COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Canada (Premier ministre) c. Khadr,
2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44
Date : 20100129
Dossier : 33289
Entre :
Premier ministre du Canada, ministre des Affaires étrangères,
directeur du Service canadien du renseignement de sécurité et
commissaire de la Gendarmerie royale du Canada
Appelants
et
Omar Ahmed Khadr
Intimé
‑ et ‑
Amnesty International (Canadian Section, English Branch), Human Rights Watch, University of Toronto, Faculty of Law ‑ International Human Rights Program,
David Asper Centre for Constitutional Rights, Coalition canadienne
pour les droits des enfants et Justice for Children and Youth,
Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, Criminal Lawyers'
Association (Ontario), Association du Barreau canadien,
Avocats sans frontières Canada, Barreau du Québec et Groupe d'étude
en droits et libertés de la Faculté de droit de l'Université Laval,
Association canadienne des libertés civiles et
National Council For the Protection of Canadians Abroad
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 48)
La Cour
______________________________
Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44
Premier ministre du Canada,
ministre des Affaires étrangères,
directeur du Service canadien du renseignement de sécurité et
commissaire de la Gendarmerie royale du Canada Appelants
c.
Omar Ahmed Khadr Intimé
et
Amnesty International (Canadian Section, English Branch),
Human Rights Watch, University of Toronto, Faculty of Law —
International Human Rights Program,
David Asper Centre for Constitutional Rights,
Coalition canadienne pour les droits des enfants,
Justice for Children and Youth,
Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique,
Criminal Lawyers' Association (Ontario),
Association du Barreau canadien,
Avocats sans frontières Canada,
Barreau du Québec, Groupe d'étude en droits et
libertés de la Faculté de droit de l'Université Laval,
Association canadienne des libertés civiles et
National Council for the Protection of Canadians Abroad Intervenants
Répertorié : Canada (Premier ministre) c. Khadr
No du greffe : 33289.
2009 : 13 novembre; 2010 : 29 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale (les juges Nadon, Evans et Sharlow), 2009 CAF 246, 310 D.L.R. (4th) 462, 393 N.R. 1, [2009] A.C.F. no 893 (QL), 2009 CarswellNat 2699, qui a confirmé une décision du juge O'Reilly, 2009 CF 405, 341 F.T.R. 300, 188 C.R.R. (2d) 342, [2009] A.C.F. no 462 (QL), 2009 CarswellNat 1472. Pourvoi accueilli en partie.
Robert J. Frater, Doreen C. Mueller et Jeffrey G. Johnston, pour les appelants.
Nathan J. Whitling et Dennis Edney, pour l'intimé.
Sacha R. Paul, Vanessa Gruben et Michael Bossin, pour l'intervenante Amnesty International (Canadian Section, English Branch).
John Norris, Brydie Bethell et Audrey Macklin, pour les intervenants Human Rights Watch, University of Toronto, Faculty of Law — International Human Rights Program et David Asper Centre for Constitutional Rights.
Emily Chan et Martha Mackinnon, pour les intervenants la Coalition canadienne pour les droits des enfants et Justice for Children and Youth.
Sujit Choudhry et Joseph J. Arvay, c.r., pour l'intervenante l'Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
Brian H. Greenspan, pour l'intervenante Criminal Lawyers' Association (Ontario).
Lorne Waldman et Jacqueline Swaisland, pour l'intervenante l'Association du Barreau canadien.
Simon V. Potter, Pascal Paradis, Sylvie Champagne et Fannie Lafontaine, pour les intervenants Avocats sans frontières Canada, le Barreau du Québec et le Groupe d'étude en droits et libertés de la Faculté de droit de l'Université Laval.
Marlys A. Edwardh, Adriel Weaver et Jessica Orkin, pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.
Dean Peroff, Chris MacLeod et H. Scott Fairley, pour l'intervenant National Council for the Protection of Canadians Abroad.
Version française du jugement rendu par
La Cour —
I. Introduction
[1] Omar Khadr, un citoyen canadien, est détenu à Guantanamo (Cuba) par le gouvernement des États‑Unis depuis plus de sept ans. Le premier ministre voudrait que la Cour infirme la décision par laquelle la Cour d'appel fédérale a ordonné au gouvernement canadien de demander aux États‑Unis le rapatriement de M. Khadr au Canada.
[2] Pour les motifs exposés ci‑après, nous estimons, à l'instar des juridictions inférieures, que les droits garantis à M. Khadr par l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés ont été violés. Nous arrivons toutefois à la conclusion que l'ordre donné par les tribunaux d'instances inférieures au gouvernement de demander le renvoi de M. Khadr au Canada ne constitue pas la réparation convenable de cette violation visée au par. 24(1) de la Charte. Conformément à la séparation des pouvoirs et à la réticence légitime des tribunaux à intervenir dans les questions relatives aux affaires étrangères, la réparation appropriée consiste à prononcer, en faveur de M. Khadr, un jugement déclaratoire confirmant la violation des droits qui lui sont garantis par la Charte, tout en laissant au gouvernement une certaine latitude pour décider de la manière dont il convient de répondre. Nous sommes donc d'avis d'accueillir le pourvoi en partie.
