Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), [2002] 2 R.C.S. 146, 2002 CSC 31
Chief Councillor Mathew Hill, alias Tha‑lathatk,
en son nom et au nom de tous les autres membres
de la Bande Kitkatla, et la Bande Kitkatla Appelants
c.
Le ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme
et de la Culture, le procureur général de la Colombie‑Britannique et
International Forest Products Limited Intimés
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général de l’Ontario,
le procureur général du Québec,
le procureur général du Nouveau‑Brunswick,
le procureur général du Manitoba,
le procureur général de l’Alberta,
Council of Forest Industries et
Truck Loggers Association Intervenants
Répertorié : Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique
(Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture)
Référence neutre : 2002 CSC 31.
No du greffe : 27801.
2001 : 2 novembre; 2002 : 28 mars.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2000), 183 D.L.R. (4th) 103, [2000] 4 W.W.R. 431, 132 B.C.A.C. 191, 215 W.A.C. 191, 72 B.C.L.R. (3d) 247, [2000] 2 C.N.L.R. 36, [2000] B.C.J. No. 86 (QL), 2000 BCCA 42, qui a confirmé deux jugements de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [1999] 1 C.N.L.R. 72, [1999] 7 W.W.R. 584, 61 B.C.L.R. (3d) 71, [1998] B.C.J. No. 2440 (QL), motifs supplémentaires [1998] B.C.J. No. 3059 (QL), et [1999] 2 C.N.L.R. 176, [1998] B.C.J. No. 3041 (QL). Pourvoi rejeté.
E. Jack Woodward, Patricia Hutchings et Christopher Devlin, pour les appelants.
Paul J. Pearlman, c.r., et Kathryn L. Kickbush, pour les intimés le ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture et le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Patrick G. Foy, c.r., William K. McNaughton et Robert J. C. Deane, pour l’intimée International Forest Products Limited.
Gerald Donegan, c.r., et Jennifer Chow, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Lori Sterling et Daniel Guttman, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Pierre‑Christian Labeau, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Gabriel Bourgeois, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
Holly D. Penner, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
Stan H. Rutwind, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Argumentation écrite seulement par Charles F. Willms, pour l’intervenant Council of Forests Industries.
Argumentation écrite seulement par John J. L. Hunter, c.r., pour l’intervenante Truck Loggers Association.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge LeBel --
I. Introduction
1 Le pourvoi porte sur la constitutionnalité de dispositions législatives provinciales visant la protection de biens du patrimoine culturel. Le litige concerne des arbres modifiés pour des raisons culturelles (arbres modifiés). Souvent, ces arbres ont été modifiés par suite de l’utilisation traditionnelle que des peuples autochtones en ont fait, et ils revêtent une importance culturelle, historique et scientifique pour plusieurs Premières nations en Colombie‑Britannique. Les appelants estiment que les dispositions législatives autorisant l'enlèvement ou la modification de ces objets culturels sortent du cadre de la compétence législative de la province. Pour cette raison, ils demandent que soit annulée la partie de la Heritage Conservation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 187 (« la Loi »), qui permet la modification et la destruction d’objets culturels autochtones. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis d’avis de rejeter le présent pourvoi parce que les dispositions contestées relèvent de la compétence de la province sur la propriété et les droits civils dans la province, comme en a jugé la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique.
II. Origine du litige
2 Le litige a pris naissance lors de l’examen administratif et de l’autorisation d’opérations forestières en Colombie‑Britannique. L’intimée, International Forest Products Limited (« Interfor »), détenait depuis longtemps un permis forestier sur des terrains situés sur la côte centrale de la Colombie‑Britannique englobant la région appelée le Kumealon. La législation provinciale sur les forêts exigeait qu’Interfor, en sa qualité de titulaire de permis forestier, propose des plans séquentiels de développement forestier. Elle donnait aussi au public certains droits de participation à l’élaboration de ces plans. Depuis le début de 1994, Interfor informait directement la bande Kitkatla (« la bande ») de ses plans de développement, mais sans jamais expressément mentionner la région du Kumealon dans ses plans. Les appelants revendiquaient des droits ancestraux dans cette région et avaient engagé des négociations en vue de conclure un traité avec la province. Au début de 1998, consciente de ses obligations légales, Interfor engage un cabinet d’archéologues qu’elle charge de rédiger un rapport sur les répercussions d'une exploitation forestière future dans la région englobant le Kumealon. C’est à peu près à la même époque, semble‑t‑il, que les appelants manifestent un intérêt à l’égard du Kumealon. Interfor est informée de cette revendication et, peu après, le cabinet d’archéologues qu’elle a engagé communique avec la bande afin de connaître son point de vue. La bande désigne deux personnes à cette fin. Interfor s’inquiète de la présence éventuelle, dans la région visée par les projets d’exploitation, de sites et d'objets du patrimoine autochtone, y compris des arbres modifiés. L’archéologue signale qu’il y a effectivement un nombre important d’arbres modifiés dans sept secteurs où Interfor a l’intention d'effectuer des récoltes.
3 Dans l’intervalle, Interfor demande à l’intimé, le ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture (« le ministre »), en vertu de l’art. 12 de la Loi, un permis de modification de site autorisant la coupe et le traitement d’arbres modifiés dans ses opérations forestières. Le ministre transmet la demande d’Interfor à la bande et y joint une lettre l’invitant à présenter ses observations par écrit sur la demande. Aucune observation n’est produite dans le délai prescrit. Une semaine plus tard, soit le 31 mars 1998, le ministre délivre un permis de modification du site sans avoir examiné un seul rapport archéologique.
4 La bande conteste alors la légalité du permis, et présente une demande de contrôle judiciaire. Invoquant des arguments de droit administratif, elle soutient que le ministre n’a pas considéré toutes les questions pertinentes avant de délivrer le permis et qu’il a manqué à ses obligations fiduciaires envers les appelants parce qu’il ne leur a pas donné un avis suffisant et ne les a pas consultés. La bande conteste également la Loi soutenant qu’elle excède les pouvoirs de la province.
5 L’action de droit administratif est accueillie. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique ordonne au ministre de réexaminer la partie de sa décision qui concerne les arbres modifiés après avoir donné à la bande une possibilité suffisante d'être consultée et de présenter des observations. En même temps, la cour rejette la contestation constitutionnelle.
6 Le ministre procède alors au réexamen. Durant ce processus, la bande revendique des droits ancestraux sur les arbres modifiés. Elle sollicite une ordonnance de prohibition interdisant au ministre d’accorder le permis de modification du site. Le ministre soutient que cette question ne peut pas être tranchée dans le cadre de la délivrance d’un permis et qu’elle doit être laissée à l’appréciation des tribunaux judiciaires. Le juge Wilson est d’accord avec le ministre et rejette la demande. Finalement, le ministre délivre un permis de modification du site en conformité avec le plan de gestion des arbres modifiés proposé par Interfor, prévoyant que tous les arbres modifiés gisants et 76 des 116 arbres modifiés encore sur pied dans les secteurs seraient conservés. Ceci a mené au présent pourvoi. Dans le même temps, la bande présente une deuxième demande de contrôle judiciaire, faisant valoir que le ministre aurait dû tenir compte des droits des autochtones dans le cadre de la délivrance du permis. Cette nouvelle contestation échoue également.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique
7 Comme je l'indique précédemment, les contestations constitutionnelles de la bande ont été rejetées en première instance. Le juge Wilson a rendu deux jugements, le 21 octobre 1998 (avec motifs supplémentaires le 12 novembre 1998) et le 15 décembre 1998, dans lesquels il examine les questions constitutionnelles. Je me propose de les analyser brièvement.
(1) Premier jugement, [1999] 1 C.N.L.R. 72, motifs supplémentaires [1998] B.C.J. No. 3059 (QL)
8 Dans le premier jugement, le juge Wilson aborde la question du partage constitutionnel des compétences après avoir examiné les faits de l'affaire. Il estime que le principal objectif de la Loi est la préservation ou la non préservation de biens patrimoniaux dans la province en général et que, même si elle touche certainement les Indiens, elle ne prévoit pas de traitement spécial pour eux. Il conclut que la législation touche la propriété et les droits civils et qu’elle relève donc de la compétence de la province en vertu du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Il n’accorde pas de conclusion déclarant ultra vires les dispositions contestées de la Loi.
