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21/02/2020 | CANADA | N°2020CSC4

Canada | Canada, Cour suprême, 21 février 2020, Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4


COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : Terre-Neuve-et-Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), 2020 CSC 4

Appel entendu : 24 avril 2019
Jugement rendu : 21 février 2020
Dossier : 37912


 
Entre :
Procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador
Appelant
 
et
 
Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), Innus de Matimekush-Lac John, chef Georges-Ernest Grégoire, chef Réal McKenzie, Bande Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam, Nation Innu Matimekush-Lac John, Mike McKenzie, Yves Rock, Jon

athan McKenzie, Ronald Fontaine, Marie-Marthe Fontaine, Marcelle St-Onge, Évelyne St-Onge, William Fontaine, Adéla...

COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : Terre-Neuve-et-Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), 2020 CSC 4

Appel entendu : 24 avril 2019
Jugement rendu : 21 février 2020
Dossier : 37912

 
Entre :
Procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador
Appelant
 
et
 
Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), Innus de Matimekush-Lac John, chef Georges-Ernest Grégoire, chef Réal McKenzie, Bande Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam, Nation Innu Matimekush-Lac John, Mike McKenzie, Yves Rock, Jonathan McKenzie, Ronald Fontaine, Marie-Marthe Fontaine, Marcelle St-Onge, Évelyne St-Onge, William Fontaine, Adélard Joseph, Caroline Gabriel, Marie-Marthe McKenzie, Marie-Line Ambroise, Paco Vachon, Albert Vollant, Raoul Vollant, Gilbert Michel, Agnès McKenzie, Philippe McKenzie et Auguste Jean-Pierre
Intimés
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureure générale du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, Compagnie minière IOC, Compagnie de chemin de fer du littoral nord de Québec et du Labrador inc., Kitigan Zibi Anishinabeg, Conseil tribal de la nation algonquine Anishinabeg, Amnistie internationale Canada et Tsawout First Nation
Intervenants
 
 
Traduction française officielle : Motifs du juge en chef Wagner et des juges Abella et Karakatsanis
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin
 
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 73)
 
Motifs conjoints dissidents :
(par. 74 à 297)

Le juge en chef Wagner et les juges Abella et Karakatsanis (avec l’accord des juges Gascon et Martin)
 
Les juges Brown et Rowe (avec l’accord des juges Moldaver et Côté)

 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

t.‑n.‑et‑labrador (p.g.) c. uashaunnuat
Procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador                                         Appelant
c.
Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam),
Innus de Matimekush‑Lac John,
chef Georges‑Ernest Grégoire, chef Réal McKenzie,
Bande Innu Takuaikan Uashat Mak Mani‑Utenam,
Nation Innu Matimekush‑Lac John, Mike McKenzie, Yves Rock,
Jonathan McKenzie, Ronald Fontaine, Marie‑Marthe Fontaine,
Marcelle St‑Onge, Évelyne St‑Onge, William Fontaine, Adélard Joseph,
Caroline Gabriel, Marie‑Marthe McKenzie, Marie‑Line Ambroise,
Paco Vachon, Albert Vollant, Raoul Vollant, Gilbert Michel,
Agnès McKenzie, Philippe McKenzie et Auguste Jean‑Pierre                     Intimés
et
Procureur général du Canada,
procureure générale du Québec,
procureur général de la Colombie‑Britannique,
Compagnie minière IOC,
Compagnie de chemin de fer du littoral nord de Québec et du Labrador inc.,
Kitigan Zibi Anishinabeg,
Conseil tribal de la nation algonquine Anishinabeg,
Amnistie internationale Canada et
Tsawout First Nation                                                                                 Intervenants
Répertorié : Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam)
2020 CSC 4
No du greffe : 37912.
2019 : 24 avril; 2020 : 21 février.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.
en appel de la cour d’appel du québec
                    Droit international privé — Compétence du tribunal québécois — Demande présentée par des Innus devant la Cour supérieure du Québec contre des compagnies minières exploitant un projet sur des territoires situés à la fois au Québec et à Terre‑Neuve‑et‑Labrador — Une injonction permanente, des dommages‑intérêts et un jugement déclaratoire attestant que le projet des compagnies minières viole un titre ancestral et d’autres droits ancestraux sont revendiqués par les demandeurs — Requêtes en radiation d’allégations concernant le territoire situé à Terre‑Neuve‑et‑Labrador présentées par la Couronne du chef de cette province et par les compagnies minières — Les tribunaux du Québec ont‑ils compétence pour statuer sur l’ensemble de la demande ? — Code civil du Québec, art. 3134, 3148.
                    En 2013, deux Premières Nations innues ainsi que plusieurs chefs et conseillers (« Innus ») intentent une poursuite en Cour supérieure du Québec contre deux compagnies minières responsables d’un mégaprojet comprenant de nombreuses mines à ciel ouvert exploitées près de Schefferville, au Québec, et de Labrador City, à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, de même qu’un port, un chemin de fer et des installations industrielles à Sept‑Îles, au Québec, et des chemins de fer sillonnant les deux provinces.
                    Dans leur demande introductive d’instance, les Innus revendiquent le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres visées par le mégaprojet. Ils affirment occuper depuis des temps immémoriaux un territoire traditionnel chevauchant la frontière qui sépare les provinces du Québec et de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Ils soutiennent que le mégaprojet a été entrepris sans leur consentement, et allèguent une longue liste d’atteintes à l’environnement qui nuisent à leurs activités, les empêchant de jouir de leur territoire. À titre de réparations pour ces préjudices allégués, les Innus sollicitent notamment une injonction permanente contre les compagnies minières leur ordonnant de cesser tous les travaux liés au mégaprojet, des dommages‑intérêts de 900 millions de dollars et un jugement déclaratoire portant que le mégaprojet constitue une violation de leur titre ancestral et d’autres droits ancestraux reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Les compagnies minières et le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador déposent chacun une requête en radiation de certaines portions de la demande des Innus qui, selon eux, concernent des droits réels sur des terres situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador et qui, en conséquence, relèvent de la compétence des tribunaux de cette province.
                    La Cour supérieure du Québec rejette les requêtes en radiation. Comme elle refuse de qualifier l’action de réelle, elle conclut que les tribunaux du Québec ont compétence pour instruire l’affaire. La Cour d’appel du Québec rejette l’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
                    Arrêt (les juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Karakatsanis, Gascon et Martin : La Cour supérieure du Québec a compétence pour connaître de l’ensemble de la demande. L’action est qualifiée correctement comme une action mixte non classique qui suppose la reconnaissance de droits sui generis et l’exécution d’obligations. Comme les compagnies minières ont toutes les deux leur siège à Montréal, les tribunaux québécois ont compétence sur les aspects tant personnel que sui generis de la demande en vertu des art. 3148 et 3134 du C.c.Q.
                    Le Livre dixième du C.c.Q. énonce les règles qui régissent le droit international privé dans la province. Pour des raisons de courtoisie, ces règles limitent la compétence des autorités du Québec aux affaires qui sont étroitement liées à la province. Le C.c.Q. est muet quant à l’analyse appropriée à effectuer pour qualifier une action aux fins du chapitre deuxième, qui prévoit des règles de compétence particulières en fonction de la nature de l’action. À défaut d’indication du législateur, il faut prendre en considération la nature des droits en cause et des conclusions recherchées lorsque vient le temps de qualifier l’action. Il faut interpréter les règles énoncées au Livre dixième à la lumière des impératifs de notre ordre constitutionnel et conformément à la Constitution. Lorsque les droits garantis par l’art. 35 sont en jeu, le Livre dixième doit être interprété de manière à respecter les droits ancestraux et les droits issus de traités reconnus et confirmés par la Constitution, mais aussi en tenant compte des considérations relatives à l’accès à la justice.
                    Les droits ancestraux, y compris la sous-catégorie des titres ancestraux, sont des droits de nature sui generis. Un droit sui generis est un droit unique qu’il est impossible de faire entrer dans aucune catégorie reconnue. Il faut veiller à ne pas confondre le titre ancestral avec les concepts traditionnels de droit civil ou de common law relatifs au droit des biens, ou même à ne pas qualifier ce titre en utilisant la terminologie habituelle du droit des biens, puisqu’il présente des caractéristiques uniques qui le distinguent des notions de propriété du droit civil et de la common law, y compris des caractéristiques incompatibles avec la propriété au sens du droit civil et de la common law. Par exemple, le titre ancestral est un titre intrinsèquement collectif et il prévoit des restrictions à la cession des terres et à l’utilisation qu’on peut en faire. Le titre ancestral est aussi solidement ancré dans les relations qui sont le fruit du croisement de l’occupation antérieure et de l’affirmation de la souveraineté par la Couronne, qui donnent naissance à des obligations liées à l’honneur de la Couronne qui s’apparentent définitivement plus à des droits personnels. On devrait aussi aborder les conflits relatifs à un titre ancestral en référant au point de vue des Autochtones. Les droits protégés par l’art. 35 ne sont ni des droits réels ni des droits personnels au sens du droit civil, ils ne sont pas non plus simplement un amalgame de ces deux types de droits; ce sont des droits sui generis juridiquement distincts.
                    Dans le contexte de revendications fondées sur l’art. 35 qui concernent un territoire chevauchant plusieurs provinces, le principe de l’accès à la justice commande que les règles en matière de compétence soient interprétées avec souplesse de manière à ne pas empêcher les peuples autochtones de faire valoir leurs droits constitutionnels, y compris leurs droits traditionnels à l’égard d’un territoire. En outre, le principe de l’honneur de la Couronne exige quant à lui que l’on soit soucieux de minimiser les coûts et la complexité des causes fondées sur l’art. 35. Lorsqu’une revendication de titre ou de droits ancestraux concerne un territoire qui chevauche la frontière séparant plusieurs provinces, le fait d’obliger le demandeur à plaider plusieurs fois les mêmes questions devant des cours distinctes créerait des obstacles inutiles à des revendications potentiellement valides. Cela serait particulièrement injuste dans la mesure où les droits revendiqués sont antérieurs à l’établissement des frontières provinciales imposées aux peuples autochtones. L’établissement ultérieur de frontières provinciales ne devrait pas permettre de priver les Autochtones de leur droit à des réparations efficaces pour des violations alléguées de ces droits préexistants ou d’y porter atteinte. Même si les provinces n’ont pas de compétence législative à l’égard des droits garantis par l’art. 35, leurs tribunaux instruisent certainement ce type d’affaires. Un tribunal peut avoir une compétence juridictionnelle à l’égard de la propriété à l’extérieur de la province dans le contexte de l’art. 35, parce qu’il est question de droits sui generis, et non de droits réels, et parce que cette disposition s’applique uniformément partout au Canada. La question de savoir si le droit ancestral ou le droit issu d’un traité revendiqué jouit de la protection constitutionnelle prévue à l’art. 35 relève du droit constitutionnel. Ni l’art. 35 ni le droit constitutionnel ne sont étrangers au Québec ou à ses tribunaux.
                    En l’espèce, la demande relève de la catégorie des actions mixtes. Pour pouvoir connaître d’une action mixte classique, le tribunal québécois doit nécessairement être compétent tant pour l’aspect personnel que pour l’aspect réel de l’action. Il ne s’agit toutefois pas ici d’une action mixte classique. Il s’agit plutôt d’une action mixte qui suppose la reconnaissance d’un droit sui generis (en sollicitant un jugement déclaratoire reconnaissant un titre ancestral) et l’exécution de diverses obligations liées au non‑respect de ce droit (en réclamant des dommages‑intérêts pour délit et troubles de voisinage), soit, l’aspect personnel. Dans le contexte d’une action mixte non classique de ce type, le tribunal québécois a compétence à la fois sur l’aspect personnel et sur l’aspect sui generis de la demande. Les actions pour délit et pour troubles de voisinage sont généralement qualifiées d’actions personnelles et l’art. 3148 du C.c.Q. confère aux autorités québécoises la compétence d’entendre les actions personnelles à caractère patrimonial lorsque le défendeur a son domicile au Québec. Le C.c.Q. est toutefois muet quant à la compétence des autorités québécoises en ce qui concerne les aspects de la demande qui ont trait à la reconnaissance d’un droit sui generis, comme un droit garanti par l’art. 35. En conséquence, l’art. 3134 — qui dispose que, « [e]n l’absence de disposition particulière, les autorités du Québec sont compétentes lorsque le défendeur a son domicile au Québec » — s’applique. Comme les compagnies minières ont toutes les deux leur siège à Montréal, les autorités québécoises ont compétence à l’égard des deux aspects de cette action mixte non classique en vertu des art. 3134 et 3148 du C.c.Q., qui suffisent pour établir cette compétence.
                    Les juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe (dissidents) : Il y aurait lieu d’accueillir l’appel, d’infirmer les jugements de la Cour supérieure et de la Cour d’appel, d’accueillir en partie la requête en radiation d’allégations du procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador et d’ordonner que les conclusions de la requête introductive d’instance des Innus qui sont de nature déclaratoire ou injonctive et qui visent leur territoire ancestral ou le mégaprojet soient modifiées afin qu’elles se limitent à des faits, activités ou droits situés à l’intérieur des limites territoriales du Québec. Les droits ancestraux existent dans les limites du système juridique canadien et leur revendication devant les tribunaux ne doit pas faire entorse à l’organisation juridique et constitutionnelle du Canada. Reconnaître à la Cour supérieure du Québec la compétence de rendre un jugement déclarant l’existence de droits ancestraux sur la partie du territoire ancestral située dans la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador aurait d’importantes conséquences sur le fédéralisme canadien. Loin de promouvoir l’accès à la justice ou la réconciliation avec les peuples autochtones, il en résulterait une multiplication des litiges et des délais ainsi qu’une confusion et une perte de confiance envers notre système de justice.
                    La compétence des cours supérieures provinciales est d’abord régie par les règles du droit international privé, lesquelles se trouvent au Québec dans le C.c.Q. Ce sont ces règles qui autorisent parfois les cours supérieures provinciales à exercer leurs pouvoirs à l’égard de personnes ou de biens qui ne sont pas situés à l’intérieur des limites territoriales de la province. On ne peut donc les écarter pour ne s’en remettre qu’à une compétence inhérente qui ne peut, en principe, s’exercer que sur le territoire de la province. Les règles du droit international privé sont d’une nature différente, législative, et sont autorisatrices. Elles peuvent à elles seules autoriser l’exercice extraterritorial d’un pouvoir qui, autrement, est limité à un seul territoire.
                    Les règles du droit international privé doivent toutefois respecter elles‑mêmes les limites territoriales prévues par la Constitution. Elles peuvent donc ensuite devoir être assujetties à un contrôle constitutionnel au regard de ces limites. Le cadre constitutionnel canadien limite la portée extraterritoriale des lois provinciales et des tribunaux provinciaux. Comme la Cour l’a déjà reconnu, la Constitution attribue des pouvoirs aux provinces, mais elle n’en autorise l’exercice que sur leur territoire. Ces restrictions territoriales prévues par la Constitution sont inhérentes à la fédération canadienne.
                    Le critère général de compétence en droit international privé est le domicile du défendeur, tel qu’énoncé à l’art. 3134 C.c.Q. Or, comme le prévoit expressément cette disposition, la règle générale qu’elle énonce a un caractère subsidiaire : elle s’applique seulement « [e]n l’absence de disposition particulière ». Les dispositions particulières prévues par le C.c.Q. et qui écartent cette règle subsidiaire régissent la compétence internationale des autorités québécoises selon qu’il est question d’une action personnelle à caractère extrapatrimonial et familial (art. 3141 à 3147 C.c.Q.), d’une action personnelle à caractère patrimonial (art. 3148 à 3151 C.c.Q.) ou d’une action réelle ou mixte (art. 3152 à 3154 C.c.Q.).
                    Ainsi, pour déterminer la compétence internationale des autorités québécoises dans une affaire, il incombe de qualifier l’action en cause. L’interprétation du droit international privé doit être effectuée en fonction de la lex fori puisqu’il faut favoriser l’application de principe des qualifications du droit civil interne en droit international privé. Ainsi, les notions d’action personnelle, d’action réelle et d’action mixte auxquelles renvoient les dispositions particulières du titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. doivent être définies en fonction du droit québécois. Puisqu’il est de la nature du droit international privé d’être confronté à des institutions qui lui sont étrangères, ses règles doivent être envisagées avec une certaine souplesse, de manière à inclure des institutions qui, quoique juridiquement distinctes, demeurent analogues aux catégories reconnues par le droit civil.
                    Le titre ancestral et les autres droits ancestraux ou issus de traités doivent manifestement être considérés comme constituant des « droits réels » aux fins du droit international privé. Plus précisément, ils ressemblent ou sont à tout le moins analogues à l’institution interne des droits réels du fait qu’il s’agit de droits sur un bien, en l’occurrence les terres assujetties au titre ancestral, et qu’il s’agit de droits opposables erga omnes, c’est‑à‑dire opposables aux gouvernements et aux autres personnes qui veulent utiliser les terres. Le titre ancestral confère le droit de déterminer l’utilisation des terres, le droit de jouissance et d’occupation des terres, le droit de posséder les terres, le droit aux avantages économiques que procurent les terres et le droit d’utiliser et de gérer les terres de manière proactive. Le caractère sui generis du titre ancestral et des droits ancestraux ou issus de traités n’empêche pas de conclure qu’il s’agit de droits réels pour les fins du droit international privé — ce caractère se rapporte à leur origine, contenu et caractéristiques, qui ne peuvent tout simplement pas être entièrement expliqués en fonction des règles du droit des biens en common law ou en droit civil.
                    L’action réelle est une action par laquelle une personne demande la reconnaissance ou la protection d’un droit réel. Puisque le titre ancestral et les autres droits ancestraux ou issus de traités sont des droits réels aux fins du droit international privé, il s’ensuit nécessairement qu’en l’espèce, le volet de l’action des Innus qui vise à faire reconnaître et à protéger de tels droits serait une action réelle ou, au mieux, une action mixte visée par la section III du chapitre deuxième du titre troisième du Livre dixième du C.c.Q.
                    Selon une jurisprudence bien établie, les autorités québécoises sont incompétentes pour connaître d’une action réelle si le bien en litige est situé à l’extérieur du Québec. L’article 3152 C.c.Q. doit être interprété en suivant la méthode moderne d’interprétation des lois, qui s’applique à l’interprétation d’un article du C.c.Q., soit à la lumière des principes de courtoisie, d’ordre et d’équité qui servent de guide à l’interprétation des différentes règles de droit international privé. Cet article confirme un principe bien établi, à savoir l’incompétence des autorités québécoises en matière d’action réelle immobilière lorsque l’objet du litige est situé à l’extérieur du Québec. Il étend également ce principe aux actions réelles mobilières — en matière d’action réelle, immobilière ou mobilière, les autorités québécoises sont incompétentes si l’objet du litige n’est pas situé au Québec. En particulier, le domicile du défendeur ne confère pas compétence aux autorités québécoises en matière d’action réelle — peu importe que l’objet du litige soit un immeuble ou un meuble, l’art. 3134 C.c.Q. énonçant expressément que cette règle ne s’applique qu’en l’absence d’une disposition particulière. De plus, l’art. 3152 prévoit la compétence des autorités québécoises lorsque le bien en litige se situe à l’intérieur du Québec, et non lorsqu’il est situé en tout ou en partie au Québec. L’interpréter autrement reviendrait à récrire cette disposition en y ajoutant les termes « en tout ou en partie ». Enfin, pour que les autorités québécoises aient compétence sur une action mixte, il est nécessaire que le bien en litige soit situé entièrement au Québec, car autrement elles n’auront pas compétence sur l’aspect réel du litige. La compétence sur l’aspect personnel du litige fondée, par exemple, sur le domicile du défendeur ne suffit donc pas en matière d’action mixte — il faut de plus que le bien en litige soit situé au Québec, comme l’exige l’art. 3152.
                    Il y a désaccord en l’espèce avec la majorité quant à la qualification de l’action des Innus comme étant une action mixte « non classique » comprenant un volet personnel ainsi qu’un volet sui generis et quant à ses conclusions, voulant que l’art. 3134 C.c.Q. s’applique en l’absence de dispositions visant spécifiquement les droits sui generis. Selon ces conclusions, les autorités québécoises ont compétence tant sur le volet personnel que sur le volet sui generis de l’action puisque les entreprises poursuivies ont leur domicile à Montréal. Les droits protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, et notamment le titre ancestral qui accorde le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres détenues en vertu de ce titre pour diverses fins, sont un fardeau ou une charge qui s’impose en premier lieu sur le titre sous‑jacent de la Couronne. Les caractéristiques du titre ancestral découlent de la relation particulière entre la Couronne et le groupe autochtone en question. C’est cette relation qui rend le titre ancestral sui generis, ou unique. La Couronne est la principale défenderesse à l’action en reconnaissance d’un titre ancestral. Ainsi, la conclusion de la majorité voulant que les défenderesses à l’action en reconnaissance de droits ancestraux soient les entreprises privées plutôt que la Couronne est grandement problématique et dénature le caractère sui generis des droits ancestraux.
                    Il existe en droit international privé québécois un principe selon lequel la compétence du tribunal québécois se détermine pour chaque demande en particulier. Il est donc nécessaire de déterminer, en l’espèce, si l’action des Innus comporte effectivement des demandes qui seraient de nature réelle ou mixte du fait qu’elles viseraient à faire reconnaître ou à protéger un titre ancestral ou d’autres droits ancestraux ou issus de traités, lesquels sont des droits réels aux fins du droit international privé; dans l’affirmative, les autorités sont incompétentes pour y faire droit si elles portent sur la partie du territoire ancestral qui est située à Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
                    Les demandes de remèdes déclaratoires dans la requête introductive d’instance des Innus visent manifestement à faire reconnaître un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités, lesquels sont des droits réels aux fins du droit international privé. Le jugement déclaratoire est le moyen principal par lequel l’existence d’un titre ancestral peut être établie. Toutefois, conformément à l’art. 3152 C.c.Q., un tribunal ne peut faire droit à une demande de jugement déclaratoire relativement à des droits de propriété ou de possession sur un immeuble situé à l’étranger car, ce faisant, elle prétendrait agir directement sur le titre. En l’espèce, même si les déclarations sollicitées par les Innus étaient opposables seulement aux compagnies minières, il n’en demeure pas moins qu’il s’agirait de déclarations portant sur le titre dont les Innus allèguent être titulaires à l’égard du territoire ancestral, y compris sur les parties du territoire qui sont situées à l’extérieur du Québec. En raison de l’art. 3152, les autorités québécoises sont incompétentes à cet égard. Si les autorités québécoises se prononçaient directement sur le titre dont les Innus estiment être titulaires à l’égard des parties du territoire ancestral qui sont situées à l’extérieur du Québec, ces déclarations ne seraient opposables à personne, pas même aux compagnies minières, précisément parce que les autorités québécoises sont incompétentes à cet égard.
                    Les demandes des Innus visant l’émission d’une injonction permanente afin de faire cesser les opérations, installations et activités des compagnies minières sont aussi de nature réelle, puisqu’elles visent manifestement à protéger un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités, lesquels sont des droits réels aux fins du droit international privé. En droit québécois, l’injonction est le véhicule procédural approprié pour faire valoir son droit. Ainsi, selon l’art. 3152 C.c.Q., un tribunal ne peut faire droit à une demande d’émission d’une injonction permanente relativement à un immeuble situé à l’extérieur de la province.
                    La demande de dommages‑intérêts dirigée contre les compagnies minières — dans la mesure où elle repose sur la violation alléguée du titre ancestral et des autres droits ancestraux ou issus de traités dont les Innus prétendent être titulaires sur le territoire ancestral — ne peut être accueillie que si les Innus parviennent à faire reconnaître ce titre ancestral et ces autres droits ancestraux ou issus de traités sur le territoire ancestral. Or, les autorités québécoises n’ont précisément pas la compétence requise pour entendre une action visant à faire reconnaître un titre ancestral ou d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres qui ne sont pas situées au Québec. Il s’ensuit nécessairement que, dans l’état actuel des choses, les autorités québécoises doivent à tout le moins suspendre l’instance sur ce point jusqu’à ce qu’une autorité compétente ait reconnu l’existence de ces droits sur les parties du territoire ancestral qui sont situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
                    Le recours fondé sur l’art. 976 C.c.Q. demeure avant tout un droit de créance appartenant à une personne, ce qui en fait une action personnelle. Les défenderesses étant domiciliées au Québec et un préjudice y ayant été subi (art. 3148 al. 1(1) et (3) C.c.Q.), les autorités québécoises sont compétentes à l’égard de cette demande.
                    Enfin, les Innus réclament divers remèdes de nature fiduciaire ou fondés sur l’administration du bien d’autrui (art. 1299 C.c.Q.) à l’égard des ouvrages et installations des compagnies minières. Ces demandes sont de nature réelle et, compte tenu de l’art. 3152 C.c.Q., les autorités québécoises ne peuvent y faire droit si elles portent sur des ouvrages ou installations des compagnies minières situés à Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
                    Puisque, compte tenu de l’art. 3152 C.c.Q., les autorités québécoises sont incompétentes à l’égard de la demande de remèdes déclaratoires en reconnaissance d’un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, de la demande d’émission d’une injonction permanente visant à faire cesser les opérations, installations et activités des compagnies minières sur des terres situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, et de la demande de nature fiduciaire ou fondée sur l’administration du bien d’autrui concernant des ouvrages et installations des compagnies minières situés à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, il y a lieu d’ordonner que les conclusions de la requête introductive d’instance des Innus, et plus spécifiquement les conclusions qui sont de nature déclaratoire ou injonctive et qui visent le territoire ancestral ou le mégaprojet, soient modifiées afin qu’elles se limitent à des faits, activités ou droits situés à l’intérieur des limites territoriales du Québec. Il n’y a pas lieu, toutefois, d’ordonner la radiation des allégations de la requête introductive d’instance, car les allégations portant sur l’ensemble du territoire ancestral, y compris sur les parties de ce territoire qui sont situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, tout comme la preuve s’y rapportant, pourraient se révéler pertinentes lors du procès au fond afin de déterminer l’existence du titre ancestral et des autres droits ancestraux ou issus de traités situés au Québec.
                    Les droits ancestraux sont sui generis, mais ils existent dans les limites du système juridique canadien et leur revendication devant les tribunaux ne doit pas faire entorse à l’organisation juridique et constitutionnelle du Canada. L’objectif de conciliation entre la présence antérieure des peuples autochtones sur le territoire canadien et l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur ce même territoire ne peut pas être atteint si l’on reconnaît d’une part l’occupation antérieure des peuples autochtones, tout en écartant d’autre part le principe constitutionnel du fédéralisme et de la souveraineté de la Couronne provinciale, contrevenant par le fait même au principe bien établi selon lequel une partie de la Constitution ne peut en abroger une autre. Il faut donc réaliser l’objectif de conciliation en tenant compte non seulement du point de vue des autochtones ⸺ et donc de l’occupation antérieure et sans frontière du territoire canadien par ceux‑ci ⸺, mais aussi du cadre constitutionnel qui accompagne la souveraineté de la Couronne et dans lequel les tribunaux canadiens doivent opérer.
                    Conclure que les cours supérieures ont compétence pour statuer sur les droits d’une partie autochtone protégés par l’art. 35 qui ont un effet sur une autre province traite implicitement les provinces comme si elles étaient (au mieux) des entités administratives ou (au pire) des structures gênantes. Cela est profondément irrespectueux envers l’ordre constitutionnel selon lequel les provinces sont souveraines dans leurs champs de compétence. Les frontières provinciales sont une caractéristique essentielle du système de cours supérieures provinciales, tout comme elles en sont une en ce qui a trait aux pouvoirs législatifs des provinces. Plus particulièrement, le système de cours supérieures provinciales garantit que les revendications territoriales dans une province donnée ou les contestations de ses lois sont entendues par un juge de cette province. Ainsi, les revendications qui touchent le plus profondément au cœur de la souveraineté d’une province sont tranchées par un juge lié aux réalités de cette dernière. Cela accroît la confiance du public envers les tribunaux et protège leur fonctionnement et leur légitimité, surtout si l’issue du litige est défavorable à la province. L’article 35 commande que les tribunaux rendent justice aux revendications de droits ancestraux qui transcendent les frontières provinciales, mais il ne les autorise pas à faire fi des frontières provinciales elles‑mêmes.
                    Les jugements déclaratoires sollicités en l’espèce sont contraires à la structure fédérale du Canada. Avant qu’une cour puisse prononcer un jugement déclaratoire, elle doit avoir compétence pour entendre l’affaire. Il est difficile de comprendre comment la portée d’un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral sur un territoire qui se trouve au Labrador pourrait être limitée conformément aux impératifs du fédéralisme canadien. La Couronne doit donc être partie aux procédures de revendications de titres ancestraux — et doit nécessairement être partie prenante au moment d’une déclaration d’un titre ancestral. De plus, cette approche est la source d’une forte possibilité de jugements contradictoires et de confusion, et elle autoriserait la Cour supérieure d’une province à se prononcer, accessoirement à une demande in personam, quant à l’existence d’un titre ancestral sur un territoire situé dans une province autre que celle où elle se trouve. L’application de ce principe ne peut être restreinte à la présente cause et aux provinces concernées en l’espèce.
                    Qui plus est, cette approche est incompatible avec le principe de l’immunité de la Couronne. La revendication d’un titre ancestral concerne nécessairement la Couronne. Contrairement aux litiges ordinaires en matière foncière qui opposent des parties privées dans un cadre de droit privé, la revendication d’un titre ancestral touche l’essence même de la souveraineté de la Couronne et entraîne des obligations pour elle. Non seulement la présence de la Couronne est‑elle nécessaire par principe, mais elle aide en outre à garantir que les questions sont entendues équitablement. On ne peut tenir pour acquis que des parties privées ont quelque connaissance que ce soit quant à l’occupation du territoire au moment où la Couronne a affirmé sa souveraineté.
                    Enfin, cette approche constitue en outre un obstacle à l’accès à la justice. Si l’ordonnance n’a qu’un effet incertain, qui porte à confusion, ou qui s’avère plus restreint que prévu, elle constitue un échec en matière d’accès à la justice. De plus, l’accès à la justice est une condition essentielle de la primauté du droit. Sans adaptations procédurales, obliger les autochtones à introduire puis à instruire dans plusieurs forums différents des demandes en reconnaissance et en protection de droits ancestraux sur différentes parties d’un seul et même territoire traditionnel qui chevauche les frontières entre différentes provinces nuit à l’accès à la justice et mine la possibilité d’une résolution efficace et rapide d’une revendication transfrontalière de droits ancestraux. Toutefois, la résolution efficace, rapide et économique d’une revendication transfrontalière de droits ancestraux doit être assurée d’une façon qui soit compatible avec le système juridique canadien dans son ensemble. Le fédéralisme et la souveraineté de la couronne provinciale n’empêchent pas les cours supérieures, dans l’exercice de leur compétence inhérente, d’apporter à ces défis pratiques des solutions qui soient à la fois créatives et constitutionnelles, tout en favorisant l’accès à la justice. L’arrêt Endean c. Colombie‑Britannique, 2016 CSC 42, [2016] 2 R.C.S. 163, autorise les juges des cours supérieures de différentes provinces à puiser à même la compétence qui leur est conférée par la loi ⸺ ou, si nécessaire, à même leur compétence inhérente ⸺ afin de siéger ensemble pour entendre conjointement des demandes qui ont été introduites devant les cours supérieures de plus d’une province du fait qu’elles visent la reconnaissance et la protection de droits ancestraux sur différentes parties d’un seul et même territoire traditionnel qui chevauche les frontières entre ces provinces. Si les juges des cours supérieures siègent ensemble au cours d’une seule et même audience conjointe résultant d’une jonction des demandes introduites devant chacune des cours supérieures concernées, une revendication transfrontalière de droits ancestraux a de meilleures chances d’être résolue de manière efficace, rapide et économique. Toutefois, en l’espèce, l’omission des Innus d’introduire des demandes devant chacune des cours supérieures concernées constitue jusqu’à présent un obstacle majeur à la capacité constitutionnelle des cours supérieures de disposer adéquatement de leur revendication transfrontalière de droits ancestraux.
Jurisprudence
Citée par le juge en chef Wagner et les juges Abella et Karakatsanis
                    Arrêt examiné : Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392; arrêts mentionnés : Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 14, [2005] 1 R.C.S. 201; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; CGAO c. Groupe Anderson inc., 2017 QCCA 923; Bern c. Bern, 1995 CanLII 4635 (QC CA), [1995] R.D.J. 510; R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507; R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2014 QCCS 4403, autorisation d’appel refusée, 2015 QCCA 2, autorisation d’appel refusée, [2015] 3 R.C.S. vi; Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, 1973 CanLII 4 (CSC), [1973] R.C.S. 313; Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335; Roberts c. Canada, 1989 CanLII 122 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 322; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; St. Catherine’s Milling and Lumber Company c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46; Canadien Pacifique Ltée c. Paul, 1988 CanLII 104 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 654; Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1995 CanLII 50 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 344; Bande indienne de St. Mary’s c. Cranbrook (Ville), 1997 CanLII 364 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 657; R. c. Marshall, 2005 CSC 43, [2005] 2 R.C.S. 220; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec c. Hôtel Forestel Val‑d’Or inc., 2017 QCCA 250; Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99; Hunt c. T&N plc, 1993 CanLII 43 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 289; Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585; B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1988 CanLII 3 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 214; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; R. c. Côté, 1996 CanLII 170 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 139; Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2016 QCCS 1958; Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc, 1998 CanLII 13001.
Citée par les juges Brown et Rowe (dissidents)
                    Procureur général de Terre‑Neuve‑Labrador c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2017 QCCA 14; Transax Technologies inc. c. Red Baron Corp. Ltd, 2016 QCCA 1432; Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2014 QCCS 2051; Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2016 QCCS 1958; Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2014 QCCS 4403; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, 1990 CanLII 29 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1077; Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13; Hunt c. T&N plc, 1993 CanLII 43 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 289; Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., 1989 CanLII 112 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 206; Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858‑0702 Québec Inc., 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743; Three Rivers Boatman Ltd. c. Conseil canadien des relations ouvrières, 1969 CanLII 138 (CSC), [1969] R.C.S. 607; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, 1995 CanLII 57 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 725; Abela c. Baadarani, [2013] UKSC 44, [2013] 4 All E.R. 119; The Scottish Metropolitan Assurance Company Limited c. Graves, [1955] C.S. 88; Dupont c. Taronga Holdings Ltd., 1986 CanLII 4011 (QC CS), [1987] R.J.Q. 124; Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Tolofson c. Jensen, 1994 CanLII 44 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 1022; McGuire c. McGuire, 1953 CanLII 150 (ON CA), [1953] O.R. 328; Re Vantel Broadcasting Co. Ltd. and Canada Labour Relations Board (1962), 1962 CanLII 370 (BC CA), 35 D.L.R. (2d) 620; Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, 1973 CanLII 4 (CSC), [1973] R.C.S. 313; Roberts c. Canada, 1989 CanLII 122 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 322; R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663; Doré c. Verdun (Ville), 1997 CanLII 315 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 862; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010; Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335; St. Catherine’s Milling and Lumber Company c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2017 QCCA 756; Gauthier c. Bergeron, [1973] C.A. 77; Bern c. Bern, 1995 CanLII 4635 (QC CA), [1995] R.D.J. 510; Domaine de l’Isle aux Oyes Inc. c. D’Aragon, 1984 CanLII 2840 (QC CA), [1984] R.D.J. 171; R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075; R. c. Marshall, 2005 CSC 43, [2005] 2 R.C.S. 220; Première nation de Betsiamites c. Canada (Procureur général), 2006 QCCS 2111; Première Nation de Pessamit c. Québec (Procureur général), 2007 QCCS 794; Xeni Gwet’in First Nations c. Riverside Forest Products Ltd., 2002 BCSC 1199, 4 B.C.L.R. (4th) 379; Ahousaht Indian Band c. Attorney General of Canada, 2006 BCSC 646; West Moberley First Nations c. British Columbia, 2007 BCSC 1324, 78 B.C.L.R. (4th) 83; Cowichan Tribes c. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 1575, 1 B.C.L.R. (6th) 214; Council of the Haida Nation c. British Columbia, 2017 BCSC 1665, 3 B.C.L.R. (6th) 346; Calder c. Attorney‑General of British Columbia (1969), 1969 CanLII 713 (BC SC), 8 D.L.R. (3d) 59; Calder c. Attorney‑General of British Columbia (1970), 1970 CanLII 766 (BC CA), 13 D.L.R. (3d) 64; R. c. Sundown, 1999 CanLII 673 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 393; R. c. Côté, 1996 CanLII 170 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 139; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911; R. c. Badger, 1996 CanLII 236 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 771; Matamajaw Salmon Club c. Duchaine, [1921] 2 A.C. 426; Procureur général du Québec c. Club Appalaches inc., 1999 CanLII 13282 (QC CA), [1999] R.J.Q. 2260; Anglo Pacific Group PLC c. Ernst & Young inc., 2013 QCCA 1323, [2013] R.J.Q. 1264; Bolton c. Forest Pest Management Institute (1985), 1985 CanLII 579 (BC CA), 66 B.C.L.R. 126; Mazur c. Sugarman & Vir (1938), 42 R.P.Q. 150; Senauer c. Porter (1862), 7 L.C. Jur. 42; Equity Accounts Buyers Limited c. Jacob, [1972] C.S. 676; Union Acceptance Corporation Ltd. c. Guay, [1960] B.R. 827; Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; Trower and Sons, Ld. c. Ripstein, 1944 CanLII 384 (UK JCPC), [1944] A.C. 254; Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) c. Victoria Transport Ltd., 1976 CanLII 206 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 858; CGAO c. Groupe Anderson inc., 2017 QCCA 923; Babineau c. Railway Centre Park Company Limited (1914), 47 C.S. 161; Lamothe c. Hébert (1916), 24 R.L. 182; Khan Resources Inc. c. W M Mining Co., LLC (2006), 2006 CanLII 6570 (ON CA), 79 O.R. (3d) 411; War Eagle Mining Co. c. Robo Management Co. (1995), 1995 CanLII 16145 (BC SC), 13 B.C.L.R. (3d) 362; Medicine Hat (City) c. Wilson, 2000 ABCA 247, 271 A.R. 96; Oerlikon Aerospatiale inc. c. Ouellette, 1989 CanLII 1128 (QC CA), [1989] R.J.Q. 2680; Crawford c. Fitch, [1980] C.A. 583; Société minière Louvem inc. c. Aur Resources Inc., 1990 CanLII 3829 (QC CS), [1990] R.J.Q. 772; Plouffe c. Dufour, [1992] R.J.Q. 47; 2848‑2883 Québec inc. c. Tomiuk, 1993 CanLII 3602 (QC CA), [1993] R.D.J. 400; Laflamme c. Groupe Norplex inc., 2017 QCCA 1459; Montagne Laramee Developments Inc. c. Creit Properties Inc. (2000), 2000 CanLII 22348 (ON SC), 47 O.R. (3d) 729; Design Recovery Inc. c. Schneider, 2003 SKCA 94, 238 Sask. R. 212; Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392; R. c. Adams, 1996 CanLII 169 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 101; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Caron c. Alberta, 2015 CSC 56, [2015] 3 R.C.S. 511; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; 1068754 Alberta Ltd. c. Québec (Agence du revenu), 2019 CSC 37; Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1988 CanLII 3 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 214; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Endean c. Colombie‑Britannique, 2016 CSC 42, [2016] 2 R.C.S. 163; Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; Hereditary Chiefs Tony Hunt c. Attorney General of Canada, 2006 BCSC 1368; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873; Loi de 1979 sur la location résidentielle, 1981 CanLII 24 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 714; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433; Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165; S.A. c. Metro Vancouver Housing Corp., 2019 CSC 4; Assiniboine c. Meeches, 2013 CAF 114; William c. British Columbia, 2002 BCSC 1904; Thomas c. RioTinto Alcan Inc., 2016 BCSC 1474, 92 C.P.C. (7th) 122; Re Labrador Boundary, 1927 CanLII 338 (UK JCPC), [1927] 2 D.L.R. 401; Angle c. Ministre du Revenu National, 1974 CanLII 168 (CSC), [1975] 2 R.C.S. 248; Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125; Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765; Canada (Procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184; Athabasca Chipewyan First Nation c. Canada (Minister of Indian Affairs and Northern Development), 2001 ABCA 112, 199 D.L.R. (4th) 452; Sauve c. Quebec (Attorney General), 2011 ONCA 369; Medvid c. Saskatchewan (Minister of Health), 2012 SKCA 49, 349 D.L.R. (4th) 72; Constructions Beauce-Atlas inc. c. Pomerleau inc., 2013 QCCS 4077; Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535; AIC Limitée c. Fischer, 2013 CSC 69, [2013] 3 R.C.S. 949; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Chippewas of Sarnia Band c. Canada (Attorney General) (2000), 2000 CanLII 16991 (ON CA), 51 O.R. (3d) 641.
Lois et règlements cités
Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1871 (R.‑U.), 34 & 35 Vict., c. 28 (reproduit sous l’intitulé Loi constitutionnelle de 1871 dans L.R.C. 1985, app. II, no 11).
Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1949 (R.‑U.), 12, 13 & 14 Geo. 6, c. 22 (reproduit sous l’intitulé Loi sur Terre‑Neuve dans L.R.C. 1985, app. II, no 32), ann., art. 2, 37.
Charte canadienne des droits et libertés.
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12.
Code civil du Québec, Livre quatrième, art. 947, 976, 1119, 1120, 1299, 1457, Livre dixième, 3076 à 3168, 3078, 3081, 3097, titre troisième, chapitre premier, 3134, 3135, chapitre deuxième, section I, 3141 à 3147, section II, 3148 à 3151, section III, 3152, 3153, 3154.
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Morissette, Healy et Ruel), 2017 QCCA 1791, [2018] 4 C.N.L.R. 167, [2017] J.Q. no 15881 (QL), 2017 CarswellQue 10118 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Davis, 2016 QCCS 5133, [2017] 4 C.N.L.R. 89, [2016] J.Q. no 14492 (QL), 2016 CarswellQue 10096 (WL Can.). Pourvoi rejeté, les juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe sont dissidents.
                    Maxime Faille, Guy Régimbald et Justin Mellor, pour l’appelant.
                    Jean‑François Bertrand, James A. O’Reilly, François Lévesque, Sophia Ladovrechis et Marie‑Claude André‑Grégoire, pour les intimés.
                    Ian Demers, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
                    Personne n’a comparu pour l’intervenante la procureure générale du Québec.
                    Jeff Echols et Chris Robb, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
                    François Fontaine et Andres Garin, pour les intervenantes la Compagnie minière IOC et la Compagnie de chemin de fer du littoral nord de Québec et du Labrador inc.
                    Eamon Murphy et Peter W. Jones, pour les intervenants Kitigan Zibi Anishinabeg et le Conseil tribal de la nation algonquine Anishinabeg.
                    Perri Ravon, Ryan Beaton et Audrey Mayrand, pour l’intervenante Amnistie internationale Canada.
                    John W. Gailus et Christopher Devlin, pour l’intervenante Tsawout First Nation.
 