II. Le contexte
[3] M. Khadr était âgé de 15 ans lorsqu'il a été fait prisonnier par les forces américaines en Afghanistan, le 27 juillet 2002. Il lui est reproché d'avoir lancé une grenade qui a tué un soldat américain, lors du combat au cours duquel il a été capturé. Trois mois plus tard environ, il a été transféré aux installations militaires américaines à Guantanamo et placé dans un centre de détention pour adultes.
[4] Le 7 septembre 2004, M. Khadr a été traduit devant un tribunal d'examen du statut de combattant (Combatant Status Review Tribunal) qui a confirmé une décision antérieure selon laquelle il était un [traduction] « combattant ennemi ». Par la suite, il a été accusé de crimes de guerre et détenu en vue de la tenue d'un procès devant une commission militaire. Par suite de nombreux reports et obstacles de nature procédurale, ce procès est toujours pendant.
[5] En février et en septembre 2003, des agents du Service canadien du renseignement de sécurité (« SCRS ») et des membres de la Direction du renseignement extérieur du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (« MAECI ») ont interrogé M. Khadr sur des sujets liés aux accusations portées contre lui et ont relayé l'information recueillie aux autorités américaines. En mars 2004, un responsable du MAECI a interrogé M. Khadr une nouvelle fois, en sachant que les autorités américaines l'avaient soumis à une technique de privation de sommeil, connue sous le nom de « programme grand voyageur » (frequent flyer program), dans le but d'amoindrir sa résistance lors des interrogatoires. Durant cet interrogatoire, M. Khadr a refusé de répondre aux questions. En 2005, le juge von Finckenstein, de la Cour fédérale, interdisait par une injonction provisoire aux agents du SCRS et aux fonctionnaires du MAECI d'interroger M. Khadr de nouveau, « pour empêcher une éventuelle injustice grave » : Khadr c. Canada, 2005 CF 1076, [2006] 2 R.C.F. 505, par. 46. En 2008, notre Cour, se fondant sur l'art. 7 de la Charte, ordonnait au gouvernement canadien de communiquer à M. Khadr les transcriptions des interrogatoires auxquels il avait été soumis par des agents du SCRS et du MAECI à Guantanamo : Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, [2008] 2 R.C.S. 125 (« Khadr 2008 »).
[6] M. Khadr a demandé à plusieurs reprises que le gouvernement du Canada sollicite auprès des États‑Unis son rapatriement au Canada : en mars 2005, lors d'une visite de responsables consulaires canadiens; le 15 décembre 2005, lorsqu'il a été indiqué dans un rapport sur le bien‑être de M. Khadr que [traduction] « [ce dernier] veut que son gouvernement le ramène au pays » (Rapport quant à une visite relative au bien‑être, pièce « L », jointe à l'affidavit de Sean Robertson, 15 décembre 2005 (D.C., vol. IV, p. 534)); et dans une demande écrite officielle présentée par l'intermédiaire de son avocat le 28 juillet 2008.
[7] Le 10 juillet 2008, lors d'une conférence de presse, le premier ministre a annoncé sa décision de ne pas demander le rapatriement de M. Khadr. À une question que lui a posée une journaliste en français pour savoir si le gouvernement allait demander le rapatriement, il a répondu ceci :
La réponse c'est non. Comme je l'ai dit, l'ancien gouvernement et notre gouvernement, avec l'avis du ministère de la Justice, ont considéré toutes ces questions‑là et la situation reste la même. [. . .] Nous continuons à chercher des assurances de bon traitement de M. Khadr.
(http://watch.ctv.ca/news/clip65783#clip65783, à 3 min. 3 sec., auquel renvoie l'affidavit d'April Bedard, 8 août 2008 (D.C., vol. II, p. 131-132).)
[8] Le 8 août 2008, M. Khadr a présenté, à la Cour fédérale, une demande de contrôle judiciaire à l'égard de [traduction] « la décision et [de] la politique inchangée » (Avis de demande de l'intimé, 8 août 2008 (D.C., vol. II, p. 113)) du gouvernement de ne pas demander son rapatriement. Cette décision et cette politique violaient, selon lui, les droits qui lui sont garantis par l'art. 7 de la Charte, dont voici le texte :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[9] Après avoir passé en revue l'historique de la détention de M. Khadr et les principes applicables du droit canadien et du droit international, le juge O'Reilly a conclu que, dans les circonstances particulières de l'espèce, le Canada avait « l'obligation de protéger » M. Khadr (2009 CF 405, [2009] A.C.F. no 462 (QL)). Il a jugé que « [l]e refus constant du Canada de solliciter le rapatriement de M. Khadr est contraire à un principe de justice fondamental et porte atteinte aux droits que l'article 7 de la Charte lui garantit » (par. 92). En outre, il a conclu que « [p]our atténuer l'effet de cette atteinte, le Canada [devait] demander le plus tôt possible aux États‑Unis de rapatrier M. Khadr » (par. 92).
[10] Les juges majoritaires de la Cour d'appel fédérale (les juges Evans et Sharlow) ont confirmé l'ordonnance du juge O'Reilly, tout en définissant cependant de façon plus étroite l'atteinte à l'art. 7. Ils ont jugé que cette atteinte découlait de l'interrogatoire de mars 2004 auquel on avait procédé en sachant que M. Khadr avait été soumis au « programme grand voyageur » qui, selon les juges majoritaires, constituait un traitement cruel et abusif contraire aux principes de justice fondamentale : 2009 CAF 246, [2009] A.C.F. no 893 (QL). Le juge Nadon, dissident, a rappelé les nombreuses mesures que le gouvernement avait prises en faveur de M. Khadr. Il est arrivé à la conclusion que puisque la Constitution conférait à la branche exécutive du gouvernement la compétence en matière d'affaires étrangères, la réparation souhaitée allait au‑delà de ce que les tribunaux avaient le pouvoir d'octroyer.