9 Bien qu’il ait conclu que la législation ne concerne pas l’indianité, le juge Wilson examine dans une opinion incidente si, advenant le cas où la législation porterait atteinte au statut ou aux droits des autochtones, elle serait validée par l’art. 88 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5. Il rappelle le critère formulé par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans R. c. Alphonse (1993), 80 B.C.L.R. (2d) 17, sur les cas d’application de l’art. 88 de la Loi sur les Indiens, selon lequel, lorsque des lois provinciales d’application générale touchent les Indiens dans les valeurs essentielles de leur société, il dépend de l’art. 88 qu’elles acquièrent force de loi fédérale. Il conclut qu’aucune distinction ne peut être faite entre l’espèce et Alphonse (à la p. 80) :
[traduction] Le refus de permettre la pêche ou le refus de permettre la chasse au chevreuil dans l’intérêt de la conservation d’une ressource naturelle équivaut, même si ce n'est pas la même chose, au refus de permettre de conserver un objet dans l'intérêt de la préservation d'une ressource patrimoniale.
Il juge que les dispositions pertinentes de la Loi sont des dispositions d’application générale qui s’appliquent également aux Indiens.
10 Le juge Wilson examine ensuite la question de l’équité procédurale dans la délivrance à l'intimée Interfor du permis de modification du site. Il conclut que le ministre intimé a manqué à son obligation fiduciaire envers la bande appelante et a omis de tenir compte des facteurs appropriés dans sa décision. Il ordonne au ministre de réexaminer la partie de sa décision qui concerne les arbres modifiés dans sept secteurs afin de tenir compte des renseignements pertinents et de consulter la bande appelante. Cette partie de la décision n'est pas visée par le pourvoi.
(2) Second jugement, [1999] 2 C.N.L.R. 176
11 Comme je le dis précédemment, la bande appelante a présenté une deuxième demande de contrôle judiciaire durant le réexamen par le ministre intimé de la délivrance du permis de modification du site, qu’avait ordonné le juge Wilson le 12 novembre 1998. La bande appelante sollicitait une ordonnance enjoignant au ministre intimé de tenir compte de l’art. 8 de la Loi pour déterminer si la délivrance d’un permis de modification du site pourrait porter atteinte à ses droits ancestraux.
12 Dans le cadre du réexamen, la bande appelante avait écrit ceci au ministre :
[traduction] [La bande] revendique par conséquent un droit ancestral à la préservation des arbres modifiés dans le Kumealon en vertu d’un droit ancestral plus général à la préservation des sites et objets de son patrimoine.
13 Les appelants soutenaient qu’une autorisation de récolter des arbres modifiés porterait atteinte à leurs droits ancestraux et, par conséquent, excéderait le pouvoir conféré au ministre intimé par l’art. 8 de la Loi. Le ministre intimé disait qu’il n’était pas en mesure de trancher la question dans le cadre de la procédure de délivrance d’un permis et que seul un tribunal judiciaire pouvait le faire.
14 Le juge Wilson examine les arguments des parties. Il retient la thèse des intimés et conclut que le législateur n’a pas conféré au ministre un pouvoir décisionnel sur les droits ancestraux (p. 180).
15 Le juge Wilson rejette donc la demande.
B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2000), 183 D.L.R. (4th) 103, 2000 BCCA 42
16 Les appelants interjettent appel des décisions rendues par le juge Wilson. Les juges Braidwood et Hall confirment la décision de première instance. Madame le juge Prowse, dissidente, est d’avis de faire droit à l’appel. Chaque juge rédige des motifs.
(1) Le juge Braidwood
17 Le juge Braidwood fait un bref historique de l’affaire et formule ensuite les questions en litige de la façon suivante (au par. 5) :
[traduction] [Première demande]
1. L’alinéa 12(2)a) et le par. 13(2) de la Heritage Conservation Act sont‑ils en substance des dispositions touchant les Indiens ou les terres réservées aux Indiens, ou des dispositions touchant la propriété et, de ce fait, relevant de la compétence exclusive des provinces en vertu du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867?
2. Si les dispositions contestées de la Heritage Conservation Act relèvent de la compétence provinciale prévue au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, s’appliquent‑elles aux appelants ex proprio vigore?
3. Si les dispositions contestées ne s’appliquent pas aux appelants ex proprio vigore, s’appliquent‑elles néanmoins par l'effet de l’art. 88 de la Loi sur les Indiens?
[Deuxième demande]
1. Le ministre est‑il tenu de décider si les appelants ont des droits ancestraux relativement aux arbres modifiés avant de délivrer un permis conformément au par. 12(2) de la Heritage Conservation Act?
18 Le juge Braidwood souligne que les appelants ne contestent pas l’ensemble de la Loi, mais soutiennent que ses al. 12(2)a) et 13(2)c) et d) ne relèvent pas de la compétence de la province parce qu’il s’agit essentiellement de dispositions touchant les Indiens ou les terres réservées pour eux. Subsidiairement, les appelants font valoir que, même si les dispositions ne sont pas jugées inconstitutionnelles selon l’analyse du partage des compétences, elles touchent au cœur de l’indianité et ne peuvent pas s’appliquer ex proprio vigore. Toutefois, elles ne peuvent pas être validées par l’art. 88 de la Loi sur les Indiens parce que ce ne sont pas des dispositions d’application générale. Les intimés prétendent que les dispositions contestées sont des dispositions législatives provinciales valides parce qu’elles concernent la propriété et les droits civils. Par conséquent, elles s’appliquent ex proprio vigore aux Indiens ou, subsidiairement, sont validées par l’art. 88 de la Loi sur les Indiens comme dispositions d’application générale touchant les Indiens et leur indianité.
19 Dans son analyse, le juge Braidwood examine les principes régissant la détermination de la substance ou du « sujet » de dispositions législatives données. Il fait remarquer que chaque chef de compétence fédérale a un contenu minimum élémentaire et irréductible sur lequel les provinces ne sont pas autorisées à empiéter indirectement. Il cite Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 178, où le juge en chef Lamer dit que les droits ancestraux « comprennent également les coutumes, pratiques et traditions qui ne se rattachent pas à un territoire » (par. 46). Le juge Braidwood conclut que toute analyse appropriée du « sujet » de la Loi doit être guidée par la définition formulée par le juge en chef Lamer; les dispositions contestées doivent donc être examinées à la lumière de l’ensemble de la Loi. Il note que la Loi a expressément pour objet d’encourager et de faciliter la protection et la conservation des objets et des sites patrimoniaux.
20 Les intimés ont concédé que la majorité des éléments visés par les dispositions de la Loi sont d’origine autochtone, mais ils avancent que les dispositions contestées ne se limitent pas à ces éléments et ont une application générale. Le juge Braidwood conclut ensuite que la Loi est une loi d’application générale qui ne vise pas spécifiquement les Indiens et ne porte pas atteinte au statut d’Indien. Il s’agit donc d’un exercice valide des pouvoirs de la province sur la propriété et les droits civils. La Loi dans son ensemble améliore la protection tant des objets du patrimoine autochtone que de ceux du patrimoine non autochtone, et elle conserve son caractère de loi touchant la propriété et les droits civils. Les dispositions contestées doivent être interprétées en fonction de l’ensemble de la Loi.
21 Le juge Braidwood examine ensuite la question de savoir si les dispositions contestées s’appliquent ex proprio vigore. Il fait une distinction avec l’arrêt de la Cour Dick c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 309, parce que la Loi ne restreint aucune activité qui touche l'indianité comme le faisait la réglementation de la chasse dans cette affaire. Il conclut que les dispositions contestées de la Loi ne touchent pas les valeurs sociales fondamentales des Indiens et, par conséquent, qu’elles s’appliquent ex proprio vigore.
22 Bien qu’il n’ait pas à examiner si l’art. 88 de la Loi sur les Indiens pourrait valider les dispositions contestées de la Loi, le juge Braidwood aborde la question dans une opinion incidente. Il conclut qu’elles seraient validées par l’art. 88 parce qu’elles sont d’application générale dans la province et ne prévoient pas de traitement spécial susceptible de porter atteinte aux Indiens et à leur statut d’Indiens (par. 81).
23 Le juge Braidwood analyse ensuite la deuxième demande, dans laquelle les appelants soutenaient que, suivant l’art. 8 de la Loi, le ministre intimé doit vérifier si sa décision peut toucher un droit ancestral, reconnu par un tribunal judiciaire, par un traité ou autrement, à défaut de quoi aucun permis ne doit être délivré jusqu’à ce que ce droit soit déterminé par traité ou décision judiciaire. Le juge Braidwood rejette cet argument. L’article 8 de la Loi signifie que l’octroi de privilèges en vertu de la Loi n’aura aucune répercussion sur la reconnaissance de droits ancestraux.
