COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457
Date : 20101222
Dossier : 32750
Entre :
Procureur général du Canada
Appelant
et
Procureur général du Québec
Intimé
- et -
Procureur général du Nouveau-Brunswick,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta, Michael Awad,
Conférence des évêques catholiques du Canada
et Alliance évangélique du Canada
Intervenants
Traduction française officielle : Motifs de la juge en chef McLachlin et motifs du juge Cromwell
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 156)
Motifs de jugement conjoints :
(par. 157 à 281)
Motifs de jugement :
(par. 282 à 294)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie, Fish et Charron)
Les juges LeBel et Deschamps (avec l’accord des juges Abella et Rothstein)
Le juge Cromwell
Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457
Procureur général du Canada Appelant
c.
Procureur général du Québec Intimé
et
Procureur général du Nouveau‑Brunswick,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta, Michael Awad,
Conférence des évêques catholiques du Canada
et Alliance évangélique du Canada Intervenants
Répertorié : Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée
No du greffe : 32750.
2009 : 24 avril; 2010 : 22 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Gendreau, Chamberland et Rayle), 2008 QCCA 1167, [2008] R.J.Q. 1551, 298 D.L.R. (4th) 712, [2008] J.Q. no 5489 (QL), 2008 CarswellQue 5365, dans l’affaire du renvoi sur la question de savoir si certains articles de la Loi sur la procréation assistée excèdent la compétence du Parlement du Canada. Pourvoi accueilli en partie.
René LeBlanc, Peter W. Hogg et Glenn Rivard, pour l’appelant.
Jocelyne Provost et Maude Randoin, pour l’intimé.
Gaétan Migneault, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
Graeme G. Mitchell, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Lillian Riczu et Randy Steele, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Argumentation écrite seulement pour l’intervenant Michael Awad.
Argumentation écrite seulement par William J. Sammon, Don Hutchinson et Faye Sonier pour les intervenantes la Conférence des évêques catholiques du Canada et l’Alliance évangélique du Canada.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish et Charron rendus par
La Juge en chef —
I. Introduction
[1] Chaque génération est aux prises avec des problèmes moraux particuliers et elle s’en remet traditionnellement au droit criminel pour trouver des solutions. Parmi les principaux problèmes éthiques auxquels se confronte la génération actuelle, il y a ceux liés à la procréation médicalement assistée — la création artificielle de la vie humaine. Dans l’exercice de sa compétence en droit criminel, le Parlement a adopté une loi pour y parer. Dans le présent pourvoi, notre Cour doit déterminer s’il s’agit d’un exercice légitime du pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel. Je conclus que c’est le cas.
[2] Depuis des temps immémoriaux, les êtres humains sont conçus de façon naturelle. L’être humain a toujours cherché à optimiser la procréation; rites de fertilité, prières et diverses thérapeutiques médicales ou quasi médicales visant à accroître la fécondité s’inscrivent dans l’aventure humaine. Il a également tenté de contenir la procréation au moyen de règles régissant le comportement sexuel et le mariage. Ces règles sont profondément ancrées dans notre morale, c’est‑à‑dire dans notre conception du comportement qui devrait être celui de l’être humain pour son propre bien et celui de la société en général. C’est dans le sens moral, souvent soutenu par le droit criminel, que la société a traditionnellement trouvé des réponses collectives aux problèmes liés à la procréation. Or, jusqu’à tout récemment, les processus fondamentaux de la conception échappaient en grande partie à la technologie et aux manipulations qu’elle permet.
[3] La situation a changé à la fin du XXe siècle grâce à la mise au point de techniques permettant de prélever ovules et spermatozoïdes et de les unir pour créer un zygote à l’extérieur du corps humain. En affinant davantage le procédé, les scientifiques ont découvert des moyens de séparer les gènes et de les recombiner dans l’ovule. Des techniques d’implantation ont permis à des mères biologiques et à des mères porteuses de mener à terme des grossesses créées dans des boîtes de Pétri. Poussées à l’extrême, les techniques pourraient rendre possible la combinaison de matériel génétique animal et de matériel génétique humain ou la reproduction d’un individu par clonage.
[4] Ces nouvelles techniques soulèvent d’importantes questions morales, religieuses et juridiques qui s’inscrivent mal dans les cadres juridiques traditionnels établis en fonction d’une procréation naturelle. Éthiciens, chefs religieux et citoyens ont engagé un dialogue. Chacun a défendu un point de vue moral différent. Certains ont dit craindre que l’on abuse de ces nouvelles techniques de manière préjudiciable aux personnes — vivantes ou non encore conçues — et, au bout du compte, à la société. Le droit criminel traditionnel n’imposait aucune limite discernable et n’apportait aucune solution claire.
[5] C’est dans ce contexte que le Parlement a décidé d’agir, mais non de manière précipitée. Il a donc mis sur pied la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction (la « Commission Baird ») en lui confiant le mandat d’étudier le sujet et de formuler des recommandations. La Commission Baird a exprimé des inquiétudes au sujet de certaines pratiques dans le domaine des nouvelles techniques de procréation et elle a pressé le gouvernement d’adopter une loi pour limiter le recours à ces pratiques : voir Un virage à prendre en douceur : rapport final de la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction (1993) (le « Rapport Baird »).
[6] Entre 1993 et 1995, le gouvernement fédéral a consulté les provinces, les territoires et des groupes indépendants, y compris des chercheurs, des hommes et des femmes aux prises avec l’infertilité, des personnes handicapées, des religieux de différentes confessions et des médecins. Il a aussi demandé à un groupe de personnes versées en philosophie, en sociologie, en anthropologie, en médecine et en droit de le conseiller sur les recherches menées à partir d’embryons humains. Ces consultations ont finalement amené le Parlement à adopter la Loi sur la procréation assistée, L.C. 2004, ch. 2 (ou la « Loi »), en mars 2004, dans l’exercice du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel que lui confère le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.
[7] Aux interdictions prévues par la Loi s’ajoutent des dispositions visant leur mise en œuvre et leur contrôle d’application. Même s’il reconnaissait que certaines des interdictions relevaient bien du droit criminel, le procureur général du Québec a contesté la constitutionnalité des autres dispositions de la Loi dans un renvoi adressé à la Cour d’appel du Québec. À son avis, les art. 8 à 19, 40 à 53, 60, 61 et 68 visaient à réglementer tout le domaine de la pratique médicale et de la recherche liées à la procréation assistée, y compris les médecins et les hôpitaux en cause. En juin 2009, le Québec a adopté sa propre loi en la matière, la Loi sur les activités cliniques et de recherche en matière de procréation assistée, L.R.Q., ch. A‑5.01.
[8] Le 19 juin 2008, la Cour d’appel du Québec a fait droit à la prétention du procureur général du Québec en concluant que les articles contestés ne constituaient pas des règles de droit criminel valides : 2008 QCCA 1167, [2008] R.J.Q. 1551. Elle a statué que leur caractère véritable résidait dans la réglementation de la pratique médicale et de la recherche relatives à la procréation assistée. Selon elle, l’objectif du Parlement n’était pas seulement d’interdire des actes répréhensibles, mais aussi de faire en sorte que les aspects souhaitables de la procréation assistée soient encouragés et bien encadrés. Les dispositions ont donc été déclarées inconstitutionnelles.
[9] Le procureur général du Canada se pourvoit aujourd’hui devant notre Cour.
[10] Mes collègues les juges LeBel et Deschamps arrivent à la conclusion que les dispositions contestées de la Loi, par leur caractère véritable, visent à réglementer les hôpitaux et la recherche médicale et sont donc ultra vires du Parlement fédéral. En toute déférence, je ne suis pas d’accord. On reconnaît que les interdictions prévues aux art. 5 à 7 relèvent du droit criminel. À mon sens, les autres interdictions faites aux art. 8 à 13 ressortissent aussi au droit pénal. Certaines d’entre elles ont une incidence sur la réglementation de la recherche et de la pratique médicales, des sujets de compétence provinciale, mais cette incidence est accessoire à l’objet principal de droit criminel de la Loi et délimitée par cet objet. Enfin, même si elles ne constituent pas des règles de droit criminel par leur caractère véritable, les dispositions de mise en œuvre, d’organisation et de contrôle d’application (art. 14 à 68) sont intégrées au régime d’interdiction et sont de ce fait valides suivant la doctrine des pouvoirs accessoires. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi.
II. Les dispositions législatives
[11] Les interdictions appartiennent à deux catégories. Celles que prévoient les art. 5 à 9 de la Loi sont de nature absolue et frappent :
a) le clonage humain (al. 5(1)a)) et l’utilisation, la manipulation et la transplantation de matériel reproductif d’une autre forme de vie, d’une chimère ou d’un hybride en vue de créer un être humain (al. 5(1)g) à j));
b) la création d’un embryon in vitro à une autre fin que la création d’un être humain ou que l’apprentissage ou l’amélioration des techniques de procréation assistée (al. 5(1)b));
c) la création d’un embryon à partir d’une cellule prélevée sur un embryon ou un fœtus (al. 5(1)c)) ou la conservation d’un tel embryon en dehors du corps humain après le quatorzième jour de développement (al. 5(1)d));
d) l’identification du sexe d’un embryon à des fins non médicales (al. 5(1)e));
e) la modification du génome d’un embryon in vitro ou d’une cellule d’un être humain de manière à rendre la modification transmissible aux descendants (al. 5(1)f));
f) la commercialisation des fonctions de reproduction des femmes et des hommes, en particulier la rétribution d’une mère porteuse (art. 6) et l’achat et la vente d’embryons in vitro ou l’achat de matériel reproductif humain (art. 7);
g) l’utilisation d’un embryon in vitro sans le consentement écrit du donneur, ainsi que l’utilisation et le prélèvement posthume de matériel reproductif humain sans le consentement écrit du donneur, dans le but de créer un embryon (art. 8);
h) le prélèvement ou l’utilisation d’un spermatozoïde ou d’un ovule d’une personne de moins de 18 ans, sauf pour le conserver ou pour créer un être humain dont il y a lieu de croire qu’il sera élevé par cette personne (art. 9).
[12] D’autres interdictions se trouvent aux art. 10 à 13 (les « activités réglementées »). Elles empêchent diverses activités, sauf conformité aux règlements pris en vertu de la Loi, obtention d’une autorisation et déroulement dans un établissement autorisé. Voici quelles sont ces activités :
a) modifier, manipuler, traiter, obtenir, conserver, céder, éliminer, importer ou exporter du matériel reproductif humain ou un embryon in vitro dans certains buts (art. 10);
b) combiner une partie du génome humain avec une partie du génome d’une autre espèce (art. 11);
c) rembourser les frais supportés par un donneur pour le don d’un ovule ou d’un spermatozoïde et ceux supportés par une mère porteuse pour agir à ce titre (art. 12);
d) se livrer à une activité réglementée dans un établissement non autorisé (art. 13).