III. Les questions en litige
[11] M. Khadr soutient que le gouvernement a violé les droits que lui garantit l'art. 7 de la Charte et que la réparation convenable consiste à ordonner au gouvernement de demander aux États‑Unis son rapatriement au Canada.
[12] M. Khadr ne prétend pas que le gouvernement est tenu de demander le rapatriement de tous les citoyens canadiens détenus à l'étranger dans des circonstances suspectes. Il soutient plutôt que la conduite du gouvernement du Canada à l'égard de sa détention à Guantanamo par les autorités militaires américaines, et en particulier la collaboration du Canada avec le gouvernement américain en 2003 et 2004, a porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par la Charte. Il exige en outre, à titre de réparation, que le gouvernement demande maintenant son rapatriement au Canada. Les questions soulevées par cette demande peuvent être résumées de la façon suivante :
A. Y a‑t‑il eu violation de l'art. 7 de la Charte?
1. La Charte s'applique‑t‑elle à la conduite des responsables canadiens qui, selon M. Khadr, ont porté atteinte aux droits que lui garantit l'art. 7 de la Charte?
2. Si tel est le cas, la conduite du gouvernement canadien porte‑t‑elle atteinte aux droits de M. Khadr à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne?
3. Si tel est le cas, cette atteinte est‑elle compatible avec les principes de justice fondamentale?
B. La réparation demandée est‑elle convenable et juste eu égard à toutes les circonstances?
[13] Nous étudierons chacune de ces questions successivement.
A. Y a‑t‑il eu violation de l'art. 7 de la Charte?
1. La Charte canadienne s'applique‑t‑elle à la conduite des responsables canadiens qui, selon M. Khadr, ont porté atteinte aux droits que lui garantit l'art. 7 de la Charte?
[14] De manière générale, les Canadiens qui sont à l'étranger sont assujettis au droit du pays où ils se trouvent et ne peuvent pas se prévaloir des droits que leur garantit la Charte. Le droit international coutumier et le principe de la courtoisie entre les nations s'opposent, en règle générale, à l'application de la Charte aux actions des responsables canadiens en mission à l'étranger : R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 48, le juge LeBel citant États‑Unis d'Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, par. 123. La jurisprudence prévoit une exception dans le cas d'une participation canadienne à des activités d'un État étranger ou de ses représentants qui sont contraires aux obligations internationales du Canada ou aux normes relatives aux droits fondamentaux de la personne : Hape, par. 52, le juge LeBel; Khadr 2008, par. 18.
[15] La question dont nous sommes saisis est donc celle de savoir si la règle excluant l'application extraterritoriale de la Charte empêche son application aux actions de responsables canadiens à Guantanamo.
[16] Statuant sur cette question dans Khadr 2008, la Cour a conclu que la Charte s'appliquait aux actions des responsables canadiens en mission à Guantanamo qui avaient transmis aux autorités américaines le fruit de leurs interrogatoires avec M. Khadr. La Cour a conclu, au par. 26, que « les principes du droit international et de la courtoisie entre les nations qui, dans d'autres circonstances, pourraient soustraire à l'application de la Charte les actes des responsables canadiens en mission à l'étranger ne s'appliquent pas à l'assistance fournie en l'espèce aux autorités américaines à Guantanamo », étant donné les arrêts de la Cour suprême des États‑Unis selon lesquels le régime de commission militaire alors en vigueur constituait une atteinte manifeste aux droits fondamentaux de la personne reconnus en droit international : Khadr 2008, par. 24; voir Rasul c. Bush, 542 U.S. 466 (2004), et Hamdan c. Rumsfeld, 548 U.S. 557 (2006). Selon les principes de justice fondamentale, les responsables canadiens qui avaient interrogé M. Khadr étaient donc tenus de lui révéler la teneur des déclarations qu'il leur avait faites. Le gouvernement canadien s'est conformé à l'ordonnance de la Cour.
[17] Nous constatons que le régime dans le cadre duquel M. Khadr est actuellement détenu a été modifié de façon notable au cours des dernières années. Le Congrès américain a adopté des lois et les tribunaux ont rendu des décisions visant à harmoniser les procédures militaires de Guantanamo avec le droit international. (La Detainee Treatment Act of 2005, Pub. L. 109‑148, 119 Stat. 2739, interdit de soumettre les détenus à des traitements inhumains et exige que les interrogatoires soient menés en conformité avec le manuel de service de l'armée. Avec la Military Commissions Act of 2006, Pub. L. 109‑366, 120 Stat. 2600, le législateur a tenté de légaliser le régime de Guantanamo après l'arrêt rendu par la Cour suprême des États‑Unis dans l'affaire Hamdan c. Rumsfeld. Or, le 12 juin 2008, cette même cour a déclaré — dans Boumediene c. Bush, 128 S. Ct. 2229 (2008) — que les détenus de Guantanamo ont le droit constitutionnel de faire contrôler la légalité de leur détention par voie d'habeas corpus, et a annulé les dispositions de la Military Commissions Act of 2006 qui avaient suspendu ce droit.)
