COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : 620 Connaught Ltd. c. Canada (Procureur général), [2008] 1 R.C.S. 131, 2008 CSC 7
Date : 20080229
Dossier : 31661
Entre :
620 Connaught Ltd., faisant affaire sous le nom de Downstream Bar, 263053 Alberta Ltd., faisant affaire sous le nom de Miss Italia Ristorante, 313769 Alberta Ltd., faisant affaire sous le nom de Jasper House Bungalows, 659510 Alberta Ltd., faisant affaire sous le nom de Buckles Restaurant and Saloon, Alex Holdings Ltd., faisant affaire sous le nom de Something Else Restaurant, Alpine Grill Ltd., faisant affaire sous le nom de Alpine Grill Restaurant, Athabasca Motor Hotel (1972) Ltd., faisant affaire sous le nom de Athabasca Hotel, Lina et Claudio Holdings Ltd., faisant affaire sous le nom de Beckers Gourmet Restaurant, Cantonese Restaurant Ltd., Earls Restaurant (Jasper) Ltd., Fiddle River Seafood Company Ltd., George Andrew & Sons Ltd., faisant affaire sous le nom de Astoria Hotel Company Limited, Glacier International Ltd., faisant affaire sous le nom de Whistlers Inn, Husereau Restaurant Holdings Inc., faisant affaire sous le nom de Tekarra Restaurant, Jasper Inn Investment Ltd., faisant affaire sous le nom de The Inn Restaurant, Kabos Holding Ltd., faisant affaire sous le nom de Karouzos Steakhouse, Kontos Investments Ltd., faisant affaire sous le nom de Kontos Restaurant, L & W Vlahos Holdings Ltd., faisant affaire sous le nom de L & W Restaurant, La Fiesta Restaurant Ltd., Larry Holdings Ltd., faisant affaire sous le nom de Mount Robson Restaurant, Maligne Tours Ltd., Sawridge Enterprises Inc., faisant affaire sous le nom de Sawridge Inn & Conference Center, T.C. Restaurants Ltd., faisant affaire sous le nom de Villa Caruso Steak House & Bar et Tonquin Prime Rib Village Ltd.
Appelantes
c.
Procureur général du Canada, ministre de l’Environnement, directeur du Parc national Jasper et Agence Parcs Canada
Intimés
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 50)
Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron)
______________________________
620 Connaught Ltd. c. Canada (Procureur général), [2008] 1 R.C.S. 131, 2008 CSC 7
620 Connaught Ltd., faisant affaire sous le nom de Downstream
Bar, 263053 Alberta Ltd., faisant affaire sous le nom de Miss Italia
Ristorante, 313769 Alberta Ltd., faisant affaire sous le nom de
Jasper House Bungalows, 659510 Alberta Ltd., faisant affaire sous
le nom de Buckles Restaurant and Saloon, Alex Holdings Ltd.,
faisant affaire sous le nom de Something Else Restaurant, Alpine
Grill Ltd., faisant affaire sous le nom de Alpine Grill Restaurant,
Athabasca Motor Hotel (1972) Ltd., faisant affaire sous le nom de
Athabasca Hotel, Lina and Claudio Holdings Ltd., faisant affaire sous
le nom de Beckers Gourmet Restaurant, Cantonese Restaurant
Ltd., Earls Restaurant (Jasper) Ltd., Fiddle River Seafood
Company Ltd., George Andrew & Sons Ltd., faisant affaire sous le
nom de Astoria Hotel Company Limited, Glacier International
Ltd., faisant affaire sous le nom de Whistlers Inn, Husereau
Restaurant Holdings Inc., faisant affaire sous le nom de Tekarra
Restaurant, Jasper Inn Investments Ltd., faisant affaire sous le nom
de The Inn Restaurant, Kabos Holding Ltd., faisant affaire sous le
nom de Karouzos Steakhouse, Kontos Investments Ltd.,
faisant affaire sous le nom de Kontos Restaurant, L & W Vlahos
Holdings Ltd., faisant affaire sous le nom de L & W Restaurant, La
Fiesta Restaurant Ltd., Larry Holdings Ltd., faisant affaire sous le
nom de Mount Robson Restaurant, Maligne Tours Ltd.,
Sawridge Enterprises Inc., faisant affaire sous le nom de Sawridge
Inn & Conference Center, T.C. Restaurants Ltd., faisant affaire sous
le nom de Villa Caruso Steak House & Bar et Tonquin Prime
Rib Village Ltd. Appelantes
c.
Procureur général du Canada, ministre de l’Environnement,
directeur du Parc national Jasper et Agence Parcs Canada Intimés
et
Procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : 620 Connaught Ltd. c. Canada (Procureur général)
Référence neutre : 2008 CSC 7.
No du greffe : 31661.
2007 : 16 novembre; 2008 : 29 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Linden, Nadon et Evans), [2007] 2 R.C.F. 446, 271 D.L.R. (4th) 678, 352 N.R. 177, [2006] A.C.F. no 1083 (QL), 2006 CarswellNat 3282, 2006 CAF 252, qui a confirmé une décision de la juge Snider (2005), 274 F.T.R. 311, [2005] A.C.F. no 1107 (QL), 2005 CarswellNat 5048, 2005 CF 886. Pourvoi rejeté.
Jack N. Agrios, c.r., et Janice A. Agrios, c.r., pour les appelantes.
Kirk N. Lambrecht, c.r., et Cheryl D. Mitchell, pour les intimés.
Janet E. Minor et Michael S. Dunn, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
[1] Le pourvoi porte sur la question de savoir si les droits de permis commercial versés chaque année pour l’obtention du droit de vendre des boissons alcooliques, auxquels sont assujettis les hôtels, les restaurants et les bars dans le parc national Jasper, constituent une redevance de nature réglementaire ou une taxe. Ces droits sont prescrits par le ministre du Patrimoine canadien en application de l’art. 24 de la Loi sur l’Agence Parcs Canada, L.C. 1998, ch. 31, qui lui confère le pouvoir de « fixer le prix — ou le mode de calcul du prix — à payer pour la fourniture de produits ou l’attribution de droits ou d’avantages par l’Agence [Parcs Canada] ».