[13] Le régime d’interdiction est suivi de dispositions qui ne créent pas elles‑mêmes d’infractions criminelles, mais qui portent sur la mise en œuvre et le contrôle d’application des interdictions fondamentales relevant du droit criminel. Entre autres choses, ces dispositions prévoient un système de collecte et de conservation de renseignements sur le recours aux techniques de procréation assistée, elles constituent un organisme administratif — l’Agence canadienne de contrôle de la procréation assistée (« Agence ») — , et elles confèrent au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements (art. 65) et d’écarter l’application de certaines dispositions de la Loi lorsqu’une loi provinciale équivalente s’applique déjà (art. 68).
[14] Seule la validité de certaines dispositions de la Loi fait l’objet du litige en l’espèce. À l’exception de celui pris en vertu de l’art. 8, aucun règlement n’a encore été adopté.
III. Les questions en litige
[15] Le procureur général du Québec reconnaît que les interdictions absolues énoncées aux art. 5 à 7 constituent des règles de droit criminel valides. Reste donc à se prononcer sur les questions suivantes :
(1) la validité du régime législatif dans son ensemble,
(2) la validité des interdictions relatives à des « activités réglementées » et
(3) la validité des dispositions de mise en œuvre au regard de la doctrine des pouvoirs accessoires.
IV. L’analyse
A. La validité du régime législatif dans son ensemble
[16] Puisque le procureur général du Québec attaque certaines dispositions du régime fédéral, notre Cour doit considérer séparément le régime dans son ensemble et chacune des dispositions contestées (General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641, p. 666). Habituellement, elle examine d’abord les dispositions visées afin de déterminer si — et le cas échéant, dans quelle mesure — elles empiètent sur le domaine de compétence provinciale : voir Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., 2005 CSC 65, [2005] 3 R.C.S. 302, par. 21; Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146, par. 58. Une telle démarche présente un avantage, car lorsqu’il appert que les dispositions contestées n’empiètent pas sur la compétence en cause, « il n’est alors plus nécessaire de poursuivre l’analyse » (General Motors, p. 667). Le tribunal peut néanmoins décider d’aller de l’avant et d’examiner le régime dans son ensemble, mais notre Cour est plutôt encline à mettre fin à l’entreprise lorsqu’elle estime que les dispositions individuelles ne posent pas problème : voir Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569.
[17] Or, en l’espèce, il faut d’abord se pencher sur le régime global pour circonscrire la portée des dispositions contestées. Notre Cour insiste souvent sur la nécessité de considérer ces dispositions dans leur contexte (voir, p. ex., Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance‑emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669, par. 17‑35). Dans la présente affaire, le procureur général du Québec conteste la majeure partie de la Loi sur la procréation assistée. Il reconnaît la validité des art. 5 à 7, mais il conteste celle de presque toutes les autres dispositions essentielles. Il est dès lors impossible d’analyser convenablement les dispositions en cause sans d’abord considérer la nature du régime dans son ensemble.
[18] La première question à trancher est donc celle de savoir si le régime législatif résulte d’un exercice légitime du pouvoir fédéral. En deuxième lieu se pose la question de la validité des dispositions individuelles. Lorsque le régime est globalement valide, mais que certaines de ses dispositions ne le sont pas, celles‑ci en sont retranchées et les autres demeurent applicables. Comme l’explique le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Transports Nationaux du Canada, Ltée, [1983] 2 R.C.S. 206, à la p. 270, « [i]l est évident au départ qu’une disposition inconstitutionnelle ne sera pas sauvée par son insertion dans une loi par ailleurs valide ». Le retranchement peut être impossible lorsque les dispositions invalides sont si inextricablement liées aux dispositions valides que le législateur n’aurait pu adopter les unes sans les autres : Attorney‑General for Alberta c. Attorney‑General for Canada, [1947] A.C. 503 (C.P.), p. 518.
(1) Déterminer le caractère du régime législatif
[19] Deux étapes doivent être franchies pour déterminer si une loi est valide : la détermination du caractère et la classification. Premièrement, l’« objet » principal de la loi ou son « caractère véritable » doit être circonscrit : Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 25. Une fois le caractère de l’« objet » ainsi déterminé, la deuxième étape consiste à examiner s’il relève de l’un des chefs de compétence de l’autorité législative : Bande Kitkatla, par. 52. Dans la présente affaire, l’autorité législative est fédérale, et le procureur général du Canada a choisi de faire reposer sa thèse de la validité de la Loi sur un seul chef de compétence, celui du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel prévu au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Si le régime, dont le caractère est correctement déterminé, ressortit à ce pouvoir, il est valide, sous réserve de l’examen attentif de ses dispositions particulières. Sinon, il est invalide. Voir Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, [1976] 2 R.C.S. 373, p. 450; Bande Kitkatla.
[20] Les parties déterminent différemment le caractère de la Loi sur la procréation assistée. Pour le procureur général du Canada, l’objet et effet principal du régime législatif est l’interdiction de pratiques qui sont de nature à saper des valeurs morales, à créer des maux pour la santé publique et à compromettre la sécurité des donneurs, des receveurs et des personnes conçues grâce à la procréation assistée. S’attachant surtout aux effets de la Loi, le procureur général du Québec prétend que sa caractéristique principale est la réglementation de la médecine et de la recherche dans le domaine de la procréation. Ces déterminations différentes du caractère du régime mènent à des résultats distincts à la seconde étape. Le procureur général du Canada soutient que la Loi est valide du fait de la compétence fédérale en droit criminel, alors que le procureur général du Québec fait valoir qu’il s’agit d’un régime illégal dont l’objet est la réglementation de questions sanitaires qui relèvent des pouvoirs provinciaux.
[21] La question en litige est la suivante. Peut‑on à juste titre prétendre, comme le procureur général du Canada, que la Loi sur la procréation assistée réprime des pratiques susceptibles de contrevenir à la morale, de créer des maux pour la santé publique ou de compromettre la sécurité de personnes? S’agit‑il plutôt, comme le soutient le procureur général du Québec, d’une loi visant à promouvoir des pratiques médicales bénéfiques associées à la procréation assistée? Quel est donc le caractère véritable de cette loi? Réglementer et limiter les effets négatifs de la procréation humaine artificielle ou bien établir des règles judicieuses pour régir l’exercice de la médecine et la recherche dans ce domaine nouveau?
[22] Trancher sur le véritable caractère du régime législatif exige que l’on considère l’objet et l’effet de ce dernier. Il faut se demander ce [traduction] « [q]u’accomplit en fait la loi et dans quel dessein? » (D. W. Mundell, « Tests for Validity of Legislation under the British North America Act : A Reply to Professor Laskin » (1955), 33 R. du B. can. 915, p. 928).
[23] Je me penche d’abord sur l’objet. Rappelons que le procureur général du Canada soutient que celui de la Loi est d’interdire les pratiques inopportunes liées à la procréation assistée — des pratiques susceptibles de saper les préceptes moraux fondamentaux, de créer des maux pour la santé publique et de compromettre la sécurité des personnes. Le procureur général du Québec prétend au contraire que la Loi a pour objet de légiférer sur la santé, un domaine qui relève généralement des provinces. Dès lors, la question est celle de savoir si l’objet principal de la Loi est d’interdire une activité répréhensible, comme le soutient le procureur général du Canada, ou de réglementer la santé, suivant la thèse du procureur général du Québec.
[24] Le texte de la Loi donne à penser que son principal objet est d’interdire les pratiques inopportunes, et non de promouvoir les bénéfiques. Certes, la Loi établit un régime qui réglemente la procréation assistée à l’échelon national, ce qui touche nécessairement la compétence provinciale sur la recherche et la pratique médicales. Or, la Loi est essentiellement axée sur l’interdiction, et les volets relatifs à la prestation de services de santé ne définissent pas son caractère véritable. Le législateur explique à l’art. 2 que la Loi vise la protection contre les pratiques susceptibles de porter atteinte aux valeurs et aux droits fondamentaux et d’être préjudiciables à la santé, à la sécurité et à la dignité humaines. L’accent est mis sur la prévention des pratiques qui sont contraires à ces valeurs et qui créent ce préjudice.
[25] La Loi réalise son objectif d’interdire l’activité répréhensible par l’imposition de sanctions. Essentiellement constituée d’une série d’interdictions, elle est suivie d’un ensemble de dispositions accessoires vouées à la mise en œuvre de celles‑ci.
[26] Le procureur général du Québec reconnaît que les interdictions prévues aux art. 5 à 7 constituent des règles de droit criminel valides. J’estime que les interdictions énoncées aux art. 8 à 13 promeuvent le même objectif de droit criminel. Considérés dans ce contexte, les art. 8 à 13 ne visent pas à promouvoir les aspects bénéfiques de la procréation assistée. Ils distinguent les actes bénéfiques des actes répréhensibles, mais à la seule fin de circonscrire les seconds. En ce sens, les interdictions que prévoient les art. 5 à 13 concourent toutes à la réalisation d’un même objectif, mais de manière adaptée à chacun des actes visés. L’interdiction absolue frappe l’acte qui est toujours répréhensible (art. 5 à 9). L’interdiction sélective touche l’acte qui se révèle répréhensible dans certaines situations; les art. 10 à 13 interdisent donc seulement les facettes préjudiciables d’un tel acte. En d’autres termes, ils interdisent des actes sous réserve d’exceptions que prévoit le Parlement pour des pratiques qu’il ne juge pas préjudiciables. Ces interdictions n’empêchent pas les provinces d’adopter des lois favorisant les pratiques bénéfiques dans le domaine de la procréation assistée. Les provinces peuvent, sous réserve des interdictions prévues par la Loi, réglementer ces pratiques à leur gré. Le régime de la Loi soustrait au domaine général de la procréation assistée le comportement que le Parlement juge criminel. Les interdictions confèrent à la Loi sa teneur et elles définissent son objet.
[27] À l’appui de la thèse du Québec selon laquelle la Loi doit être considérée comme une loi sur la santé, les juges LeBel et Deschamps font valoir que la Loi comporte deux volets : (1) l’interdiction d’actes répréhensibles et (2) la promotion d’actes bénéfiques. Selon eux, le droit criminel s’attache à interdire les actes néfastes et ne saurait englober la promotion des aspects bénéfiques de la procréation assistée. À leur avis, la volonté du Parlement de favoriser des pratiques bénéfiques montre bien que la Loi vise la création d’un régime national de réglementation des techniques de procréation assistée.
[28] Mes collègues voient dans le Rapport Baird la preuve de l’intention du Parlement d’établir des normes médicales nationales sous couvert de légiférer en droit criminel (p. ex., au par. 206) :
Il est clair que la Commission Baird visait, d’une part, à dénoncer et interdire certains actes parce que, selon elle, leur caractère répréhensible faisait consensus. D’autre part, elle souhaitait l’encadrement de l’aide à la procréation et de la recherche connexe afin d’établir des normes uniformes pour l’ensemble du Canada. On constate donc que la distinction établie dans la [Loi] entre actes interdits et activités réglementées correspond bien à ces deux catégories distinctes d’actes ou d’activités pour lesquels la Commission Baird recommandait autant d’approches différenciées visant des objectifs différents. [Je souligne.]
Ils ajoutent que l’interdiction relève certes du droit criminel, mais que la promotion de pratiques médicales bénéfiques ressortit aux provinces. La Loi réunit indûment les deux objets au sein de la vaste sphère du droit criminel. Suivant leur thèse, de grands pans de la Loi sont de ce fait invalides.