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Karakatsanis, Gascon et Martin rendu par
 
                    Le juge en chef et les juges Abella et Karakatsanis —
[1]                           Le présent pourvoi soulève des questions d’une importance fondamentale sur le déroulement au Canada des instances civiles qui traitent des droits ancestraux. Cela a des répercussions sur l’accès à la justice et sur la capacité des peuples autochtones de revendiquer utilement leurs droits constitutionnels dans le cadre du système judiciaire. Il faut trouver un juste équilibre entre les différents principes en jeu, gardant à l’esprit l’histoire et la nature uniques des droits ancestraux au Canada.
I.               Contexte
A.           Les parties
[2]                           Les Innus de Uashat et de Mani‑Utenam et les Innus de Matimekush‑Lac John sont deux Premières Nations distinctes qui affirment occuper depuis des temps immémoriaux un territoire traditionnel qu’ils appellent le Nitassinan. Ce territoire chevauche la frontière qui sépare les provinces du Québec et de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
[3]                           La majeure partie de ce territoire est intégrée au Bas‑Canada en 1791, lequel devient à son tour le Québec en 1867. En 1927, le Conseil privé précise la frontière entre le Labrador — qui faisait alors partie de la colonie britannique de Terre‑Neuve — et le Québec. Terre‑Neuve (qui incluait le Labrador) se joint au Canada en tant que province en 1949 et change son nom à Terre‑Neuve‑et‑Labrador en 2001.
[4]                           Au début des années 1950, les intervenantes, la Compagnie minière IOC et la Compagnie de chemin de fer du littoral nord de Québec et du Labrador (« compagnies minières »), amorcent la première phase de ce qu’on a appelé le « mégaprojet d’IOC ». Aujourd’hui, ce mégaprojet comprend de nombreuses mines à ciel ouvert exploitées auparavant près du petit village de Schefferville, au Québec; neuf mines à ciel ouvert et des installations connexes près de Labrador City, à Terre‑Neuve‑et‑Labrador; un port, un chemin de fer et des installations industrielles à Sept‑Îles, au Québec; et plus de 600 km de chemin de fer sillonnant les deux provinces. Il continue à prendre de l’expansion.
B.            La demande
[5]                           En 2013, les Innus de Uashat et de Mani‑Utenam, les Innus de Matimekush-Lac John ainsi que plusieurs chefs et conseillers représentant leurs familles, bandes et nations respectives intentent une poursuite contre les compagnies minières devant la Cour supérieure du Québec, à Montréal.
[6]                           Dans leur demande introductive d’instance, les Innus, qui sont intimés dans la présente cause (« Innus »), affirment occuper, posséder et gérer le Nitassinan selon leurs coutumes, leurs traditions et leurs pratiques depuis des temps immémoriaux. Ils revendiquent le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres visées par le mégaprojet d’IOC, ce qui comprend des droits de chasse, de pêche et de piégeage. Ils revendiquent également le droit d’utiliser toutes les ressources naturelles qui se trouvent sur le territoire et d’en jouir. Les Innus soutiennent que le mégaprojet d’IOC a été entrepris sans leur consentement, et ils allèguent une longue liste d’atteintes à l’environnement qui nuisent selon eux à leurs activités, les empêchant de jouir de leur territoire. Ils avancent que les compagnies minières ont mis en place des politiques discriminatoires et qu’elles les empêchent de circuler librement sur le Nitassinan.
[7]                           À titre de réparations pour ces préjudices allégués, les Innus sollicitent notamment les mesures suivantes :
-         une injonction permanente contre les compagnies minières leur ordonnant de cesser tous les travaux liés au mégaprojet d’IOC;
-         des dommages‑intérêts de 900 millions de dollars;
-         un jugement déclaratoire portant que le mégaprojet d’IOC constitue une violation de leur titre ancestral et d’autres droits ancestraux.
[8]                           Bien que l’acte de procédure mentionne le Nitassinan en général, il précise aussi que seul le territoire touché par le mégaprojet d’IOC est en cause dans la présente action.
C.            Les requêtes en radiation
[9]                           Plus tard, les compagnies minières déposent une requête en radiation d’allégations contenues dans l’acte de procédure des Innus. Selon elles, certaines portions de la demande concernent des droits réels sur des terres situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador et, en conséquence, elles relèvent de la compétence des tribunaux de cette province. Dans la foulée du dépôt de cette requête, le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador dépose une déclaration d’intervention volontaire ainsi que sa propre requête en radiation reprenant essentiellement à son compte les arguments des compagnies minières.
D.           Les jugements des juridictions d’instances inférieures
(1)         Cour supérieure du Québec, 2016 QCCS 5133 (le juge Davis)
[10]                       Le juge Davis rejette les requêtes en radiation. Les compagnies minières font valoir que le titre ancestral est un droit réel et que, suivant l’art. 3152 du Code civil du Québec (« C.c.Q. » ou « Code civil »), l’action des Innus outrepasse la compétence des tribunaux du Québec dans la mesure où elle vise des terres situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador appuie ces arguments et invoque le moyen de défense de l’immunité de la Couronne. Les Innus, pour leur part, soutiennent qu’il s’agit d’une action personnelle ou mixte et que les tribunaux québécois tirent leur pouvoir d’ordonner une réparation pécuniaire et une injonction contre les compagnies minières des art. 3134 et 3148 al. 1(1) du C.c.Q.
[11]                       Selon le juge Davis, la solution au problème de la compétence consiste à bien qualifier l’action dans le cadre du Code civil. Il insiste sur l’importance de tenir compte du point de vue des Autochtones et conclut que, pour ce faire, il faut reconnaître que l’occupation des peuples autochtones est antérieure à l’établissement de quelque frontière provinciale que ce soit. Selon le juge Davis, les provinces bénéficient certes d’une immunité réciproque, mais il conclut que celle-ci s’applique mal à un dossier dans lequel il s’agit de statuer sur des droits antérieurs à la fois à l’établissement des frontières provinciales et, en conséquence, à la justification de cette immunité. Tout en reconnaissant que le tribunal appelé à se prononcer sur le fond de l’affaire sera tenu de tirer des conclusions sur les droits des provinces, il fait remarquer que les Innus ne demandent aucune réparation à l’encontre de la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
[12]                       Le juge Davis convient que certains aspects du titre et des droits ancestraux s’apparentent à des droits réels parce qu’ils sont liés à des territoires ou à des lieux précis. Néanmoins, il fournit plusieurs raisons pour justifier le refus de qualifier l’action de réelle. Premièrement, il note que les droits reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 sont des droits sui generis. Il ajoute que la reconnaissance de ces droits en l’espèce est accessoire aux deux réparations principales demandées : une injonction et des dommages‑intérêts. Pour avoir gain de cause dans leur action contre les compagnies minières défenderesses, les Innus doivent prouver qu’il y a eu violation d’obligations personnelles ou mixtes visées aux art. 976 et 1457 du C.c.Q. Les tribunaux du Québec ont donc compétence pour instruire l’affaire en application des art. 3134 et 3148 al. 1(1) du C.c.Q.
[13]                       Seule la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador interjette appel de ce jugement.
(2)         Cour d’appel du Québec, 2017 QCCA 1791 (les juges Morissette, Healy et Ruel)
[14]                       S’exprimant au nom de la Cour d’appel, le juge Ruel confirme le jugement de la Cour supérieure. Il convient que la reconnaissance des droits ancestraux revendiqués est accessoire à la réclamation principale des Innus qui concerne la responsabilité civile des compagnies minières. Il conclut également que le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur en qualifiant l’action de mixte. Selon le juge Ruel, l’action ne peut être qualifiée de revendication territoriale contre l’État et ne vise pas des terres situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, et ce, pour au moins trois raisons. Premièrement, les Innus ont toujours géré le Nitassinan sans égard aux frontières provinciales qui existent aujourd’hui. Deuxièmement, les droits invoqués par les Innus s’étalent le long d’un spectre en fonction du degré de rattachement au territoire visé et ne peuvent être qualifiés de droits de propriété au sens qu’on leur donne en droit civil. Troisièmement, des préoccupations fondamentales relatives à la proportionnalité et à l’accès à la justice militent contre la scission des réclamations en fonction des frontières provinciales et contre la restriction de la capacité des Innus à exposer entièrement leurs prétentions.
II.            Analyse
[15]                       Nous sommes en désaccord avec plusieurs éléments de la dissidence. Il n’est toutefois pas d’usage à la Cour que les juges majoritaires réfutent point par point les motifs dissidents. En conséquence, il ne faudrait pas interpréter notre silence à l’égard de quelque aspect que ce soit de la dissidence comme un acquiescement de notre part.
A.           L’interprétation du Livre dixième du Code civil
[16]                       Le Livre dixième du Code civil énonce les règles qui régissent le droit international privé dans la province. Pour des raisons de courtoisie, ces règles limitent la compétence des autorités du Québec aux affaires qui sont étroitement liées à la province : Québec, Assemblée nationale, Sous‑commission des institutions, « Étude détaillée du projet de loi 125 — Code civil du Québec », Journal des débats, no 28, 1re sess., 34e lég., 3 décembre 1991, p. SCI‑1124. Lorsqu’on examine le lien entre une affaire donnée et la province, il importe de ne pas confondre la compétence juridictionnelle des cours supérieures provinciales avec la compétence législative des provinces : G. D. Watson et F. Au, « Constitutional Limits on Service Ex Juris: Unanswered Questions from Morguard » (2000), 23 Adv. Q. 167, p. 176 et 178; E. Edinger, « Territorial Limitations on Provincial Powers » (1982), 14 R. D. Ottawa 57, p. 63.
[17]                       Pour interpréter les règles énoncées au Livre dixième, il faut d’abord examiner les dispositions du Code civil, puis se demander si l’interprétation proposée est compatible avec les principes sous‑jacents de courtoisie, d’ordre et d’équité : Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 23. Ensuite, il faut interpréter les règles énoncées au Livre dixième à la lumière des impératifs de notre ordre constitutionnel : par. 51; J. Walker, Castel & Walker: Canadian Conflict of Laws (6e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 1‑5. Comme pour toute autre loi, les dispositions du Code civil en matière de droit international privé doivent être interprétées conformément à la Constitution : R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 33; Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 14, [2005] 1 R.C.S. 201, par. 36. Lorsque les droits garantis par l’art. 35 sont en jeu, le Livre dixième doit être interprété de manière à respecter les droits ancestraux et les droits issus de traités reconnus et confirmés par la Constitution, mais aussi en tenant compte des considérations relatives à l’accès à la justice, qui sont protégées par les tribunaux visés à l’art. 96 : Loi constitutionnelle de 1982, art. 35; Loi constitutionnelle de 1867, art. 96; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 82; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, par. 36‑39.
[18]                       Le titre troisième du Livre dixième traite de la compétence internationale des autorités du Québec. Il débute par des règles générales. L’article 3134, la première disposition du chapitre premier, établit une règle de compétence résiduelle : « [e]n l’absence de disposition particulière, les autorités du Québec sont compétentes lorsque le défendeur a son domicile au Québec ». Les dispositions particulières visées à l’art. 3134 se trouvent au chapitre deuxième, qui prévoit des règles de compétence particulières en fonction de la nature de l’action. Les première et deuxième sections portent sur les actions personnelles et à caractère familial. La troisième section traite des actions réelles et mixtes et ne comporte que trois dispositions — la première établit la règle générale selon laquelle les autorités québécoises sont compétentes pour connaître d’une action réelle si le bien en litige est situé au Québec (art. 3152), et les deux autres prévoient des exceptions concernant la compétence en matière successorale (art. 3153) et en matière de régimes matrimoniaux (art. 3154). Pour que les autorités québécoises soient compétentes pour entendre les actions mixtes, elles doivent l’être tant à l’égard du volet personnel que du volet réel de la question : CGAO c. Groupe Anderson inc., 2017 QCCA 923, par. 10 (CanLII); Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol. II, t. 2, Commentaires (1978), p. 989. Ces règles empêchent comme il se doit que, simplement parce que les parties ont regroupé plusieurs réclamations, les tribunaux du Québec s’arrogent une compétence à l’égard d’une affaire qui, autrement, ne serait pas de leur ressort.
[19]                       Le Code civil est muet quant à l’analyse appropriée à effectuer pour qualifier une action aux fins du chapitre deuxième. Selon les débats de l’Assemblée nationale, chaque disposition a été conçue afin de correspondre de manière générale au droit applicable à une matière donnée : Journal des débats, p. SCI‑1129. Toutefois, les parallèles entre les règles régissant le droit international privé et les conflits de compétence sont imparfaits, et les premières ne devraient pas être directement transposées aux questions de compétence : C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), nos 150 et 380; G. Goldstein, « La qualification en droit international privé selon la perspective de l’article 3078 C.c.Q. » dans S. Guillemard, éd., Mélanges en l’honneur du professeur Alain Prujiner : Études de droit international privé et de droit du commerce international (2011), 195, p. 195‑196, note 1. Lorsque, comme en l’espèce, le conflit concerne des droits qui ne sont ni définis ni directement régis par le Code civil, il faut tout particulièrement faire preuve de prudence lorsqu’on transpose ces règles.
[20]                       À défaut d’indication du législateur, il faut prendre en considération la nature des droits en cause et des conclusions recherchées lorsque vient le temps de qualifier l’action : voir, par ex., Bern c. Bern, 1995 CanLII 4635 (QC CA), [1995] R.D.J. 510 (C.A.). En l’espèce, les tribunaux ont qualifié l’action de « mixte ». Ils ont bien saisi la nature unique des droits protégés par l’art. 35 et ont pris les précautions nécessaires pour examiner ces droits ainsi que les conclusions recherchées en effectuant l’analyse appropriée au regard du Code civil. À notre avis, leurs conclusions étaient justifiées.
B.            La qualification des droits garantis par l’art. 35
[21]                       Consacrés à la partie II de la Loi constitutionnelle de 1982, les droits garantis par l’art. 35 sont une composante centrale de l’ordre constitutionnel canadien. En effet, cette disposition établit le cadre constitutionnel qui permet à la fois de reconnaître le fait historique que les peuples autochtones vivaient sur le territoire en sociétés distinctes avant la colonisation par les Européens et de concilier ce fait avec la souveraineté du Canada : R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507, par. 31. La Cour a qualifié l’art. 35 d’engagement qui doit avoir un sens utile, reconnaissant non seulement l’occupation passée de terres par les Autochtones, mais aussi leur contribution à l’édification du Canada : R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1108; Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 82.
[22]                       La réconciliation, qui est l’objectif fondamental des règles de droit modernes relatives aux droits ancestraux, fait intervenir l’honneur de la Couronne : Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, par. 1 et 4. L’obligation découlant de ce principe peut varier en fonction de la situation; toutefois, l’honneur de la Couronne entre toujours en jeu lorsqu’il est question d’affirmer la souveraineté ou de trancher des revendications de droits ou de titres : Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 16; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 74. En effet, dans certaines circonstances, l’honneur de la Couronne oblige cette dernière à s’acquitter de certaines obligations, même avant que les droits protégés par l’art. 35 soient établis avec certitude : Nation haïda, par. 27.
[23]                       Jusqu’à maintenant, la réconciliation et l’honneur de la Couronne ont le plus souvent été invoqués dans le contexte d’une atteinte aux droits ancestraux ou issus de traités. Le présent appel nous donne l’occasion d’examiner comment ces doctrines contribuent à la détermination du tribunal qui a compétence pour statuer sur les réclamations fondées sur l’art. 35 dont l’objet chevauche plusieurs provinces.
[24]                       Bien que le par. 35(1) reconnaisse et confirme « [l]es droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada », la définition de ces droits incombe surtout aux tribunaux. L’honneur de la Couronne exige que cette disposition soit interprétée de façon libérale et téléologique en vue d’atteindre l’objectif de la réconciliation : Manitoba Metis Federation Inc., par. 76‑77.
[25]                       En outre, la Cour a toujours souligné le caractère sui generis des droits garantis par l’art. 35, notamment le fait qu’un droit sui generis est un droit unique « qu’il est impossible de faire entrer dans aucune catégorie reconnue » : H. Reid, avec S. Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien (5e éd. 2015), p. 607; voir aussi D. Dukelow, The Dictionary of Canadian Law (4e éd. 2011), p. 1256. La nature unique des droits garantis par l’art. 35 découle autant de leur origine historique et culturelle que de leur statut de droits constitutionnels.
[26]                       Dans l’arrêt Van der Peet — une des premières affaires où la Cour a examiné en profondeur la nature des droits visés à l’art. 35 —, le juge en chef Lamer n’a ménagé aucun effort pour souligner le caractère unique de ces droits :
                              Toutefois, les droits ancestraux ne peuvent être définis par l’application des préceptes de cette philosophie. Même s’ils ont une portée et une importance égales aux droits inscrits dans la Charte, les droits ancestraux doivent être considérés différemment des droits garantis par la Charte, parce qu’ils sont détenus seulement par les autochtones au sein de la société canadienne. Les droits ancestraux tirent leur origine du fait que les peuples autochtones sont des autochtones. Comme l’ont souligné des commentateurs universitaires, les droits ancestraux [traduction] « participent de l’essence même de l’« autochtonité », Michael Asch et Patrick Macklem, « Aboriginal Rights and Canadian Sovereignty: An Essay on R. v. Sparrow » (1991), 29 Alta. L. Rev. 498, à la p. 502; il s’agit de droits détenus par [traduction] « les Indiens en tant qu’Indiens », Brian Slattery, « Understanding Aboriginal Rights » (1987), 66 R. du B. can. 727, à la p. 776.
                              Notre Cour a pour tâche de définir les droits ancestraux d’une manière qui reconnaisse qu’il s’agit bien de droits, mais de droits détenus par les autochtones parce qu’ils sont des autochtones. Notre Cour ne doit pas perdre de vue le statut constitutionnel généralisé des droits protégés par le par. 35(1), mais elle ne peut pas non plus faire abstraction de la nécessaire spécificité qui résulte de la protection constitutionnelle spéciale accordée à un segment de la société canadienne. Notre Cour doit définir la portée du par. 35(1) d’une manière qui permet de cerner à la fois l’aspect « ancestral » et l’aspect « droit » dans l’expression « droits ancestraux ». [Soulignement dans l’original; par. 19‑20]
[27]                       Les droits protégés par l’art. 35 couvrent un vaste éventail de sujets, englobant les titres jusqu’à l’utilisation du tabac et ils touchent tous les aspects de la vie, de l’adoption d’enfants à la commémoration des lieux de sépulture des ancêtres de la communauté : K. Wilkins, Essentials of Canadian Aboriginal Law (2018), p. 195. Même si bon nombre de ces droits concernent le lien entre les peuples autochtones et le territoire, la Cour a mis en garde contre le fait de « se concentrer sur les rapports qu’entretiennent les peuples autochtones avec le territoire au point de négliger les autres facteurs pertinents pour l’identification et la définition des droits ancestraux » : Van der Peet, par. 74. La Cour favorise plutôt une interprétation selon laquelle on considère que les droits garantis par l’art. 35 s’étalent le long d’un spectre, certains ayant des liens plus intimes avec le territoire que d’autres. Lorsque l’occupation historique et les cultures distinctives sont reconnues comme étant des sources de droits ancestraux, les tribunaux tiennent mieux compte de l’histoire et des réalités diversifiées des sociétés autochtones : voir, par ex., B. Slattery, « The Metamorphosis of Aboriginal Title » (2006), 85 Rev. Bar. Can. 255, p. 270. Le titre ancestral est donc une sous‑catégorie de droits ancestraux : Van der Peet, par. 74.
[28]                       Dans le contexte de la présente affaire, la Cour supérieure a déclaré antérieurement que la reconnaissance des droits des autochtones n’est pas nécessairement une condition préalable à la responsabilité des compagnies minières : voir Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2014 QCCS 4403, par. 33 et 45‑46, autorisation d’interjeter appel refusée, 2015 QCCA 2, autorisation d’interjeter appel refusée, [2015] 3 R.C.S. vi. En effet, les Innus peuvent intenter un recours fondé sur les art. 976 et 1457 du C.c.Q. même en l’absence d’une déclaration attestant de l’existence de droits ancestraux, comme n’importe qui d’autre pourrait le faire. Cependant, étant donné les arguments soulevés par la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, la nature du titre ancestral mérite que l’on s’y attarde.
[29]                       Au Canada, le titre ancestral est antérieur à tous les autres droits sur le territoire et il découle de l’occupation historique de celui‑ci par des peuples de cultures distinctes : Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, 1973 CanLII 4 (CSC), [1973] R.C.S. 313, p. 328; Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335, p. 376‑378; Roberts c. Canada, 1989 CanLII 122 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 322, p. 340; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 114. À l’instar des droits ancestraux de façon plus générale, le titre ancestral est un droit sui generis. Avant même l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257, par. 72, la Cour a indiqué à maintes reprises qu’il fallait veiller à ne pas confondre le titre ancestral avec les concepts traditionnels de droit civil ou de common law relatifs au droit des biens, ou même à ne pas qualifier ce titre en utilisant la terminologie habituelle du droit des biens : St. Catherine’s Milling and Lumber Company c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46 (C.P.), p. 54; Guerin, p. 382; Canadien Pacifique Ltée c. Paul, 1988 CanLII 104 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 654, p. 677‑678; Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1995 CanLII 50 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 344, par. 6‑7; Van der Peet, par. 115 (motifs dissidents de la juge L’Heureux-Dubé); Bande indienne de St. Mary’s c. Cranbrook (Ville), 1997 CanLII 364 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 657, par. 14 et ss.; Delgamuukw, par. 111 et ss.; R. c. Marshall, 2005 CSC 43, [2005] 2 R.C.S. 220, par. 129 (motifs concordants du juge LeBel); R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, par. 21.
[30]                       En raison de la façon dont il a pris naissance dans le cadre de la relation particulière qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones, le titre ancestral présente des caractéristiques uniques qui le distinguent des notions de propriété du droit civil et de la common law. Le titre ancestral est un titre intrinsèquement collectif qui est détenu non seulement au profit de la génération actuelle, mais aussi de toutes les générations à venir : Nation Tsilhqot’in, par. 74; voir aussi B. Slattery, « The Constitutional Dimensions of Aboriginal Title » (2015), 71 S.C.L.R. (2d) 45, p. 45‑47. Pour permettre tant aux générations actuelles qu’aux générations futures d’en jouir, le titre ancestral prévoit des restrictions à la cession des terres et à l’utilisation qu’on peut en faire : Nation Tsilhqot’in, par. 74. Ces caractéristiques sont incompatibles avec la propriété au sens du droit civil et de la common law : voir K. Anker, « Translating Sui Generis Aboriginal Rights in the Civilian Imagination », dans A. Popovici, L. Smith et R. Tremblay, dir., Les intraduisibles en droit civil (2014), 1, p. 23‑28.
[31]                       De surcroît, les perspectives autochtones façonnent le concept même du titre ancestral, dont le contenu peut varier d’un groupe à l’autre. Par conséquent, on ne devrait pas aborder les conflits relatifs à un titre en référant « strictement aux règles inflexibles du droit des biens », mais plutôt en essayant de les comprendre du point de vue des Autochtones : Bande indienne de St. Mary’s, par. 15; voir aussi Delgamuukw, par. 112; Marshall, par. 129‑130 (motifs concordants du juge LeBel).
[32]                       Dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in, la Cour a déclaré ce qui suit :
                              Les caractéristiques du titre ancestral découlent de la relation particulière entre la Couronne et le groupe autochtone en question. C’est cette relation qui rend le titre ancestral sui generis, ou unique. Le titre ancestral est ce qu’il est — le résultat unique de la relation historique entre la Couronne et le groupe autochtone en question. Des analogies avec d’autres formes de propriété — par exemple, la propriété en fief simple — peuvent être utiles pour mieux comprendre certains aspects du titre ancestral. Cependant, elles ne peuvent pas dicter précisément en quoi il consiste ou ne consiste pas. Comme le juge La Forest l’a indiqué dans Delgamuukw, par. 190, le titre ancestral « n’équivaut pas à la propriété en fief simple et il ne peut pas non plus être décrit au moyen des concepts traditionnels du droit des biens ». [par. 72]
[33]                       La Cour a toutefois reconnu ceci :
                              Le titre ancestral confère des droits de propriété semblables à ceux associés à la propriété en fief simple, y compris le droit de déterminer l’utilisation des terres, le droit de jouissance et d’occupation des terres, le droit de posséder les terres, le droit aux avantages économiques que procurent les terres et le droit d’utiliser et de gérer les terres de manière proactive. [par. 73]
[34]                       Du point de vue du droit civil, comme il s’agit d’un droit sui generis, on considère à juste titre que le droit ancestral n’est ni un droit personnel, ni un droit réel, ni un mélange des deux, même s’il semble posséder certaines des caractéristiques de ces deux types de droits. Le Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec définit comme suit les droits personnel et réel :
                    DROIT PERSONNEL
                              Droit à caractère patrimonial permettant à son titulaire, le créancier, d’exiger d’une autre personne, le débiteur, une prestation.
                  . . .
                    DROIT RÉEL
                              Droit à caractère patrimonial qui est exercé directement sur un bien. [Italique dans l’original; références omises; p. 230 et 254.]
                    (Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues — Les obligations (2003), « droit personnel », « droit réel »)
[35]                       Il ne fait aucun doute que le titre ancestral est fondamentalement associé au territoire. On pourrait donc être tenté de conclure qu’il est purement un droit réel, comme son nom le donne à penser. Or, on méconnaîtrait ainsi le fait que le titre ancestral est aussi solidement ancré dans les relations qui sont le fruit du croisement de l’occupation antérieure et de l’affirmation de la souveraineté par la Couronne : Nation Tsilhqot’in, par. 72. La souveraineté a conféré à la Couronne un titre sous‑jacent sur l’ensemble du territoire des provinces, mais le contenu de ce titre a toujours été grevé des droits préexistants des peuples autochtones qui sont antérieurs à ceux des provinces : par. 69‑70; Loi constitutionnelle de 1867, art. 109. C’est la nature de la relation fiduciale découlant de l’interrelation de ces droits, enracinée profondément dans l’histoire de la colonisation, qui donne naissance aux autres obligations liées à l’honneur de la Couronne qui font partie intégrante du titre ancestral. Ces obligations s’apparentent définitivement plus à des droits personnels.
[36]                       Toutefois, peu importe les similitudes apparentes, les droits garantis par l’art. 35 ne sont pas simplement un amalgame de droits réels et de droits personnels ayant un lien avec les peuples autochtones. Comme l’expression sui generis l’indique clairement, les droits protégés par l’art. 35 sont des droits juridiquement distincts qu’il est par ailleurs « impossible de faire entrer dans aucune catégorie reconnue » : Reid, p. 607. Ce ne sont ni des droits réels ni des droits personnels au sens du droit civil, ce sont des droits sui generis. Compte tenu de ce qui précède, les droits garantis par l’art. 35 ne peuvent pas être compartimentés dans une des catégories de biens du droit civil, encore moins lorsque la question concerne exclusivement le droit international privé. Les droits ne peuvent pas être caractérisés différemment selon les domaines du droit civil. Une approche fragmentaire, qui suggérerait, par exemple, qu’on pourrait qualifier différemment les droits garantis par l’art. 35 pour l’application du Livre quatrième (« Des biens ») du Code civil, serait, à notre avis, inacceptable.
C.            La nature de la réparation demandée
[37]                       Ayant examiné la nature des droits garantis par l’art. 35, nous passons maintenant à l’analyse des conclusions recherchées par la demande.
[38]                       Les Innus sollicitent des dommages‑intérêts compensatoires et une injonction, alléguant que les compagnies minières sont responsables, en application des art. 976 (responsabilité sans faute pour troubles de voisinage) et 1457 (responsabilité pour faute) du C.c.Q. d’avoir porté atteinte à leurs droits garantis par l’art. 35.
[39]                       L’analyse de ces deux régimes de responsabilité réalisée dans l’arrêt de principe Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, est utile. Dans cette cause, les résidents d’un quartier de la ville de Québec avaient intenté un recours collectif contre une cimenterie, alléguant des troubles de voisinage causés par la poussière et le bruit. Les membres du recours collectif ont invoqué les art. 976 et 1457. Les juges LeBel et Deschamps, s’exprimant au nom de la Cour, ont indiqué que, même lorsqu’il est question de territoire, l’art. 1457 donne naissance à une réparation de nature compensatoire qui découle du défaut du présumé auteur de l’acte répréhensible d’adopter le comportement d’une personne raisonnable : par. 21‑22. Ils ont explicitement rejeté la proposition selon laquelle les actions fondées sur l’art. 976 du C.c.Q. concernant des inconvénients anormaux de voisinage sont des « action[s] réelle[s] » : par. 81. Ils ont plutôt déclaré que « le recours fondé sur l’art. 976 C.c.Q. reste avant tout un droit de créance appartenant à une personne (et non à un fonds) et opposable à une autre » : par. 82. Étant donné la nature des réparations demandées en application des art. 976 et 1457 du C.c.Q., il est incontesté que les autorités québécoises auraient normalement compétence pour connaître des actions intentées contre les compagnies minières, parce qu’elles ont un domicile au Québec.
[40]                       Cela dit, s’ils veulent obtenir gain de cause, les Innus doivent prouver qu’ils ont une certaine relation avec le territoire et que celle‑ci fait intervenir soit la responsabilité délictuelle des compagnies minières soit leur responsabilité fondée sur les inconvénients du voisinage. Ils sollicitent aussi un jugement déclaratoire portant qu’ils détiennent un titre et des droits ancestraux non éteints à l’égard des secteurs du Nitassinan touchés par le mégaprojet d’IOC. C’est cette réparation qui est au cœur des objections de la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
[41]                       En droit civil québécois, le jugement déclaratoire est généralement non coercitif et ne porte que sur l’existence de droits ou d’obligations : D. Grenier et M. Paré, La requête en jugement déclaratoire en droit public québécois (2e éd. 1999), p. 1. La requête en jugement déclaratoire s’applique aux droits réels et peut être accompagnée d’une demande de réparation pécuniaire ou d’injonction : J.‑C. Thivierge, « La requête en jugement déclaratoire en droit immobilier », dans Service de la formation permanente — Barreau du Québec, vol. 103, Développements récents en droit immobilier (1998), p. 37; M. Paré, La requête en jugement déclaratoire (2001). La Cour d’appel du Québec a récemment réitéré les quatre critères auxquels il faut qu’il soit satisfait pour qu’une cour prononce un jugement déclaratoire : 1) il existe une difficulté réelle; 2) le demandeur a un intérêt direct et actuel se rattachant à la difficulté réelle; 3) la source de la difficulté est identifiée comme un écrit ou une loi; 4) l’objectif du demandeur, pour résoudre cette difficulté, est de faire déterminer un droit, un pouvoir ou une obligation : Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec c. Hôtel Forestel Val‑d’Or inc., 2017 QCCA 250, par. 34 (CanLII).
[42]                       Un jugement déclaratoire est une réparation d’une portée restreinte qui peut être obtenue sans avoir à réclamer de réparation en conséquence. Il n’est toutefois rendu que s’il a une utilité pratique : Manitoba Metis Federation Inc., par. 143; Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99, par. 11. L’équité exige que les parties touchées par le jugement déclaratoire soient entendues. Les tribunaux peuvent néanmoins rendre des jugements déclaratoires qui s’appliquent à des justiciables domiciliés dans d’autres ressorts; tout problème d’extraterritorialité se règle conformément à la doctrine du forum non conveniens : L. Sarna, The Law of Declaratory Judgments (4e éd. 2016), p. 91.
[43]                       Il est toutefois important de noter qu’aucun des jugements antérieurs en l’espèce n’a tranché la question de savoir si le jugement déclaratoire demandé serait rendu ou devait l’être. Nous ne devrions pas le faire non plus. Il s’agit d’une décision discrétionnaire qui appartiendra au tribunal saisi du fond de l’affaire. La question qui se pose en l’espèce ne concerne que la compétence des tribunaux québécois pour se prononcer, une question qui, comme nous l’avons déjà expliqué, sera tranchée en examinant la nature des droits allégués et les conclusions demandées en fonction des règles établies au Livre dixième du Code civil. Avant de passer à cette analyse, examinons l’enjeu de l’accès à la justice.
D.           L’accès à la justice
[44]                       Le juge des requêtes a posé la question suivante : « [p]eut‑on dire qu’il est dans l’intérêt de la justice qu’essentiellement le même débat ait lieu devant deux juridictions qui doivent toutes les deux appliquer la même loi, et ce, quand les tribunaux qui entendront les causes sont tous les deux de nomination fédérale? » : par. 107. En l’espèce, il faut répondre à cette question par la négative.
[45]                       Il a été suggéré que l’approche choisie par les Innus est problématique et pourrait ne pas faciliter l’accès à la justice. Or, nous sommes d’avis qu’il n’appartient pas à la Cour de remettre en question le choix stratégique d’une partie d’intenter son recours dans une juridiction plutôt que dans une autre. Les Innus ont fait valoir que le fractionnement de leur action en fonction des frontières provinciales entraînerait des coûts plus élevés, voire exorbitants, puisqu’ils seraient tenus de « dédoubler » leurs démarches judiciaires. De plus, cela pourrait donner lieu à des décisions contradictoires qui devraient être réexaminées par les tribunaux. Le juge de première instance et la Cour d’appel ont tous deux reconnu le risque que ce résultat fasse dérailler l’ensemble de la procédure.
[46]                       Ce sont là des considérations incontournables lorsqu’on aborde la question de l’accès à la justice, surtout lorsque, en outre, on a affaire à des droits ancestraux qui sont par leur nature même préexistants.
[47]                       Comme la juge en chef McLachlin l’a affirmé dans l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia, les tribunaux visés à l’art. 96 ont un rôle constitutionnel spécial à jouer en matière d’accès à la justice :
                              Le rôle de protection des tribunaux que joue l’art. 96 et la primauté du droit sont inextricablement liés. Comme l’a indiqué le juge en chef Lamer dans l’arrêt MacMillan Bloedel, « [s]elon les ententes constitutionnelles qui nous ont été transmises par l’Angleterre et qui sont reconnues dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, les cours supérieures provinciales constituent le fondement de la primauté du droit » (par. 37). La raison d’être même de la disposition est, affirme‑t‑on, « [le] maintien de la primauté du droit par la protection du rôle des tribunaux » : Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 88. Puisque l’accès à la justice est essentiel à la primauté du droit, et que celle‑ci est favorisée par le maintien des cours visées à l’art. 96, il est naturel que cet article accorde une certaine protection constitutionnelle à l’accès à la justice. [par. 39]
[48]                       Dans l’arrêt Hunt c. T&N plc, 1993 CanLII 43 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 289, la Cour a déclaré que, « [a]vant tout, il n’est simplement pas juste d’imposer à la partie touchée le fardeau d’engager une action constitutionnelle coûteuse dans un autre ressort » : p. 315 (nous soulignons). Comme la Cour l’a fait observer, ce souci d’équité n’était pas nouveau puisque, dans l’arrêt antérieur Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, 1990 CanLII 29 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1077, elle était soucieuse « de tempérer cette source d’injustice et d’inconvénient pour les parties à un litige conformément au caractère changeant de la communauté internationale et, particulièrement, en fonction de la structure constitutionnelle canadienne » : p. 321.
[49]                       Ces décisions s’appliquent à plus forte raison à la situation des demandeurs autochtones en général et à celle des Innus en l’espèce. Lorsqu’une revendication de titre ou de droits ancestraux concerne un territoire qui chevauche la frontière qui sépare plusieurs provinces, le fait d’obliger le demandeur à plaider plusieurs fois les mêmes questions devant des cours distinctes crée des obstacles inutiles à des revendications potentiellement valides. Nous souscrivons à l’argument de l’intervenante, la Première Nation Tsawout, selon lequel cette façon de faire serait particulièrement injuste puisque les droits revendiqués sont antérieurs à l’établissement des frontières provinciales imposées aux peuples autochtones. Nous réitérons que la source juridique du titre et des droits ancestraux n’est pas leur reconnaissance par l’État, mais plutôt la réalité de l’occupation antérieure, de la souveraineté et du contrôle : voir, par ex., Delgamuukw, par. 114. Nous rejetons l’idée selon laquelle l’établissement ultérieur de frontières provinciales devrait permettre de priver les Autochtones de leur droit à des réparations efficaces pour des violations alléguées de ces droits préexistants ou d’y porter atteinte.
[50]                       Dans le contexte particulier des revendications fondées sur l’art. 35 qui concernent un territoire chevauchant les frontières qui séparent plusieurs provinces, le principe de l’accès à la justice commande que les règles en matière de compétence soient interprétées avec souplesse de manière à ne pas empêcher les peuples autochtones de faire valoir leurs droits constitutionnels, y compris leurs droits traditionnels à l’égard d’un territoire : voir, de manière générale, Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, par. 18; Trial Lawyers Association of British Columbia, par. 39‑40; B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1988 CanLII 3 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 229‑230; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, par. 1, 23 et ss.
[51]                       Le principe de l’honneur de la Couronne exige quant à lui que l’on soit soucieux de minimiser les coûts et la complexité des causes fondées sur l’art. 35. Qui plus est, les tribunaux doivent aborder les affaires qui impliquent la Couronne de manière pratique et pragmatique afin de régler efficacement les litiges de ce type.
[52]                       Obliger les Innus à scinder leur demande irait à l’encontre du double impératif constitutionnel de faciliter l’accès à la justice et de préserver l’honneur de la Couronne.
E.            L’application du cadre d’analyse prescrit par le Code civil
[53]                       Hormis le cas présent, nous ne connaissons aucune affaire dans laquelle un tribunal québécois a été appelé à définir la nature d’une action touchant les droits garantis par l’art. 35 pour l’application du Livre dixième. Puisqu’il n’existe aucun précédent pour nous aider à déterminer à quelle catégorie d’actions appartient un recours visant la reconnaissance de droits protégés par l’art. 35, il importe d’examiner les droits en cause et la réparation demandée dans l’optique du Livre dixième. À notre avis, le juge des requêtes a eu raison de conclure que, en l’absence d’une disposition particulière relative aux droits garantis par l’art. 35, les tribunaux du Québec étaient compétents en vertu des art. 3134 et 3148 al. 1(1) du C.c.Q. La Cour d’appel en est venue à la même conclusion, estimant que le juge des requêtes « n[’avait pas] comm[is] d’erreur sur cette question » : par. 61.
[54]                       Dans l’ouvrage Vocabulaire juridique (12e éd. 2018), G. Cornu a donné les définitions suivantes des actions « personnelle », « réelle » et « mixte » :
                              [action personnelle.] Action par laquelle on demande la reconnaissance ou la protection d’un droit personnel (d’une créance) quelle qu’en soit la source (contrat, quasi-contrat, délit, quasi‑délit) et qui est, en général, mobilière, comme la créance dont l’exécution est réclamée (ex. action en recouvrement d’un prêt d’argent) mais qui peut être immobilière, si cette créance l’est aussi. Ex. l’action en délivrance de tant d’hectares de terre dans un terrain de lotissement.
                    . . .
                              [action réelle.] Action par laquelle on demande la reconnaissance ou la protection d’un droit réel (droit de propriété, servitude, usufruit, hypothèque) et qui est mobilière si le droit réel exercé porte sur un meuble. Ex. action en revendication d’un meuble perdu ou volé; immobilière si le droit porte sur un immeuble. Ex. action en revendication d’un immeuble.
                    . . .
                              [action mixte.] Action par laquelle le demandeur agit tout à la fois en reconnaissance d’un droit réel et en exécution d’une obligation. Ex. l’action en résolution de la vente exercée contre l’acheteur pour défaut de paiement du prix; l’action par laquelle l’acquéreur ou le donataire demande à être mis en possession de l’immeuble dont il est devenu propriétaire par la vente ou la donation. [Référence omise; p. 26, 27 et 28]
La Cour d’appel du Québec a repris ces trois définitions à son compte à la page 516 de l’arrêt Bern.
[55]                       Selon le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, la présente action [traduction] « porte essentiellement sur [. . .] le territoire », et constitue donc une action purement réelle : m.a., par. 55. Il s’agit d’un argument que nous ne pouvons accepter.
[56]                       En l’espèce, la demande relève de la catégorie des actions « mixtes », dans la mesure où les Innus réclament à la fois la reconnaissance d’un droit sui generis (en sollicitant un jugement déclaratoire reconnaissant un titre ancestral) et l’exécution de diverses obligations liées au non‑respect de ce droit (en réclamant des dommages‑intérêts pour délit et troubles de voisinage). Il ne s’agit toutefois pas d’une action mixte classique. Contrairement à la définition énoncée dans l’arrêt Bern, la présente action ne concerne pas la reconnaissance d’un droit réel et l’exécution d’obligations. Il s’agit plutôt d’une action mixte qui suppose la reconnaissance de droits sui generis et l’exécution d’obligations. En d’autres termes, il s’agit d’une action mixte parce qu’elle comporte à la fois un aspect sui generis et un aspect personnel.
[57]                       Pour pouvoir connaître d’une action mixte classique, le tribunal québécois doit nécessairement être compétent tant pour l’action personnelle que pour l’action réelle : CGAO, par. 10; Rapport sur le Code civil du Québec, p. 1005. Cette règle ne devrait pas être appliquée de façon rigide et absolue dans le contexte d’une action mixte non classique qui comprend la reconnaissance de droits sui generis et l’exécution d’obligations. Dans ce contexte, il est logique que le tribunal québécois ait compétence à la fois sur l’aspect personnel et sur l’aspect sui generis de la demande.
[58]                       En ce qui concerne les aspects personnels de la demande, rappelons que les actions pour délit et pour troubles de voisinage sont généralement qualifiées d’actions personnelles : Ciment du Saint‑Laurent Inc., par. 82. L’article 3148 du C.c.Q. confère aux autorités québécoises la compétence d’entendre les actions personnelles à caractère patrimonial lorsque le défendeur a son domicile au Québec. Comme les compagnies minières ont toutes les deux leur siège à Montréal, il n’est pas contesté que les autorités québécoises auraient normalement compétence sur les poursuites intentées contre les compagnies minières au titre de l’art. 3148.
[59]                       En ce qui concerne les aspects de la demande qui ont trait à la reconnaissance d’un droit sui generis, par exemple un droit garanti par l’art. 35, il appert que le Code civil est muet quant à la compétence des autorités québécoises en pareil cas. L’article 3134 dispose que, « [e]n l’absence de disposition particulière, les autorités du Québec sont compétentes lorsque le défendeur a son domicile au Québec ». Les deux compagnies minières ont leur siège à Montréal, les autorités québécoises ont donc compétence sur les deux aspects de la présente action mixte non classique.
[60]                       Pourtant, le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador est d’avis que l’art. 3152 exige des tribunaux du Québec qu’ils s’abstiennent d’assumer leur compétence à l’égard de toutes les actions qui visent des biens situés à l’extérieur de la province en raison des aspects réels de la demande mixte. L’article 3152 prévoit que « [l]es autorités québécoises sont compétentes pour connaître d’une action réelle si le bien en litige est situé au Québec ». Or, en l’espèce, nous avons affaire à la situation unique d’une action mixte non classique qui n’a tout simplement pas été envisagée par le Code civil. Les dispositions de ce dernier doivent donc être interprétées en tenant compte à la fois de l’objet des règles qui y sont énoncées en matière de droit international privé et du caractère spécial des droits consacrés par l’art. 35. Il ne serait pas justifié d’interpréter et d’appliquer strictement l’art. 3152 du C.c.Q. à la présente situation.
[61]                       Il est vrai que le Code civil ne mentionne que deux exceptions spécifiques à l’art. 3152 — celle en matière de succession (art. 3153) et celle en matière de régime matrimonial ou d’union civile (art. 3154). Le Code civil n’empêche toutefois pas les tribunaux de désigner des actions mixtes non classiques auxquelles l’art. 3152 du C.c.Q. ne s’appliquerait pas. S’agissant de la revendication des Innus, les art. 3134 et 3148 du C.c.Q. suffisent pour établir la compétence des autorités québécoises.
[62]                       Plus important encore, les objections à ce que les tribunaux du Québec aient compétence sur les droits et titres ancestraux relativement à des territoires situés à l’extérieur des frontières de la province ne résistent pas à l’examen mené à la lumière du contexte constitutionnel unique des revendications du type dont il est question en l’espèce.
[63]                       La première de ces objections est fondée sur le fait que la loi régissant les biens est généralement celle de l’endroit où le bien est situé. L’article 3152 visait notamment clairement à harmoniser la loi applicable avec la compétence juridictionnelle. Les commentaires du ministre indiquent explicitement que l’art. 3152 a été conçu pour correspondre à l’art. 3097, qui prévoit que « [l]es droits réels ainsi que leur publicité sont régis par la loi du lieu de la situation du bien qui en fait l’objet » : Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, vol. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 2012. Comme le par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 limite la compétence législative du Québec à la propriété dans la province, certains soutiennent que le Québec ne peut pas détenir de compétence juridictionnelle à l’égard de la propriété à l’extérieur de la province. Cet argument ne peut être retenu dans le contexte de l’art. 35 parce que les droits visés par ce dernier sont des droits sui generis et non des droits réels comme on les conçoit dans l’imaginaire du droit civil : voir Anker, p. 4 et 35‑36.
[64]                       L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 s’applique uniformément partout au Canada. La question de savoir si le droit ancestral ou le droit issu d’un traité revendiqué jouit de la protection constitutionnelle prévue à l’art. 35 relève du droit constitutionnel et non du droit fédéral ou du droit provincial. La Cour a explicitement rejeté, en ce qui concerne le titre ancestral et les autres droits ancestraux, une approche province par province qui « entraînerait la création, à la grandeur du pays, d’un ensemble de mesures disparates de protection constitutionnelle des droits ancestraux, mesures qui seraient fonction des particularités historiques de la colonisation dans les diverses régions » : R. c. Côté, 1996 CanLII 170 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 139, par. 53. Ni l’art. 35 ni le droit constitutionnel plus généralement ne sont étrangers au Québec ou à ses tribunaux.
[65]                       Ces considérations revêtent une importance particulière lorsqu’on tient également compte du fait que la revendication des Innus concerne une réalité antérieure à l’établissement des frontières provinciales, à la compétence législative provinciale correspondante à l’égard de la propriété et des droits civils, ainsi qu’aux systèmes de droit des biens qui en découlent. Même si les provinces n’ont pas de compétence législative à l’égard des droits garantis par l’art. 35, leurs tribunaux instruisent certainement ce type d’affaires.
[66]                       La province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador a sans aucun doute un intérêt marqué et légitime à participer à cette instance. Les tribunaux qui ont été saisis de cette dernière l’ont d’ailleurs reconnu : motifs de la C.S., par. 14; motifs de la C.A., par. 104 et ss.; Innus de Uashat et de Mani‑Utenam c. Iron Ore Company of Canada, 2016 QCCS 1958, par. 63 et ss. D’après le dossier dont nous disposons, rien ne permet à la Cour de déterminer quelles parties de la demande concernent des terres privées ou des terres appartenant à la Couronne, ni même quelle partie du territoire en cause est située dans chacune des provinces. À notre avis, ce ne sont pas des considérations à prendre en compte pour déterminer si les tribunaux du Québec ont compétence à l’égard de l’action, même si elles pourraient avoir une incidence lorsqu’il s’agira de décider si les tribunaux québécois devraient décliner cette compétence. Bien que le juge des requêtes ait refusé de décliner sa compétence en l’espèce en application du principe du forum non conveniens, cette question n’a été ni portée en appel devant la Cour d’appel ni soulevée devant la Cour. Sous le régime du Code civil, cette question ne peut être soulevée par la Cour de son propre chef.
[67]                       D’ailleurs, comme les parties ont mis l’accent sur la question de la compétence des tribunaux du Québec à l’égard de ce litige, le juge des requêtes et la Cour d’appel ont analysé le dossier en vue de répondre à cette question. Nous avons conclu, tout comme eux, que les autorités du Québec ont effectivement compétence à l’égard de l’ensemble de l’action. Certes, selon l’article 3135 du C.c.Q., même si une autorité québécoise est compétente pour connaître d’un litige, elle peut, exceptionnellement, et uniquement à la demande d’une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige.
[68]                       Comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Spar Aerospace :
                    . . . la doctrine du forum non conveniens, telle que codifiée à l’art. 3135, constitue un contrepoids important à la large assise juridictionnelle prévue à l’art. 3148. Ainsi, les appelantes peuvent démontrer, en conformité avec l’art. 3135, que malgré l’existence d’un lien avec les autorités du Québec, il y a un autre tribunal qui, dans l’intérêt de la justice, est mieux à même d’exercer sa compétence. [par. 57]
Voici quelques‑uns des facteurs habituellement pris en considération à l’étape de l’évaluation de la doctrine du forum non conveniens :
1)         le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts;
2)         la situation des éléments de preuve;
3)         le lieu de formation et d’exécution du contrat;
4)         l’existence d’une autre action intentée à l’étranger;
5)         la situation des biens appartenant au défendeur;
6)         la loi applicable au litige;
7)         l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi;
8)         l’intérêt de la justice;
9)         l’intérêt des deux parties;
10)     la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger. [par. 71]
                    (voir aussi Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc, 1998 CanLII 13001 (C.A.Q.))
[69]                       Dans le cas particulier d’une action fondée sur l’art. 35 dont l’objet chevauche les frontières qui séparent plusieurs provinces, les facteurs 6 à 10 peuvent requérir une attention particulière. Comme le procureur général du Canada l’a souligné dans son intervention, parmi les considérations qui peuvent être pertinentes à cette étape, il y a lieu de mentionner, par exemple, la question de savoir si les droits ancestraux revendiqués sont liés au territoire en cause et, le cas échéant, si la majeure partie de ce territoire se trouve à l’intérieur des frontières territoriales de la province, la portée des revendications de titres ancestraux et l’intérêt de la Couronne d’une autre province à participer au litige afin de présenter des éléments de preuve et des arguments sur la portée des droits garantis par l’art. 35. Nous tenons également à souligner que les tribunaux des deux provinces appliqueraient probablement les mêmes règles de droit — à savoir les règles de droit constitutionnel — pour déterminer si les Innus ont établi le bien‑fondé de leur revendication de titre et de droits ancestraux.
[70]                       En l’espèce, le juge des requêtes a examiné plusieurs de ces facteurs, faisant observer que, dans l’ensemble, leur application ne militait pas pour qu’il décline sa compétence, et ajoutant qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer la doctrine du forum non conveniens : par. 104‑110. Or, comme nous l’avons déjà précisé, cette conclusion n’a été portée en appel ni devant la Cour d’appel ni devant la Cour. En conséquence, nous ne voyons aucune raison de la modifier.
F.            L’immunité de la Couronne
[71]                       Comme il l’a fait devant les juridictions d’instances inférieures, le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador a invoqué devant nous l’immunité de la Couronne comme raison supplémentaire de refuser d’instruire l’action dans la mesure où elle touche sa province. En Cour supérieure, le juge a estimé que la théorie de l’immunité de la Couronne s’appliquait mal à un dossier dans lequel une demande fondée sur l’art. 35 portait sur des droits ancestraux relativement à un territoire qui chevauche des frontières provinciales : par. 115. La Cour d’appel n’a pas statué sur cette question, mais a plutôt conclu que « l’immunité juridictionnelle interprovinciale ne peut faire obstacle, à ce stade, à la juridiction des tribunaux québécois sur le litige » : par. 100. Bien que le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador ait soulevé une question qui est potentiellement toujours en litige entre les parties à cet égard, nous sommes d’accord pour dire qu’il n’est pas nécessaire de la régler à ce stade de l’instance.
[72]                       Comme nous l’avons déjà expliqué, les tribunaux québécois ont compétence en l’espèce pour régler le différend qui oppose les Innus et les compagnies minières. Les Innus ne réclament aucune réparation contre la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, et ils admettent que les conclusions tirées au sujet des droits que leur garantit l’art. 35 n’auront aucune valeur contraignante pour la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. En fait, ils reconnaissent qu’ils devraient « négocier avec le Gouvernement de Terre‑Neuve‑et‑Labrador ou encore saisir les tribunaux de cette province dans le cadre d’une revendication globale » : motifs de la C.A., par. 104. Il n’est donc pas nécessaire d’aborder cette question à ce stade. Notre décision ne devrait toutefois pas être interprétée comme une fin de non‑recevoir à la participation de la Couronne de Terre‑Neuve‑et‑Labrador à l’instance, si elle le souhaite, pour faire valoir ses droits et ses intérêts, de même que pour présenter ses observations quant à la portée que devrait avoir tout jugement déclaratoire : voir par. 106‑107.
III.         Conclusion
[73]                       Pour les motifs qui ont été exposés, nous concluons que la Cour supérieure du Québec a compétence pour connaître de l’action et nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.
 