[18] S'il est vrai que la procédure à laquelle est soumis M. Khadr a changé, la demande qu'il formule repose sur la série de faits survenus à Guantanamo — les interrogatoires et la communication d'éléments de preuve ayant eu lieu en 2003 et 2004 — que nous avons déjà examinée dans Khadr 2008. Nous sommes convaincus que les arguments sur lesquels nous nous sommes fondés dans cet arrêt pour conclure à l'application de la Charte aux actions de responsables canadiens à Guantanamo valent également pour la présente affaire.
2. La conduite du gouvernement canadien porte‑t‑elle atteinte aux droits de M. Khadr à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne?
[19] Les États‑Unis détiennent M. Khadr en vue de lui faire subir un procès pour des accusations de crimes de guerre. Ils sont donc la source première de la privation de sa liberté et de la sécurité de sa personne. Toutefois, la demande de M. Khadr repose sur l'allégation selon laquelle le Canada a lui aussi contribué à l'atteinte passée et présente à sa liberté. Pour qu'il soit satisfait aux exigences de l'art. 7, il doit exister — comme l'a indiqué la Cour dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 — un « lien causal suffisant entre la participation de notre gouvernement et l'atteinte [à la liberté et à la sécurité de la personne] qui survient en bout de ligne » (par. 54).
[20] Le dossier indique que les interrogatoires menés par le SCRS et le MAECI ont fourni des éléments de preuve importants au sujet des accusations dont M. Khadr fait l'objet. Durant les interrogatoires menés en février et septembre 2003, des agents du SCRS ont interrogé M. Khadr à plusieurs reprises sur les faits essentiels en cause dans le cadre de la poursuite intentée contre lui. Ils lui ont en outre soutiré des déclarations potentiellement inculpatoires dans le cadre des instances introduites contre lui aux États‑Unis (Document du SCRS, pièce « U », jointe à l'affidavit du Lt. Comm. William Kuebler, 7 novembre 2003 (D.C., vol. II, p. 280); Résumé de l'interrogatoire, pièce « AA », jointe à l'affidavit du Lt. Comm. William Kuebler, 24 février 2003 (D.C., vol. III, p. 289); Résumé de l'interrogatoire, pièce « BB », jointe à l'affidavit du Lt. Comm. William Kuebler, 17 février 2003 (D.C., vol. III, p. 292); Résumé de l'interrogatoire, pièce « DD », jointe à l'affidavit du Lt. Comm. William Kuebler, 20 avril 2004 (D.C., vol. III, p. 296)). Dans un rapport du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité intitulé Le rôle du SCRS dans l'affaire Omar Khadr (8 juillet 2009), il est mentionné en outre que, selon le SCRS, les interrogatoires de M. Khadr ont été « très fructueu[x], comme le montrent les renseignements secrets de qualité » qu'il a fournis (p. 14). Ces déclarations ont été communiquées aux autorités américaines et ont été résumées dans des rapports d'enquête américains (Rapport d'enquête, pièce « AA », jointe à l'affidavit du Lt. Comm. William Kuebler, 24 février 2003 (D.C., vol. III, p. 289 ff.)). Suivant les règles de preuve assouplies établies par la Military Commissions Act of 2006 des États‑Unis, les déclarations faites par M. Khadr aux responsables canadiens pourraient être admissibles dans le cadre des procédures intentées contre lui, en dépit des circonstances abusives dans lesquelles elles ont été obtenues : voir United States of America c. Jawad, commission militaire, 24 septembre 2008, Décision D‑008 sur la requête en rejet présentée par la défense — Torture du détenu (en ligne : http://www.defense.gov/news/Ruling%20D‑008.pdf). Les interrogatoires dont il a été question précédemment ont également préparé l'interrogatoire du mois de mars 2004 lors duquel un représentant du MAECI, sachant que M. Khadr avait été soumis au « programme grand voyageur—» pour amoindrir sa résistance lors des interrogatoires, l'a néanmoins interrogé (Résumé de l'interrogatoire, pièce «—DD—», jointe à l'affidavit du Lt. Comm. William Kuebler, 20 avril 2004 (D.C., vol. III, p. 296)).
[21] Celui qui sollicite une réparation fondée sur la Charte doit prouver la violation de celle‑ci selon la prépondérance des probabilités (R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 277). Il est raisonnable de déduire de la preuve non contredite portée à notre connaissance que les déclarations recueillies par des responsables canadiens contribuent à la détention continue de M. Khadr, et ont ainsi une incidence sur ses droits à la liberté et à la sécurité. En l'absence d'éléments de preuve contraires (ou de dénégation réfutant cette inférence), nous concluons sur la foi du dossier dont nous sommes saisis que la participation active du Canada à un régime, illégal à l'époque, a contribué et continue de contribuer à la détention actuelle de M. Khadr, laquelle est l'objet de la demande sur laquelle nous sommes appelés à statuer. Le lien causal exigé par Suresh entre la conduite du Canada et la privation de la liberté et de la sécurité de la personne est établi.
3. L'atteinte est‑elle compatible avec les principes de justice fondamentale?
[22] Nous avons conclu à l'existence d'un lien suffisant entre la conduite du gouvernement canadien et la privation de la liberté et de la sécurité de sa personne subie par M. Khadr. Cela ne suffit cependant pas à établir une atteinte aux droits de ce dernier garantis par l'art. 7 de la Charte. En effet, pour prouver l'existence d'une atteinte, M. Khadr doit démontrer que la privation en question n'est pas compatible avec les principes de justice fondamentale.