[29] Je remarque en premier lieu que mes collègues voient dans le rapport Baird la preuve de l’intention qui sous‑tend la Loi sur la procréation assistée. Or, c’est faire abstraction de ce sur quoi porte ce rapport. La Commission Baird s’est livrée à une analyse de nature politique (et non à un exposé de droit constitutionnel) sur un sujet dont on estimait qu’il soulevait d’importantes questions d’ordre moral. Son examen des questions morales liées à la procréation assistée a confirmé le bien‑fondé de ces préoccupations et incité le Parlement à adopter la Loi (ce dont il est question plus amplement ci‑après). Cependant, même si la Commission Baird renvoie aux aspects positifs des techniques de procréation assistée — des avantages reconnus de tous — , les mesures prises par le Parlement ne sont pas pour autant axées sur ces avantages.
[30] En second lieu, j’estime que la thèse de mes collègues prend appui sur une dichotomie artificielle entre activités répréhensibles et pratiques bénéfiques. Certes, la Loi revêt une forme à la fois pénale et réglementaire, mais le Parlement peut à bon droit recourir à la réglementation pour légiférer en droit pénal, à condition que les règlements adoptés aient un objectif légitime en droit criminel. Interdire ou réglementer un acte néfaste peut en fait donner lieu à un avantage, ce qui est le cas de nombreuses lois criminelles. Ce qui importe du point de vue constitutionnel ce n’est pas que la loi criminelle ait des effets bénéfiques, mais bien que son objet principal soit de nature pénale. La Loi sur la procréation assistée n’a pas deux objectifs, l’un étant d’interdire l’activité répréhensible, l’autre de promouvoir des effets bénéfiques. Elle vise des actes que le Parlement tient pour répréhensibles et, ce faisant, elle autorise incidemment des pratiques bénéfiques par voie réglementaire, mais cela ne la rend pas inconstitutionnelle.
[31] En ce qui concerne l’incidence du texte législatif, la Loi a manifestement des répercussions sur la réglementation de la recherche et de la pratique médicales, ainsi que sur l’administration hospitalière. Chercheurs, praticiens et hôpitaux seront assujettis à la Loi et aux règlements pris sous son régime.
[32] Toutefois, la théorie du caractère véritable permet à un ordre de gouvernement d’adopter des lois qui ont [traduction] « une grande incidence sur des matières qui échappent à sa compétence » (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 15‑9). La question est alors celle de savoir quel est l’effet principal de la Loi. Considérée globalement, celle‑ci a principalement pour effet d’interdire un certain nombre de pratiques que le Parlement tient pour immorales ou susceptibles de compromettre la santé et la sécurité, et non de promouvoir les aspects bénéfiques de la procréation assistée. L’effet principal des dispositions d’interdiction et de mise en œuvre est la création d’un régime empêchant ou sanctionnant des pratiques susceptibles de contrevenir aux valeurs morales, de donner lieu à d’importants problèmes de santé publique et de menacer la sécurité des donneurs, des receveurs et des personnes non encore nées.
[33] La Loi aura des effets bénéfiques — on espère que toute loi pénale en aura — , et même si certains d’entre eux peuvent se répercuter sur des sujets de compétence provinciale, ni son objet principal, ni son effet principal ne sont d’établir un régime de réglementation et de promotion des avantages de la procréation artificielle dans les hôpitaux et les laboratoires.
[34] J’arrive à la conclusion que le caractère véritable de la Loi tient bel et bien à l’interdiction des activités néfastes liées à la procréation assistée.
(2) S’agit‑il d’une matière relevant du par. 91(27)?
[35] Une fois déterminée la matière à laquelle correspond la Loi, il convient ensuite de se demander si elle relève du pouvoir fédéral de légiférer en droit criminel suivant le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Pour répondre à la question, il faut examiner si les trois éléments d’une règle de droit criminel valide sont réunis : (1) une interdiction, (2) une sanction qui l’appuie et (3) un objet de droit criminel : Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783 (« Renvoi sur les armes à feu »), par. 27.
[36] Rappelons que la Loi, dont le caractère a été dûment déterminé, établit des interdictions auxquelles correspondent des peines, ce qui satisfait à deux des exigences d’une règle de droit criminel valide. Elle prévoit certes des exceptions, mais le droit criminel n’est pas constitué uniquement d’interdictions absolues : R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463; R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199. Le régime comporte assurément un large volet réglementaire. Cependant, le Parlement peut exercer son pouvoir en matière de droit criminel pour créer des régimes de réglementation, à condition que ceux‑ci contribuent à la réalisation de l’objectif pénal de la loi. La complexité des problèmes propres à notre époque commande souvent l’adoption de régimes faisant appel à la fois à des interdictions absolues, à des interdictions sélectives par voie de règlements et à des dispositions complémentaires de mise en œuvre. De tels régimes assurent une souplesse indispensable dans les domaines techniques en évolution et ils ont maintes fois été validés au regard de la compétence en droit criminel : RJR‑MacDonald; R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213. Je ne cite qu’un exemple, celui de la liste des matières toxiques susceptibles de nuire à la population, qui est constamment modifiée. On ne saurait attendre du Parlement qu’il adopte une nouvelle disposition législative à chaque modification, et son pouvoir en matière de droit criminel ne l’exige pas. La même logique vaut en l’espèce.
[37] Mes collègues les juges LeBel et Deschamps remettent en question les dispositions de la Loi qui interdisent des activités sauf lorsqu’elles sont exercées conformément à la réglementation fédérale. Rappelons qu’ils estiment que ces dispositions visent à promouvoir des activités bénéfiques, alors que j’y vois des exceptions à la portée de l’interdiction. En outre, puisque suivant la règle de la prépondérance les lois fédérales prévalent sur les lois provinciales en cas de conflit, conclure à la validité des dispositions qui renvoient à la réglementation aurait pour effet, selon eux, d’écarter la compétence provinciale dans le domaine de la santé.
[38] À mon sens, l’exigence voulant qu’une disposition de droit criminel renferme une interdiction fait l’obstacle à l’affaiblissement de la compétence provinciale en matière de santé. Le pouvoir fédéral de légiférer en droit criminel ne peut être exercé que pour interdire des actes, et non pour promouvoir des pratiques médicales bénéfiques. Une loi fédérale (comme celle visée en l’espèce) peut prévoir de nombreuses exceptions pour les pratiques que le Parlement n’entend pas interdire. Or, ce faisant, elle n’autorise pas vraiment ces pratiques, elle s’abstient seulement de les interdire. Cela a d’importantes répercussions sur l’application de la règle de la prépondérance fédérale. Dans le cas où une province adopte une réglementation plus stricte que celle du Parlement, il n’y a pas de conflit d’application, puisqu’il est possible d’observer les deux. En outre, l’objectif législatif fédéral ne serait pas contrecarré, car une disposition pénale fédérale ne vise qu’à interdire certaines pratiques. Le régime provincial plus strict complèterait le droit criminel fédéral. Voir Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188, par. 22; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 964-965; Ross c. Registraire des véhicules automobiles, [1975] 1 R.C.S. 5. Il pourrait y avoir incompatibilité entre une règle de droit criminel et un régime provincial moins sévère. Cependant, en pareil cas, le régime plus strict issu du Parlement constituerait une interdiction. Ainsi, l’exigence voulant qu’une loi criminelle crée une interdiction limite considérablement la portée du par. 91(27).
(3) La Loi a‑t‑elle un véritable objet de droit criminel?
[39] Puisque la Loi prévoit des interdictions appuyées de peines, il reste à déterminer si elle le fait pour la réalisation d’un objectif de droit criminel. Le procureur général du Canada fait valoir que la Loi a des objets généraux de droit criminel axés sur la morale, la santé et la sécurité. Le procureur général du Québec laisse entendre que son véritable objet est de nature non pas criminelle, mais réglementaire, en ce qu’elle vise à établir un régime qui réglemente la procréation assistée. Il soutient qu’un tel régime est du ressort des provinces.
[40] La définition précise d’un véritable objet de droit criminel a fait couler beaucoup d’encre. Les premières décisions judiciaires reposent, à une extrémité, sur un « domaine » de droit criminel défini avec précision (In re The Board of Commerce Act, 1919, and The Combines and Fair Prices Act, 1919, [1922] 1 A.C. 191 (C.P.), p. 198‑199), et à l’autre, sur la notion d’[traduction] « acte interdit exposant son auteur à des conséquences criminelles » (Proprietary Articles Trade Association c. Attorney‑General for Canada, [1931] A.C. 310 (C.P.), p. 324).
[41] La conception moderne d’un véritable objet de droit criminel s’origine du Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1 (le « Renvoi sur la margarine »). Le juge Rand y statue qu’une interdiction criminelle doit tendre à la réalisation d’[traduction] « un intérêt public » comme « [l]a paix publique, l’ordre, la sécurité, la santé, la moralité » (p. 50), à l’exclusion d’une réglementation à visée purement économique. La réglementation de la circulation routière qui n’a aucun lien avec la sécurité publique échappe au pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel : Boggs c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 49. Par contre, on considère que l’interdiction qui s’attaque au « mal [. . .] pour la santé publique » que constitue l’usage du tabac relève de la compétence en droit criminel (RJR‑MacDonald, par. 32-33), tout comme celle visant à protéger le public contre le risque environnemental (Hydro‑Québec), les aliments et drogues dangereux et falsifiés (R. c. Wetmore, [1983] 2 R.C.S. 284), les drogues illicites (R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571) et les armes à feu (Renvoi sur les armes à feu).
[42] Le procureur général du Canada invoque ces arrêts pour faire valoir qu’interdire les aspects néfastes de la procréation assistée constitue un véritable objet de droit criminel au regard des objectifs que sont la moralité, la santé et la sécurité, y compris la protection des personnes vulnérables. Le procureur général du Québec rétorque que cela équivaut en somme à étendre sans fin le pouvoir de légiférer en matière de droit criminel, ce qui met en péril le partage constitutionnel des compétences entre les gouvernements fédéral et provinciaux.
[43] Les deux thèses se défendent. La jurisprudence reconnaît à juste titre qu’il est impossible de confiner le pouvoir de légiférer en droit criminel dans des catégories précises. Le droit criminel doit pouvoir s’adapter aux phénomènes nouveaux qui intéressent le public et qui touchent la santé et la sécurité des Canadiens et Canadiennes, de même qu’aux valeurs fondamentales de la société canadienne. Il ne convient donc pas d’adopter une approche rigide et catégorique pour déterminer ce qu’est un véritable objet de droit criminel. Par contre, une définition sans balises, jumelée à la règle de la prépondérance, est susceptible de rompre l’équilibre constitutionnel entre pouvoirs fédéraux et provinciaux. Il faut balayer les deux extrêmes. Pour qu’une loi constitue une règle de droit criminel valide, son objet doit répondre à une préoccupation publique touchant à la paix, à l’ordre, à la sécurité, à la morale, à la santé ou à quelque considération semblable. Dans le même temps, il faut mettre au rancart tout accroissement susceptible de compromettre le partage constitutionnel des pouvoirs.