(2) Le juge Hall
24 Le juge Hall adopte l’exposé des faits et des dispositions présenté dans les motifs du juge Braidwood. Il rejette l’appel concernant la deuxième demande pour les mêmes motifs que le juge Braidwood. Il souscrit de façon générale à la conclusion et aux motifs du juge Braidwood sur la première demande, mais il ajoute quelques commentaires.
25 Le juge Hall convient avec le juge Braidwood que la substance de la loi est la préservation des objets patrimoniaux dans la province. Bien qu’ayant principalement un objectif de préservation, la Loi permet aussi l’usage et la gestion appropriés des terres et des ressources de la province. Le juge note que même s’il y est question de « Première nation » et d’« autochtones », la Loi ne touche pas les Indiens ou les terres qui leur sont réservées. Elle s’applique également à tous les objets et sites patrimoniaux.
26 Le juge Hall fait une distinction entre l’espèce et R. c. Sutherland, [1980] 2 R.C.S. 451, qui concernait une tentative déguisée de la législature du Manitoba de porter atteinte à des droits de chasse conférés aux Indiens aux termes d’une entente fédérale‑provinciale qui reconnaissait en fait des droits existants issus de traités. Il était évident dans cette affaire que les Indiens étaient spécifiquement visés. Le juge Hall fait remarquer que, dans la fédération canadienne, il existera toujours une certaine incertitude quant aux questions qui relèvent de la compétence des provinces et de celle du fédéral. La loi en cause s’inscrit naturellement dans la sphère provinciale parce qu’elle traite davantage d’aspects et d’intérêts locaux relatifs à la propriété dans la province. Pour ces motifs, le juge Hall convient que l’appel sur les questions constitutionnelles doit être rejeté (par. 109).
(3) Madame le juge Prowse (dissidente)
27 Bien qu’elle souscrive à l’exposé du juge Braidwood sur les faits et les principes juridiques applicables dans l’analyse de la constitutionnalité des dispositions contestées, madame le juge Prowse exprime son désaccord avec son application de ces principes aux dispositions en cause, compte tenu de l’ensemble de la Loi. Elle conclut que la Loi porte atteinte aux valeurs fondamentales de l’indianité et de la société indienne et qu’elle sort du domaine de compétence de la province sur la propriété et les droits civils (par. 111‑113).
28 Après ce jugement, les appelants demandent et obtiennent l’autorisation de se pourvoir devant notre Cour. Plusieurs parties interviennent à l’appui de la thèse des intimés sur les questions constitutionnelles.
IV. Les dispositions législatives et constitutionnelles
29 Loi constitutionnelle de 1867
91. . . .
24. Les Indiens et les terres réservées pour les Indiens.
. . .
92. . . .
13. La propriété et les droits civils dans la province;
Heritage Conservation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 187
[traduction]
8 Il est entendu que les dispositions de la présente loi ou d’un accord conclu en vertu de l’article 4 n’ont pas pour effet de porter atteinte aux droits ancestraux ou issus de traités d’une Première nation ou d'un peuple autochtone.
12 (1) Pour l’application du présent article, exception faite du paragraphe (6), et pour l’application des paragraphes 13(4) et 14(4), « ministre » s’entend également de la personne qu’il a autorisée par écrit.
(2) Le ministre peut
a) soit délivrer un permis autorisant un acte mentionné à l’article 13,
b) soit refuser de délivrer un permis pour un acte qui, à son avis, serait incompatible avec les objectifs de la protection patrimoniale des biens.
13 (1) Sauf autorisation en vertu d’un permis délivré conformément aux articles 12 ou 14, il est interdit de retirer, ou de tenter de retirer, de la Colombie‑Britannique un objet patrimonial qui est protégé par le paragraphe (2) ou a été enlevé d'un site protégé par le paragraphe (2).
(2) Sauf autorisation en vertu d'un permis délivré conformément aux articles 12 ou 14 ou d'une ordonnance rendue conformément à l’article 14, il est interdit :
a) d’endommager, de profaner ou de modifier un site ou un objet du patrimoine provincial, ou de retirer d’un site ou d’un objet du patrimoine provincial tout objet patrimonial faisant partie de ce site ou objet;
b) d’endommager, de profaner ou de modifier un lieu de sépulture qui a une valeur historique ou archéologique, ou d'en retirer des restes humains ou un objet patrimonial;
c) d’endommager, de modifier, de recouvrir ou de déplacer les peintures ou les gravures rupestres autochtones qui ont une valeur historique ou archéologique;
d) d’endommager, de modifier ou d’enlever un objet patrimonial d'un site qui renferme des artefacts, des vestiges, des éléments matériels ou d'autres preuves physiques de la présence ou de l’industrie humaines avant 1846, ou d’y effectuer des fouilles;
e) d’endommager ou de modifier une épave à valeur patrimoniale ou d'en retirer un objet patrimonial;
f) d’endommager, de modifier ou d’enlever un objet patrimonial d’un site archéologique qui n’est pas par ailleurs protégé par le présent article et pour lequel des normes d’identification ont été établies par règlement, ou d’y effectuer des fouilles;
g) d’endommager, de modifier ou d’enlever un objet patrimonial d’un site qui contient des artefacts, des vestiges, des éléments matériels ou d’autres preuves physiques d’origine inconnue, ou d’y effectuer des fouilles, si le site peut être visé aux alinéas b) à f);
h) d’endommager, de profaner ou de modifier un site ou un objet identifié dans une liste prévue à l’alinéa 4(4)a);
i) d’endommager, d’extraire, de modifier ou d’enlever un objet patrimonial d’un bien qui est visé par une ordonnance prévue au paragraphe 14(4) ou à l’article 16.
. . .
(4) Après avoir donné la possibilité de consulter la Première nation dont l’objet ou le site patrimonial sera touché, le ministre peut,
a) définir l’étendue d’un site visé au paragraphe (2),
b) soustraire un site ou un objet à l’application du paragraphe (2) aux conditions qu’il estime appropriées s’il considère que le site ou l’objet n’a pas une valeur patrimoniale suffisante pour justifier sa conservation.
Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5
88. Sous réserve des dispositions de quelque traité et de quelque autre loi fédérale, toutes les lois d'application générale et en vigueur dans une province sont applicables aux Indiens qui s'y trouvent et à leur égard, sauf dans la mesure où ces lois sont incompatibles avec la présente loi ou quelque arrêté, ordonnance, règle, règlement ou règlement administratif pris sous son régime, et sauf dans la mesure où ces lois contiennent des dispositions sur toute question prévue par la présente loi ou sous son régime.
V. Questions constitutionnelles
30 Le 22 janvier 2001, le Juge en chef formule les questions constitutionnelles suivantes :
(1) L’alinéa 12(2)a) de la Heritage Conservation Act, considéré au regard de l’objet des al. 13(2)c) et d) de la même loi, est‑il en substance une disposition touchant les Indiens ou les terres réservées pour les Indiens, ou une disposition touchant la propriété et, de ce fait, relevant de la compétence exclusive des provinces en vertu du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867?
(2) Si les dispositions contestées de la Heritage Conservation Act relèvent de la compétence provinciale prévue au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, s’appliquent‑elles à l’objet des al. 13(2)c) et d) de la Heritage Conservation Act?
(3) Si les dispositions contestées ne s’appliquent pas aux appelants ex proprio vigore, s’appliquent‑elles néanmoins par l’effet de l’art. 88 de la Loi sur les Indiens?
VI. Les questions en litige
A. La position des parties
31 Toutes les parties conviennent que les lois de protection du patrimoine ou des biens culturels relèvent de la compétence législative provinciale puisqu'elles concernent la propriété et les droits civils dans la province au sens du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. L’intervenant, le procureur général du Canada, en convient mais avec une réserve. Il souligne que certains biens culturels peuvent relever de la compétence fédérale ou que l’exercice de compétences fédérales, non précisées, peuvent les toucher. En l’espèce, il soutient la validité de la loi attaquée par les appelants. Les intimés et tous les intervenants adoptent la même position.