[2] En vertu de l’art. 53 de la Loi constitutionnelle de 1867, seul le Parlement peut imposer une taxe. Si les droits de permis commercial constituent, de par leur caractère véritable, une taxe, ils sont ultra vires et le ministre n’a pas le pouvoir de les imposer. Si les droits sont, de par leur caractère véritable, une redevance de nature réglementaire, ils peuvent être validement imposés par le ministre en vertu du pouvoir que lui confère l’art. 24 de la Loi sur l’Agence Parcs Canada.
[3] La juge Snider de la Cour fédérale et le juge Evans de la Cour d’appel fédérale ont tous deux conclu que les droits en question constituaient une redevance de nature réglementaire et qu’ils étaient par conséquent valides : (2005), 274 F.T.R. 311, conf. à [2007] 2 R.C.F. 446. Je partage leur opinion et je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Le pouvoir de taxation
[4] Le principe selon lequel l’État ne peut lever une taxe que sous l’autorité du Parlement ou d’une législature est au cœur de notre notion de la démocratie. Ce principe s’inspire de l’art. 4 du Bill of Rights de 1689, 1 Will. & Mar. sess. 2, ch. 2, et il garantit non seulement [traduction] « que le pouvoir exécutif est soumis à la primauté du droit, mais aussi qu’il doit convoquer le Parlement pour lever des impôts (et voter des crédits) » (P. W. Hogg et P. J. Monahan, Liability of the Crown (3e éd. 2000), p. 246).
[5] Ce principe figure à l’art. 53 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui exige que les projets de loi créant une taxe émanent de la Chambre des communes. Dans Succession Eurig (Re), [1998] 2 R.C.S. 565, le juge Major a expliqué aux par. 30-32 le raisonnement qui sous‑tend l’art. 53 :
En exigeant que tout projet de loi créant une taxe émane de la législature, cette disposition codifie le principe selon lequel il ne peut y avoir de taxation sans représentation. Mon interprétation de l’art. 53 n’a pas pour effet d’interdire au Parlement ou aux législatures de confier à des délégataires prévus par la loi — tel le lieutenant‑gouverneur en conseil — un certain pouvoir sur le détail de la taxe et son mécanisme d’application. Au contraire, elle interdit non seulement au Sénat mais également à tout organisme autre que la législature directement élue d’imposer une taxe de son propre chef.
Dans notre système de gouvernement responsable, le lieutenant‑gouverneur en conseil ne peut établir une nouvelle taxe ab initio sans l’autorisation de la législature. Comme l’a dit succinctement le juge Audette dans The King c. National Fish Co., [1931] Ex. C.R. 75, à la p. 83, [traduction] « [l]e gouverneur en conseil n’a pas le pouvoir proprio vigore d’établir des taxes, à moins qu’un tel pouvoir ne lui ait été expressément délégué par une loi. Le pouvoir de taxation appartient exclusivement au Parlement. »
L’objet fondamental de l’art. 53 est de constitutionnaliser le principe qu’un pouvoir de taxation ne peut découler accessoirement d’une mesure législative subordonnée. Ainsi, cette disposition assure la compétence et la responsabilité des parlementaires à l’égard de la taxation. Comme l’a écrit E. A. Driedger, dans « Money Bills and the Senate » (1968), 3 R.D. Ottawa 25, à la p. 41 :
[traduction] À travers les siècles, le principe selon lequel il ne peut y avoir taxation sans représentation et consentement a survécu. Au Canada, le seul organe qui remplit cette condition est la Chambre des communes. Les élus du peuple siègent aux Communes et non au Sénat, et, conformément à l’histoire et à la tradition, ils peuvent fort bien maintenir qu’eux seuls ont le droit de décider jusqu’au dernier sou des crédits qui seront accordés et des taxes qui seront imposées.
[6] En l’espèce, il s’agit de déterminer si le ministre a imposé une taxe, ce qui, suivant l’art. 53 de la Loi constitutionnelle de 1867, excède les pouvoirs qui lui sont délégués étant donné que seul le Parlement peut lever une taxe.
III. Faits
[7] Les appelantes sont les propriétaires de tous ou de presque tous les hôtels, restaurants et bars dans le parc national Jasper où l’on sert des boissons alcooliques. Pour exploiter ces établissements, elles doivent être titulaires d’un permis commercial leur accordant le droit de vendre de l’alcool, pour lequel elles doivent payer des droits fixés selon le tarif figurant sur la Liste maîtresse des droits en vigueur à Parcs Canada. Selon la Liste maîtresse pour l’exercice 2003‑2004, les droits pour un permis commercial autorisant la vente de l’alcool englobent des droits de base de 75 dollars plus 3 p. 100 de la valeur brute des vins et spiritueux, et 2 p. 100 de la valeur brute de la bière, que l’entreprise achète chaque année pour les besoins du commerce.
[8] Le coût total prévu pour l’exploitation du parc national Jasper en 2003-2004 s’élevait à 20,4 millions de dollars. Pendant cette période, le montant total des droits de permis commercial de vente des boissons alcooliques était de 87 625 dollars. En 2003‑2004, Parcs Canada avait pour pratique d’affecter au parc les recettes générées dans ce parc.
IV. Aperçu des lois et règlements régissant les parcs nationaux
[9] Les dispositions législatives et réglementaires pertinentes figurent à l’annexe aux présents motifs. Les parcs nationaux relèvent de la compétence du Parlement fédéral en vertu du par. 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867. Deux lois et leurs règlements d’application régissent l’administration de tous les parcs nationaux au Canada. La Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 2000, ch. 32 (« Loi sur les parcs nationaux »), confie au ministre la gestion et l’administration des parcs nationaux du Canada, y compris le parc national Jasper. La deuxième loi applicable est la Loi sur l’Agence Parcs Canada qui charge l’Agence Parcs Canada de l’administration de la Loi sur les parcs nationaux et de ses règlements.