[44] La question de savoir si une loi fédérale ressortit au pouvoir de légiférer en matière criminelle que confère au Parlement le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 équivaut à se demander quel palier de gouvernement a compétence pour adopter cette loi. Les pouvoirs respectifs de deux ordres de gouvernement sont en cause, et il convient de déterminer le caractère véritable de la loi. Le degré d’incidence de la Loi sur les libertés individuelles n’est pas pertinent à cet égard. Le procureur général du Québec ne conteste pas la Loi sur la procréation assistée au motif qu’elle constitue une atteinte injustifiée à la liberté individuelle, auquel cas la question se poserait de savoir si n’importe quel palier de gouvernement pourrait adopter une telle loi, ce qui ferait intervenir le pouvoir de l’État sur l’individu : voir les arrêts R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, et Malmo‑Levine. Le procureur général du Québec conteste plutôt la Loi parce qu’elle empiète sur un domaine de compétence provinciale.
[45] Dès lors, point n’est besoin en l’espèce de mettre en balance l’incidence de la Loi sur la liberté et l’importance de l’objectif législatif du Parlement. Une seule question se pose : la Loi est‑elle du ressort du par. 91(27)? À cet égard, je diffère d’opinion d’avec les juges LeBel et Deschamps, qui soutiennent que le consensus social est insuffisant pour justifier les limitations que la Loi apporte aux libertés individuelles. En toute déférence, la question de la justification n’a pas sa place dans l’analyse relative au caractère véritable.
[46] Les objets de droit criminel que sont, par exemple, la paix, l’ordre, la sécurité, la moralité et la santé ne sont pas hermétiquement compartimentés. Il faut se demander dans chaque cas si le sujet de la loi en cause se rapporte à un ou à plusieurs des objets de droit criminel reconnus ou à un objectif apparenté. Une loi criminelle comporte souvent plusieurs objectifs, et ceux‑ci peuvent se chevaucher.
[47] En l’espèce, le procureur général du Canada invoque comme objectifs principaux la défense de la morale et la prévention de maux éventuels pour la santé publique, auxquelles se greffe un souci de sûreté dans la mesure où les pratiques peuvent être préjudiciables à ceux qui y recourent et à leurs descendants. Il est établi que la morale, les maux pour la santé publique et la sécurité peuvent en principe constituer l’assise de lois criminelles. Point n’est donc besoin de décider s’il y a lieu de reconnaître un nouvel objectif légitime du droit criminel. Il faut seulement déterminer si le régime législatif poursuit les objectifs invoqués par le procureur général du Canada.
[48] Je passe maintenant à l’examen de la portée des objectifs du droit criminel qu’invoque le Parlement. J’arrive à la conclusion que la défense de la morale est le principal objet de droit criminel de la Loi. Ce ne sont pas seulement deux régimes de santé concurrents qui sont en jeu, mais le pouvoir du Parlement d’adopter des normes générales applicables à la grandeur du Canada pour répondre aux préoccupations morales que soulèvent les techniques de procréation assistée. L’interdiction visant des maux pour la santé publique et la promotion de la sécurité jouent des rôles d’appui dans le cas de certaines dispositions. Considérés ensemble, ces objets confirment la validité de la Loi au regard du droit criminel. De plus, en tirant pareille conclusion, mon but n’est pas d’accroître le pouvoir de légiférer en droit criminel, mais bien d’appliquer la jurisprudence de notre Cour.
a) La morale
[49] La défense de la morale justifie depuis longtemps l’exercice du pouvoir de légiférer en droit criminel. Dans l’une des premières affaires relatives à la portée du par. 91(27), sir Montague E. Smith écrit que légiférer en cette matière comprend l’adoption de lois [traduction] « destinées à favoriser l’ordre, la sécurité et les bonnes mœurs publics » : Russell c. The Queen (1882), 7 App. Cas. 829 (C.P.), p. 839. De même, dans le Renvoi sur la margarine, le juge Rand inclut la morale dans sa célèbre définition d’un véritable objet de droit criminel.
[50] Le droit criminel peut viser le comportement dont le Parlement craint raisonnablement qu’il compromette nos règles morales fondamentales : Malmo‑Levine, par. 78. La désapprobation morale suffit en elle‑même à justifier le recours au droit criminel lorsqu’il s’agit de résoudre des questions qui sont inhérentes à la société. Chacun a son propre point de vue sur une question comme celle de la création artificielle de la vie humaine. Cependant, dans une analyse axée sur le fédéralisme, on s’attache à l’importance de la question morale, et non à l’existence ou à l’inexistence d’un consensus social quant à la manière dont il convient de la régler. Le Parlement a seulement besoin de motifs raisonnables de croire que sa loi s’attaquera à une question morale d’une importance fondamentale, même s’il n’y a pas de preuve tangible à certains égards parce que « la situation n’est pas encore nette » : Malmo‑Levine, par. 78. Que la loi puisse porter atteinte aux libertés individuelles garanties par la Charte canadienne des droits et libertés est une autre affaire.
[51] En résumé, la défense de la morale constitue un objectif légitime du droit criminel. Il incombe aux tribunaux de s’assurer que, par son caractère véritable, la loi criminelle en cause s’attaque à un comportement qui, selon le Parlement, va à l’encontre de nos préceptes moraux primordiaux et que la société tout entière convient que l’activité réglementée met en jeu une question morale dont l’importance est fondamentale.
b) La santé
[52] La santé est un domaine qui relève à la fois des provinces et du fédéral. Afin de préserver l’équilibre des compétences, le pouvoir du Parlement d’adopter des lois criminelles en la matière doit être circonscrit. C’est pourquoi les règles de droit criminel à visée sanitaire doivent s’attaquer à un « mal [véritable] pour la santé publique » : RJR‑MacDonald, par. 32; voir également Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112, p. 142.
[53] Il s’est révélé difficile de définir avec précision le mal véritable pour la santé publique. Notre Cour a reconnu que le pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel englobe la réglementation ou l’interdiction de différentes choses dangereuses comme le tabac (RJR‑MacDonald), les aliments et drogues dangereux et falsifiés (Wetmore), les drogues illicites (Malmo‑Levine), les armes (Renvoi sur les armes à feu) et la détérioration de l’environnement (Hydro‑Québec).
[54] Trois éléments se retrouvent dans toutes les décisions judiciaires qui valident des dispositions criminelles sur le fondement de l’existence d’un mal pour la santé publique. Dans chacune de ces affaires, le droit criminel tire sa légitimité (1) d’une activité humaine (2) qui a un effet nuisible ou indésirable (3) sur la santé des gens.
[55] L’activité humaine préjudiciable est le matériau de base du droit criminel. Elle fait d’un problème de santé publique, comme le cancer, un mal pour la santé publique, tel le tabac. La criminalisation de maux pour la santé publique reconnaît que la responsabilité pénale n’est pas seulement engagée lors de la perpétration d’un crime comme le meurtre ou la fraude, où l’activité humaine inflige en sus un préjudice à une personne en particulier. Le Parlement peut prendre pour cible le comportement qui accroît le risque de préjudice pour le citoyen, même si ce risque ne se concrétise pas toujours. À titre d’exemple, il peut criminaliser la conduite dangereuse malgré le caractère éventuel, et non certain, du risque créé. Lorsqu’une activité humaine expose les membres de la société à des effets nuisibles ou indésirables sur la santé, il est loisible au Parlement de l’interdire parce qu’elle constitue un mal pour la santé publique.
[56] Nulle exigence constitutionnelle de préjudice minimal n’entrave comme telle la faculté du Parlement de s’attaquer à l’activité qui est à l’origine de ce mal. Il n’appert pas que le droit criminel peut seulement s’attaquer aux activités qui font courir les risques les plus graves à la santé et à la sécurité des personnes et qu’il ne peut pas également interdire les préjudices moins graves qui suscitent l’inquiétude du public. Dans l’arrêt RJR‑MacDonald, le juge La Forest souligne que les effets nocifs de l’usage du tabac sont « saisissants et importants » (par. 32). Or, cette observation ne limite pas le test qu’il retient pour déterminer si le Parlement peut réglementer relativement à un risque sanitaire : « . . . la compétence en matière de droit criminel peut validement être exercée pour protéger le public contre un effet nuisible ou indésirable. Le fédéral possède une vaste compétence pour ce qui est de l’adoption de lois en matière criminelle relativement à des questions de santé, et cette compétence n’est circonscrite que par les exigences voulant qu’elles comportent une interdiction accompagnée d’une sanction pénale, et qu’elles visent un mal [véritable] pour la santé publique » (par. 32 (je souligne; guillemets omis)). Cela dit, l’obligation d’établir la crainte raisonnable d’un préjudice fait en sorte que l’activité présentant peu de risques ou aucun est peu susceptible d’être considérée comme un « mal [. . .] pour la santé publique » : Malmo‑Levine, par. 212, la juge Arbour, dissidente, mais pas sur ce point.
[57] Mes collègues les juges LeBel et Deschamps font valoir que peu de choses distinguent la procréation assistée des autres domaines innovants de la médecine. Toute activité médicale comporte un risque, ce qui ne justifie pas son assujettissement au pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel. Je réponds — jurisprudence à l’appui — que le Parlement peut, sauf empiétement spécieux sur la compétence provinciale (c.‑à‑d. qui n’est pas justifié par un objectif légitime du droit criminel), recourir au droit criminel pour protéger le public contre une activité susceptible d’avoir un effet nuisible ou indésirable sur la santé, malgré le droit général des provinces de réglementer l’exercice de la médecine. Dans le domaine de la santé, les compétences fédérale et provinciale se chevauchent, et le pouvoir des provinces de légiférer en la matière n’écarte pas celui du Parlement de s’attaquer à une activité qui représente un mal pour la santé publique : RJR‑MacDonald, par. 32.
c) La sécurité
[58] La sécurité n’est invoquée que de manière périphérique dans la présente affaire. Pourtant, le procureur général du Canada invoque des problèmes d’ordre moral et sanitaire qui ont d’importantes répercussions sur la sécurité des personnes. Nul ne conteste que l’un des objectifs les plus fondamentaux du droit criminel — le plus fondamental en fait — consiste à assurer la sécurité de chacun. Protéger la vie humaine et la sécurité des citoyens constitue le souci premier de l’État. Le droit criminel a de tout temps joué un rôle central dans la réalisation de cet objectif, qui s’applique à la vie avant la naissance, et la réglementation de l’interruption de grossesse est depuis longtemps reconnue comme un véritable objet de droit criminel (voir l’arrêt Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616). La question de savoir si, dans ces cas, des dispositions porteraient atteinte aux libertés individuelles de manière inconstitutionnelle échappe à la portée du présent pourvoi. Dans le contexte d’une analyse axée sur le fédéralisme, il suffit que la protection des personnes vulnérables ait été reconnue comme un objectif légitime du droit criminel.
d) Le régime législatif prend‑il appui sur un objectif légitime du droit criminel?
[59] Je rappelle que les objectifs du droit criminel peuvent se chevaucher. Morale, mal pour la santé publique et sécurité peuvent donner lieu aux mêmes préoccupations. Lorsqu’il exerce son pouvoir de légiférer en droit criminel, le Parlement n’a pas à s’en tenir à un seul objectif ou à une combinaison particulière d’objectifs. Il faut que la loi, une fois son caractère correctement déterminé et au regard des différents objectifs qu’elle énonce, ait des visées légitimes en droit criminel.
