opération fondée sur des principes, basée sur les valeurs qui sous‑tendent le fédéralisme :
      [traduction] La recherche d’un équilibre fédéral vise à maintenir un équilibre entre les valeurs d’unité et de diversité, dont la première expression juridique se trouve dans le partage des compétences entre les ordres de gouvernement. La valeur d’unité sera essentiellement préservée si l’autonomie du gouvernement central est protégée, tout comme la valeur de diversité sera maintenue si les entités fédérées sont à l’abri de l’ingérence du gouvernement central dans l’exercice de leurs pouvoirs législatifs exclusifs. [Je souligne.]
      (« The Federal Principle and the 2005 Balance of Powers in Canada » (2006), 34 S.C.L.R. (2d) 307, p. 311‑312)
[564]                     Si des matières envahissantes et omniprésentes, telles que « l’endiguement et la réduction de l’inflation », relevaient du pouvoir POBG, elles autoriseraient une intervention fédérale qui aurait une incidence radicale sur l’équilibre fédéral, car elles « rendrai[ent] illusoires la plupart des pouvoirs provinciaux » (Renvoi anti‑inflation, p. 458). La matière doit plutôt être de nature suffisamment limitée et spécifique pour être compatible avec la valeur de diversité et l’autonomie des gouvernements provinciaux à établir leurs propres priorités et à adopter des politiques adaptées à leurs besoins particuliers (Renvoi relatif aux valeurs mobilières, par. 73).
[565]                     De plus, il faut donner effet au fait que certaines matières n’ont pas été confiées exclusivement aux Parlement ou aux législatures provinciales, et ont plutôt été partagées entre les deux ordres de gouvernement. Il ne faut rien changer à cela par interprétation constitutionnelle. Dans Hydro‑Québec, au par. 59, le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci, dissidents, mais non sur ce point, l’ont indiqué clairement en ce qui a trait à l’« environnement » en tant que matière :
      Une décision des rédacteurs de la Constitution de ne pas attribuer à un ordre de gouvernement le contrôle exclusif d’une matière devrait indiquer, à notre avis, que les deux ordres de gouvernement sont appelés à agir de concert à cet égard. On ne devrait pas permettre à un ordre de gouvernement d’investir le domaine de manière à éclipser totalement la présence de l’autre. Cela signifie non pas qu’aucune réglementation ne sera acceptable, mais qu’un pouvoir de réglementation systématique du genre prévu par la Loi est, à notre avis, incompatible avec la nature partagée de la compétence en matière d’environnement. Comme le juge La Forest l’a souligné dans ses motifs de dissidence, dans l’arrêt Crown Zellerbach, à la p. 455, « la pollution de l’environnement [c.‑à‑d. en tant que sujet de compétence législative] se fait elle‑même sentir partout. C’est le sous‑produit de tout ce que nous faisons. Dans les rapports qu’a l’être humain avec son environnement, les déchets sont une chose inévitable. » [Soulignement dans l’original; italiques ajoutés.]
[566]                     Bien que la conception moderne du fédéralisme soit souple et permette le chevauchement des compétences, les tribunaux doivent prendre garde de ne pas laisser la théorie du double aspect miner l’analyse relative à l’étendue de l’effet en suggérant que les provinces conservent de vastes moyens de réglementer la matière. La théorie du double aspect reconnaît que la même situation factuelle ou « matière » peut posséder des aspects à la fois fédéraux et provinciaux, ce qui signifie que les deux ordres de gouvernement peuvent légiférer suivant leur perspective respective (Transport Desgagnés inc. c. Wärtsilä Canada Inc., 2019 CSC 58, par. 84; Banque canadienne de l’Ouest, par. 30). Par exemple, l’interdiction de conduire avec les facultés affaiblies peut être édictée par le Parlement en vertu de sa compétence en matière de droit criminel, alors que les provinces peuvent légiférer relativement à la suspension de permis de conduire pour des motifs de sécurité routière, vraisemblablement en vertu de leur compétence sur « la propriété et les droits civils » (O’Grady c. Sparling, 1960 CanLII 70 (SCC), [1960] R.C.S. 804; Mann c. The Queen, 1966 CanLII 5 (SCC), [1966] R.C.S. 238).
[567]                     Le rôle de la théorie du double aspect est simplement d’expliquer comment des règles semblables dans des lois provinciales et fédérale par ailleurs valides peuvent s’appliquer simultanément, « lorsque le contraste entre l’importance relative des deux aspects n’est pas très net » (Rogers Communications, par. 50, citant W. R. Lederman, « Classification of Laws and the British North America Act », dans The Courts and the Canadian Constitution (1964), 177, p. 193; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, 1982 CanLII 55 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 161, p. 182). En conséquence, bien que cette théorie « ouvre la voie à l’application concurrente de législations fédérale et provinciales, [elle] ne crée pas de compétence concurrente sur une matière » (Renvoi relatif aux valeurs mobilières, par. 66 (italiques dans l’original)).
[568]                     Comme son nom l’indique, la théorie s’applique uniquement lorsqu’une matière présente de multiples aspects, dont certains relèvent de la compétence provinciale et certains de la compétence fédérale. Elle ne constitue « ni une exception ni même un tempérament au principe de l’exclusivité des compétences législatives » et elle ne permet pas au Parlement et aux législatures provinciales de légiférer sur le « même aspect » de la matière (Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), 1988 CanLII 81 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 749, p. 766, le juge Beetz (souligné dans l’original)). Comme l’écrivent les professeurs Brouillet et Ryder, [traduction] « l’application débridée de la théorie minerait le principe de l’exclusivité qui forme le fondement du partage des compétences au Canada » (« Key Doctrines in Canadian Legal Federalism », dans P. Oliver, P. Macklem et N. Des Rosiers, dir., The Oxford Handbook of the Canadian Constitution (2017), 415, p. 423).
[569]                     De plus, la théorie du double aspect doit être appliquée avec prudence, car le fait d’accroître le chevauchement entre les compétences provinciale et fédérale est susceptible de perturber sérieusement l’équilibre fédéral. Suivant la théorie de la prépondérance, « en cas de conflit entre une loi fédérale et une loi provinciale qui sont validement adoptées, mais qui se chevauchent, la loi provinciale devient inopérante dans la mesure de l’incompatibilité » (Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419, par. 15; Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188, par. 11). L’application conjointe des théories du double aspect et de la prépondérance fédérale peut avoir des répercussions profondes sur la structure fédérale et l’autonomie provinciale. Je constate que des universitaires québécois ont mis en garde contre les effets particuliers qu’aurait une application sans restriction de la théorie du double aspect sur la compétence exclusive de cette province. Pour citer les propos du professeur Patenaude :
      C’est grâce à l’article 92, paragraphe 13, que les Québécois sont régis par un droit privé distinct, adapté à leur spécificité culturelle. Tout affaiblissement de la règle de l’exclusivité [provinciale] signifie la possibilité pour le Parlement fédéral, où les francophones sont minoritaires, de légiférer, avec prééminence, dans des domaines que les constituants avaient confiés de façon exclusive au Parlement des Québécois. [. . .] Les Québécois ne peuvent accepter que des domaines de compétence sur lesquels ils ont un contrôle exclusif puissent, sous couvert de la théorie de l’aspect, passer dans le champ où s’applique prioritairement la compétence fédérale. [Je souligne.]