[23] Les principes de justice fondamentale « se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique » : Renvoi : Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503. Tirés de l'expérience et de la jurisprudence canadiennes, ils prennent en compte les obligations et les valeurs du Canada exprimées dans les diverses sources du droit international en matière de droits de la personne auxquelles le Canada est tenu de se conformer. Dans R. c. D.B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3, par. 46, la Cour a réitéré, dans les termes suivants (sous la plume de la juge Abella qui a rédigé les motifs des juges majoritaires), les critères selon lesquels on peut confirmer l'existence d'un nouveau principe de justice fondamentale :
(1) Il doit s'agir d'un principe juridique.
(2) Il doit exister un consensus sur le fait que cette règle ou ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice.
(3) Ce principe doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d'évaluer l'atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne.
[24] Nous concluons que la conduite du Canada relative à la poursuite engagée contre M. Khadr a porté atteinte aux principes de justice fondamentale. Réexaminons brièvement cette conduite. Les déclarations recueillies par le SCRS et le MAECI ont été obtenues au moyen de la participation à un régime dont on savait à l'époque qu'il avait nié à des détenus le droit de contester la légalité de leur détention par voie d'habeas corpus. On savait également que M. Khadr était alors âgé de 16 ans et qu'il n'avait pas pu consulter un avocat ou tout autre adulte qui aurait eu son intérêt à cur. Comme l'a déclaré la Cour dans Khadr 2008, la participation du Canada à la procédure illégale engagée à Guantanamo contrevenait manifestement aux obligations internationales du Canada (Khadr 2008, par. 23‑25; Hamdan c. Rumsfeld). En menant leurs interrogatoires, les agents du SCRS étaient ceux qui décidaient des questions posées et du sujet traité (Transcription du contre‑interrogatoire relatif à l'affidavit de M. Hooper, pièce « GG », jointe à l'affidavit du Lt. Comm. William Kuebler, 2 mars 2005 (D.C., vol. III, p. 313, p. 22)). Les responsables canadiens savaient aussi que les autorités américaines auraient un accès illimité à la teneur des interrogatoires grâce aux enregistrements audio et vidéo qui en étaient faits, puisque les responsables canadiens n'ont pas cherché à en restreindre l'usage (Le rôle du SCRS dans l'affaire Omar Khadr, p. 12-13). Les interrogatoires visaient à recueillir des renseignements secrets et non pas à faire progresser une enquête criminelle. Même si, dans certains contextes, il peut exister d'importantes différences entre les interrogatoires menés en vue de colliger des renseignements secrets et ceux menés dans le cadre d'enquêtes criminelles, en l'espèce, ces différences perdent leur importance. Les responsables canadiens ont interrogé M. Khadr sur des sujets qui pourraient avoir permis de recueillir des éléments de preuve importants pour les procédures criminelles intentées contre lui, dans des circonstances où ces responsables savaient que M. Khadr était détenu pour une période indéterminée, qu'il était un adolescent et qu'il était seul durant les interrogatoires. En outre, l'interrogatoire mené en mars 2004 — au cours duquel M. Khadr a refusé de répondre aux questions — s'est déroulé alors qu'on savait que celui‑ci avait été soumis à trois semaines de privation planifiée de sommeil, une mesure décrite par la commission militaire américaine dans Jawad comme visant à [traduction] « rendre [les détenus] plus dociles et à venir à bout de leur résistance à l'interrogatoire » (par. 4).
[25] Ces faits établissent la participation du Canada à une conduite étatique violant les principes de justice fondamentale. Le fait d'avoir interrogé un adolescent, pour lui soutirer des déclarations relatives aux accusations criminelles les plus sérieuses qui soient, alors qu'il était détenu dans ces conditions et qu'il ne pouvait pas consulter un avocat et même si l'on savait que les fruits des interrogatoires seraient communiqués aux procureurs américains, contrevient aux normes canadiennes les plus élémentaires quant aux traitements à accorder aux suspects adolescents détenus.
[26] Nous concluons que M. Khadr a établi que le Canada a enfreint les droits qui lui sont garantis par l'art. 7 de la Charte.
B. La réparation demandée est‑elle convenable et juste eu égard à toutes les circonstances?
[27] Dans une instance antérieure (Khadr 2008), M. Khadr a obtenu, à titre de réparation, la communication de l'information recueillie contre lui par des responsables canadiens à la faveur d'interrogatoires ayant eu lieu à Guantanamo. Dans le présent pourvoi, il s'agit de savoir si la violation de l'art. 7 de la Charte permet à M. Khadr d'obtenir la réparation consistant en une ordonnance intimant au Canada de demander aux États‑Unis son renvoi au Canada. Deux questions se posent à ce stade : (1) Existe‑t‑il un lien causal suffisant entre la violation et la réparation demandée? (2) Le fait que la réparation sollicitée touche la prérogative royale en matière d'affaires étrangères fait‑il obstacle à cette réparation?
[28] Le juge de première instance a conclu qu'il pouvait accorder la réparation demandée. La Cour d'appel fédérale a estimé qu'il n'avait pas abusé de son pouvoir discrétionnaire en matière de réparation. Étant donné notre réponse à la seconde des questions énoncées précédemment, nous arrivons à la conclusion que, sur la foi du dossier dont nous sommes saisis, le juge de première instance a commis une erreur dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en accordant la réparation demandée.
