Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 3 R.C.S. 3, 2002 CSC 57
Le procureur général du Canada au nom de Sa Majesté la Reine
du chef du Canada et en sa qualité de ministre de la Justice, le Conseil
du Trésor du Canada et le sous-ministre de la Justice Appelants
c.
Patricia Babcock, Linda Bell, Victoria Bryan, Lynn Burch, Karl
Burdak, George Carruthers, Gordon Carscadden, Margaret E.T. Clare,
Timothy W. Clarke, Moyra Dhaliwal, Mary Jane Dodge, Jonas Dubas,
S. David Frankel, Greg D. Franklin, Valerie Hartney, Bruce Hilchey,
John Kennedy, Digby Kier, Daniel L. Kiselbach, Ingeborg E. Lloyd,
Josephine Loncaric, John Loo, William Mah, Ian McKinnon, Robert
Moen, Nancy Oster, Michael Owens, Brent Paris, Darlene Patrick,
Paul Pelletier, David Prest, Brian Purdy, Christopher
Randall, Brian Sedgwick, Karen Shirley, Pamela Lindsay Smith,
Tim Stokes, Cory Stolte, Josée Tremblay, Karen A. Truscott, Max
Weder, Harry Wruck et Wendy Yoshida Intimés
et
Le procureur général de la Colombie‑Britannique, le procureur
général de l’Alberta, le Commissaire à l’information du Canada
et la British Columbia Civil Liberties Association Intervenants
et entre
Le procureur général du Canada au nom de Sa Majesté la Reine
du chef du Canada et en sa qualité de ministre de la Justice, le Conseil
du Trésor du Canada et le sous-ministre de la Justice Appelants
c.
Rosemary Lutter et Emily Reid Intimées
et
Le procureur général de la Colombie‑Britannique, le procureur
général de l’Alberta, le Commissaire à l’information du Canada
et la British Columbia Civil Liberties Association Intervenants
Répertorié : Babcock c. Canada (Procureur général)
Référence neutre : 2002 CSC 57.
No du greffe : 28091.
2002 : 20 février; 2002 : 11 juillet.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (2000), 188 D.L.R. (4th) 678, 142 B.C.A.C. 161, 76 B.C.L.R. (3d) 35, [2000] 6 W.W.R. 577, [2000] B.C.J. No. 1127 (QL), 2000 BCCA 348, qui a accueilli l’appel interjeté par les intimés contre un jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (1999), 176 D.L.R. (4th) 417, 70 B.C.L.R. (3d) 128, [1999] B.C.J. No. 1777 (QL). Pourvoi accueilli en partie.
David Sgayias, c.r., et Christopher Rupar, pour les appelants.
Richard R. Sugden, c.r., et Craig P. Dennis, pour les intimés.
George H. Copley, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
James C. Robb, c.r., pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Daniel Brunet, pour l’intervenant le Commissaire à l’information du Canada.
Joseph J. Arvay, c.r., et Christopher Jones, pour l’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association.
Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel rendu par
1 Le Juge en chef — Le présent pourvoi soulève la question de savoir dans quelles circonstances, le cas échéant, des renseignements confidentiels du Cabinet doivent être divulgués dans le cadre d’une instance entre le gouvernement et de simples citoyens.
2 Le 6 juin 1990, le Conseil du Trésor du Canada fixe la rémunération des avocats du ministère de la Justice en poste au bureau régional de Toronto à un niveau supérieur à celui des avocats en poste ailleurs. Les avocats internes de Vancouver intentent une action devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, dans laquelle ils prétendent qu’en ne leur accordant pas la même rémunération qu’aux avocats de Toronto, le gouvernement contrevient à leurs contrats de travail et manque à son obligation de fiduciaire envers eux.
3 L’action suit son cours et, en décembre 1996, les parties échangent des listes de documents pertinents conformément aux règles de procédure de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. En juin 1997, le gouvernement dépose une liste complémentaire de documents. Il y énumère une série de documents décrits comme pouvant être produits.
4 Le gouvernement présente ensuite une requête visant à faire transférer l’action de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique à la Cour fédérale. À l’appui de sa demande, il dépose l’affidavit de Joan McCoy, cadre au Secrétariat du Conseil du Trésor. Selon cet affidavit, le décret autorisant la majoration de la rémunération des avocats de Toronto s’explique par le fait que les avocats de Toronto peuvent habituellement prétendre à une rémunération plus élevée que celle des avocats des autres régions du Canada. L’affidavit révèle également la date de la décision du Conseil du Trésor.
5 La requête du gouvernement visant à faire transférer l’action est rejetée et l’action suit son cours devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Un peu moins de deux ans après le dépôt de sa première liste de documents, le gouvernement modifie sa position concernant la divulgation des documents. Il produit une attestation émanant du greffier du Conseil privé en application du par. 39(1) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5, pour faire valoir son opposition à la divulgation de 51 documents et à tout interrogatoire les concernant, au motif qu’ils contiennent [traduction] « des renseignements qui constituent des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada ». L’attestation invoque l’immunité à l’égard de 12 documents du gouvernement préalablement énumérés comme des documents pouvant être produits (dont certains ont déjà été divulgués), de cinq documents sous le contrôle des demandeurs ou en leur possession, ainsi que de 34 documents et renseignements préalablement décrits comme ne pouvant être produits.
6 Les demandeurs (intimés) présentent une demande visant à contraindre le gouvernement à produire les documents qu’il prétend protégés. Le juge Edwards, siégeant en chambre, déboute les demandeurs, statuant que l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada est constitutionnel et clair. Lorsque le greffier du Conseil privé produit une attestation, l’affaire est réglée et les tribunaux n’ont pas le pouvoir de l’annuler. Les juges de la Cour d’appel, à la majorité, infirment cette décision et ordonnent la production des documents au motif que le gouvernement a renoncé à son droit d’invoquer la confidentialité en indiquant sur sa liste que certains documents pouvaient être produits et en divulguant des renseignements sélectifs dans l’affidavit de Mme McCoy. Le gouvernement se pourvoit contre cette décision devant notre Cour.
I. Les dispositions législatives
7 Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5
39. (1) Le tribunal, l’organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements sont, dans les cas où un ministre ou le greffier du Conseil privé s’opposent à la divulgation d’un renseignement, tenus d’en refuser la divulgation, sans l’examiner ni tenir d’audition à son sujet, si le ministre ou le greffier attestent par écrit que le renseignement constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada.