Les motifs des juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe ont été rendus par
 
                    Les juges Brown et Rowe —
                                             TABLE DES MATIÈRES

Paragraphe

I.      Aperçu

74

II.   Contexte

79

III.   Décisions des juridictions inférieures

88

A.      Cour supérieure du Québec, 2016 QCCS 5133 (le juge Davis)

88

B.      Cour d’appel du Québec, 2017 QCCA 1791 (les juges Morissette, Healy et Ruel)

92

IV.   Question en litige

96

V.   Analyse

97

A.   Observations générales sur le cadre d’analyse applicable

98

(1)   Obligation de recourir aux règles du droit international privé

101

(2)   Limites territoriales prévues par la Constitution

114

(3)   Conclusion sur les observations générales

117

B.   Compétence des autorités québécoises

126

(1)   Qualification de l’action des Innus

127

(2)   Article 3152 C.c.Q.

163

(3)   Examen de la compétence pour chaque demande en particulier

184

(4)   Conclusion sur la compétence des autorités québécoises

203

C.   Quelques pistes de solution

207

(1)   Caractère transfrontalier des droits ancestraux

207

(2)   Accès à la justice

214

(3)   Compétence inhérente

218

D.   Approche préconisée par le procureur général du Canada

236

(1)   Les effets sur la structure constitutionnelle du Canada

236

(2)   L’approche du PGC, source d’une forte possibilité de jugements contradictoires et de confusion

267

(3)   Incompatibilité avec le principe de l’immunité de la Couronne

274

(4)   Approche préconisée par le PGC : obstacle à l’accès à la justice

281

(5)   Approche préconisée par le PGC : source potentielle de problèmes sérieux dans la présente affaire

291

VI.   Conclusion

297

I.               Aperçu
[74]                        Le présent pourvoi soulève des questions qui se situent à la limite du droit international privé et du droit constitutionnel. Il s’agit de décider si une cour supérieure provinciale (en l’occurrence la Cour supérieure du Québec) a la compétence pour reconnaître l’existence d’un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres qui sont situées en partie dans une autre province (en l’occurrence la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador), et pour entendre des demandes qui sont dirigées contre des parties privées, mais dont le succès dépend de la constatation de l’existence de tels droits. Il s’agit également d’identifier la source des règles de droit régissant la compétence des cours supérieures provinciales dans un tel contexte.
[75]                        Nous concluons que la compétence des cours supérieures provinciales est d’abord régie par les règles du droit international privé — lesquelles se trouvent au Québec dans le Code civil du Québec (« C.c.Q. » ou « Code civil »). Le cas échéant, ces règles peuvent ensuite être assujetties à un contrôle constitutionnel au regard des limites territoriales prévues par la Constitution.
[76]                        Il n’est pas nécessaire en l’espèce de décider si une législature provinciale aurait le pouvoir constitutionnel de conférer à la cour supérieure de la province la compétence de reconnaître l’existence d’un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres qui sont situées à l’extérieur de la province, puisque l’Assemblée nationale du Québec n’a pas conféré une telle compétence à la Cour supérieure du Québec. Il suffit de constater que l’incompétence de la Cour supérieure du Québec n’est certainement pas contraire à la Constitution, puisqu’elle reflète les exigences de courtoisie ou de respect mutuel entre provinces intégrées à la structure fédérale canadienne.
[77]                        Nous sommes conscients des difficultés pratiques auxquelles sont confrontés les peuples autochtones du Canada qui souhaitent revendiquer des droits ancestraux sur un seul et même territoire traditionnel qui chevauche les frontières entre différentes provinces. Cependant, les droits ancestraux existent dans les limites du système juridique canadien et la revendication de droits ancestraux devant les tribunaux ne doit donc pas faire entorse à l’organisation juridique et constitutionnelle du Canada.
[78]                        En effet, reconnaître à la Cour supérieure du Québec la compétence de rendre un jugement déclarant l’existence de droits ancestraux sur la partie du Nitassinan située dans la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador aurait d’importantes conséquences sur le fédéralisme canadien. Loin de promouvoir l’accès à la justice ou la réconciliation avec les peuples autochtones, il en résulterait une multiplication des litiges et des délais ainsi qu’une confusion et une perte de confiance envers notre système de justice. Dans les présents motifs, nous explorerons d’ailleurs certaines pistes de solutions procédurales qui permettraient de revendiquer efficacement un titre autochtone sur un territoire qui chevauche les frontières provinciales tout en respectant notre ordre constitutionnel. À notre avis, notre solution favorise davantage la proportionnalité des procédures et l’accès à la justice que celles mises de l’avant par nos collègues et le procureur général du Canada (« PGC »).
II.            Contexte
[79]                        Le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador (« PGTNL ») appelant se pourvoit contre un jugement de la Cour d’appel du Québec, qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure du Québec rejetant sa requête en radiation d’allégations datée du 23 avril 2014 : d.a., vol. II, p. 90‑93. Par sa requête, le PGTNL souhaite faire radier certaines allégations et conclusions d’une requête introductive d’instance en injonction permanente pour l’obtention de conclusions déclaratoires et en dommages‑intérêts (d.a., vol. II, p. 1‑40), laquelle est datée du 18 mars 2013 et a été déposée devant la Cour supérieure du Québec par les Innus de Uashat et de Mani‑Utenam et les Innus de Matimekush‑Lac John intimés (collectivement les « Innus de UM et MLJ » ou simplement les « Innus »).
[80]                        Les Innus de UM et MLJ forment deux Premières Nations distinctes. Depuis des siècles et jusqu’au milieu du XXe siècle, ils ont occupé un vaste territoire traditionnel, le Nitassinan, qui englobe une partie de la Péninsule Québec‑Labrador : p. 3 et 5. Les activités traditionnelles constitutives du mode de vie des Innus de UM et MLJ sur le Nitassinan comprennent la chasse, la pêche, le piégeage et la cueillette : p. 9.
[81]                        Par leur requête introductive d’instance, les Innus de UM et MLJ souhaitent essentiellement établir la responsabilité civile extracontractuelle des défenderesses Compagnie minière IOC (« IOC ») et Compagnie de chemin de fer du littoral nord de Québec et du Labrador inc. (« QNS&L »), une société détenue par IOC.
[82]                        Les défenderesses IOC et QNS&L sont domiciliées à Montréal, au Québec : p. 6‑7. Vers le milieu du XXe siècle, elles ont procédé à la construction d’un « mégaprojet d’exploitation minière » dans le Nitassinan, et ce, sans le consentement des Innus de UM et MLJ : p. 3. Ce mégaprojet consiste notamment en l’aménagement et l’exploitation de mines de fer et d’ouvrages connexes près de Schefferville et de Labrador City, d’un chemin de fer de 578 km entre Sept‑Îles et Schefferville, d’installations portuaires à Sept‑Îles et de complexes hydroélectriques : p. 3 et 6‑7.
[83]                        Les Innus de UM et MLJ soutiennent être titulaires d’un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités[1] sur tout le Nitassinan (p. 10‑11 et 30‑31), mais en particulier sur les parties de ce territoire qui, au Québec et au Labrador, sont affectées par le mégaprojet d’IOC (p. 5, 10‑11 et 30‑31). Ce titre et ces droits « inclu[raient] la propriété et l’usage exclusif » de ces parties du Nitassinan et des ressources naturelles qui s’y trouvent : Avis de questions constitutionnelles, d.a., vol. II, p. 113. Les opérations, installations et activités des défenderesses IOC et QNS&L sur le Nitassinan porteraient atteinte au titre ancestral et aux autres droits ancestraux ou issus de traités des Innus de UM et MLJ, ce qui constituerait une faute civile visée à l’art. 1457 C.c.Q. : Requête introductive d’instance, d.a., vol. II, p. 24‑28[2]. Les Innus se fondent également sur la responsabilité sans faute visée à l’art. 976 C.c.Q. en matière de troubles de voisinage : par. 28‑29.
[84]                        En guise de réparation, les Innus de UM et MLJ demandent 
1)      « des remèdes déclaratoires [. . .] contre les défenderesses, y compris des déclarations que les installations industrielles, portuaires et ferroviaires des défenderesses appartiennent aux Innus de UM‑MLJ ou à tout le moins sont sujettes au titre [ancestral] et aux [autres droits] ancestraux » et « une déclaration que le mégaprojet d’IOC et notamment les opérations, installations et activités des défenderesses violent le titre [ancestral], les [autres] droits ancestraux et les droits issus de traités » (p. 30);
 
2)      l’émission d’une injonction permanente afin de faire cesser les opérations, installations et activités des défenderesses (p. 28‑30);
 
3)      la condamnation des défenderesses solidairement au paiement de 900 millions de dollars à titre de dommages‑intérêts (p. 28);
 
4)      « une reddition de compte en regard de la totalité des profits générés par l’exploitation par les défenderesses du Nitassinan » (p. 28) ainsi que divers remèdes de nature fiduciaire ([traduction] « fiducie constructoire », « fiducie de common law » et « fiducie ») ou fondés sur l’administration du bien d’autrui (art. 1299 C.c.Q.) à l’égard des revenus, ouvrages, installations et activités des défenderesses (p. 30).
[85]                        Le 23 avril 2014, après avoir déposé une requête en intervention devant la Cour supérieure du Québec, le PGTNL a déposé une requête en radiation d’allégations, visant les allégations et conclusions de la requête introductive d’instance des Innus, dans la mesure où elles portent sur les parties du Nitassinan qui sont situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Le PGTNL soumet que les terres qui sont visées par l’action des Innus et qui sont situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador appartiennent à la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador : requête en radiation d’allégations, d.a. vol. II, p. 92; m.a., par. 48 et 61; transcriptions, p. 24‑25. La requête en radiation d’allégations du PGTNL est en réalité un moyen déclinatoire fondé sur l’absence de compétence des autorités québécoises à l’égard des « paragraphes de la procédure qui touchent le territoire de Terre‑Neuve‑Labrador » : Procureur général de Terre‑Neuve‑Labrador c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2017 QCCA 14, par. 14 (CanLII). Un tel moyen déclinatoire doit être tranché in limine litis : A. Rochon, avec la collaboration de F. Le Colleter, Guide des requêtes devant le juge unique de la Cour d’appel : Procédure et pratique (2013), p. 77; Transax Technologies inc. c. Red Baron Corp. Ltd, 2016 QCCA 1432, par. 6 (CanLII).
[86]                        Le 29 avril 2014, le juge Blanchard a ordonné aux Innus d’envoyer un avis de questions constitutionnelles conforme à l’art. 95 de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25 (« a.C.p.c. ») aux procureurs généraux du Québec, du Canada et de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, au motif qu’« [i]l ne fait [. . .] aucun doute que [. . .] les allégations et les conclusions [de la requête introductive d’instance des Innus] mettent en cause les droits constitutionnels du Canada, de la Province de Québec et de la Province de Terre‑Neuve et Labrador » : Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2014 QCCS 2051, par. 5 (CanLII) (« jugement de la C.S. ordonnant la signification d’un avis de questions constitutionnelles »).
[87]                        Le 26 avril 2016, le juge Davis a autorisé l’intervention du PGTNL devant la Cour supérieure du Québec : Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2016 QCCS 1958 (« jugement de la C.S. autorisant l’intervention du PGTNL »).
III.         Décisions des juridictions inférieures
A.           Cour supérieure du Québec, 2016 QCCS 5133 (le juge Davis)
[88]                        Le juge de la Cour supérieure s’est prononcé sur la requête en radiation d’allégations du PGTNL. À son avis, la solution à cette requête « repose sur la détermination de la nature du recours intenté par les Innus » : par. 48 (CanLII). À cet égard, le juge a noté que « les Innus soutiennent que le titre ancestral qu’ils pourraient posséder dans le Nitassinan équivaudrait à un droit réel » : par. 61. Le juge a aussi estimé que « le titre ancestral comporte plusieurs éléments d’un droit réel » : par. 62. La « même conclusion s’impose », selon lui, à l’égard des « droits ancestraux [qui] ressemblent à l’usufruit » : par. 63‑64.
[89]                        Toutefois, le juge a dit ne pas pouvoir se rallier à la position du PGTNL selon laquelle « la demande des Innus est une action réelle » : par. 66. Le volet de l’action des Innus qui porte sur la reconnaissance de leur titre ancestral et de leurs autres droits ancestraux ou issus de traités « est ancillaire à leur réclamation en dommages », dirigée, elle, contre IOC et QNS&L : par. 67‑68. De fait, l’action des Innus « va au‑delà d’une simple action réelle » puisqu’ils allèguent qu’IOC et QNS&L ont manqué à une obligation de diligence : par. 77. Outre l’action en responsabilité civile extracontractuelle fondée sur l’art. 1457 C.c.Q., les Innus recherchent une condamnation des défenderesses sur la base de la responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage prévue à l’art. 976 C.c.Q. : par. 78. Selon le juge, la qualification d’« action mixte » — plutôt que celle d’« action réelle » — convenait par conséquent « beaucoup mieux » à l’action des Innus : par. 79. Or, les autorités québécoises sont compétentes pour entendre une telle « action mixte » au titre des art. 3134 et 3148 al. 1(1) C.c.Q. : par. 82.
[90]                        En ce qui concerne les allégations de l’action des Innus visant les installations des défenderesses IOC et QNS&L situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, le juge a estimé qu’elles sont pertinentes, et ce, y compris afin de faire « la démonstration de leurs droits ou de leur titre au Québec » : par. 90. Le juge a ajouté qu’il serait de cet avis « même si IOC, QNS&L et Terre‑Neuve‑et‑Labrador avaient raison d’avancer que le Tribunal n’est pas compétent pour rendre des ordonnances qui touchent aux installations des défenderesses à Terre‑Neuve‑et‑Labrador ou qui reconnaissent le titre ou des droits ancestraux des Innus à Terre‑Neuve‑et‑Labrador » : par. 91. En ce qui concerne les conclusions de l’action des Innus, le juge a estimé — bien qu’il semble possible « [a]u niveau procédural » d’ordonner la radiation d’une conclusion — qu’il n’y avait pas lieu de le faire ici puisque les autorités québécoises « [sont] compétent[es] pour prononcer les conclusions qui sont demandées » : par. 92.
[91]                        À cet égard, le juge a noté que plusieurs des facteurs de rattachement énoncés dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, y compris le fait que les défenderesses IOC et QNS&L sont domiciliées au Québec et y exploitent leurs entreprises, confirment la compétence « prima facie » des autorités québécoises : par. 93‑102, référant également à l’art. 3148 C.c.Q. Par ailleurs, le juge a refusé de décliner sa compétence sur le litige conformément à la doctrine du forum non conveniens codifiée à l’art. 3135 C.c.Q. : par. 102‑110. Le juge s’est notamment dit d’avis que l’intérêt de la justice s’oppose à ce que « le même débat ait lieu devant deux juridictions qui doivent toutes les deux appliquer la même loi, et ce, quand les tribunaux qui entendront les causes sont tous les deux de nomination fédérale » : par. 107.
B.            Cour d’appel du Québec, 2017 QCCA 1791 (les juges Morissette, Healy et Ruel)
[92]                        Le PGTNL s’est pourvu devant la Cour d’appel du Québec à l’encontre du jugement de la Cour supérieure rejetant sa requête en radiation d’allégations. Il a notamment soulevé que « le recours des Innus porte sur des droits réels, en particulier sur des terres situées au Labrador et, par conséquent, les tribunaux québécois n’ont pas compétence sur le litige » : par. 45 (CanLII).
[93]                        La Cour d’appel a rejeté ce pourvoi. Pour l’essentiel, elle a conclu qu’il n’y a pas lieu de « classifier de manière rigide le recours des Innus comme étant une action réelle, [puisqu’il] n’est pas possible de décrire les droits autochtones selon des notions traditionnelles du droit des biens » et qu’« [i]l s’agit de droits sui generis » : par. 13; voir aussi par. 67‑69 et 85. Le titre ancestral et les autres droits ancestraux ou issus de traités « comporte[nt] des éléments qui pourraient être qualifiés de “personnels” entre la communauté autochtone concernée et la Couronne », à savoir l’« obligation fiduciaire [de la Couronne] envers les autochtones » et son « obligation de consultation et d’accommodement de nature personnelle envers les communautés autochtones » : par. 74‑77 et 81‑82.
[94]                        En outre, « la reconnaissance des droits autochtones constitue un aspect accessoire à la réclamation des Innus, qui cherchent à établir la responsabilité civile d’entreprises privées » : par. 14; voir aussi par. 86. Les Innus « invoquent également des violations des droits garantis par les chartes ainsi que des troubles du voisinage » : par. 93. Pour la Cour d’appel, l’action des Innus serait « principalement [u]ne action personnelle » et les autorités québécoises seraient « compétent[e]s puisqu’IOC et QNS&L ont leur siège au Québec », et puisque les Innus allèguent un préjudice subi au Québec : par. 15, 52 et 95, référant aux art. 3134 et 3148 C.c.Q.
[95]                        Enfin, la Cour d’appel a dit partager les « préoccupations » du juge de la Cour supérieure « dans une optique d’accès à la justice et de proportionnalité des procédures » : par. 113. En effet, selon la Cour d’appel, il n’allait pas dans l’intérêt de la justice, « d’amputer prématurément le recours des Innus de toute référence au Labrador, aux droits que les Innus pourraient revendiquer sur ce territoire et aux activités d’IOC et de [QNS&L] au Labrador » : par. 117.
IV.         Question en litige
[96]                        La Cour supérieure du Québec est‑elle compétente pour entendre le volet de l’action des Innus qui vise à faire reconnaître et à protéger un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres qui sont situées à l’extérieur du Québec?
V.           Analyse
[97]                        D’emblée, nous sommes en désaccord avec l’affirmation de nos collègues selon laquelle « [l]es Innus ne réclament aucune réparation contre la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador » : par. 72. Nous croyons plutôt, à l’instar du PGTNL, que la façon dont la réparation a été demandée n’est pas déterminante et que nous devons nous pencher sur le fond de la réclamation pour déceler ce qui est réellement recherché. Or, ici, cela comprend manifestement un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral sur un territoire situé dans la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, en dépit du fait que cette mesure soit présentée comme étant « accessoire » à la réparation principale sollicitée. Les cours d’instances inférieures ont reconnu que la revendication aurait des répercussions évidentes sur la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador : jugement de la C.S. ordonnant la signification d’un avis de questions constitutionnelles, par. 5; Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2014 QCCS 4403, par. 19 (CanLII) (« jugement de la C.S. rejetant la requête en irrecevabilité de IOC et de la CCLNQL »); jugement de la C.S. autorisant l’intervention du PGTNL, par. 60‑64 et 67; motifs de la C.S., par. 72; motifs de la C.A., par. 104. Ce qui est toutefois encore plus fondamental, et dont nous traiterons plus longuement ultérieurement, c’est que la Couronne est une partie nécessaire aux litiges portant sur un titre ancestral. Il en est ainsi parce qu’elle conserve le titre sous‑jacent et qu’elle doit donc s’acquitter d’obligations fiduciaires envers les détenteurs de droits ancestraux en lien avec le territoire en cause. La reconnaissance d’un titre ancestral relativement à un territoire qui se situe au Labrador constitue clairement une réparation ayant une incidence directe sur la Couronne. Il s’agit d’un fait incontestable qu’on ne peut ignorer.
A.           Observations générales sur le cadre d’analyse applicable
[98]                        Avant d’entreprendre notre analyse de la compétence des autorités québécoises sur l’action intentée par les Innus, il convient de formuler quelques remarques générales au sujet du cadre devant guider le tribunal en l’espèce.
[99]                        Le PGC intervenant prétend dans son mémoire que les règles du droit international privé ne s’appliquent pas (« are inapposite »)[3] lorsqu’il est question des droits existants des peuples autochtones du Canada — lesquels sont reconnus et confirmés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Il suggère de plutôt trancher le pourvoi au moyen de la compétence inhérente des cours supérieures de connaître d’une action en reconnaissance et en protection de droits constitutionnels : par. 13. Suivant cette approche, la cour supérieure d’une province saisie d’une action visant à faire reconnaître et à protéger des droits existants d’un peuple autochtone ayant des incidences sur une autre province devrait d’abord déterminer s’il existe un lien réel et substantiel entre l’action du peuple autochtone concerné considérée dans son ensemble et la province de la cour supérieure saisie, et ensuite considérer toutes les circonstances afin de décider s’il serait opportun qu’elle exerce sa compétence sur l’ensemble du litige : par. 19.
[100]                     Nous traiterons des implications de l’approche préconisée par le PGC plus loin dans nos motifs, laquelle, si elle était acceptée, aurait d’importantes conséquences sur le fédéralisme canadien, en plus d’emporter un risque sérieux de jugements contradictoires, d’être contraire au principe de l’immunité de la Couronne et de constituer une entrave à l’accès à la justice. Pour l’instant, il suffit toutefois de mentionner que nous rejetons ce point de vue, principalement pour les deux raisons suivantes.
(1)         Obligation de recourir aux règles du droit international privé
[101]                     Le droit international privé « a pour objet la résolution des conflits entre des ressorts différents, entre des systèmes ou règles juridiques de ressorts différents et entre des décisions de tribunaux de ressorts différents »; ce domaine du droit « est formé de principes juridiques applicables dans des situations où plus d’un tribunal peut se déclarer compétent, ou lorsque les lois de plus d’un territoire peuvent s’appliquer, ou quand un tribunal doit décider s’il reconnaîtra et exécutera un jugement étranger ou, au Canada, un jugement d’une autre province » : Van Breda, par. 15; S. G. A. Pitel et N. S. Rafferty, Conflict of Laws (2e éd. 2016), p. 1. Autrement dit, le droit international privé est la branche du droit qui « traite de la compétence des tribunaux provinciaux canadiens, de l’opportunité d’exercer cette compétence, de la loi applicable dans un litige donné et des conditions de la reconnaissance et de l’exécution d’un jugement rendu par un tribunal d’une autre province ou d’un tribunal étranger » : Van Breda, par. 21.
[102]                     Dans les provinces de common law, les règles du droit international privé sont énoncées dans les règles de procédure relatives aux significations ex juris, dans le critère du lien réel et substantiel découlant de l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, 1990 CanLII 29 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1077, et dans les lois de ces provinces. Au Québec, elles se trouvent dans le C.c.Q., qui contient un ensemble complet de règles et de principes en la matière (voir le Livre dixième du C.c.Q., art. 3076 à 3168) : Van Breda, par. 21; Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, par. 131‑132, le juge Brown; G. Saumier, « The Recognition of Foreign Judgments in Quebec — The Mirror Crack’d? » (2002), 81 R. du B. can. 677, p. 693.
[103]                     Ainsi, ce n’est pas la compétence inhérente des cours supérieures provinciales qui les autorise parfois à exercer leurs pouvoirs sur des opérations extraterritoriales ou transnationales (c.‑à‑d. à l’égard de personnes ou de biens qui ne sont pas situés à l’intérieur des limites territoriales de la province). Ce sont plutôt les règles du droit international privé — lesquelles sont d’origine législative ou prétorienne — qui les y autorisent. La compétence inhérente d’une cour supérieure est l’un des aspects de sa compétence générale, qu’elle exerce, en principe, seulement sur son territoire :
[traduction] Le terme « compétence inhérente de la cour » n’est pas synonyme du terme « compétence de la cour » utilisé sans qualificatif ni description : ces termes ne sont pas interchangeables, puisque la compétence « inhérente » de la cour n’est qu’une portion ou un aspect de sa compétence générale. La compétence générale de la Haute Cour à titre de cour supérieure d’archives est, de manière générale, illimitée et sans restriction en ce qui a trait à toutes les questions de droit de fond, tant civiles que criminelles, sous réserve de la compétence qui lui a été retirée en termes non équivoques par un texte législatif. Les décisions de la Haute Cour ne sont soumises au contrôle d’aucune autre juridiction, sauf par un appel interjeté en bonne et due forme. Elle exerce par ailleurs une compétence judiciaire totale sur l’ensemble des affaires concernant l’administration générale de la justice dans son ressort. Sa compétence générale comprend donc l’exercice d’une compétence inhérente. [Nous soulignons; note de bas de page omise.]
 