32 Les appelants concèdent que la province peut légiférer en matière de biens culturels, mais contestent la validité de la Loi et son applicabilité aux arbres modifiés se trouvant dans le Kumealon. Ils font essentiellement valoir que des dispositions législatives permettant la modification ou la destruction de biens patrimoniaux autochtones ne relèvent pas des pouvoirs législatifs des provinces, même si ces dernières peuvent validement légiférer sur d'autres objets culturels. Ils soutiennent que les al. 12(2)a) et 13(2)c), qui autorisent le ministre à délivrer des permis permettant de modifier, de détruire ou d'enlever des biens du patrimoine autochtone, ont une incidence sur les pouvoirs législatifs du fédéral sur les affaires indiennes. Les dispositions contestées visent des objets et des sites qui touchent de près à l'identité autochtone. C’est pourquoi elles échappent à la compétence législative de la province. Qui plus est, même si ces dispositions législatives étaient intra vires, selon une analyse purement fondée sur le partage des compétences, les objets autochtones seraient protégés contre leurs effets. Le principe de l’exclusivité des compétences, qui protège les compétences législatives fédérales fondamentales contre les effets de lois provinciales par ailleurs valides, s’appliquerait et rendrait nuls les permis de modification de site délivrés par le ministre.
33 Les appelants reconnaissent que, parfois, l’art. 88 de la Loi sur les Indiens tempère l’application du principe de l’exclusivité des compétences pour les lois provinciales d’application générale. Ils soutiennent toutefois que l’art. 88 ne validerait pas les dispositions législatives en l’espèce parce que la Loi n’est pas d'application générale. Elle prévoit un traitement spécial pour les objets et les sites autochtones. Elle est discriminatoire. L’article 88 doit être interprété de manière à ne pas inclure de lois discriminatoires qui différencient les Premières nations. L’application de l’art. 88 doit respecter la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits, L.R.C. 1985, App. III. Cette approche inaugurerait une méthode d’analyse de l'art. 88 de la Loi sur les Indiens analogue à une analyse selon l’art. 15 de la Charte.
B. La position des intimés
34 Le principal argument des intimés porte sur la question du partage des compétences. Ils affirment que les dispositions contestées font partie d'un régime complet qui est en substance une législation sur la propriété et les droits civils dans la province. Ils soulignent que les permis de modification de site ne s'appliquent pas à des régions comprises dans les réserves indiennes et qu’au moment du litige aucun titre aborigène n’a été établi dans le Kumealon.
35 Le principal effet des dispositions contestées est de réglementer, grâce au processus de délivrance de permis prévu à l’art. 12, des actes pouvant endommager des biens patrimoniaux protégés par le par. 13(2). Les objets patrimoniaux en cause sont des arbres modifiés pour des raisons culturelles.
36 Les intimés soutiennent qu’il s’agit de dispositions provinciales d'application générale qui n’imposent pas de traitement spécial aux Indiens. Il est indubitable que la Loi s’applique uniformément à toutes les personnes se trouvant dans la province. Elle ne perd pas son statut de loi d’application générale du simple fait qu'elle vise des objets patrimoniaux importants pour les peuples autochtones. Ni par leur objet ni par leurs effets, les dispositions contestées de la Loi n’imposent de traitement exceptionnel aux Indiens. Elles s'appliquent à toutes les personnes de la province, autochtones ou non, ainsi qu'à tous les objets et sites patrimoniaux énumérés au par. 13(2) de la Loi. Les intimés affirment que la province possède la compétence législative nécessaire pour réglementer la protection des sites et des objets patrimoniaux dans la province, y compris les sites et les objets patrimoniaux d’origine autochtone. Ce droit de réglementation doit inclure le droit d'imposer des limites à cette protection. En l'absence de toute différenciation interdite des Indiens, les al. 12(2)a) et 13(2)c) et d) relèvent donc du même chef de compétence législative que le reste de la Heritage Conservation Act, savoir « [l]a propriété et les droits civils dans la province ».
37 De l’avis des intimés, toute intrusion dans le champ de compétence fédéral est simplement accessoire et est permise par la Constitution. Les articles 12 et 13 demeurent une partie intégrante du cadre législatif de la Loi. Ils permettent au ministre de soupeser la valeur patrimoniale d'un site ou d'un objet donné par rapport à d'autres intérêts. Ils préservent le pouvoir discrétionnaire ministériel qui est essentiel à l'application pratique de toute législation relative à la protection et à la gestion des biens patrimoniaux.
38 Les intimés prétendent que la compétence fondamentale du fédéral ne s’étend pas à la réglementation des sites ou des objets patrimoniaux en Colombie‑Britannique. On ne peut pas dire qu’une loi provinciale qui réglemente l’ensemble des objets patrimoniaux porte atteinte à une partie intégrante de la compétence primordiale du fédéral sur les Indiens et les terres réservées aux Indiens. En l’espèce, les dispositions contestées ne réglementent pas, dans leur application ou leurs effets juridiques, l'exercice par la bande appelante d’un droit autochtone ni son indianité. Que la Cour décide que les dispositions contestées sont intra vires n’empêche pas les appelants de revendiquer un titre aborigène ou des droits ancestraux sur des arbres ou sur les territoires où se trouvent ces arbres.
39 Les intimés affirment subsidiairement que si la Cour concluait que les dispositions contestées touchent les appelants dans leur indianité, l’al. 12(2)a) et le par. 13(2) de la Loi s’appliqueraient comme loi fédérale par application de l’art. 88 de la Loi sur les Indiens. L’article 88 incorpore dans le droit fédéral les lois provinciales d'application générale qui touchent la compétence fondamentale du fédéral en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 et qui seraient par ailleurs inapplicables aux Indiens en vertu du principe de l'exclusivité des compétences. En fait, le critère de discrimination utilisé par les appelants restreindrait substantiellement l’application de l’art. 88 et ferait du critère des lois d’application générale une analyse des droits plutôt qu’une analyse du partage des compétences. Ce critère ne devrait pas être retenu parce qu’il confond les critères applicables à l’analyse de l’étendue des droits protégés par la Constitution et ceux qui s’appliquent dans l’analyse du partage des compétences.
40 Les intimés invoquent ensuite un argument subsidiaire concernant l’art. 88. Ils soulignent que cette disposition joue un rôle dans le partage des compétences en rendant applicables aux Indiens des lois provinciales qui, autrement, ne leur seraient pas applicables parce qu’elles touchent leur indianité. Rien dans la preuve soumise à la Cour n’indique que les dispositions contestées sont une tentative déguisée de la province d’imposer un traitement particulier aux sites ou objets patrimoniaux d’origine autochtone. La thèse des appelants contrevient au principe bien établi selon lequel le fait qu'une loi puisse avoir des répercussions différentes sur les personnes auxquelles elle s’applique n'empêche pas en soi la loi d’être d’application générale. Même si on pouvait affirmer que l’al. 12(2)a) de la Loi touche des droits ancestraux ou des droits ancestraux sur des biens culturels, il conserve néanmoins sa nature de disposition législative provinciale d’application générale s’appliquant aux Indiens en vertu de l’art. 88 de la Loi sur les Indiens.
41 Les principales questions en litige ont donc été clairement exposées par les parties et dans les questions constitutionnelles. La Cour doit tout d’abord examiner la substance de la législation. Trois sous‑questions se posent à cet égard. Tout d’abord, les al. 12(2)a) et 13(2)c) et d) empiètent‑ils sur un chef de compétence fédérale et, le cas échéant, dans quelle mesure? Ensuite, si tel est le cas, font‑ils néanmoins partie d'une législation valide? À l'étape suivante de l'analyse, il faut examiner si les dispositions contestées sont suffisamment intégrées au régime. Si la réponse est affirmative, nous pouvons ensuite examiner le principe de l'exclusivité des compétences et, si besoin est, l'art. 88 de la Loi sur les Indiens. Avant d'aborder ces points, je vais examiner le régime de conservation du patrimoine adopté en Colombie‑Britannique et analyser certaines questions de preuve relatives aux droits revendiqués par les appelants.
C. Législation sur la conservation du patrimoine en Colombie‑Britannique
42 La Heritage Conservation Act vise à établir une protection générale et complète du patrimoine culturel de la Colombie‑Britannique. L’histoire de la province montre que son patrimoine culturel est dans la grande majorité des cas d’origine autochtone, remontant souvent à l’époque préeuropéenne ainsi qu’à la période antérieure aux premiers établissements non autochtones et à la création des colonies britanniques sur l’île de Vancouver et sur le continent. Cette loi a été adoptée dans le but de conserver et de protéger toutes les formes de biens, d’objets et d’artefacts culturels ainsi que tous les sites qui, en Colombie‑Britannique, ont une valeur patrimoniale pour l’ensemble de la province, pour une collectivité ou pour un peuple autochtone, comme cela ressort, par exemple, de la définition d’« objet patrimonial » dans la Loi : [traduction] « Un bien personnel, désigné ou non, qui a une valeur patrimoniale pour la Colombie‑Britannique, pour une collectivité ou pour un peuple autochtone ».