[60] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Loi sur la procréation assistée, considérée dans son ensemble, prend appui sur des objectifs légitimes en droit criminel.
[61] La procréation assistée soulève d’importantes préoccupations d’ordre moral. La création de la vie humaine et les procédés par lesquels celle‑ci est modifiée ou supprimée, ainsi que les répercussions pour les personnes en cause, participent de la morale. Le Parlement a grandement intérêt à ce que les règles éthiques fondamentales régissent la création et la destruction de la vie, de même que les répercussions de celles‑ci sur, par exemple, les donneurs et les mères. Considérée globalement, la Loi vise à prévenir la détérioration importante du tissu social, et ce, en interdisant les pratiques qui tendent à dévaloriser la vie humaine et à avilir les personnes qui y recourent. Il s’agit d’un objectif légitime du droit criminel prenant appui sur des considérations qui revêtent une importance fondamentale pour notre société.
[62] Il y a chevauchement entre souci moral et souci sanitaire. Rappelons que le droit criminel peut légitimement viser le mal pour la santé publique que constitue l’acte ou l’activité qui a un effet nuisible ou indésirable sur la santé publique. La question est celle de savoir si le risque auquel sont exposés les donneurs de spermatozoïdes ou d’ovules, les mères porteuses et les personnes issues du recours aux techniques de procréation assistée tombe sous le coup de ce principe. À mon avis, c’est le cas. On conçoit aisément le préjudice corporel et psychologique susceptible d’être infligé aux personnes touchées. La manière dont on y recourt peut faire en sorte que les techniques de procréation assistée entraînent la vie ou la mort, la santé ou la maladie. Le recours abusif à ces techniques crée un risque sanitaire pour la population et peut légitimement être considéré comme un mal pour la santé publique auquel peut s’attaquer le droit criminel.
[63] Il y a chevauchement non seulement des préoccupations liées à la défense de la morale et à la lutte contre les maux pour la santé publique, mais aussi d’un dernier élément, la sécurité. Le procureur général du Canada soutient que les techniques de procréation, lorsqu’elles sont utilisées inadéquatement, compromettent la sécurité des personnes qui y recourent et de celles qui naissent grâce à elles. Le dossier ne renferme pas de précisions sur ces inquiétudes, mais il est encore une fois aisé de les concevoir.
[64] J’arrive à la conclusion que le régime législatif n’est pas axé sur la promotion de mesures sanitaires bénéfiques, mais qu’il vise plutôt la réalisation d’objectifs légitimes du droit criminel. Je l’ai déjà dit, les deux autres éléments du droit criminel, à savoir l’interdiction et la sanction, ressortent du libellé de la Loi. J’estime donc que, considérée dans son ensemble, la Loi sur la procréation assistée est une loi criminelle valide.
[65] Il convient peut‑être à ce stade de se pencher sur les arguments invoqués par les juges LeBel et Deschamps à l’appui de leur thèse selon laquelle le droit criminel doit être délimité de façon à empêcher son empiétement sur le pouvoir des provinces de légiférer dans le domaine de la santé.
[66] Mes collègues font valoir que la loi réglemente généralement « un secteur particulier des services de santé dispensés dans des établissements de soins de santé par des professionnels de la santé » (par. 227). Ils qualifient de « résiduelle » la compétence provinciale conférée au par. 92(16) (« [g]énéralement toutes les matières d’une nature purement locale ou privée dans la province »). Ils brossent un tableau qui oppose le droit provincial de la santé au pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel et ils concluent que celui‑ci doit être délimité en fonction du régime de réglementation québécois.
[67] La conclusion de mes collègues les amène en territoire constitutionnel peu fréquenté. La « double occupation » d’un champ d’activité, comme la santé, est une caractéristique incontournable de l’ordre constitutionnel canadien. Elle mène à une analyse type axée sur le « double aspect » où chacun des deux aspects subsiste côte à côte, sauf en cas d’incompatibilité, auquel cas le pouvoir fédéral a prépondérance : Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, par. 11. En concluant que la doctrine du double aspect ne s’applique pas à ce champ occupé par les deux ordres de gouvernement, mes collègues mettent de l’avant une théorie nouvelle de l’exclusivité provinciale qui n’est étayée ni par la jurisprudence ni par la réalité des faits. La jurisprudence constitutionnelle canadienne a toujours accordé une grande latitude au pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel, même si une grande partie de la législation pénale cohabite avec une réglementation provinciale. Par exemple, la plupart des provinces sont dotées de lois sur les médicaments et la pharmaceutique, mais celles‑ci ne font pas obstacle à la législation pénale fédérale réglementant les stupéfiants.
[68] La Loi constitutionnelle de 1867 accorde au Parlement le pouvoir de légiférer en matière de droit criminel précisément pour lui permettre d’établir des normes uniformes. Délimiter le droit criminel afin qu’il n’empiète pas sur la réglementation provinciale va à l’encontre de cet objectif. Il arrive souvent qu’une norme pénale doive toucher à un objet de réglementation provinciale. Il doit en être ainsi pour favoriser l’application de normes pénales uniformes à la grandeur du Canada.
[69] À l’appui de leur prétention voulant que le droit criminel doive être délimité de manière à respecter un champ de réglementation provinciale, mes collègues invoquent à maintes reprises le principe de subsidiarité (notamment au par. 273). Derrière ce principe se profile l’idée que le gouvernement le plus proche des administrés dans un domaine est le plus apte à y exercer son pouvoir. Dès lors, comme les gouvernements provinciaux ont le lien le plus direct avec la prestation des soins de santé, ce devrait être eux qui légifèrent dans le domaine, sans immixtion du droit criminel. La subsidiarité favorise donc la compétence provinciale.
[70] Aussi attrayant qu’il soit à première vue, l’argument s’appuie sur une interprétation erronée du principe de subsidiarité. Dans l’arrêt 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241, la juge L’Heureux‑Dubé explique au par. 3 que dans un domaine où les compétences se chevauchent, le palier de gouvernement le plus proche des administrés adopte souvent des dispositions complémentaires pour tenir compte de la situation locale. Dans cette affaire, par exemple, la ville avait étoffé la réglementation fédérale des produits antiparasitaires en limitant davantage l’utilisation de certaines substances. La juge L’Heureux‑Dubé statue que la ville peut resserrer les normes d’utilisation des pesticides, car le droit municipal complète alors le droit fédéral et ne l’écarte pas. Elle y voit un cas de subsidiarité. De plus, comme je l’explique précédemment, l’exception établie par le droit criminel n’a pas prépondérance sur la réglementation provinciale plus sévère.
[71] Au surplus, la disposition permettant au fédéral et à une province de conclure un accord d’équivalence — l’art. 68 — réfute l’argument voulant que le Québec réglemente déjà le domaine visé par la Loi et qu’il soit le mieux placé pour le faire. En effet, si tel était le cas, un accord pourrait intervenir entre les gouvernements fédéral et provincial, et le droit québécois serait alors appliqué par les autorités québécoises.
[72] Plus fondamentalement, la subsidiarité ne prévaut pas sur le partage des compétences prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867. La juge L’Heureux‑Dubé signale d’ailleurs qu’« il existe une distinction subtile entre les lois qui se complètent légitimement les unes les autres et celles qui empiètent sur le domaine de compétence législative protégé de l’autre ordre de gouvernement » (Spraytech, par. 4), ajoutant que la subsidiarité ne permet que la complémentarité. Ce principe peut permettre aux provinces d’adopter des dispositions qui complètent la Loi sur la procréation assistée, mais il n’empêche pas le Parlement de légiférer dans le domaine de compétence partagée qu’est la santé. Le pouvoir de légiférer en droit criminel peut être invoqué lorsqu’il existe un mal véritable pour la santé publique, et son exercice n’est pas limité par des considérations de subsidiarité.
[73] Je ne peux non plus souscrire à la thèse de mes collègues voulant que la validation de la Loi au regard du droit criminel nous engage sur la pente glissante de l’assujettissement à la compétence fédérale d’une grande variété d’actes médicaux comportant des risques. Selon eux :
À terme, retenir l’interprétation du procureur général du Canada et reconnaître que le caractère « inédit » d’une technique justifie en soi le recours au droit criminel pourrait mener à l’assujettissement de presque toutes les nouvelles techniques médicales à la compétence fédérale. Cette conception du droit criminel est incompatible avec la nature fédérative de notre État; non seulement elle bouleverse notre équilibre fédératif dans le domaine de la santé, mais elle mine aussi la définition même du fédéralisme. [par. 256]
[74] Ce n’est pas l’importance du risque qui fait relever un acte médical du par. 91(27), mais le véritable objet de droit criminel, qu’il prenne appui sur la morale, un mal pour la santé publique ou la sécurité. Jouer les « apprentis sorciers » par la manipulation du matériel génétique fait intervenir des questions morales que ne met pas en jeu l’intervention périlleuse qu’est le pontage cardiaque et dont font mention mes collègues à titre d’exemple. Différentes expériences et thérapies médicales suscitent différentes interrogations. Rares sont celles qui soulèvent des questions « morales » d’une importance comparable à celles qui sont inhérentes aux techniques de procréation. Les dispositions criminelles fédérales contestées en l’espèce ne menacent pas « l’équilibre fédératif ».
[75] Je ne conviens pas non plus avec mes collègues que les aspects bénéfiques de la procréation assistée rendent impossible l’existence d’un véritable objet de droit criminel. À quelques reprises dans leurs motifs, ils soulignent les bienfaits de la procréation assistée. Ils paraissent laisser entendre qu’une chose aussi bénéfique ne saurait faire l’objet de dispositions de droit criminel :
. . . la preuve révèle également que les mêmes autorités reconnaissaient que plusieurs techniques de procréation assistée présentent des avantages pour la société et, de ce fait, doivent être soutenues, mais également encadrées. [par. 211]
La procréation assistée n’était pas alors un mal qu’il convenait de réprimer, et elle ne l’est pas non plus aujourd’hui. En réalité, il s’agit d’un domaine en plein essor de la pratique médicale et de la recherche qui, comme l’énonce le Parlement à l’art. 2 de la [Loi], comporte des avantages pour de nombreux Canadiens et Canadiennes. [par. 251]
[76] Non seulement, je le répète, je ne crois pas que le caractère de la Loi puisse être déterminé en fonction des aspects bénéfiques de la procréation assistée, mais j’estime aussi que la thèse de mes collègues sur ce point est entachée d’une faille plus fondamentale. En toute déférence, leur raisonnement équivaut à substituer à la sagesse du législateur fédéral l’opinion des tribunaux sur ce qui est bien et ce qui est mal. Semblable argumentation a été rejetée dans d’autres contextes. Dans l’affaire Malmo‑Levine, par exemple, on prétendait que la consommation de marijuana bénéficiait à de nombreux Canadiens, et pas seulement à ceux qui en avaient besoin sur le plan médical. Mes collègues innovent en accroissant le rôle des tribunaux lorsqu’il s’agit de déterminer si une disposition comporte un véritable objet de droit criminel. Je refuse cependant de les suivre dans cette voie.