[10] L’obligation d’obtenir un permis pour vendre des boissons alcooliques dans les parcs nationaux et de payer les droits afférents découle d’une combinaison des dispositions législatives et réglementaires applicables. Les alinéas 16(1)n) et 16(1)r) de la Loi sur les parcs nationaux prévoient que le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant la réglementation des commerces et la fixation des droits pour l’utilisation des ressources qu’offrent les parcs. Le paragraphe 16(3) de la Loi sur les parcs nationaux autorise le directeur d’un parc à délivrer des permis concernant les matières visées par les règlements. L’article 39 du Règlement général sur les parcs nationaux, DORS/78‑213, interdit la vente des boissons enivrantes sans une autorisation conforme au Règlement sur l’exploitation de commerces dans les parcs nationaux du Canada, DORS/98‑455. La procédure d’obtention d’un permis de vente de boissons alcoolisées est prévue à l’art. 4 du Règlement sur l’exploitation de commerces dans les parcs nationaux du Canada. La demande de permis doit être accompagnée des droits fixés en application de l’art. 24 de la Loi sur l’Agence Parcs Canada. Cet article prévoit que le ministre peut fixer le prix — ou le mode de calcul du prix — à payer pour la fourniture de produits ou l’attribution de droits ou d’avantages par l’Agence.
[11] L’Agence peut dépenser les recettes provenant de l’exploitation des parcs, notamment celles dont il est fait mention à l’al. 20(2)c) de la Loi sur l’Agence Parcs Canada, c’est‑à‑dire « le produit — y compris le prix à payer aux termes d’une loi fédérale — tiré de la fourniture par elle de services, d’installations, de produits, de droits ou d’avantages ».
V. Position des appelantes
[12] Les appelantes se plaignent des droits qu’elles sont tenues de payer à l’égard de l’alcool qu’elles achètent (3 p. 100 du prix des vins et spiritueux et 2 p. 100 du prix de la bière). En 2003-2004, elles ont payé les droits calculés en pourcentage et les droits au tarif de base de 75 dollars pour un montant total de 87 625 dollars.
[13] Les appelantes affirment que si, comme l’ont décidé la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, le régime de réglementation applicable aux droits qui leurs sont imposés pour les permis commerciaux concerne l’administration et l’exploitation du parc national Jasper, les droits qu’elles paient n’ont aucun lien avec la réglementation de leur commerce ou même des commerces en général dans le parc national Jasper. Ainsi, les droits en question constituent une taxe et non une redevance de nature réglementaire. Subsidiairement, les appelantes font valoir qu’il faut, pour que les sommes perçues constituent des redevances de nature réglementaire valides, que le régime de réglementation soit plus précis, en visant par exemple l’ensemble des commerces du parc national Jasper ou les commerces qui y vendent des boissons alcooliques. Toutefois, en présence de ce régime de réglementation plus précis, il n’y aurait pas de lien entre le coût du régime et les droits de permis commercial perçus étant donné que les recettes dépasseraient de façon disproportionnée les coûts du régime. Dans un cas comme dans l’autre, la redevance constitue une taxe qui excède les pouvoirs du ministre.
VI. Position de l’intimé
[14] Le gouvernement affirme que les droits de permis commercial que les appelantes ont acquittés sont accessoires ou rattachés au régime de réglementation régissant l’administration et l’exploitation du parc national Jasper. Les droits perçus ont été utilisés pour couvrir les coûts d’administration et d’exploitation du parc. Il s’agit donc de redevances de nature réglementaire et non de taxes. Le gouvernement ne s’appuie pas sur un régime de réglementation plus ciblé ne visant que les commerces en général, ou les commerces qui vendent des boissons alcooliques dans le parc.
VII. Le régime de réglementation approprié
[15] Le régime de réglementation ciblé proposé par les appelantes vise uniquement la réglementation de la vente de boissons alcoolisées, ou subsidiairement les commerces, dans le parc national Jasper. Toutefois, les appelantes tirent profit, entre autres choses, de la mise en valeur du patrimoine, des services aux visiteurs et de l’entretien du réseau routier dans le parc. En mettant l’accent uniquement sur la réglementation de la vente de boissons alcoolisées ou sur la réglementation des commerces, on fait abstraction de la situation existante, à savoir que les appelantes bénéficient de la présence de leurs commerces dans le parc national Jasper de même que de l’exploitation et de la réglementation du parc dans son ensemble. La Loi sur les parcs nationaux, la Loi sur l’Agence Parcs Canada ainsi que les règlements d’application constituent ensemble le régime de réglementation qui régit le parc national Jasper. Je conclus que le régime de réglementation qu’il convient d’examiner en l’espèce est celui qui régit l’administration et l’exploitation du parc national Jasper.
VIII. Analyse
1.Un prélèvement gouvernemental est-il une taxe ou une redevance de nature réglementaire?
[16] Notre Cour doit décider si les droits versés par les appelantes constituent, de par leur caractère véritable, une taxe ou une redevance de nature réglementaire. Le caractère véritable du prélèvement s’entend de ses principales ou plus importantes caractéristiques, qu’il faut distinguer de ses caractéristiques accessoires (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. 2007), vol. 1, p. 433-436). Les caractéristiques des droits en cause tiennent à la fois de la taxe et de la redevance de nature réglementaire. La Cour doit déterminer quelles sont les caractéristiques principales et lesquelles sont accessoires.
[17] Pour déterminer si un prélèvement gouvernemental constitue une taxe ou une redevance de nature réglementaire, c’est l’objet principal du régime législatif qui est l’élément déterminant. Bien que le régime législatif puisse produire des effets accessoires, son objet principal permettra de déterminer si le prélèvement constitue une taxe ou une redevance de nature réglementaire. Dans l’arrêt Première nation de Westbank c. British Columbia Hydro and Power Authority, [1999] 3 R.C.S. 134, le juge Gonthier a décrit le caractère véritable d’un prélèvement gouvernemental en fonction de son objet principal. Il s’est exprimé ainsi au par. 30 :
Dans tous les cas, le tribunal doit identifier la caractéristique principale du prélèvement contesté. [. . .] Même si, dans l’environnement réglementaire d’aujourd’hui, plusieurs redevances comportent des éléments de taxation et des éléments de réglementation, la tâche essentielle du tribunal est de déterminer si, de par son caractère véritable, l’objet principal du prélèvement est : (1) de taxer, c.‑à‑d., percevoir des revenus à des fins générales; (2) de financer ou de créer un régime de réglementation, c.‑à‑d., être une redevance de nature réglementaire ou être accessoire ou rattaché à un régime de réglementation; ou, (3) de recevoir paiement pour des services directement rendus, c.‑à‑d., être des frais d’utilisation. [Soulignement omis.]
