Synthèse
Référence neutre : 2004 CSC 79
Date de la décision :
09/12/2004Sens de l'arrêt :
La réponse à la Question 1 est affirmative en ce qui concerne l’art. 1 de la loi proposée et négative en ce qui concerne l’art. 2. Les réponses aux questions 2 et 3 sont affirmatives. La Cour a refusé de répondre à la Question 4
Analyses
Droit constitutionnel - Distribution des pouvoirs législatifs - Mariage - Célébration du mariage - Proposition de loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil formulée par le gouvernement fédéral - Loi proposée prévoyant que le mariage est, sur le plan civil, l’union légitime de deux personnes, à l’exclusion de toute autre personne - Loi disposant aussi qu’elle est sans effet sur la liberté des autorités religieuses de refuser de procéder à des mariages non conformes à leurs croyances religieuses - La loi proposée relève-t-elle de la compétence du Parlement? - Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(26), 92(12).
Droit constitutionnel - Charte des droits - Droits à l’égalité - Liberté de religion - Loi fédérale proposée accordant aux couples du même sexe le droit de se marier civilement - La loi proposée est-elle compatible avec les droits à l’égalité et la liberté de religion? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 2a), 15(1).
Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté de religion - Loi fédérale proposée accordant aux couples du même sexe le droit de se marier civilement - La liberté de religion protège-t-elle les autorités religieuses de la contrainte d’avoir à procéder à des mariages entre personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 2a).
Tribunaux - Cour suprême du Canada - Compétence en matière de renvoi - Pouvoir discrétionnaire de refuser de répondre à une question posée dans un renvoi - La Cour devrait-elle refuser de répondre aux questions posées dans le renvoi? - Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26, art. 53.
La Gouverneure en conseil a déféré les questions suivantes à la Cour en vertu de l’art. 53 de la Loi sur la Cour suprême :
1. La Proposition de loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil, ci‑jointe, relève‑t‑elle de la compétence exclusive du Parlement du Canada? Dans la négative, à quel égard et dans quelle mesure?
2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, l'article 1 de la proposition, qui accorde aux personnes du même sexe la capacité de se marier, est‑il conforme à la Charte canadienne des droits et libertés? Dans la négative, à quel égard et dans quelle mesure?
3. La liberté de religion, que garantit l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, protège‑t‑elle les autorités religieuses de la contrainte d’avoir à marier deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses?
4. L’exigence, sur le plan civil, selon laquelle seules deux personnes de sexe opposé peuvent se marier, prévue par la common law et, pour le Québec, à l’article 5 de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, est‑elle conforme à la Charte canadienne des droits et libertés? Dans la négative, à quel égard et dans quelle mesure?
Les dispositions essentielles de la Loi proposée sont libellées comme suit :
1. Le mariage est, sur le plan civil, l’union légitime de deux personnes, à l’exclusion de toute autre personne.
2. La présente loi est sans effet sur la liberté des autorités religieuses de refuser de procéder à des mariages non conformes à leurs croyances religieuses.
Arrêt : La réponse à la Question 1 est affirmative en ce qui concerne l’art. 1 de la loi proposée et négative en ce qui concerne l’art. 2. Les réponses aux questions 2 et 3 sont affirmatives. La Cour a refusé de répondre à la Question 4.
Question 1
L’article 1 de la loi proposée relève de la compétence du Parlement. De par son caractère véritable, l’art. 1 se rapporte à la capacité juridique de contracter un mariage civil et touche le sujet visé par le par. 91(26) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le paragraphe 91(26) n’a pas constitutionnalisé la définition que la common law attribuait au « mariage » en 1867. Le raisonnement fondé sur l’existence de « concepts figés » va à l’encontre de l’un des principes les plus fondamentaux d’interprétation de la Constitution canadienne : notre Constitution est un arbre vivant qui, grâce à une interprétation progressiste, s’adapte et répond aux réalités de la vie moderne. Interprété de façon libérale, le mot « mariage » figurant au par. 91(26) n’exclut pas le mariage entre personnes du même sexe. La portée donnée au par. 91(26) n’empiète pas sur la compétence provinciale. Même si la reconnaissance par le législateur fédéral du mariage entre personnes du même sexe aurait des effets dans la sphère de compétence provinciale, ces effets sont de nature accessoire et ne touchent pas l’essence des pouvoirs concernant la « célébration du mariage » visés au par. 92(12) de la Loi constitutionnelle de 1867 ou « la propriété et les droits civils » visés au par. 92(13).
L’article 2 de la loi proposée ne relève pas de la compétence du Parlement. De par son caractère véritable, l’art. 2 traite des personnes qui peuvent (ou doivent) procéder aux mariages et se rapporte au sujet attribué aux provinces par le par. 92(12).
Question 2
L’article 1 de la loi proposée est conforme à la Charte. L’article 1 a pour objet d’accorder aux couples du même sexe le droit de se marier civilement et, quant au fond, il exprime la position du gouvernement relativement aux prétentions des couples du même sexe concernant le droit à l’égalité garanti par le par. 15(1). Cette position, combinée aux circonstances à l’origine de la loi proposée et à son préambule, indique sans équivoque que l’objet de la loi, loin de contrevenir à la Charte, découle de celle-ci. En ce qui concerne l’effet de l’art. 1, la simple reconnaissance du droit à l’égalité d’un groupe ne peut, en soi, porter atteinte aux droits garantis à un autre groupe par le par. 15(1). L’avancement des droits et valeurs consacrés par la Charte profite à l’ensemble de la société et l’affirmation de ces droits ne peut à elle seule aller à l’encontre des principes mêmes que la Charte est censée promouvoir. Si la loi proposée est adoptée, il est possible que le droit de se marier qu’elle confère aux couples du même sexe entre en conflit avec le droit à la liberté de religion. Toutefois, un conflit des droits n’emporte pas nécessairement l’existence d’un conflit avec la Charte; il peut généralement, au contraire, être résolu à l’aide de la Charte même, au moyen de la définition et de la mise en équilibre internes des droits en cause. Il n’a pas été démontré dans le présent renvoi que des conflits inadmissibles — qui ne peuvent être résolus par l’application de l’al. 2a) — surgiront.
Question 3
En l’absence de circonstances particulières, que la Cour ne s’aventurera pas à imaginer, le droit à la liberté de religion garanti par l’al. 2a) de la Charte a une portée assez étendue pour protéger les autorités religieuses contre la possibilité que l’État les contraigne à marier civilement ou religieusement deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses.
Question 4
Dans les circonstances particulières du présent renvoi, la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser de répondre à la Question 4. Premièrement, le gouvernement fédéral a exprimé son intention d’agir relativement au mariage entre personnes du même sexe en présentant un projet de loi, peu importe l’avis que la Cour exprimerait sur cette question. À la suite des décisions rendues par les juridictions inférieures, la définition du mariage en common law dans cinq provinces et un territoire ne comporte plus la condition que les époux soient de sexe opposé. Cette même exigence énoncée à l’art. 5 de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil a aussi disparu. Le gouvernement a clairement accepté ces conclusions et les a faites siennes. Deuxièmement, les parties aux instances antérieures et d’autres couples du même sexe ont agi en se fondant sur la finalité des jugements obtenus et ont acquis des droits qui doivent être protégés. Enfin, le fait de répondre à la Question 4 risquerait de compromettre le but exprès du gouvernement d’uniformiser le droit en matière de mariage civil dans l’ensemble du Canada. Certes, une certaine uniformité serait créée si la réponse était « non ». Mais, à l’opposé, un « oui » créerait la confusion sur le plan juridique. Les décisions des juridictions inférieures dans les dossiers à l’origine du présent renvoi ont force obligatoire dans les provinces où elles ont été rendues. Elles seraient mises en doute si l’avis exprimé les contredisait, même s’il ne peut les infirmer. Ces circonstances, appréciées en regard de l’avantage hypothétique que le Parlement pourrait tirer d’une réponse, indiquent que la Cour doit refuser de répondre à la Question 4.