[29] Premièrement, la réparation demandée a‑t‑elle un lien suffisant avec la violation? Nous avons conclu que le gouvernement canadien a violé les droits garantis à M. Khadr par l'art. 7, en raison de sa participation, en 2003 et 2004, au régime militaire de Guantanamo, alors illégal. La question qui se pose à cette étape de l'analyse est celle de savoir si la réparation maintenant demandée — soit une ordonnance intimant au gouvernement canadien de demander aux États‑Unis le renvoi de M. Khadr au Canada — est convenable et juste eu égard aux circonstances.
[30] Une réparation convenable et juste est « celle qui permet de défendre utilement les droits et libertés du demandeur » : Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 55. Ainsi, M. Khadr doit tout d'abord réussir à établir l'existence d'un lien suffisant entre les violations de l'art. 7 survenues en 2003 et 2004 et l'ordonnance sollicitée dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire qu'il a formulée. Selon nous, l'existence d'un lien suffisant est établie par le fait que les incidences de ces violations persistent jusqu'à présent. Les droits de M. Khadr garantis par la Charte ont été violés lorsque des responsables canadiens ont contribué à sa détention par les interrogatoires qu'ils ont menés à Guantanamo, tout en sachant qu'il était un adolescent, qu'il n'avait alors pas accès à un avocat ou à un recours en habeas corpus et qu'au moment où s'est déroulé l'interrogatoire du mois de mars 2004, il avait été soumis à des traitements inappropriés par les autorités américaines. Comme l'information recueillie par les responsables canadiens lors de leurs interrogatoires pourrait être utilisée dans le cadre des procédures américaines engagées contre M. Khadr, on ne peut pas dire que les effets des violations ont cessé. Ils se poursuivent à ce jour. Comme nous l'avons indiqué, il est possible que l'information obtenue par les responsables canadiens et transmise aux autorités militaires américaines fasse partie du dossier en vertu duquel il est actuellement détenu. La preuve dont nous disposons donne à penser que l'information en question était pertinente et utile. Les parties n'ont pas suggéré qu'elle ne fait pas partie du dossier colligé contre M. Khadr ou qu'elle ne sera pas produite lorsque son procès sera finalement tenu. Nous concluons donc que la violation des droits garantis à M. Khadr par l'art. 7 de la Charte est toujours en cours et que la réparation sollicitée pourrait défendre ces droits.
[31] Les actions à l'origine des violations de la Charte invoquées dans le présent pourvoi appartiennent au passé. Mais leurs effets sur la liberté et la sécurité de M. Khadr persistent à ce jour et pourraient avoir des répercussions à l'avenir. Les effets des violations se perpétuent ainsi dans le présent. Lorsque des actions passées violent des libertés actuelles, une réparation actuelle peut être requise.
[32] Nous concluons que le lien nécessaire entre les violations de l'art. 7 et la réparation demandée a été établi aux fins de la présente demande de contrôle judiciaire.
[33] Deuxièmement, le fait que la réparation demandée touche la prérogative royale en matière d'affaires étrangères fait‑il obstacle à cette réparation? L'existence d'un lien entre la réparation et la violation n'est pas le seul facteur à prendre en considération. Comme l'énonce l'arrêt Doucet‑Boudreau, la réparation convenable et juste est celle qui, en outre, « fait appel à des moyens légitimes dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle » (par. 56) et doit être une réparation « judiciaire qui défend le droit en cause tout en mettant à contribution le rôle et les pouvoirs d'un tribunal » (par. 57). Le gouvernement fait valoir que la Constitution du Canada ne confère pas aux tribunaux le pouvoir d'exiger de la branche exécutive du gouvernement qu'elle fasse quoi que ce soit dans le domaine de la politique étrangère. Selon lui, la décision de ne pas demander le rapatriement de M. Khadr relève directement de la prérogative de la Couronne de conduire les relations internationales, prérogative qui comprend le droit de parler librement avec un État étranger de toutes ces questions : P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 1‑19.
[34] La prérogative royale est [traduction] « le résidu du pouvoir discrétionnaire ou arbitraire dont la Couronne est légalement investie à tout moment » : Reference as to the Effect of the Exercise of the Royal Prerogative of Mercy Upon Deportation Proceedings, [1933] R.C.S. 269, p. 272, le juge en chef Duff, citant A. V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution (8e éd. 1915), p. 420. Il s'agit d'une source limitée de pouvoir administratif ne découlant pas de la législation, que confère la common law à la Couronne : Hogg, p. 1‑17.
[35] La prérogative royale en matière d'affaires étrangères n'a pas été supplantée par l'art. 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, L.R.C. 1985, ch. E‑22, et continue d'être exercée par le gouvernement fédéral. Elle comprend le pouvoir de faire des observations à un gouvernement étranger : Black c. Canada (Prime Minister) (2001), 199 D.L.R. (4th) 228 (C.A. Ont.). Nous sommes donc d'accord avec la conclusion implicite du juge O'Reilly (par. 39, 40 et 49) selon laquelle la décision de ne pas demander le rapatriement de M. Khadr a été prise dans l'exercice de la prérogative en matière de relations étrangères.