En l’espèce, rien ne porte à croire que le prélèvement tient lieu de frais d’utilisation perçus pour la fourniture d’installations ou la prestation de services gouvernementaux. La seule question est de savoir si, de par son caractère véritable, le prélèvement constitue une taxe ou une redevance de nature réglementaire.
[18] Notre Cour a examiné à quelques reprises la question de savoir si un prélèvement est une taxe ou une redevance de nature réglementaire. Cette question s’est révélée pertinente dans l’examen de la constitutionnalité d’un prélèvement provincial présentant des aspects de taxation indirecte (Allard Contractors Ltd. c. Coquitlam (District), [1993] 4 R.C.S. 371, et Ontario Home Builders’ Association c. Conseil scolaire de la région de York, [1996] 2 R.C.S. 929). S’il s’agissait d’une taxe, elle outrepassait les pouvoirs que le par. 92(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère aux provinces, qui se limitent à l’imposition de taxes directes dans la province. Toutefois, s’il s’agissait d’une redevance de nature réglementaire, la province avait la compétence constitutionnelle pour l’imposer. La question s’est également révélée pertinente pour décider si un règlement pris par une bande indienne édictait un régime fiscal en vertu des pouvoirs que la Loi sur les Indiens aurait conférés, car si tel était le cas, ce régime ne pouvait, en raison de l’art. 125 de la Loi constitutionnelle de 1867, s’appliquer à un organisme relevant de la Couronne provinciale (Westbank). Toutefois, cette Cour n’a pas encore déterminé si un prélèvement gouvernemental excède les pouvoirs délégués à un ministre.
2. La distinction entre les redevances de nature réglementaire et les frais d’utilisation
[19] Il est utile dans un premier temps de déterminer ce qui distingue les redevances de nature réglementaire des frais d’utilisation. Les frais d’utilisation, par définition, sont des droits prélevés par le gouvernement pour l’utilisation d’installations ou de services gouvernementaux. Dans ce cas, comme la Cour l’a fait remarquer dans l’arrêt Eurig, il doit exister un lien clair entre la somme exigée et ce qu’il en coûte au gouvernement pour fournir les services ou les installations. Les frais exigés ne peuvent dépasser ce qu’il en coûte au gouvernement pour fournir les services ou les installations. Toutefois, « les tribunaux n’exigent pas que la somme demandée corresponde précisément au coût du service fourni. Dans la mesure où il existe un rapport raisonnable entre le coût du service fourni et la somme exigée, cela suffit » (voir Eurig, par. 22).
[20] Par contre, les redevances de nature réglementaire ne sont pas exigées pour la fourniture d’installations ou de services particuliers. Elles sont habituellement exigées à l’égard de droits ou d’avantages accordés par le gouvernement. Les sommes perçues en vertu du régime de réglementation servent à financer le régime ou visent à modifier les comportements. Les droits peuvent être fixés simplement pour défrayer les coûts du régime de réglementation. Ou encore, ils peuvent être fonction du montant estimé nécessaire pour proscrire, interdire ou favoriser un comportement, par exemple « [u]ne redevance par tonne de déchets pour les sites d’enfouissement peut servir à décourager la production de déchets [. . .] [ou une] consigne remboursable peut favoriser le recyclage de bouteilles de verre et de plastique » (voir Westbank, par. 29, citant les décisions Ottawa-Carleton (Regional Municipality) By‑law 234‑1992 (Re), [1996] O.M.B.D. No. 553 (QL), et Cape Breton Beverages Ltd. c. Nova Scotia (Attorney General) (1997), 144 D.L.R. (4th) 536 (C.S.N.‑É.) (conf. par (1997), 151 D.L.R. (4th) 575 (C.A.N.‑É.), autorisation de pourvoi refusée, [1997] 3 R.C.S. vii)).
[21] Nul n’a laissé entendre qu’en l’espèce, les droits de permis commercial sont des frais d’utilisation et le gouvernement ne prétend pas que le montant des droits est fixé de manière à proscrire, interdire ou favoriser un comportement. Il s’agit donc de déterminer si, de par leur caractère véritable, les droits de permis constituent une taxe ou une redevance de nature réglementaire employée pour défrayer les coûts d’un régime de réglementation.
3. Les caractéristiques d’une taxe
[22] Dans l’arrêt Lawson c. Interior Tree Fruit and Vegetable Committee of Direction, [1931] R.C.S. 357, le juge Duff (plus tard Juge en chef) a proposé les caractéristiques d’une taxe (p. 362‑363). Dans Eurig, le juge Major a résumé ainsi ces caractéristiques au par. 15 :
Notre Cour s’est penchée sur la question de savoir si une somme donnée constitue une taxe ou des frais dans l’arrêt Lawson, précité. Le juge Duff a conclu, au nom de la majorité, que la somme en question était une taxe parce qu’elle était : (1) exigée par la loi, (2) imposée sous l’autorité de la législature, (3) perçue par un organisme public, (4) pour une fin d’intérêt public.
[23] Il est probable que ces caractéristiques s’appliquent à la plupart des prélèvements gouvernementaux. Il faut se demander s’il s’agit là des caractéristiques principales du prélèvement ou si elles sont simplement accessoires.