Références :
Jurisprudence
Arrêts appliqués : In Re Marriage Laws (1912), 46 R.C.S. 132
Edwards c. Attorney-General for Canada, [1930] A.C. 124
arrêt non suivi : Hyde c. Hyde (1866), L.R. 1 P. & D. 130
arrêts mentionnés : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525
Renvoi : Opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217
R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213
Teagle c. Teagle, [1952] 3 D.L.R. 843
Hellens c. Densmore, [1957] R.C.S. 768
Toronto Corporation c. Bell Telephone Co. of Canada, [1905] A.C. 52
Proprietary Articles Trade Association c. Attorney-General for Canada, [1931] A.C. 310
R. c. Blais, [2003] 2 R.C.S. 236, 2003 CSC 44
Attorney-General of Saskatchewan c. Attorney-General of Canada, [1949] 2 D.L.R. 145
Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for Canada, [1912] A.C. 571
Attorney-General for Canada c. Attorney-General for Ontario, [1937] A.C. 326
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
EGALE Canada Inc. c. Canada (Attorney General) (2003), 225 D.L.R. (4th) 472, 2003 BCCA 251
Halpern c. Canada (Procureur général) (2003), 65 O.R. (3d) 201
Hendricks c. Québec (Procureur général), [2002] R.J.Q. 2506
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31
Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825
Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357
Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445
Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3
Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute, [1980] 1 R.C.S. 54
Dunbar c. Yukon, [2004] Y.J. No. 61 (QL), 2004 YKSC 54
Vogel c. Canada (Attorney General), [2004] M.J. No. 418 (QL)
Boutilier c. Nova Scotia (Attorney General), [2004] N.S.J. No. 357 (QL)
N.W. c. Canada (Attorney General), [2004] S.J. No. 669 (QL), 2004 SKQB 434
Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325, 2002 CSC 83
Reference re Truscott, [1967] R.C.S. 309
Reference re Regina c. Coffin, [1956] R.C.S. 191
Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248
Renvoi relatif à Milgaard (Can.), [1992] 1 R.C.S. 866
Renvoi relatif au plateau continental de Terre‑Neuve, [1984] 1 R.C.S. 86.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2a), 15(1).
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91, 91(26), 92, 92(12), 92(13).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, ch. 4, art. 5.
Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation, L.Q. 2002, ch. 6.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26, art. 53.
Proposition de loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil, décret C.P. 2003-1055, préambule, art. 1, 2.
RENVOI par la Gouverneure en conseil, conformément à l’art. 53 de la Loi sur la Cour suprême, concernant la constitutionnalité du mariage entre personnes du même sexe. La réponse à la Question 1 est affirmative en ce qui concerne l’art. 1 de la loi proposée et négative en ce qui concerne l’art. 2. Les réponses aux questions 2 et 3 sont affirmatives. La Cour refuse de répondre à la Question 4.
Peter W. Hogg, c.r., et Michael H. Morris, pour le procureur général du Canada.
Alain Gingras, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Robert W. Leurer, c.r., Margaret Unsworth et Christy J. Stockdale, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Leslie A. Reaume, pour l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne.
Cathy S. Pike et Amyn Hadibhai, pour l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne.
Aaron L. Berg, pour l’intervenante la Commission des droits de la personne du Manitoba.
Andrew K. Lokan et Odette Soriano, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Elliott M. Myers, c.r., et Rebecca Smyth, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
James L. Lebo, c.r., pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
William J. Sammon, Kellie Siegner et Peter D. Lauwers, pour les intervenantes la Conférence des évêques catholiques du Canada et la Conférence des évêques catholiques de l’Ontario.
Barry W. Bussey, pour l’intervenante l’Église Adventiste du Septième Jour au Canada.
John O’Sullivan, pour l’intervenante l’Église unie du Canada.
Kenneth W. Smith et Robert J. Hughes, pour l’intervenant le Conseil Unitarien du Canada.
Mark R. Frederick et Peter D. Lauwers, pour l’intervenante l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours.
R. Douglas Elliott, Trent Morris et Jason J. Tan, pour l’intervenante Metropolitan Community Church of Toronto.
Cynthia Petersen, Joseph J. Arvay, c.r., Vanessa Payne et Kathleen A. Lahey, pour les intervenants Egale Canada Inc., les Couples Egale (Melinda Roy, Tanya Chambers, David Shortt, Shane McCloskey, Lloyd Thornhill, Robert Peacock, Robin Roberts, Diana Denny, Wendy Young et Mary Teresa Healy) et les Couples de la Colombie‑Britannique (Dawn Barbeau, Elizabeth Barbeau, Peter Cook, Murray Warren, Jane Eaton Hamilton et Joy Masuhara).
Martha A. McCarthy et Joanna Radbord, pour les intervenants les Couples de l’Ontario (Hedy Halpern, Colleen Rogers, Michael Leshner, Michael Stark, Aloysius Pittman, Thomas Allworth, Dawn Onishenko, Julie Erbland, Carolyn Rowe, Carolyn Moffat, Barbara McDowell, Gail Donnelly, Alison Kemper et Joyce Barnet) et le Couple du Québec (Michael Hendricks et René LeBoeuf).
D. Geoffrey Cowper, c.r., pour l’intervenant Working Group on Civil Unions.
David M. Brown, pour l’intervenante Association for Marriage and the Family in Ontario.
Ed Morgan et Lawrence Thacker, pour les intervenants la Coalition canadienne des rabbins libéraux en faveur des mariages entre conjoints de même sexe et le rabbin Debra Landsberg, en sa qualité de représentante désignée.
Linda M. Plumpton et Kathleen E. L. Riggs, pour l’intervenante la Fondation en faveur de l’égalité des familles.
Luc Alarie, pour l’intervenant le Mouvement laïque québécois.
Noël Saint‑Pierre, pour l’intervenante la Coalition pour le mariage civil des couples de même sexe.
Peter R. Jervis et Bradley W. Miller, pour les intervenants Islamic Society of North America, la Ligue catholique des droits de l’homme et l’Alliance évangélique du Canada, désignées collectivement comme Interfaith Coalition on Marriage and Family.
Gerald D. Chipeur, Dale William Fedorchuk et Ivan Bernardo, pour les intervenants l’honorable Anne Cools, sénatrice, et Roger Gallaway, membre de la Chambre des communes.
Argumentation écrite seulement par Martin Dion.
Version française de l’avis rendu par
La Cour —
I. Introduction
1 Le 16 juillet 2003, la Gouverneure en conseil a pris le décret C.P. 2003-1055 demandant à la Cour d’entendre un renvoi relatif à la Proposition de loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil (« Loi proposée ») élaborée par le gouvernement fédéral. Les dispositions essentielles de la Loi proposée sont libellées comme suit :
1. Le mariage est, sur le plan civil, l’union légitime de deux personnes, à l’exclusion de toute autre personne.
2. La présente loi est sans effet sur la liberté des autorités religieuses de refuser de procéder à des mariages non conformes à leurs croyances religieuses.
Il faut souligner que l’art. 1 de la Loi proposée vise uniquement le mariage civil, à l’exclusion du mariage religieux.
2 Les questions formulées dans le décret sont rédigées ainsi :
1. La Proposition de loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil, ci‑jointe, relève‑t‑elle de la compétence exclusive du Parlement du Canada? Dans la négative, à quel égard et dans quelle mesure?
2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, l’article 1 de la proposition, qui accorde aux personnes du même sexe la capacité de se marier, est‑il conforme à la Charte canadienne des droits et libertés? Dans la négative, à quel égard et dans quelle mesure?
3. La liberté de religion, que garantit l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, protège‑t‑elle les autorités religieuses de la contrainte d’avoir à marier deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses?