      (« L’érosion graduelle de la règle de l’étanchéité : une nouvelle menace à l’autonomie du Québec » (1979), 20 C. de D. 229, p. 234; voir aussi G. Rémillard, « Souveraineté et fédéralisme » (1979), 20 C. de D. 237, p. 242.)
[570]                     Comme l’a expliqué le professeur Hogg, [traduction] « [s]i dans une nation, le pouvoir central prépondérant recouvrait complètement le pouvoir régional, cette nation ne serait pas une nation fédérale [. . .] C’est seulement lorsque le chevauchement est incomplet, ou que l’étendue du contrôle central est limitée, qu’il existe un système fédéral » (rubrique 5.1(a); voir aussi Bell Canada, p. 766). Quand le professeur Hogg a écrit que « la nation ne serait pas une nation fédérale », il ne voulait pas dire que les provinces cesseraient d’exister. Il voulait plutôt dire que, lorsque les provinces deviennent des entités subordonnées, la nation n’est plus une nation de nature fédérale. Autrement dit, le fédéralisme de supervision n’est aucunement du fédéralisme.
[571]                     Au paragraphe 139, le juge en chef affirme que ma description de la théorie de l’intérêt national (qualifiée d’analyse en « deux étapes ») ne reflète pas la jurisprudence, citant à cet égard les arrêts Munro et Crown Zellerbach. Il conclut en affirmant ce qui suit : « Dans ces affaires, notre Cour n’a pas procédé à une analyse en deux étapes en vue de déterminer s’il existait un vide de compétence; elle a plutôt appliqué l’analyse relative à l’intérêt national en vue d’identifier des matières d’intérêt intrinsèquement national ». En réponse, je dirais premièrement que, mis à part quelques rayons de clarté et de cohérence, notamment sous la plume du juge Beetz dans le Renvoi anti‑inflation, la jurisprudence en ce qui a trait à la théorie de l’intérêt national n’est pas claire, voire obscure. Deuxièmement, je ne suis pas d’accord pour dire que ma description de cette théorie n’est pas compatible avec la jurisprudence alors que celle donnée par le juge en chef est compatible avec celle‑ci. Ni lui ni moi ne faisons qu’appliquer des précédents. Nous donnons plutôt tous les deux, de manières différentes, un sens à ce qui a été écrit antérieurement. Comme je l’ai souligné tout au long des présents motifs, l’approche en deux étapes que j’adopte reflète la méthode que le juge Le Dain a exposée et appliquée dans Crown Zellerbach. Troisièmement, la différence n’a pas trait à la question de savoir à quel point chacun de nous deux adhère fidèlement à une jurisprudence tortueuse, mais plutôt à celle de savoir comment chacun de nous deux conçoit l’objet de la théorie de l’intérêt national. À mon avis, cette théorie vise à donner effet au pouvoir résiduel fédéral sur des matières qui ne se rattachent pas autrement aux chefs de compétence énumérés et qui ne peuvent être divisées entre les deux ordres de gouvernement. De l’avis du juge en chef, elle ressemble à une débenture, le pouvoir POBG étant un pouvoir fédéral général qui flotte au‑dessus de celui des provinces et qui se cristallise en une compétence fédérale exclusive lorsqu’une matière d’« intérêt intrinsèquement national » est reconnue. Ces points de vue sont fondamentalement différents, mais ni l’un ni l’autre ne découle directement de la jurisprudence.
[572]                     Le juge en chef exprime également son désaccord avec ma description du test de l’intérêt national. Je conviens que nos interprétations du pouvoir POBG sont fondamentalement différentes. À mon avis, le pouvoir conféré par cette disposition est résiduel et s’entend, à mon sens, d’un pouvoir de légiférer uniquement à l’égard des matières qui relèveraient autrement d’un vide de compétence. Il ne saurait donc justifier une compétence que relativement aux matières qui ne relèvent pas des chefs de compétence énumérés aux art. 91 et 92, et qui ne peuvent être divisées entre ceux‑ci. Un tel pouvoir résiduel est nécessaire pour assurer l’exhaustivité du partage des compétences. En termes simples, les matières relevant de la compétence conférée au Parlement par l’art. 91, de celle conférée aux législatures provinciales par l’art. 92, ou de toute combinaison de ces deux compétences, ne peuvent, par définition, être visées par un pouvoir résiduel.
[573]                     C’est là que se situe la différence conceptuelle que fait ressortir le juge en chef. Selon son cadre d’analyse, le pouvoir POBG constitue une source principale de la compétence conférée au Parlement relativement aux « matières d’intérêt intrinsèquement national » (par. 139). De plus, cette source de compétence peut être utilisée pour traiter d’« aspects » fédéraux de matières relevant des chefs de compétence énumérés assignés exclusivement aux législatures provinciales. En conséquence, il affirme au par. 130 de ses motifs que : « . . . dans les cas où le fédéral a le pouvoir d’imposer une norme nationale minimale, il en résulte une situation de double aspect : les lois fédérale et provinciale s’appliquent concurremment, mais la loi fédérale a prépondérance. »
[574]                     Au moyen de « normes nationales minimales », un aspect fédéral est créé, et cet aspect fédéral peut servir à superviser les provinces dans l’exercice de leur compétence. Il ne s’agit pas là d’un pouvoir résiduel. C’est plutôt l’antithèse d’un tel pouvoir, car celui‑ci aurait pour effet d’empiéter sur la compétence confiée aux provinces. En tout respect, je ne suis pas d’accord.
D.           Conclusion
[575]                     La théorie de l’intérêt national doit être appliquée avec prudence en raison de son rôle résiduel et du risque qu’elle perturbe le partage des compétences. Si cette théorie n’était pas appliquée strictement de manière à ce qu’elle permette uniquement de veiller à l’exhaustivité du partage des compétences, la nature fédérale de la Constitution « disparaîtrait rapidement » (Renvoi anti‑inflation, p. 445).