(2) Pour l’application du paragraphe (1), un « renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada » s’entend notamment d’un renseignement contenu dans :
a) une note destinée à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil;
b) un document de travail destiné à présenter des problèmes, des analyses ou des options politiques à l’examen du Conseil;
c) un ordre du jour du Conseil ou un procès‑verbal de ses délibérations ou décisions;
d) un document employé en vue ou faisant état de communications ou de discussions entre ministres sur des questions liées à la prise des décisions du gouvernement ou à la formulation de sa politique;
e) un document d’information à l’usage des ministres sur des questions portées ou qu’il est prévu de porter devant le Conseil, ou sur des questions qui font l’objet des communications ou discussions visées à l’alinéa d);
f) un avant‑projet de loi ou projet de règlement.
(3) Pour l’application du paragraphe (2), « Conseil » s’entend du Conseil privé de la Reine pour le Canada, du Cabinet et de leurs comités respectifs.
(4) Le paragraphe (1) ne s’applique pas :
a) à un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada dont l’existence remonte à plus de vingt ans;
b) à un document de travail visé à l’alinéa (2)b), dans les cas où les décisions auxquelles il se rapporte ont été rendues publiques ou, à défaut de publicité, ont été rendues quatre ans auparavant.
II. Les décisions
A. Cour suprême de la Colombie-Britannique (1999), 176 D.L.R. (4th) 417
8 Le juge siégeant en chambre a rejeté la demande de production présentée par les demandeurs et il a retenu dans leur intégralité les allégations de confidentialité du gouvernement. Il a statué que l’attestation délivrée par le greffier du Conseil privé ou un ministre en vertu de l’art. 39 confère une protection absolue, laquelle témoigne de l’importance de protéger la confidentialité des travaux du Cabinet. La rémunération des employés relevant de la compétence exclusive du gouvernement fédéral, la décision du greffier d’attester que les documents et les renseignements constituent des renseignements confidentiels ne pouvait être contestée. Ni le fait d’énumérer les documents comme pouvant être produits ni la divulgation de renseignements dans l’affidavit de Mme McCoy ne constituaient une renonciation. Le juge Edwards a conclu que, sauf circonstances très exceptionnelles, la divulgation antérieure n’emporte pas renonciation à l’application de l’art. 39. Enfin, le juge Edwards a rejeté l’argument selon lequel la confidentialité constitue une atteinte inconstitutionnelle à la compétence fondamentale des cours supérieures protégée par l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, le privilège du Cabinet étant depuis longtemps reconnu comme un exercice légitime du pouvoir du Parlement.
B. Cour d’appel de la Colombie-Britannique (2000), 188 D.L.R. (4th) 678, 2000 BCCA 348
9 Les juges de la Cour d’appel ont conclu à la majorité que le juge Edwards a commis une erreur en rejetant l’argument selon lequel le gouvernement avait renoncé à la protection des documents et des renseignements. La Couronne, à titre de représentante de l’État, doit pouvoir renoncer à son privilège; sinon, toute partie qui s’oppose à la Couronne dans un litige se trouverait dans la situation intenable de ne pouvoir compter sur la production de documents par le gouvernement, sans égard à l’importance de ces documents pour l’établissement de sa thèse ni du retard avec lequel la Couronne fait valoir sa demande d’immunité. Certes, il peut être nécessaire de « restreindre à l’extrême » les droits d’une partie d’obtenir la divulgation complète de documents ayant trait à des questions aussi délicates que la défense de l’État, la sécurité intérieure ou les relations diplomatiques, mais le gouvernement doit pouvoir renoncer à cette protection dans les cas opportuns.
10 Appliquant ce principe, les juges majoritaires ont conclu que le gouvernement avait renoncé à son immunité à l’égard des 17 documents préalablement décrits comme pouvant être produits. Il avait également renoncé à la protection des renseignements contenus dans l’affidavit de Mme McCoy, faisant état de l’explication donnée par le gouvernement à l’appui de l’écart de rémunération qui est au coeur du litige. Toute revendication subséquente de privilège serait sélective, car il faudrait considérer qu’il y a eu renonciation à la confidentialité de tous les renseignements connexes. En ce qui concerne les 34 autres documents, les juges majoritaires ont statué que l’art. 39 confère une immunité collective plutôt qu’une immunité sélective, de sorte que la renonciation vaut pour l’ensemble d’une catégorie. La renonciation à l’immunité à l’égard de 17 des documents visés par l’attestation fondée sur l’art. 39 valait donc pour tous les documents pertinents appartenant à cette catégorie. Vu cette conclusion, il n’était pas nécessaire d’examiner la validité constitutionnelle de l’art. 39.
11 Madame le juge Southin était dissidente. À son avis, il est [traduction] « inopportun que les tribunaux s’immiscent dans les affaires du Cabinet et de ses comités et il n’est absolument pas évident, à [s]on sens, [. . .] que les tribunaux devraient redevenir maîtres de tous les aspects de ce domaine du droit, prétention qui, à [s]es yeux, donne une disgracieuse impression d’arrogance de la magistrature » (par. 52). Cela dit, l’art. 39 se limite aux documents réellement soumis au Cabinet ou à un comité du Cabinet, et le greffier doit exercer ses pouvoirs de façon régulière. Il doit décrire convenablement les documents, établir qu’ils sont visés par cette disposition législative et, s’il peut être démontré, par une preuve interne ou externe, que le greffier a outrepassé le pouvoir qui lui est conféré, le tribunal peut ordonner la divulgation de tous les documents qui échappent à la portée de cette disposition.
12 Le juge Southin a conclu que seul un acte du greffier ou d’un ministre peut opérer renonciation. Sinon, des fonctionnaires subalternes n’ayant aucune idée de l’importance de la confidentialité des délibérations du Cabinet pourraient y renoncer, au détriment de l’intérêt national.
13 Madame le juge Newbury a souscrit à l’opinion du juge MacKenzie concernant la renonciation à l’immunité en l’espèce. Elle a toutefois ajouté que, sans cette renonciation, elle aurait adhéré aux conclusions du juge Southin en ce qui a trait à l’obligation du greffier de donner suffisamment de précisions lorsqu’il invoque l’immunité.