3 Le 26 janvier 2004, la Gouverneure en conseil a pris le décret C.P. 2004‑28 pour ajouter une quatrième question :
4. L’exigence, sur le plan civil, selon laquelle seules deux personnes de sexe opposé peuvent se marier, prévue par la common law et, pour le Québec, à l’article 5 de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, est‑elle conforme à la Charte canadienne des droits et libertés? Dans la négative, à quel égard et dans quelle mesure?
4 En ce qui concerne la Question 1, nous concluons que l’art. 1 de la Loi proposée relève de la compétence exclusive du Parlement, alors que l’art. 2 ne relève pas de sa compétence.
5 En ce qui concerne la Question 2, nous concluons que l’art. 1 de la Loi proposée, qui définit le mariage comme l’union de deux personnes, est conforme à la Charte canadienne des droits et libertés.
6 En ce qui concerne la Question 3, nous concluons que la liberté de religion garantie par la Charte protège les autorités religieuses de la contrainte d’avoir à marier deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses.
7 Pour les motifs exposés plus loin, la Cour refuse de répondre à la Question 4.
II. Les questions posées dans le renvoi
8 Certains intervenants prétendent que la Cour devrait refuser de répondre à toutes les questions posées dans le renvoi parce que, selon eux, elles ne seraient pas justiciables. Ils plaident qu’il s’agit de questions essentiellement politiques, qui devraient être réglées par le Parlement et qui ne sont pas suffisamment précises quant à l’objet de la Loi proposée pour qu’un examen au regard de la Charte soit possible.
9 Les dispositions de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26, qui établissent la procédure de renvoi ont une portée étendue. Le paragraphe 53(1), en particulier, prévoit ce qui suit :
53. (1) Le gouverneur en conseil peut soumettre au jugement de la Cour toute question importante de droit ou de fait touchant :
. . .
d) les pouvoirs du Parlement canadien ou des législatures des provinces, ou de leurs gouvernements respectifs, indépendamment de leur exercice passé, présent ou futur.
10 La Cour a toutefois reconnu disposer du pouvoir discrétionnaire résiduel de refuser de répondre à une question posée dans un renvoi lorsqu’il serait inapproprié d’y répondre parce que, par exemple, la teneur de cette question n’est pas suffisamment juridique ou parce que sa nature ou l’information fournie ne permettent pas à la Cour d’y apporter une réponse complète ou exacte : voir, par exemple, Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 545
Renvoi : Opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793, p. 806
et Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 26-30.
11 Nous estimons que toutes les questions posées en l’espèce ont une teneur suffisamment juridique pour faire l’objet d’un renvoi. Les fondements politiques du présent renvoi sont indéniables. Cependant, tout comme dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, ces considérations politiques représentent le contexte et non le fond des questions soumises à la Cour. De plus, tout manque de précision quant à l’objet de la Loi proposée peut être traité lors de l’examen des questions.
12 La Question 4 pose un autre problème. Bien qu’elle ait une teneur suffisamment juridique pour être justiciable, elle soulève des considérations en raison desquelles il serait inapproprié d’y répondre dans le cadre du présent renvoi, comme nous l’expliquons plus loin.
A. Première question : La Loi proposée relève-t-elle de la compétence exclusive du Parlement du Canada?
13 Il est maintenant bien établi en droit que l’analyse des pouvoirs législatifs attribués par la Loi constitutionnelle de 1867 comporte deux volets qui consistent (1) d’abord à qualifier la loi en fonction de son « caractère véritable », c’est-à-dire de sa caractéristique dominante, (2) puis à déterminer quelle est la rubrique de compétence énumérée aux art. 91 et 92 de cette loi à laquelle elle se rapporte : voir, par exemple, R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, par. 23, le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci (dissidents, mais non sur ce point).
14 Pour répondre à la Question 1, nous devons appliquer cette méthode aux deux dispositions essentielles de la Loi proposée.
(1) Article 1 de la Loi proposée
15 Voici le libellé de l’art. 1 de la Loi proposée :
1. Le mariage est, sur le plan civil, l’union légitime de deux personnes, à l’exclusion de toute autre personne.
a) Attribution de la compétence législative
16 La caractéristique dominante de l’art. 1 de la Loi proposée ressort clairement de son libellé : l’institution civile du mariage. En affirmant que le mariage est, sur le plan civil, « l’union légitime de deux personnes, à l’exclusion de toute autre personne », cet article établit les exigences minimales rattachées à cette institution : « deux personnes », sans égard à leur sexe, ont la capacité juridique de se marier. Par son caractère véritable, cette disposition touche donc la capacité de contracter mariage.
17 En ce qui concerne l’attribution de cet objet à une rubrique de compétence énumérée, il faut mentionner que le pouvoir de légiférer relativement au mariage est partagé entre le Parlement du Canada et les législatures provinciales. Le paragraphe 91(26) de la Loi constitutionnelle de 1867 attribue au Parlement l’autorité législative touchant « [l]e mariage et le divorce », tandis que le par. 92(12) de cette loi attribue aux provinces la compétence relative à « [l]a célébration du mariage dans la province. »
18 Dès 1912, la Cour a reconnu que le par. 91(26) confère au Parlement le pouvoir de légiférer relativement à la capacité de se marier, alors que le par. 92(12) confère compétence aux provinces relativement à la célébration du mariage une fois cette capacité reconnue : voir In Re Marriage Laws (1912), 46 R.C.S. 132. Des décisions ultérieures ont confirmé cette interprétation. Ainsi, la capacité de contracter mariage en cas de consanguinité (Teagle c. Teagle, [1952] 3 D.L.R. 843 (C.S.C.-B.)) ou de relation matrimoniale antérieure (Hellens c. Densmore, [1957] R.C.S. 768) relève de la compétence législative exclusive du Parlement.
19 Nous avons jugé plus tôt que, de par son caractère véritable, l’art. 1 de la Loi proposée se rapporte à la capacité juridique de contracter un mariage civil. Il touche donc, à première vue, un sujet attribué exclusivement au Parlement (par. 91(26)).
b) Objections : la prétendue portée du par. 91(26)
20 Certains intervenants ont néanmoins prétendu que le par. 91(26) ne peut être interprété comme conférant au Parlement le pouvoir de légiférer relativement au mariage entre personnes du même sexe. Selon eux, tout texte législatif permettant le mariage entre personnes du même sexe outrepasserait les limites du par. 91(26) à deux égards : (i) la définition du « mariage » est figée par la Constitution et inclut nécessairement la condition que les époux soient de sexe opposé
(ii) une telle loi empiéterait sur des sujets clairement attribués aux législatures provinciales.
(i) La définition du mariage n’est pas figée par la Constitution
21 Plusieurs intervenants affirment que la Loi constitutionnelle de 1867 constitutionnalise la définition que la common law attribuait au « mariage » en 1867. L’un des énoncés les plus célèbres de cette définition se trouve dans l’arrêt Hyde c. Hyde (1866), L.R. 1 P. & D. 130, p. 133 :
[traduction] Quelle est donc la nature de cette institution, telle que la conçoit la chrétienté? Ses éléments accessoires peuvent varier d’un pays à l’autre, mais quels en sont les constituantes essentielles et les caractéristiques invariables? Pour exister partout et pour être communément acceptée, elle doit nécessairement posséder (aussi différents que puissent être ses éléments accessoires d’un pays à l’autre) des attributs immuables et des propriétés universelles. Je pense que le mariage, tel que le conçoit la chrétienté, peut à cette fin être défini comme l’union volontaire pour la vie d’un homme et d’une femme, à l’exclusion de toute autre personne.