IV.         La conception élargie préconisée par le procureur général du Canada manque de prudence
[576]                     Dans ses observations devant la Cour, le procureur général du Canada n’a pratiquement pas pris en considération les mises en garde répétées, notamment par le juge Beetz dans le Renvoi anti‑inflation, en ce qui a trait à l’usage inapproprié du pouvoir en matière d’« intérêt national ». Il n’a pas cherché à invoquer les pouvoirs fédéraux énumérés, notamment en matière de taxation ou de trafic et de commerce, comme fondement de la constitutionnalité de la Loi. Il n’a pas fait valoir l’intérêt national de manière subsidiaire. Il n’a pas non plus invoqué le volet urgence, qui confère au Parlement un pouvoir temporaire, plutôt que permanent. (Dans une prétention « incidente », le procureur général du Canada a fait référence en passant à ces sources potentielles de compétence et a renvoyé la Cour aux observations de certains intervenants.) Cela était audacieux, car il a été reconnu à maintes reprises que l’intérêt national constitue une menace pour le partage des compétences qui est cœur du pacte confédératif. De plus, le test de l’intérêt national que propose le procureur général du Canada étendrait considérablement la théorie, malgré le fait que la Cour ait appelé à la prudence lorsqu’il s’agit d’examiner une théorie qui « soulève inévitablement de graves questions concernant la structure fédérale de notre Constitution » (Hydro‑Québec, par. 110). Je rejetterais cet élargissement de la théorie de l’intérêt national, et ce, pour deux raisons. Premièrement, un tel élargissement s’écarte de façon marquée et injustifiée de la jurisprudence de notre Cour. Deuxièmement, s’il est adopté, il ouvrira largement la voie à d’autres ingérences dans ce qui relève exclusivement de la compétence provinciale.
A.           Pour devenir une matière d’intérêt national
[577]                     Le procureur général du Canada soutient dans son mémoire (au par. 2) que le caractère véritable de la Loi, à savoir [traduction] « établir des normes nationales minimales indispensables à la réduction des émissions de [gaz à effet de serre] dans le pays tout entier », a atteint des dimensions nationales en raison de son importance et de la menace existentielle que posent les changements climatiques. Ce raisonnement repose sur une compréhension erronée de ce que signifie atteindre des dimensions nationales. Comme il a été expliqué précédemment, une matière a atteint des dimensions nationales lorsqu’elle présente l’unicité, la particularité et l’indivisibilité requises de sorte qu’elle ne peut se rattacher à aucun des chefs de compétence énumérés ou être divisée entre divers chefs de compétence, et qu’elle a un effet sur la compétence provinciale qui soit compatible avec le partage des compétences. L’importance d’une matière ne permet pas déterminer quel ordre de gouvernement a compétence sur celle‑ci. Bien que le caractère sérieux ou immédiat de la menace posée par les changements climatiques puisse être pertinent quand il s’agit de se prononcer sur un argument fondé sur le volet urgence, il n’a pas sa place dans l’analyse relative à l’intérêt national, laquelle est « séparée et distincte de la théorie de la situation d’urgence nationale » (Crown Zellerbach, p. 431; voir aussi Renvoi anti‑inflation, p. 425).
[578]                     De même, le procureur général du Canada affirme que l’existence d’accords internationaux indique que la matière est d’intérêt national. Cet argument n’est pas seulement incompatible avec la nature résiduelle du pouvoir POBG, mais il sape aussi près de neuf décennies de jurisprudence, à commencer par l’Affaire des relations du travail, où il a été conclu que le gouvernement fédéral n’obtient pas une compétence législative du fait qu’il conclut des accords internationaux. Le gouvernement fédéral et les provinces doivent plutôt collaborer pour mettre en œuvre les accords internationaux qui se rapportent aux matières qui relèvent de la compétence provinciale. Ce que fait valoir devant nous le procureur général du Canada est un moyen — indirect, mais tout aussi important — pour le cabinet fédéral d’élargir la compétence du Parlement par l’exercice de son pouvoir en matière de relations étrangères.
B.            Unicité, particularité et indivisibilité
[579]                     Le traitement de « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité » par le procureur général du Canada confond des éléments clés du test et néglige — je dirais même nie l’existence de — ce qui devrait constituer des limites importantes de la compétence fédérale. Considérer que de telles limites n’existent pas aura des répercussions profondes pour l’avenir à l’égard de questions n’ayant rien à voir avec les changements climatiques.
[580]                     Pour ce qui est de la particularité, c.‑à‑d. le caractère distinct de la matière, le procureur général du Canada dans son mémoire soutient que [traduction] « la matière et la Loi visent un type distinct de polluant d’une persistance incontestable qui est diffusé dans l’atmosphère, a des effets préjudiciables et présente des aspects interprovinciaux » (par. 88). Bien que la particularité des gaz à effet de serre (« GES ») par rapport à d’autres types de gaz puisse être pertinente dans l’analyse relative à la particularité, elle n’est pertinente que dans la mesure où la réglementation des GES ne relève pas de la compétence provinciale ou est « distincte » des matières qui relèvent de la compétence provinciale, ce que le procureur général du Canada n’arrive pas à expliquer adéquatement. L’exigence de particularité est intrinsèquement incompatible avec la nature de la Loi, qui impose un minimum réglementaire (backstop) et prévoit que certaines provinces ou l’ensemble de celles‑ci pourraient mettre en œuvre des régimes de tarification des GES conformes aux normes établies (de temps en temps) par le cabinet fédéral, et ainsi éviter une intervention fédérale. Le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci ont exprimé un point de vue semblable en dissidence dans l’arrêt Hydro‑Québec, aux par. 57 et 77. Dans cette affaire, les dispositions en matière d’équivalence qui permettaient au gouverneur en conseil d’exempter une province de l’application du régime si des règlements équivalents y étaient en vigueur les ont amenés à rejeter l’argument selon lequel les provinces étaient incapables de réglementer les substances toxiques.
[581]                     Le procureur général du Canada fait peu de cas des problèmes que pose son argument sur la particularité en proposant un test « modernisé » de l’intérêt national qui s’inspire de la jurisprudence sur la compétence en matière de trafic et de commerce et qui est axé sur sa vision de l’incapacité provinciale. Ce nouveau test que le procureur général du Canada nous exhorte à adopter élimine bon nombre des exigences « d’unicité, de particularité et d’indivisibilité », et pose simplement la question de savoir si la matière est [traduction] « distinctement nationale » (par. 69). Le procureur général du Canada dit qu’il convient de répondre à cette question en se servant du critère de l’incapacité provinciale. Il affirme que c’est « plus qu’un indice de la particularité; il s’agit du critère à appliquer pour déterminer s’il y a particularité » (par. 70). En fait, la proposition du procureur général du Canada amalgame « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité » à « l’incapacité provinciale » — malgré la mise en garde du juge Le Dain selon laquelle l’« incapacité provinciale » devrait constituer seulement un indice servant à déterminer si une matière satisfait aux exigences d’unicité, de particularité et d’indivisibilité (Crown Zellerbach, p. 434).
[582]                     Cette approche ne donne pas effet à la nature résiduelle du pouvoir POBG. Elle ne tient aucun compte de la mise en garde du juge Beetz selon laquelle un agrégat de matières provinciales et fédérales n’est pas suffisamment distinctif et est trop envahissant pour justifier de créer (ce qui équivaut à) un nouveau chef de compétence fondé sur l’intérêt national (Renvoi anti‑inflation, p. 458). Ce problème est exacerbé par le fait que le procureur général du Canada s’appuie sur la jurisprudence relative à la compétence en matière de trafic et de commerce pour interpréter le critère de l’« incapacité provinciale ». Il n’y a aucune raison pour laquelle le test de l’intérêt national devrait reposer sur les critères applicables aux chefs de compétence énumérés, parce que le test de l’intérêt national vise des matières qui ne satisferaient pas à ces critères. Si une matière relève du « trafic et du commerce » ou d’un autre pouvoir énuméré, elle ne peut être également une matière d’« intérêt national » si le pouvoir POBG est un pouvoir résiduel.