[77] Pour les motifs qui précèdent, je ne peux être d’accord avec le tableau que mes collègues brossent du fédéralisme canadien, un tableau où le pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel est circonscrit en fonction des compétences provinciales. Je conviens que le droit criminel ne saurait servir à vider de son contenu le pouvoir des provinces de réglementer le domaine de la santé. Or, notre Constitution fait obstacle à une telle dérive en exigeant qu’une loi criminelle poursuive un objectif légitime du droit criminel et qu’elle revête la forme d’une interdiction. Ces exigences permettent l’application de normes criminelles à l’échelon national conformément à la Constitution, tout en ménageant un espace suffisant pour l’exercice des compétences provinciales.
B. Les interdictions prévues aux art. 8 à 13 de la Loi constituent‑elles des règles de droit criminel valides?
[78] L’analyse axée sur le fédéralisme ne prend pas fin seulement parce qu’il a été déterminé qu’une loi, considérée dans son ensemble, est véritablement de nature criminelle. Une loi dont le caractère véritable est criminel peut néanmoins renfermer des dispositions qui ne sont ni des interdictions relevant du droit criminel ni des dispositions accessoires à de telles interdictions. Une disposition législative invalide n’est pas rendue valide par le seul fait qu’elle figure dans un régime législatif qui, considéré globalement, est valide : General Motors. Il faut se demander dans chaque cas si, eu égard au contexte général de la loi, la disposition ressortit véritablement au droit criminel au regard des éléments que sont l’interdiction, la sanction et l’objet de droit criminel.
[79] Le procureur général du Québec reconnaît que les art. 5 à 7 constituent des règles de droit criminel valides qui répondent à des préoccupations morales pressantes. Les interdictions qui y sont prévues frappent différentes activités, dont le clonage d’un être humain, la création d’un embryon à partir de matériel génétique provenant d’un autre embryon ou d’un fœtus, la conservation d’un embryon en dehors du corps d’une femme plus de 14 jours après la fécondation (ectogénèse), la création d’une chimère, la rétribution d’une mère porteuse et l’achat de spermatozoïdes ou d’ovules.
[80] Les interdictions contestées créées aux art. 8 à 13 mettent généralement en cause les mêmes considérations liées à la morale, à la santé et à la sécurité que les interdictions faites aux art. 5 à 7. J’y reviendrai plus en détail. Les articles 10 et 11 accroissent la portée des interdictions prévues à l’art. 5, tandis que l’art. 12 porte sur les questions pécuniaires découlant des art. 6 et 7. Le procureur général du Québec reproche principalement à ces dispositions la forme qu’elles revêtent. Il insiste beaucoup sur le fait que certaines des interdictions prévues aux art. 8 à 13 comportent des exceptions et que bon nombre d’entre elles s’appliquent en fonction d’un régime de réglementation et d’autorisation aux contours non encore définis. Il soutient que les art. 10 à 13 prévoyant des interdictions à l’égard d’« activités réglementées » créent un régime qui réglemente la médecine et la recherche dans le domaine de la procréation assistée. Sa prétention est semblable concernant les art. 8 et 9 et les interdictions qu’ils prévoient. Il plaide donc qu’aucune de ces dispositions n’est une règle de droit criminel valide.
[81] Comme je le mentionne précédemment en liaison avec le régime législatif considéré dans son ensemble, la jurisprudence établit qu’une interdiction criminelle peut comporter des exceptions et que celles‑ci peuvent prendre la forme d’un régime de réglementation. Par conséquent, la forme qu’ils revêtent ne suffit pas à elle seule à soustraire les art. 8 à 13 à la compétence législative fédérale en matière de droit criminel.
[82] Le procureur général du Québec paraît prétendre que l’ampleur de la réglementation et sa non‑publication distinguent la présente espèce d’affaires comme RJR‑MacDonald et Renvoi sur les armes à feu dans lesquelles le régime de réglementation en cause a été validé au regard du droit criminel.
[83] Je me penche d’abord sur le fait que les règlements n’ont pas encore été publiés. Je vois mal comment cette lacune pourrait soustraire un régime par ailleurs valide au pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel. On laisse entendre qu’une fois publiés, les règlements dépouilleront la province de sa compétence à l’égard des hôpitaux et de la profession médicale.
[84] Or, le présent pourvoi porte sur la validité de la Loi, et non des règlements. Lorsque des dispositions réglementaires ont été adoptées, il peut être opportun de s’assurer qu’elles respectent la véritable intention du législateur (voir, p. ex., Monsanto Canada Inc. c. Ontario (Surintendant des services financiers), 2004 CSC 54, [2004] 3 R.C.S. 152, par. 35, la juge Deschamps). Cependant, à défaut de règlements, la seule question à trancher est celle de savoir si les dispositions sur les « activités réglementées » résultent d’un exercice légitime de la compétence législative du Parlement. Tout règlement pris en vertu de la loi habilitante n’est valide que s’il contribue à la réalisation d’un objectif légitime du droit criminel et il peut être contesté lorsque ce n’est pas le cas.
[85] Passons maintenant à l’ampleur du régime de réglementation. Premièrement, l’ampleur ou l’exhaustivité d’un régime de réglementation de nature criminelle n’a aucune incidence sur sa constitutionnalité. Pourvu qu’il ait des objectifs légitimes en droit criminel et qu’il les promeuve, il demeure fermement arrimé au pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel. Des régimes de réglementation détaillés et exhaustifs ont été jugés valides au regard du droit criminel dans RJR‑MacDonald et Renvoi sur les armes à feu.
[86] Le procureur général du Québec paraît en fait soutenir que le régime de réglementation établi aux art. 8 à 13 a une telle ampleur que réglementer la médecine et la recherche devient le caractère principal ou véritable de ces dispositions, malgré les interdictions qu’elles créent et qui ressortissent au droit criminel.
[87] Cet argument, dans la mesure où il emporte quelque adhésion, exige que l’on considère les interdictions faites aux art. 8 à 13 isolément du reste de la Loi (et il fait abstraction de ce que l’art. 9 constitue véritablement une interdiction absolue à l’instar des art. 5 à 7 et qu’il ne s’accompagne d’aucun règlement). Le procureur général du Québec assimile ces interdictions à un régime de réglementation indépendant dissocié des art. 5 à 7, dont il reconnaît qu’ils constituent des règles de droit criminel valides. Je conviens avec lui que la démarche appropriée consiste à examiner minutieusement le libellé et l’effet de chacune des dispositions. Or, cet examen doit se faire dans un contexte qui tient compte de l’interaction entre les interdictions absolues et sélectives, ainsi que des autres dispositions de la Loi.
[88] À la lumière du régime législatif dans son ensemble, le caractère principal des interdictions prévues aux art. 5 à 7 réside dans la criminalisation d’activités qui sont tenues pour foncièrement immorales, qui constituent un mal pour la santé publique ou qui compromettent la sécurité des personnes, ou encore, qui satisfont à plusieurs de ces conditions. L’examen approfondi des art. 8 à 13 permet de conclure que, tout comme les art. 5 à 7, ils renferment une interdiction, appuyée par une sanction, et qu’ils sont véritablement axés sur la réalisation d’objectifs légitimes du droit criminel. J’examine successivement chacun des articles.
(1) L’article 8
[89] L’article 8 interdit l’utilisation de matériel reproductif pour créer artificiellement un embryon, sauf lorsque le donneur y consent conformément aux règlements : Règlement sur la procréation assistée (article 8 de la Loi), DORS/2007‑137 (14 juin 2007). Son non‑respect expose le contrevenant aux peines prévues à l’art. 60 de la Loi.
[90] L’article 8 a pour fondement de véritables objets de droit criminel. Comme le dit le Rapport Baird, les « donneurs de gamètes [. . .] ont un intérêt moral unique dans l’utilisation de leur matériel génétique » (p. 721). Cet intérêt moral tient au risque que le matériel reproductif soit utilisé contre le gré du donneur pour créer un être humain, ainsi qu’à la possibilité qu’un embryon donné aux fins de créer un être humain serve à autre chose, notamment à la recherche. Foncièrement, l’art. 8 traduit l’importance fondamentale que nous accordons à l’autonomie de la personne. Ensemble, la valeur morale de l’embryon et le droit de chacun sur son propre matériel génétique justifient l’immixtion du droit criminel dans la sphère du consentement. La société convient que l’emploi consensuel de matériel reproductif fait intervenir des notions morales fondamentales, ce qui confirme la validité de l’art. 8 au regard du droit criminel.
(2) L’article 9
[91] L’article 9 interdit l’obtention d’un ovule ou d’un spermatozoïde d’une personne de moins de 18 ans, sauf pour le conserver ou pour créer un être humain dont on est fondé à croire qu’il sera élevé par le donneur. L’interdiction est absolue et revêt la même forme que celles figurant aux art. 5 à 7, dont il est reconnu qu’elles constituent des règles de droit criminel valides. Comme pour l’art. 8, le contrevenant s’expose aux peines prévues à l’art. 60. Il faut seulement déterminer si la disposition prend appui ou non sur un véritable objet de droit criminel.
[92] Le procureur général du Canada prétend que la raison d’être de l’art. 9 est de protéger les mineurs vulnérables contre l’exploitation et l’incitation pressante à faire don de matériel reproductif au bénéfice de tiers. La protection de personnes vulnérables est un souci de longue date du droit criminel : arrêts Malmo-Levine, par. 76, et Morgentaler c. La Reine. Si on y ajoute l’intérêt moral qu’il y a à réglementer l’utilisation du matériel génétique d’une personne, l’interdiction faite à l’art. 9 se situe parfaitement à l’intérieur des limites du droit criminel.
(3) L’article 10
[93] L’article 10 interdit la modification, la manipulation, le traitement, l’obtention, la conservation, la cession, l’élimination, l’importation et l’exportation de matériel reproductif humain ou d’un embryon in vitro à certaines fins, sauf en conformité avec les règlements et avec une autorisation. Le contrevenant s’expose aux peines prévues à l’art. 61. La disposition interdit essentiellement toute activité liée au matériel reproductif humain, sauf autorisation préalable.
[94] Le procureur général du Québec conteste en premier lieu l’art. 10 au motif qu’il établit un régime prenant appui sur des règlements non encore adoptés. Il fait valoir que le jour où ils seront promulgués, les règlements régiront des domaines de compétence provinciale, à savoir la gestion des hôpitaux et l’exercice de la médecine.
[95] On comprend l’inquiétude du procureur général du Québec au vu du libellé général employé. L’article 10 est la disposition qui pose le plus problème parmi celles contestées. Comme il interdit les actes médicaux énumérés sauf s’ils sont accomplis par le titulaire d’une autorisation conformément aux règlements, il confère au fédéral un droit de regard sur la recherche et la pratique médicales. Ce sont les règlements ultérieurs qui détermineront son incidence ultime. Si leur adoption équivaut à codifier exhaustivement l’exercice de la médecine et à réglementer chacun des aspects de la prestation de services d’aide à la procréation, les règlements seront ultra vires. Toutefois, je le rappelle, si l’art. 10 est jugé intra vires, les règlements pris ultérieurement sous son régime ne le seront pas eux aussi pour autant : s’ils vont trop loin, ils seront ultra vires. La seule question qu’il nous faut aujourd’hui trancher est celle de savoir si l’art. 10 relève du pouvoir de légiférer en droit criminel.