(I. H. Jacob, « The Inherent Jurisdiction of the Court » (1970), 23 Curr. Legal Probs. 23, p. 23‑24)
[104]                     Les cours supérieures provinciales constituent les tribunaux de droit commun du pays; elles ont une compétence inhérente sur toutes les matières relevant de la compétence fédérale ou provinciale, sauf sur celles pour lesquelles un autre tribunal a été désigné : Hunt c. T&N plc, 1993 CanLII 43 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 289, p. 311; Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., 1989 CanLII 112 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 206, p. 217‑218; Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858‑0702 Québec Inc., 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743, par. 30. Comme l’a expliqué notre Cour dans l’arrêt Three Rivers Boatman Ltd. c. Conseil canadien des relations ouvrières, 1969 CanLII 138 (CSC), [1969] R.C.S. 607, p. 618, l’art. 33 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01 (« C.p.c. ») (alors l’art. 31 a.C.p.c.) codifie au Québec ce principe de droit public basé sur la common law.
[105]                     Le titre III du C.p.c. porte, comme son nom l’indique, sur la compétence des tribunaux. On y retrouve l’art. 33 C.p.c., situé dans le chapitre I intitulé « La compétence d’attribution des tribunaux », et non dans le chapitre II intitulé « La compétence territoriale des tribunaux ». La compétence inhérente de la Cour supérieure du Québec est donc l’un des aspects de sa compétence d’attribution (ou compétence ratione materiae), et non l’un de ceux de sa compétence territoriale (ou compétence ratione personae vel loci) :
[traduction] [. . .] la compétence ratione materiae renvoie à la capacité de la cour d’entendre le type de litige en cause, en tenant compte notamment de la question de savoir si sa compétence a été restreinte par un texte législatif. Cette compétence concerne des éléments qui ne sont pas liés à la portée territoriale du pouvoir de la cour et soulève rarement des questions de droit international privé. [Nous soulignons; note en bas de page omise.]
 
(Pitel et Rafferty, p. 58‑59)
[106]                     Le droit international privé s’intéresse, au contraire, à la compétence territoriale : J.‑G. Castel, Droit international privé québécois (1980), p. 660. Les règles de la compétence d’attribution jouent un rôle restreint en droit international privé. Cependant, les règles de la compétence territoriale imposent par définition des restrictions territoriales au pouvoir des cours supérieures provinciales d’exercer leur compétence d’attribution, y compris leurs pouvoirs inhérents. Par exemple, au Québec, si « le droit procédural reconnaît des pouvoirs inhérents aux tribunaux pour régler des situations non prévues par la loi ou les règles de pratique », il reste que la « procédure civile est soumise aux principes généraux que l’on retrouve dans le Code civil du Québec », ce qui comprend les règles du droit international privé figurant au Livre dixième : Lac d’Amiante, par. 37 et 40; art. 25 et 49 C.p.c.
[107]                     Les cours supérieures provinciales ont hérité leur « compétence inhérente » des cours royales de justice anglaises, dont elles descendent directement : T. A. Cromwell, « Aspects of Constitutional Judicial Review in Canada » (1995), 46 S.C. L. Rev. 1027, p. 1030‑1031, cité dans MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, 1995 CanLII 57 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 725, par. 32. Or, ces cours n’ont aucune compétence inhérente pour statuer sur des droits de propriété ou de possession relatifs à des immeubles situés à l’étranger (suivant la « règle portant sur les immeubles étrangers » dans les juridictions de common law et, au Québec, suivant l’art. 3152 C.c.Q.); ces cours sont en fait totalement incompétentes pour se prononcer sur l’existence de tels droits (Pitel et Rafferty, p. 53, 330‑331; A. Briggs, The Conflict of Laws (3e éd. 2013), p. 50; Castel, p. 660).
[108]                     Ces cours n’ont pas non plus de compétence inhérente pour autoriser la signification d’actes de procédure ex juris (c.‑à‑d. hors de leur ressort) : voir, à ce sujet, Abela c. Baadarani, [2013] UKSC 44, [2013] 4 All E.R. 119, par. 45. Ce pouvoir leur a plutôt été conféré par la loi, en l’occurrence la Common Law Procedure Act, 1852 (R.‑U.), 15 & 16 Vict., c. 76 : J. Swan, « The Canadian Constitution, Federalism and the Conflict of Laws » (1985), 63 R. du B. can. 271, p. 294; voir aussi Pitel et Rafferty, p. 54; E. Edinger, « Territorial Limitations on Provincial Powers » (1982), 14 R.D. Ottawa 57, p. 66.
[109]                     Il n’y a aucune raison de croire que la situation au Québec serait différente, puisque la loi y est aussi la source principale des règles du droit international privé : Castel, p. 24; The Scottish Metropolitan Assurance Company Limited c. Graves, [1955] C.S. 88.
[110]                     Ce que nous venons d’affirmer est compatible avec le jugement de notre Cour dans l’affaire Hunt. La Cour y a déclaré qu’une loi québécoise qui avait « pour objet d’empêcher qu’il y ait des litiges ou des poursuites couronnés de succès dans d’autres ressorts » que le Québec était constitutionnellement inapplicable en Colombie‑Britannique : p. 327. Il s’agissait de savoir si la Cour suprême de la Colombie‑Britannique avait le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité de la loi québécoise. En répondant par l’affirmative, la Cour s’est fondée, non pas sur le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, lequel « est silencieux sur la question de compétence comme telle » (p. 313), mais plutôt sur la compétence inhérente et la compétence générale des cours supérieures provinciales c’est‑à‑dire sur leur compétence d’attribution, et a souligné qu’une telle compétence « doit inclure le pouvoir de décider si les lois que l’on cherche à appliquer sont constitutionnelles » (p. 312 (nous soulignons); voir aussi p. 313).
[111]                     L’arrêt Hunt ne portait donc pas sur la compétence territoriale de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique à l’égard du litige et des parties; cette compétence territoriale avait été définitivement confirmée à l’issue de procédures judiciaires connexes : p. 297 et 315‑316. En termes de droit international privé, l’arrêt Hunt portait en réalité sur le choix de la loi applicable, plutôt que sur la compétence de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. En effet, cette dernière, valablement saisie du litige, aurait normalement dû appliquer ses propres règles de procédure en matière de communication de la preuve (notamment le par. 2(5) des Supreme Court Rules, B.C. Reg. 221/90, de la Colombie‑Britannique). Or, les défendeurs du Québec avaient soulevé comme « excuse légitime » pour ne pas s’y conformer une loi québécoise qui interdisait de transporter hors du Québec des documents d’entreprises exigés relativement à des procédures judiciaires à l’extérieur du Québec : p. 296. La Cour a alors souligné « le droit de toute cour supérieure d’examiner la loi d’un autre ressort pour les fins du litige dont elle est saisie et de tirer des conclusions de fait à cet égard » : p. 308. La loi québécoise était « un fait pertinent quant à l’ordre public de la Colombie‑Britannique » : p. 308.
[112]                     Nous notons que les règles québécoises de droit international privé excluent tout autant « [l]’application des dispositions de la loi d’un État étranger [. . .] lorsqu’elle conduit à un résultat manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales » : art. 3081 C.c.Q. Il faut de plus souligner qu’il est établi depuis longtemps qu’une partie qui invoque une loi d’une province directement devant les tribunaux d’une autre ([traduction] « essuira invariablement un refus, au motif que si une telle opération était souhaitée par la province qui a légiféré, la loi est dans cette mesure ultra vires », puisque « l’application directe d’une règle étrangère est, bien entendu, une violation du principe de territorialité et provoque naturellement des débordements des tribunaux quant aux limites de la compétence législative de l’autre province » : Edinger, p. 67.
[113]                     Bref, ce sont les règles du droit international privé — et non la compétence inhérente des cours supérieures provinciales — qui les autorisent parfois à exercer leurs pouvoirs à l’égard de personnes ou de biens qui ne sont pas situés à l’intérieur des limites territoriales de la province. On ne peut donc les écarter pour ne s’en remettre qu’à une compétence inhérente qui ne peut, en principe, s’exercer que sur le territoire de la province. Les règles du droit international privé sont d’une nature différente, législative, et sont autorisatrices. En d’autres mots, elles peuvent à elles seules autoriser l’exercice extraterritorial d’un pouvoir qui, autrement, est limité à un seul territoire. Bien sûr, les règles du droit international privé doivent elles‑mêmes respecter les limites territoriales prévues par la Constitution : Van Breda, par. 21 et 34; J. Walker, Castel & Walker: Canadian Conflict of Laws (6e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 1‑5; Dupont c. Taronga Holdings Ltd., 1986 CanLII 4011 (QC CS), [1987] R.J.Q. 124 (C.S.), p. 127. C’est ce point que nous allons maintenant examiner.
(2)         Limites territoriales prévues par la Constitution
[114]                     Comme le souligne le PGC dans son mémoire, les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés par la Constitution. Cependant, il existe aussi au Canada un « cadre constitutionnel qui limite la portée extraterritoriale des lois provinciales et des tribunaux provinciaux » : Van Breda, par. 21. En effet, et comme notre Cour l’a déjà reconnu, la Constitution attribue des pouvoirs aux provinces, mais elle n’en autorise l’exercice que sur leur territoire : par. 21. Ces restrictions territoriales prévues par la Constitution sont inhérentes à la fédération canadienne :
[traduction] [. . .] dans un système fédéral, il est évident qu’une province, dont le gouvernement n’est élu que par les citoyens qui y résident et qui n’est responsable qu’envers ceux‑ci, ne devrait pas avoir de pouvoirs étendus en dehors de son territoire, où les gouvernements d’autres provinces sont mieux placés pour y gouverner. Il n’est donc pas surprenant que la Loi constitutionnelle de 1867 répartisse le pouvoir législatif provincial en des termes qui limitent assez clairement sa portée sur le plan territorial. Le libellé des dispositions qui confèrent un pouvoir aux législatures provinciales, soit les art. 92, 92A, 93 et 95, débute par les mots « Dans chaque province » ou « La législature de chaque province » et chaque catégorie de sujets énumérés à l’art. 92 comme relevant du pouvoir législatif provincial contient l’expression « dans la province » ou une autre indication d’une limitation territoriale. [Nous soulignons; note en bas de page omise.]
 
(P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 13‑4)
[115]                     Les limites territoriales de la compétence des autorités provinciales « reflètent les exigences d’ordre et d’équité qui sous‑tendent les structures fédérales canadiennes » : Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 27. Ces limites constitutionnelles affectent la compétence provinciale législative, mais aussi, par voie de conséquence, la compétence provinciale juridictionnelle. En effet, comme notre Cour l’a affirmé dans Tolofson c. Jensen, 1994 CanLII 44 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 1022, à la p. 1065, « il semblerait que les tribunaux soient limités dans l’exercice de leurs pouvoirs de la même façon que les législatures provinciales » (voir aussi Swan, p. 309). Or, le pouvoir législatif des provinces au titre du par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 est limité à « [l]’administration de la justice dans la province ». Il s’ensuit que la compétence des cours supérieures provinciales constituées en vertu de ce paragraphe est elle aussi nécessairement limitée au territoire de la province : voir, en ce sens, McGuire c. McGuire, 1953 CanLII 150 (ON CA), [1953] O.R. 328 (C.A.), p. 334; Re Vantel Broadcasting Co. Ltd. and Canada Labour Relations Board (1962), 1962 CanLII 370 (BC CA), 35 D.L.R. (2d) 620 (C.A. C.‑B.), p. 624.
[116]                     En outre, les pouvoirs conférés par les règles du droit international privé relèvent de la compétence législative provinciale au titre des par. 92(13) (« [l]a propriété et les droits civils ») et 92(14) (« [l]’administration de la justice ») de la Loi constitutionnelle de 1867 et sont expressément limités par les termes « dans la province » : G. D. Watson et F. Au, « Constitutional Limits on Service Ex Juris : Unanswered Questions from Morguard » (2000), 23 Adv. Q. 167, p. 175‑176.
(3)         Conclusion sur les observations générales
[117]                     Les propos qui précèdent posent le cadre d’analyse applicable. Pour trancher le pourvoi, il faut, dans un premier temps, se demander si les règles du droit international privé figurant au Livre dixième du C.c.Q. confèrent à la Cour supérieure du Québec la compétence d’entendre une demande en reconnaissance ou en protection d’un titre ancestral ou d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres qui sont situées à l’extérieur du Québec. Dans la négative, aucune autre analyse n’est nécessaire puisqu’une cour supérieure provinciale n’a aucune compétence inhérente à l’égard d’un immeuble situé à l’extérieur de la province. Cependant, dans l’affirmative, on se demandera, dans un second temps, si une telle règle du droit international privé conférant compétence à la Cour supérieure du Québec à l’égard d’un immeuble situé à l’extérieur du Québec est conforme à la Constitution : R. E. Sullivan, « Interpreting the Territorial Limitations on the Provinces » (1985), 7 S.C.L.R. 511, p. 512.
[118]                     Ce cadre d’analyse n’est aucunement modifié par le fait que les droits ancestraux font partie du droit public (B. Slattery, « The Constitutional Dimensions of Aboriginal Title » (2015), 71 S.C.L.R. (2d) 45, p. 47) ou relèvent de la common law fédérale (Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, 1973 CanLII 4 (CSC), [1973] R.C.S. 313 (« Calder (1973) »); Roberts c. Canada, 1989 CanLII 122 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 322, p. 340; R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507, par. 28).
[119]                     Premièrement, le C.c.Q. ne contient pas seulement des règles de « droit privé »; il constitue plutôt le « droit commun » du Québec, comme l’énonce expressément sa disposition préliminaire. Ainsi, dans les matières auxquelles il se rapporte — ce qui comprend la compétence des autorités québécoises, qui fait l’objet du titre troisième du Livre dixième — le C.c.Q. couvre certains aspects de droit public : Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, par. 28‑29; Doré c. Verdun (Ville), 1997 CanLII 315 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 862, par. 15‑21; A.‑F. Bisson, « La Disposition préliminaire du Code civil du Québec » (1999), 44 R.D. McGill 539; D. Lemieux, « L’impact du Code civil du Québec en droit administratif » (1994), 15 Admin. L.R. (2d) 275, p. 295‑297; J.‑M. Brisson, « Le Code civil, droit commun? », dans Le nouveau Code civil : interprétation et application — Les journées Maximilien‑Caron 1992 (1993), 292, p. 312‑314. De plus, « [la] frontière entre le droit public et le droit privé [est] beaucoup moins claire au Canada et au Québec qu’elle ne l’est en Europe continentale », et l’« on peut assez facilement admettre que ce type de relations mixtes [à la frontière entre le droit public et le droit privé] est couvert en principe par le droit international privé » : G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), n° 6.
[120]                     Deuxièmement, et contrairement à ce qu’a suggéré le juge de la Cour supérieure en l’espèce (par. 107) et à ce que proposent nos collègues (par. 63), la compétence des cours supérieures provinciales ne saurait être étendue du seul fait qu’un litige soulève des questions de droit fédéral ou constitutionnel.
[121]                     Dans Vantel, il s’agissait de décider si une cour supérieure provinciale pouvait exercer son pouvoir de contrôle judiciaire à l’égard d’un organisme fédéral, à savoir le Conseil canadien des relations du travail, qui avait accrédité trois syndicats à titre d’agents de négociation des employés de Vantel Broadcasting Co. Ltd. Cette dernière avait alors présenté devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, au moyen d’un bref de certiorari, une demande de contrôle judiciaire visant à faire annuler les certificats d’accréditation. Le juge de première instance avait conclu à l’absence de compétence de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique à l’égard du Conseil, puisque le siège de celui‑ci se trouvait en Ontario, et non en Colombie‑Britannique. Vantel et tous ses employés étaient cependant résidents de la Colombie‑Britannique. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a donc accueilli l’appel. Au soutien de sa conclusion selon laquelle la Cour suprême de la Colombie‑Britannique avait compétence sur le litige et sur les parties, la Cour d’appel a souligné que la décision du Conseil affectait seulement des droits se trouvant en Colombie‑Britannique : p. 626‑628, le juge Davey, et p. 634‑636, le juge Sheppard.
[122]                     En l’espèce, il n’est pas possible de soutenir que le litige concerne seulement des droits réels sur un immeuble situé au Québec. En effet, les Innus revendiquent par voie de jugement déclaratoire un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur « [l]es parties du Nitassinan affectées par le mégaprojet d’IOC », y compris sur celles de ces « parties » qui sont situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador : Avis de questions constitutionnelles, d.a., vol. II, p. 113. Or, la reconnaissance de l’existence d’un titre ancestral par voie de jugement déclaratoire est opposable aux gouvernements, et affecte par conséquent nécessairement les droits et pouvoirs de ces gouvernements, y compris ceux du gouvernement provincial :
Tout comme le fait la Charte canadienne des droits et libertés, la protection des droits ancestraux garantie à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 vient limiter l’exercice des pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux. La Charteconstitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, et la protection des droits ancestraux constitue la partie II. Les parties I et II sont apparentées et limitent toutes deux l’exercice des pouvoirs gouvernementaux, qu’ils soient fédéraux ou provinciaux. Les droits garantis à la partie II, tout comme les droits garantis par la Charteà la partie I, sont opposables au gouvernement — ils ont pour effet d’interdire certains types de réglementation que les gouvernements pourraient autrement imposer. Ces limites n’ont rien à voir avec la question de savoir si une activité fait partie du contenu essentiel des pouvoirs du gouvernement fédéral. [Nous soulignons; soulignement dans l’original omis.]
 
(Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257, par. 142)
[123]                     En outre, le titre ancestral « grève le titre sous‑jacent de la Couronne » : Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 145. L’article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867 attribue ce titre sous‑jacent aux couronnes provinciales, et limite ce droit de propriété provincial en le subordonnant à « tous intérêts autres que ceux que peut [. . .] avoir la province ». Le titre ancestral constitue un tel intérêt : voir également ann., art. 37 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1949 (R.‑U), 12, 13 &14 Geo. 6, c. 22 (reproduit sous l’intitulé Loi sur Terre‑Neuve dans L.R.C. 1985, app. II, no 32), Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335, p. 380; Delgamuukw, par. 175; St. Catherine’s Milling and Lumber Company c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46 (C.P.); Nation haïda c. Colombie‑Britanique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 59 (« Nation haïda »). Le contenu du titre sous‑jacent de la couronne provinciale est donc « ce qui reste après la soustraction du titre ancestral » (Nation Tsilhqot’in, par. 70) et peut être décrit comme « une obligation fiduciaire de la Couronne envers les Autochtones à l’égard des terres ancestrales et le droit de porter atteinte au titre ancestral si le gouvernement peut démontrer que l’atteinte est justifiée dans l’intérêt général du public en vertu de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 » (par. 71).
[124]                     De plus, l’avis de questions constitutionnelles transmis par les Innus aux procureurs généraux du Canada, du Québec et de Terre‑Neuve‑et‑Labrador comprend une liste de 27 lois ou règlements de la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador dont la validité ou l’applicabilité constitutionnelle est contestée par les Innus : d.a., vol. II, p. 115‑116. Il y est aussi expressément affirmé que la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador aurait violé ses obligations constitutionnelles et fiduciaires, ainsi que ses obligations de consultation et d’accommodement envers les Innus : p. 125.
[125]                     En somme, il ne s’agit pas d’un cas où la compétence de la Cour supérieure du Québec sur l’ensemble du litige s’impose comme une évidence du fait que seuls des droits situés au Québec seraient en jeu. Au contraire, le dossier présente un élément évident d’extranéité. Il ne s’agit pas non plus d’un cas où la Cour supérieure du Québec serait appelée à exercer sa compétence inhérente afin de statuer sur la constitutionnalité des lois et règlements de Terre‑Neuve‑et‑Labrador qui sont contestés par les Innus alors que sa compétence territoriale sur l’ensemble du litige serait définitivement confirmée. À cet égard, il n’est satisfait à aucune des conditions de l’arrêt Hunt en l’espèce : 1) on ne peut pas dire que la constitutionnalité de ces lois et règlements de Terre‑Neuve‑et‑Labrador se pose seulement accessoirement dans le cours normal d’un litige; 2) ces lois et règlements de Terre‑Neuve‑et‑Labrador n’affectent aucun intérêt réel au Québec qui justifierait la compétence de la Cour supérieure du Québec; et 3) les Innus ne prétendent pas que la constitutionnalité de ces lois et règlements de Terre‑Neuve‑et‑Labrador n’est pas raisonnablement susceptible d’être autrement contestée (Hunt, p. 309‑310, 313 et 315; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2017 QCCA 756, par. 18 (CanLII); Walker, p. 2‑4). Pour ces raisons, la Cour supérieure du Québec n’est compétente sur l’ensemble du litige, y compris sur la question de l’existence d’un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres qui sont situées à l’extérieur du Québec, que si les règles du droit international privé lui confèrent une telle compétence, et seulement si ces règles résistent à un examen constitutionnel.
B.            Compétence des autorités québécoises
[126]                     Le critère général de compétence en droit international privé est le domicile du défendeur (art. 3134 C.c.Q.). Or, comme le prévoit expressément cette disposition, la règle générale qu’elle énonce a un caractère subsidiaire : elle s’applique seulement « [e]n l’absence de disposition particulière ». Les « dispositions particulières » prévues par le Code civil et qui écartent cette règle subsidiaire régissent la compétence internationale des autorités québécoises selon qu’il est question d’une action personnelle à caractère extrapatrimonial et familial (art. 3141 à 3147 C.c.Q.), d’une action personnelle à caractère patrimonial (art. 3148 à 3151 C.c.Q.) ou d’une action réelle ou mixte (art. 3152 à 3154 C.c.Q.). Ainsi, pour déterminer la compétence internationale des autorités québécoises en l’espèce, il nous incombe de qualifier l’action des Innus. S’agit‑il d’une action personnelle à caractère extrapatrimonial et familial, d’une action personnelle à caractère patrimonial ou encore d’une action réelle ou mixte?
(1)         Qualification de l’action des Innus
(a)            Notions d’« action personnelle », d’« action réelle » et d’« action mixte »
[127]                     L’interprétation du droit international privé doit être effectuée en fonction de la lex fori puisqu’il faut « favorise[r] l’application de principe des qualifications du droit civil interne en droit international privé » : C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), n° 412; art. 3078 al. 1 C.c.Q.; Gauthier c. Bergeron, [1973] C.A. 77, p. 79; voir aussi G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. II, Règles spécifiques (2003), n° 311; G. Goldstein, Droit international privé, vol. 2, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (Art. 3134 à 3168 C.c.Q.) (2012), p. 273. Ainsi, les notions d’action personnelle, d’action réelle et d’action mixte auxquelles renvoient les dispositions particulières du titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. doivent être définies en fonction du droit québécois : Emanuelli, n° 412.
[128]                     En droit civil, une « action réelle » est une « [a]ction par laquelle on demande la reconnaissance ou la protection d’un droit réel (droit de propriété, servitude, usufruit, hypothèque) et qui est mobilière si le droit réel exercé porte sur un meuble [et] immobilière si le droit porte sur un immeuble. Ex. action en revendication d’un immeuble » : Bern c. Bern, 1995 CanLII 4635 (QC CA), [1995] R.D.J. 510 (C.A.), p. 516 (nous soulignons), citant G. Cornu, dir., Vocabulaire juridique (4e éd. 1994), p. 21, « action réelle »; voir aussi H. Reid, avec la collaboration de S. Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien (5e éd. 2015), p. 27, « action réelle »; Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues (2e éd. 1991), p. 31, « action réelle ».
[129]                     La notion d’« action réelle » s’oppose à la notion d’« action personnelle », qui se définit comme une
[a]ction par laquelle on demande la reconnaissance ou la protection d’un droit personnel (d’une créance) quelle qu’en soit la source (contrat, quasi‑contrat, délit, quasi‑délit) et qui est, en général, mobilière, comme la créance dont l’exécution est réclamée (ex. action en recouvrement d’un prêt d’argent) mais qui peut être immobilière, si cette créance l’est aussi. Ex. l’action en délivrance de tant d’hectares de terre dans un terrain de lotissement. [Nous soulignons.]
 
(Bern, par. 516, citant Cornu, p. 21, « action personnelle »; voir aussi Reid, p. 26, « action personnelle »; Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues, p. 29‑30, « action personnelle ».)
[130]                     Enfin, l’« action mixte » est une « [a]ction par laquelle le demandeur agit tout à la fois en reconnaissance d’un droit réel et en exécution d’une obligation. Ex. l’action en résolution de la vente exercée contre l’acheteur pour défaut de paiement du prix; l’action par laquelle l’acquéreur ou le donataire demande à être mis en possession de l’immeuble dont il est devenu propriétaire par la vente ou la donation » : Bern, p. 516, citant Cornu, p. 20, « action mixte »; voir aussi Reid, p. 25, « action mixte »; Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues, p. 28, « action mixte »; R. Savoie et L.‑P. Taschereau, Procédure civile, t. I, Introduction, Théorie générale, Organisation judiciaire, Action en justice (1973), p. 70. Il existerait deux catégories « traditionnelles » d’actions mixtes : « celles qui visent à l’exécution d’un acte juridique qui a créé ou transféré un droit réel tout en donnant naissance à un droit de créance » et « celles qui visent à la résolution, à la révision ou à l’annulation d’un acte translatif ou créateur d’un droit réel » (Goldstein et Groffier (1998), n° 151, citant H. Reid, avec la collaboration de C. Carrier et L. Fontaine, Code de procédure civile du Québec : Complément jurisprudence et doctrine (4e éd. 1988), p. 85; voir aussi Savoie et Taschereau, p. 71‑72). Dit simplement, « [l]a classification d’une action comme réelle ou personnelle dépend des droits qu’on cherche à faire valoir; l’action est mixte lorsqu’elle cherche à faire valoir et des droits réels et des droits personnels » : Domaine de l’Isle aux Oyes Inc. c. D’Aragon, 1984 CanLII 2840 (QC CA), [1984] R.D.J. 171 (C.A.), p. 173; voir également A.‑F. Debruche, Équité du juge et territoires du droit privé (2008), p. 37.
[131]                     En l’espèce, le PGTNL ne conteste pas la compétence des autorités québécoises sur l’entièreté du litige; il conteste leur compétence seulement pour entendre le volet de l’action des Innus qui vise selon lui à faire reconnaître ou à protéger un titre ancestral ou d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres qui sont situées à l’extérieur du Québec : m.a., par. 60. Il soumet que ce volet de l’action des Innus est « réel », puisque le titre ancestral et les autres droits ancestraux ou issus de traités seraient des « droits réels » aux fins du droit international privé. Le bien en litige n’étant pas situé au Québec, les autorités québécoises ne seraient par conséquent pas compétentes au titre de l’art. 3152 C.c.Q. : par. 68‑85.
[132]                     Les Innus reconnaissent que le titre ancestral est un droit foncier — « mais pas un droit réel aux fins de la classification des biens selon les règles de droit international privé » : m.i., par. 32. Les autres droits ancestraux ou issus de traités seraient des « droits‑activités » (par. 112) sans aucun « rapport précis au territoire » (par. 111 (soulignement omis)). Ils qualifient leur action d’action personnelle, puisqu’il s’agit selon eux d’une simple action en responsabilité civile extracontractuelle dirigée contre des sociétés privées, à savoir IOC et QNS&L : par. 66 et 79. Il ne s’agirait donc pas d’une action réelle : par. 120‑129. Les défenderesses étant domiciliées au Québec et un préjudice y ayant été subi, les autorités québécoises seraient par conséquent compétentes au titre des art. 3134 et 3148 al. 1(1) et (3) C.c.Q. Les Innus insistent sur le caractère sui generis des droits ancestraux qui seraient « inclassifiables » selon les notions traditionnelles du droit des biens : par. 101‑105.
[133]                     De fait, notre Cour a reconnu le caractère sui generis des droits ancestraux : voir, par exemple, R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1112. Le qualificatif « sui generis » est employé à propos du titre ancestral en particulier « afin de le différencier des intérêts de propriété “ordinaires” », mais également parce qu’il est « impossible d’expliquer entièrement ses caractéristiques en fonction soit des règles du droit des biens en common law soit des règles relatives à la propriété prévues par les régimes juridiques autochtones » : Delgamuukw, par. 112 (nous soulignons). Le droit relatif aux droits ancestraux n’est « ni d’origine anglaise, ni d’origine autochtone : il s’agit d’une forme de droit intersociétal, découlant de l’évolution de pratiques de longue date liant les diverses collectivités » : Van der Peet, par. 42, citant B. Slattery, « The Legal Basis of Aboriginal Title », dans F. Cassidy, dir., Aboriginal Title in British Columbia : Delgamuukw v. The Queen (1992), p. 113, 120‑121. Il en résulte que le titre ancestral est un droit sui generis qui ne peut pas « être décrit au moyen des concepts traditionnels du droit des biens » : Delgamuukw, par. 190, le juge La Forest; voir aussi Nation Tsilhqot’in, par. 72. Autrement dit, dans ce domaine, la terminologie tirée du droit général des biens est « quelque peu inadéquate » : Guerin, p. 382, le juge Dickson (plus tard juge en chef).
[134]                     Cependant, le droit international privé est couramment confronté à des difficultés semblables de classification, du fait qu’il s’agit d’un domaine du droit essentiellement national, mais dont la vocation est précisément de résoudre les conflits de lois ou de juridictions qui se présentent lorsqu’un litige transcende différents systèmes juridiques : Goldstein et Groffier (1998), n° 58.
[135]                     En l’espèce, le Livre dixième du C.c.Q. et son titre troisième définissant la compétence internationale des autorités québécoises sont d’inspiration civiliste, mais le volet de l’action des Innus qui, selon le PGTNL, vise la reconnaissance et la protection d’un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités, repose à cet égard sur la common law fédérale, comme nous l’avons déjà signalé : Calder (1973); Roberts, p. 340; Van der Peet, par. 28. En ce sens, les droits ancestraux ou issus de traités sont une institution étrangère au droit civil : K. Anker, « Translating Sui Generis Aboriginal Rights in the Civilian Imagination », dans A. Popovici, L. Smith et R. Tremblay, dir., Les intraduisibles en droit civil (2014), p. 4.
[136]                     Comment résoudre un tel problème de classification? À notre avis, il s’agit de « considérer nos règles comme les espèces d’un genre qui peut en comprendre d’autres » : H. Batiffol et P. Lagarde, Droit international privé (7e éd. 1981), t. 1, n° 297. Autrement dit, « les qualifications qui existent en droit civil interne ne doivent pas nécessairement être adoptées en droit international privé » : H. P. Glenn, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, Priorités et hypothèques, preuve et prescription, publicité des droits, droit international privé, dispositions transitoires (1993), 669, p. 676. Lorsqu’une institution interne « ne convien[t] pas à une institution du droit étranger, trop différente de celle qui y correspond dans le for, ou même totalement inconnue » (Goldstein et Groffier (1998), no 61), il suffit alors que l’institution étrangère soit analogue ou ressemble à une institution interne :
Qualifier la question légale signifie donc retrouver dans la prétention de l’espèce (ou la proposition « mineure » du syllogisme) le type abstrait de questions formant la catégorie de rattachement de la règle de conflit (ou la proposition « majeure » du syllogisme). Cette abstraction dans la formulation d’une catégorie est nécessaire pour pouvoir y englober un grand nombre de prétentions, fondées sur n’importe quel système juridique, ayant pourtant une « nature » — ou plus exactement une fonction — analogue, que l’auteur de la règle de conflit considère pour cette raison devoir être jointes à un même facteur de rattachement. C’est pourquoi les expressions utilisées pour définir ces catégories de rattachement — « régime matrimonial »; « mariage »; « effets du mariage », etc. — proviennent du droit interne, mais ne font que leur ressembler. Elles décrivent en réalité des types analogues de relations internes auxquelles normalement certaines règles du for s’appliquent, mais qui, en l’espèce, pourraient aussi bien être soumises à des règles étrangères. En raison du but des règles de conflit, on n’est donc pas tenu de respecter les définitions internes de notions utilisées pour définir les catégories de rattachement du droit international privé. [Nous soulignons; note en bas de page omise; no 59.]
[137]                     La question qui se pose en l’espèce est donc la suivante : à quelle institution interne du droit civil le titre ancestral et les autres droits ancestraux ou issus de traités ressemblent‑ils ou sont‑ils analogues? Pour y répondre et « savoir si l’objet à classer entre ou non dans telle catégorie », « [e]ncore faut‑il [. . .] analyser ses éléments [et] connaître sa structure pour pouvoir en juger » : Batiffol et Lagarde, n° 294. Autrement dit, pour qualifier le volet de l’action des Innus à l’égard duquel le PGTNL conteste la compétence des autorités québécoises — soit le volet qui vise à faire reconnaître et à protéger un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités — il est nécessaire d’étudier plus en détail la nature de ce titre ancestral et de ces autres droits ancestraux ou issus de traités. À cette fin, la common law fédérale peut évidemment être prise en considération : art. 3078 al. 2 C.c.Q.
[138]                     En tout respect, nos collègues se méprennent lorsqu’ils caractérisent la présente démarche « [d]’approche fragment[ée] » : par. 36. Il ne s’agit pas de dénaturer les droits des peuples autochtones, bien au contraire; nous reconnaissons comme eux le caractère sui generis des droits ancestraux et ne prétendons en rien qu’il s’agirait plutôt d’un « amalgame de droits réels et de droits personnels », comme ils le laissent entendre : par. 35. Nous reconnaissons plutôt qu’il est de la nature du droit international privé d’être confronté à des institutions qui lui sont étrangères. C’est pourquoi ces règles doivent être envisagées avec une certaine souplesse, de manière à inclure des institutions qui, quoique juridiquement distinctes, demeurent analogues aux catégories reconnues par le droit civil.
(b)            Qualification du titre ancestral et des autres droits ancestraux ou issus de traités aux fins du droit international privé
[139]                     En droit civil, les droits réels sont 1) des droits sur un bien, et 2) de ce fait, opposables erga omnes — c’est‑à‑dire à tous : « [l]es droits réels sont ceux qui, créant un rapport immédiat et direct entre une chose et la personne au pouvoir de laquelle elle se trouve soumise, d’une manière plus ou moins complète, sont par cela même susceptibles d’être exercés, non pas seulement contre telle personne déterminée, mais envers et contre tous » (Domaine de l’Isle aux Oyes Inc., p. 173, citant C. Aubry et C. Rau, Cours de droit civil français : D’après la méthode de Zachariae (5e éd. 1897), t. 2, p. 72; voir aussi G. Cornu, dir., Vocabulaire juridique (12e éd. 2018), p. 873, « droit réel »; Reid, p. 233, « droit réel »; Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues : Les biens (2012), p. 81, « droit réel »; P.‑C. Lafond, Précis de droit des biens (2e éd. 2007), p. 173; D.‑C. Lamontagne, Biens et propriété (8e éd. 2018), p. 65; S. Normand, Introduction au droit des biens (2e éd. 2014), p. 38. Les auteurs A. Montpetit et G. Taillefer définissent le droit réel comme « une faculté opposable à tout le monde, et qui donne à une personne un pouvoir juridique direct et immédiat sur une chose déterminée » : Traité de droit civil du Québec, t. 3, Les biens, la propriété, l’usufruit, l’usage, l’habitation, les services réelles, l’emphytéose (1945), p. 17. Les droits réels principaux sont le droit de propriété ainsi que ses démembrements : art. 947 et 1119 C.c.Q.
[140]                     À notre avis, le titre ancestral et les autres droits ancestraux ou issus de traités sont des « droits réels » aux fins du droit international privé. C’est‑à‑dire qu’ils ressemblent ou sont à tout le moins analogues à l’institution interne des droits réels.
(i)        Titre ancestral
[141]                     Le titre ancestral confère « le droit de déterminer l’utilisation des terres, le droit de jouissance et d’occupation des terres, le droit de posséder les terres, le droit aux avantages économiques que procurent les terres et le droit d’utiliser et de gérer les terres de manière proactive » : Nation Tsilhqot’in, par. 73 (nous soulignons); voir aussi Delgamuukw, par. 117 (« le titre aborigène comprend le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres détenues en vertu de ce titre pour diverses fins qui ne doivent pas nécessairement être des aspects de coutumes, pratiques et traditions autochtones faisant partie intégrante d’une culture autochtone distinctive » (nous soulignons)). En d’autres termes, « le titre aborigène confère [. . .] le droit au territoire lui‑même » : Delgamuukw, par. 138 (nous soulignons). Il s’agit d’« un intérêt bénéficiaire sur les terres », et « les titulaires du titre ont droit aux avantages associés aux terres — de les utiliser, d’en jouir et de profiter de leur développement économique » : Nation Tsilhqot’in, par. 70 (nous soulignons).
[142]                     En l’espèce, l’action des Innus repose en grande partie sur l’allégation d’une violation par les défenderesses IOC et QNS&L du titre ancestral dont ils estiment être titulaires sur tout le Nitassinan, mais en particulier sur les parties du Nitassinan affectées par le mégaprojet d’IOC :
Les Innus de UM‑MLJ invoquent les droits ancestraux, y compris le titre indien, et les droits issus de traités existants dans et sur tout le Nitassinan, y compris à l’égard du minerai de fer et autres ressources naturelles s’y trouvant, et, quant aux défenderesses, à l’égard de tout ce qu’elles y possèdent ou utilisent. Les Innus de UM‑MLJ n’ont jamais cédé ou autrement perdu ces droits. Leurs droits ancestraux qui datent d’avant le contact avec les Européens existent toujours et sont reconnus par [la] common law. De plus, ces droits ancestraux ainsi que leurs droits issus de traités jouissent d’une protection constitutionnelle. Tous ces droits sont également imprescriptibles, hors commerce, incessibles et non susceptibles d’appropriation sans le consentement des Innus de UM‑MLJ.
 