[583]                     Il en résulte que quelque chose comme « l’endiguement et la réduction de l’inflation », qui, selon le juge Beetz, avec l’appui des juges majoritaires sur ce point, ne pouvait pas résister à l’analyse dans le Renvoi anti‑inflation, pourrait satisfaire au test « modernisé » que propose le procureur général du Canada. En effet, bien qu’une telle matière puisse être divisée entre les chefs de compétence provinciaux et fédéraux énumérés rendant celle‑ci « divisible », les provinces ne pourraient s’en occuper entièrement, seules ou de concert, et l’omission d’une province d’agir aurait des effets sur les intérêts d’autres provinces. Cet exemple illustre comment la proposition du procureur général du Canada accroît — je dirais même transforme — l’étendue du volet « intérêt national » du pouvoir POBG.
[584]                     Le mécanisme des « normes nationales minimales » ouvre encore plus la voie à l’élargissement de la compétence fédérale. Le procureur général du Canada soutient que le critère de l’incapacité provinciale est rempli, en partie, parce qu’[traduction] « aucune province ni aucun territoire ne peut, à elle seule ou à lui seul, constitutionnellement établir des normes nationales minimales par voie législative » (par. 101). Cependant, la locution « au moyen de normes nationales minimales » pourrait être appliquée à toute matière de la même façon que la locution « au moyen du gouvernement fédéral » pourrait être appliquée à toute matière. Si elle peut être appliquée à toute matière, elle n’ajoute rien de significatif à la description d’une matière et n’a pas sa place. Le fait d’inclure les « normes nationales minimales » dans la matière d’intérêt national court‑circuite l’analyse et ouvre la porte à des « normes minimales » fédérales à l’égard d’autres domaines de compétence provinciale, en élargissant de façon artificielle la capacité du gouvernement fédéral de légiférer sur ce qui a constitué jusqu’à ce jour des matières relevant de la compétence provinciale. Ce mécanisme mine le fédéralisme en remplaçant l’autonomie dont bénéficient les provinces dans l’exercice de leur compétence par un assujettissement en permanence à la supervision du fédéral dans l’exercice d’une telle compétence.
[585]                     De plus, le procureur général du Canada ne mentionne pas d’effets extraprovinciaux pertinents en ce qui concerne l’incapacité provinciale. Il fait état de la fuite de carbone (concurrence interprovinciale résultant de la délocalisation d’entreprises situées dans des provinces où les politiques climatiques sont plus strictes vers des provinces où elles le sont moins), mais ce n’est pas le type d’effets extraprovinciaux qui rend les provinces incapables de s’occuper de la matière seules ou de concert. Une avocate ou un avocat à l’esprit imaginatif sera presque toujours en mesure de trouver certains effets que produisent des mesures provinciales à l’extérieur de la province (Swinton, p. 126). Cela n’est pas suffisant pour considérer que l’ensemble ou une partie d’une matière dépasse la capacité des provinces de s’en occuper. Si ça l’était, les provinces seraient « incapables » de légiférer dans de nombreux domaines de compétence provinciale.
[586]                     Le procureur général du Canada s’écarte de la jurisprudence de notre Cour en considérant que l’« incapacité provinciale » et les effets extraprovinciaux constituent davantage qu’un indicateur, et en perdant de vue ce que ce dernier est censé indiquer : l’unicité, la particularité et l’indivisibilité, lesquelles donnent effet à la nature résiduelle du pouvoir POBG. Les effets extraprovinciaux menant à l’incapacité provinciale à s’occuper de l’ensemble ou d’une partie d’une matière peuvent constituer une étape vers l’unicité, la particularité et l’indivisibilité. En considérant l’incapacité provinciale comme un élément déterminant, le procureur général du Canada reformule le test de l’intérêt national de manière à élargir l’étendue du pouvoir POBG au‑delà de sa véritable nature résiduelle.
[587]                     En fait, le test « modernisé » préconisé par le procureur général du Canada élimine « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité », car ce dernier interprète ces notions en fonction de (sa vision de) l’« incapacité provinciale ». Il rend ensuite l’« incapacité provinciale » dépourvue de sens en définissant la matière en fonction de « normes nationales minimales », ce qu’aucune province ne peut établir. Par ce tour de passe‑passe logique, il y a « incapacité provinciale » chaque fois que le Parlement prévoit des « normes nationales minimales ».
C.            Étendue de l’effet
[588]                     Le procureur général du Canada affirme que l’étendue de l’effet de la Loi sur la compétence provinciale est compatible avec le partage des compétences, en partie en raison du mécanisme de minimum réglementaire mis en place. Il soutient dans son mémoire que la Loi respecte la compétence provinciale parce qu’elle donne aux provinces la [traduction] « flexibilité » nécessaire pour leur permettre de mettre en œuvre leurs propres systèmes de tarification des GES et qu’elle « comble des lacunes » lorsque les systèmes de tarification provinciaux ne satisfont pas aux « normes nationales minimales » (par. 6). C’est qui est présenté comme du fédéralisme « coopératif ».
[589]                     Ces conclusions reposent sur une conception très centralisée du fédéralisme. La Loi permet l’exercice de la compétence provinciale seulement dans la mesure où la décision de la province est conforme à la volonté du Parlement et du cabinet fédéral. En fait, c’est là tout l’intérêt de la chose. Il ne s’agirait pas d’une norme nationale minimale s’il était possible de descendre en deçà de celle‑ci ou de demander à être évalué en fonction de critères différents. Vu le nombre d’activités et de secteurs industriels qui produisent des émissions de GES, l’étendue de l’effet de la Loi sur la compétence provinciale serait d’un « caractère envahissant ne conna[issant] pas de limites » (Renvoi anti‑inflation, p. 458).
[590]                     Même si la compétence provinciale demeurerait en théorie intacte, elle deviendrait en réalité assujettie à la surveillance du cabinet fédéral par l’exercice de sa faculté d’invoquer des « normes nationales minimales » qui l’emporteraient sur les mesures provinciales. Cependant, les provinces ne sont pas « de simples agents de mise en œuvre de politiques nationales, mais plutôt [. . .] de véritables laboratoires d’élaboration de solutions adaptées aux réalités locales » (A. Bélanger, « Fédéralisme canadien et lutte contre les changements climatiques » (2011), 20 Forum const. 9, p. 16). La Loi n’est pas une initiative en matière de fédéralisme coopératif. Elle constitue plutôt le moyen de mettre en œuvre un fédéralisme de supervision.