III. Les questions en litige
14 1. Quelle est la nature de la confidentialité des délibérations du Cabinet et par quels mécanismes peut-on l’invoquer et y renoncer?
2. L’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada est‑il constitutionnel?
IV. Examen
A. Les principes
15 La confidentialité des délibérations du Cabinet est essentielle au bon gouvernement. Le droit d’obtenir justice en s’adressant aux tribunaux revêt aussi une importance capitale dans notre société, à l’instar de la primauté du droit, de l’obligation du pouvoir exécutif de rendre compte de ses actes et du principe exigeant que les actes officiels relèvent d’un pouvoir clairement conféré par la loi et exercé de façon régulière. Pourtant, ces principes fondamentaux entrent parfois en conflit. Comment résoudre ce conflit? Voilà la question que notre Cour est appelée à trancher dans le présent pourvoi.
16 La réponse à cette question tient à notre compréhension de la confidentialité des délibérations du Cabinet. Quel en est le but? Quelle en est la portée? Par quel mécanisme peut-elle être invoquée? Une fois l’immunité invoquée, peut-on y renoncer ou la perdre et, si oui, de quelle façon? Ces questions trouvent leurs réponses dans une bonne compréhension de la confidentialité des délibérations du Cabinet ainsi que de la portée et de l’effet de l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada qui la protège.
(1) Le rôle de l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada
17 Les articles 37, 38 et 39 de la Loi sur la preuve au Canada régissent les oppositions à la divulgation de renseignements protégés détenus par le gouvernement fédéral. L’article 37 vise tous les cas où la Couronne fait valoir son immunité, sauf en ce qui a trait aux renseignements confidentiels du Cabinet ou du Conseil privé de la Reine pour le Canada; l’art. 38 traite des oppositions relatives aux relations internationales ou à la défense nationale; enfin, l’art. 39 s’applique aux renseignements confidentiels du Cabinet. Sous le régime des art. 37 et 38, un juge détermine si l’intérêt public commande davantage la divulgation des renseignements ou, au contraire, leur protection. Par contre, pour l’application de l’art. 39, c’est le greffier ou le ministre qui soupèsent les intérêts opposés. Si le greffier ou le ministre attestent valablement que des renseignements sont confidentiels, le juge ou le tribunal est tenu de rejeter la demande de divulgation des renseignements, sans les examiner.
18 La tradition démocratique britannique, dont s’inspire la tradition canadienne, reconnaît depuis longtemps la confidentialité des discussions tenues dans l’enceinte du Cabinet et des documents préparés en vue de ces discussions. Cette confidentialité s’explique aisément. Les personnes auxquelles incombe la lourde responsabilité de prendre des décisions gouvernementales doivent se sentir libres de discuter de tous les aspects des problèmes dont elles sont saisies et d’exprimer toutes les opinions possibles, sans crainte de voir les documents qu’elles ont lus, les propos qu’elles ont tenus et les éléments sur lesquels elles ont fondé leur décision faire ultérieurement l’objet d’un examen public : voir Singh c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 185 (C.A.), par. 21 et 22. Si leurs déclarations étaient susceptibles de divulgation, les membres du Cabinet pourraient censurer leurs propos, consciemment ou non. Ils pourraient se garder d’exprimer des positions impopulaires ou de faire des commentaires qui risqueraient d’être considérés politiquement incorrects. L’opinion de lord Salisbury, exposée à la p. 13 du Report of the Committee of Privy Counsellors on Ministerial Memoirs (janvier 1976), résume bien la raison d’être de la reconnaissance et de la protection accordées aux renseignements confidentiels du Cabinet :
[traduction] Les discussions du Cabinet ne se prêtaient pas au prononcé de jugements mûrement réfléchis mais visaient plutôt la recherche de conclusions pratiques. Elles ne pouvaient être vraiment efficaces à cet égard que si l’échange des idées y atteignait le même degré de liberté et de spontanéité que celui propre aux conversations privées — les membres ne doivent pas se sentir entravés par la nécessité de demeurer cohérents par rapport au passé ou par le risque d’avoir à se justifier un jour. [. . .] La première règle de conduite des délibérations du Cabinet qu’il avait l’habitude de proclamer était qu’un membre ne doit jamais « rafraîchir la mémoire » d’un autre membre — c’est-à-dire comparer sa contribution actuelle au fonds commun d’opinions avec un point de vue qu’il a exprimé auparavant . . .
Le processus de gouvernement démocratique atteint son efficacité maximum lorsque les membres du Cabinet à qui incombe le choix des politiques et des décisions gouvernementales peuvent s’exprimer sans réserve au sein du Cabinet. En plus de garantir la spontanéité des délibérations du Cabinet, notre Cour a reconnu, dans l’arrêt Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, p. 659, que la protection des documents du Cabinet était justifiée par un autre motif, soit éviter de « suscite[r] ou attise[r] des critiques publiques ou politiques mal fondées ou spécieuses ». Ainsi, lorsqu’ils prêtent leur serment de membres du Conseil privé, les ministres s’engagent à ne rien révéler des délibérations du Cabinet, et la Chambre des communes et les tribunaux respectent la confidentialité du processus décisionnel du Cabinet.
19 Autrefois, la common law considérait la confidentialité des délibérations du Cabinet comme absolue. Toutefois, au fil des ans, la common law en est venue à reconnaître que l’intérêt public dans la confidentialité des renseignements du Cabinet devait se mesurer à un autre intérêt public auquel il peut parfois devoir céder le pas, soit l’intérêt public dans la divulgation de ces renseignements : voir Carey, précité. Les tribunaux ont commencé à évaluer la nécessité de protéger la confidentialité des affaires du gouvernement par rapport à l’intérêt public dans la divulgation, notamment pour préserver l’intégrité du système judiciaire. Il doit donc exister un moyen de déterminer si les renseignements dont on invoque la confidentialité sont réellement liés aux délibérations du Cabinet et si leur non-divulgation est justifiée. C’est ce qu’ont fait les tribunaux sous le régime de la common law en appliquant un critère qui consiste à déterminer si l’intérêt public commande davantage le maintien de la confidentialité ou la divulgation : voir Carey, précité.