Les Innus de UM‑MLJ invoquent en particulier le titre indien à l’égard de tous les sites visés par les projets miniers d’IOC, y compris ceux qui sont situés dans la partie du Nitassinan couverte par les régions de Schefferville et de Labrador City mentionnés aux paragraphes 40, 41, 59 à 64, 87, 88, 92, 95 et 96, à l’égard de l’assiette du réseau ferroviaire des défenderesses décrit aux paragraphes 33, 42, 59, 68 et 73, à l’égard des terres visées par les complexes hydroélectriques de Menihek et Sainte‑Marguerite 2 décrits aux paragraphes 59, 62, 63, 85 et 86, et à l’égard des terres situées dans la région de Sept‑Îles sur lesquelles les défenderesses ont construit leurs installations portuaires, ferroviaires et industrielles d’une superficie de plus de onze kilomètres carrés décrites aux paragraphes 59 et 78 à 84. Cette région de Sept‑Îles est aussi désignée « la région de la Baie des Sept‑Îles ». [Nous soulignons.]
 
(Requête introductive d’instance, d.a., vol. II, p. 10‑11)
[143]                     Les termes « titre ancestral », « titre aborigène », « titre autochtone » ou « titre indien » sont synonymes; ils désignent tous le concept d’un « [d]roit foncier sui generis qui tire son origine de l’occupation et de l’utilisation exclusives par un peuple autochtone d’un territoire déterminé à l’égard duquel celui‑ci a un lien d’attachement ancestral » : Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues : Les biens, p. 213, « titre aborigène » (nous soulignons).
[144]                     Le point de départ de la jurisprudence canadienne sur le titre ancestral est la décision du Conseil privé dans l’affaire St. Catherine’s Milling, dans laquelle le titre ancestral a été décrit comme étant un [traduction] « droit personnel, de la nature d’un usufruit » (« personal and usufructuary right ») : p. 54. L’emploi du terme « usufruit » ne renvoyait sans doute pas à l’usufruit du droit civil — lequel est un droit réel (et non un droit personnel) : art. 1119 et 1120 C.c.Q.; voir, à ce sujet, M. Morin, « La coexistence des systèmes de droit autochtones, de droit civil et de common law au Canada », dans L. Perret et A.‑F. Bisson, dir., Évolution des systèmes juridiques, bijuridisme et commerce international (2003), 159, p. 167; voir aussi, cependant, R. c. Marshall, 2005 CSC 43, [2005] 2 R.C.S. 220, par. 135, le juge LeBel; Anker, p. 10‑11.
[145]                     En 1984, les motifs concordants du juge Dickson dans l’affaire Guerin « décriv[ent] la thèse selon laquelle le titre ancestral constitue un droit foncier plutôt qu’un droit personnel de type usufructuaire comme comportant une part de vérité, le terme droit personnel faisant simplement référence au caractère inaliénable du titre ancestral » : Y. Emerich, Droit commun des biens : perspective transsystémique (2017), p. 50. La Cour a plus tard décrit le jugement concordant du juge Dickson dans l’affaire Guerin comme « [l]e point de départ de la qualification de la nature juridique du titre ancestral » : Nation Tsilhqot’in, par. 69.
[146]                     C’est finalement sous la plume du juge en chef Lamer, dans l’affaire Delgamuukw, que la nature foncière (et non simplement personnelle) du titre ancestral était reconnue sans équivoque par la Cour qu’elle qualifiait de « droit foncier sui generis » ou encore d’« intérêt foncier sui generis » : par. 111‑112; voir surtout au par. 113 :
L’idée que le titre aborigène a un caractère sui generis est le principe unificateur qui sous‑tend les différentes dimensions de ce titre. L’une de ces dimensions est l’inaliénabilité du titre aborigène. Les terres détenues en vertu d’un titre aborigène ne peuvent être transférées, vendues ou cédées à personne d’autre que la Couronne, et elles sont par conséquent inaliénables. Notre Cour s’est efforcée de préciser que c’est uniquement dans ce sens que le titre aborigène est un droit « personnel », et que cela ne veut pas dire qu’il ne s’agit pas d’un intérêt de propriété, qui ne représente rien de plus qu’une autorisation d’utiliser et d’occuper les terres visées et qui ne peut pas concurrencer sur un pied d’égalité d’autres droits de propriété : Canadien Pacifique Ltée c. Paul, 1988 CanLII 104 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 654, à la p. 677. [Nous soulignons; soulignement dans l’original omis.]
[147]                     La doctrine interprète à juste titre ces propos du juge en chef Lamer dans l’affaire Delgamuukw comme confirmant la nature propriétaire et non simplement personnelle du titre ancestral :
Si le titre ancestral est reconnu, les autochtones peuvent utiliser et occuper les terres visées de façon exclusive à des fins qui ne doivent pas forcément faire partie intégrante de leur culture distinctive antérieurement à l’arrivée des Européens. Ils détiennent un droit foncier de la nature du droit de propriété qui « grève le titre sous‑jacent de la couronne »; celle‑ci est la seule à pouvoir bénéficier d’une cession. [Nous soulignons; note en bas de page omise.]
 
(Morin, p. 175)
 
En qualifiant le titre ancestral de « droit foncier sui generis », la Cour reconnaît le titre ancestral comme un droit propriétaire et non comme droit personnel, malgré les limites qui lui sont propres. [Nous soulignons.]
 
(Emerich, p. 50‑51)
 
[traduction] Ainsi, le titre ancestral, bien que différent des autres intérêts immobiliers de common law, est néanmoins « un intérêt foncier ». En outre, il s’agit d’un « droit à la terre elle‑même », qui « englobe le droit à l’utilisation et à l’occupation exclusives des terres détenues en vertu de ce titre à diverses fins, qui ne sont pas nécessairement des aspects des pratiques, coutumes et traditions autochtones faisant partie intégrante des cultures autochtones distinctives ». Ces descriptions du titre ancestral indiquent clairement qu’il s’agit d’un droit de propriété réel, bien que de nature sui generis. [. . .] Il ressort donc clairement de l’arrêt Delgamuukw que le titre ancestral est un intérêt foncier propriétal, bien qu’il diffère de ce que le juge en chef a appelé les droits de propriété « normaux » de la common law, comme le fief simple. De plus, il comprend un droit d’utilisation et d’occupation exclusifs. La nature propriétale et l’exclusivité du titre ancestral ne sont pas affectées par ses aspects sui generis, qui comprennent la source d’occupation des terres avant que la Couronne ne proclame sa souveraineté sur elles, son inaliénabilité autre que par cession à la Couronne, sa nature communautaire et les restrictions d’utilisation découlant de sa limite inhérente. [Nous soulignons; notes en bas de page omises; italique omis.]
 
(K. McNeil, « Aboriginal Title as a Constitutionally Protected Property Right », dans O. Lippert, dir., Beyond the Nass Valley : National Implications of the Supreme Court’s Delgamuukw Decision (2000), 55, p. 58 et 61)
[148]                     Dans l’affaire Nation Tsilhqot’in, notre Cour a réitéré que « [l]e titre ancestral confère des droits de propriété semblables à ceux associés à la propriété en fief simple » (par. 73 (nous soulignons)); ainsi, « [d]es analogies avec d’autres formes de propriété — par exemple, la propriété en fief simple — peuvent être utiles pour mieux comprendre certains aspects du titre ancestral » (par. 72 (nous soulignons)) et « tout comme les autres propriétaires fonciers, les titulaires du titre ancestral des temps modernes peuvent utiliser leurs terres de façon moderne, s’ils le veulent » (par. 75 (nous soulignons)).
[149]                     Par ailleurs, la jurisprudence québécoise a assimilé le titre ancestral à un démembrement du droit de propriété, c’est‑à‑dire à un droit réel : Première nation de Betsiamites c. Canada (Procureur général), 2006 QCCS 2111, par. 18 (CanLII) (« un titre aborigène [. . .] en langage de droit civil équivaut à un démembrement du droit de propriété »); voir également, au même effet, Première Nation de Pessamit c. Québec (Procureur général), 2007 QCCS 794, par. 17 (CanLII).
[150]                     Cela dit, la jurisprudence des provinces de common law est plus ambiguë sur cette question : Xeni Gwet’in First Nations c. Riverside Forest Products Ltd., 2002 BCSC 1199, 4 B.C.L.R. (4th) 379; Ahousaht Indian Band c. Attorney General of Canada, 2006 BCSC 646; West Moberley First Nations c. British Columbia, 2007 BCSC 1324, 78 B.C.L.R. (4th) 83; Cowichan Tribes c. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 1575, 1 B.C.L.R. (6th) 214; Council of the Haida Nation c. British Columbia, 2017 BCSC 1665, 3 B.C.L.R. (6th) 346 (“Council of the Haida Nation”). Pourtant, dans Calder c. Attorney‑General of British Columbia (1969), 1969 CanLII 713 (BC SC), 8 D.L.R. (3d) 59 (C.S. C.‑B.), le juge Gould a clairement affirmé qu’une action qui vise à obtenir un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral est [traduction] « in rem, en fonction de l’état du titre de propriété des terres en question » (p. 61); ce constat n’a pas été remis en question en appel ni par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ((1970), 1970 CanLII 766 (BC CA), 13 D.L.R. (3d) 64) ni par notre Cour (Calder (1973)).
[151]                     Dans l’affaire Delgamuukw, le juge en chef Lamer a par ailleurs expressément mentionné qu’un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral sur un territoire affecterait nécessairement les droits ou intérêts de tiers à l’égard de ce même territoire, par. 185 :
. . . de nombreuses nations autochtones dont les revendications territoriales chevauchent celles des appelants ne sont pas intervenues dans le présent pourvoi et ne paraissent pas l’avoir fait en première instance. Cette situation est malheureuse parce que les décisions relatives au titre aborigène des Gitksan et des Wet’suwet’en auront indubitablement un effet sur les revendications de ces autres nations autochtones, particulièrement en raison du fait que le titre aborigène comprend le droit exclusif d’utiliser et d’occuper des terres, c’est‑à‑dire de le faire à l’exclusion des non‑autochtones et des membres d’autres nations autochtones. Par conséquent, peut‑être serait‑il souhaitable que ces autres nations autochtones interviennent dans une nouvelle instance. [Nous soulignons; soulignement dans l’original omis.]
[152]                     Certains passages de l’affaire Nation Tsilhqot’in suggèrent tout aussi fortement qu’un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral serait opposable à tous, c’est‑à‑dire aux « gouvernements » mais également aux « autres personnes qui veulent utiliser les terres » : par. 76; voir aussi par. 97. De même, la doctrine reconnaît qu’il découle de la nature propriétaire et non simplement personnelle du titre ancestral qu’il s’agit d’un droit opposable à tous :
[traduction] Le titre ancestral est un véritable droit de propriété qui peut être maintenu contre le monde entier, y compris la Couronne. Il n'est pas détenu au gré de la Couronne et il ne peut être éteint par un acte unilatéral de la Couronne en vertu de la prérogative royale. Lorsque le titre ancestral a été éteint par une loi valide, il bénéficie de la règle de common law exigeant une juste compensation. [Nous soulignons; note en bas de page omise.]
 
(B. Slattery, « The Nature of Aboriginal Title », dans O. Lippert, dir., Beyond the Nass Valley : National Implications of the Supreme Court’s Delgamuukw Decision (2000), 11, p. 22; voir aussi K. McNeil, « Aboriginal Title and the Provinces after Tsilhqot’in Nation » (2015), 71 S.C.L.R. (2d) 67, p. 86.)
[153]                     En somme, et à la lumière de la jurisprudence et de la doctrine pertinentes, nous concluons que le titre ancestral doit manifestement être considéré comme constituant un droit réel aux fins du droit international privé. Plus précisément, le titre ancestral ressemble ou est à tout le moins analogue à l’institution interne des droits réels du fait 1) qu’il s’agit d’un droit sur un bien, en l’occurrence les terres assujetties au titre ancestral et 2) qu’il s’agit d’un droit opposable erga omnes, c’est‑à‑dire opposable aux « gouvernements » et aux « autres personnes qui veulent utiliser les terres ». Comme le souligne K. McNeil, [traduction] « le terme même de “titre” serait une appellation fautive si les droits fonciers des autochtones ne constituaient pas un intérêt de nature propriétale » : The Post‑Delgamuukw Nature and Content of Aboriginal Title (mai 2000) (en ligne), p. 10, référant à B. Rudden, « The Terminology of Title » (1964), 80 L.Q.R. 63.
[154]                     Contrairement à ce qu’a suggéré à cet égard la Cour d’appel en l’espèce aux par. 13, 67‑69, 74‑77, 81‑82 et 85 de ses motifs, le caractère sui generis du titre ancestral n’empêche pas de conclure qu’il s’agit d’un intérêt de propriété (ou, plus précisément, d’un droit réel) pour les besoins du droit international privé. La Cour d’appel a conclu que l’action des Innus serait « principalement [u]ne action personnelle » à l’égard de laquelle les autorités québécoises seraient « compétent[e]s puisqu’IOC et QNS&L ont leur siège au Québec » et puisque les Innus allèguent un préjudice subi au Québec : par. 15, 52 et 95, référant aux art. 3134 et 3148 al. 1(1) et (3) C.c.Q. Pourtant, notre Cour a affirmé on ne peut plus clairement dans l’affaire Delgamuukw que « c’est uniquement [par son inaliénabilité] que le titre aborigène est un droit “personnel”, et que cela ne veut pas dire qu’il ne s’agit pas d’un intérêt de propriété » : par. 113.
[155]                     En effet, et au risque de nous répéter, le caractère sui generis du titre ancestral ne signifie pas qu’il ne peut s’agir d’un intérêt de propriété ou d’un droit réel strictement au sens du droit international privé; ce caractère sui generis se rapporte à l’origine du titre ancestral — à savoir l’occupation antérieure du Canada par les peuples autochtones — de même qu’à son contenu et à certaines de ses caractéristiques. Le titre ancestral est un titre collectif; il ne peut être cédé, sauf à la Couronne; il comporte une limite intrinsèque, car les terres qui y sont assujetties ne peuvent être aménagées ou utilisées d’une façon qui priverait de manière substantielle les générations futures de leur utilisation : Delgamuukw, par. 112‑115, 117 et 125‑132; Nation Tsilhqot’in, par. 15, 72‑75 et 121. L’origine, le contenu et les caractéristiques du titre ancestral ne peuvent tout simplement pas être entièrement expliqués en fonction des règles du droit des biens en common law ou en droit civil. C’est ce que signifie le qualificatif « sui generis » employé à propos du titre ancestral, rien d’autre : voir, à ce sujet, McNeil, « Aboriginal Title as a Constitutionally Protected Property Right », p. 61. Ainsi, le caractère sui generis du titre ancestral n’empêche pas sa qualification au sens du droit civil pour les fins du droit international privé.
(ii)     Autres droits ancestraux ou issus de traités
[156]                     Ce que nous venons d’expliquer au sujet du caractère sui generis du titre ancestral s’applique mutatis mutandis aux autres droits ancestraux ou issus de traités, à propos desquels notre Cour a également employé ce qualificatif : Sparrow, p. 1112; R. c. Sundown, 1999 CanLII 673 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 393, par. 35. Comme l’a souligné le juge en chef Lamer dans l’affaire Delgamuukw, les droits ancestraux « s’étalent le long d’un spectre, en fonction de leur degré de rattachement avec le territoire visé » : par. 138.
[157]                     Toujours dans l’affaire Delgamuukw, notre Cour indiquait « [qu’é]tant donné que les droits ancestraux peuvent varier en fonction de leur degré de rattachement au territoire, il est possible que certains groupes autochtones soient incapables d’établir le bien‑fondé de leur revendication d’un titre, mais qu’ils possèdent néanmoins des droits ancestraux reconnus et confirmés par le par. 35(1), notamment des droits — spécifiques à un site — d’exercer des activités particulières » : par. 139. Même s’il est possible — comme le reconnaît d’ailleurs le PGTNL dans son mémoire (par. 79) — que certaines coutumes, pratiques ou traditions autochtones ne se rattachent à aucun endroit ou territoire spécifique, notre Cour a néanmoins déjà souligné qu’« [u]ne coutume, pratique ou tradition autochtone valant d’être protégée en tant que droit ancestral se limitera fréquemment à un endroit ou territoire spécifique »; par conséquent, « un droit ancestral sera souvent défini en fonction d’un site spécifique, avec pour conséquence qu’il ne peut être exercé qu’à cet endroit » (R. c. Côté, 1996 CanLII 170 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 139, par. 39 (nous soulignons); voir aussi R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, par. 50; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911, par. 55‑56). Nous sommes d’avis que c’est le cas ici puisque — selon les propres allégations de l’action des Innus et leur admission à cet effet dans l’avis de question constitutionnelles — les droits ancestraux ou issus de traités qu’ils revendiquent se rattachent au Nitassinan, par exemple :
Les demandeurs les Innus de UM‑MLJ et leurs ancêtres ont, bien avant le contact avec les Européens et ce jusqu’à ce jour, utilisé et fréquenté le Nitassinan au Québec et au Labrador en pratiquant leur mode de vie unique qui comprend notamment la chasse, la pêche, le piégeage et la cueillette.
 
Avant le contact avec les Européens et depuis, les demandeurs les Innus de UM‑MLJ et leurs ancêtres exercent et ont exercé, dans le Nitassinan, des coutumes, pratiques et traditions fondamentales de la culture distinctive de leur société autochtone innue.
 
Les demandeurs les Innus de UM‑MLJ et leurs ancêtres ont continûment dans leur Nitassinan :
 
a)   vécu dans le Nitassinan, donné naissance et élevé leurs enfants, veillé leurs morts et pris soin de leur donner une sépulture, le tout selon leur mode de vie spécifique;
 
b)   chassé, pêché, piégé et cueilli;
 
c)   exploité, utilisé et joui des ressources naturelles et fait usage de ses fruits et produits;
 
d)   obtenu leurs moyens de subsistance et subsisté grâce aux ressources naturelles qui s’y trouvent;
 
e)   bénéficié économiquement de leurs territoires;
 
. . .
 
L’exercice de ces coutumes, pratiques et traditions et de ce mode de vie basé sur la chasse, la pêche, le piégeage et la cueillette s’est effectivement poursuivi bien après le contact avec les Européens et jusqu’à ce jour sans extinction ou cession volontaire.
 
Les activités, les faits et les rapports décrits aux paragraphes 44 à 47 constituent des coutumes, pratiques et traditions qui font partie intégrante de la culture distinctive des demandeurs, ont un lien étroit avec le territoire et étaient et sont au cœur de leur identité innue.
 
. . .
 
LES DROITS INVOQUÉS PAR LES INNUS DE UM‑MLJ
 
. . .
 
Le titre indien, les droits ancestraux existants et les droits issus de traités des demandeurs les Innus de UM‑MLJ dans et sur la partie de leur Nitassinan affectée par le mégaprojet d’IOC comprennent le droit à l’usage exclusif et à l’occupation des terres dans cette partie de leur Nitassinan, le droit de chasser, pêcher et piéger dans cette partie de leur Nitassinan ainsi que le droit à la jouissance et à l’usage de l’ensemble des ressources naturelles dans cette partie de leur Nitassinan.
 
. . .
 
Avant l’arrivée d’IOC dans le Nitassinan et avant même l’arrivée des Européens dans la région de Schefferville, les Innus de UM‑MLJ, y compris leurs ancêtres, fréquentaient et utilisaient ce territoire traditionnel tel que le font des propriétaires, sur une base régulière. Ils y exerçaient leurs activités traditionnelles, y compris la chasse, le piégeage, la pêche et la cueillette, selon le mode de vie innu et notamment à des fins de subsistance.
 
. . .
 
Le mégaprojet d’IOC et notamment les opérations, installations et activités des défenderesses ont notamment porté atteinte et portent atteinte aux droits constitutionnels et du droit commun des demandeurs, à savoir le titre indien, les droits ancestraux et les droits issus de traités de ces derniers.
[Nous soulignons.]
 
(Requête introductive d’instance, d.a., vol. II, p. 9‑11, 19‑20 et 24)
[158]                     À notre avis, les droits de chasse, de piégeage, de pêche et de cueillette, de jouissance de toutes les ressources naturelles (y compris du minerai de fer) et d’utilisation des cours d’eau du Nitassinan sont assimilables à des droits réels aux fins du droit international privé. Plus précisément, ils ressemblent ou sont à tout le moins analogues à des droits réels de jouissance innommés : voir Anker, p. 20‑22. Un droit ancestral de chasse, de piégeage, de pêche ou de cueillette est sans aucun doute une charge grevant la terre et, à certaines conditions, ce droit pourrait même être exercé sur une propriété privée : voir, par exemple, R. c. Badger, 1996 CanLII 236 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 771; voir aussi, à ce sujet, K. McNeil, « Co‑Existence of Indigenous Rights and Other Interests in Land in Australia and Canada » (1997), 3 C.N.L.R. 1.
[159]                     En effet, la jurisprudence et la doctrine québécoises admettent généralement aujourd’hui l’existence de droits réels de jouissance innommés, c’est‑à‑dire de démembrements de la propriété qui ne sont pas expressément prévus par la loi : Emerich, p. 306; Lafond, p. 758; M. Cantin Cumyn, « De l’existence et du régime juridique des droits réels de jouissance innommés : Essai sur l’énumération limitative des droits réels » (1986), 46 R. du B. 3; Matamajaw Salmon Club c. Duchaine, [1921] 2 A.C. 426 (C.P.); Procureur général du Québec c. Club Appalaches inc., 1999 CanLII 13282 (QC CA), [1999] R.J.Q. 2260 (C.A.); Anglo Pacific Group PLC c. Ernst & Young inc., 2013 QCCA 1323, [2013] R.J.Q. 1264. Aux termes de l’art. 1119 C.c.Q., « [l]’usufruit, l’usage, la servitude et l’emphytéose sont des démembrements du droit de propriété et constituent des droits réels ». Le choix des termes semble suggérer que le législateur n’avait pas l’intention d’édicter une liste exhaustive et fermée des droits réels en droit québécois. Comme l’enseigne la professeure Emerich, p. 307 :
Plusieurs droits réels innom[m]és ont été reconnus en droit civil québécois, notamment le droit de coupe de bois et les droits de chasse et de pêche. On peut aussi rencontrer des droits d’extraire du sol des substances minérales ou végétales, de procéder à l’exploitation des forces hydrauliques d’une rivière, ou encore d’exploiter une érablière. [Nous soulignons; notes en bas de page omises.]
[160]                     Le professeur B. Ziff note à ce propos que certains droits ancestraux sont analogues à des « profits à prendre » : Principles of Property Law (7e éd. 2018), p. 443; voir, au même effet, Bolton c. Forest Pest Management Institute (1985), 1985 CanLII 579 (BC CA), 66 B.C.L.R. 126 (C.A.). Or, les profits à prendre de la common law sont similaires aux droits réels de jouissance innommés du droit civil : Emerich, p. 304.
[161]                     L’intervenante Tsawout First Nation plaide dans son mémoire que les droits ancestraux autres que le titre ancestral ne sont pas des intérêts de propriété ou des droits réels, car ils ne sont pas exclusifs : par. 27. Elle souligne qu’un groupe autochtone titulaire d’un droit ancestral de pêche ou de chasse sur un territoire spécifique peut devoir exercer ce droit concurremment avec d’autres groupes, autochtones ou non‑autochtones : par. 28. Une telle caractéristique des droits ancestraux n’empêche pas de conclure qu’ils sont assimilables à des intérêts de propriété ou de droits réels pour les fins du droit international privé. En droit français, par exemple, le professeur W. Dross affirme que l’utilité conférée au titulaire d’un droit réel démembré n’est pas nécessairement retirée au propriétaire de la chose, « lequel peut continuer à l’exercer, mais cette fois‑ci concurremment avec autrui ». Ainsi, par exemple, lorsqu’un propriétaire consent à son voisin une servitude de passage sur son immeuble, il ne s’interdit pas d’utiliser lui‑même ce passage : la situation en est alors tout simplement une d’« appropriation plurale » de l’utilité en cause ou, autrement dit, d’indivision (Droit des biens (4e éd. 2019), p. 108; voir aussi Emerich, p. 278‑279).
(c)            Conclusion sur la qualification de l’action des Innus
[162]                     Nous avons préalablement défini l’action réelle comme une action par laquelle une personne demande la reconnaissance ou la protection d’un droit réel. Puisque le titre ancestral et les autres droits ancestraux ou issus de traités sont des droits réels aux fins du droit international privé, il s’ensuit nécessairement que le volet de l’action des Innus qui, selon le PGTNL, vise à faire reconnaître et à protéger de tels droits serait une action réelle ou au mieux une action mixte visée par la section III du chapitre deuxième du titre troisième du Livre dixième du C.c.Q. Nous examinerons ultérieurement en détail la question de savoir si l’action des Innus comporte effectivement un tel volet visant la reconnaissance ou la protection d’un titre ancestral ou d’autres droits ancestraux ou issus de traités.
(2)         Article 3152 C.c.Q.
[163]                     L’article 3152 C.c.Q. est la première disposition de cette section III intitulée « Des actions réelles et mixtes ». Il est rédigé comme suit :
3152. Les autorités québécoises sont compétentes pour connaître d’une action réelle si le bien en litige est situé au Québec.
Selon une jurisprudence bien établie, les autorités québécoises sont incompétentes pour connaître d’une action réelle si le bien en litige est situé à l’extérieur du Québec : Glenn, p. 757‑758; Bern, p. 516; Mazur c. Sugarman & Vir (1938), 42 R.P.Q. 150 (C.S.); Senauer c. Porter (1862), 7 L.C. Jur. 42 (C.S.); Equity Accounts Buyers Limited c. Jacob, [1972] C.S. 676; Union Acceptance Corporation Ltd. c. Guay, [1960] B.R. 827; Goldstein et Groffier (1998), n° 151; E. Groffier, Précis de droit international privé québécois (4e éd. 1990), p. 276. La jurisprudence a considéré qu’il s’agissait d’une règle de compétence territoriale impérative assimilable à une règle de compétence ratione materiae dont la violation « entraîne [. . .] une incompétence absolue qui peut être soulevée à tout moment au cours de l’instance » : Castel, p. 689.
[164]                     Il faut interpréter l’article 3152 C.c.Q. en suivant la « méthode moderne » d’interprétation des lois, qui s’applique à l’interprétation d’un article du C.c.Q. : Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103, par. 22. En effet, au Québec, le droit international privé est codifié. En conséquence, « “les principes généraux d’interprétation du Code civil s’appliquent à la détermination de la portée de ses dispositions” et “[l]es tribunaux doivent donc interpréter les règles comme un tout cohérent” » à la lumière des principes de courtoisie, d’ordre et d’équité qui servent de guide à l’interprétation des différentes règles de droit international privé : Barer, par. 108, le juge Brown, citant GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401, par. 19; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 23. En l’espèce, l’historique législatif de l’art. 3152 C.c.Q. mérite une attention particulière.
[165]                     L’article 3152 C.c.Q. remplace, pour le droit international privé, l’art. 73 a.C.p.c. (maintenant les art. 41 al. 1 et 42 (3) C.p.c.) : voir, à ce sujet, Goldstein et Groffier (2003), n° 311. L’article 73 a.C.p.c. était rédigé comme suit :
73. L’action réelle et l’action mixte peuvent être portées soit devant le tribunal du domicile du défendeur, soit devant celui du district où est situé, en tout ou en partie, le bien en litige.
[166]                     De fait, avant l’entrée en vigueur du C.c.Q. en 1994, la compétence internationale des autorités québécoises était régie par l’a.C.p.c. : voir, à ce sujet, Castel, p. 21 et 665; Trower and Sons, Ld. c. Ripstein, 1944 CanLII 384 (UK JCPC), [1944] A.C. 254 (C.P.); Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) c. Victoria Transport Ltd., 1976 CanLII 206 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 858, p. 868. Ainsi, l’art. 73 a.C.p.c. était appliqué aux situations internationales, et ce, même si une telle interprétation de cet article « était douteuse puisqu’il parle de district » : Goldstein et Groffier (1998), n° 151; voir également Castel, p. 690‑691.
[167]                     Malgré le texte de l’art. 73 a.C.p.c. qui conférait compétence aux autorités québécoises lorsque le défendeur était domicilié au Québec, celles‑ci ne s’estimaient pas compétentes en matière d’actions réelles lorsque l’objet du litige était un immeuble situé à l’extérieur du Québec :
Les tribunaux québécois ont compétence exclusive pour statuer en matière de biens immobiliers situés dans la province. Ils ne sont jamais compétents lorsqu’il s’agit de statuer sur un immeuble situé à l’étranger, qu’il s’agisse de litiges concernant des transactions inter vivos ou de successions immobilières.
 
Cette jurisprudence semble aller à l’encontre des dispositions des articles 73 et 74 du Code de procédure civile, qui reconnaissent la compétence de tribunaux autres que ceux du lieu où est situé le bien en litige. C’est pour cela que l’on parle de compétence internationale ratione materiae. Il vaudrait mieux reconnaître que les règles de la compétence territoriale interne, énoncées aux articles 73 et 74 C.p.c., ont été adaptées au caractère international de la situation . . . [Nous soulignons; note en bas de page omise.]
 
(Castel, p. 691)
 
[traduction] Les tribunaux québécois ne se prononceront pas relativement aux terres étrangères : Nos tribunaux ne sont pas compétents pour statuer sur le titre ou le droit de possession de tout immeuble non situé au Québec. [En italique dans l’original.]
 
(W. S. Johnson, Conflict of Laws (2e éd. 1962), p. 485)
[168]                     Selon nous, le professeur Emanuelli résume bien l’état du droit antérieur à la réforme du Code civil :
Avant la réforme du Code civil, pour déterminer la compétence des autorités québécoises à l’égard d’actions réelles et mixtes, la jurisprudence appliquait les articles 73 et 74 C.p.c., dont elle avait adapté les règles aux litiges internationaux en fonction de la distinction entre biens meubles et immeubles. Elle avait ainsi étendu la règle prévoyant la compétence de la lex rei sitae aux conflits de juridictions. En conséquence, en matière d’actions réelles relatives à un immeuble, les tribunaux québécois étaient compétents seulement si l’immeuble était sis au Québec. En revanche, les tribunaux québécois étaient compétents à l’égard d’une action réelle relative à un meuble si le défendeur était domicilié au Québec ou si le meuble en cause y était situé. Compte tenu de l’application de règles différentes suivant que l’action était relative à un meuble ou à un immeuble, la qualification du bien visé par l’action était nécessaire. Selon l’ancien article 6(2) C.c.B.‑C., la qualification du bien en cause dans une action réelle dépendait du droit québécois, même si le bien était sis à l’étranger. [Nous soulignons; note en bas de page omises; n° 205.]
[169]                     Notons qu’en 1977, l’Office de révision du Code civil (« ORCC ») a suggéré l’adoption de l’article suivant :
50. En matière réelle, les tribunaux du Québec ont compétence générale si les biens en litige sont situés en tout ou en partie au Québec. [Nous soulignons.]
 
(Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol. I, Projet de Code civil (1978), p. 608)
 
L’article est conforme à la pratique québécoise. Il est basé en partie sur l’article 73 du Code de procédure civile.
 
En ce qui concerne l’action mixte, on n’a pas cru devoir adopter une règle particulière, estimant qu’une telle action ne peut être intentée au Québec à moins que les tribunaux n’aient compétence tant en ce qui concerne l’aspect personnel que l’aspect réel du litige. [Nous soulignons.]
 
(Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol. II, t. 2, Commentaires (1978), p. 1005)
[170]                     En 1988, l’avant‑projet de loi intitulé Loi portant réforme au Code civil du Québec du droit de la preuve et de la prescription et du droit international privé, 2e sess., 33e lég., prévoyait à l’art. 3514 une disposition générale selon laquelle :
3514. Le tribunal du Québec est compétent pour connaître d’une action réelle si le bien en litige est situé au Québec; il l’est également lorsque l’action porte sur un bien meuble, si le défendeur a son domicile au Québec.
[171]                     Comme l’a noté Groffier, p. 276, « [c]ette rédaction permet d’éviter toute hésitation sur l’incompétence du tribunal du Québec lorsque l’immeuble n’est pas situé dans le Québec ». L’avant‑projet de loi conférait cependant la compétence du tribunal « lorsque l’action port[ait] sur un bien meuble, si le défendeur a son domicile au Québec » : art. 3514. Dans son mémoire présenté en mars 1989 à la Commission des institutions, le Barreau du Québec a cependant suggéré que cette dernière portion de la phrase soit retirée :
La deuxième phrase de cet article pose un problème, notamment lorsque le bien est situé à l’étranger; la saisie d’un tel bien se trouve alors hors du contrôle du tribunal québécois. Le focus doit d’abord se placer sur le bien, non pas sur le défendeur. [Nous soulignons.]
 