43 La Loi traite de diverses manières de l’importance du patrimoine culturel des Premières nations. L’article 4 prévoit la conclusion d’accords avec les Premières nations pour la préservation de sites et d’artefacts autochtones. L’article 8 énonce un principe essentiel pour l’interprétation et la mise en œuvre de la Loi, qui vise à protéger les droits ancestraux ou issus de traités des Premières nations :
[traduction] Il est entendu que les dispositions de la présente loi ou d’un accord conclu en vertu de l’article 4 n’ont pas pour effet de porter atteinte aux droits ancestraux ou issus de traités d'une Première nation ou d'un peuple autochtone.
44 Les considérations relatives aux questions autochtones doivent être analysées à la plupart des étapes de la procédure administrative d’application de la Loi. Par exemple, pour que des terres puissent être désignées comme site patrimonial, un préavis doit être donné aux Premières nations dont le territoire traditionnel inclut ces terres. L’article 13 prévoit une protection générale contre la modification de sites ou d’objets en usage avant 1846 qui font habituellement partie du patrimoine culturel des Premières nations de la Colombie‑Britannique (voir l’al. 13(2)d)).
45 D’après la Loi, la culture des Premières nations fait partie du patrimoine de l’ensemble des résidents de la Colombie‑Britannique. Elle doit être protégée non seulement comme élément essentiel de la mémoire collective ressortissant à l’histoire et à l’identité des Premières nations, mais aussi comme élément du patrimoine commun de tous les habitants de la Colombie‑Britannique. La Loi prévoit une protection là où il n’en existait pas auparavant. Dans le même temps, les régimes de conservation du patrimoine comme la Loi doivent établir un équilibre entre la conservation et d’autres intérêts sociaux, qui peuvent nécessiter la destruction d’objets ou de sites patrimoniaux après un examen minutieux par le ministre. Le passage du temps, la nature ainsi que des événements imprévisibles peuvent détruire un site ou un objet ou rendre sa conservation impossible. D’autres besoins et d’autres considérations peuvent surgir et exiger une évaluation de la nature et de l’importance d’un site ou d’un objet culturel. Les régimes de conservation doivent donc aussi traiter de questions d’enlèvement et de destruction. C’est ce dont il est question ici. Le pouvoir d’ordonner la modification ou même la destruction d'un bien culturel excède‑t‑il les pouvoirs de la province lorsqu'il touche des objets culturels autochtones?
D. Problèmes de preuve
46 Les questions constitutionnelles ne doivent pas être examinées dans un vide factuel. Même dans une affaire de partage des compétences, des droits doivent être revendiqués et leur fondement factuel démontré. En l’espèce, les appelants font valoir que l’importance des arbres modifiés touche au cœur même de leur identité et de leurs valeurs culturelles. Ils s’appuient sur cette affirmation pour plaider que les dispositions contestées de la Loi empiètent sur un chef de compétence fédérale. C’est pourquoi la nature et la qualité de la preuve produite devront être évaluées et analysées. Même si la présente espèce demeure une affaire de partage des compétences, les commentaires de madame le juge en chef McLachlin sur les normes et les problèmes de preuve dans les affaires de droit autochtone, dans Mitchell c. M.R.N., [2001] 1 R.C.S. 911, 2001 CSC 33, sont à propos. Dans ces affaires, une preuve orale des valeurs, coutumes et pratiques autochtones est nécessaire et pertinente. Elle doit être appréciée avec sensibilité et dans la compréhension des traditions d'une civilisation qui est restée essentiellement orale avant et après les premiers contacts avec les Européens, lesquels ont apporté avec eux leur tradition de recourir à des documents juridiques et à des archives. Néanmoins, ce type de preuve doit être évalué comme les autres. Les revendications doivent être établies selon la prépondérance des probabilités par une preuve convaincante (Mitchell, par. 39, le juge en chef McLachlin). « Des preuves éparses, incertaines et équivoques ne peuvent établir le bien‑fondé d’une revendication . . . » (Mitchell, par. 51, le juge en chef McLachlin).
47 Dans l’examen de la preuve en l’espèce, nous devons garder à l’esprit ces commentaires. Les appelants ont tenté de minimiser l’importance et la pertinence de cette question en soulignant que la Cour n’était pas saisie d’une réclamation de titre aborigène ou de droits ancestraux. Comme je le dis plus haut, il faut établir les faits pour démontrer en l’espèce qu’il existe un conflit entre les pouvoirs législatifs fédéral et provincial. À cet égard, le fondement factuel de la réclamation paraît faible.
48 En l’espèce, la réclamation des appelants porte sur ce que les archéologues appellent des arbres modifiés pour des raisons culturelles. Il ressort de la preuve qu'on trouve un grand nombre de ces arbres en Colombie‑Britannique. Chaque année, des milliers sont signalés et enregistrés en Colombie‑Britannique auprès de la division d’archéologie du ministère. Pour le ministère, les arbres modifiés sont des arbres qui portent les marques d’une intervention autochtone passée dans le cadre d’utilisations traditionnelles autochtones. Certains ont été dépouillés de leur écorce. Des morceaux ou des fragments d'arbres ont été prélevés pour fabriquer des outils ou des canots. La sève des arbres peut avoir été recueillie. Il semble que l’identification des arbres modifiés soit un processus complexe. Parfois, les modifications sont l’œuvre de la nature. À l’occasion, les modifications peuvent avoir été faites par des non autochtones. Par conséquent, pour identifier les véritables arbres modifiés, les archéologues ont élaboré des directives « pratiques » complexes. Dans certains cas, ces directives sont insuffisantes, et il faut prélever un échantillon ou même abattre un arbre pour déterminer s’il s’agit d’un arbre modifié. Dans le présent pourvoi, les arbres modifiés que les archéologues ont été en mesure d’identifier ont été généralement catégorisés soit comme arbres dépouillés d’une partie de leur écorce soit comme arbres abattus par des autochtones.
49 De plus, une question échappe, jusqu’à maintenant, aux connaissances archéologiques. Même si on a la preuve d’une intervention autochtone, il est quasi impossible de dire quel groupe autochtone a modifié les arbres (voir le juge Braidwood, par. 30). En l’espèce, les arbres se trouvent dans une région faisant l’objet des revendications contradictoires de la bande et d’un autre groupe, les Lax Kw’alaams qui, comme les appelants, appartiennent aussi au conseil tribal Tsimshian. Le deuxième groupe a accepté le plan de gestion forestière proposé par Interfor et approuvé par le ministre.
50 À l’appui de leurs revendications, les appelants affirment qu'il faut laisser sur pied les arbres modifiés afin de préserver la preuve de leur patrimoine culturel, y compris du travail, des activités et des efforts de leurs ancêtres. En fait, les appelants soutiennent que les arbres modifiés sont la seule trace physique de leur héritage. Malheureusement, la preuve étayant ces prétentions est mince. À l’exception de l’affidavit souscrit par le chef Hill, il y a très peu de preuve des liens entre ces arbres du Kumealon et la culture de la bande. À cet égard, selon la preuve, le cabinet d’archéologues engagé par Interfor a identifié ces arbres et a informé les appelants de leur existence. C’est dans ce contexte factuel, avec ses lacunes particulières, qu’il faut maintenant examiner les questions constitutionnelles.
E. La question du partage des compétences
51 La Constitution du Canada ne confère pas de pouvoir exprès sur la « culture » en tant que telle. La plupart des litiges constitutionnels en matière culturelle ont pris naissance dans le contexte des droits concernant la langue et l’enseignement. Toutefois, les provinces font face aussi à des problèmes et des intérêts culturels plus vastes et plus diversifiés. De plus, le gouvernement fédéral intervient dans les activités culturelles de ce pays par l’exercice de ses vastes pouvoirs sur les communications et la création d’institutions culturelles dont il assure le financement. Par conséquent, les questions culturelles doivent être analysées dans leur contexte, selon les sources pertinentes de compétence législative. En l’espèce, les questions soulevées par les parties concernent l'utilisation et la protection de la propriété dans la province. La Loi impose des limites aux droits de propriété dans la province pour des raisons d’importance culturelle. À première vue, il semblerait s’agir d’une compétence provinciale visée par le par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce point de vue doit être vérifié par une analyse de la substance de la loi afin d'examiner les liens existant entre les dispositions contestées et la compétence fédérale sur les affaires indiennes.