20 En outre, plusieurs ressorts ont adopté des lois qui modifient la common law et prévoient un mécanisme servant à déterminer quels documents sont protégés et comment contester les allégations de confidentialité : voir, par exemple, la Ombudsman Act, R.S.B.C. 1996, ch. 340. L’exercice de ce pouvoir légal est assujetti au principe bien établi selon lequel les actes officiels doivent relever d’un pouvoir clairement conféré par la loi et exercé de façon régulière : Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121. Les tribunaux ont le pouvoir et la responsabilité, lorsqu’une demande leur est soumise, de décider si l’agent de l’État qui délivre l’attestation a exercé son pouvoir conformément à la loi.
21 Le Canada a édicté l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada pour répondre au besoin d’établir un mécanisme assurant l’exercice responsable du pouvoir d’invoquer la confidentialité des délibérations du Cabinet dans le contexte d’une instance judiciaire ou quasi judiciaire. Cette disposition établit un processus à suivre pour placer les renseignements sous la protection de la Loi. C’est l’attestation du greffier du Conseil privé ou d’un ministre qui enclenche l’application de la protection à un renseignement. Le greffier doit attester que « le renseignement constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada ». Pour plus de précision, le par. 39(2) énonce des catégories de renseignements qui entrent dans son champ d’application.
22 Le paragraphe 39(1) permet au greffier d’attester que les renseignements sont confidentiels. Il n’empêche pas la divulgation volontaire de renseignements confidentiels. Cela ressort clairement du texte du par. 39(1) qui dit que la protection de l’art. 39 s’applique seulement « dans les cas où » le greffier ou le ministre s’opposent à la divulgation d’un renseignement. Le greffier doit donc répondre à deux questions avant de délivrer une attestation : Premièrement, s’agit‑il d’un renseignement confidentiel au sens des par. 39(1) et (2)? Deuxièmement, s’agit‑il de renseignements que le gouvernement doit protéger compte tenu des intérêts opposés voulant, d’une part, qu’ils soient divulgués et, d’autre part, que la confidentialité soit préservée? C’est uniquement dans les cas où le greffier ou le ministre répondent à ces deux questions par l’affirmative et où ils attestent que les renseignements sont confidentiels que les protections prévues au par. 39(1) entrent en jeu. Plus particulièrement, la disposition selon laquelle « [l]e tribunal, l’organisme ou la personne [. . .] sont [. . .] tenus [de] refuser la divulgation [d’un renseignement], sans l’examiner ni tenir d’audition à son sujet » s’applique uniquement lorsqu’il existe une attestation valide.
23 Si le greffier ou le ministre décident d’attester qu’un renseignement est confidentiel, celui‑ci bénéficie de la protection de l’art. 39. Une fois sa confidentialité attestée, un renseignement bénéficie d’une protection plus grande que celle offerte par la common law. Si l’article 39 s’applique, le « tribunal, l’organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements » et qui sont saisis de l’affaire doivent refuser d’ordonner la production du renseignement en cause : ils sont « tenus d’en refuser la divulgation ». De plus, ils doivent le faire « sans l’examiner ni tenir d’audition à son sujet ». Cette obligation, édictée en termes absolus, va plus loin que le critère de la common law qui consiste à déterminer, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, si l’intérêt public commande que la confidentialité soit préservée ou que le renseignement soit divulgué. Une attestation valide écarte l’application de la common law au renseignement qui en fait l’objet.
24 Il faut donc se demander ce qu’on entend par une attestation valide. Deux conditions ressortent clairement à la simple lecture de la loi. Premièrement, l’attestation doit émaner du greffier du Conseil privé ou d’un ministre. Deuxièmement, le renseignement doit appartenir à l’une des catégories décrites au par. 39(2).
25 Une troisième condition procède du principe général applicable à tous les actes du gouvernement, selon lequel le pouvoir en cause doit découler de la loi et son exercice doit avoir pour objet véritable de protéger les renseignements confidentiels du Cabinet dans le plus grand intérêt du public. Le rôle que la Loi attribue au greffier consiste exclusivement à protéger les renseignements confidentiels du Cabinet. Elle ne lui permet pas d’entraver les enquêtes publiques ni d’obtenir des avantages tactiques dans un litige. Si la preuve ou les circonstances révèlent que le pouvoir de délivrer l’attestation a été exercé à des fins autres que celles mentionnées à l’art. 39, l’attestation peut être annulée pour cause d’exercice non autorisé du pouvoir exécutif : voir Roncarelli, précité.
26 Une quatrième condition essentielle à la validité de l’attestation tient au fait que l’art. 39 s’applique à la divulgation des documents. Lorsqu’un document a déjà été divulgué, l’art. 39 cesse de s’y appliquer. Il n’est alors plus nécessaire d’en demander la production, compte tenu de sa divulgation antérieure. Lorsque l’art. 39 ne s’applique pas, il se pourrait que le gouvernement puisse faire valoir d’autres motifs justifiant la protection contre toute nouvelle divulgation en s’appuyant sur la common law : Duncan c. Cammell, Laird & Co., [1942] A.C. 624 (H.L.), p. 630; Leeds c. Alberta (Minister of the Environment) (1990), 69 D.L.R. (4th) 681 (B.R. Alb.); Sankey c. Whitlam (1978), 142 C.L.R. 1 (H.C. Austr.), p. 45. Cette question ne se pose toutefois pas dans le cadre du présent pourvoi. De même, l’instance ne soulève pas la question de la divulgation accidentelle, car la Couronne a divulgué certains documents délibérément au cours de l’instance.
27 Ces principes m’amènent à conclure que, règle générale, l’attestation est valide si : (1) elle émane du greffier ou d’un ministre; (2) elle vise des renseignements décrits au par. 39(2); (3) elle est délivrée dans l’exercice de bonne foi d’un pouvoir délégué; (4) elle vise à empêcher la divulgation de renseignements demeurés jusque-là confidentiels.