(Mémoire du Barreau du Québec sur l’avant‑projet de loi portant réforme au Code civil du Québec du droit international privé, p. 49; voir aussi, à ce sujet, Goldstein et Groffier (2003), n° 311; E. Groffier, La réforme du droit international privé québécois : Supplément au Précis de droit international privé québécois (1993), p. 144; Emanuelli, n° 163.)
La suggestion du Barreau a manifestement porté fruit, puisque, en fin de compte, l’art. 3130 du Code civil du Québec, projet de loi 125, 1re sess., 34e lég., 1990, était identique à l’actuel art. 3152 C.c.Q., et était donc rédigé comme suit :
3130. Les autorités québécoises sont compétentes pour connaître d’une action réelle si le bien en litige est situé au Québec.
C’est aussi ce qu’indiquent les commentaires détaillés du Projet de loi 125 : Code civil du Québec, Commentaires détaillés sur les dispositions du projet, Livre X : Du droit international privé et disposition finale (Art. 3053 à 3144) (1991), p. 110 :
L’article, de droit nouveau, reprend la proposition de l’O.R.C.C. Il donne compétence aux autorités québécoises de la situation du bien en matière d’action réelle assurant ainsi la concordance entre la loi applicable (art. 3073) et la compétence juridictionnelle. Contrairement à l’article 73 C.p.c. relatif à la compétence des tribunaux du Québec en matière d’action réelle et d’action mixte, l’article proposé ne retient pas la compétence fondée sur le domicile du défendeur. Ce critère est plus pertinent en matière d’action mixte qu’en matière d’action réelle. [Nous soulignons.]
[172]                     Les commentaires du ministre de la Justice sur l’art. 3152 C.c.Q. sont quant à eux rédigés comme suit :
Cet article, de droit nouveau, attribue une compétence en matière d’action réelle aux autorités québécoises de la situation du bien, établissant ainsi la concordance entre la loi applicable (art. 3097) et la compétence juridictionnelle. Contrairement à l’article 73 C.P.C. relatif à la compétence des tribunaux du Québec en matière d’action réelle et d’action mixte, l’article 3152 ne retient pas la compétence fondée sur le domicile du défendeur. Ce critère est plus pertinent en matière d’action mixte qu’en matière d’action réelle.
 
(Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, vol. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 2012)
[173]                     En somme, « [l]a position des biens meubles est alignée sur celle des immeubles » et « [c]’est le tribunal de la situation du bien qui est compétent lorsqu’il s’agit d’une action réelle, quelle que soit la nature du bien sur lequel elle porte » : Goldstein et Groffier (1998), n° 151; voir aussi Emanuelli, n° 206.
[174]                     L’historique législatif de l’art. 3152 C.c.Q. permet de tirer trois conclusions qui sont toutes d’une grande importance en l’espèce. Premièrement, l’art. 3152 C.c.Q. confirme un principe bien établi, à savoir l’incompétence des autorités québécoises en matière d’action réelle immobilière lorsque l’objet du litige est situé à l’extérieur du Québec. En fait, non seulement l’art. 3152 C.c.Q. confirme‑t‑il ce principe, mais il l’étend aux actions réelles mobilières. En matière d’action réelle, immobilière ou mobilière, les autorités québécoises sont désormais incompétentes si l’objet du litige n’est pas situé au Québec. En particulier, le domicile du défendeur ne confère pas compétence aux autorités québécoises en matière d’action réelle — peu importe que l’objet du litige soit un immeuble ou un meuble, l’art. 3134 C.c.Q. énonçant expressément que cette règle ne s’applique qu’en l’absence d’une disposition particulière : Goldstein, p. 271 et 275.
[175]                     En l’espèce, ce principe est important, puisque les défenderesses IOC et QNS&L sont domiciliées au Québec et que les juridictions d’instances inférieures ont fondé leur déclaration de compétence à l’égard de l’ensemble du litige sur ce chef de compétence : motifs de la C.S., par. 82 et 93‑102; motifs de la C.A., par. 15, 52 et 95.
[176]                     Deuxièmement, et contrairement au libellé de l’art. 73 a.C.p.c. (aujourd’hui l’art. 42 (3) C.p.c.) qui s’appliquait auparavant en droit international privé en matière d’action réelle et d’action mixte et à celui de l’art. 50 du Rapport du Code civil du Québec, vol. I de l’ORCC, l’art. 3152 C.c.Q. ne prévoit pas la compétence des autorités québécoises lorsque le bien en litige est situé « en tout ou en partie » au Québec. En l’espèce, le Nitassinan est certes situé en partie au Québec, mais la compétence des autorités québécoises sur cette partie du territoire ne peut pas leur conférer compétence sur celle qui n’y est pas située. L’interpréter autrement reviendrait à récrire l’art. 3152 C.c.Q. en y ajoutant les termes « en tout ou en partie » qui, comme nous l’avons vu, ont été délibérément retirés du texte de cet article par le législateur. Par ailleurs, notre interprétation de l’art. 3152 C.c.Q. sur ce point est conforme au principe de la territorialité des lois selon lequel on « prête[ra] en principe au législateur la volonté de faire coïncider les limites spatiales de l’effet de ses lois avec les frontières du territoire soumis à sa compétence » et, « [e]n l’absence de disposition contraire, expresse ou implicite, on présumera que l’auteur d’un texte législatif entend qu’il s’applique aux personnes, aux biens, aux actes ou aux faits qui se situent à l’intérieur des limites du territoire soumis à sa compétence » : P.‑A. Côté, en collaboration avec S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), p. 230.
[177]                     Troisièmement, il ressort assez clairement du Rapport sur le Code civil du Québec de l’ORCC, des Commentaires détaillés sur les dispositions du projet [de loi 125] concernant l’art. 3130 et des Commentaires du ministre de la Justice concernant l’art. 3152 C.c.Q. qu’une action mixte ne peut être intentée au Québec à moins que les autorités québécoises n’aient compétence en ce qui concerne tant l’aspect personnel que l’aspect réel du litige. Autrement dit, pour que les autorités québécoises aient compétence sur une action mixte, il est nécessaire que le bien en litige soit situé entièrement au Québec, car autrement elles n’auraient pas compétence sur l’aspect réel du litige. La compétence sur l’aspect personnel du litige fondée, par exemple, sur le domicile du défendeur ne suffit donc pas en matière d’action mixte. La Cour d’appel du Québec a récemment retenu cette même interprétation de l’art. 3152 C.c.Q. : CGAO c. Groupe Anderson inc., 2017 QCCA 923, par. 10‑11 (CanLII). Notons par ailleurs que ni les Innus, ni le PGC, ni nos collègues ne contestent cette interprétation de l’art. 3152 C.c.Q.
[178]                     À cet égard, une conclusion s’impose : le C.c.Q. s’écarte du droit tel qu’il existait avant son entrée en vigueur. L’article 73 a.C.p.c. prévoyait qu’une action mixte pouvait être portée « soit devant le tribunal du domicile du défendeur, soit devant celui du district où [était] situé, en tout ou en partie, le bien en litige ». Par ailleurs, la jurisprudence et la doctrine reconnaissaient la compétence des autorités québécoises sur le litige lorsque l’action pouvait être qualifiée de personnelle ou de mixte et qu’un chef de compétence autre que la situation du bien au Québec (par exemple, le domicile du défendeur) était établi : Glenn, p. 757‑758; Babineau c. Railway Centre Park Company Limited (1914), 47 C.S. 161; Lamothe c. Hébert (1916), 24 R.L. 182 (C.S.). La doctrine contemporaine — qui continue en cela de s’appuyer sur la jurisprudence antérieure à l’entrée en vigueur du C.c.Q. — n’a pas toujours su relever ce changement dans l’état du droit effectué lors de l’entrée en vigueur du C.c.Q. : voir, par exemple, Goldstein et Groffier (2003), n° 311.
[179]                     En l’espèce, le juge de la Cour supérieure a expressément reconnu — conformément à l’admission des Innus faite devant lui (par. 61) — que le titre ancestral et les autres droits ancestraux ou issus de traités « comporte[nt] plusieurs éléments d’un droit réel » (par. 62‑64). Le juge a néanmoins rejeté la qualification d’« action réelle » et a préféré celle d’« action mixte », puisque, selon lui, le volet réel de l’action des Innus visant la reconnaissance et la protection d’un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités était « ancillaire » au volet personnel de l’action visant la condamnation des défenderesses IOC et QNS&L au paiement de dommages‑intérêts : par. 66‑68 et 77‑79. Comme les défenderesses sont domiciliées au Québec, le juge en a conclu que les autorités québécoises étaient compétentes pour connaître d’une telle « action mixte » : par. 82 et 93‑102.
[180]                     Or, c’est en matière d’action personnelle — et non d’action mixte — que les autorités québécoises sont compétentes lorsque le défendeur a son domicile au Québec : art. 3148 al. 1(1) C.c.Q. En matière d’action mixte, le domicile du défendeur ne suffit pas; il faut de plus que le bien en litige soit situé au Québec, comme l’exige l’art. 3152 C.c.Q.
[181]                     Nos collègues sont d’avis que l’action des Innus est une action mixte « non classique » comprenant un volet personnel ainsi qu’un volet sui generis : par. 56. S’autorisant de l’absence de dispositions visant spécifiquement les droits sui generis, ils concluent que l’art. 3134 C.c.Q. trouve application et que, puisque les entreprises poursuivies ont leur domicile à Montréal, les autorités québécoises ont compétence tant sur le volet personnel que sur le volet sui generis de l’action.
[182]                     Les droits protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, et notamment le titre ancestral qui accorde « le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres détenues en vertu de ce titre pour diverses fins » (Delgamuukw, par. 117) sont un fardeau ou une charge qui s’impose en premier lieu sur le titre sous‑jacent de la Couronne (Nation Tsilhqot’in, par. 69). Comme notre Cour le rappelait, « [l]es caractéristiques du titre ancestral découlent de la relation particulière entre la Couronne et le groupe autochtone en question. C’est cette relation qui rend le titre ancestral sui generis, ou unique » : Nation Tsilhqot’in, par. 72 (nous soulignons). La Couronne est la principale défenderesse à l’action en reconnaissance d’un titre ancestral, comme nous l’étayerons plus loin.
[183]                     Ainsi, la conclusion de nos collègues (par. 58) voulant que les défenderesses à l’action en reconnaissance de droits ancestraux soient les entreprises privées plutôt que la Couronne s’avère grandement problématique. Nous insistons pour souligner que, même suivant l’interprétation que font nos collègues du droit international privé québécois, leur conclusion voulant qu’un tiers, plutôt que la Couronne, soit le défendeur à l’action en reconnaissance de titre est une conclusion qui dénature le caractère sui generis des droits ancestraux.
(3)         Examen de la compétence pour chaque demande en particulier
[184]                     Il existe en droit international privé québécois un principe selon lequel « la compétence du tribunal québécois se détermine pour chaque demande en particulier » : GreCon, par. 29. C’est l’exercice auquel nous allons maintenant nous livrer, et ce, afin de décider si, comme le soumet le PGTNL, l’action des Innus comporte effectivement des demandes qui seraient de nature réelle ou mixte du fait qu’elles viseraient à faire reconnaître ou à protéger un titre ancestral ou d’autres droits ancestraux ou issus de traités, lesquels sont des droits réels aux fins du droit international privé. Dans l’affirmative, les autorités québécoises sont incompétentes pour y faire droit, si elles portent sur la partie du Nitassinan qui est située à Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
(a)            Demande de « remèdes déclaratoires »
[185]                     Dans leur requête introductive d’instance, les Innus demandent divers « remèdes déclaratoires » : d.a., vol. II, p. 30. Les conclusions pertinentes de la requête introductive d’instance se lisent comme suit :
DÉCLARER que les demandeurs les Innus de UM‑MLJ ont un titre indien non éteint sur les parties du Nitassinan affectées par le mégaprojet d’IOC (y compris chacune de ses composantes) et notamment par les installations, opérations et activités d’IOC et de QNS&L, lesquels sont décrits aux présentes, et en particulier par les installations et activités industrielles et portuaires d’IOC et de QNS&L;
 
DÉCLARER que les demandeurs les Innus de UM‑MLJ ont des droits ancestraux et issus de traités existants sur tout le Nitassinan, y compris les droits :
 
a)     sur et quant à toutes les ressources naturelles, y compris le minerai de fer, dans le Nitassinan et notamment dans la région des installations minières, ferroviaires et portuaires des défenderesses;
 
b)   de chasser, de piéger, de pêcher et de cueillir pour fins alimentaires, sociales, rituelles et commerciales;
 
c)     d’exercer une juridiction sur ledit Nitassinan;
 
d)   d’utiliser les cours d’eau et les plans d’eau, y compris les mers, fleuve, rivières, lacs et étangs;
 
e)     d’ériger et d’utiliser des campements, des gîtes, des caches et des habitations;
 
f)     de contrôler et de gérer le Nitassinan décrit ci‑dessus, y compris de contrôler et de gérer la faune, la flore, l’environnement et les ressources dudit Nitassinan;
 
g)   d’exercer des traditions et cérémonies spirituelles et culturelles;
 
h)   d’exploiter les ressources forestières;
 
i)     d’utiliser et de transmettre de génération en génération leur langue et leur culture distinctives;
 
j)     d’utiliser ledit Nitassinan pour fins religieuses et spirituelles, y compris aux fins de sépulture et aux fins de rites et traditions particulières face à la mort;
 
k)   d’exploiter et de jouir des ressources naturelles dudit Nitassinan et d’user de ses fruits, produits et ressources;
 
l)     de circuler librement sur leur Nitassinan.
 
DÉCLARER que ledit titre Indien et les droits ancestraux et issus de traités des demandeurs les Innus de UM‑MLJ sont protégés par la Constitution canadienne et ont préséance, constituent une condition et grèvent d’un fardeau et d’une charge tout droit des défenderesses dans, sur, au‑dessus et en dessous du Nitassinan incluant les ressources naturelles qui s’y trouvent;
 
DÉCLARER que le mégaprojet d’IOC et les opérations, installations et activités des défenderesses étaient et sont sujets au consentement des demandeurs les Innus de UM‑MLJ;
 
DÉCLARER que le mégaprojet d’IOC et notamment les opérations, installations et activités des défenderesses et tous les travaux s’y rattachant, incluant les travaux dits préliminaires, et la réalisation de ceux‑ci, sont illégaux et constituent une violation du titre indien et des droits ancestraux et issus de traités des demandeurs; [p. 31‑32]
[186]                     Puisqu’elles visent manifestement à faire reconnaître un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités, lesquels sont des droits réels aux fins du droit international privé, ces demandes sont de nature réelle. En fait, le jugement déclaratoire est le moyen principal par lequel l’existence d’un titre ancestral peut être établie : Nation Tsilhqot’in, par. 89‑90. Le jugement déclaratoire est aussi généralement un véhicule procédural privilégié en droit des biens : L. Sarna, The Law of Declaratory Judgments (4e éd. 2016), p. 249. Certes, [traduction] « le tribunal d’une juridiction géographique peut, dans des circonstances limitées, prononcer une déclaration applicable à une partie située dans une autre juridiction, si la déclaration est utile, qu’elle soit ou non exécutoire » (Sarna, p. 91 (nous soulignons)), mais conformément à l’art. 3152 C.c.Q., un tribunal ne peut faire droit à une demande de jugement déclaratoire relativement à des droits de propriété ou de possession sur un immeuble situé à l’étranger car, ce faisant, elle prétendrait agir directement sur le titre : voir, par exemple, Khan Resources Inc. c. W M Mining Co., LLC (2006), 2006 CanLII 6570 (ON CA), 79 O.R. (3d) 411 (C.A. Ont.), par. 19 et 24; War Eagle Mining Co. c. Robo Management Co. (1995), 1995 CanLII 16145 (BC SC), 13 B.C.L.R. (3d) 362 (C.S.), par. 27.
[187]                     Les Innus font valoir que les déclarations qu’ils sollicitent seraient opposables seulement aux défenderesses IOC et QNS&L, et non à la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. La Cour d’appel a souscrit à cet argument (par. 91), qui est plus pertinent relativement au second moyen d’appel soulevé par le PGTNL, c’est‑à‑dire relativement à la question de savoir si l’action des Innus est en substance dirigée contre la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, ce qui engagerait selon le PGTNL la doctrine de l’immunité juridictionnelle interprovinciale.
[188]                     Même si les Innus avaient raison de soutenir que les déclarations qu’ils sollicitent seraient opposables seulement aux défenderesses IOC et QNS&L, il n’en demeure pas moins qu’il s’agirait de déclarations portant sur le titre dont les Innus allèguent être titulaires à l’égard du Nitassinan, y compris sur les parties de ce territoire qui sont situées à l’extérieur du Québec. En raison de l’art. 3152 C.c.Q., les autorités québécoises sont incompétentes à cet égard.
[189]                     En termes clairs, nous sommes d’avis que, si les autorités québécoises se prononçaient directement sur le titre dont les Innus estiment être titulaires à l’égard des parties du Nitassinan qui sont situées à l’extérieur du Québec, ces déclarations ne seraient opposables à personne, pas même aux défenderesses IOC et QNS&L, précisément parce que les autorités québécoises sont incompétentes à cet égard : Medicine Hat (City) c. Wilson, 2000 ABCA 247, 271 A.R. 96, par. 96, citant G. Spencer Bower, A. Kingcome Turner et K. R. Handley, The Doctrine of Res Judicata (3e éd. 1996), par. 235.
[190]                     En principe, « les conclusions qui sont essentiellement de nature factuelle ne lient pas les tribunaux d’autres provinces » : Hunt, p. 310; à ce sujet, voir transcription, p. 9. À plus forte raison, les conclusions de droit ou mixtes de droit et de fait sur l’existence d’un titre ancestral ou d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres situées à l’extérieur du Québec, conclusions qui seraient par hypothèse tirées par la Cour supérieure du Québec — incompétente à cet égard —, ne lieraient pas les tribunaux des autres provinces, et ce, peu importe que ces déclarations soient contenues dans les motifs ou dans le dispositif formel du jugement : voir aussi, à ce sujet, transcription, p. 10‑11 et 46.
[191]                     Nous soulignerions ici que la stratégie choisie par les Innus ne favorise pas nécessairement la proportionnalité des procédures. En effet, ils souhaitent être autorisés à s’engager au Québec dans un débat long et coûteux dont le résultat serait, selon leur propre admission, des déclarations sans valeur à l’égard de la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Dans la logique des Innus, ces derniers devraient par la suite, s’ils souhaitaient se lancer dans une « revendication territoriale globale », recommencer le même débat devant les autorités compétentes de Terre‑Neuve‑et‑Labrador : transcription, p. 88. Cela ressort clairement des échanges survenus entre notre Cour et les procureurs des Innus lors de l’audience :
[Me Bertrand :] D’ailleurs, c’est pour ça que la Cour d’appel les invite à venir participer au débat [le PGTNL]. Puis, en première instance, c’était la même chose. Mais ils ont choisi de ne comparaître que pour contester la compétence, c’est tout. Mais, oui, en réponse à votre question, ça . . .
 
Monsieur le juge Gascon : Mais s’ils participent . . . Excusez‑moi, mais c’est ça que je ne saisis pas, là. S’ils participent . . . si la Cour d’appel les invite à participer au débat, ce serait pourquoi? Parce que vous me dites qu’ils vont participer au débat, oui, mais ce ne sera pas opposable à eux. Voulez‑vous bien me dire qu’est‑ce qu’ils vont aller faire là?
 
Me Bertrand : Bien, ils peuvent être appelés en garantie pareil aussi. Ils peuvent être appelés en garantie pareil aussi. Ils peuvent choisir de venir pour . . .
 
Monsieur le juge Gascon : Oui, mais l’invitation à participer de la Cour d’appel est faite dans son arrêt, là. Elle n’est pas fait[e] en fonction d’un appel en garantie ou de . . .
 
Me Bertrand : Oui.
 
Monsieur le juge Gascon : . . . une mise en cause forcée, là. Puis vous dites : « Même si on continue — puis c’est ce que la Cour d’appel les invite à faire — ils peuvent venir participer au débat. » Mais pourquoi donc . . .
 
Me Bertrand : Bien, mais quand . . .
 
Monsieur le juge Gascon : . . . si, en bout de ligne, ça . . . si en bout de ligne, ça ne rend pas ça opposable puis la . . . ce qui m’amène à penser que, même dans votre scénario, ça va en prendre une autre procédure quelque part sans doute à Terre‑Neuve, ne serait‑ce que pour que ces droits‑là aient un impact . . .
 
Me Bertrand : Oui.
 
Monsieur le juge Gascon : . . . sur cette province‑là.
 
Me Bertrand : Oui, mais on peut choisir, comme vous le savez . . . Évidemment, même, la Cour nous encourageait à ça. On peut choisir la voie de la discussion, de la négociation, comme on peut également choisir la voie judiciaire. Mais, dans le contexte d’une revendication territoriale globale, qui est évidemment très distincte du présent dossier, qui est vraiment une action en dommages . . .
 
Mais, écoutez, ils peuvent ne pas venir aussi participer au débat s’ils ne veulent pas venir participer au débat, Terre‑Neuve.
 
. . .
 
Monsieur le juge Gascon : Si je . . . juste que je comprenne, là.
 
Me O’Reilly, Ad. E. : Oui.
 
Monsieur le juge Gascon : Vous dites que, là, vous faites un recours en dommages contre IOC, contre QNS sur la base des violations de droits ancestraux, de titre ancestral. Si vous prenez dans cinq ans d’ici un recours cette fois‑ci dirigé contre le gouvernement du Québec, le gouvernement du Canada puis le gouvernement de Terre‑Neuve pour faire reconnaître vos droits et titres ancestraux, en quoi la preuve d’un va être différente de la preuve de l’autre?
 
Me O’Reilly, Ad. E. : Bien, c’est parce qu’il y a . . . il va falloir à ce moment‑là aller dans le domaine constitutionnel et le test de la justification pour voir vraiment si on a porté atteinte. Et c’est là où va devenir très, très important le débat constitutionnel, selon moi. Alors, ça va être très différent.
 
Mais, ici, tout ce qu’on essaie de faire, on dit : on a ciblé un groupe. Ce groupe‑là, c’est IOC, c’est QNS&L. On invoque le droit vis‑à‑vis eux seulement. Donc, on ne peut pas aller à l’encontre, par exemple, de Labrador City, de Nalcor. On ne peut pas dire aux compagnies forestières ou à toutes les compagnies qui opèrent ou tous les citoyens qui opèrent au Labrador . . .
 
(transcription, p. 86‑88 et 107‑108)
(b)            Demande d’émission d’une injonction permanente
[192]                     Dans leur requête introductive d’instance, les Innus demandent aussi l’émission d’une injonction permanente afin de faire cesser les opérations, installations et activités des défenderesses IOC et QNS&L : d.a., vol. II, p. 28‑30. Les conclusions pertinentes de la requête introductive d’instance se lisent comme suit :
RENDRE une ordonnance d’injonction permanente enjoignant les défenderesses, leurs officiers, dirigeants, employés, agents et préposés et ceux agissant de concert avec elles de cesser toute activité reliée au mégaprojet d’IOC et en particulier l’exploitation minière dans le Nitassinan, y compris dans la région de Labrador City, et enjoignant les défenderesses de cesser leurs activités reliées au projet de Sept‑Îles, au port de Sept‑Îles et dans la région de Sept‑Îles;
 
RENDRE une ordonnance d’injonction permanente enjoignant les défenderesses, leurs officiers, dirigeants, employés, agents et préposés et ceux agissant de concert avec elles de ne pas construire ou exploiter d’installations minières, industrielles, ferroviaires ou portuaires, et empêchant celles‑ci de réaliser ou d’exploiter les installations minières, industrielles, ferroviaires et portuaires au Nitassinan et de cesser immédiatement, de se désister et de s’abstenir de réaliser tous les travaux, opérations ou activités liés à ces installations et tous les autres travaux s’y rattachant au Nitassinan, sauf en ce qui concerne le transport et la manutention par les défenderesses du minerai de fer et autres produits de Cliffs Natural Resources (Cliffs Québec), Labrador Iron Mines, Tata Steel Minerals Canada et, le cas échéant, ArcelorMittal;
 
RENDRE une ordonnance d’injonction permanente enjoignant les défenderesses de ne pas entraver de quelque manière que ce soit l’exercice par les demandeurs de leurs droits et qu’elles soient également empêchées de causer des dommages à l’environnement et aux ressources naturelles situées dans le Nitassinan; [p. 32‑33]
[193]                     Ces demandes sont aussi de nature réelle, puisqu’elles visent manifestement à « protéger » un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités, lesquels sont des droits réels aux fins du droit international privé. En droit québécois, l’injonction est le « véhicule procédural approprié pour faire valoir son droit » : Oerlikon Aerospatiale inc. c. Ouellette, 1989 CanLII 1128 (QC CA), [1989] R.J.Q. 2680 (C.A.), p. 2686; voir aussi, au même effet, P.‑A. Gendreau et autres, L’injonction (1998), p. 295; C. Belleau et autres, Précis de procédure civile du Québec (4e éd. 2003), vol. 2, par D. Ferland et B. Emery, dir., p. 444 ; Crawford c. Fitch, [1980] C.A. 583, p. 585; Société minière Louvem inc. c. Aur Resources Inc., 1990 CanLII 3829 (QC CS), [1990] R.J.Q. 772 (C.S.); Plouffe c. Dufour, [1992] R.J.Q. 47 (C.S.); 2848‑2883 Québec inc. c. Tomiuk, 1993 CanLII 3602 (QC CA), [1993] R.D.J. 400 (C.A.). En fait, « en droit québécois, des actions réelles diverses (actions en revendication, actions confessoires, négatoires et même possessoires) se voient [souvent] adjoindre une requête [en injonction visant la suppression de l’emprise illicite] » : Debruche, p. 514.
[194]                     Ainsi, selon l’art. 3152 C.c.Q., un tribunal ne peut faire droit à une demande d’émission d’une injonction permanente relativement à un immeuble situé à l’extérieur de la province : voir, par exemple, CGAO, par. 8 et 11; Khan Resources Inc., par. 19 et 24; voir aussi, à ce sujet, Pitel et Rafferty, p. 91‑92.
(c)            Demande de dommages‑intérêts
[195]                     Dans leur requête introductive d’instance, les Innus demandent également la condamnation solidaire des défenderesses IOC et QNS&L au paiement de 900 millions de dollars à titre de dommages‑intérêts : d.a., vol. II, p. 28 et 30‑31. D’une part, les Innus affirment que la violation par les défenderesses du titre ancestral et des autres droits ancestraux ou issus de traités qu’ils estiment détenir sur le Nitassinan constitue une faute civile visée à l’art. 1457 C.c.Q. : p. 24‑28. D’autre part, ils se fondent sur la responsabilité sans faute visée à l’art. 976 C.c.Q. en matière de troubles de voisinage : p. 28‑29.
(i)        La demande de dommages‑intérêts fondée sur l’allégation d’une violation par les défenderesses IOC et QNS&L du titre ancestral et des autres droits ancestraux ou issus de traités quant au territoire situé à Terre‑Neuve‑et‑Labrador (art. 1457 C.c.Q.)
[196]                     Le PGTNL conteste la compétence des autorités québécoises à l’égard de la demande de dommages‑intérêts fondée sur l’allégation d’une violation du titre ancestral et des autres droits ancestraux ou issus de traités quant à la partie du Nitassinan située à l’extérieur du Québec : transcription, p. 11‑13.
[197]                     En l’espèce, la demande de dommages‑intérêts dirigée contre les défenderesses IOC et QNS&L — dans la mesure où elle repose sur la violation alléguée du titre ancestral et des autres droits ancestraux ou issus de traités dont les Innus prétendent être titulaires sur le Nitassinan — ne peut être accueillie que si les Innus parviennent à faire reconnaître ce titre ancestral et ces autres droits ancestraux ou issus de traités sur le Nitassinan. Les juridictions inférieures l’ont noté et les Innus l’ont admis à juste titre : motifs de la C.S., par. 77; motifs de la C.A., par. 90; jugement de la C.S. autorisant l’intervention du PGTNL, par. 67; m.i., par. 73 et 82.
[198]                     En principe, une action en responsabilité civile est une action personnelle. En l’espèce, le volet personnel de l’action des Innus est intimement lié à son volet réel, car le succès du volet personnel dépend du succès du volet réel.
[199]                     Même si le volet personnel de l’action des Innus « demeure régi par les règles traditionnelles de la responsabilité civile » (Laflamme c. Groupe Norplex inc., 2017 QCCA 1459, par. 48 (CanLII)), ce volet ne peut réussir que si les Innus parviennent à faire reconnaître un titre ancestral ou d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur le Nitassinan, y compris sur les parties de ce territoire qui sont situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Or, les autorités québécoises n’ont précisément pas la compétence requise pour entendre une action visant à faire reconnaître un titre ancestral ou d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres qui ne sont pas situées au Québec. Il s’ensuit nécessairement que, dans l’état actuel des choses, les autorités québécoises doivent à tout le moins suspendre l’instance sur ce point jusqu’à ce qu’une autorité compétente ait reconnu l’existence de ces droits sur les parties du Nitassinan qui sont situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador : art. 3152 C.c.Q.; Walker, p. 23‑1, référant à Montagne Laramee Developments Inc. c. Creit Properties Inc. (2000), 2000 CanLII 22348 (ON SC), 47 O.R. (3d) 729 (C.S.J.) et à Design Recovery Inc. c. Schneider, 2003 SKCA 94, 238 Sask. R. 212.
(ii)     Demande de dommages‑intérêts fondée sur les troubles de voisinage subis au Québec, mais causés par des gestes posés à Terre‑Neuve‑et‑Labrador (art. 976 C.c.Q.)
[200]                     Avec raison, le PGTNL ne conteste pas la compétence des autorités québécoises à l’égard de la demande de dommages‑intérêts fondée sur les troubles de voisinage que les Innus auraient subis au Québec en raison des gestes posés par les défenderesses IOC et QNS&L à Terre‑Neuve‑et‑Labrador : transcription, p. 15‑17 et 44‑45; voir aussi m.a., par. 85 :
[traduction] Si la demande se limitait à demander des dommages‑intérêts en raison de l’atteinte alléguée aux droits revendiqués par les défendeurs sur des territoires situés au Québec, la CSQ serait a priori compétente, même si l’atteinte découlait d’activités menées à l’extérieur de la province de Québec. [Nous soulignons.]
[201]                     Comme notre Cour l’a décidé dans l’affaire Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, le recours fondé sur l’art. 976 C.c.Q. demeure avant tout un droit de créance appartenant à une personne, ce qui en fait une action personnelle. Les défenderesses étant domiciliées au Québec et un préjudice y ayant été subi (art. 3148 al. 1(1) et (3) C.c.Q.), les autorités québécoises sont compétentes à l’égard de cette demande.
(d)            Demande de nature fiduciaire ou fondée sur l’administration du bien d’autrui à l’égard des ouvrages et installations des défenderesses IOC et QNS&L
[202]                     Enfin, les Innus réclament divers remèdes de nature fiduciaire ([traduction] « fiducie constructoire », « fiducie de common law » et « fiducie ») ou fondés sur l’administration du bien d’autrui (art. 1299 C.c.Q.) à l’égard des ouvrages et installations des défenderesses IOC et QNS&L : Requête introductive d’instance, d.a., vol. II, p. 30. Ces demandes sont de nature réelle et, compte tenu de l’art. 3152 C.c.Q., les autorités québécoises ne peuvent y faire droit si elles portent sur des ouvrages ou installations des défenderesses situés à Terre‑Neuve‑et‑Labrador : J. Wass, « The Court’s In Personam Jurisdiction in Cases Involving Foreign Land » (2014), 63 I.C.L.Q., 103, p. 110 ([traduction] « une réclamation affirmant l’existence d’une fiducie par interprétation ou par déduction sur un bien immobilier étranger doit généralement être qualifiée de propriétale »); voir aussi Walker, p. 23‑3; Goldstein et Groffier (2003), n° 338.
(4)         Conclusion sur la compétence des autorités québécoises
[203]                     En résumé, et compte tenu de l’art. 3152 C.c.Q., les autorités québécoises sont incompétentes à l’égard de : 1) la demande de « remèdes déclaratoires » en reconnaissance d’un titre ancestral et d’autres droits ancestraux ou issus de traités sur des terres situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador; 2) la demande d’émission d’une injonction permanente visant à faire cesser les opérations, installations et activités des défenderesses IOC et QNS&L sur des terres situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador; et 3) la demande de nature fiduciaire ou fondée sur l’administration du bien d’autrui concernant des ouvrages et installations des défenderesses situés à Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
[204]                     En conséquence, nous sommes d’avis qu’il y a lieu d’ordonner que les conclusions de la requête introductive d’instance des Innus, et plus spécifiquement les conclusions qui sont de nature déclaratoire ou injonctive et qui visent le Nitassinan ou le mégaprojet d’IOC, soient modifiées afin qu’elles se limitent à des faits, activités ou droits situés à l’intérieur des limites territoriales du Québec.
[205]                     Cela dit, il n’y a pas lieu d’ordonner la radiation des allégations de la requête introductive d’instance, car, comme l’explique à bon droit le juge de la Cour supérieure dans ses motifs, les allégations portant sur l’ensemble du Nitassinan, y compris sur les parties de ce territoire qui sont situées à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, tout comme la preuve s’y rapportant, pourraient se révéler pertinentes lors du procès au fond afin de déterminer l’existence du titre ancestral et des autres droits ancestraux ou issus de traités situés au Québec :
Le Tribunal estime que la nature du recours devant lui demande une prudence accrue. Comme il en a déjà été discuté, les droits ancestraux s’exerçaient et s’exercent à ce jour sans égard aux frontières provinciales. On sait par l’arrêt Delgamuukw qu’en matière de reconnaissance de titre autochtone, l’administration de la preuve par des récits oraux est permise. En administrant cette preuve, est‑ce qu’uniquement les récits de la situation au Québec seront permis, et ce, dans une situation où historiquement les Innus ne portaient pas attention à la frontière? Peut‑on conclure à ce stade que la preuve des activités des Innus à Terre‑Neuve‑et‑Labrador n’est pas pertinente à la démonstration de leurs droits ou de leur titre au Québec. Il semble évident que ces questions se répondent par la négative. Le Tribunal ne peut pas maintenant écarter la pertinence de la preuve des activités des Innus à Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
 
(motifs de la C.S., par. 90)
[206]                     Nous notons que, lors de l’audience devant notre Cour, le PGTNL a reconnu la nécessité de laisser intactes les allégations de la requête introductive d’instance des Innus afin qu’une preuve sur l’ensemble de leur mode de vie puisse être entendue lors du procès devant la Cour supérieure du Québec, pourvu que l’incompétence des autorités québécoises pour octroyer quelque forme de redressement que ce soit à l’égard de terres situées à l’extérieur du Québec soit clairement reconnue : transcription, p. 7‑9.
C.            Quelques pistes de solution
(1)         Caractère transfrontalier des droits ancestraux
[207]                     Tel que nous l’avons déjà souligné, les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Même si ces droits ont sans aucun doute une portée et une importance égales à celles des autres droits constitutionnels, y compris les droits inscrits dans la Charte canadienne des droits et libertés, ils se distinguent — à plusieurs égards — des autres droits qui sont protégés par notre Constitution. D’abord, ces droits sont détenus seulement par les peuples autochtones du Canada, précisément « parce qu’ils sont des autochtones » : Van der Peet, par. 19‑20; Hogg, p. 28‑22; T. Isaac, Aboriginal Law (5e éd. 2016), p. 14. Ensuite, les droits constitutionnels sont généralement soit négatifs (en ce sens qu’ils protègent l’individu contre l’intrusion injustifiée de l’État), soit positifs (en ce sens qu’ils confèrent certains avantages, comme les droits linguistiques et le droit de vote). Au contraire, les droits ancestraux sont des droits spéciaux ou sui generis qui jouissent d’un statut juridique et constitutionnel particulier : Van der Peet, par. 27 et 30; Hogg, p. 28‑22. Notamment, l’existence des droits ancestraux précède l’ordre constitutionnel canadien, ce qui explique la reconnaissance par notre Cour que l’objet du par. 35(1) est de concilier la présence antérieure des peuples autochtones sur le territoire canadien avec l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur ce même territoire : Van der Peet, par. 31, 36 et 43; Delgamuukw, par. 186.
[208]                     Un autre aspect des droits ancestraux qui les distingue des autres droits constitutionnels est le fait qu’ils se rattachent — à différents degrés — à la terre. En effet, les droits ancestraux découlent à la fois de l’occupation antérieure du territoire et de l’organisation sociale antérieure et des cultures distinctives des peuples autochtones habitant ce territoire : Van der Peet, par. 74; R. c. Adams, 1996 CanLII 169 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 101, par. 29. Cet aspect des droits ancestraux est particulièrement important en l’espèce, puisque les Innus revendiquent entre autres par voie de jugement déclaratoire un titre ancestral, ce qui — comme nous l’avons expliqué précédemment — dénote l’existence d’un droit foncier, c’est‑à‑dire d’un « droit des Autochtones sur les terres qui grève le titre sous‑jacent de la Couronne » : Nation Tsilhqot’in, par. 69.
[209]                     Cet aspect du droit que les Innus cherchent à faire reconnaître et à protéger en l’espèce — un droit foncier — revêt une grande importance, puisque la présence des peuples autochtones en Amérique du Nord et leur occupation historique du territoire ont précédé l’imposition (d’abord coloniale, puis constitutionnelle) des frontières provinciales sur le territoire canadien. Il s’ensuit logiquement que, parfois, comme en l’espèce, les peuples autochtones cherchent à faire reconnaître et à protéger des droits ancestraux — y compris un titre ancestral — sur un seul et même territoire traditionnel qui chevauche les frontières entre différentes provinces. Il s’ensuit tout aussi logiquement que, si l’on souhaite atteindre l’objectif de conciliation entre la présence antérieure des peuples autochtones sur le territoire canadien et l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur ce même territoire, il faut nécessairement tenir compte de la possibilité bien réelle qu’un seul et même territoire traditionnel sujet à une revendication transfrontalière de droits ancestraux — y compris d’un titre ancestral — franchisse les frontières provinciales fixées par la Couronne.
[210]                     Toutefois, l’occupation antérieure pour les peuples autochtones n’est que l’un des deux éléments de notre ordre constitutionnel et de notre histoire que nous devons concilier, le second étant le « princip[e] constitutionne[l] directeu[r] fondamenta[l] » du fédéralisme et son corollaire, la souveraineté de la couronne provinciale dans les matières relevant de la compétence provinciale : Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 32 (« Renvoi sur la sécession »); voir aussi Caron c. Alberta, 2015 CSC 56, [2015] 3 R.C.S. 511, par. 5; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 78. Or, dans notre ordre constitutionnel, la compétence provinciale est, comme nous l’avons déjà signalé, limitée territorialement, et ce, en reconnaissance de deux principes connexes. Le premier — l’égalité des provinces au sein de la fédération canadienne — a été exprimé comme suit par l’autrice Ruth Sullivan :
[traduction] Les provinces du Canada [. . .] jouissent d’une dignité équivalente et chacune d’entre elles est investie de la même compétence exclusive sur les matières énumérées à l’article 92. Cette compétence se limite forcément aux matières « dans la province » parce que tout autre régime permettrait à une province de violer la souveraineté interne des autres provinces.
 