4. La distinction entre une redevance de nature réglementaire et une taxe
[24] Dans Lawson, la Cour n’a pas traité la question dont elle était saisie en faisant la distinction entre une taxe et une redevance de nature réglementaire. Abordant cette question dans l’arrêt Westbank, le juge Gonthier a ajouté un cinquième indice à ceux énoncés par le juge Duff dans Lawson, à savoir que le prélèvement gouvernemental constitue, de par son caractère véritable, une taxe s’il ne possède « aucun lien avec une forme de régime de réglementation » (par. 43). Ce cinquième indice prévoit que, même s’il comporte toutes les autres caractéristiques d’une taxe, le prélèvement constituera une redevance de nature réglementaire s’il possède un lien avec un régime de réglementation.
[25] Dans l’arrêt Westbank, le juge Gonthier a établi une démarche en deux étapes afin de déterminer s’il existe un lien entre le prélèvement gouvernemental et un régime de réglementation. Il faut dans un premier temps rechercher la présence d’un tel régime. Pour ce faire
le tribunal doit rechercher la présence d’un ou de plusieurs des indices suivants : (1) un code de réglementation complet, complexe et détaillé; (2) un objet de réglementation qui cherche à influencer un comportement donné; (3) la présence de coûts réels ou estimés liés à la réglementation; (4) un rapport entre la réglementation et la personne visée qui en bénéficie ou qui en a causé le besoin. [par. 44]
Les trois premiers indices établissent l’existence d’un régime de réglementation. Le quatrième établit un rapport entre le régime de réglementation et la personne visée.
[26] Bien que cette liste d’indices constitue un guide utile, il ne faut pas la considérer comme s’il s’agissait d’indices prescrits par la loi. Le juge Gonthier l’a indiqué comme suit au par. 24 :
Il ne s’agit que d’une liste de facteurs à examiner; il n’est pas nécessaire qu’ils soient tous présents pour conclure à l’existence d’un régime de réglementation. La liste n’est pas exhaustive non plus.
Néanmoins, des critères doivent régir l’établissement d’un régime de réglementation et son application aux personnes visées.
[27] S’il conclut à la présence d’un régime de réglementation, le tribunal doit, dans un deuxième temps, déterminer s’il existe un lien entre la redevance et le régime lui-même :
Il en est ainsi lorsque les revenus sont liés aux coûts du régime de réglementation ou lorsque les redevances elles‑mêmes ont un objet de réglementation, comme la réglementation d’un comportement donné.
(Westbank, par. 44)
[28] Bref, si à la première étape le tribunal a conclu qu’il existe un régime de réglementation et que ce régime est applicable à la personne visée, et à la deuxième étape il a conclu à l’existence d’un lien entre le prélèvement et le régime lui‑même, le prélèvement constituera, de par son caractère véritable, une redevance de nature réglementaire et non une taxe. En d’autres termes, ce sont les caractéristiques de réglementation du prélèvement qui constitueront ses principaux attributs. Par conséquent, il faut se demander (1) si les appelantes ont démontré que le prélèvement possède les attributs d’une taxe et (2) si le gouvernement a démontré qu’il existe un lien entre le prélèvement et le régime de réglementation. Pour répondre à la première question, il faut se reporter aux indices énoncés dans l’arrêt Lawson. Pour répondre à la deuxième, il faut procéder à l’analyse en deux étapes proposée dans l’arrêt Westbank.
(a) Les droits de permis commercial ont‑ils les attributs d’une taxe?
[29] Il ne fait pas de doute que les droits de permis commercial possèdent les attributs d’une taxe. Ils sont obligatoires et exigibles en vertu d’une loi, imposés sous l’autorité du Parlement, perçus par le ministre, un représentant de l’État, pour une fin d’intérêt public — l’administration du parc national Jasper. Toutefois, il demeure nécessaire de déterminer s’il existe un régime de réglementation applicable et s’il existe un lien entre les droits et le régime de réglementation. Dans l’affirmative, les droits de permis imposés aux appelantes constitueront des redevances de nature réglementaire et non des taxes.
(b) Existe‑t‑il un lien entre les droits de permis commercial et un régime de réglementation?
1re étape : les critères visant à déterminer l’existence d’un régime de réglementation applicable : le régime de réglementation qui régit l’administration et l’exploitation du parc national Jasper s’applique‑t‑il aux appelantes?
[30] Selon le premier critère de l’arrêt Westbank, il doit exister « un code de réglementation complet, complexe et détaillé ». Le parc national Jasper a été créé et est exploité en vertu d’un régime législatif global qui comprend la Loi sur les parcs nationaux et la Loi sur l’Agence Parcs Canada, ainsi que les règlements d’application. Certains de ces règlements visent uniquement des parcs en particulier; certains règlements s’appliquent même uniquement à la ville de Jasper. Toutefois, la majorité des règlements concerne l’administration de tous les parcs nationaux. Ces règlements touchent des sujets variés pouvant aller de l’aménagement de la faune à la circulation automobile. Interprétés conjointement avec les deux lois, ces règlements prévoient la façon d’obtenir les services, les droits et les avantages offerts, les activités interdites à l’intérieur des parcs et les titulaires des pouvoirs délégués. Ensemble, ces lois et règlements constituent un régime complet et détaillé régissant l’exploitation du parc national Jasper. Par conséquent, le premier critère relatif à l’existence d’un régime de réglementation est rempli.
[31] Le deuxième critère consiste à déterminer si l’exploitation du parc national Jasper constitue un régime de réglementation de nature à influencer le comportement des personnes. Selon le par. 4(1) de la Loi sur les parcs nationaux, les parcs nationaux doivent satisfaire aux objectifs suivants :
Les parcs sont créés à l’intention du peuple canadien pour son agrément et l’enrichissement de ses connaissances; ils doivent être entretenus et utilisés conformément à la présente loi et aux règlements de façon à rester intacts pour les générations futures.
Le parc national Jasper doit être exploité en conformité avec ce principe. Le parc est exploité pour l’agrément du peuple canadien et l’enrichissement de ses connaissances dans le but d’encourager les Canadiens à l’utiliser tout en préservant son intégrité pour l’avenir. La réglementation du comportement des visiteurs et des commerces dans le parc, qui fait en sorte que le parc ne soit pas exploité de façon à nuire à son utilisation par les générations actuelles et futures, favorise la réalisation de ces objectifs. Le deuxième critère est rempli.