[96] En second lieu, le procureur général du Québec conteste l’art. 10 au motif que son principal objet ou sa caractéristique véritable est la réglementation des hôpitaux ainsi que de la pratique et de la recherche médicales, ce qui empiète sur la compétence de la province en matière de santé. Le procureur général du Canada rétorque que l’objet de droit criminel qui sous‑tend l’art. 10 est « un amalgame de préoccupations liées à la protection de la santé, à la moralité et à l’éthique » (mémoire, par. 88), de sorte que la disposition a des objectifs légitimes en droit criminel. Il fait valoir que l’autorisation est le seul moyen permettant de déterminer le lieu où se déroulent des pratiques suspectes et l’identité de leurs auteurs. Pour leur part, les règlements visés à l’art. 10 offrent un moyen souple d’écarter les facettes de la manipulation génétique qui sont inacceptables du point de vue de la morale, de la santé ou de la sécurité. Ensemble, autorisation et réglementation circonscrivent le régime d’interdiction et le rendent susceptible d’application, ce qui laisse aux provinces le loisir de réglementer les aspects bénéfiques de la manipulation génétique.
[97] Le procureur général du Canada relève un certain nombre de risques sanitaires que vise à contrer l’art. 10. Les spermatozoïdes et les ovules de donneurs contaminés présentent des risques graves pour la santé des femmes qui les reçoivent et des enfants conçus. Le prélèvement d’un ovule peut compromettre gravement la santé de la femme, car on emploie alors des médicaments susceptibles de provoquer le syndrome d’hyperstimulation ovarienne, une complication potentiellement dangereuse. Les grossesses multiples, auxquelles donne souvent lieu la procréation assistée, peuvent aussi compromettre la santé des femmes (hypertension artérielle, problèmes rénaux et accouchement difficile) et celle des enfants conçus (paralysie cérébrale, troubles de la vue et problèmes respiratoires). En outre, la Commission Baird conclut que la modification génétique d’embryons, dans un but thérapeutique ou d’amélioration de caractéristiques physiques, expose l’enfant à naître à un grand risque de difformités, de troubles fonctionnels et de cancer (Rapport Baird, p. 1068). On peut soutenir que l’activité qui risque sérieusement de causer de tels préjudices constitue un mal pour la santé publique et que le Parlement peut la criminaliser.
[98] Le volet sanitaire de l’art. 10 prend appui sur des préoccupations d’ordre moral. Le procureur général du Canada soutient que la modification, la manipulation et le traitement du matériel reproductif humain suscitent des inquiétudes morales parfaitement susceptibles de fonder une règle de droit criminel, comme le confirme le sort réservé historiquement à la contraception et à l’avortement (voir, p. ex., Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 179, 271 et 272; Code criminel, S.R.C. 1906, ch. 146, et Code criminel, S.R.C. 1927, ch. 36, art. 207, 303 et 306; Code criminel, S.C. 1953‑54, ch. 51, art. 150 et 237). Les mœurs ont certes évolué en la matière, mais là n’est pas la question. L’article 10 touche simplement à des préoccupations morales importantes dont on estime depuis longtemps qu’elles ressortissent au pouvoir de légiférer en matière de droit criminel conféré au par. 91(27). Ces préoccupations existent toujours. Il se peut même que les nouvelles techniques de procréation les aient compliquées et amplifiées, ajoutant aux inquiétudes morales pressenties par le Parlement.
[99] La conception ne se produit plus nécessairement à l’intérieur du corps de la femme, mais peut, grâce aux techniques de fécondation in vitro, intervenir en dehors du corps féminin. Longtemps « créée » par la reproduction sexuée, la vie peut aujourd’hui être le fruit de la technique de reproduction asexuée qu’est le clonage. La constitution génétique de l’enfant, longtemps déterminée par le processus naturel de recombinaison de l’ADN, peut désormais être modifiée artificiellement par voie de manipulation génétique et d’intervention sur les cellules germinales. Le sexe de l’enfant peut en outre être déterminé dès les premières étapes du développement, ce qui suscite d’autres inquiétudes sur le plan moral (voir, p. ex., M. Somerville, « Reprogenetics : Unprecedented Challenges to Respect for Human Life » (2005), 38 Law/Tech. J. 1).
[100] Ces avancées font craindre des préjudices sociaux nouveaux, ce qu’étaye amplement le Rapport Baird. La « chosification » des femmes et des enfants (p. 810), l’avortement sélectif selon le sexe (p. 1015), la formation d’hybrides interspécifiques, l’ectogénèse susceptible de « déshumanis[er] la maternité », les « usines à bébés » (p. 719), les enfants‑donneurs (dont la principale raison d’être est de guérir un autre enfant atteint d’une maladie génétique), la dévalorisation des personnes atteintes de déficience, la discrimination fondée sur l’origine ethnique ou le bagage génétique (p. 33) et l’exploitation des personnes vulnérables ne sont que quelques-uns des éléments de préoccupation morale mentionnés dans le rapport. Bien que l’acceptabilité éthique des techniques soit évidemment discutable (voir, p. ex., S. Sheldon et S. Wilkinson, « Should selecting saviour siblings be banned? » (2004), 30 J. Med. Ethics 533), on ne peut sérieusement mettre en doute la faculté du Parlement de les interdire ou de les réglementer.
[101] S’il l’avait voulu, le Parlement aurait pu frapper d’interdiction absolue les pratiques visées à l’art. 10 — la modification, la manipulation et le traitement du matériel reproductif humain (voir, p. ex., Report of the Departmental Committee on Human Artificial Insemination (1960), dans lequel le ministère écossais responsable se prononce contre la criminalisation, mais seulement pour des raisons d’ordre pratique : par. 259‑263). Le recours à une interdiction sélective plutôt qu’absolue tient au fait que certaines utilisations du matériel reproductif humain peuvent être bénéfiques. L’article 10 permet à l’exécutif d’interdire l’activité répréhensible tout en préservant les avantages de la procréation assistée. On ne saurait pour autant y voir une règle de droit régissant ces exceptions. Au contraire, la disposition vise essentiellement à distinguer ce qui est moral et bénéfique de ce qui est immoral et préjudiciable, et à interdire le second.
[102] L’article 10 doit aussi être interprété à la lumière de l’art. 68 de la Loi, qui rend la loi fédérale inapplicable dans une province « lorsque le ministre et le gouvernement provincial sont convenus par écrit qu’il existe, dans la législation provinciale en vigueur, des dispositions équivalentes à celles [des] articles et [des] règlements [fédéraux] ». Le texte de la disposition donne à penser que l’adoption de l’art. 10 visait à assujettir les services d’aide à la procréation à [traduction] « des normes fédérales de sûreté et d’éthique minimales » et à laisser aux provinces le soin de réglementer et de contrôler l’exercice de la médecine (rapport d’expert, F. Baylis, août 2006, d.a., p. 7000). Le type de loi retenu par le Parlement s’apparente à celui de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, L.R.C. 1985, ch. 16 (4e suppl.) — jugée valide dans l’arrêt Hydro‑Québec — , qui établit elle‑même le régime d’autorisation et de réglementation, mais qui prévoit l’application possible d’une réglementation provinciale équivalente (art. 68 de la Loi sur la procréation assistée et par. 34(6) de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement). Comme le dit le juge La Forest au sujet de cette dernière loi dans l’arrêt Hydro‑Québec, « en adoptant la loi en question dans la présente affaire, le Parlement était conscient du besoin de coopération et de coordination entre les autorités fédérales et provinciales. [. . .] Plus particulièrement, [. . .] le Parlement a précisé que les dispositions de cette partie ne doivent pas s’appliquer lorsqu’une matière est, par ailleurs, réglementée en vertu d’une autre loi fédérale ou provinciale équivalente » (par. 153).
[103] Le procureur général du Québec prétend qu’au lieu d’établir la réglementation lui‑même et de permettre que des règles provinciales équivalentes s’appliquent, le Parlement aurait dû interdire tout traitement contre la stérilité « sauf si encadré comme il faut et spécifiquement par les provinces » (transcription, p. 39). Il approuve le mode de réglementation pénale des loteries, à savoir leur interdiction sauf respect des règlements provinciaux (al. 207(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46; Furtney; Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6, par. 35). Le Parlement soumet à certaines exigences les loteries provinciales, mais il ne fait pas respecter lui‑même la réglementation. Le procureur général du Québec signale qu’adopter pareille démarche dans la Loi sur la procréation assistée reviendrait à interdire les services d’aide à la procréation dans les provinces qui n’ont pas établi les normes minimales prescrites par le Parlement. Il en résulterait également une interdiction temporaire chaque fois que le gouvernement fédéral estime qu’une inquiétude justifie une nouvelle mesure réglementaire.
[104] Je ne peux convenir que pour faire obstacle aux conséquences néfastes de traitements médicaux par ailleurs bénéfiques, le Parlement doive interdire les traitements jusqu’à ce que les provinces soient en mesure de les réglementer. Le Parlement est arrivé à la conclusion qu’il n’était pas souhaitable d’interdire tout traitement contre la stérilité dans une province qui n’est pas encore dotée d’un mécanisme de surveillance adéquat. Il était disposé à recourir à l’interdiction totale pour le jeu, mais dans le cas de traitements médicaux, elle aurait causé aux individus des difficultés considérables. En outre, le type de loi adoptée en l’occurrence tient compte du fait que la procréation assistée est un domaine en plein essor et que le Parlement pourrait devoir prendre d’autres règlements pour répondre à de nouvelles inquiétudes ressortissant au droit criminel. Ces considérations n’existent pas dans le cas du jeu. La réglementation fédérale des services d’aide à la procréation, de pair avec l’art. 68 de la Loi, permet de profiter des aspects bénéfiques des traitements contre la stérilité entre la promulgation des nouveaux règlements fédéraux et l’adoption des règles provinciales équivalentes. Mon analyse renvoie à l’art. 68 seulement pour confirmer qu’en adoptant l’art. 10, le Parlement avait un objectif légitime en droit criminel. Les dispositions sur les accords d’équivalence ne sauraient sauvegarder des dispositions fédérales ultra vires.
[105] J’arrive à la conclusion que l’art. 10 est une règle de droit criminel valide.
(4) L’article 11
[106] L’article 11 interdit de combiner le génome humain avec celui d’une autre espèce — la transgénèse — , sauf en conformité avec les règlements et avec une autorisation. Comme pour l’art. 10, le contrevenant est passible des peines prévues à l’art. 61.