(Sullivan, p. 528; cité avec approbation dans 1068754 Alberta Ltd. c. Québec (Agence du revenu), 2019 CSC 37, par. 83 (« Bitton Trust »))
[211]                     Le second — le respect dû à la souveraineté législative des autres provinces dans leurs champs de compétence respectifs — a été énoncé par notre Cour dans Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63, par. 51 :
     Cette restriction de la portée territoriale est fondamentale dans notre régime fédéral où chaque province est tenue de respecter la souveraineté législative des autres provinces dans leurs champs de compétence respectifs, et où elle s’attend au même respect en retour. Cette restriction ressort du passage liminaire de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui limite la portée territoriale des lois provinciales : « Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant » sous les chefs de compétence qui y sont énumérés. Le pouvoir de légiférer en matière d’assurance découle du par. 92(13), lequel confère à chaque province le pouvoir de faire des lois relatives à la « propriété et [aux] droits civils dans la province ».
[212]                     L’objectif de conciliation ne peut donc pas être atteint si l’on reconnaît d’une part l’occupation antérieure des peuples autochtones, tout en écartant d’autre part le principe constitutionnel du fédéralisme et de la souveraineté de la couronne provinciale, contrevenant par le fait même au principe bien établi selon lequel une partie de la constitution ne peut en abroger une autre : New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l'Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 390. Tout comme notre Cour a déjà affirmé que la seule façon juste et équitable d’atteindre l’objectif de conciliation est « de tenir compte à la fois du point de vue des autochtones et de la common law », de même faut‑il, en l’espèce, réaliser l’objectif de conciliation en tenant compte non seulement « du point de vue des autochtones » — et donc de l’occupation antérieure et sans frontière du territoire canadien par ceux‑ci —, mais aussi du cadre constitutionnel qui accompagne la souveraineté de la Couronne et dans lequel les tribunaux canadiens doivent opérer : Van der Peet, par. 50 (nous soulignons); voir aussi M. Walters, « British Imperial Constitutional Law and Aboriginal Rights : A Comment on Delgamuukw v. British Columbia » (1992), 17 Queen’s L.J. 350, p. 413. Comme notre Cour l’a énoncé dans Van der Peet, par. 49 :
Pour concilier véritablement l’occupation antérieure du territoire canadien par les peuples autochtones avec l’affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté sur celui‑ci, un droit ancestral doit être défini d’une manière qui, tout en tenant compte du point de vue des autochtones, soit néanmoins compatible avec le système juridique non autochtone. [Nous soulignons.]
[213]                     Bref, les droits ancestraux sont certes sui generis, mais ils existent « dans les limites du système juridique canadien » : Van der Peet, par. 49. En fait, la reconnaissance et la confirmation des droits ancestraux par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 — lequel fait partie de la Constitution du Canada — constituent une manifestation claire de ce principe. Conséquemment, la revendication de droits ancestraux devant les tribunaux ne doit pas faire entorse à « l’organisation juridique et constitutionnelle du Canada » : Van der Peet, par. 49; Delgamuukw, par. 82; voir aussi Mitchell, par. 38.
(2)         Accès à la justice
[214]                     Nous sommes toutefois préoccupés par un autre élément qui constitue « un aspect fondamental de nos arrangements constitutionnels », à savoir l’accès à la justice : Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, par. 41. En effet, notre Cour a déjà décrit l’accès à la justice comme étant une condition essentielle de la primauté du droit. « Il ne peut y avoir », selon notre Cour, « de primauté du droit sans accès aux tribunaux, autrement la primauté du droit sera remplacée par la primauté d’hommes et de femmes qui décident qui peut avoir accès à la justice » : B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1988 CanLII 3 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 230. En effet, si les gens ne sont pas en mesure de saisir les tribunaux de questions légitimes, cela gênera la création et le maintien de règles de droit positif, car les lois ne seront pas appliquées : Trial Lawyers, par. 40.
[215]                     Dans l’arrêt Trial Lawyers, notre Cour a expliqué que « [d]es mesures qui empêchent des gens de s’adresser [. . .] aux tribunaux » afin de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé et de droit public « vont à l’encontre de cette fonction fondamentale des cours de justice » : par. 32. « Empêcher l’exercice de ces activités », selon notre Cour, « attaque le cœur même de la compétence des cours supérieures que protège l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 » : par. 32. Par conséquent, la compétence inhérente des cours supérieures, qui est protégée par l’art. 96, accorde « une certaine protection constitutionnelle à l’accès à la justice » : par. 39; voir aussi W. J. Newman, « The Rule of Law, the Separation of Powers and Judicial Independence in Canada », dans P. Oliver, P. Macklem et N. Des Rosiers, dir., The Oxford Handbook of the Canadian Constitution (2017), 1031, p. 1037.
[216]                     Nous reconnaissons que, sans adaptations procédurales, obliger les autochtones à introduire puis à instruire dans plusieurs forums différents des demandes en reconnaissance et en protection de droits ancestraux sur différentes parties d’un seul et même territoire traditionnel qui chevauche les frontières entre différentes provinces nuit à l’accès à la justice et mine la possibilité d’une résolution efficace et rapide d’une revendication transfrontalière de droits ancestraux. Dans ces circonstances, introduire des demandes dans plusieurs forums différents afin qu’elles soient instruites séparément exigerait des autochtones qu’ils engagent d’importantes ressources dans des litiges longs et coûteux et forcerait le dédoublement d’une volumineuse preuve documentaire, orale et d’expert : mémoire des intervenants Kitigan Zibi Anishinabeg et le Conseil tribal de la nation algonquine Anishinabeg, par. 11. Ces défis pratiques constituent des obstacles qui limiteraient la capacité effective des autochtones de revendiquer des droits ancestraux sur différentes parties d’un seul et même territoire traditionnel qui chevauche les frontières provinciales.
[217]                     Cela dit, l’accès à la justice doit être réalisé dans les limites de notre ordre constitutionnel. En effet, la résolution efficace, rapide et économique d’une revendication transfrontalière de droits ancestraux doit être assurée d’une façon qui soit compatible avec le système juridique canadien dans son ensemble. Cela ne veut pas dire, cependant, que le fédéralisme et la souveraineté de la couronne provinciale empêchent les cours supérieures, dans l’exercice de leur compétence inhérente, d’élaborer des solutions qui soient à la fois créatives et constitutionnelles, tout en favorisant l’accès à la justice. Comme notre Cour l’a affirmé dans Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, par. 2 : « [l’]équilibre entre la procédure et l’accès à la justice qu’établit notre système de justice doit en venir à refléter la réalité contemporaine et à reconnaître que de nouveaux modèles de règlement des litiges peuvent être justes et équitables ».
(3)         Compétence inhérente
[218]                     Dans Endean c. Colombie‑Britannique, 2016 CSC 42, [2016] 2 R.C.S. 163, notre Cour s’est fondée sur la compétence inhérente des cours supérieures provinciales afin de faciliter l’accès à la justice en contexte de procédures multi‑juridictionnelles. En effet, dans Endean, les cours supérieures de la Colombie‑Britannique, du Québec et de l’Ontario avaient autorisé l’introduction de recours collectifs concomitants au nom de personnes ayant été infectées par l’hépatite C à la suite de transfusions sanguines reçues au Canada. Les parties avaient conclu une convention de règlement pancanadienne, et les juges des trois cours supérieures chargés de la supervision de la convention de règlement avaient été saisis de requêtes s’y rapportant. Comme la Cour le notait, « [l]es conseillers juridiques estimaient que la procédure la plus efficace et efficiente pour trancher ces requêtes serait de faire siéger ensemble les trois juges superviseurs des cours supérieures à un seul endroit pour qu’ils puissent ainsi entendre les mêmes arguments et être mieux en mesure de rendre des ordonnances sans “différence importance”. Les juges superviseurs devaient juger les requêtes sur dossier » : par. 10. La question en litige devant notre Cour portait sur la source de ce pouvoir discrétionnaire des juges des cours supérieures de siéger ensemble à l’extérieur de leur province de rattachement respective.
[219]                     Notre Cour a conclu que les lois pertinentes sur les recours collectifs conféraient aux juges des cours supérieures le pouvoir discrétionnaire de siéger ensemble à l’extérieur de leur province de rattachement. Les tribunaux devraient s’appuyer sur les pouvoirs que la loi leur confère avant d’exercer leur compétence inhérente, puisque le caractère vague et général de cette compétence fait en sorte qu’il faut l’exercer « avec circonspection » : Endean, par. 24. Cependant, si la loi n’a pas conféré un tel pouvoir discrétionnaire, la compétence inhérente des cours supérieures constitue une « source résiduelle de pouvoirs » qui autoriserait les juges des cours supérieures à tenir des audiences hors des limites territoriales de leur province de rattachement : Endean, par. 23 et 60. En somme, « la compétence inhérente habilite les cours supérieures notamment à contrôler leur procédure de manière à garantir la commodité, la célérité et l’efficacité de l’administration de la justice » : par. 60.
[220]                     La compétence inhérente des cours supérieures est toutefois assujettie aux « contraintes fixées par la Constitution » qui peuvent limiter la capacité des cours supérieures d’exercer leurs pouvoirs inhérents : par. 62 et 79. Lorsqu’un juge d’une cour supérieure est appelé à se prononcer sur l’opportunité de tenir une audience à l’extérieur de sa province de rattachement conjointement avec d’autres juges de cours supérieures saisis de demandes connexes, il devrait garder à l’esprit les facteurs généraux suivants : 1) si le fait de siéger dans une province autre que la sienne portera atteinte à la souveraineté de cette autre province, 2) les avantages et les coûts de la tenue de l’audience projetée à l’extérieur de la province, et 3) toute condition qui devrait être imposée, le cas échéant : par. 73‑75.
[221]                     Cette énumération n’est pas exhaustive; ainsi, d’autres facteurs et d’autres questions pourront entrer en jeu selon les circonstances des affaires en cause : par. 76. Cependant, il importe selon nous de souligner que l’hypothèse qui sous‑tend tous ces facteurs est que chaque juge de cour supérieure aurait compétence ratione materiae et ratione personae sur les parties et sur les questions en litige si l’audience avait lieu dans sa province de rattachement : par. 72.
[222]                     À notre avis, la décision de notre Cour dans l’affaire Endean autorise les juges des cours supérieures de différentes provinces à puiser à même la compétence qui leur est conférée par la loi ⸺ ou, si nécessaire, à même leur compétence inhérente ⸺ afin de siéger ensemble pour entendre conjointement des demandes qui ont été introduites devant les cours supérieures de plus d’une province du fait qu’elles visent la reconnaissance et la protection de droits ancestraux sur différentes parties d’un seul et même territoire traditionnel qui chevauche les frontières entre ces provinces.
[223]                     Chose certaine, dans l’arrêt Endean, notre Cour n’a aucunement limité ses conclusions aux recours collectifs multi‑juridictionnels. Comme le note le professeur Hogg, [traduction] « la décision sur la compétence inhérente [dans Endean] a clairement établi que le pouvoir d’un juge d’une cour supérieure de siéger hors de la province existerait même dans une procédure qui n’est pas une action collective » : p. 13‑30.2. Lorsque des demandes visant à faire reconnaître et à protéger des droits ancestraux reposent sur des activités ayant eu lieu sur un seul et même territoire traditionnel qui chevauche les frontières entre différentes provinces, la preuve devant les cours supérieures de ces provinces sera souvent la même, de sorte que le dossier en résultant sera aussi souvent le même. Dans ces circonstances, et sous réserve d’autres facteurs, si les juges des cours supérieures siègent ensemble au cours d’une seule et même audience conjointe résultant d’une jonction des demandes introduites devant chacune des cours supérieures concernées, une revendication transfrontalière de droits ancestraux a de meilleurs chances d’être résolue de manière efficace, rapide et économique.
[224]                     Chaque juge doit, bien sûr, demeurer libre de parvenir à sa propre décision sur le fond. Le bien‑fondé d’une revendication de droits ancestraux « doit être établi sur la base de preuves convaincantes selon la prépondérance des probabilités »; par conséquent « [d]es preuves éparses, incertaines et équivoques ne peuvent établir le bien‑fondé d’une revendication » : Mitchell, par. 51; voir aussi Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146, par. 46. « Pour déterminer si le bien‑fondé de la revendication d’un droit ancestral a été établi, les tribunaux doivent considérer et les rapports qu’entretient le demandeur autochtone avec le territoire et les coutumes, pratiques et traditions de la société à laquelle il appartient et de la culture distinctive de cette société » : Van der Peet, par. 74. La preuve présentée au soutien d’une revendication de droits ancestraux peut être plus forte à l’égard du territoire d’une province que d’une autre. Même si les juges des cours supérieures entendront la même preuve, chacun d’entre eux arrivera à des conclusions factuelles et juridiques à la lumière des circonstances propres à sa province de rattachement. Bref, chaque juge conserve le pouvoir de décider l’affaire au fond sur la base de la preuve qui lui est présentée.
[225]                     Les trois facteurs généraux énumérés dans Endean (c.‑à‑d. la souveraineté des autres provinces, les avantages et les coûts de la tenue de l’audience projetée à l’extérieur de la province ainsi que toute condition qui devrait être imposée) pourraient aussi guider un juge d’une cour supérieure appelé à se prononcer sur l’opportunité d’entendre conjointement avec d’autres juges de cours supérieures des demandes connexes en matière de droits ancestraux. Cependant, la nature unique des revendications de droits ancestraux signifie que le second facteur énuméré dans Endean — les avantages et les coûts de la tenue de l’audience projetée à l’extérieur de la province — favorisera généralement la tenue d’une seule et même audience conjointe afin que de telles demandes connexes puissent être instruites en même temps et jugées sur la même preuve.
[226]                     L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 constitutionnalise le droit des peuples autochtones de revendiquer un titre ancestral et d’autres droits ancestraux au Canada. Les revendications de droits ancestraux sont longues, complexes, et génèrent une énorme quantité d’éléments de preuve : voir, par exemple, Delgamuukw, par. 89. Une telle preuve peut comprendre des récits oraux et d’autres témoignages résultant de la connaissance personnelle de certains témoins. Comme l’a très justement résumé la juge Satanove dans Hereditary Chiefs Tony Hunt c. Attorney General of Canada, 2006 BCSC 1368, par. 26 (CanLII) :
[traduction] Je pense qu’il faut reconnaître que tout comme les droits des autochtones sont sui generis, les litiges relatifs aux droits des autochtones sont également uniques. Ils renvoient à des centaines d’années d’histoire et font parfois appel à des techniques non conventionnelles de recherche des faits. Ils réfèrent à des concepts juridiques nobles mais souvent insaisissables, tels que le devoir fiduciaire et l’honneur de la Couronne. Nous ne pouvons pas simplement considérer les revendications des autochtones avec le même regard que les autres litiges civils. Je pense qu’une gestion efficace des litiges autochtones exige un effort de la part de toutes les parties et du tribunal pour trouver une manière créative de juger les questions en litige sans invoquer une conduite oppressive qui dissuade les demandeurs ou porte préjudice aux défendeurs.
[227]                     En l’absence de circonstances exceptionnelles, les intérêts généraux de l’administration de la justice favoriseraient également, et généralement, la tenue d’une seule et même audience conjointe afin que des demandes connexes visant la reconnaissance et la protection de droits ancestraux sur différentes parties d’un seul et même territoire traditionnel qui chevauche les frontières entre différentes provinces puissent être instruites en même temps et jugées sur la même preuve. En effet, les juges des cours supérieures ont l’obligation de « gérer activement le processus judiciaire dans le respect du principe de la proportionnalité » : Hryniak, par. 32.
[228]                     Le pouvoir conféré par la loi au juge d’une cour supérieure de participer à une telle audience conjointe pourrait bien se trouver dans les lois provinciales pertinentes sur l’organisation judiciaire, d’autres lois provinciales sur la procédure civile ou encore dans les règles de procédure des tribunaux. Puisque la source de ce pouvoir, s’il en est, varie d’une province à l’autre et n’a fait l’objet d’aucun débat en l’espèce, nous nous abstenons de faire quelque commentaire que ce soit sur les dispositions particulières qui pourraient autoriser la tenue d’une telle audience conjointe.
[229]                     Les parties n’ont pas non plus porté à notre attention de dispositions particulières qui empêcheraient la tenue d’une audience de ce genre : voir, à ce sujet, Endean, par. 62 (« à défaut de restriction explicite, les cours supérieures peuvent, en vertu de leur compétence inhérente, tenir le type d’audiences qui nous intéresse en l’espèce »). Par conséquent, nous nous abstenons également d’exprimer une opinion sur la validité constitutionnelle d’une telle restriction explicite ou sur son applicabilité à une revendication transfrontalière de droits ancestraux à la lumière de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ou de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de la certaine protection constitutionnelle que ce dernier article accorde à l’accès à la justice, mais aussi à la compétence inhérente des cours supérieures.
[230]                     Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire que le pouvoir des juges des cours supérieures de tenir le genre d’audience qui nous intéresse ici ait été conféré par la loi et ce, même si les tribunaux doivent s’enquérir des pouvoirs que la loi leur confère avant d’examiner leur compétence inhérente : Endean, par. 19. En l’absence d’un tel pouvoir conféré par la loi, les juges des cours supérieures peuvent puiser à même leur compétence inhérente, laquelle comprend le pouvoir d’assurer le bon déroulement des instances et de contrôler leurs propres procédures : Jacob, p. 32. Comme notre Cour l’a énoncé dans Endean, par. 60 :
[L]a compétence inhérente des cours supérieures est une source résiduelle de pouvoirs à laquelle ces cours peuvent puiser pour veiller à l’application régulière de la loi, empêcher les abus et s’assurer de rendre justice aux parties. Un des aspects de ces pouvoirs inhérents est le pouvoir d’assurer le bon déroulement de l’instance et de contrôler la procédure : Jacob, p. 25 et 32‑40. Comme le protonotaire Jacob l’explique, [traduction] « il est difficile de fixer des limites aux pouvoirs du tribunal en ce qui concerne l’exercice de ses pouvoirs inhérents de contrôler et de réglementer sa procédure, car les limites en question correspondent aux besoins du tribunal de remplir ses fonctions judiciaires dans le cadre de l’administration de la justice » : p. 33. Bref, la compétence inhérente habilite les cours supérieures notamment à contrôler leur procédure de manière à garantir la commodité, la célérité et l’efficacité de l’administration de la justice.
[231]                     En somme, et généralement, les juges des cours supérieures peuvent siéger ensemble et entendre la même preuve au cours d’une seule et même audience conjointe résultant d’une jonction des demandes introduites devant chacune des cours supérieures concernées. La conduite pratique d’une audience de ce genre en matière de revendication transfrontalière de droits ancestraux doit, bien sûr, être laissée à la discrétion des juges qui y participent. La question de savoir si l’audience doit être tenue en la présence physique de tous les juges, par lien vidéo ou par un autre moyen technologique dépendra de la nature des demandes, de la disponibilité des ressources judiciaires et des circonstances dans lesquelles les parties se trouvent. Une condition préalable à la tenue d’une telle audience conjointe est, cependant, que les demandes appropriées aient été introduites devant chacune des cours supérieures concernées. En l’espèce, l’omission des Innus d’introduire des demandes, jusqu’à présent, au Québec et à Terre‑Neuve‑et‑Labrador constitue un obstacle majeur à la capacité constitutionnelle des cours supérieures de disposer adéquatement de leur revendication transfrontalière de droits ancestraux.
[232]                     Nous sommes conscients du fait que la tenue du type d’audience qui nous intéresse ici présente des défis importants. Dans Endean, il s’agissait d’instruire une demande sans « preuve orale » et sans « recourir aux pouvoirs de contrainte de la cour », tels « le pouvoir de sommer un témoin de comparaître et de répondre à des questions et celui de rendre des ordonnances pour contrôler la conduite des parties en cours d’instance » : par. 17, 58 et 78. En l’espèce, nous envisageons au contraire la tenue d’une audience au cours de laquelle une preuve volumineuse serait administrée, ce qui pourrait évidemment engendrer des difficultés de gestion. Nous incitons avec égard les juges des cours supérieures à s’efforcer le plus possible de surmonter soigneusement ces difficultés par la collaboration entre eux et par l’exercice de leur compétence inhérente et de leurs pouvoirs discrétionnaires. Notre but ici n’est pas de régir le type d’audience envisagée dans le menu détail, mais plus simplement de donner des directives générales assorties d’une exhortation à favoriser l’accès à la justice et la résolution efficace, rapide et économique des revendications transfrontalières de droits ancestraux.
[233]                     Un dernier point. Bien qu’il serait certainement préférable que les procureurs généraux des provinces concernées consentent à la tenue d’une audience conjointe multi‑juridictionnelle pour traiter des revendications transfrontalières de droits ancestraux, un tel consentement n’est pas requis pour qu’une cour supérieure exerce sa compétence inhérente de contrôler ses propres procédures. Lors de l’audience devant notre Cour, le PGTNL a d’ailleurs admis ne connaître aucune autorité au soutien de la proposition voulant que le consentement des parties soit nécessaire à cette fin : transcription, p. 48‑49.
[234]                     Cependant, comme notre Cour l’a énoncé dans Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873, les avocats jouent un rôle important pour favoriser l’accès à la justice et le respect de la primauté du droit : par. 22; voir aussi Newman, p. 1036. Plus précisément, les avocats « doivent, conformément aux traditions de leur profession, agir de manière à faciliter plutôt qu’à empêcher l’accès à la justice » : Hryniak, par. 32. Ainsi, ils devraient être conscients de ce rôle lorsqu’ils considèrent la possibilité de tenir une audience conjointe multi‑juridictionnelle pour traiter des revendications transfrontalières de droits ancestraux.
[235]                     De plus, si la décision de tenir ce genre d’audience demeure discrétionnaire, les juges doivent également avoir conscience de leur rôle, et de celui de leurs cours, dans la réalisation de l’accès à la justice. Par conséquent, ils doivent exercer leurs pouvoirs discrétionnaires ⸺ inhérents ou d’origine législative ⸺ de façon généreuse, en ayant une intention claire de privilégier toute adaptation procédurale qui favoriserait l’accès à la justice et en tenant compte des droits constitutionnels qui sont en jeu.
D.           Approche préconisée par le procureur général du Canada
[236]                     Même si elle est bien intentionnée, dans les faits, l’approche préconisée par le PGC que nous avons décrite précédemment (par. 99), à l’instar de celle prescrite par nos collègues, ne facilitera pas l’accès à la justice ou la revendication des droits protégés par l’art. 35. Elle créera plutôt davantage de problèmes qu’elle n’en résoudra.
(1)         Les effets sur la structure constitutionnelle du Canada
[237]                     Au risque de nous répéter, nous soulignons de nouveau que nous partageons les préoccupations du PGC et de nos collègues quant à l’importance d’en arriver dans la présente affaire à une solution qui favorise l’accès à la justice tout en donnant effet, comme il se doit, aux droits protégés par l’art. 35. Les demandeurs autochtones ont besoin de moyens pratiques pour faire valoir leurs droits. Les poursuites en cette matière peuvent être à la fois longues et coûteuses en plus de requérir une preuve étoffée. Selon nous, la solution proposée précédemment de tenir des audiences conjointes permettrait aux autochtones de faire valoir leurs droits de manière plus pratique et efficace que ne le ferait l’approche proposée par le PGC.
[238]                     En plus de ces préoccupations importantes quant à l’accès à la justice, il faut tenir compte des effets de l’approche préconisée par le PGC sur notre structure constitutionnelle. La réconciliation exige que l’on concilie les droits ancestraux et la structure de l’État canadien moderne : aucun n’a préséance sur l’autre. La Cour a souligné à maintes reprises que le par. 35(1) a pour objet de concilier l’occupation antérieure du territoire par les peuples autochtones et l’affirmation de la souveraineté canadienne; cela requiert de tenir compte de ces deux réalités : Van der Peet, par. 36 et 43; Adams, par. 57; Delgamuukw, par. 148; Nation Tsilhqot’in, par. 14. Dans son appréciation d’une revendication invoquant l’existence d’un droit ancestral, le tribunal doit donc tenir compte du point de vue des autochtones qui revendiquent ce droit, et il doit le faire « d’une manière [. . .] compatible avec l’organisation juridique et constitutionnelle du Canada » (Van der Peet, par. 49); « [l]a conciliation véritable accorde, également, de l’importance [à la perspective autochtone et à celle de common law] » (par. 50).
(a)            Les fondements de notre structure constitutionnelle
[239]                     Nous avons déjà abordé la question des limites territoriales qu’impose la Constitution aux cours supérieures. Il est utile d’examiner plus en détail pourquoi il en est ainsi. Ces limites territoriales découlent d’une réalité toute simple : le Canada n’est pas un État unitaire, et ses institutions sont divisées en fonction de frontières provinciales qui ne reflètent pas les modes d’utilisation historique du territoire. Cela ne veut pas dire que les revendications de titres ancestraux qui chevauchent des frontières provinciales ne peuvent pas être portées devant les tribunaux de manière efficace; cela veut seulement dire que les tribunaux, lorsqu’ils se prononcent sur de telles revendications, sont assujettis à des restrictions inhérentes compte tenu du cadre constitutionnel dont ils tirent leur compétence.
[240]                     Les raisons pour lesquelles notre Constitution partage les pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provinciaux sont importantes, et il n’est pas possible de faire fi de ce contexte historique. Ce partage n’était pas une formalité ou une question de commodité administrative. « Le fédéralisme était [plutôt] la réponse juridique aux réalités politiques et culturelles qui existaient à l’époque de la Confédération et qui existent toujours aujourd’hui » : Renvoi sur la sécession, par. 43. Sans le fédéralisme, le Canada n’aurait ni pu se former ni perdurer. « [L]les tribunaux ont toujours tenu compte du principe du fédéralisme [. . .], l’étoile qui les a guidés depuis le tout début » dans l’interprétation de la Constitution : par. 56; voir aussi Comeau, par. 82.
[241]                     Les observations du PGC — notamment le passage où il affirme que [traduction] « les cours supérieures ont compétence pour statuer sur les droits d’une partie autochtone protégés par l’art. 35 qui ont un effet sur une autre province » (p. 4) — traitent implicitement les provinces comme si elles étaient (au mieux) des entités administratives ou (au pire) des structures gênantes. Cela est profondément irrespectueux envers l’ordre constitutionnel selon lequel les provinces sont souveraines dans leurs champs de compétence. En 1867, ce n’est pas l’État canadien qui a créé les provinces; ce sont plutôt les ancêtres coloniaux des provinces qui ont créé le Canada.
[242]                     Ce système de cours provinciales est « un des compromis importants des Pères de la Confédération » : Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, 1981 CanLII 24 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 714, p. 728. L’exigence que les juges des cours supérieures soient issus de la province où ils siègent est un élément fondamental de ce compromis. Les juges de la cour supérieure du Québec « seront choisis parmi les membres du barreau de cette province » : Loi constitutionnelle de 1867, par. 98. Jusqu’à ce que les lois et la procédure dans les cours des autres provinces soient rendues uniformes, les juges de ces provinces « devront être choisis parmi les membres des barreaux respectifs de ces provinces » : Loi constitutionnelle de 1867, par. 97. Ainsi, il en découle que même si les juges des cours supérieures sont nommés par le fédéral, ils ne sont pas des juges fédéraux, comme semble le suggérer le juge de la Cour supérieure.
[243]                     Dans le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433, la Cour a expliqué que la nomination des juges parmi les membres du barreau d’une province vise plus que la simple compétence en droit. Dans cette affaire, la Cour devait se prononcer sur l’interprétation de l’art. 6 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, qui prévoit que trois de ses juges « sont choisis parmi les juges de la Cour d’appel ou de la Cour supérieure de la province de Québec ou parmi les avocats de celle‑ci ». La juge en chef McLachlin ainsi que les juges LeBel, Abella, Cromwell, Karakatsanis et Wagner ont écrit :
L’objectif de l’art. 6 est de garantir que non seulement des juristes civilistes expérimentés siègent à la Cour, mais également que les traditions juridiques et les valeurs sociales distinctes du Québec y soient représentées, pour renforcer la confiance des Québécois envers la Cour en tant qu’arbitre ultime de leurs droits. Autrement dit, l’art. 6 protège à la fois le fonctionnement et la légitimité de la Cour suprême [. . .] [Italique dans l’original; par. 49.]
Ces préoccupations sont importantes pour chaque province. La Constitution garantit que les juges de chaque province ne sont pas seulement compétents sur le plan technique, mais qu’ils sont également liés aux réalités politiques et culturelles distinctes de leur province.
[244]                     Les frontières provinciales sont une caractéristique essentielle du système de cours supérieures provinciales, tout comme elles en sont une en ce qui a trait aux pouvoirs législatifs des provinces. Comme le juge LeBel l’a affirmé dans Van Breda, au par. 21 :
L’interaction de la compétence provinciale et des situations juridiques survenues à l’extérieur de la province se situe à l’intérieur d’un cadre constitutionnel qui limite la portée extraterritoriale des lois provinciales et des tribunaux provinciaux. En effet, la Constitution attribue des pouvoirs aux provinces, mais elle n’en autorise l’exercice que sur leur territoire [. . .] et dans le respect des restrictions territoriales prévues par la Constitution [. . .]
[245]                     Plus particulièrement, le système de cours supérieures provinciales garantit que les revendications territoriales dans une province donnée ou les contestations de ses lois sont entendues par un juge de cette province. Comme nous l’avons expliqué, cette restriction est compatible avec l’arrêt Hunt, puisque cette décision n’a pas traité de la compétence territoriale des cours supérieures. Ainsi, les revendications qui touchent le plus profondément au cœur de la souveraineté d’une province sont tranchées par un juge lié aux réalités de cette dernière. Cela accroît la confiance du public envers les tribunaux et protège leur fonctionnement et leur légitimité, surtout si l’issue du litige est défavorable à la province.
[246]                     La structure fédérale du Canada a été conçue pour tenir compte des réalités politique et sociale des colonies confédérées, non pas de celles des peuples autochtones. Les frontières provinciales ont été imposées à ces derniers sans égard pour l’organisation antérieure de leurs sociétés. Un territoire qui, du point de vue des autochtones, constitue une entité unifiée est divisé, du point de vue des non‑autochtones, entre deux entités législatives souveraines dotées de lois et d’institutions distinctes. Les tribunaux ne peuvent répondre à cette réalité historique que dans le cadre constitutionnel dont ils tirent leur autorité. Près du cœur de ce cadre constitutionnel, on retrouve les frontières provinciales qui délimitent la compétence des cours supérieures provinciales distinctes et qui sont le reflet du principe constitutionnel du fédéralisme. L’article 35 commande que les tribunaux rendent justice aux revendications de droits ancestraux qui transcendent les frontières provinciales, mais il ne les autorise pas à faire fi des frontières provinciales elles‑mêmes. Aucune de ces considérations ne peut être subordonnée à l’autre; elles doivent plutôt être conciliées.
(b)            Les jugements déclaratoires sollicités sont contraires à la structure fédérale du Canada
[247]                     On a fait valoir devant nous que quelque déclaration que ce soit reconnaissant un titre ancestral en l’espèce ne pourrait être opposée à la Couronne, mais qu’elle servirait plutôt uniquement à établir la responsabilité civile d’entités privées. Nous ne sommes pas persuadés que les déclarations reconnaissant un titre ancestral puissent fonctionner de cette façon, et nous ne considérons pas qu’il s’agisse d’un résultat souhaitable.
[248]                     Un jugement déclaratoire est une [traduction] « déclaration judiciaire confirmant ou niant le droit légal du demandeur » : Sarna, p. 1. Fait important, avant qu’une cour puisse prononcer un tel jugement, elle doit avoir compétence pour entendre l’affaire : Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165, par. 81; S.A. c. Metro Vancouver Housing Corp., 2019 CSC 4, par. 60. Même si, techniquement, une déclaration n’est pas exécutoire, elle constitue un outil puissant dans le contexte d’un litige auquel des gouvernements sont mêlés, puisqu’il est tenu pour acquis que ces derniers se conformeront tant à la lettre qu’à l’esprit de la déclaration : K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 15‑63 à 15‑64; Assiniboine c. Meeches, 2013 CAF 114, 444 N.R. 285, par. 13‑15. En effet, il a été affirmé dans l’affaire Meeches que :
. . . le principe selon lequel les organismes publics et leurs fonctionnaires doivent se conformer à la loi est un aspect fondamental du principe de la primauté du droit qui est maintenant inscrit dans la Constitution du Canada, au préambule de la Charte canadienne des droits et libertés. Ainsi, l’organisme public ou le fonctionnaire visé par une ordonnance déclaratoire est lié par cette ordonnance et a l’obligation de s’y conformer. [Nous soulignons; par. 14.]
[249]                     Pour cette raison, les jugements déclaratoires reconnaissant l’existence de droits ancestraux sont devenus les principales mesures de réparation pour garantir ces droits : Roach, p. 15‑63. Le paragraphe 35(1) prévoit que « [l]es droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés ». C’est en obtenant un jugement déclaratoire que les groupes autochtones peuvent établir l’existence de ces droits, y compris celle d’un titre ancestral.
[250]                     Nous sommes sceptiques quant à la position qu’on nous invite à adopter selon laquelle la déclaration judiciaire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral pourrait être prononcée sans lier la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador pour les portions du territoire de Nitassinan situées dans cette province. Les tribunaux ne prononcent pas de déclaration en vain; ainsi, une telle déclaration devrait être envisagée seulement si elle aura pour effet de lier la Couronne, puisque la déclaration confirme l’existence d’un droit protégé par l’art. 35, ce qui, en retour, fait peser d’importantes responsabilités sur la Couronne.
[251]                     Le titre ancestral grève le titre sous‑jacent de la Couronne; cette charge a pris naissance au moment où la Couronne a affirmé sa souveraineté : Delgamuukw, par. 145. Il découle de ce titre sous‑jacent que la Couronne a une obligation fiduciaire envers les peuples autochtones lorsqu’il est question des terres ancestrales et elle détient un droit de porter atteinte au titre s’il est satisfait au critère de justification prévu au par. 35(1) : Nation Tsilhqot’in, par. 71.
[252]                     Tout litige concernant un titre ancestral touche la Couronne : William c. British Columbia, 2002 BCSC 1904, par. 30 (CanLII). La participation de cette dernière est nécessaire, même s’il n’est pas demandé au tribunal de reconnaître explicitement l’existence du titre : Thomas c. Rio Tinto Alcan Inc., 2016 BCSC 1474, 92 C.P.C. (7th) 122, par. 21 et 25. Même la simple revendication d’un titre ancestral a une incidence fondamentale sur les intérêts de la Couronne : Nation Haïda, par. 26-51. La reconnaissance d’un titre ancestral accroît pour sa part la relation de type fiduciaire : Guerin, p. 349. Une fois le titre ancestral établi, les gouvernements et les autres qui souhaitent utiliser le territoire doivent obtenir le consentement des détenteurs du titre : Nation Tsilhqot’in, par. 76.
[253]                     Nous sommes également sceptiques quant à la proposition suivante que formulent nos collègues dans leurs motifs :
Notre décision ne devrait toutefois pas être interprétée comme une fin de non‑recevoir à la participation de la Couronne de Terre‑Neuve‑et‑Labrador à l’instance, si elle le souhaite, pour faire valoir ses droits et ses intérêts, de même que pour présenter ses observations quant à la portée que devrait avoir tout jugement déclaratoire. [Référence omise; par. 72.]
Nous ne comprenons pas comment la portée d’un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral sur un territoire qui se trouve au Labrador pourrait être limitée de façon appropriée. À cet égard, le PGTNL s’oppose à la demande en faisant valoir que les tribunaux du Québec ne peuvent même pas prononcer un tel jugement déclaratoire. Nous nous demandons comment, dans la mesure où nos collègues ont conclu que les tribunaux du Québec ont bel et bien un tel pouvoir, la portée d’un tel jugement déclaratoire pourrait être limitée d’une manière qui respecte les impératifs du fédéralisme canadien. En outre, la participation du PGTNL dans les procédures devant la Cour supérieure du Québec pourrait être perçue comme une reconnaissance tacite de la compétence de la Cour, en dépit de sa contestation de cette compétence dès le départ.
[254]                     Les cours d’instances inférieures savaient pertinemment quelle incidence la présente cause aurait sur Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Lorsqu’il a statué sur une première requête en radiation d’allégations, le juge Blanchard a reconnu que les cours seraient tenues « de se prononcer sur les droits constitutionnels qui existeraient à l’égard de la Couronne, tant du Chef du Canada, que du Québec et de Terre‑Neuve‑et‑Labrador » : jugement de la C.S. rejetant la requête en irrecevabilité de IOC et de la CCLNQL, par. 19 (nous soulignons). De même, dans la décision qui a accordé le statut d’intervenant à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, le juge Davis a expliqué que même si les droits ancestraux existaient avant l’adoption de l’art. 35, « cela ne veut pas dire que la Couronne d’une province où une première nation tente de faire reconnaître ses droits ancestraux n’a pas un intérêt dans le litige » compte tenu des obligations fiduciaires et des restrictions sur l’utilisation du territoire qui résulteraient d’une telle reconnaissance : jugement de la C.S. autorisant l’intervention du PGTNL, par. 63. Même la décision examinée rendue par la Cour d’appel a reconnu que « [s]i les Innus souhaitent faire reconnaître leurs revendications autochtones globales au Labrador, ils devront négocier avec le Gouvernement de Terre‑Neuve‑et‑Labrador ou encore saisir les tribunaux de cette province dans le cadre d’une revendication globale » : motifs de la C.A., par. 104.
[255]                     Une autre raison pour laquelle la Couronne est une partie nécessaire aux revendications de titres ancestraux découle d’une des caractéristiques fondamentales de ces titres : afin de garantir que les prochaines générations pourront profiter du territoire, ils ne peuvent être cédés qu’à la Couronne (Delgamuukw, par. 129; Nation Tsilhqot’in, par. 15 et 74). Si les groupes autochtones pouvaient convenir de l’étendue de leurs droits dans le cadre de procédures privées contre des tiers, dans les faits, ils pourraient effectivement céder leurs terres sans traiter avec la Couronne. Cela minerait la nature du titre ancestral.
[256]                     Manifestement, la Couronne doit donc être partie aux procédures de revendications de titres ancestraux — et doit nécessairement être partie prenante au moment d’une déclaration d’un titre ancestral. Il en découle qu’il n’est pas possible de solliciter « uniquement » contre un tiers un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral. Il en découle aussi qu’un jugement déclaratoire relatif à un territoire situé dans une autre province que celle du tribunal saisi de la demande concerne la Couronne du chef de cette autre province. Cela dit, il est également manifeste que la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador ne serait pas liée par un jugement déclaratoire censé être applicable uniquement contre un tiers. Comme l’a souligné l’auteur Sarna [traduction] « aucun tribunal n’a le pouvoir de rendre un jugement déclaratoire statuant sur les droits de personnes ou d’entités qui n’ont pas participé à l’instance ou non désignés dans les circonstances, même si l’existence d’un tel pouvoir a été envisagée sous l’angle des pouvoirs discrétionnaires plutôt que comme une question de compétence » (p. 87).
[257]                     Non seulement la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador ne serait pas liée par un tel jugement déclaratoire, mais, comme nous l’avons aussi expliqué, le tribunal qui rendrait un jugement déclaratoire censé être applicable à un territoire situé dans une autre province que celle où il se trouve outrepasserait sa compétence. L’approche préconisée par le PGC aurait donc pour effet que les Innus pourraient consacrer des années à chercher à obtenir un jugement déclaratoire comme mesure de réparation alors que, dans les faits, ce jugement ne leur accorderait pas ce qu’il semble accorder.
[258]                     Nos collègues notent que les cours d’instances inférieures n’ont pas examiné la question de savoir si le jugement déclaratoire sera rendu ou s’il devrait l’être. À leur avis, la Cour ne devrait pas non plus le faire, puisqu’il s’agit de décisions prises en application du pouvoir discrétionnaire du tribunal chargé de se prononcer sur le fond de la cause. Ils affirment en outre que la question en litige ici « ne concerne que la compétence des tribunaux québécois pour se prononcer » : par. 43 (nous soulignons). Soit dit en tout respect, cette position minimise nettement l’enjeu. Encore une fois, pour s’opposer à la demande, le PGTNL soutient précisément que les tribunaux du Québec ne peuvent pas se prononcer sur les droits relatifs à un territoire situé à Terre‑Neuve‑et‑Labrador. De surcroît, la décision de nos collègues qu’il y a lieu de reporter à une autre fois la question de savoir si le jugement déclaratoire peut être rendu est, certes, bien intentionnée, mais également gravement malavisée. Si une cour ne peut pas accorder aux Innus la réparation qu’ils sollicitent, le principe de l’accès à la justice requiert de déterminer dès que possible quel forum pourrait le faire.
(c)            L’utilisation par le PGC de la « compétence inhérente »
[259]                     L’approche du PGC fondée sur la « compétence inhérente » est, elle aussi, d’une légalité douteuse compte tenu de sa vaste portée. Si une cour supérieure pouvait se prononcer sur les droits ancestraux relatifs à un territoire qui se trouve dans une juridiction voisine (voire éloignée) sur la base de la compétence inhérente des cours supérieures, l’application de ce principe ne pourrait être restreinte à la présente cause. Manifestement, si nous devions conclure que les cours du Québec jouissent d’une compétence inhérente pour trancher des questions relatives à des territoires situés à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, les cours de cette dernière jouiraient aussi de la compétence inhérente de rendre des jugements déclaratoires relativement à des territoires situés au Québec; les cours de l’Ontario auraient compétence relativement aux litiges issus du Manitoba; et les cours de l’Alberta à l’égard de ceux nés en Colombie‑Britannique. En outre, en proposant cette approche pour la première fois à titre d’intervenant devant la cour de dernière instance, le PGC a privé les provinces de l’occasion d’y répondre utilement.
(d)            Les incidences sur les frontières provinciales
[260]                     Les revendications des Innus soulèvent la question du tracé de la frontière du Labrador. Dans leur requête introductive d’instance, ils renvoient à la frontière entre le Québec et le Labrador comme étant la « frontière non officielle Québec‑Labrador » : d.a., vol. II, p. 188‑189. Dans des procédures subséquentes, les Innus ont explicitement indiqué qu’ils ont l’intention de faire valoir que la décision dans re Labrador Boundary, 1927 CanLII 338 (UK JCPC), [1927] 2 D.L.R. 401 (C.P.) — la décision qui a statué sur la frontière entre le Québec et le Labrador — a été rendue per incuriam : jugement de la C.S. autorisant l’intervention du PGTNL, par. 35.
[261]                     Nous soulignons en outre que les Innus sollicitent, d’une part, un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral et, d’autre part, leur droit sur les ressources naturelles de la centrale électrique des chutes Churchill et de bon nombre de ses réservoirs et lignes de transport connexes et celui d’en tirer profit : d.a., vol. II, p. 188‑189.
[262]                     La frontière entre le Québec et le Labrador est devenue litigieuse à la fin du 19e siècle. En 1927, le Conseil privé a tranché la question dans re Labrador Boundary. Vingt ans plus tard, lorsque Terre‑Neuve et le Canada ont négocié pour la première fois une ébauche des conditions de l’union en prévision d’un référendum sur la confédération, l’art. 2 a précisément reconnu cette frontière : « Report of the Ottawa Delegation: Proposed Arrangements for the Entry of Newfoundland into Confederation », dans J. K. Hiller et M. F. Harrington, dir., The Newfoundland National Convention, 11946‑1948: Reports and Papers, vol. 2 (1995), 510. Après l’étroite victoire du référendum, cette disposition a été incluse dans la Loi sur Terre‑Neuve de 1949, ann., art. 2, selon laquelle la frontière du Labrador serait « telle qu’elle a été délimitée dans la décision rendue par le Comité judiciaire du Conseil privé de Sa Majesté le premier jour de mars 1927 ». Cette disposition fait partie de notre Constitution : Loi constitutionnelle de 1982, ann., art. 21. La poursuite de la reconnaissance de la frontière était un élément essentiel de l’entente sur la Confédération conclue par Terre‑Neuve.
[263]                     La Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît que la Loi sur Terre‑Neuve, y compris la frontière établie en 1927, fait partie de la Constitution : al. 52(2)b), ann., art. 21. Elle précise aussi que les « changements du tracé des frontières interprovinciales » doivent recevoir l’aval de « l’Assemblée législative de chaque province concernée » : al. 43a). Par ailleurs, les changements à cette procédure de modification requerraient le consentement unanime des provinces, de la Chambre des communes et du Sénat : al. 41e). Le PGC ne semble pas avoir pris conscience des répercussions qu’entraînerait le fait que les cours du Québec soient saisies d’une contestation de la frontière du Labrador elle‑même.
[264]                     La position du PGC selon laquelle des revendications de ce type sont envisageables pourrait aussi avoir des répercussions sur des contestations futures d’autres frontières provinciales.
[265]                     La majorité du territoire canadien actuel a été transféré au Canada par deux décrets en conseil impériaux : le Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le Territoire du Nord‑Ouest dans L.R.C. 1985, ann. II, no 9, qui a transféré les terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et le Décret en conseil sur les territoires adjacents dans L.R.C. 1985, ann. II, no 14, qui a transféré l’archipel Arctique. Combinés, ces décrets ont transféré tout le territoire aujourd’hui occupé par l’Alberta, la Saskatchewan, le Yukon, les Territoires‑du‑Nord‑Ouest et le Nunavut, en plus de la plupart du Manitoba, de l’Ontario et du Québec modernes.
[266]                     Lorsque les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan ont été créées à même ce territoire transféré, leurs frontières ont été fixées par la Loi sur l’Alberta, S.C. 1905, c. 3 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 20) et par la Loi sur la Saskatchewan, S.C. 1905, c. 42 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 21), des textes législatifs également intégrés à la Constitution du Canada : Loi constitutionnelle de 1982, al. 52(2)b), ann., art. 12 et 13. En outre, les frontières du Québec, du Manitoba et de l’Ontario ont été repoussées par des lois du fédéral en application de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1871 (R.‑U.), 34 & 35 Vict., c. 28 (imprimée de nouveau sous le titre Loi constitutionnelle de 1871 dans L.R.C. 1985, ann. II, no 11), notamment la Loi de l’extension des frontières de Québec, 1912, S.C. 1912, c. 45; la Loi de l’extension des frontières du Manitoba, 1912, S.C. 1912, c. 32; et la Loi de l’extension des frontières de l’Ontario, S.C. 1912, c. 40. (Bien que ces dernières lois n’aient pas force constitutionnelle et ne soient pas à l’abri d’une contestation constitutionnelle, elles ne peuvent être modifiées sans le consentement de la province touchée). La stabilité de tous ces arrangements, qu’ils soient constitutionnels ou simplement législatifs, est maintenant plongée dans l’incertitude par les conséquences inévitables des motifs de nos collègues.
(2)         L’approche du PGC, source d’une forte possibilité de jugements contradictoires et de confusion
[267]                     L’approche préconisée par le PGC, si elle devait être adoptée, autoriserait la Cour supérieure d’une province à se prononcer, accessoirement à une demande in personam, sur l’existence d’un titre ancestral sur un territoire situé dans une province autre que celle où elle se trouve. Une telle conséquence serait profondément pernicieuse pour le règlement ordonné et rapide des demandes fondées sur l’art. 35, car elle créerait une forte possibilité que l’on se retrouve avec des jugements contradictoires et des litiges à répétition.
[268]                     Comme nous l’avons expliqué, un tel jugement déclaratoire serait invalide et ne lierait pas la Couronne de la province concernée. Cela ne serait toutefois probablement pas évident pour toute personne qui ne détient pas une formation juridique spécialisée. Cela sèmerait la confusion pour toutes les personnes concernées et nuirait à l’efficacité des décisions des tribunaux. En particulier, du point de vue des membres de la communauté autochtone parties prenantes du litige, un jugement déclaratoire qui semblerait leur reconnaître un titre, mais qui ne le leur reconnaîtrait pas dans les faits, serait particulièrement préjudiciable, et saperait, à juste titre, leur confiance envers les tribunaux.
[269]                     Même si un tel jugement déclaratoire était valide, l’approche proposée par le PGC créerait un risque que les droits ancestraux soient reconnus à la pièce et soient opposables à certaines parties, mais pas à d’autres. S’il fallait reconnaître un titre ancestral uniquement aux fins d’un litige in personam, seuls les défendeurs nommés dans la procédure seraient liés par ce jugement déclaratoire. L’effet de quelque déclaration que ce soit relative à un territoire situé au Labrador serait circonscrit par la doctrine de la chose jugée. Or, cette doctrine ne s’applique qu’entre les parties au litige antérieur ou à leurs ayants droit : D. J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada (4e éd. 2015), p. 1; Angle c. Ministre du Revenu national, 1974 CanLII 168 (CSC), [1975] 2 R.C.S. 248, p. 254; Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125, par. 36 et 92. En conséquence, si une autre violation du droit ancestral des Innus devait être alléguée dans le cadre d’un autre litige opposant des parties différentes, les Innus ne pourraient pas invoquer le principe de la chose jugée, et ils n’auraient d’autre choix que de plaider de nouveau leur cause et d’obtenir un autre jugement déclaratoire in personam à portée restreinte. Un jugement déclaratoire est censé donner de la certitude quant aux droits des parties, or, des conclusions à la pièce reconnaissant chacune un titre ancestral contre un défendeur ou un autre ne permettraient pas de savoir à tout moment avec certitude qui est titulaire de droits sur une parcelle de terre donnée.
[270]                     Fait encore plus important, un jugement déclaratoire prononcé par une cour du Québec à l’égard d’un territoire n’empêcherait pas une cour de Terre‑Neuve‑et‑Labrador de conclure qu’aucun titre ancestral n’a été reconnu à l’égard du même territoire situé au Labrador. Un tel résultat donnerait certainement — et à juste titre — aux demandeurs autochtones l’impression que les cours ne sont pas en mesure de leur procurer les mesures de réparation qu’ils sollicitent.
[271]                     Il n’est également pas souhaitable d’adopter cette approche d’un point de vue pratique. Il faut beaucoup de temps et d’éléments de preuve pour établir l’existence d’un titre ancestral. Comme l’a noté à bon droit le juge en chef Lamer dans Delgamuukw, il n’est pas facile de prouver l’existence d’un titre ancestral; la démarche peut être « longue et coûteuse, non seulement sur le plan financier, mais aussi sur le plan humain » : par. 186. D’ailleurs, dans cette affaire, le procès avait nécessité 318 jours de témoignages et avait abouti à une décision de plus de 400 pages : par. 89. Même si le titre ancestral en l’espèce est décrit comme le moyen d’atteindre une fin, les demandeurs devront tout de même faire la preuve de son existence pour obtenir le jugement déclaratoire qui servirait d’assise pour leur demande en responsabilité civile. Il s’ensuit que les Innus pourraient consacrer des années à tenter de prouver l’existence de ce titre en vue du présent litige et n’obtenir en fin de compte qu’un jugement déclaratoire qui, alors qu’il est censé reconnaître ce titre, n’est en réalité qu’une coquille vide. Il ne s’agit pas d’accès à la justice. Il s’agit plutôt d’un fardeau important à imposer à un groupe autochtone, d’autant plus que, en définitive, le jugement obtenu ne confère pas réellement ce qu’il prétend conférer.
[272]                     Enfin, cette approche in personam entraverait aussi toute perspective de négociations continues avec les gouvernements du Québec et de Terre‑Neuve‑et‑Labrador au sujet du titre revendiqué par les Innus. Comme la Cour l’a noté, « [m]ême si les revendications autochtones sont et peuvent être réglées dans le cadre de litiges, il est préférable de recourir à la négociation pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones » : Nation Haïda, par. 14; voir aussi Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765, par. 22 et 26. Toute négociation de ce type serait mise en veilleuse durant le long processus qui aboutirait à un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral, à portée « restreinte ». Ce processus créerait de grandes attentes sans pour autant traiter des véritables questions en jeu.
[273]                     Le juge de la Cour supérieure a demandé si l’on « [p]eut [. . .] dire qu’il est dans l’intérêt de la justice qu’essentiellement le même débat ait lieu devant deux juridictions qui doivent toutes les deux appliquer la même loi, et ce, quand les tribunaux qui entendront les causes sont tous les deux de nomination fédérale » : motifs de la C.S., par. 107. Nous demandons en retour si l’on peut dire qu’il est dans l’intérêt de la justice de permettre à une cour de rendre un jugement déclaratoire reconnaissant un titre ancestral, jugement dont la portée ne serait pas claire et dont la validité serait douteuse, semant ainsi la confusion et l’incertitude pour toutes les parties concernées. C’est sans équivoque qu’il faut répondre par la négative. Nous ne souscrivons pas à la conception unitaire qu’a le juge de la Cour supérieure de la fédération canadienne.
(3)         Incompatibilité avec le principe de l’immunité de la Couronne
[274]                     Selon le principe constitutionnel de l’immunité de la Couronne, cette dernière ne peut être poursuivie que si elle l’autorise. Ce principe est « bien ancré[. . .] dans notre droit » et ne peut être mis de côté qu’au moyen « d’une expression claire et non équivoque du législateur » : Canada (procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184, par. 1. Toutes les assemblées législatives provinciales ont adopté des lois qui autorisent les poursuites contre la Couronne, mais uniquement devant leurs tribunaux respectifs : voir, par exemple, Proceedings Against the Crown Act, R.S.N.L. 1990, c. P‑26, art. 4 et 7.
[275]                     C’est aussi simple que cela. La Couronne d’une province ne peut pas être poursuivie devant les tribunaux d’une autre province : Athabasca Chipewyan First Nation c. Canada (Minister of Indian Affairs and Northern Development), 2001 ABCA 112, 199 D.L.R. (4th) 452, par. 23‑43; Sauve c. Québec (Procureur général), 2011 ONCA 369, par. 3 (CanLII); Medvid c Saskatchewan (Minister of Health), 2012 SKCA 49, 349 D.L.R. (4th) 72, par. 26‑31; Constructions Beauce‑Atlas inc. c. Pomerleau inc., 2013 QCCS 4077, par. 16‑32 (CanLII). En plus d’être une conséquence du principe constitutionnel du fédéralisme, il s’agit d’une règle législative (Proceedings Against the Crown Act, art. 7) qui ne peut être écartée que si elle est contestée avec succès sur le plan constitutionnel.
[276]                     Selon nos collègues, il n’est pas nécessaire de traiter de la question de l’immunité de la Couronne (par. 71‑72) parce que celle‑ci n’est pas désignée comme partie dans la poursuite des Innus. Or, comme nous l’avons noté, la revendication d’un titre ancestral concerne nécessairement la Couronne. Contrairement aux litiges ordinaires en matière foncière qui opposent des parties privées dans un cadre de droit privé, la revendication d’un titre ancestral touche l’essence même de la souveraineté de la Couronne et entraîne des obligations pour elle.
[277]                     Non seulement la présence de la Couronne est‑elle nécessaire par principe, mais elle aide en outre à garantir que les questions sont entendues équitablement. On ne peut tenir pour acquis que des parties privées ont quelque connaissance que ce soit quant à l’occupation du territoire au moment où la Couronne a affirmé sa souveraineté : Thomas, par. 23. De plus, elles pourraient ne pas disposer des ressources pour répondre efficacement à une poursuite complexe intentée pour obtenir la reconnaissance d’un titre ancestral. Comme le juge Binnie l’a affirmé dans Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535 :
. . . Les litiges sur les droits ancestraux revêtent [. . .] une grande importance tant pour les collectivités non autochtones que pour les collectivités autochtones et pour le bien‑être économique des unes et des autres. Une décision sur l’existence et la portée de droits ancestraux garantis par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 ne peut être rendue qu’après une audition complète et équitable pour tous les intéressés. [par. 12]
[278]                     L’approche préconisée par le PGC fait totalement fi de ce rôle important. De surcroît, elle ne tient pas compte des intérêts d’autres groupes autochtones relativement à des revendications territoriales qui concernent un même territoire, une difficulté qui, comme nous en discuterons ultérieurement, est présente en l’espèce. La nécessité que la Couronne se joigne à la cause à titre de partie est donc d’autant plus impérieuse compte tenu de son rôle de fiduciaire envers ces autres parties prenantes autochtones.
[279]                     Le juge de la Cour supérieure a conclu que la doctrine de l’immunité de la Couronne devrait être modifiée de sorte qu’elle ne s’appliquerait pas dans le contexte de revendications fondées sur l’art. 35 qui concernent plus d’une juridiction : motifs de la C.S., par. 115‑118. Cet argument est fondé sur le concept que les cours d’une province peuvent entendre une cause tout aussi équitablement que celles d’une autre province. Il n’a toutefois pas expliqué sur quel fondement l’art. 7 de la Proceedings Against the Crown Act n’est constitutionnellement pas applicable, notamment en l’absence d’un avis de question constitutionnelle.
[280]                     Comme la juge Hunt de la Cour d’appel de l’Alberta l’a affirmé dans l’arrêt Athabasca, [traduction] « [ì]l est contraire à notre conception de base du fédéralisme que la décision de la Couronne du chef d’une province quant à l’étendue de sa renonciation à son immunité et quant à la façon dont elle le fait puisse être déclarée inapplicable sur le plan constitutionnel par des cours créées par la Couronne du chef d’une autre province » : par. 39. Soit dit en tout respect pour le PGC, même si le juge de la Cour supérieure en l’espèce avait été régulièrement saisi de la question, ce n’est pas parce que les juges des autres provinces sont incapables de se prononcer équitablement ou avec compétence qu’un litige intenté contre la Couronne du chef d’une province ne peut être entendu que par la cour supérieure de cette dernière; il s’agit plutôt du reflet du principe élémentaire du fédéralisme et de l’importance de résoudre les questions fondamentales relatives à la souveraineté d’une province au sein de son propre système juridique.
(4)         Approche préconisée par le PGC : obstacle à l’accès à la justice
[281]                     L’accès à la justice suppose l’accès à un tribunal qui peut légalement et définitivement statuer sur les demandes. Comme la juge Karakatsanis l’a expliqué dans Hryniak, « [d]e nos jours, garantir l’accès à la justice constitue le plus grand défi à relever pour assurer la primauté du droit au Canada [. . .]. À défaut de moyens efficaces et accessibles de faire respecter les droits, la primauté du droit est compromise » : par. 1 (nous soulignons). Comme nos collègues, nous estimons que des préoccupations importantes quant à l’accès à la justice sont en jeu en l’espèce. Nous soulignons toutefois que l’accès à la justice requiert des moyens efficaces de faire respecter les droits. Selon nous, l’approche préconisée par le PGC n’offre pas une telle solution efficace.
[282]                     Comme la Cour l’a expliqué, l’accès à la justice renferme deux dimensions interreliées :
L’une intéresse la procédure et la question de savoir si les demandeurs disposent d’une voie équitable de règlement de leurs réclamations. L’autre intéresse le droit substantiel — l’issue recherchée — et la question de savoir s’ils obtiendront une réparation juste et adéquate si le bien‑fondé des réclamations est établi.
 