[32] Le troisième critère visant à déterminer l’existence d’un régime de réglementation est la présence d’une estimation appropriée des coûts, soit en l’espèce, les coûts afférents à l’exploitation du parc national Jasper. Ce critère est également rempli. La juge Snider a conclu que les dépenses prévues pour l’exercice 2003‑2004 s’élevaient à 20,4 millions de dollars.
[33] La preuve démontre que les règlements du parc national Jasper remplissent les trois premiers critères de l’arrêt Westbank; ces règlements constituent donc, pour les besoins de l’analyse, un régime de réglementation.
[34] Le quatrième critère consiste en l’existence d’un rapport entre la réglementation et la personne visée, qui en bénéficie ou qui en a causé le besoin. Dans l’arrêt Allard, notre Cour a reconnu que les entreprises qui enlevaient du gravier tiraient avantage de l’utilisation des routes qui étaient financées à même les droits exigés pour l’enlèvement du gravier. Dans l’arrêt Ontario Home Builders’, les juges majoritaires ont conclu que les entrepreneurs en construction tiraient avantage de la construction d’ensembles résidentiels dotés de services publics adéquats. Ce même raisonnement s’applique en l’espèce. Les appelantes bénéficient de l’existence d’un parc national bien entretenu. Leurs revenus sont fonction du nombre de visiteurs qui fréquentent chaque année le parc national Jasper. Plus le parc attire de visiteurs, plus le chiffre d’affaires des appelantes est susceptible d’être important. Également, les règlements limitant l’aménagement et, par conséquent, le nombre des commerces à l’intérieur du parc, permettent aux appelantes de mener leurs activités dans un marché restreint où elles n’ont pas à subir une concurrence illimitée. Ces facteurs montrent que les appelantes tirent avantage de la réglementation du parc national Jasper.
[35] Toutefois, si un régime de réglementation est très large, il pourrait ne pas avoir avec les personnes visées des liens suffisamment étroits, soit parce que les règlements ne bénéficient pas à ces personnes, soit parce que ces personnes ne causent pas le besoin de ces règlements, sauf d’une façon très indirecte. Dans un tel cas, on pourrait conclure que les droits sont une taxe. Le juge d’appel Evans a reconnu la nécessité d’un lien suffisant aux par. 44-45 de ses motifs :
Dans la présente affaire, les droits à payer n’étaient pas affectés aux activités du ministère du Patrimoine canadien globalement, ni même, plus précisément, à l’administration du réseau général des parcs nationaux. Les droits de permis payés par les appelantes étaient affectés au budget de fonctionnement du parc Jasper lui‑même, où les appelantes exploitaient leurs commerces. Tout aspect du fonctionnement du parc national Jasper qui rend ce parc plus attrayant pour les visiteurs, y compris les mises en valeur du patrimoine, les services aux visiteurs et les voies de transit, accroît la clientèle possible des appelantes.
En revanche, les appelantes n’obtiennent au mieux qu’un avantage très indirect de l’exploitation d’autres parcs nationaux, ainsi que de l’administration centrale du ministère responsable et de l’Agence Parcs Canada. À mon avis, les analogies invoquées par les appelantes seraient plus convaincantes si la Couronne faisait valoir que le régime pertinent de réglementation était le fonctionnement et l’administration du réseau tout entier des parcs nationaux.
[36] La protection contre un lien insuffisant peut se trouver dans ce critère de l’arrêt Westbank : « [Le] rapport entre la réglementation et la personne visée qui en bénéficie ou qui en a causé le besoin. » En l’espèce, il existe un lien étroit entre les commerces des appelantes et la réglementation du parc national Jasper.
[37] Puisque les quatre critères de l’arrêt Westbank sont remplis, les règlements du parc national Jasper constituent un régime de réglementation applicable.
2e étape : le rapport entre les droits de permis commercial et la réglementation du parc national Jasper
[38] Pour qu’une redevance de nature réglementaire qui doit couvrir les coûts d’un régime de réglementation soit « reliée », il faut que les recettes générées par les droits soient liées aux coûts du régime de réglementation. Le juge de première instance a conclu, au par. 16, que « [e]n général, l’imposition de droits vise à compenser les frais engagés pour le fonctionnement et l’administration de chacun des parcs nationaux du Canada » et qu’en 2003‑2004, le gouvernement avait pour pratique d’affecter au parc les recettes générées dans ce parc (affidavit de Doug Tapley, gestionnaire, Innovation en affaires, Agence Parcs Canada, 25 octobre 2004, par. 11, dossier des appelantes, p. 82).
[39] L’article 23 de la Loi sur l’Agence Parcs Canada prévoit que le montant des droits exigés par le ministre pour la fourniture de services ou d’installations ne peut excéder les coûts supportés par le gouvernement à cet égard. Par contre, l’art. 24 de la Loi, qui concerne le prix fixé par règlement pour les droits ou avantages attribués par le gouvernement, ne prévoit aucune limite de ce genre. Néanmoins, si les droits perçus en vertu d’un régime de réglementation sont, comme c’est le cas en l’espèce, destinés à couvrir les coûts du régime, ces droits ne peuvent excéder les coûts du régime. Au sujet d’un régime de réglementation étendu et intégré dans Ontario Home Builders’, le juge Iacobucci a tenu les propos suivants au par. 85 :
Les mécanismes soigneusement conçus du régime font en sorte que le pouvoir de taxation indirecte ne permettra pas la perception de recettes supérieures aux coûts de la réglementation; ce qui est crucial pour ne pas priver le par. 92(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 de tout sens.
En l’espèce, il est tout aussi important que les recettes provenant des droits ne soient pas supérieures aux coûts de la réglementation afin d’éviter de priver de tout sens l’art. 53 de la Loi constitutionnelle de 1867.
[40] Cependant, comme l’indique l’arrêt Allard, p. 411-412, le gouvernement a besoin d’une marge de manœuvre raisonnable en ce qui concerne l’établissement d’une limite des recettes provenant des droits. Bien qu’un surplus important ou dépassant systématiquement les coûts du régime de réglementation soit incompatible avec une redevance de nature réglementaire et porterait fortement à croire que le prélèvement constitue, de par son caractère véritable, une taxe, il en serait autrement d’un petit surplus ou d’un surplus sporadique, pour autant qu’on ait raisonnablement tenté de faire correspondre les recettes provenant des droits aux coûts du régime de réglementation.