22 La mention de la « chrétienté » est révélatrice. L’arrêt Hyde s’adressait à une société aux valeurs sociales communes, dans laquelle le mariage et la religion étaient perçus comme indissociables. Tel n’est plus le cas. La société canadienne est une société pluraliste. Du point de vue de l’État, le mariage est une institution civile. Le raisonnement fondé sur l’existence de « concepts figés » va à l’encontre de l’un des principes les plus fondamentaux d’interprétation de la Constitution canadienne : notre Constitution est un arbre vivant qui, grâce à une interprétation progressiste, s’adapte et répond aux réalités de la vie moderne. Dans les années 1920, par exemple, une controverse a surgi quant à savoir si les femmes pouvaient, au même titre que les hommes, être considérées comme des « personnes remplissant les conditions requises » pour être nommées au Sénat du Canada. Un précédent juridique remontant au droit romain a été invoqué à l’appui de la thèse voulant que les femmes aient toujours été considérées comme « ne remplissant pas les conditions requises » pour occuper une charge publique. On a plaidé que cette conception généralisée en 1867 avait été incorporée à l’art. 24 de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu’elle devait continuer à s’appliquer aux Canadiens à toutes les époques à venir. Dans Edwards c. Attorney‑General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.) (l’affaire « personne »), le lord chancelier Sankey a dit ce qui suit, au nom du Conseil privé, à la p. 136 :
[traduction] Leurs Seigneuries croient non pas que cette chambre a le devoir — ce n’est certainement pas là leur volonté — de restreindre la portée des dispositions de l’Acte [de l’Amérique du Nord britannique] par une interprétation étroite et littérale, mais plutôt qu’il lui incombe de lui donner une interprétation large et libérale de façon que le Dominion puisse, dans une large mesure, mais à l’intérieur de certaines limites établies, être maître chez lui, tout comme les provinces sont, dans une large mesure, mais à l’intérieur de certaines limites établies, maîtres chez elles. [Je souligne.]
Cette méthode s’applique à l’interprétation des pouvoirs énumérés aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.
23 Une interprétation large et libérale, ou progressiste, garantit la pertinence et, en fait, la légitimité perpétuelles du document constitutif du Canada. Une interprétation progressiste permet d’atteindre l’objectif ambitieux de notre Constitution, c’est-à-dire structurer l’exercice du pouvoir par les divers organes de l’État à des époques très différentes de celle à laquelle elle a été rédigée. Ainsi, même si le téléphone n’était pas encore inventé en 1867, on a reconnu au Parlement le pouvoir de légiférer en matière de téléphonie, parce que l’al. 92(10)a) lui attribue compétence relativement aux entreprises inter-provinciales : Toronto Corporation c. Bell Telephone Co. of Canada, [1905] A.C. 52 (C.P.). De même, le pouvoir du Parlement de légiférer en matière criminelle, que lui confère le par. 91(27), ne se limite pas aux infractions criminelles reconnues par le droit anglais en 1867 : Proprietary Articles Trade Association c. Attorney-General for Canada, [1931] A.C. 310 (C.P.), p. 324. Dans l’affaire « personne », le lord chancelier Sankey a souligné, à la p. 135, que la jurisprudence anglaise ancienne ne constitue pas une [traduction] « assise solide sur laquelle fonder l’interprétation » de notre Constitution. Nous partageons son point de vue.
24 Les arguments présentés à la Cour pour l’inciter à s’écarter du principe de « l’arbre vivant » appartiennent à trois grandes catégories : (1) le mariage est une institution qui préexistait au droit et que celui-ci ne peut donc pas modifier sous un aspect fondamental
(2) même une interprétation progressiste du par. 91(26) ne saurait en étendre la portée au mariage entre personnes du même sexe, car celui-ci outrepasse les limites naturelles de cette rubrique de compétence avec, comme corollaire, l’objection selon laquelle l’art. 15 de la Charte serait utilisé pour « modifier » le par. 91(26)
enfin, (3) en l’espèce, l’intention des rédacteurs de notre Constitution devrait être déterminante. Comme nous le verrons, aucun de ces arguments ne nous convainc.
25 Premièrement, on allègue que l’institution du mariage ne peut être redéfinie par voie législative. Comme elle existe dans sa forme actuelle depuis des temps immémoriaux, elle ne constituerait pas un concept juridique, mais plutôt un concept suprajuridique assorti d’attributs juridiques. Dans l’affaire « personne », précitée, le lord chancelier Sankey, s’exprimant au nom du Conseil privé, a examiné le même argument, quoique dans un contexte différent. S’interrogeant sur la pertinence du fait que les femmes n’avaient jamais occupé une charge publique pour déterminer si elles pouvaient être considérées comme des « personnes » admissibles au Sénat, il a tenu les propos suivants, à la p. 134 :
[traduction] Le fait qu’aucune femme n’ait occupé ou revendiqué une telle charge n’a pas grande importance si on considère que la coutume aurait fait obstacle à pareille revendication ou à tout débat sur le sujet.
Il arrive que des coutumes deviennent des traditions plus fortes que la loi et qu’elles ne soient remises en question que très longtemps après que les raisons qui les motivaient aient cessé d’exister.
L’histoire ne fournit donc pas de réponse concluante en l’espèce.
Le lord chancelier Sankey a reconnu, à la p. 134, que [traduction] « plusieurs siècles » auparavant, il aurait été entendu que le mot « personne » ne pouvait renvoyer qu’aux hommes. Il y a plusieurs siècles, il aurait été entendu que seuls les couples de sexe opposé devraient être autorisés à se marier. Or, la reconnaissance du mariage entre personnes du même sexe dans plusieurs provinces canadiennes et dans deux pays d’Europe démentit la proposition voulant qu’il en soit encore ainsi aujourd’hui.
26 Deuxièmement, certains intervenants soulignent que, bien que le lord chancelier Sankey ait considéré notre Constitution comme un [traduction] « arbre vivant » dans l’affaire « personne », il a précisé qu’il s’agissait d’un arbre [traduction] « susceptible de croître et de se développer à l’intérieur de ses limites naturelles » (p. 136). Ils soutiennent que ces limites excluent le mariage entre personnes du même sexe. Corollairement, certains avancent que l’art. 1 de la Loi proposée équivaudrait en fait à modifier la Loi constitutionnelle de 1867 par une interprétation fondée sur les valeurs qui sous-tendent le par. 15(1) de la Charte.
27 L’argument fondé sur les limites naturelles ne saurait être retenu que si ceux qui l’invoquent peuvent préciser quels sont les éléments objectifs essentiels de la définition « naturelle » du mariage. À défaut, cet argument se réduit à une tautologie. Or, les éléments objectifs essentiels de la définition « naturelle » du mariage sur laquelle s’entendent les intervenants se résument à l’union volontaire de deux personnes à l’exclusion de toute autre. Au-delà, leurs opinions divergent. Nous sommes donc en présence d’avis contraires sur les limites naturelles du mariage.
28 La mention des « limites naturelles » dans les propos du lord chancelier Sankey ne crée pas l’obligation de déterminer, dans l’abstrait et de façon absolue, quelle est la définition fondamentale des termes utilisés dans la Constitution. Par conséquent, il n’appartient pas à la Cour de fixer, dans l’abstrait, les limites naturelles du mariage. Le rôle de la Cour consiste plutôt à décider si le mariage, tel que le définit la Loi proposée, se rapporte au sujet visé par le par. 91(26).
29 Pour déterminer si un texte législatif relève d’une rubrique de compétence particulière, il faut adopter une interprétation progressiste. Les vues opposées qui nous ont été soumises ne nous permettent pas de conclure que le mot « mariage » figurant au par. 91(26) de la Loi constitutionnelle de 1867, interprété de façon libérale, exclut le mariage entre deux personnes du même sexe.
30 Troisièmement, on plaide que, selon l’arrêt R. c. Blais, [2003] 2 R.C.S. 236, 2003 CSC 44, l’intention des rédacteurs de la Constitution devrait être déterminante dans l’interprétation de la portée des rubriques de compétence énumérées aux art. 91 et 92. Or, cette décision portait sur l’interprétation d’une convention constitutionnelle particulière et non d’une rubrique de compétence qui doit être continuellement adaptée à de nouvelles réalités. Une distinction s’impose donc entre le présent renvoi et cette affaire, qui ne s’applique pas en l’espèce.