(AIC Limitée c. Fischer, 2013 CSC 69, [2013] 3 R.C.S. 949, par. 24)
[283]                     De même, l’honorable Frank Iacobucci, dans un écrit extrajudiciaire, a décrit ces deux dimensions comme exigeant, premièrement, que les demandeurs aient l’occasion de faire valoir leurs réclamations en cour et, deuxièmement, qu’ils soient en mesure d’obtenir [traduction] « une réparation satisfaisante » : F. Iacobucci, « What is Access to Justice in the Context of Class Actions? », dans J. Kalajdzic, ed. Accessing Justice: Appraising Class Actions Ten Years After Dutton, Hollick & Rumley (2011), 17, p. 20.
[284]                     Cet accent mis sur la dimension de fond de l’accès à la justice — soit la réparation — est crucial en l’espèce. Comme l’a expliqué le professeur Macdonald, l’accès à la justice comporte un grand nombre de caractéristiques : « (1) des résultats justes, (2) un traitement équitable, (3) des coûts raisonnables, (4) des délais raisonnables, (5) la compréhensibilité du système du point de vue des utilisateurs, (6) une sensibilité aux besoins de ces derniers, (7) la prévisibilité des résultats, et (8) l’efficacité, la bonne organisation et un financement adéquat du système » : R. A. Macdonald, « L’accès à la justice aujourd’hui au Canada — étendue, envergure et ambition », dans J. Bass, W. A. Bogart et F. H. Zemans, éd., L’accès à la justice pour le nouveau siècle — les voies du progrès (2005), 19, p. 23‑24. Les quatre dernières caractéristiques figurant dans cette liste sont particulièrement pertinentes : en effet, si l’ordonnance n’a qu’un effet incertain, qui porte à confusion, ou qui s’avère plus restreint que prévu, elle ne constitue par le triomphe que proclament le PGC et nos collègues, mais plutôt l’échec de notre système à promouvoir l’accès à la justice.
[285]                     Cette incertitude et ce manque de clarté sont particulièrement préoccupants lorsque les peuples autochtones sont parties prenantes, étant donné « l’ombre d’une longue histoire parsemée de griefs et d’incompréhension » qui caractérise le processus de réconciliation : Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, par. 1. Comme nous l’avons expliqué, si une cour prononçait un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre ancestral, mais que celui‑ci n’avait pas l’effet espéré ou l’effet qui semblait lui avoir été donné, cela minerait la légitimité et l’efficacité des cours et donnerait aux demandeurs autochtones l’impression qu’ils ne peuvent pas se fier aux cours pour résoudre leurs réclamations fondées sur l’art. 35.
[286]                     Nous partageons les préoccupations de nos collègues quant au « fractionnement [des] action[s] » (par. 45) et quant au risque de se retrouver avec des décisions incompatibles. Cela dit, il s’agirait du résultat de leur approche, puisque tout « jugement déclaratoire à portée limitée » reconnaissant l’existence d’un titre ancestral — même si une telle chose était possible — n’aurait aucun effet au‑delà de la présente poursuite, notamment contre la Couronne du chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, et ne lierait pas une cour de cette province. Cela mènerait à une totale incertitude et à un risque important de se retrouver avec des jugements incompatibles, l’effet contraire à l’orientation donnée par la Cour selon laquelle il est nécessaire de procéder à un « virage culturel » pour tendre vers des « procédures proportionnées » : Hryniak, par. 2. L’approche préconisée par le PGC peut sembler simple et efficace, mais ses conséquences inévitables illustrent qu’elle entraînera inévitablement de la confusion et une multiplication des litiges. Notre approche fait échec à ces préoccupations en traitant d’emblée de la question cruciale de la compétence des tribunaux.
[287]                     De surcroît, nous estimons qu’une décision d’une cour de Terre‑Neuve‑et‑Labrador qui en arriverait à une conclusion différente de celle d’une cour du Québec quant à l’existence d’un titre ancestral ne serait pas nécessairement « incompatible » avec elle, à condition que leurs conclusions respectives ne concernent qu’un territoire entièrement situé dans leur propre province. Par exemple, une cour de Terre‑Neuve‑et‑Labrador pourrait conclure qu’un titre a été établi sur une portion du Nitassinan dans le Labrador, et une cour du Québec conclure que les Innus n’ont pas fait la preuve qu’ils détiennent un titre sur la portion de ce territoire qui se trouve au Québec. Comme l’a souligné le PGTNL, un titre ancestral est lié à un territoire en particulier et, pour en reconnaître l’existence, il faut notamment prouver l’occupation continue des lieux : Delgamuukw, par. 143; Nation Tsilhqot’in, par. 25. Il serait donc possible que des conclusions diffèrent (sans être incompatibles) en ce qui a trait à différentes portions du territoire du Nitassinan suivant la preuve présentée. Cela ne constituerait pas un déni d’accès à la justice, mais illustrerait plutôt l’exigence de prouver l’existence d’un titre ancestral.
[288]                     Bien que des résultats différents au Québec et au Labrador ne seraient pas nécessairement incompatibles, des poursuites individuelles in personam contre des propriétaires fonciers privés donneraient probablement des résultats inconciliables avec toute conception de l’utilisation historique des terres. Chaque parcelle de terre pourrait faire l’objet d’un résultat différent, certaines maisons d’un quartier se retrouvant assujetties au titre ancestral d’un groupe autochtone, d’autres maisons au titre ancestral d’un autre groupe, et d’autres encore à aucun titre ancestral. La courtepointe qui en résulterait pourrait laisser les groupes autochtones sans territoire contigu. Plutôt que d’être modelées par une compréhension des preuves d’une occupation antérieure, les limites du territoire autochtone seraient définies par les parcelles de terre qui étaient détenues par les tiers défendeurs dans chaque procès et par les conditions de l’autorité de la chose jugée. Il est difficile de voir en quoi ce résultat est souhaitable, que ce soit du point de vue des autochtones ou des non‑autochtones.
[289]                     Qui plus est, et aussi louable que soit l’objectif de nos collègues de simplifier les procédures, les cours ne peuvent ni ne devraient faire fi du fédéralisme ou des frontières provinciales. Il vaut la peine de répéter que la réconciliation doit concilier à la fois l’occupation antérieure par les autochtones et la souveraineté de la Couronne.
[290]                     En dernier lieu au sujet de l’accès à la justice, nous observons que nos collègues n’ont pas traité de la solution que nous proposons que des audiences conjointes soient tenues, sauf peut‑être au passage, lorsqu’ils affirment qu’on ne devrait pas forcer les Innus à « scinder » leur réclamation : par. 52. Nous reconnaissons que notre solution requiert d’intenter un recours à Terre‑Neuve‑et‑Labador. Cependant, comme nous l’expliquons clairement dans nos motifs, l’utilisation d’une approche de style Endean signifie que la plus grande partie des audiences pourraient se dérouler conjointement et de manière à minimiser autant que possible les inconvénients et les coûts. Soit dit en tout respect, exiger qu’une réclamation soit présentée dans le respect de notre structure constitutionnelle tout en faisant tous les efforts possibles pour consolider les procédures ne revient pas à « scinder » la réclamation en question. De fait, le verbe « scinder » décrit mieux l’approche de nos collègues qui se traduirait par des jugements déclaratoires dont la portée et le sens seraient incertains et entraîneraient fort probablement d’autres litiges.
(5)         Approche préconisée par le PGC : source potentielle de problèmes sérieux dans la présente affaire
[291]                     Les problèmes sérieux que créerait l’approche proposée par le PGC ne sont ni théoriques ni éloignés. En fait, ils se posent même clairement dans le contexte de la présente affaire.
(a)            Revendications de tiers sur le territoire en cause
[292]                     Les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire reconnaissant l’existence d’un titre et de droits ancestraux sur une portion importante du Labrador : d.a., vol. II, p. 188‑189. La majorité de ce territoire est occupé par des tiers non‑autochtones — y compris des résidents et des entreprises installées dans les communautés de Labrador City, Wabush et Churchill Falls —, ainsi que par la compagnie Churchill Falls (Labrador) Corporation Limited, Nalcor Energy et les exploitants de la mine de Wabush.
[293]                     L’interaction entre les revendications de titres autochtones et les droits fonciers de tiers n’est toujours pas réglée : voir, par exemple, Conseil de la nation Haida; Chippewas of Sarnia Band c. Canada (Attorney General) (2000), 2000 CanLII 16991 (ON CA), 51 O.R. (3d) 641 (C.A.); K. McNeil, « Reconciliation and Third‑Party Interests: Tsilhqot’in Nation v. British Columbia » (2010), 8 Indigenous L.J. 7; R. Hamilton, « Private Property and Aboriginal Title: What is the Role of Equity in Mediating Conflicting Claims? » (2018), 51 U.B.C. L. Rev. 347; J. Borrows, « Aboriginal Title and Private Property » (2015), 71 S.C.L.R. (2d) 91. Clairement, aucun des tiers non‑autochtones n’est partie au présent litige; il faut donc tenir pour acquis qu’aucun d’entre eux ne sera lié par la réparation recherchée en l’espèce. Les Innus seront donc forcément aux prises avec les défis dont nous avons traité précédemment.
(b)            Autres revendications de titres autochtones
[294]                     En plus de l’existence de revendications importantes de non‑autochtones, une partie du territoire relativement auquel les demandeurs sollicitent des jugements déclaratoires fait l’objet de revendications de droits ancestraux par au moins deux autres groupes autochtones. En effet, les Innus du Labrador ont négocié et approuvé une entente de principe qui comprend notamment une zone d’entente sur les répercussions et les avantages du développement économique majeur chevauchant une grande partie du territoire à l’égard duquel les demandeurs cherchent à obtenir une déclaration[4]. En outre, le Conseil communautaire de Nunatukavut a signé un protocole d’entente avec le Canada pour discuter de sa revendication de droits ancestraux[5]. Or, cette revendication concerne un territoire que chevauche l’ensemble de celui situé au Labrador que revendiquent les demandeurs[6].
[295]                     Dans le passé, la Cour a affirmé qu’il n’est pas souhaitable de conclure à l’existence de droits autochtones lorsque d’autres groupes autochtones touchés ne participent pas au débat. Dans Delgamuukw, le juge en chef Lamer a souligné que de nombreux autres groupes autochtones qui avaient des revendications territoriales chevauchant celles des appelants n’étaient intervenus ni dans l’appel ni dans le procès. Cette situation était « malheureuse parce que les décisions relatives au titre aborigène des [appelants] auront indubitablement un effet sur les revendications de ces autres nations autochtones, particulièrement en raison du fait que le titre aborigène comprend le droit exclusif d’utiliser et d’occuper des terres, c’est‑à‑dire de le faire à l’exclusion des non‑autochtones et des membres d’autres nations autochtones » : Delgamuukw, par. 185 (soulignements dans l’original). Cette logique s’applique non seulement aux jugements déclaratoires que sollicitent les demandeurs, mais également à la demande en dommages‑intérêts, qui pourraient avoir une incidence sur la valeur économique des droits d’autres groupes autochtones.
[296]                     Les revendications qui visent des territoires se chevauchant soulèvent de réels défis de fond et de procédure que la Cour n’a toujours pas résolus. D’ici à ce qu’elle le fasse, les tribunaux devraient s’abstenir d’étirer les règles de procédure de manière à pouvoir rendre des décisions qui sembleront avoir une incidence sur les droits de groupes autochtones qui ne sont ni présents ni (présumément) liés par le résultat.
VI.         Conclusion
[297]                     Nous suggérons d’accueillir l’appel avec dépens, d’infirmer les jugements de la Cour supérieure du Québec et de la Cour d’appel du Québec, d’accueillir en partie la requête en radiation d’allégations du PGTNL et d’ordonner que les conclusions de la requête introductive d’instance des Innus qui sont de nature déclaratoire ou injonctive et qui visent le Nitassinan ou le mégaprojet d’IOC soient modifiées afin qu’elles se limitent à des faits, activités ou droits situés à l’intérieur des limites territoriales du Québec.
 
                    Pourvoi rejeté avec dépens devant toutes les cours, les juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe sont dissidents.
                    Procureurs de l’appelant : Gowling WLG (Canada), Ottawa; Department of Justice and Public Safety, St‑John’s.
                    Procureurs des intimés : Jean‑François Bertrand Avocats inc., Québec; O’Reilly & Associés, Montréal; François Lévesque, Québec.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Montréal.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de Colombie‑Britannique, Victoria.
                    Procureurs des intervenantes la Compagnie minière IOC et la Compagnie de chemin de fer du littoral nord de Québec et du Labrador inc. : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal.
                    Procureurs des intervenants Kitigan Zibi Anishinabeg et le Conseil tribal de la nation algonquine Anishinabeg : Woodward & Co., Victoria.
                    Procureurs de l’intervenante Amnistie internationale Canada : Juristes Power, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenante Tsawout First Nation : Devlin Gailus Watson Law Corporation, Victoria.

[1] Ces traités, instruments et autres documents sont énumérés au par. 30 de la requête introductive d’instance (d.a., vol. II, p. 7) (tel que complété par le par. 30(c)(iii) des précisions du 31 octobre 2013 fournies à la demande des défenderesses (d.a., vol. II, p. 48)), et incluent le Traité d’alliance de 1603, le Traité de paix de Trois‑Rivières de 1645 et le Traité de 1760 entre les Montagnais et la Couronne britannique.
[2] Il s’agirait aussi d’une violation de diverses dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12, de la Charte canadienne des droits et libertés, et de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, A.G. Rés., Doc off AG NU, 61e sess., suppl. no 49, Doc NU A/RES/61/295 (2007) : par. 155.
[3] Contrairement au PGC, les Innus ne contestent pas le fait que « [l]es règles de droit international privé prévues au C.c.Q. s’appliquent en l’espèce » : m.i., par. 4; voir aussi par. 47.
[4] Comparer la Carte 5-E-1 : Région visée par l’entente sur les répercussions et les avantages de grands projets économiques dans l’ouest (Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada, Entente de principe concernant les revendications territoriales des Innus du Labrador, dernière mise à jour 15 mars 2012 (en ligne), par. 91) avec la Carte du Nitassinan des Innus de Uashat Mak Mani-Utenam et de Matimekush-Lac John et la Carte de la Réserve à castor de Saguenay (division Sept-Îles) (d.a., vol. II, p. 188-189).
 
[5] Nunatukavut Community Council, Memorandum of Understanding on Advancing Reconciliation, 5 septembre 2019 (en ligne).
 
[6] Comparer la carte du territoire traditionnel du NunatuKavut Community Council (NunatuKavut Community Council, Traditional Territory Map, dernière mise à jour 15 novembre 2019 (en ligne)) avec la Carte du Nitassinan des Innus de Uashat Mak Mani-Utenam et de Matimekush-Lac John et la Carte de la Réserve à castor de Saguenay (division Sept-Îles) (d.a., vol. II, p. 188-189).
 
 


Synthèse
Référence neutre : 2020CSC4 ?
Date de la décision : 21/02/2020

Analyses

couronne ; provinces ; cours supérieures ; compétentes ; revendications ; espèce ; parties ; justice ; autorités québécoises ; territoire ; jugements déclaratoires ; existence ; issus de traités ; tribunaux ; Innus ; litiges


Parties
Demandeurs : Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général)
Défendeurs : Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam)
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 21 février 2020, Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2020-02-21;2020csc4 ?

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