28 Il serait peut-être utile d’expliquer les aspects formels de l’attestation. Comme nous l’avons déjà souligné, le greffier doit vérifier deux aspects : (1) Les renseignements constituent-ils des renseignements confidentiels au sens de l’art. 39? (2) Est-il souhaitable d’en préserver la confidentialité compte tenu des intérêts opposés voulant, d’une part, que les renseignements soient divulgués et, d’autre part, que la confidentialité soit préservée? Quelles sont les exigences de forme de l’attestation qui en découlent? On peut considérer que le deuxième aspect, l’élément discrétionnaire, est établi par l’acte d’attestation. Toutefois, le premier élément de la décision du greffier commande que son attestation établisse que les renseignements sont visés par la Loi. Cela signifie que le greffier ou le ministre ont l’obligation de donner des renseignements une description suffisante pour établir à la face même de l’attestation qu’il s’agit de renseignements confidentiels du Cabinet et qu’ils appartiennent aux catégories prévues au par. 39(2) ou à une catégorie analogue; la possibilité de catégories analogues découle des termes généraux utilisés dans la disposition introductive du par. 39(2). Ce premier élément résulte du principe qui oblige le greffier ou le ministre à exercer leur pouvoir légal d’une façon régulière en conformité avec la loi. Il suffira généralement à cet égard de fournir une description semblable à celle que les règles de pratique imposent en matière civile dans les demandes visant à protéger le secret professionnel de l’avocat. La date, le titre, l’auteur et le destinataire du document dans lequel se trouvent les renseignements devraient normalement être divulgués. Si des préoccupations touchant à la confidentialité empêchent la divulgation de l’un quelconque de ces indices préliminaires d’identification, ce sera au gouvernement d’en faire la preuve en cas de contestation. Par contre, si les documents dans lesquels se trouvent les renseignements sont correctement identifiés, la personne qui en demande la production et le tribunal doivent accepter la décision du greffier. Une seule argumentation est possible : les documents, au vu de leur description, ne sont pas visés par l’art. 39 ou le greffier a outrepassé les pouvoirs qui lui sont conférés.
29 Quant au délai imparti pour la délivrance de l’attestation, les seules limites sont celles fixées au par. 39(4). Sous réserve de ces limites, il semble que les renseignements qui relèvent du par. 39(2) peuvent faire l’objet d’une attestation longtemps après la date à laquelle remonte leur existence ou celle à laquelle le Cabinet en a pris connaissance. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, si les renseignements ont déjà été divulgués, l’art. 39 ne s’y applique plus, car son seul but est d’en empêcher la divulgation.
30 Il se peut que le greffier ou le ministre puissent révoquer une attestation délivrée à l’égard de renseignements confidentiels du Cabinet en vertu de l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada, selon le principe voulant que le pouvoir de délivrer une attestation emporte aussi nécessairement celui de la révoquer, comme l’a mentionné le juge Southin; ainsi, lorsqu’une attestation est délivrée par erreur, le greffier ou le ministre devraient pouvoir corriger la situation. Cette question ne se pose toutefois pas en l’espèce.
(2) Renonciation
31 Compte tenu des faits de l’espèce, la notion de renonciation dans son sens courant ne trouve pas application. Comme nous l’avons vu, rien ne contraint le greffier ou le ministre à attester la confidentialité de renseignements du Cabinet et à invoquer la protection du par. 39(1). Cependant, s’ils décident de le faire, la protection accordée par l’art. 39 s’applique automatiquement. Cette protection continue de s’appliquer indéfiniment, sauf si : (i) l’attestation est contestée avec succès pour le motif qu’elle se rattache à des renseignements qui ne relèvent pas de l’art. 39; (ii) le greffier ou le ministre ont exercé leur pouvoir de délivrer l’attestation de façon irrégulière; (iii) le par. 39(4) s’applique; ou (iv), le greffier ou le ministre décident de révoquer l’attestation délivrée à l’égard des renseignements. Les termes clairs du par. 39(1) ne permettent aucune autre conclusion.
32 Cette conclusion est compatible avec le fait que la renonciation ne s’applique pas en common law. La prétention que des renseignements sont confidentiels, fondée sur la common law, ne peut être contestée au motif que le gouvernement a renoncé à son droit d’invoquer la confidentialité. Comme l’a fait observer le lord juge Bingham dans Makanjuola c. Commissioner of Police of the Metropolis, [1992] 3 All E.R. 617 (C.A.), p. 623, [traduction] « [l’]immunité d’intérêt public n’est pas un atout que certains joueurs privilégiés peuvent à loisir sortir de leur manche ». Par conséquent, [traduction] « il n’est pas possible de renoncer, dans tous les sens courants du terme, à l’immunité d’intérêt public » (p. 623). Les questions relatives à la production sous le régime de l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada doivent être tranchées par le greffier ou le ministre qui ont la responsabilité de soupeser les intérêts publics. Si une attestation n’est pas délivrée régulièrement et que les documents soient communiqués, la Couronne ne peut se prévaloir de la protection prévue par l’art. 39. Toutefois, en communiquant certains documents, la Couronne n’a pas renoncé à son droit d’invoquer l’art. 39 relativement à d’autres documents.
33 On a soutenu qu’à moins de reconnaître le large pouvoir de renonciation envisagé par les juges majoritaires de la Cour d’appel, les parties qui s’opposent à la Couronne dans un litige se trouveront dans la situation intenable de ne pouvoir compter sur la production des documents par la Couronne, peu importe l’importance de ces documents pour l’établissement de leur thèse ou le retard avec lequel la Couronne invoque son immunité. Cette préoccupation est atténuée par le fait que le par. 39(1) ne peut s’appliquer rétroactivement à des documents déjà produits dans le cadre d’un litige; il ne s’applique que lorsqu’une partie désire obtenir la divulgation forcée de documents.
34 Vu la conclusion selon laquelle la renonciation ne s’applique pas en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de la renonciation applicable à l’ensemble d’une catégorie — soit celle de savoir si la divulgation d’un document fait obstacle à la protection de tous les documents de la même catégorie. Toutefois, il faut examiner la question connexe de la divulgation d’une catégorie de renseignements.
35 L’article 39 protège les « renseignements » en empêchant leur divulgation. Il se peut que certains renseignements touchant un sujet particulier aient été divulgués, alors que d’autres touchant le même sujet ne l’ont pas été. Le libellé du par. 39(1) ne permet pas d’affirmer que la divulgation de certains renseignements empêche d’autres renseignements non divulgués de bénéficier de la protection de l’art. 39. Si les renseignements connexes ont été divulgués dans d’autres documents, l’art. 39 ne s’applique pas et les documents contenant les renseignements doivent être produits. Si les renseignements connexes sont inclus dans des documents qui ont à juste titre fait l’objet d’une attestation par application de l’art. 39, le gouvernement n’est pas tenu de les divulguer.