[591]                     Comme le souligne le procureur général du Québec, même les régimes provinciaux qui, à un moment donné, respectent le modèle fédéral ne seraient jamais à l’abri de la possibilité d’être écartés par le gouvernement fédéral; en conséquence, l’application continue et le fonctionnement cohérent des régimes provinciaux seraient moins prévisibles. Cela est d’autant plus vrai que les normes nationales minimales pourraient être élevées à un niveau qui englobe complètement les régimes provinciaux. La Loi sape, dans les faits, la prévisibilité, la stabilité et l’intégrité des régimes de réglementation provinciaux. L’exercice de la compétence provinciale serait en permanence subordonné à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du cabinet fédéral.
[592]                     Le raisonnement du procureur général du Canada bouleverse complètement l’autonomie provinciale. Il donne à penser également que le Parlement pourrait édicter des « normes nationales minimales » dans une panoplie de domaines relevant de la compétence provinciale et créer ainsi un « aspect » fédéral relativement à diverses matières provinciales. Cela a des répercussions bien au‑delà de la loi en cause en l’espèce; ces répercussions modifient de façon permanente le pacte confédératif.
[593]                     La théorie du double aspect ne remédie pas à ce problème. Elle permet qu’une même situation de fait soit « réglementé[e] suivant des perspectives différentes, l’une relevant d’une compétence provinciale et l’autre, d’une compétence fédérale » (Transport Desgagnés, par. 84). Le problème en l’espèce est que la matière fédérale a été définie en fonction de la mesure dans laquelle elle peut limiter le pouvoir discrétionnaire des provinces de légiférer : le mécanisme de minimum réglementaire. Ce n’est pas deux aspects de la même situation de fait. Il s’agit d’un aspect, et il place le gouvernement fédéral en position dominante et lui donne le dernier mot. C’est ce que les « normes nationales minimales » sont censées faire.
[594]                     En conclusion, je rejetterais l’élargissement de la théorie de l’intérêt national que propose le procureur général du Canada et, pour les motifs exprimés par mon collègue le juge Brown, je conclurais que le Parlement n’avait pas compétence pour édicter la Loi en vertu de son pouvoir résiduel général. Cependant, vu que les juges majoritaires ont conclu que le Parlement a le pouvoir de le faire, je tiens à souligner que cette conclusion ne s’applique pas aux règlements pris en application de la Loi.
V.           La question de la constitutionnalité des règlements pris en application de la Loi sera tranchée à une autre occasion
[595]                     La Loi confère au gouverneur en conseil un pouvoir exceptionnellement large d’établir des politiques par règlement, en particulier en vertu de la partie 2. Bien que les juges majoritaires aient décidé de confirmer la validité de la Loi, les règlements pris en application de celle‑ci ne sont pas en cause devant la Cour et pourraient fort bien être contestés dans des affaires ultérieures. Je profite de l’occasion pour préciser la méthode qu’il convient d’utiliser pour vérifier si des règlements qui ont en apparence été pris sous le régime d’une loi constitutionnelle respectent le partage des compétences, et la manière dont cette méthode peut s’appliquer aux règlements pris en vertu de la Loi. En somme, en ce qui concerne les règlements, le pouvoir fédéral doit se limiter à la matière d’intérêt national sur laquelle se fonde la Loi : établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse en vue de réduire les émissions de GES. Pour établir des « normes nationales minimales », toute différence de traitement dans les règlements entre des secteurs de l’industrie ou des provinces doit être justifiée en ce qui a trait à la « tarification rigoureuse [. . .] en vue de réduire les émissions de [. . .] [GES] » (motifs du juge en chef, par. 207). Des règlements ayant pour effet de favoriser, ou d’imposer des fardeaux inégaux à, certaines provinces ou certains secteurs de l’industrie d’une manière qui ne saurait être ainsi justifiée seraient ultra vires eu égard au partage des compétences.
A.           Des règlements apparemment pris en vertu d’une loi constitutionnelle peuvent être inconstitutionnels
[596]                     Il est possible qu’une loi soit intra vires, mais que les règlements en apparence pris en application de celle‑ci soient ultra vires pour des motifs liés au partage des compétences. Une façon de voir les choses est de considérer que de tels règlements ne sont pas véritablement intra vires eu égard à la loi, dans la mesure où ils ne sont pas compatibles avec l’objectif pour lequel la validité de la loi a été confirmée (même s’ils sont en apparence autorisés par le libellé de la loi). Dans le Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, la juge en chef McLachlin s’est demandé si une loi était valide au regard de la compétence fédérale en matière de droit criminel, et a expliqué que « [t]out règlement pris en vertu de la loi habilitante n’est valide que s’il contribue à la réalisation d’un objectif légitime du droit criminel et il peut être contesté lorsque ce n’est pas le cas » (par. 84). Pourvu que les règlements pris en application d’une loi reflètent les objectifs pour lesquels la loi a été jugée constitutionnelle et contribuent à la réalisation de ceux‑ci, de tels régimes de réglementation demeurent « fermement arrimés » à la loi et sont intra vires (par. 85).
[597]                     Certains pouvoirs de réglementation ont plus de chances que d’autres de donner lieu à des règlements susceptibles d’excéder les limites du partage des compétences. À titre d’exemple, le pouvoir de prendre des règlements qui définissent de simples détails d’un régime valide a peu de chances d’avoir une incidence sur le partage de compétences. Les pouvoirs de réglementation plus larges sont plus préoccupants. Dans de tels cas, « [l]’autorité qui réglemente, se voyant alors obligée d’explorer elle‑même les frontières du pouvoir ainsi conféré, est plus susceptible d’édicter des règlements jugés inconstitutionnels, alors que la loi habilitante, grâce à la généralité des termes employés et à la présomption de validité des lois, échappera au même verdict » (P. Garant, avec la collaboration de P. Garant et J. Garant, Droit administratif (7e éd. 2017), p. 290).
[598]                     En l’espèce, la Loi délègue au gouverneur en conseil un vaste pouvoir de réglementation. La Loi, et plus particulièrement en ce qui a trait à sa partie 2, pourrait être qualifiée de loi « cadre » ou « schématique », en ce sens que les règlements donnent effet à une bonne partie de son contenu. Dans le contexte d’une loi‑cadre, le risque que l’exercice du pouvoir de réglementation outrepasse la compétence reconnue par la Constitution est particulièrement élevé. Même si la question de la validité des règlements qu’a pris le gouverneur en conseil, ou qu’il prendra à l’avenir, sera tranchée à une autre occasion, je vais fournir certaines indications sur la méthode qu’il convient d’utiliser pour examiner la constitutionnalité de tels règlements.