[41] En 2003‑2004, les recettes provenant des droits de permis payés par les commerces où l’on vend des boissons alcooliques dans le parc national Jasper ont totalisé 87 625 dollars, ce qui représente moins de 0,5 p. 100 de l’ensemble des dépenses prévues pour le parc national Jasper pour l’exercice en question, qui se chiffraient à 20,4 millions de dollars. Il est évident que les droits payés par les appelantes n’ont pas dépassé les coûts de la réglementation de ce parc national.
[42] Toutefois, il ne suffit pas que les droits perçus en vertu d’un des règlements faisant partie d’un régime de réglementation global ne constituent qu’une petite fraction des coûts de l’ensemble de ce régime. En comparant « des pommes avec des pommes », il faut tenir compte de la totalité des droits perçus par l’Agence dans le cadre de l’exploitation du parc national Jasper pour s’assurer que le total des recettes qu’ils ont générées n’a pas dépassé le coût d’exploitation du parc. Or, il n’existe aucune preuve concernant le montant total des droits perçus dans le parc national Jasper en 2003‑2004.
[43] Selon le plan d’entreprise de l’Agence Parcs Canada pour les exercices 2004‑2005 à 2008‑2009, les recettes provenant des droits perçus dans tous les parcs nationaux du Canada en 2003‑2004 ont totalisé environ 78 millions de dollars comparativement à des coûts de 519 millions de dollars, soit environ 15 p. 100 des coûts (dossier de l’intimé, p. 63‑66). Bien que, exprimées en pourcentage des coûts, les recettes globales provenant des droits soient très peu élevées, le rapport entre les recettes et les coûts pour l’ensemble des parcs nationaux du Canada permettrait difficilement que l’on tire des conclusions quant au rapport entre les recettes et les coûts applicable à un parc en particulier. Toutefois, M. Alan Latourelle, le directeur général de l’Agence Parcs Canada, qui témoignait devant un comité parlementaire en 2005, a indiqué que « nous [Parcs Canada] générons environ 43 millions de dollars de revenu dans nos parcs de montagne et nos dépenses effectives — totales, incluant les immobilisations — sont d’environ 60 millions de dollars » (Chambre des communes, Comité permanent de l’environnement et du développement durable, Témoignages, 1re sess., 38e lég., 19 mai 2005, p. 7). Bien que cela ne soit pas expressément mentionné dans le procès‑verbal du comité, il semble, compte tenu du contexte et de la date de la comparution de M. Latourelle, qu’il était question des recettes et dépenses pour l’exercice 2003‑2004.
[44] Comme notre Cour l’a indiqué dans l’arrêt Allard, p. 411-412, il faut laisser au gouvernement une certaine marge de manœuvre pour autant que l’on tente raisonnablement de faire correspondre les recettes provenant des droits et les coûts de la réglementation. En ce qui concerne les parcs de montagne, le total des dépenses en 2003‑2004 excédait de 17 millions de dollars les recettes provenant des droits perçus. Bien que la preuve n’indique pas le montant total des recettes provenant des droits exigés pour le parc national Jasper, je suis disposé à inférer des renseignements contenus dans les documents présentés à la Cour se rapportant aux parcs de montagne que les recettes provenant des droits perçus pour le parc national Jasper n’ont vraisemblablement pas dépassé, et certainement pas de manière importante, les coûts du régime de réglementation du parc. Par conséquent, il existe un lien entre les droits de permis commercial et le régime de réglementation régissant le parc.
[45] Tout comme à la première étape de la démarche exposée dans l’arrêt Westbank, qui exigeait l’existence d’un rapport entre le régime de réglementation et la personne visée, il faut, à la deuxième étape, qu’il existe un rapport entre le régime de réglementation et les droits versés par la personne visée qui bénéficie du régime ou qui en a causé le besoin. Les conditions ont été remplies en l’espèce. Toutefois, je tiens à signaler que, si les recettes provenant des droits générées dans le parc national Jasper ne sont pas entièrement dépensées dans ce parc ou pour le bénéfice de ce parc, ces droits pourraient fort bien ne pas être « liés » et, de par leur caractère véritable, ne pas constituer une redevance de nature réglementaire, mais plutôt une taxe.
[46] Le prélèvement de deniers est un des outils les plus puissants dont dispose le gouvernement. Il implique que le gouvernement s’approprie des biens. C’est pourquoi, en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, seuls les membres élus du Parlement ou le corps législatif de la province sont habilités à lever des taxes. Lorsque le lien entre l’utilisation des recettes provenant des prélèvements gouvernementaux et les personnes que vise le régime de réglementation est incertain, les tribunaux examineront attentivement les faits en vue de s’assurer que la Constitution n’est pas écartée par un acte exécutif ou bureaucratique.
[47] En résumé, il ressort de la preuve que le régime de réglementation régissant l’administration et l’exploitation du parc national Jasper s’applique aux commerces des appelantes et qu’il existe un lien entre les droits de permis commercial versés par les appelantes et ce régime de réglementation. En dernière analyse, les droits de permis commercial constituent, de par leur caractère véritable ou du fait de leur objet principal, des redevances de nature réglementaire.
5. Redevances de nature réglementaire visant à proscrire, à interdire ou à favoriser un comportement
[48] La question de savoir si les coûts du régime de réglementation constituent une limite des recettes provenant des droits, lorsque les redevances de nature réglementaire visent à proscrire, à interdire ou à favoriser un comportement, n’est pas en cause en l’espèce et il n’est pas nécessaire de trancher cette question.