(ii) La portée donnée au par. 91(26) n’empiète pas sur la compétence provinciale
31 L’incidence éventuelle d’une loi fédérale autorisant les mariages entre personnes du même sexe sur les pouvoirs des provinces ne compromet pas la validité constitutionnelle de l’art. 1 de la Loi proposée. Les arguments voulant qu’elle la compromette peuvent être réfutés : (1) ils ne tiennent pas compte de la nature accessoire des effets de la loi sur la compétence législative des provinces
(2) ils confondent les relations entre personnes du même sexe et le mariage entre personnes du même sexe.
32 Il est clair que la reconnaissance par le législateur fédéral du mariage entre personnes du même sexe aurait des effets dans la sphère de compétence provinciale. Ainsi, la compétence en matière de célébration du mariage attribuée aux provinces par le par. 92(12) serait touchée puisqu’elles seraient tenues de délivrer une licence de mariage aux couples du même sexe, d’enregistrer leur mariage et de leur fournir des services de célébration du mariage. De plus, la compétence attribuée aux provinces en matière de propriété et droits civils par le par. 92(13) serait touchée du fait que toute une gamme de conséquences juridiques du mariage s’appliqueraient aux couples mariés du même sexe, notamment en ce qui concerne le partage du patrimoine à la dissolution du mariage. Ces effets sont toutefois de nature accessoire et ne touchent pas l’essence des pouvoirs relatifs à la célébration du mariage ou à la propriété et aux droits civils. Les effets accessoires d’une loi fédérale dans une sphère de compétence provinciale sont acceptables dans la mesure où, de par leur caractère véritable, ils ne se rapportent pas à une rubrique de compétence provinciale (Attorney-General of Saskatchewan c. Attorney‑General of Canada, [1949] 2 D.L.R. 145 (C.P.), p. 152).
33 Notre droit a toujours reconnu que certaines relations conjugales sont fondées sur la qualité de personne mariée, alors que d’autres ne le sont pas. Les provinces ont compétence sur les relations entre personnes non mariées du même sexe, comme sur les relations entre personnes non mariées de sexe opposé (en raison de la compétence en matière de propriété et droits civils que leur attribue le par. 92(13)). Ainsi, la province de Québec a institué un régime d’union civile pour permettre à des personnes engagées dans une relation conjugale d’acquérir toute une série de droits et de responsabilités : voir la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation, L.Q. 2002, ch. 6. Le mariage et l’union civile sont deux institutions distinctes à l’intérieur desquelles les couples peuvent exprimer leur engagement et structurer leurs obligations juridiques. L’union civile ne constitue pas tout à fait un mariage et est donc régie par la province. Le pouvoir de légiférer relativement à ce type de relation conjugale ne saurait cependant s’étendre au mariage. Si nous acceptions que la compétence provinciale sur les relations entre personnes du même sexe inclut le mariage entre personnes du même sexe, nous devrions aussi reconnaître que la compétence provinciale sur les relations entre personnes de sexe opposé inclut le mariage entre personnes de sexe opposé. Or, ce n’est manifestement pas le cas. De même, la portée du pouvoir des provinces en matière de célébration du mariage ne peut raisonnablement être étendue de façon à conférer compétence aux législatures provinciales en matière de mariage entre personnes du même sexe. Les questions relatives à la célébration ne se posent qu’une fois conféré le droit de contracter mariage. Le paragraphe 92(12) ne régit pas davantage la capacité de se marier des couples du même sexe que celle des couples de sexe opposé.
34 Le principe de l’exhaustivité, qui est une caractéristique essentielle du partage des compétences, veut que la totalité des pouvoirs législatifs, exercés ou simplement susceptibles de l’être, soient répartis entre le Parlement du Canada et les législatures provinciales : Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for Canada, [1912] A.C. 571 (C.P.), p. 581
et Attorney-General for Canada c. Attorney-General for Ontario, [1937] A.C. 326 (C.P.). Cela veut dire qu’il n’existe essentiellement aucun sujet à l’égard duquel une loi ne puisse être édictée, bien que la teneur particulière de cette loi puisse être limitée, par exemple, par la Charte. La question de la compétence d’édicter une loi se réduit donc à déterminer à quelle rubrique de compétence elle se rapporte. La compétence législative relative au mariage entre personnes du même sexe appartient donc nécessairement soit au Parlement, soit aux législatures provinciales. Ni le par. 92(12) ni le par. 92(13) ne peuvent inclure ce sujet. L’absence de compétence législative en la matière étant exclue, c’est le par. 91(26) qui est le plus apte à l’englober.
(2) Article 2 de la Loi proposée
35 L’article 2 de la Loi proposée est libellé comme suit :
2. La présente loi est sans effet sur la liberté des autorités religieuses de refuser de procéder à des mariages non conformes à leurs croyances religieuses.
36 L’article 2 de la Loi proposée traite des personnes qui peuvent (ou doivent) procéder aux mariages. La compétence législative relative à la célébration des mariages est attribuée exclusivement aux provinces par le par. 92(12) de la Loi constitutionnelle de 1867.
37 Le procureur général du Canada soutient que l’art. 2 de la Loi proposée est de nature déclaratoire, en ce qu’il précise simplement que le Parlement ne veut pas que les autres dispositions de la Loi proposée soient interprétées de façon à empiéter sur la compétence provinciale en matière de célébration du mariage. Cet article peut être perçu comme un effort en vue de rassurer les provinces et d’apaiser les craintes des autorités religieuses qui procèdent à des mariages. Si dignes d’attention soient ces préoccupations, seules les provinces peuvent édicter des exemptions aux règles en vigueur en matière de célébration, car de telles exemptions se rapportent nécessairement à la « célébration du mariage » visée au par. 92(12). L’article 2 de la Loi proposée ne relève donc pas de la compétence du Parlement.
38 Certes, le Parlement a compétence exclusive pour édicter des dispositions déclaratoires concernant l’interprétation de ses propres lois, mais de telles dispositions ne peuvent avoir aucun effet sur le partage constitutionnel des compétences législatives. C’est aux tribunaux qu’il appartient de trancher cette question, lorsqu’elle se pose. Par conséquent, une disposition fédérale visant à garantir que la loi dans laquelle elle s’insère ne sera pas interprétée de façon à empiéter sur les pouvoirs des provinces est sans effet et superflue.
39 La Question 1 demande à la Cour de déterminer si l’art. 2 de la Loi proposée relève de la compétence exclusive du Parlement du Canada. Comme l’art. 2 de la Loi proposée se rapporte à un sujet attribué aux provinces, il ne relève pas de la compétence exclusive du Parlement du Canada. En conséquence, la réponse à la deuxième partie de la première question doit être « non ».
B. Question 2 : L’article 1 de la Loi proposée, qui accorde aux personnes du même sexe la capacité de se marier, est-il conforme à la Charte?
40 Pour déterminer si une disposition législative est conforme à la Charte, il faut d’abord vérifier si son objet ou son effet portent atteinte à un droit garanti par la Charte : R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 331. Dans l’affirmative, il faut ensuite décider si cette atteinte est justifiée au sens de l’article premier de la Charte.
(1) L’objet de l’art. 1 de la Loi proposée
41 L’article 1 de la Loi proposée a pour objet d’accorder aux couples du même sexe le droit de se marier civilement. Les événements décrits plus loin, à la Question 4, laissent croire que ses rédacteurs ont voulu répondre directement, par voie législative, aux décisions de plusieurs tribunaux qui ont statué que l’exigence selon laquelle seules deux personnes de sexe opposé peuvent se marier civilement porte atteinte au droit à l’égalité garanti par le par. 15(1) de la Charte : voir EGALE Canada Inc. c. Canada (Attorney General) (2003), 225 D.L.R. (4th) 472, 2003 BCCA 251
Halpern c. Canada (Procureur général) (2003), 65 O.R. (3d) 201 (C.A.)
et Hendricks c. Québec (Procureur général), [2002] R.J.Q. 2506 (C.S.).