[599]                     Au paragraphe 220 de ses motifs, le juge en chef écrit : « Mon collègue le juge Rowe profite de l’occasion pour proposer une méthode d’évaluation de la constitutionnalité des règlements pris en vertu de la LTPGES [. . .] [S]on hypothèse selon laquelle de tels règlements pourraient encourager le favoritisme industriel n’est ni nécessaire, ni souhaitable. » Cette loi est un instrument non seulement de politique environnementale, mais aussi de politique industrielle. Tels qu’ils sont conçus, les règlements pris en application de la partie 2 auront des effets qui varieront d’une entreprise, d’un secteur et d’une région à l’autre. Ces règlements auront une incidence sur la viabilité, par exemple, d’entreprises de ressources naturelles qui doivent produire de l’énergie à des endroits éloignés ou de secteurs de l’industrie lourde qui requièrent une chaleur intense, comme les cimenteries ou les fonderies. En revanche, ils auront peu d’incidence sur les entreprises qui ne doivent pas produire une forte intensité d’énergie (comme celles du secteur financier) ou lorsque la production est électrifiée (comme dans le domaine manufacturier). Bien que l’objet principal de la loi soit la protection de l’environnement, la partie 2 est fondée sur l’adaptation de l’incidence de la réduction des émissions au regard, notamment, de considérations économiques (G. Bishop, Living Tree or Invasive Species? Critical Questions for the Constitutionality of Federal Carbon Pricing (2019), C.D. Howe Institute Commentary 559). Des questions quant à savoir si certains règlements tombent trop dans la politique industrielle, ce qui soulève la question de la constitutionnalité de ceux‑ci, se poseront inévitablement.
B.            Méthode servant à évaluer la constitutionnalité de règlements
[600]                     La décision administrative de prendre des règlements est présumée assujettie uniquement à la norme de la décision « raisonnable », à moins qu’une raison ne justifie de réfuter cette présomption. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour a expliqué clairement qu’il n’existe pas de catégorie distincte de « questions de compétence » à laquelle s’applique la norme de la décision correcte et qui permettrait de réfuter la présomption, même pour la législation déléguée (par. 65‑66). L’arrêt Vavilov a également adopté le point de vue selon lequel « [s]i [le législateur] trace une ligne de démarcation claire, [le décideur administratif] ne peut aller au‑delà de celle‑ci; si [le législateur] trace une ligne de démarcation ambiguë, [le décideur] ne peut dépasser les limites de l’ambiguïté même » (par. 68, citant City of Arlington, Texas c. Federal Communications Commission, 569 U.S. 290 (2013), p. 307).
[601]                     Il est cependant possible de réfuter la présomption de raisonnabilité quand la constitutionnalité d’une disposition est en cause, notamment en cas de contestation fondée sur le partage des compétences (Vavilov, par. 55). Comme il a été expliqué dans Vavilov, au par. 56 :
      Un législateur ne saurait modifier la portée de ses propres pouvoirs constitutionnels par voie législative. Il ne saurait non plus modifier les limites constitutionnelles de ses pouvoirs exécutifs en déléguant ceux‑ci à un organe administratif. En d’autres termes, si un législateur peut choisir les pouvoirs à déléguer à un organisme administratif, il ne peut déléguer des pouvoirs dont la Constitution ne l’investit pas. Le pouvoir constitutionnel d’agir doit comporter des limites définies et uniformes, ce qui commande l’application de la norme de la décision correcte.
Lorsque des règlements sont considérés ultra vires eu égard à leur loi habilitante parce qu’ils sont ultra vires eu égard au partage des compétences, une question constitutionnelle est soulevée. Comme la norme de contrôle applicable peut dépendre de la nature de la contestation et de la réparation sollicitée, je ne m’y attarderai pas davantage ici.
[602]                     Pour ce qui est de la méthode à appliquer, la vérification de la conformité d’un règlement avec le partage des compétences respecte la même structure que la vérification de la conformité d’une loi avec le partage des compétences. Dans les deux cas, il faut qualifier la mesure en cause et ensuite classifier celle‑ci. La Cour a expliqué l’analyse de la constitutionnalité d’une mesure législative subordonnée, plus particulièrement d’un règlement municipal, dans Rogers Communications, au par. 36 :
     L’analyse du caractère véritable de l’avis de réserve requiert l’examen tant de son objet que de ses effets : Goodwin, par. 21; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693, par. 29; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 63‑64; Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453, par. 20‑22. Comme pour celui d’une loi, l’objet d’une mesure municipale s’apprécie par l’examen des éléments de preuve intrinsèque, tels que le préambule ou les objectifs généraux énoncés dans la résolution qui autorise la mesure, de même que par des éléments de preuve extrinsèques, tels que les circonstances dans lesquelles la mesure a été adoptée : Lacombe, par. 20‑22; COPA, par. 18; Banque canadienne de l’Ouest, par. 27. Pour leur part, les effets de la mesure municipale sont déterminés par l’examen des répercussions juridiques de son libellé et par les conséquences pratiques découlant de son application : R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463, p. 482‑483.
[603]                     L’analyse du caractère véritable de la mesure municipale en cause ci‑dessus s’effectue de la même façon que l’analyse du caractère véritable d’une loi. Les règlements ne sont pas différents (D. J. M. Brown et J. M. Evans, avec l’aide de D. Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), vol. 1, rubrique 13.3210; voir aussi Labatt; Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569; Fédération des producteurs de volailles du Québec c. Pelland, 2005 CSC 20, [2005] 1 R.C.S. 292; Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 160; Oldman River). La logique sous‑jacente est la même : le Parlement ne peut au moyen d’une loi exercer un pouvoir qu’il n’a pas et il ne peut donc déléguer un pouvoir qu’il n’a pas. La vérification de la conformité avec le partage des compétences ne saurait être moindre, simplement parce que Parlement a décidé de donner effet à son pouvoir par l’intermédiaire d’un délégué qui est habileté à prendre des règlements. Une analyse relative au partage des compétences commence par la détermination du caractère véritable, laquelle commence par l’examen de l’objet et de l’effet.
[604]                     Dans l’examen de l’objet, les tribunaux peuvent et devraient prendre en considération tant la preuve intrinsèque qu’extrinsèque (voir, p. ex., Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 R.C.S. 453, par. 20; voir aussi Rogers Communications, par. 36, les juges Wagner et Côté, et par. 100‑104, le juge Gascon, motifs concordants). Toutefois, certaines dispositions habilitantes ont plus de chance que d’autres de générer des éléments de preuve extrinsèques. Les dispositions habilitantes de villes, où les règlements sont adoptés après un débat public, génèrent presque toujours une preuve extrinsèque. L’arrêt Rogers Communications en est un exemple. De même, des dispositions habilitantes qui obligent le décideur administratif à motiver ses décisions peuvent aussi faire adéquatement l’objet d’un contrôle de la constitutionnalité. Les règlements visant une personne ou un site précis, par opposition aux règlements d’application générale, sont susceptibles de faire naître une obligation d’équité procédurale (Brown et Evans, rubrique 7:2331).
[605]                     Cependant, lorsqu’il n’y a aucun débat public et aucune obligation de motiver, rien ne garantit la création d’une preuve extrinsèque. Sans une telle preuve extrinsèque, il pourrait être plus difficile pour le tribunal, en pratique, de trancher des questions relatives aux frontières entre les pouvoirs du Parlement et ceux des provinces. Cela se produira généralement dans le cas des pouvoirs de réglementation.