[36] Lorsqu'il exerce les pouvoirs que lui confère la common law en vertu de la prérogative royale, l'exécutif n'est toutefois pas à l'abri du contrôle constitutionnel : Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441. Certes, il revient à l'exécutif, et non aux tribunaux, de décider si et comment il exercera ses pouvoirs; mais les tribunaux ont indéniablement compétence pour déterminer si la prérogative invoquée par la Couronne existe véritablement et, dans l'affirmative, pour décider si son exercice contrevient à la Charte (Operation Dismantle) ou à d'autres normes constitutionnelles (Air Canada c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1986] 2 R.C.S. 539) — ils sont d'ailleurs tenus d'exercer cette compétence.
[37] Le pouvoir restreint dont jouissent les tribunaux pour contrôler la constitutionnalité de l'exercice de la prérogative royale tient au fait que, dans une démocratie constitutionnelle, tout pouvoir gouvernemental doit être exercé en conformité avec la Constitution. Cela dit, le contrôle judiciaire de l'exercice de la prérogative sur le plan de sa constitutionnalité demeure tributaire du fait que la branche exécutive du gouvernement est responsable des décisions relevant de ce pouvoir, et que l'exécutif est mieux placé pour prendre ces décisions dans le cadre des choix constitutionnels possibles. Il faut que le gouvernement dispose d'une certaine marge de manuvre lorsqu'il décide de quelle manière il doit s'acquitter des obligations relevant de sa prérogative : voir, p. ex., Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 101‑102. Il appartient cependant aux tribunaux de fixer les limites légales et constitutionnelles à l'intérieur desquelles ces décisions doivent être prises. Ainsi, lorsqu'un gouvernement refuse de se conformer aux contraintes constitutionnelles, les tribunaux ont le pouvoir de rendre des ordonnances qui garantissent que la prérogative du gouvernement en matière d'affaires étrangères est exercée en conformité avec la Constitution : États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283.
[38] Après avoir conclu que les tribunaux jouissent d'un pouvoir circonscrit pour examiner les questions relatives aux affaires étrangères et intervenir à leur égard — de façon à s'assurer de la constitutionnalité de l'action de l'exécutif — il nous reste une question à trancher : le juge O'Reilly s'est‑il fondé sur des considérations erronées en exerçant ce pouvoir dans les circonstances de l'espèce? (R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, par. 15; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 117‑118) (Par souci d'équité envers le juge du procès, nous précisons que le gouvernement n'a proposé aucune solution de rechange (motifs du juge du procès, par. 78).) Si sa décision est justifiable au regard du dossier et des principes de droit, la déférence nous oblige à ne pas intervenir. À notre avis, tel n'est toutefois pas le cas.
[39] Nous estimons tout d'abord que la réparation ordonnée par les juridictions d'instances inférieures accorde un poids insuffisant à la responsabilité constitutionnelle de l'exécutif de prendre des décisions concernant les affaires étrangères dans le contexte de circonstances complexes et en fluctuation constante, en tenant compte des intérêts nationaux plus larges du Canada. Pour les motifs suivants, nous concluons que la réparation appropriée consiste, d'une part, à déclarer que, selon le dossier dont la Cour est saisie, le Canada a porté atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l'art. 7, et, d'autre part, à laisser au gouvernement le soin de décider de quelle manière il convient de répondre au présent arrêt à la lumière de l'information dont il dispose actuellement et de sa responsabilité en matière d'affaires étrangères et ce, en conformité avec la Charte.
[40] Comme nous l'avons indiqué, la conduite des affaires étrangères relève de la branche exécutive du gouvernement. Il incombe en revanche aux tribunaux de statuer sur les actions intentées par des individus qui estiment que l'exercice par le gouvernement de ses pouvoirs discrétionnaires a porté ou portera atteinte à leurs droits garantis par la Charte : Operation Dismantle.
[41] Dans certaines situations, les tribunaux peuvent donner à la branche exécutive du gouvernement des directives spécifiques sur des questions ayant trait à la politique étrangère. À titre d'exemple, la Cour a conclu, dans Burns, qu'il serait contraire à l'art. 7 d'extrader un fugitif du Canada sans demander à l'État requérant, et sans obtenir de lui, la garantie que la peine de mort ne sera pas infligée. Elle a dûment pris en compte le fait que la demande et l'obtention de telles assurances relevaient des relations étrangères du Canada. Elle a néanmoins ordonné au gouvernement de les demander.
[42] Les faits particuliers de l'affaire Burns justifiaient une réparation de nature plus spécifique. En effet, les fugitifs se trouvaient sous le contrôle des autorités canadiennes. Il était évident que les assurances conféreraient une protection efficace contre une violation éventuelle de la Charte : le Canada avait tout à fait le pouvoir de protéger les fugitifs contre une exécution possible. En outre, la Cour a signalé qu'aucun objectif d'intérêt public que servirait l'extradition sans assurances ne serait pas également servi de façon substantielle par une extradition assortie d'assurances; rien n'indiquait non plus que le fait de demander de telles assurances nuirait aux bonnes relations du Canada avec d'autres États : Burns, par. 125 et 136.
[43] La présente affaire est différente de Burns. L'intimé n'est pas sous le contrôle du gouvernement canadien; l'efficacité de la réparation proposée est incertaine; et la Cour n'est pas en mesure d'évaluer correctement les conséquences d'une demande de rapatriement sur les relations étrangères du Canada.