42 Le préambule de la Loi proposée est aussi révélateur. L’objet déclaré de la loi consiste à assurer la conformité de l’institution juridique du mariage avec la Charte :
Attendu :
. . .
que, dans l’esprit de la Charte canadienne des droits et libertés et des valeurs de tolérance, de respect et d’égalité, les couples du même sexe devraient avoir la possibilité de se marier civilement
que chacun a, en vertu de la Charte, la liberté de conscience et de religion, et que les autorités religieuses ont toute liberté pour refuser de procéder à des mariages non conformes à leurs croyances religieuses,
43 En ce qui a trait au fond de la disposition même, nous constatons que l’art. 1 exprime la position du gouvernement relativement aux prétentions des couples du même sexe concernant le droit à l’égalité garanti par le par. 15(1). Cette position, combinée aux circonstances à l’origine de la Loi proposée et à son préambule, indique sans équivoque que l’objet de la loi, loin de contrevenir à la Charte, découle de celle-ci.
(2) Effet de l’art. 1 de la Loi proposée
44 Devant la Cour, les attaques dirigées contre l’art. 1 de la Loi proposée s’appuient sur la prétention que cet article, par ses effets, contrevient au par. 15(1) et à l’al. 2a) de la Charte.
a) Paragraphe 15(1) : Le droit à l’égalité
45 Certains intervenants soutiennent que la simple reconnaissance législative du droit des couples du même sexe de contracter mariage aurait un effet discriminatoire (1) contre les groupes religieux qui ne reconnaissent pas aux personnes du même sexe le droit de se marier (religieusement) et (2) contre les couples mariés de sexe opposé. Aucun argument n’a été présenté — et la Cour ne peut échafauder aucune hypothèse — pour expliquer en quoi la Loi proposée pourrait, de par ses effets, être perçue comme établissant une distinction visée par l’art. 15 : elle n’empêche l’accès à aucun avantage, ni n’impose aucun fardeau sur le fondement d’une différence. Elle ne remplit donc pas la condition préliminaire pour que le par. 15(1) trouve application selon les critères établis dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497.
46 La simple reconnaissance du droit à l’égalité d’un groupe ne peut, en soi, porter atteinte aux droits d’un autre groupe. L’avancement des droits et valeurs consacrés par la Charte profite à l’ensemble de la société et l’affirmation de ces droits ne peut à elle seule aller à l’encontre des principes mêmes que la Charte est censée promouvoir.
b) Alinéa 2a) : La liberté de religion
47 Il faut maintenant déterminer si, de par ses effets, l’art. 1 de la loi proposée est conforme à la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte. Selon les arguments présentés, la Loi proposée pourrait avoir un effet attentatoire à la liberté de religion à trois égards : (1) la Loi proposée aurait pour effet d’imposer un éthos social dominant et de limiter ainsi la liberté d’adhérer à des croyances religieuses contraires
(2) la Loi proposée aurait pour effet de contraindre les autorités religieuses à marier deux personnes du même sexe
(3) la Loi proposée créerait une « collision des droits » dans d’autres domaines que la célébration du mariage par les autorités religieuses.
48 La première allégation veut essentiellement que l’égalité d’accès à une institution civile comme le mariage puisse non seulement heurter les opinions des personnes qui s’y opposent, mais encore porter atteinte aux droits que la loi leur reconnaît. Cela revient à dire que le simple fait d’attribuer des droits à un groupe peut constituer une atteinte aux droits d’un autre groupe. Nous avons déjà étudié cet argument relativement au par. 15(1) et nous l’avons rejeté.
49 La deuxième allégation, à savoir la possibilité que les autorités religieuses soient contraintes de marier des personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses, sera examinée plus loin lors de l’étude de la Question 3.
50 Il ne reste donc à examiner que l’allégation selon laquelle la Loi proposée crée une collision inadmissible entre plusieurs droits. La possibilité d’une collision des droits n’emporte pas nécessairement inconstitutionnalité. La collision entre plusieurs droits doit être envisagée dans le contexte factuel de conflits réels. Il faut d’abord déterminer si les droits censément en conflit peuvent être conciliés : Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31, par. 29. Lorsque les droits en cause sont inconciliables, il y a véritablement conflit. En pareil cas, la Cour conclura à l’existence d’une limite à la liberté de religion et soupèsera les intérêts en cause en application de l’article premier de la Charte : Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 73-74. La Cour doit procéder à ces deux étapes en tenant compte du principe que la Charte n’établit pas de hiérarchie des droits (Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 877) et que la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte a une portée étendue.
51 En l’occurrence, c’est la première étape qui pose problème. La Loi proposée n’a pas encore été adoptée, et encore moins mise en application. Par conséquent, la collision des droits appréhendée est purement abstraite. Nous ne disposons d’aucun contexte factuel. Dans les circonstances, il serait inapproprié de se demander si la Loi proposée, en supposant qu’elle soit édictée, engendrerait une collision des droits inadmissible dans des domaines encore à définir. Comme nous l’avons affirmé dans MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, p. 361 :
Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel. Essayer de le faire banaliserait la Charte et produirait inévitablement des opinions mal motivées. La présentation des faits n’est pas, comme l’a dit l’intimé, une simple formalité
au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte.
52 À la suite de l’adoption éventuelle de la Loi proposée, il est possible que le droit de se marier qu’elle confère aux couples du même sexe entre en conflit avec le droit à la liberté de religion, comme le laissent croire les scénarios hypothétiques évoqués par plusieurs intervenants. Toutefois, la jurisprudence confirme que bon nombre, sinon la totalité de ces conflits pourront être résolus à l’aide de la Charte même, par la délimitation des droits requise par la jurisprudence portant sur l’al. 2a). Un conflit des droits n’emporte pas nécessairement l’existence d’un conflit avec la Charte
il peut généralement, au contraire, être résolu à l’aide de la Charte même, au moyen de la définition et de la mise en équilibre internes des droits en cause.
53 La protection de la liberté de religion offerte par l’al. 2a) de la Charte a une portée étendue et la jurisprudence de notre Cour sur la Charte la défend jalousement. Soulignons que, si un conflit inadmissible survenait, la disposition en cause ne pourrait, par définition, se justifier au sens de l’article premier de la Charte et serait inopérante par application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Le conflit cesserait alors d’exister.
54 En résumé, il n’a pas été démontré dans le cadre du renvoi que le risque de collision des droits engendré par l’art. 1 de la Loi proposée porte atteinte à la liberté de religion garantie par la Charte. Il n’a pas été démontré que des conflits inadmissibles — qui ne peuvent être résolus par l’application de l’al. 2a) — surgiront.
C. Question 3 : La liberté de religion, que garantit l’al. 2a) de la Charte, protège-t-elle les autorités religieuses de la contrainte d’avoir à marier deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses?
55 L’effet de la Loi proposée est limité au mariage sur le plan civil : voir l’art. 1. Elle ne peut être interprétée comme ayant une incidence sur le mariage religieux ou sa célébration. Toutefois, la Question 3 est formulée en termes larges, sans mention de la Loi proposée. Nous considérons donc qu’elle vise le rôle des autorités religieuses en ce qui concerne tant les mariages civils que les mariages religieux. Nous devons aussi considérer que la contrainte en cause s’entend de celle qui serait « imposée par l’État », étant donné que l’al. 2a) ne vise que les mesures étatiques
la présente question ne s’étend pas à la protection de la liberté de religion contre les actes privés. Nous soulignons qu’il reviendrait aux provinces, dans l’exercice de leur pouvoir relatif à la célébration du mariage, de protéger les droits des autorités religieuses en légiférant relativement à la célébration des mariages entre personnes du même sexe. Il faut aussi signaler que les codes en matière de droits de la personne doivent être interprétés et appliqués dans le respect de la vaste protection accordée par la Charte à la liberté de religion.