36 Pour cette raison, on peut craindre que la divulgation sélective de documents ou de renseignements soit utilisée injustement à des fins tactiques dans le cadre d’un litige. On pourrait ainsi craindre que la Couronne décide de ne divulguer que les documents qui lui sont favorables et produire une attestation à l’égard de ceux qui lui sont défavorables. En ayant recours à la divulgation sélective afin d’empêcher que la vérité soit mise au jour, le greffier ou le ministre n’exerceraient pas correctement les pouvoirs que leur confère l’art. 39 : Roncarelli, précité. De plus, les règles ordinaires applicables aux instances judiciaires offrent une protection contre les abus. Premièrement, les témoins du gouvernement peuvent être contre-interrogés relativement aux renseignements produits. Deuxièmement, le refus de divulguer des renseignements peut permettre à un tribunal de tirer une inférence défavorable. Par exemple, dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, le refus du procureur général de divulguer les renseignements relatifs à une interdiction de la publicité sur le tabac a mené à l’inférence que les résultats des études faisaient échec à la prétention du gouvernement qu’une interdiction moins attentatoire n’aurait pas donné un résultat tout aussi valable (par. 166, madame le juge McLachlin).
(3) Contrôle judiciaire
37 La procédure de contrôle judiciaire entre en jeu, sous le régime de l’art. 39, lorsque « [l]e tribunal, l’organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements » sont saisis d’une demande visant à ordonner la divulgation de renseignements attestés par le greffier ou le ministre comme des renseignements confidentiels du Cabinet en application du par. 39(1). L’article 39 sert à déterminer si un document est protégé contre sa divulgation.
38 Le paragraphe 39(1) limite beaucoup la portée du contrôle judiciaire d’une attestation de confidentialité d’un renseignement du Cabinet. Il indique carrément que le tribunal, l’organisme ou la personne « sont [. . .] tenus d’en refuser la divulgation » (je souligne). De plus, le tribunal, l’organisme ou la personne doivent refuser la divulgation du renseignement « sans l’examiner ni tenir d’audition à son sujet ».
39 Rappelons que même un libellé aussi draconien ne peut écarter le principe selon lequel les actes officiels doivent relever d’un pouvoir clairement conféré par la loi et exercé de façon régulière : Roncarelli, précité. On peut déduire de ce principe qu’il est possible de contester l’attestation délivrée par le greffier ou le ministre en application du par. 39(1) lorsque les renseignements à l’égard desquels l’immunité est invoquée ne relèvent pas à leur face même du par. 39(1), ou lorsqu’il peut être démontré que le greffier ou le ministre ont exercé de façon irrégulière le pouvoir discrétionnaire que le par. 39(1) leur confère. « [L]a Cour peut se saisir d’un recours en contrôle judiciaire contre la délivrance d’une attestation, bien qu’elle ne soit pas habilitée à contrôler la véracité de cette attestation si celle‑ci est délivrée en bonne et due forme » : Singh, précité, par. 43. La voie à suivre pour faire valoir que le greffier n’a pas exercé son pouvoir régulièrement est un « recours en contrôle judiciaire contre l’attestation du greffier du Conseil privé » (par. 50). La partie qui conteste la décision peut présenter une preuve des « motifs irréguliers qui auraient présidé à la délivrance de l’attestation » (par. 50) ou présenter une autre preuve à l’appui de son allégation de délivrance irrégulière.
40 Le tribunal, l’organisme ou la personne qui contrôle la délivrance de l’attestation prévue à l’art. 39 doit composer avec l’inconvénient de ne pas pouvoir examiner les renseignements contestés. Une contestation fondée sur l’argument que les renseignements ne sont pas des renseignements confidentiels du Cabinet au sens de l’art. 39 se limitera donc généralement au contrôle du degré de précision de la liste et de la preuve de divulgation. Une contestation fondée sur l’exercice abusif du pouvoir de délivrer une attestation se limitera de la même manière aux renseignements qui figurent sur l’attestation et à toute preuve externe que la partie qui la conteste sera en mesure d’apporter. Il ne fait aucun doute que ces restrictions peuvent, dans les faits, rendre difficile l’annulation de l’attestation délivrée en application de l’art. 39.
41 Toutefois, le fait que l’art. 39 rende difficile la contestation de l’attestation n’emporte pas pour autant l’illégitimité de la procédure. Comme on l’a souligné au par. 50 de l’arrêt Singh, précité, les limites à la contestation fixées par le par. 39(1) équivalent à une clause privative — une clause privative inusitée, peut‑être, mais que le législateur peut néanmoins édicter. Les tribunaux judiciaires connaissent bien les clauses privatives qui leur interdisent de tirer certaines conclusions de fait. Dans la mesure où ces dispositions relèvent des pouvoirs constitutionnels du Parlement, elles s’appliquent. Cependant, cela n’empêche pas le tribunal de tirer des inférences de l’ensemble de la preuve quant aux motifs du greffier ou du ministre, pour décider s’ils ont exercé régulièrement leur pouvoir de délivrer une attestation : voir Roncarelli, précité, où la Cour à la majorité a inféré d’une preuve circonstancielle que l’exercice du pouvoir en cause n’était pas légitime.
42 Il reste une question à examiner : quels sont les tribunaux compétents pour décider si la protection invoquée dans l’attestation délivrée en application de l’art. 39 doit être écartée au motif que les renseignements qui y sont décrits ne relèvent pas de l’art. 39 ou que le pouvoir d’attestation a été exercé irrégulièrement? Le paragraphe 39(1) mentionne « [l]e tribunal, l’organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements » et il exige que le tribunal compétent refuse de les divulguer. On peut supposer que ces mêmes organismes sont compétents pour ordonner la divulgation lorsque la protection prévue à l’art. 39 n’a pas été invoquée à bon droit. Cette opinion est étayée par le fait que le par. 39(1) est, essentiellement, une disposition régissant la preuve; or, les questions concernant l’admissibilité de la preuve relèvent normalement du tribunal saisi de l’affaire dans le cadre de laquelle l’admissibilité est soulevée.