[44] Cela nous amène à notre deuxième objection : le caractère inadéquat du dossier. Celui dont nous disposons nous donne une image forcément incomplète de l'ensemble des considérations auxquelles le gouvernement fait actuellement face pour juger de la demande de M. Khadr. Nous ne savons pas quelles négociations ont pu avoir lieu, ou auront lieu, entre les gouvernements des États‑Unis et du Canada sur le sort de M. Khadr. Comme l'a observé le juge en chef Chaskalson dans Kaunda c. President of the Republic of South Africa, [2004] ZACC 5, 136 I.L.R. 452, par. 77 : [traduction] « Le moment choisi pour présenter des observations, s'il y a lieu d'en présenter, les termes dans lesquels elles devraient être formulées, et les sanctions qui (le cas échéant) devraient suivre si lesdites observations sont rejetées, sont des questions que les tribunaux ne sont pas véritablement en mesure de trancher. » Dans les circonstances, il ne serait donc pas opportun que la Cour donne des directives quant aux mesures diplomatiques qu'il faudrait prendre pour remédier aux violations des droits de l'intimé garantis par la Charte.
[45] Bien que M. Khadr soit détenu à Guantanamo depuis plus de sept ans, la situation juridique difficile dans laquelle il se trouve continue d'évoluer. Selon les représentations des avocats lors de l'audition du présent pourvoi, le ministère de la Justice des États‑Unis a décidé que M. Khadr sera jugé, comme prévu, par une commission militaire, même si d'autres détenus de Guantanamo subiront plutôt leur procès devant une cour fédérale à New York. On ignore quelle sera l'incidence de ces nouvelles circonstances sur la situation de M. Khadr et sur les négociations qui pourraient être en cours entre les États‑Unis et le Canada quant à son possible rapatriement. Ces faits incitent toutefois la Cour à faire preuve de prudence dans l'exercice de son pouvoir de réparation.
[46] En l'espèce, les incertitudes au chapitre de la preuve, les limites de la compétence institutionnelle de la Cour et la nécessité de respecter les prérogatives de l'exécutif nous amènent à conclure que la réparation appropriée est de nature déclaratoire. Le jugement déclaratoire d'inconstitutionnalité est un redressement discrétionnaire : Operation Dismantle, p. 481, citant Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821. Notre Cour a reconnu qu'il s'agit d'une « forme efficace et souple de règlement des véritables litiges » : R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, p. 649. Un tribunal peut, à juste titre, prononcer un jugement déclaratoire dans la mesure où il a compétence sur l'objet du litige, où la question dont il est saisi est une question réelle et non pas simplement théorique, et où la personne qui la soulève a véritablement intérêt à la soulever. C'est le cas en l'espèce.
[47] La solution à la fois prudente pour l'instant et respectueuse des responsabilités de l'exécutif et des tribunaux consiste à ce que la Cour fasse droit en partie à la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Khadr et prononce un jugement déclaratoire en sa faveur informant le gouvernement de son opinion sur le dossier dont elle est saisie, opinion qui fournira, pour sa part, à l'exécutif, le cadre juridique en vertu duquel il devra exercer ses fonctions et examiner les mesures qu'il conviendra de prendre à l'égard de M. Khadr, en conformité avec la Charte.
IV. Conclusion
[48] Le pourvoi est accueilli en partie. La demande de contrôle judiciaire de M. Khadr est accueillie en partie. La Cour déclare que, compte tenu de la conduite de responsables canadiens lors d'interrogatoires menés en 2003 et 2004, telle qu'elle est établie par la preuve, le Canada a activement participé à un processus contraire aux obligations internationales qui lui incombent en matière de droits de la personne et a contribué à la détention continue de M. Khadr, de telle sorte qu'il a porté atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité de sa personne que lui garantit l'art. 7 de la Charte et ce, de manière incompatible avec les principes de justice fondamentale. M. Khadr a droit aux dépens.
Pourvoi accueilli en partie avec dépens en faveur de l'intimé.
Procureur des appelants : Ministère de la Justice, Ottawa.
Procureurs de l'intimé : Parlee McLaws, Edmonton.
Procureurs de l'intervenante Amnesty International (Canadian Section, English Branch) : Thompson Dorfman Sweatman, Winnipeg.
Procureurs des intervenants Human Rights Watch, University of Toronto, Faculty of Law — International Human Rights Program et David Asper Centre for Constitutional Rights : John Norris, Brydie Bethell et Audrey Macklin, Toronto.
Procureur des intervenants la Coalition canadienne pour les droits des enfants et Justice for Children and Youth : Justice for Children and Youth Services, Toronto.
Procureurs de l'intervenante l'Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Arvay Finlay, Vancouver.
Procureurs de l'intervenante Criminal Lawyers' Association (Ontario) : Greenspan Humphrey Lavine, Toronto.
Procureurs de l'intervenante l'Association du Barreau canadien : Waldman & Associates, Toronto.
Procureurs des intervenants Avocats sans frontières Canada, le Barreau du Québec et le Groupe d'étude en droits et libertés de la Faculté de droit de l'Université Laval : McCarthy Tétrault, Montréal.
Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles : Marlys Edwardh Barristers Professional Corporation, Toronto.
Procureurs de l'intervenant National Council for the Protection of Canadians Abroad : Theall Group, Toronto; Amsterdam & Peroff, Toronto.