6. Redevances afférentes au droit de propriété de l’État
[49] L’intervenant, le procureur général de l’Ontario, soutient qu’une redevance afférente au droit de propriété de l’État ne devrait pas être assimilée à une redevance de nature réglementaire ou à une taxe. Il fait valoir que la province de l’Ontario a souvent recours à des redevances afférentes au droit de propriété de l’État pour générer des recettes et que certains des droits imposés aux commerces menant des activités dans des parcs provinciaux constituent de telles redevances. Je conviens que les redevances afférentes au droit de propriété de l’État exigées pour les produits et services fournis dans un contexte commercial se distinguent des redevances de nature réglementaires et des taxes et qu’elles peuvent être établies en fonction des forces du marché. Comme l’explique le professeur Hogg dans Constitutional Law of Canada, p. 870‑871 :
[traduction] . . . les redevances [afférentes au droit de propriété de l’État] sont levées par les provinces dans l’exercice de leurs droits de propriété sur les biens du domaine public. Ainsi, une province peut, en contrepartie du versement de droits de permis, de loyers ou autres redevances, permettre aux acteurs du secteur privé d’exploiter les ressources naturelles qui lui appartiennent; et une province peut exiger d’être payée lorsqu’elle vend des livres, des boissons alcooliques, de l’électricité, des voyages en train ou d’autres biens et services fournis dans un contexte commercial.
Des doutes subsistent quant à savoir si des droits de permis conférant le droit d’occuper un terrain situé dans un parc, sur lequel se trouvent des locaux où sont vendus des boissons alcoolisées, peuvent être considérés comme des redevances afférentes au droit de propriété de l’État. En l’espèce toutefois, le gouvernement n’a pas invoqué, en vue de justifier l’existence des droits de permis commercial, l’argument voulant qu’il s’agisse de redevances afférentes au droit de propriété de l’État. Il vaut mieux que la question de savoir s’il pourrait s’agir de telles redevances soit tranchée dans le cadre d’une autre instance où elle sera adéquatement soulevée et débattue par les parties.
IX. Conclusion
[50] De par leur caractère véritable, les droits de permis commercial versés par les appelantes dans le parc national Jasper en 2003‑2004 constituent des redevances de nature réglementaire et relèvent donc des pouvoirs délégués au ministre du Patrimoine canadien. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
ANNEXE
Loi constitutionnelle de 1867
53. Tout bill ayant pour but l’appropriation d’une portion quelconque du revenu public, ou la création de taxes ou d’impôts, devra originer dans la Chambre des Communes.
91. Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois restreindre la généralité des termes ci‑haut employés dans le présent article, il est par la présente déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi) l’autorité législative exclusive du parlement du Canada s’étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, savoir :
. . .
1A. La dette et la propriété publiques.
92. Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, savoir :
. . .
2. La taxation directe dans les limites de la province, dans le but de prélever un revenu pour des objets provinciaux;
Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 2000, ch. 32
4. (1) Les parcs sont créés à l’intention du peuple canadien pour son agrément et l’enrichissement de ses connaissances; ils doivent être entretenus et utilisés conformément à la présente loi et aux règlements de façon à rester intacts pour les générations futures.
16. (1) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant :
. . .
n) la réglementation des activités — notamment en matière de métiers, commerces, affaires, sports et divertissements — , telles que, entre autres, les activités relatives aux installations commerciales de ski visées à l’article 36, y compris en ce qui touche le lieu de leur exercice;
. . .
r) la fixation des droits à percevoir pour l’utilisation des installations et des ressources se trouvant dans les parcs, pour la fourniture des ouvrages et des services visés à l’alinéa i) et des infrastructures visées à l’alinéa j) et pour la délivrance ou la modification des licences, permis et autres autorisations visés au paragraphe (3);
. . .
(3) Les règlements pris sous le régime du présent article peuvent habiliter le directeur d’un parc, dans les circonstances et sous réserve des limites qu’ils prévoient, à :
a) en modifier les exigences à l’égard du parc en vue de la protection du public ou de la préservation de ses ressources naturelles;
b) délivrer, modifier, suspendre ou révoquer des licences, permis ou autres autorisations relativement à ces matières et en fixer les conditions;
c) ordonner la prise de mesures afin de parer aux menaces pour la santé publique ou de remédier aux conséquences des contraventions aux règlements dans le parc.
Loi sur l’Agence Parcs Canada, L.C. 1998, ch. 31
20. . . .
(2) Malgré le paragraphe 29.1(1) de la Loi sur la gestion des finances publiques, l’Agence peut, aux fins visées au paragraphe 19(1), dépenser, au cours de l’exercice ou d’un exercice ultérieur, les montants correspondant à ses recettes d’exploitation, notamment :
. . .
c) le produit — y compris le prix à payer aux termes d’une loi fédérale — tiré de la fourniture par elle de services, d’installations, de produits, de droits ou d’avantages;
23. (1) Le ministre peut, sous réserve des règlements éventuellement pris par le Conseil du Trésor, fixer le prix — ou le mode de calcul du prix — à payer pour la fourniture de services ou d’installations par l’Agence.
(2) Le prix fixé dans le cadre du paragraphe (1) ne peut excéder les coûts supportés par Sa Majesté du chef du Canada pour la fourniture des services ou des installations.
24. Le ministre peut, sous réserve des règlements éventuellement pris par le Conseil du Trésor, fixer le prix — ou le mode de calcul du prix — à payer pour la fourniture de produits ou l’attribution de droits ou d’avantages par l’Agence.
Règlement sur l’exploitation de commerces dans les parcs nationaux du Canada, DORS/98‑455
3. Il est interdit d’exploiter un commerce dans un parc à moins d’être le titulaire d’un permis ou l’employé d’un tel titulaire.
4. . . .
(2) La demande doit être accompagnée du prix applicable fixé en vertu de l’article 24 de la Loi sur l’Agence Parcs Canada.
Règlement général sur les parcs nationaux, DORS/78‑213
39. Il est interdit de vendre des boissons enivrantes sans une autorisation conforme au Règlement sur la pratique de commerces dans les parcs nationaux et la vente doit en outre
a) être conforme aux lois de la province concernée et
b) avoir été approuvée par le directeur général.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur des appelantes : Jack N. Agrios, Edmonton.
Procureur des intimés : Procureur général du Canada, Edmonton.
Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.