56 Ce contexte précisé, revenons maintenant à la question qui nous est posée. En l’occurrence, on craint que, si la Loi proposée est adoptée, les autorités religieuses puissent être contraintes de marier deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses. En l’absence de contrainte imposée par l’État aux autorités religieuses, cette hypothèse ne donne pas lieu à l’application de la Charte. Toutefois, si une loi leur imposant cette contrainte était promulguée, nous concluons qu’elle serait presque assurément contraire à la liberté de religion garantie par la Charte, compte tenu de la protection étendue accordée à la liberté de religion par l’al. 2a) de la Charte.
57 Le droit à la liberté de religion consacré à l’al. 2a) de la Charte englobe le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement nos croyances religieuses et le droit de les manifester par leur enseignement et leur propagation, par la pratique religieuse et par le culte : Big M Drug Mart, précité, p. 336‑337. L’accomplissement de rites religieux représente un aspect fondamental de la pratique religieuse.
58 Il semble donc clair que le fait d’obliger les autorités religieuses à marier des personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses porterait atteinte à la liberté de religion garantie à l’al. 2a) de la Charte. Il semble aussi qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles — que nous ne pouvons pas prévoir maintenant — , une telle atteinte ne pourrait être justifiée au sens de l’article premier de la Charte.
59 La question qui nous est soumise se limite à la possibilité que les autorités religieuses soient contraintes de marier des personnes du même sexe. Toutefois, des craintes ont été exprimées relativement à l’obligation de collaborer à de tels mariages, notamment par l’utilisation forcée de lieux sacrés pour leur célébration. Le raisonnement qui nous a amenés à conclure que la liberté de religion protège les autorités religieuses contre la contrainte d’avoir à marier deux personnes du même sexe nous porte à croire que la même conclusion vaudrait à l’égard de ces craintes.
60 Pour revenir à la question qui lui est soumise, la Cour est d’avis que, en l’absence de circonstances particulières que nous ne nous aventurerons pas à imaginer, le droit à la liberté de religion garanti par l’al. 2a) de la Charte a une portée assez étendue pour protéger les autorités religieuses contre la possibilité que l’État les contraigne à marier civilement ou religieusement deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses.
D. Question 4 : L’exigence, sur le plan civil, selon laquelle seules deux personnes de sexe opposé peuvent se marier, prévue par la common law et, pour le Québec, à l’art. 5 de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, est‑elle conforme à la Charte?
(1) Question préliminaire : La Cour devrait-elle répondre à la Question 4?
61 La Cour doit d’abord se demander si elle devrait répondre à la quatrième question dans les circonstances particulières du présent renvoi. Elle doit pour ce faire considérer que la réponse à la Question 4 pourrait être soit affirmative, soit négative
lorsqu’elle détermine, à titre préliminaire, si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser de répondre à une question posée dans un renvoi, la Cour ne peut en effet présumer de la réponse à cette question. Le pouvoir d’étudier un renvoi que l’art. 53 de la Loi sur la Cour suprême confère à la Cour a une portée étendue et a été interprété libéralement : voir, par exemple, Renvoi relatif à la sécession du Québec, précité. La Cour a rarement exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser de répondre à une question posée dans un renvoi, ce qui témoigne de l’importance qu’elle attache à ses attributions consultatives.
62 La Cour peut néanmoins refuser de répondre à une question posée dans un renvoi lorsqu’elle juge qu’il serait inapproprié d’y répondre, soit parce que sa teneur n’est pas suffisamment juridique (ce qui n’est pas le cas en l’occurrence), soit parce que tenter d’y répondre créerait des problèmes à d’autres égards.
63 Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, précité, par. 30, nous avons souligné que les cas dans lesquels la Cour a refusé de répondre à une question posée dans un renvoi pour un autre motif que le fait qu’elle ne présente pas un aspect suffisamment juridique peuvent être classés en deux grandes catégories : (1) la question est trop imprécise ou ambiguë pour qu’il soit possible d’y apporter une réponse exacte : voir, par exemple, Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445, p. 485
et Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 256
(2) les parties n’ont pas fourni suffisamment d’information pour permettre à la Cour de donner une réponse complète : voir, par exemple, Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute, [1980] 1 R.C.S. 54, p. 75-77
et Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, par. 257. Ces catégories mettent en relief deux considérations importantes, mais elles ne sont pas exhaustives.
64 La Question 4 met en cause un ensemble unique de circonstances dont l’effet combiné nous convainc qu’il ne serait ni sage ni approprié d’y répondre.
65 La première considération à prendre en compte pour décider si la Cour devrait répondre à la quatrième question est la volonté exprimée par le gouvernement d’agir, en empruntant la voie législative, peu importe la réponse de la Cour à cette question. Lors de la plaidoirie orale, les avocats ont réitéré l’intention non équivoque du gouvernement de prendre des mesures législatives relativement au mariage entre personnes du même sexe, sans égard à la réponse donnée à la Question 4. Le gouvernement a clairement accepté les conclusions des juridictions inférieures sur cette question et les a faites siennes. Dans cinq provinces et un territoire, la définition du mariage en common law ne comporte plus la condition que les époux soient de sexe opposé. Cette même exigence énoncée à l’art. 5 de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, ch. 4, a aussi disparu. Étant donné l’engagement pris ouvertement par le gouvernement en ce sens, un avis sur la constitutionnalité de l’exigence selon laquelle seules deux personnes de sexe opposé peuvent se marier ne serait d’aucune utilité sur le plan juridique. Par contre, le fait de répondre à cette question pourrait entraîner de graves conséquences négatives, ce qui nous amène au point suivant.
66 La deuxième considération à prendre en compte est le fait que les parties aux instances antérieures ont pris des mesures en se fondant sur la finalité des décisions judiciaires qu’elles ont obtenues. Dans les circonstances, leurs droits acquis l’emportent sur tout avantage pouvant découler d’une réponse à la Question 4. De plus, d’autres couples du même sexe ont, sur la foi de la finalité des jugements EGALE, Halpern et Hendricks, décidé de se marier en se fondant sur l’acceptation du résultat de ces instances par le procureur général du Canada. Bien que l’effet des décisions EGALE et Hendricks ait été initialement suspendu, ces suspensions ont été levées avec le consentement du procureur général. À la suite de ces événements, les mariages entre personnes du même sexe ont commencé à être généralement perçus comme légaux et de tels mariages ont lieu assez fréquemment en Colombie-Britannique, en Ontario et au Québec. Depuis la formation du présent renvoi, la condition que les époux soient de sexe opposé a aussi été supprimée au Yukon, au Manitoba, en Nouvelle-Écosse et en Saskatchewan : Dunbar c. Yukon, [2004] Y.J. No. 61 (QL), 2004 YKSC 54
Vogel c. Canada (Attorney General), [2004] M.J. No. 418 (QL) (B.R.)
Boutilier c. Nova Scotia (Attorney General), [2004] N.S.J. No. 357 (QL) (C.S.)
et N.W. c. Canada (Attorney General), [2004] S.J. No. 669 (QL), 2004 SKQB 434. Dans chacune de ces causes, le procureur général du Canada a admis que la définition du mariage reconnue en common law était incompatible avec le par. 15(1) de la Charte et injustifiée au sens de l’article premier, et il a affirmé publiquement que la condition que les époux soient de sexe opposé était inconstitutionnelle.
67 Pour reprendre les propos exprimés par la Cour dans Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325, 2002 CSC 83, par. 43 :
La décision de se marier ou de ne pas se marier est de nature très personnelle et fait interagir, chez chaque personne, un ensemble complexe de considérations sociales, politiques, religieuses et financières.
Les parties dans les affaires EGALE, Halpern et Hendricks ont pris cette décision très personnelle. Pour ce faire, elles se sont fondées sur la finalité des jugements rendus à leur égard. On nous dit que des milliers de couples ont maintenant suivi leur exemple. Aucun motif impérieux ne justifierait que l’on mette en péril des droits maintenant acquis, comme cela pourrait se produire si l’on répond à la Question 4.