43 Toutefois, au par. 44 de l’arrêt Singh, précité, la Cour d’appel fédérale a laissé entendre que seuls les organes judiciaires, comme la Cour fédérale, pourraient contrôler l’attestation délivrée en application de l’art. 39 : la Commission des plaintes du public contre la G.R.C. n’était pas habilitée à le faire puisque « [e]lle est essentiellement une agence de l’exécutif et tire ses seuls pouvoirs d’une loi adoptée par le Parlement même qui a adopté la Loi sur la preuve au Canada ». Toutefois, on ne voit pas vraiment pourquoi il devrait en être ainsi. Il semble loisible au Parlement de conférer à un tribunal, à un organisme ou à une personne ayant compétence le pouvoir de déterminer si les actes d’autres agents de l’État sont valides. Il n’est pas nécessaire d’examiner cette question en l’espèce, mais je ne vois pas pourquoi tous les organismes mentionnés expressément à l’art. 39 ne seraient pas habilités à examiner la validité des demandes de protection fondées sur l’art. 39. Cela vaudrait tout autant pour les demandes de contrôle fondées sur la common law, étant donné qu’il s’agit essentiellement d’une question d’admissibilité de la preuve dans une instance. La common law ne limite pas le contrôle des demandes d’immunité publique à la seule compétence des cours supérieures.
44 En contrepartie, on pourrait se demander si le fait de permettre à une multitude de tribunaux d’annuler les attestations délivrées en application de l’art. 39 ne risque pas d’entraîner la divulgation indue d’importants renseignements confidentiels du Cabinet. Toutefois, le contrôle effectué sous le régime de l’art. 39 est assujetti à la condition que les tribunaux ne puissent examiner les documents, ce qui atténue la crainte de divulgation intempestive. De plus, le gouvernement peut se pourvoir contre la décision du tribunal. Au bout du compte, je ne suis pas convaincue que le fait d’autoriser les tribunaux autres que les cours supérieures à se prononcer sur les questions relatives à l’art. 39 compromettrait de façon illégitime les demandes de protection fondées sur cet article.
B. Application des principes
(1) Les documents
45 Le gouvernement a délivré une attestation en application de l’art. 39 à l’égard de 51 documents. Douze d’entre eux étaient énumérés dans sa liste de documents intitulée [traduction] « Partie I : Documents qui ne font pas l’objet d’une opposition ». De ces 12 documents, il semblerait que certains aient été non seulement énumérés dans la liste, mais effectivement divulgués aux demandeurs. L’attestation revendiquait également la confidentialité de cinq documents qui étaient en la possession des demandeurs ou sous leur contrôle et que les demandeurs avaient par ailleurs décrits comme pouvant être produits.
46 Selon le dossier qui nous a été soumis, l’attestation fondée sur l’art. 39 s’applique aux 34 documents énumérés dans la liste des documents décrits comme ne pouvant être produits.
47 Comme nous l’avons vu, l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada ne s’applique pas aux documents gouvernementaux déjà divulgués. Il ne s’applique pas non plus aux cinq documents visés par l’attestation qui étaient en la possession des demandeurs ou sous leur contrôle. Ces documents ont été divulgués par le gouvernement dans le contexte d’un litige. Par conséquent, les dispositions de l’art. 39 concernant la divulgation ne s’appliquent pas et ces documents doivent être produits.
(2) Les renseignements contenus dans l’affidavit de Mme McCoy
48 Le gouvernement invoque la protection contre la divulgation des renseignements contenus dans l’affidavit de Joan McCoy, déposé à l’appui de la requête infructueuse du gouvernement en vue de faire transférer à la Cour fédérale l’action intentée par les demandeurs devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique.
49 Au paragraphe 21, Mme McCoy fait une déclaration particulièrement importante lorsqu’elle précise que [traduction] « la décision du Conseil du Trésor de majorer le taux de rémunération des avocats en poste au bureau régional de Toronto s’expliquait par la hausse des salaires dans le secteur privé à des niveaux nettement supérieurs à ceux du secteur public, survenue pendant une période où la croissance économique était en plein essor à la fin des années 1980 ». Selon l’affidavit de Mme McCoy, [traduction] « l’escalade des taux de rémunération externes, suivie dans une large mesure par une augmentation de la rémunération des avocats à l’emploi du gouvernement provincial, avait compromis la capacité du ministère de la Justice de recruter des candidats pour les postes du groupe Droit au bureau régional de Toronto. Cette situation a également provoqué une augmentation du nombre de démissions au sein de la fonction publique fédérale : des avocats d’expérience, attirés par des salaires plus élevés, sont partis occuper des postes au gouvernement provincial et dans le secteur privé dans la région de Toronto. Ces pertes mettaient en péril la viabilité des opérations régionales et il fallait agir sur‑le‑champ pour stopper l’hémorragie » (par. 21 de l’affidavit de Mme McCoy).
50 Les demandeurs contestent cette explication et tiennent à contre‑interroger Mme McCoy au sujet de sa déclaration. Le gouvernement refuse de permettre l’utilisation de la déclaration en preuve et il nie le droit des demandeurs de mener un contre‑interrogatoire sur les renseignements qu’elle contient.
51 Lorsqu’il a déposé l’affidavit de Mme McCoy, le gouvernement a fait le choix de divulguer le motif de sa décision de verser au groupe Droit de Toronto une rémunération supérieure à celle des autres groupes Droit. Le gouvernement a divulgué ces renseignements à l’appui de la requête contestant la compétence de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique en l’espèce. Par conséquent, l’art. 39 ne peut être invoqué. L’affidavit doit être divulgué et Mme McCoy peut être contre‑interrogée relativement à son contenu.
52 En ce qui concerne les renseignements connexes, s’ils ont été divulgués volontairement dans d’autres documents, l’art. 39 ne s’applique pas et les documents doivent être produits. Par contre, le gouvernement n’est nullement tenu de divulguer les renseignements connexes contenus dans les documents qui ont fait à bon droit l’objet d’une attestation sous le régime de l’art. 39, mais il court le risque que son refus de les divulguer permette à la Cour de tirer une inférence défavorable.
C. La validité constitutionnelle de l’art. 39
53 Étant donné que l’art. 39 s’applique aux documents non divulgués, il faut trancher les questions constitutionnelles soulevées en l’espèce. Les intimés soutiennent que l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada est inopérant en raison du préambule ou de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, ou des deux.
(1) Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867
54 Les intimés en l’espèce contestent la validité constitutionnelle de l’art. 39 et soutiennent que cette disposition outrepasse la compétence du Parlement par application des principes non écrits de la Constitution du Canada : la primauté du droit, l’indépendance de la magistrature et la séparation des pouvoirs. Bien que les principes constitutionnels non écrits puissent limiter les actes du gouvernement, j’estime que tel n’est pas le cas en l’espèce.