F. Le « caractère véritable » ou la substance des dispositions de la Heritage Conservation Act
52 Toute analyse du partage des compétences commence par la caractérisation de la loi contestée afin de déterminer le chef de compétence dont elle relève. C’est ce qu’on appelle communément l’analyse « du caractère véritable » (voir les commentaires du juge en chef Lamer dans R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 998). En caractérisant la disposition contestée, on peut déterminer si le législateur était habilité par la Constitution à l’adopter.
53 L’analyse du caractère véritable porte à la fois (1) sur l’objet de la législation et (2) sur ses effets. Premièrement, pour déterminer l’objet de la législation, la Cour peut examiner tant la preuve intrinsèque, telles les dispositions énonçant les objectifs généraux, que la preuve extrinsèque, tels le Hansard ou les comptes rendus des comités parlementaires.
54 Deuxièmement, dans son analyse de l’effet de la législation, la Cour peut examiner à la fois son effet juridique et son effet pratique. Autrement dit, elle examine tout d’abord les effets directs des dispositions de la loi elle‑même, puis les effets « secondaires » de son application : voir R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, p. 482-483. Le juge Iacobucci donne quelques exemples de cette démarche dans Global Securities Corp. c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), [2000] 1 R.C.S. 494, 2000 CSC 21, par. 23 :
Les effets de la mesure législative peuvent également être pertinents pour déterminer si elle est valide, dans la mesure où ils en révèlent le caractère véritable. Par exemple, dans l'arrêt Saumur c. City of Quebec, [1953] 2 R.C.S. 299, la Cour a invalidé un règlement municipal qui interdisait la distribution de tracts, pour le motif qu’il avait été appliqué de façon à supprimer les opinions religieuses des Témoins de Jéhovah. De même, dans Attorney-General for Alberta c. Attorney-General for Canada, [1939] A.C. 117, le Conseil privé a invalidé une loi qui imposait une taxe aux banques, pour le motif que les effets de cette taxe étaient si graves que l’objet véritable de la loi ne pouvait qu’être lié aux opérations bancaires et non à la taxation. Cependant, de simples effets accessoires ne rendent pas inconstitutionnelle une loi par ailleurs intra vires.
55 Les parties en l’espèce ne s’entendent pas sur la méthode d’analyse du caractère véritable lorsque la contestation vise non pas la loi dans son ensemble mais simplement une partie de celle‑ci. Les appelants insistent plus sur la caractérisation des dispositions elles‑mêmes, en dehors du contexte de l’ensemble de la Loi. Les intimés et les intervenants adoptent le point de vue opposé, mettant davantage l’accent sur la substance de la Loi prise dans son ensemble. Les parties ne sont pas d’accord non plus sur l’ordre dans lequel l’analyse doit être faite : les appelants estiment qu’il faut d'abord examiner la disposition contestée tandis que les intimés et les intervenants préfèrent examiner la Loi en premier.
56 À mon avis, dans un tel cas, il convient d’examiner tout d'abord les dispositions contestées. Cette règle est formulée par le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans Procureur général du Canada Ltée c. Transports Nationaux du Canada Ltée, [1983] 2 R.C.S. 206, p. 270-271 (cité par le juge en chef Dickson dans General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641, p. 665) :
Il est évident au départ qu’une disposition inconstitutionnelle ne sera pas sauvée par son insertion dans une loi par ailleurs valide, même si cette loi comporte un système de réglementation établi en vertu de la compétence générale en matière d'échanges et de commerce que confère le par. 91(2). La bonne méthode, lorsque l'on doute que la disposition contestée ait la même caractérisation constitutionnelle que la loi dont elle fait partie, est de prendre pour point de départ ladite disposition plutôt que de commencer par démontrer la validité de la loi dans son ensemble. Je ne crois pas toutefois que cela signifie qu’il faille interpréter isolément la disposition en cause. Si l'argument de validité constitutionnelle se fonde sur la prétention que la disposition contestée fait partie d'un système de réglementation, il semblerait alors nécessaire de l’interpréter dans son contexte. Si, en fait, elle peut être considérée comme faisant partie d’un tel système, il faudra alors examiner la constitutionnalité de ce système dans son ensemble.
57 Dans un arrêt antérieur, MacDonald c. Vapor Canada Ltd., [1977] 2 R.C.S. 134 (cité par le juge en chef Dickson dans General Motors of Canada, p. 665), le juge en chef Laskin avait adopté ce même point de vue mais le formulait différemment, au sujet d’une analyse d'un article de la Loi sur les marques de commerce (à la p. 159) :
Si [la disposition contestée] est valide en soi, [elle] n’a pas besoin d’autre appui. Sinon, sa constitutionnalité est susceptible de venir du contexte où [elle] a le caractère de disposition additionnelle servant à renforcer d'autres dispositions d'une validité incontestable.
58 Le juge en chef Dickson propose dans General Motors of Canada, p. 666‑669, une analyse en trois temps pour déterminer le caractère véritable d’une disposition contestée. Le juge Iacobucci cite et adopte cette démarche dans Global Securities, précité, par. 19 :
Même si l’arrêt GM Canada lui‑même portait sur une mesure législative fédérale, le juge en chef Dickson a affirmé très clairement, à la p. 670, que la même analyse s’appliquait pour décider de la constitutionnalité d'une mesure législative provinciale. Voici ce qu’il a dit au sujet de la première étape (aux pp. 666 et 667) :
La première étape devrait consister à se demander si et dans quelle mesure il est possible de dire que la disposition contestée empiète sur les pouvoirs de la province. Si on ne peut affirmer que la disposition empiète sur ceux‑ci, c'est‑à‑dire si, de par son caractère véritable, elle relève du droit fédéral, et que la loi à laquelle elle se rattache est constitutionnelle (ou si la disposition peut être séparée de la loi ou si elle se rattache à une partie de la loi qui peut être séparée et valide du point de vue constitutionnel), il n’est alors plus nécessaire de poursuivre l’analyse.
Si, par contre, la disposition contestée ne relève pas, de par son caractère véritable, des pouvoirs que la Constitution confère à la législature qui l’a adoptée, la cour doit se demander si elle fait néanmoins partie d'un régime législatif valide. Dans l'affirmative, il y a lieu, à la troisième étape, de confirmer la validité de la disposition contestée si cette disposition est suffisamment intégrée au régime législatif valide.
À mon avis, on peut reformuler l’analyse du juge en chef Dickson de la façon suivante :
1. Les dispositions contestées empiètent‑elles sur une compétence fédérale et dans quelle mesure?
2. Si les dispositions contestées empiètent sur une compétence fédérale, font‑elles néanmoins partie d’un régime législatif provincial valide?
3. Si les dispositions contestées font partie d’un régime législatif provincial valide, y sont‑elles suffisamment intégrées?
Dans le reste de la présente partie, je vais examiner ces questions et appliquer cette méthode d’analyse au présent pourvoi.
G. Objet de l’analyse des dispositions
59 La première étape de l’analyse exige une caractérisation des dispositions contestées prises isolément, grâce à l’examen de leur objet et de leur effet. Je reproduis à nouveau le texte des al. 12(2)a) et 13(2)c) et d) :
12 . . .
(2) Le ministre peut
a) soit délivrer un permis autorisant un acte mentionné à l’article 13, . . .
13 . . .
(2) Sauf autorisation en vertu d’un permis délivré conformément aux articles 12 ou 14 ou d'une ordonnance rendue conformément à l’article 14, il est interdit :
. . .
c) d’endommager, de modifier, de recouvrir ou de déplacer les peintures ou les gravures rupestres autochtones qui ont une valeur historique ou archéologique;
d) d’endommager, de modifier ou d’enlever un objet patrimonial d'un site qui renferme des artefacts, des vestiges, des éléments matériels ou d'autres preuves physiques de la présence ou de l’industrie humaines avant 1846, ou d’y effectuer des fouilles; . . .
60 Les alinéas 13(2)c) et d) ont pour but d’empêcher que certains objets du patrimoine autochtone soient endommagés, modifiés ou enlevés. Autrement dit, l’objet de ces alinéas est la préservation du patrimoine, en particulier du patrimoine des peuples autochtones de la Colombie‑Britannique. Cette protection s’étend à toutes les peintures ou les gravures rupestres autochtones qui ont une valeur historique ou archéologique ainsi qu'aux objets patrimoniaux tels les artefacts, les vestiges, les éléments matériels ou autres preuves physiques de la présence ou de l’industrie humaines avant 1846, c’est‑à‑dire presque exclusivement des artefacts culturels autochtones.