[606]                     Ce problème est particulièrement pernicieux lorsque le gouverneur en conseil est habilité à prendre des règlements. Comme le cabinet délibère en secret, les observations qui lui sont présentées sont protégées contre la divulgation et il ne motive aucunement ses décisions. C’est quasiment une boîte noire totale. De plus, on a affirmé qu’il n’appartient pas au tribunal de mener une enquête sur les [traduction] « motifs » du cabinet (Brown et Evans, rubrique 15:3262; Thorne’s Hardware Ltd. c. La Reine, 1983 CanLII 20 (CSC), [1983] 1 R.C.S. 106).
[607]                     Il est clair que les tribunaux ont le pouvoir de contrôler la validité de mesures législatives subordonnées — même dans le cas où elles ont été prises par le gouverneur en conseil — lorsque le contrôle est fondé sur le fait que celles‑ci sont ultra vires pour des motifs liés au partage des compétences. Comme nous l’avons vu, le Parlement ne peut déléguer des pouvoirs qu’il n’a pas. Il s’agit d’un principe fondamental. Bien qu’il puisse y avoir des obstacles à surmonter sur le plan de la preuve au moment de déterminer l’objet des règlements, lorsque le contrôle de la validité d’un règlement porte sur la question de savoir si celui‑ci est ou non ultra vires eu égard au partage des compétences, les tribunaux demeurent chargés de déterminer le caractère véritable. Les tribunaux peuvent examiner une preuve extrinsèque dans l’appréciation de la validité d’un arrêté en conseil, et ils ont conclu à l’invalidité de tels arrêtés sur le fondement d’une preuve extrinsèque de l’objet (voir Heppner c. Province of Alberta (1977), 1977 ALTASCAD 206 (CanLII), 6 A.R. 154 (C.S. (Div. app.)), par. 27‑43). S’ils peuvent être obtenus, des documents comme le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation sont susceptibles de fournir une preuve extrinsèque de l’objet d’un règlement (Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533, par. 156‑157). S’il n’y a aucune preuve extrinsèque de l’objet, les tribunaux doivent inférer celui‑ci du mieux qu’ils peuvent à partir du libellé du règlement lui‑même, et déterminer le caractère véritable en utilisant cet objet conjointement avec les effets du règlement. Les effets juridiques et pratiques des règlements seront donc vraisemblablement très pertinents quand il s’agira de déterminer leur caractère véritable et leur validité à la lumière de la compétence fédérale sur « l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz » (motifs du juge en chef, par. 207).
C.            Dispositions habilitantes prévues par la Loi
[608]                     J’analyse quelques dispositions clés de la Loi qui confèrent le pouvoir de prendre des règlements, et l’interaction possible de tels règlements avec la méthode énoncée précédemment. Mon collègue le juge Brown a expliqué l’économie générale de la Loi, et il n’est pas nécessaire que je reprenne ces explications ici. Comme les règlements pris en vertu de la Loi ne sont pas en cause devant nous, je ne fais que des observations générales.
(1)         Partie 1
[609]                     Dans la partie 1 de la Loi, les art. 166 à 168 confèrent les pouvoirs de réglementation. L’alinéa 166(1)a), combiné à d’autres dispositions, habilite le gouverneur en conseil à prendre des règlements prescrivant qui doit payer la redevance sur les combustibles (et à quelles conditions), qui en est dispensé (et à quelles conditions) et le montant de cette redevance en présence de certaines conditions (voir art. 26, art. 27, par. 40(3), par. 41(2), par. 46(3) et art. 48). L’alinéa 166(1)e) confère au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements faisant « la distinction entre des catégories de personnes, des provinces, des zones, des installations, des biens, des activités, des combustibles, des substances, des matières ou des choses ». Ces dispositions sont clairement susceptibles d’être utilisées dans les limites de la compétence fédérale sur l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse en vue de réduire les émissions de GES. Le gouverneur en conseil pourrait faire la distinction entre des provinces, des secteurs de l’industrie, des combustibles, etc., si la distinction est justifiée eu égard à l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, par exemple, en tenant compte du risque de fuite de carbone internationale et de l’efficacité relative de la norme de tarification des émissions de GES. Des règlements qui font la distinction entre des secteurs de l’industrie pour de tels motifs pourraient être visés par la matière d’intérêt national sur laquelle se fonde la Loi. Cependant, il est évident qu’il existe un risque de « favoritisme » pour des raisons n’ayant rien à voir avec l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse en vue de réduire les émissions de GES. De plus, même si des règlements sont pris sans un tel favoritisme, ils pourraient avoir pour effet de désavantager indûment certaines provinces ou secteurs de l’industrie d’une manière incompatible avec « l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz ». De tels règlements seraient inconstitutionnels, même si les dispositions qui en apparence les autorisent sont valides.
[610]                     Les paragraphes 166(2) et 166(3) donnent au gouverneur en conseil le pouvoir de modifier la liste des provinces et des zones à laquelle s’applique la partie 1 de la Loi en tenant compte de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de GES en tant que facteur principal. Bien que la Loi ne définisse pas le terme « rigueur », la décision du gouverneur en conseil d’ajouter ou de ne pas ajouter une province à la liste est néanmoins assujettie aux limites relatives à « l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz ». Des dispositions similaires figurent dans la partie 2 également.
[611]                     Le paragraphe 166(4) donne au gouverneur en conseil le pouvoir de modifier la redevance sur les combustibles pour un combustible donné, par région. L’article 168 permet au gouverneur en conseil de prendre des règlements concernant le régime de redevance sur les combustibles. Le paragraphe 168(3) accorde le pouvoir de modifier « la présente partie » par règlement, et le par. 168(4) permet que les dispositions d’un règlement pris en application de « la présente partie relativement au régime de redevance sur les combustibles » l’emportent sur les dispositions incompatibles de « la présente partie ». Il s’agit de la clause dite « Henry VIII ». Il existe une possibilité d’abus ou d’effets inconstitutionnels dans l’exercice de ces dispositions habilitantes qui est similaire à celle qui existe relativement aux dispositions décrites précédemment.
(2)         Partie 2
[612]                     La partie 2 délègue un pouvoir de prendre des règlements qui traitent d’encore plus de détails et est encore plus susceptible d’outrepasser les limites du partage des compétences. La partie 2 de la Loi crée la limite d’émissions par installation, ce qui pourrait entraîner des différences de traitement inappropriées entre les installations au moyen des règlements.