55 Il faut appliquer les principes non écrits en tenant compte du principe de la souveraineté du Parlement. Dans l’arrêt Commission des droits de la personne c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 215, notre Cour a confirmé la validité constitutionnelle du par. 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale, que l’art. 39 a remplacé et qui permettait au gouvernement de faire valoir son immunité absolue relativement à une catégorie plus large de renseignements confidentiels.
56 Récemment, la Cour d’appel fédérale s’est prononcée sur la validité constitutionnelle de l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada, dans Singh, précité. S’appuyant sur une analyse approfondie et convaincante du principe de la souveraineté parlementaire dans le contexte des principes constitutionnels non écrits, le juge Strayer a statué que l’immunité de la Couronne fédérale fait partie du droit fédéral valide à l’égard duquel le Parlement a le pouvoir de légiférer. Le juge Strayer a conclu dans les termes suivants, au par. 36 :
. . . le principe de la primauté du droit ne saurait être interprété de façon à invalider une loi qui a pour effet d’autoriser les représentants de l’État à indiquer que certains documents échappent à la divulgation, c’est‑à‑dire que la primauté du droit n’exclut pas une loi spéciale produisant un effet spécial au sujet d’une catégorie spéciale de documents, lesquels, pour des raisons fondées de longue date sur des principes constitutionnels comme la responsabilité gouvernementale, ont reçu un traitement différent de celui réservé aux documents privés dans un procès commercial.
57 Je suis d’accord avec la Cour d’appel fédérale pour dire que l’art. 39 respecte la primauté du droit, ainsi que les principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la magistrature. La législature a entièrement compétence pour édicter des lois — et même des lois que certains peuvent considérer draconiennes — , à condition de ne pas nuire ni faire obstacle sous un aspect fondamental aux rapports entre les tribunaux et les autres composantes du gouvernement.
(2) L’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867
58 Nous devons trancher une deuxième question constitutionnelle : la décision du Parlement de restreindre le pouvoir des cours supérieures d’ordonner la divulgation de renseignements confidentiels du Cabinet constitue‑t‑elle une ingérence inadmissible dans la compétence fondamentale des cours supérieures?
59 Il n’existe aucun critère précis pour définir ce qui constitue la « compétence fondamentale » d’une cour constituée en vertu de l’art. 96. Dans le Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), [1996] 1 R.C.S. 186, le juge en chef Lamer a dit ce qui suit, au par. 56 :
Cette compétence « fondamentale » [protégée par l’art. 96] est très limitée et ne comprend que les pouvoirs qui ont une importance cruciale et qui sont essentiels à l’existence d’une cour supérieure dotée de pouvoirs inhérents et au maintien de son rôle vital au sein de notre système juridique.
Les intimés citent MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, à l’appui de leur prétention que l’art. 39 porte une atteinte inadmissible à la compétence fondamentale d’une cour supérieure parce qu’il porte atteinte à sa capacité de contrôler sa propre procédure, et ce à deux égards. Premièrement, cette disposition empêcherait une cour supérieure de remédier à un abus de procédure et, deuxièmement, elle la priverait d’éléments de preuve directement pertinents quant aux questions de fait qui sont au coeur du litige. Les intimés soutiennent que l’art. 39 empêche les tribunaux d’exercer leur pouvoir de contrôle, pouvoir conféré aux cours supérieures par la common law d’intérêt public.
60 Comme nous l’avons déjà mentionné, la tradition de common law qui protège les renseignements confidentiels du Cabinet est très ancienne. Au Canada, les cours supérieures fonctionnaient déjà avant la Confédération, sans avoir le pouvoir d’ordonner la production des renseignements confidentiels du Cabinet. En fait, au moment de la Confédération, aucun tribunal n’avait compétence pour connaître d’une action contre le Souverain : voir R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551. De plus, l’art. 39 n’a pas modifié fondamentalement le rôle de la magistrature par rapport aux fonctions qu’elle exerçait sous le régime de la common law. La disposition contestée n’exclut pas tout contrôle judiciaire de la décision du greffier portant que des renseignements constituent des renseignements confidentiels du Cabinet. Un tribunal peut examiner l’attestation pour déterminer si elle vise un renseignement confidentiel au sens du par. 39(2) ou appartenant à une catégorie analogue et pour déterminer si elle a été délivrée de mauvaise foi. L’article 39 n’empêche pas en soi un tribunal d’exercer son pouvoir de remédier aux abus de procédure.
61 Je conclus donc qu’aucun motif ne permet de conclure que l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada est inconstitutionnel.
V. Conclusion
62 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie, avec dépens en faveur des intimés.
63 Selon le dossier qui nous a été soumis, les documents visés par l’attestation mais déjà divulgués, y compris l’affidavit de Mme McCoy, ne sont plus protégés et peuvent être utilisés dans le cadre de l’instance. Les demandeurs peuvent contre‑interroger Mme McCoy relativement à son affidavit. Les documents restants sont protégés par l’art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada. Ces conclusions n’ont aucune incidence sur les demandes qui pourraient être présentées à l’avenir dans le présent dossier.
Version française des motifs rendus par
64 Le juge L’Heureux-Dubé — Bien que je sois d’accord, pour l’essentiel, avec les motifs du Juge en chef et le résultat auquel elle parvient, je ne partage pas l’opinion qu’elle exprime aux par. 17, 22 et 28 de ses motifs, lorsqu’elle dit qu’il faut tenir compte des « intérêts » en jeu en ce qui concerne la divulgation des renseignements.
65 À mon avis, le libellé non équivoque de la loi ne commande pas de prendre en considération l’intérêt public; je crois que le greffier ou le ministre doit se poser seulement les deux questions suivantes avant de délivrer une attestation : (1) S’agit-il de renseignements confidentiels du Cabinet? (2) S’agit-il de renseignements que le gouvernement désire protéger?
Pourvoi accueilli en partie, avec dépens en faveur des intimés.
Procureur des appelants : Le sous-procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs des intimés : Sugden, McFee & Roos, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Le procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Le procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureur de l’intervenant le Commissaire à l’information du Canada : Le Commissaire à l’information du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association : Arvay Finlay, Victoria.