68 Aucun précédent ne commande qu’il soit répondu à une question qui est posée dans un renvoi et qui fait écho à des points sur lesquels des juridictions inférieures ont déjà statué dans des décisions qui pouvaient être portées en appel, mais qui ne l’ont pas été. Les questions posées dans un renvoi peuvent, à l’occasion, avoir déjà fait l’objet d’une instance et d’une décision judiciaire : voir, par exemple, Reference re Truscott, [1967] R.C.S. 309
Reference re Regina c. Coffin, [1956] R.C.S. 191
Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248, et Renvoi relatif à Milgaard (Can.), [1992] 1 R.C.S. 866. Toutefois, dans ces affaires, aucun appel à la Cour suprême n’était possible, soit parce que l’autorisation d’appel avait été refusée (Truscott et Milgaard), soit parce qu’il n’existait pas de droit d’appel (Coffin et Minimum Wage Act of Saskatchewan). Le seul cas dont nous ayons connaissance dans lequel un renvoi a été formé plutôt qu’un appel est le Renvoi relatif au plateau continental de Terre‑Neuve, [1984] 1 R.C.S. 86. Ce renvoi doit lui aussi être distingué du présent renvoi parce que, contrairement à celui-ci, il n’avait pas été formé en réaction directe aux conclusions tirées par une juridiction d’appel inférieure et les parties aux instances antérieures avaient consenti au choix de la procédure de renvoi.
69 Enfin, il faut considérer que le fait de répondre à cette question risquerait de compromettre le but exprès du gouvernement d’uniformiser le droit en matière de mariage civil dans l’ensemble du Canada. Il ne fait aucun doute que l’uniformité du droit est essentielle. C’est précisément pour cette raison que la compétence législative relative au mariage a été attribuée au Parlement au par. 91(26) de la Loi constitutionnelle de 1867. Toutefois, rappelons que le gouvernement a déjà choisi de régler la question de l’uniformité au moyen de la Loi proposée qui, selon nos conclusions, relève de la compétence législative du Parlement et est conforme à la Charte. Répondre à la quatrième question ne donnerait rien de plus. Comme la question de l’uniformité sera réglée par voie législative, cette raison de répondre à la Question 4 ne tient pas.
70 Par ailleurs, l’examen de la quatrième question risquerait de compromettre l’uniformité résultant de l’adoption de la loi proposée. L’argument fondé sur l’uniformité ne peut être retenu que si la réponse à la Question 4 est « non ». À l’opposé, un « oui » créerait la confusion sur le plan juridique. Les décisions des juridictions inférieures dans les dossiers à l’origine du présent renvoi ont force obligatoire dans les provinces où elles ont été rendues. Elles seraient mises en doute si l’avis exprimé les contredisait, même s’il ne peut les infirmer. La formulation d’un avis engendrerait non pas l’uniformité, mais la confusion.
71 Tout compte fait, une combinaison unique de facteurs est en jeu en ce qui a trait à la Question 4. Le gouvernement a exprimé son intention d’agir relativement au mariage entre personnes du même sexe en présentant un projet de loi, peu importe l’avis que nous exprimerions sur cette question. Les parties aux instances antérieures ont agi en se fondant sur la finalité des jugements qu’elles avaient obtenus et ont acquis des droits qui, à notre avis, doivent être protégés. Enfin, non seulement une réponse à la Question 4 ne permettrait pas d’assurer l’uniformité du droit, mais elle pourrait compromettre cet objectif. Ces circonstances, appréciées en regard de l’avantage hypothétique que le Parlement pourrait tirer d’une réponse, convainquent la Cour qu’elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser de répondre à la Question 4.
(2) Le fond de la Question 4
72 Pour les motifs déjà exprimés, la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas répondre à cette question.
III. Conclusion
73 La Cour donne les réponses suivantes aux questions posées dans le renvoi :
1. La Proposition de loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil, ci-jointe, relève‑t‑elle de la compétence exclusive du Parlement du Canada? Dans la négative, à quel égard et dans quelle mesure?
Réponse : En ce qui concerne l’art. 1 : Oui. En ce qui concerne l’art. 2 : Non.
2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, l’article 1 de la proposition, qui accorde aux personnes du même sexe la capacité de se marier, est‑il conforme à la Charte canadienne des droits et libertés? Dans la négative, à quel égard et dans quelle mesure?
Réponse : Oui.
3. La liberté de religion, que garantit l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, protège‑t‑elle les autorités religieuses de la contrainte d’avoir à marier deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses?
Réponse : Oui.
4. L’exigence, sur le plan civil, selon laquelle seules deux personnes de sexe opposé peuvent se marier, prévue par la common law et, pour le Québec, à l’article 5 de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, est‑elle conforme à la Charte canadienne des droits et libertés? Dans la négative, à quel égard et dans quelle mesure?
Réponse : La Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas répondre à cette question.
74 Certains intervenants ont demandé que leurs dépens leur soient adjugés. Conformément à sa pratique usuelle dans les renvois qui lui sont soumis en vertu du par. 53(1) de la Loi sur la Cour suprême, la Cour rejette leurs demandes concernant les dépens.
Les questions posées dans le renvoi ont reçu les réponses suivantes :
Question 1 : En ce qui concerne l’art. 1, oui. En ce qui concerne l’art. 2, non.
Question 2 : Oui.
Question 3 : Oui.
Question 4 : La Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas répondre à cette question.
Procureur du procureur général du Canada : Le sous-procureur général du Canada, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Sainte‑Foy.
Procureurs de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : MacPherson, Leslie & Tyerman, Regina.
Procureur de l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.
Procureur de l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne : Commission ontarienne des droits de la personne, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Commission des droits de la personne du Manitoba : Commission des droits de la personne du Manitoba, Winnipeg.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.
Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Bull, Housser & Tupper, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : McLennan Ross, Calgary.
Procureurs de l’intervenante la Conférence des évêques catholiques du Canada : Barnes, Sammon, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante la Conférence des évêques catholiques de l’Ontario : Miller Thomson, Markham.
Procureur de l’intervenante l’Église Adventiste du Septième Jour au Canada : Barry W. Bussey, Oshawa.
Procureurs de l’intervenante l’Église unie du Canada : WeirFoulds, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Conseil Unitarien du Canada : Smith & Hughes, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours : Miller Thomson, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Metropolitan Community Church of Toronto : Roy Elliott Kim O’Connor, Toronto.
Procureurs des intervenants Egale Canada Inc. et les Couples Egale : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto
Arvay Finlay, Victoria.
Procureur des intervenants les Couples de la Colombie-Britannique : Kathleen A. Lahey, Kingston.
Procureurs des intervenants les Couples de l’Ontario et le Couple du Québec : Epstein Cole, Toronto.
Procureurs de l’intervenant Working Group on Civil Unions : Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Association for Marriage and the Family in Ontario : Stikeman Elliott, Toronto.
Procureur des intervenants la Coalition canadienne des rabbins libéraux en faveur des mariages entre conjoints de même sexe et le rabbin Debra Landsberg, en sa qualité de représentante désignée : Ed Morgan, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Fondation en faveur de l’égalité des familles : Torys, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Mouvement laïque québécois : Alarie, Legault, Hénault : Montréal.
Procureurs de l’intervenante la Coalition pour le mariage civil des couples de même sexe : Saint‑Pierre, Grenier, Montréal.
Procureurs de l’intervenante Interfaith Coalition on Marriage and Family : Lerners, Toronto.
Procureurs des intervenants l’honorable Anne Cools, sénatrice, et Roger Gallaway, membre de la Chambre des communes : Chipeur Advocates, Calgary.
Proposition de citation de la décision:
Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79 (9 décembre 2004)
Origine de la décision
Date de l'import :
06/04/2012Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2004-12-09;2004.csc.79