[613]                     L’article 192 constitue une disposition essentielle pour l’application de la partie 2. Cette disposition accorde au gouverneur en conseil 17 pouvoirs de réglementation explicites, notamment le pouvoir de prendre des règlements concernant les installations assujetties et les situations dans lesquelles elles cessent d’être des installations assujetties (al. 192b)), et concernant les circonstances dans lesquelles un gaz à effet de serre est réputé avoir été émis par une installation (al. 192i)). L’alinéa 192g) revêt une importance particulière, car il autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements « concernant la limite d’émissions de gaz à effet de serre ». L’alinéa 192g) confère au gouverneur en conseil le pouvoir de créer un régime qui définit la limite d’émissions : celle‑ci n’est pas définie autrement dans la loi. La seule restriction à laquelle est assujetti le pouvoir du gouverneur en conseil est que les règlements doivent être pris « pour l’application de la présente section ». Bien qu’elle n’ait pas d’objet énoncé, la section est intitulée « Mécanisme de tarification des émissions de gaz à effet de serre ».
[614]                     Ce pouvoir de fixer la limite d’émissions par installation est au cœur de la partie 2 de la Loi et il pourrait être la source d’une grande variété de règlements. Cependant, vu qu’elle constitue un régime « par installation », la Loi prévoit que le gouverneur en conseil établira des règlements qui ne traiteront pas toutes les installations assujetties de façon identique. Il est donc possible qu’il y ait des différences de traitement entre des secteurs de l’industrie qui n’ont rien à voir avec l’efficacité de la tarification des émissions de GES dans ces secteurs. Cela serait incompatible avec « l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz ». Des règlements qui imposent un traitement différent à des installations et à des secteurs de l’industrie doivent être justifiés eu égard à la compétence fédérale sur la matière, sans quoi ils outrepasseront les pouvoirs que le Parlement pouvait validement déléguer au gouverneur en conseil.
[615]                     Les règlements, tout autant que la loi en application de laquelle ils sont pris, doivent constituer un exercice de pouvoir qui relève de la compétence fédérale. Si ce n’est pas le cas, ils seront ultra vires eu égard au partage des compétences et, de ce fait, nuls et sans effet en droit.
VI.         Conclusion
[616]                     Un examen patient et attentif des principes établis révèle que le pouvoir POBG devrait être, et a toujours été censé être, un pouvoir résiduel et circonscrit de dernier recours qui assure l’exhaustivité du partage des compétences. Il n’est possible d’y recourir que si une matière ne relève d’aucun chef de compétence énuméré, ni d’aucune combinaison de chefs de compétences énumérés. L’approche préconisée par le procureur général du Canada reflète de façon troublante une interprétation erronée de l’arrêt Crown Zellerbach et des principes qui l’ont précédé, ainsi qu’une dérogation à ceux‑ci. Pour les présents motifs et ceux exprimés par mon collègue le juge Brown que je fais miens, la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre est ultra vires en totalité et les questions du renvoi reçoivent une réponse affirmative. En conséquence, j’accueillerais les pourvois interjetés par le procureur général de la Saskatchewan et le procureur général de l’Ontario, et je rejetterais celui du procureur général de la Colombie‑Britannique.
 
                    Pourvois du procureur général de la Saskatchewan et du procureur général de l’Ontario rejetés et pourvoi du procureur général de la Colombie-Britannique accueilli, la juge Côté est dissidente en partie et les juges Brown et Rowe sont dissidents.
                    Procureurs du procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina; MLT Aikins, Regina.
                    Procureur du procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
                    Procureur du procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.
                    Procureurs du procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Winnipeg; Borden Ladner Gervais, Ottawa.
                    Procureurs du procureur général de l’Alberta : Gall Legge Grant Zwack, Vancouver; Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Edmonton.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick : Procureur général du Nouveau-Brunswick, Fredericton.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.
                    Procureurs de l’intervenante Progress Alberta Communications Limited : Nanda & Company, Edmonton.
                    Procureurs des intervenants la Nation Anishinabek et les Chefs et conseils unis de la Mnidoo Mnising : Westaway Law Group, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenant le Congrès du travail du Canada : Goldblatt Partners, Toronto.
                    Procureurs des intervenantes Saskatchewan Power Corporation et SaskEnergy Incorporated : McKercher, Saskatoon.
                    Procureurs de l’intervenant Océans Nord : Arvay Finlay, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations : Assemblée des Premières Nations, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenante la Fédération canadienne des contribuables : Crease Harman, Victoria.
                    Procureur de l’intervenante la Commission de l’écofiscalité du Canada : Université d’Ottawa, Ottawa.
                    Procureur des intervenantes l’Association canadienne du droit de l’environnement, Environmental Defence Canada Inc. et Sisters of Providence of St. Vincent de Paul : Association canadienne du droit de l’environnement, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Amnistie Internationale Canada : Stockwoods, Toronto.
                    Procureur des intervenants l’Association nationale Femmes et Droit et les Amis de la Terre : Université d’Ottawa, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenante International Emissions Trading Association : DeMarco Allan, Toronto.
                    Procureur de l’intervenante la Fondation David Suzuki : Ecojustice Environmental Law Clinic at the University of Ottawa, Ottawa.
                    Procureur de l’intervenante la Première Nation des Chipewyan d’Athabasca : Ecojustice Environmental Law Clinic at the University of Ottawa, Ottawa.
                    Procureur de l’intervenant l’Institut pour l’IntelliProspérité : Institut pour l’IntelliProspérité, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne de santé publique : Gowling WLG (Canada), Toronto.
                    Procureurs des intervenants Climate Justice Saskatoon, National Farmers Union, Saskatchewan Coalition for Sustainable Development, Saskatchewan Council for International Cooperation, Saskatchewan Environmental Society, SaskEV, Council of Canadians : Prairie and Northwest Territories Region, Council of Canadians : Regina Chapter, Council of Canadians : Saskatoon Chapter, New Brunswick Anti-Shale Gas Alliance et Youth of the Earth : Kowalchuk Law Office, Regina.
                    Procureurs des intervenants le Centre québécois du droit de l’environnement et Équiterre : Michel Bélanger Avocats Inc., Montréal.
                    Procureurs des intervenants Generation Squeeze, Public Health Association of British Columbia, Saskatchewan Public Health Association, Association canadienne des médecins pour l’environnement, Coalition canadienne pour les droits des enfants et Youth Climate Lab : Ratcliff & Company, North Vancouver.
                    Procureur de l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs : Public Interest Law Centre, Winnipeg.
                    Procureurs des intervenants City of Richmond, City of Victoria, City of Nelson, District of Squamish, City of Rossland et City of Vancouver : Lidstone & Company, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante Thunderchild First Nation : McKercher, Saskatoon.



Analyses

provinces ; application ; parties ; parlement ; intérêt national ; matières ; Canada ; constitué ; pouvoir POBG ; règlements ; émissions de GES ; normes nationales minimales ; juges majoritaires ; pouvoirs ; compétences ; tribunaux


Références :
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 25 mars 2021, Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11


Origine de la décision
Date de la décision : 25/03/2021
Date de l'import : 19/12/2022

Fonds documentaire ?: CAIJ


Numérotation
Référence neutre : 2021CSC11 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2021-03-25;2021csc11 ?

Source

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