61 Par contre, l’al. 12(2)a) confère au ministre chargé de l’application de la Loi dans son ensemble le pouvoir discrétionnaire de délivrer un permis permettant de faire ce qui est interdit par les al. 13(2)c) et d). En d’autres termes, cet alinéa tempère la protection absolue par ailleurs prévue par les al. 13(2)c) et d).
62 L’objet d’une telle disposition semble évident lorsqu’on examine de façon générale la législation sur la conservation du patrimoine et son application particulière en Colombie‑Britannique. Aucun régime de conservation du patrimoine ne peut prévoir la protection absolue de tous les objets ou sites qui ont une certaine valeur historique, archéologique ou culturelle pour une société. Accorder une protection aussi absolue équivaudrait à figer une société à un moment donné dans le temps. Il deviendrait impossible d'enlever, par exemple, des constructions ou des artefacts ayant une valeur patrimoniale qui représentent néanmoins un risque pour la santé publique ou qui mettent des vies en danger. Dans d’autres cas, la valeur de la préservation d’un objet peut être largement surpassée par l'avantage qui pourrait découler de l'autorisation de l'enlever ou de le détruire pour atteindre un objectif auquel la société attache une plus grande valeur. On ne peut nier que les al. 12(2)a) et 13(2)c) pourraient parfois porter atteinte à des intérêts autochtones. Comme nous le verrons plus loin, ces alinéas font partie d’un régime soigneusement équilibré. Comme le recommande la Cour dans Delgamuukw, ce régime est hautement adapté aux intérêts culturels autochtones. Dans le même temps, il semble établir un équilibre approprié entre les intérêts autochtones et les intérêts non autochtones. Il faut soigneusement tenir compte des intérêts autochtones à chaque étape des procédures instaurées par la Loi. Ils constituent clairement dans la Loi une partie essentielle des intérêts à préserver ainsi que de l’héritage culturel de la Colombie‑Britannique et de l’ensemble des Premières nations.
63 Par conséquent, tout régime de conservation du patrimoine comporte inévitablement des dispositions permettant des exceptions à la protection générale conférée par la législation. Ces dispositions permettent d'établir un équilibre entre des objectifs sociaux opposés.
H. Effets des dispositions
64 Après l’objet des dispositions, j'examine leurs effets. Les alinéas 12(2)a) et 13(2)c) et d) confèrent au ministre le pouvoir discrétionnaire de permettre la modification ou l’enlèvement d’objets du patrimoine autochtone. Aucune preuve du nombre total d’objets du patrimoine autochtone susceptibles d’être visés par la législation n'a été soumise, ni du nombre de fois que le ministre a exercé ce pouvoir discrétionnaire pour permettre l’enlèvement ou la destruction d’objets du patrimoine autochtone de tout genre. Nous savons seulement qu’en l’espèce, le permis délivré à l’intimée Interfor lui permettait d’abattre 40 des quelque 120 arbres modifiés sur pied dans les sept secteurs précisés. L’effet pratique, en l’espèce du moins, est de permettre la destruction d'objets que l’on dit appartenir au patrimoine Kitkatla (bien qu’il n’y ait aucune preuve précise que les 40 arbres modifiés en cause ont réellement été modifiés par des membres de la bande Kitkatla dans le passé), tout en empêchant la modification et l'abattage de 80 arbres modifiés. De plus, tous les arbres modifiés dont l'abattage est permis doivent être catalogués et inscrits dans des archives. En d’autres mots, les dispositions ont pour effet d'établir un équilibre entre le besoin et le désir de préserver le patrimoine autochtone et le besoin et le désir de promouvoir l’exploitation des ressources naturelles de la Colombie‑Britannique.
I. Effet sur les pouvoirs fédéraux
65 Après l’analyse de l’objet et des effets de la législation afin de caractériser les dispositions contestées, la Cour doit déterminer si la substance des al. 12(2)a) et 13(2)c) et d) relève d’un chef de compétence provinciale ou au contraire d'un chef de compétence fédérale. Si la Cour conclut que ces dispositions constituent des mesures de conservation du patrimoine ayant pour but d'établir un équilibre entre le besoin de préserver le passé et celui de permettre l’exploitation actuelle des ressources naturelles, elles relèvent alors clairement de la compétence conférée aux provinces par le par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 sur la propriété et les droits civils dans la province.
66 Par contre, on ne peut échapper au fait que les dispositions contestées touchent directement l’existence d’objets du patrimoine autochtone, ce qui soulève la question de savoir si elles concernent en fait les Indiens et les terres réservées aux Indiens, une compétence fédérale en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans son analyse de la question, la Cour doit évaluer un certain nombre de facteurs. Premièrement, elle doit se rappeler le principe fondamental selon lequel les lois provinciales peuvent s’appliquer aux peuples autochtones; les Premières nations ne sont pas des enclaves du pouvoir fédéral dans une mer de compétences provinciales : voir Cardinal c. Procureur général de l’Alberta, [1974] R.C.S. 695. Une disposition législative n’excède pas la compétence de la province du simple fait qu’on y trouve le mot « autochtone ».
67 Deuxièmement, il est clair qu’une loi prévoyant un traitement spécial pour les peuples autochtones excède la compétence de la province : voir Four B Manufacturing Ltd. c. Travailleurs unis du vêtement d’Amérique, [1980] 1 R.C.S. 1031. Par exemple, on a jugé qu'une loi qui touchait le statut d'Indien d'enfants adoptés excédait la compétence de la province : voir Parents naturels c. Superintendent of Child Welfare, [1976] 2 R.C.S. 751. De même, des lois qui visaient à définir l’accès des Indiens à des terres pour y chasser excédaient la compétence des provinces parce qu’elles imposaient un traitement particulier aux Indiens : voir Sutherland, précité; Moosehunter c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 282. De plus, les lois provinciales ne doivent pas porter atteinte au statut ou aux droits des Indiens : voir Kruger c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 104, p. 110; Dick, précité, p. 323‑324.
68 Néanmoins, il ne faut pas confondre traitement différentiel et effet disproportionné. Le juge Dickson dit dans Kruger, p. 110, que « le fait qu’[une loi] soit plus lourde de conséquences à l’égard d’une personne que d’une autre ne l’empêche pas, pour autant, d’être une loi d’application générale ».
69 En l’espèce, on ne peut pas dire que les dispositions contestées imposent un traitement différent aux peuples autochtones, du moins d’un certain point de vue. Elles interdisent à quiconque, et non seulement aux peuples autochtones, de faire les actes indiqués et elles exigent que toute personne, et non seulement les peuples autochtones, qui désire faire l’un des actes interdits en demande l’autorisation au ministre. Sous cet angle, les dispositions contestées traitent tout le monde de la même façon. L’effet disproportionné des dispositions contestées est attribuable au fait que ce sont les peuples autochtones qui ont produit, et de loin, le plus grand nombre d’objets patrimoniaux en Colombie‑Britannique. Ces peuples résident en Colombie‑Britannique depuis des milliers d’années; les autres habitants de cette province n’y sont arrivés qu’au cours des deux cents dernières années.
70 Une objection plus sérieuse est soulevée quant à la question de savoir si la permission de détruire des objets du patrimoine autochtone porte atteinte au statut ou aux droits des Indiens. L’argument des appelants vise à placer ces droits culturels, au même titre que les droits ancestraux, dans l’« essentiel de l’indianité », Delgamuukw, précité, par. 181. Toutefois, comme je le dis plus haut, les appelants ont produit peu de preuves des rapports existant entre les arbres modifiés et la culture Kitkatla dans cette région. Les appelants soutiennent que les objets du patrimoine autochtone ont une place importante dans l’identité et la culture autochtones, une place que n’ont pas les objets du patrimoine non autochtone dans l’identité non autochtone. Par conséquent, font‑ils valoir, le traitement imposé est plus sévère pour les peuples autochtones. Je rejetterais cet argument. Comme la culture autochtone occupe une place prédominante dans l’histoire de la Colombie‑Britannique, les sites et objets protégés du patrimoine non autochtone sont moins nombreux que les sites et objets protégés du patrimoine autochtone. Le processus légal d’obtention d’un permis fait rempart contre la destruction ou la modification des biens patrimoniaux. Lorsqu’on examine la protection relative accordée aux objets du patrimoine autochtone et à ceux du patrimoine non autochtone, on constate que le traitement reçu par les deux groupes est le même et qu’il est en fait plus favorable, dans un certain sens, aux peuples autochtones.
71 Quoi qu’il en soit, il faut se rappeler que la Loi ne peut pas s'appliquer à un objet ou à un site du patrimoine autochtone qui est visé par des droits ou des titres ancestraux ou issus de traités, par l’effet du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et de l’art. 8 de la Loi (et, par implication, du par. 12(7) de la Loi qui prévoit qu'un permis ne confère pas le droit de modifier ou d'enlever un objet sans le consentement de la partie qui possède un titre sur l’objet ou sur le site où se trouve l’objet). La Loi est modelée, du fait de sa conception ou de l’application du droit constitutionnel, de façon à ne pas porter atteinte aux droits établis des peuples autochtones, une protection qui ne s'étend à aucun autre groupe. Dans l’ensemble, je suis donc d'avis que les al. 12(2)a) et 13(2)c) et d) de la Loi sont des dispositions législatives provinciales valides et qu’elles n’imposent pas de traitement particulier aux peuples autochtones ni ne portent atteinte à leur statut ou à leurs droits en tant qu’Indiens.
72 Il convient de souligner que le procureur général du Canada est intervenu à l'appui de la Colombie‑Britannique en l’espèce. Dans SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 19‑20, le juge en chef Dickson commente l’importance d'une telle intervention dans un litige constitutionnel concernant le partage des pouvoirs législatifs :
Selon moi, un point qu’il convient de souligner et auquel il faut attacher une certaine importance est non seulement l’existence d’une loi fédérale semblable, mais aussi le fait que le gouvernement fédéral est intervenu dans ce pourvoi pour appuyer la loi ontarienne. Les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 relatives au partage des pouvoirs ne s’adressent pas exclusivement aux gouvernements fédéral et provinciaux. Elles établissent des lignes de démarcation qui intéressent tous les Canadiens et auxquels ceux‑ci peuvent se fier. Par conséquent, le fait que le fédéral et les provinces s'entendent sur une ligne de démarcation précise entre leurs champs de compétence respectifs n’est pas concluant quant à cette ligne de démarcation. J'estime néanmoins que la Cour devrait se montrer particulièrement réticente à invalider une loi provinciale lorsque le gouvernement fédéral n’en conteste pas la validité ou, comme c’est le cas en l’espèce, lorsqu’il va même jusqu'à intervenir pour appuyer cette loi et qu’il a lui‑même adopté une loi fondée sur le même point de vue constitutionnel que celui adopté par l’Ontario. [Soulignement supprimé.]
73 C'est essentiellement le cas en l’espèce : le procureur général du Canada est intervenu pour appuyer le point de vue du gouvernement de la Colombie‑Britannique sur son droit de légiférer dans ce domaine. Bien que cela ne tranche pas la question, comme le dit le juge en chef Dickson, la Cour devrait se montrer prudente avant de conclure que les dispositions contestées excèdent la compétence de la province.
J. Prépondérance et pouvoirs fédéraux
74 La doctrine de la prépondérance ne semble pas applicable en l’espèce puisqu’aucune loi fédérale valide ne régit le même domaine. La Loi sur les Indiens comporte des dispositions visant la conservation du patrimoine autochtone, mais elles se limitent aux objets se trouvant sur les terres des réserves. Comme je le souligne plus haut, la Heritage Conservation Act ne s’applique pas aux sites ou objets du patrimoine autochtone qui sont visés par des droits ou des titres ancestraux ou issus de traités en vertu du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 ainsi que de l'art. 8 de la Loi elle‑même, qui est déclaratoire. De toute façon, les arbres modifiés en cause ici ne se trouvent pas dans une réserve indienne, mais sur une terre de la Couronne.
75 Je conclus donc qu’il n’y a aucun empiétement sur un chef de compétence fédérale. Il n’a pas été démontré qu’une atteinte ait été portée aux valeurs fondamentales de l’indianité, qui mettrait en cause le pouvoir fédéral sur les affaires indiennes et les Premières nations au Canada. Les dispositions font partie d'un régime législatif provincial valide. La législature les a étroitement intégrées à ce régime législatif. Les dispositions protègent désormais les intérêts autochtones dans un cas où, auparavant, les propriétaires fonciers et les entreprises commerciales auraient pu les négliger en l’absence de preuve de l’existence d’un droit constitutionnel.
76 La Loi vise à doter le gouvernement provincial d’un moyen de protéger les objets du patrimoine tout en préservant sa capacité de faire des exceptions lorsque le développement économique ou d'autres valeurs l’emportent sur la valeur patrimoniale des objets en cause. En Colombie‑Britannique, cela signifie généralement que le gouvernement provincial doit trouver un équilibre entre la nécessité d’exploiter les ressources naturelles de la province, notamment ses immenses réserves de bois d’œuvre, afin de maintenir une économie viable permettant d’assurer la subsistance de la population de la province, et la nécessité de préserver toutes sortes d'objets et de sites du patrimoine culturel et historique de la province. Étant donné la nette prédominance des objets du patrimoine autochtone dans la province et, dans ce cas particulier, l’ubiquité des arbres modifiés, une législation qui chercherait à établir un tel équilibre mais qui ne viserait pas à l’étendre aux objets et aux sites du patrimoine autochtone manquerait — et de loin — son objectif, si en fait elle n’annulait pas à de nombreux égards les objectifs de la Loi.
77 Vu cette conclusion, il est inutile d’examiner le principe de l’exclusivité des compétences. Il ne s’appliquerait que si la législation provinciale touchait à l’essentiel du pouvoir fédéral. (Voir Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, par. 81; Delgamuukw, précité, par. 177‑178, le juge en chef Lamer.) Dans ces circonstances, rien ne justifie une analyse du principe régissant l’application de l’art. 88 de la Loi sur les Indiens.
VII. Conclusion et dispositif
78 Il est sûrement possible que, dans certains cas, les biens et les sites patrimoniaux soient un élément essentiel de l’identité collective d’un peuple. Il se peut très bien que, dans une affaire future, un élément du patrimoine culturel d'une Première nation touche à l’essentiel de son identité de manière à affecter le pouvoir du fédéral sur les affaires indiennes et l’applicabilité de la législation provinciale. Le pourvoi ne soulève pas ce type de questions étant donné la faiblesse de la preuve soumise et les principes régissant le partage des compétences au Canada. Dans les circonstances de l'espèce, les dispositions en litige, vues dans leur ensemble, accroissent la protection du patrimoine culturel autochtone et, en fait, préservent l’existence et la mémoire des objets culturels en cause, sans mettre en péril les valeurs fondamentales qui définissent l’identité des appelants en tant qu’Indiens. Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi, sans dépens. Les questions constitutionnelles reçoivent les réponses suivantes :
(1) L’alinéa 12(2)a) de la Heritage Conservation Act, considéré au regard de l’objet des al. 13(2)c) et d) de la même loi, est‑il en substance une disposition touchant les Indiens ou les terres réservées pour les Indiens, ou une disposition touchant la propriété et, de ce fait, relevant de la compétence exclusive des provinces en vertu du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867?
Réponse : L’alinéa 12(2)a) de la Heritage Conservation Act, considéré au regard de l'objet des al. 13(2)c) et d) de la même loi, est en substance une disposition relevant de la compétence législative de la province en vertu du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867.
(2) Si les dispositions contestées de la Heritage Conservation Act relèvent de la compétence provinciale prévue au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, s’appliquent‑elles à l’objet des al. 13(2)c) et d) de la Heritage Conservation Act?
Réponse : Oui.
(3) Si les dispositions contestées ne s’appliquent pas aux appelants ex proprio vigore, s’appliquent‑elles néanmoins par l’effet de l’art. 88 de la Loi sur les Indiens?
Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
Pourvoi rejeté.
Procureurs des appelants : Woodward & Company, Victoria.
Procureurs des intimés le ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture et le procureur général de la Colombie‑Britannique : Fuller, Pearlman, McNeil, Victoria.
Procureurs de l’intimée International Forest Products Limited : Borden Ladner Gervais, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Le ministère de la Justice, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le ministère du Procureur général, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Le procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Le ministère de la Justice, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Le ministère de la Justice, Edmonton.
Procureurs de l’intervenant Council of Forest Industries : Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Truck Loggers Association : Davis & Company, Vancouver.