[107] À nouveau, il faut se demander si l’interdiction a pour fondement un véritable objet de droit criminel. Le procureur général du Canada soutient qu’« il demeure possible [que la science transgénique] débouche sur une combinaison de gènes qui permettrait d’envisager la création d’une entité présentant des traits à la fois humains et animaux » (mémoire, par. 73), ce qui, ajoute‑t‑il, pourrait avoir de « profondes implications éthiques et morales liées [. . .] à l’idée que nous nous faisons de l’être humain et à l’intégrité de ses caractéristiques intrinsèques » (ibid.). La science transgénique a été associée à d’autres techniques préjudiciables de procréation assistée, comme le clonage humain et la chosification du matériel reproductif (voir, p. ex., A. Campbell, « Defining a Policy Rationale for the Criminal Regulation of Reproductive Technologies » (2002), 11 Health L. Rev. 26). Ces risques justifient le recours au droit criminel pour encadrer la recherche transgénique.
[108] Essentiellement, l’art. 11 recourt à une interdiction sélective afin d’accroître la portée des interdictions absolues que prévoient les al. 5(1)h), i) et j) et qui frappent la création de chimères et d’hybrides. Il reconnaît que la combinaison de matériel génétique humain et non humain peut susciter des préoccupations morales bien avant qu’une telle expérience aboutisse à la création d’une nouvelle forme de vie. Le procureur général du Québec concède que le Parlement a un intérêt moral légitime dans l’interdiction des actes visés aux al. 5(1)h), i) et j) eu égard aux préjudices susceptibles d’en découler. On peut difficilement soutenir que la manipulation transgénique, visée plus généralement à l’art. 11, ne fait pas intervenir les mêmes préoccupations morales.
[109] Je conclus que l’art. 11 constitue une règle de droit criminel valide.
(5) L’article 12
[110] L’article 12 interdit, sauf conformité aux règlements et obtention d’une autorisation, de défrayer un donneur pour le don d’un ovule ou d’un spermatozoïde, de rembourser les frais d’entretien ou de transport d’un embryon in vitro ou de rembourser les frais supportés par une mère porteuse. Il interdit également le remboursement de frais qui ne font pas l’objet d’un reçu, ainsi que le dédommagement d’une mère porteuse pour la perte de revenu de travail qu’elle subit, sauf attestation d’un médecin que le travail de l’intéressée constitue un risque pour sa santé ou celle de l’embryon. Le contrevenant s’expose aux peines prévues à l’art. 61.
[111] La question qui se pose est celle de l’existence d’un véritable objet de droit criminel. L’article 12 complète les art. 6 et 7, dont il est admis qu’ils constituent des règles de droit criminel valides. Les articles 6 et 7 interdisent la commercialisation de la procréation. Les interdictions qu’ils prévoient s’appuient sur le Rapport Baird, selon lequel « [a]utoriser des échanges commerciaux de ce genre [l’achat et la vente d’embryons, le recours à des mesures d’incitation financière, etc.] saperait [. . .] le respect de la vie et de la dignité humaines, et mènerait à la chosification des femmes et des enfants » (p. 810). L’article 12 porte sur le sujet connexe des dépenses autorisées et il vise à faire en sorte que seules les dépenses réelles soient remboursées et que les activités de procréation ne soient pas commercialisées. Là se situe la limite au-delà de laquelle le Parlement juge qu’il y a chosification inacceptable et en deçà de laquelle il tient le défraiement pour acceptable. L’emplacement de cette limite soulève des questions morales fondamentales et peut susciter des divergences d’opinions, mais on peut difficilement soutenir que le pouvoir de légiférer en droit criminel ne permet pas au Parlement d’interdire les activités qui se trouvent du mauvais côté de la ligne ainsi tracée.
[112] Je conclus que l’art. 12 se fonde sur les mêmes préoccupations que celles qui sous‑tendent les art. 6 et 7 et qu’il constitue une règle de droit criminel valide.
(6) L’article 13
[113] L’article 13 frappe d’une interdiction absolue l’exercice d’une activité autorisée dans un établissement non autorisé. Son non‑respect rend passible des peines prévues à l’art. 61. Il faut seulement déterminer s’il a pour assise un véritable objet de droit criminel.
[114] L’article 13 vise à faire en sorte que l’activité liée à la création artificielle de vie humaine ne soit exercée que dans un lieu autorisé. Il réglemente non pas l’activité, mais l’endroit où elle est exercée. Il recourt au mécanisme de l’autorisation, et ce, en fonction de règlements qui seront adoptés.
[115] Le procureur général du Québec prétend que c’est aux provinces, et non au gouvernement fédéral, qu’il appartient de réglementer les établissements dans lesquels sont accomplis des actes médicaux. À son avis, assujettir un établissement de procréation assistée à des normes relève de la compétence provinciale.
[116] Pour sa part, le procureur général du Canada soutient qu’il est essentiel de limiter les lieux dans lesquels on peut recourir aux techniques de procréation assistée. Il explique que l’art. 13 vise à empêcher la création artificielle de la vie humaine dans un laboratoire clandestin, sur une table d’opération improvisée ou dans un sous‑sol barricadé, le matériel reproductif humain pouvant y être compromis faute d’encadrement réglementaire. Il l’interdit sous peine de sanction.
[117] Le lieu où se déroule la procréation assistée importe. L’établissement doit être doté d’un matériel et d’un personnel qui permettent de prendre bien soin des donneurs, des receveurs et des formes de vie fragiles créées de manière artificielle. Son caractère approprié est indispensable pour éviter le préjudice moral ou sanitaire. Il faut dès lors l’identifier pour pouvoir y effectuer une inspection ou un contrôle. Comme pour les art. 10 à 12, le régime d’autorisation offre le seul moyen pratique de frapper d’interdiction un établissement inadéquat.
[118] Créer une forme de vie humaine dans un local clandestin peut également constituer un mal pour la santé publique. L’activité en cause peut présenter un risque sanitaire important pour les intéressés. Du matériel inadéquat, des installations non stérilisées, du personnel non compétent, un protocole d’urgence inadéquat et d’autres lacunes peuvent compromettre gravement la santé des donneurs, des mères et des êtres humains qui naîtront.
[119] Ces objectifs liés à la santé chevauchent le souci moral de faire en sorte que les établissements de procréation assistée fassent l’objet d’un encadrement. Le Rapport Baird conclut que des considérations morales particulières s’attachent au matériel reproductif humain. Ces considérations sont au premier plan dans la création et la préservation de la vie par des moyens artificiels. Le Parlement a le pouvoir d’interdire le recours clandestin aux techniques de procréation assistée, de crainte que le matériel reproductif humain soit manipulé et serve à des fins jugées immorales. Il lui est également loisible d’interdire la procréation assistée dans un établissement qui n’est pas conçu pour maintenir convenablement la vie humaine. Par exemple, on dévaloriserait celle‑ci en permettant qu’un nouveau‑né conçu artificiellement meure pour la seule raison que l’établissement n’est pas doté du matériel nécessaire pour répondre à ses besoins spéciaux. Les interdictions établies à ce chapitre traduisent simplement nos valeurs humaines fondamentales. En conséquence, l’intérêt moral valide le recours aux sanctions pénales pour empêcher le déroulement de la procréation assistée dans des lieux inadéquats, un objectif atteint par la délivrance d’autorisations.
[120] L’interdiction qui frappe les établissements non autorisés n’empêche pas les provinces de désigner les établissements dans lesquels se dérouleront les activités de procréation assistée. En effet, l’art. 13 n’exige pas que celles‑ci se déroulent dans un type d’établissement précis. Les hôpitaux et les centres de recherche où elles ont lieu seront soumis à un régime provincial concurrent d’autorisation. L’article 13 n’écarte pas cet encadrement provincial, mais exige seulement une autorisation fédérale supplémentaire attestant que les activités de procréation assistée peuvent y être exercées. De plus, si la province et le gouvernement fédéral arrivent à un accord d’équivalence sous le régime de l’art. 68, seule la province délivrera des autorisations et les fera respecter en application de l’art. 13. L’interdiction ne vise pas à usurper le rôle des provinces dans la réglementation des hôpitaux et des centres de recherche, mais bien à empêcher que certaines activités se déroulent dans un établissement inadéquat.
[121] J’arrive à la conclusion que l’art. 13 s’attaque à des préjudices importants susceptibles d’être infligés tant à la société qu’aux personnes qui recourent à la procréation assistée ou qui en sont issues. Il s’agit d’une règle de droit criminel valide.
(7) Résumé
[122] J’estime que, par leur caractère véritable, les interdictions prévues aux art. 8 à 13 relèvent du pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel et qu’il s’agit de règles de droit criminel valides. Avec les art. 5 à 7, ces dispositions constituent un régime d’interdiction valide qui est en adéquation avec le caractère véritable général de la Loi sur la procréation assistée dans son ensemble.
[123] J’examine maintenant la validité des dispositions de mise en œuvre et de contrôle d’application que renferme par ailleurs la Loi.
C. Les dispositions d’application de la Loi (art. 14 à 61 et 65 à 68) sont‑elles accessoires au régime d’interdiction (art. 5 à 13)?
[124] Les interdictions criminelles prévues aux art. 5 à 13 de la Loi sont suivies d’un certain nombre de dispositions de mise en œuvre et de contrôle d’application. Les articles 14 à 19 établissent un système de gestion de l’information. Les articles 20 à 39 créent l’Agence canadienne de contrôle de la procréation assistée. Les articles 40 à 59 confient à l’Agence la mise en œuvre de la Loi et des règlements et le contrôle de leur application, et ils lui confèrent le pouvoir d’autoriser certaines activités liées à la procréation assistée. Enfin, les art. 60 et 61 prévoient les peines, les art. 65 à 67 autorisent l’adoption de règlements et l’art. 68 régit les accords d’équivalence avec les provinces.
[125] Par leur caractère véritable, bon nombre de ces dispositions ne relèvent pas de la compétence du Parlement en matière de droit criminel. Cependant, le procureur général du Canada fait valoir que ces dispositions (les « dispositions accessoires ») consolident les interdictions criminelles figurant aux art. 5 à 13 de la Loi et sont valides au regard de la doctrine des pouvoirs accessoires (voir Global Securities Corp. c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, [2000] 1 R.C.S. 494, par. 45).
[126] La doctrine des pouvoirs accessoires tient pour valide la disposition législative qui, par son caractère véritable, échappe à la compétence du gouvernement qui l’a adoptée, mais qui a un lien avec un régime législatif valide. Elle tient compte de la réalité d’un État fédéral où il est souvent impossible à un ordre de gouvernement de légiférer efficacement dans un domaine relevant de sa compétence sans empiéter sur un domaine ressortissant à la compétence de l’autre ordre de gouvernement. Toutefois, elle vise simultanément à préserver la répartition fondamentale des compétences entre le fédéral et les provinces issue de la Loi constitutionnelle de 1867.
[127] Notre Cour a établi un critère de rationalité et de fonctionnalité pour définir le lien requis, sous réserve de l’application d’un critère de nécessité lorsque l’empiétement sur la compétence de l’autre ordre de gouvernement est substantiel : General Motors, p. 667‑670; Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445, p. 469‑470; Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc. La notion de proportionnalité sous‑tend, dans certains cas, l’application d’une norme rationnelle et fonctionnelle, et dans d’autres, celle d’une norme de nécessité. Plus une disposition accessoire empiète sur la compétence de l’autre ordre de gouvernement, plus le critère à satisfaire est strict pour qu’elle puisse être validée sur le fondement de la doctrine des pouvoirs accessoires. D’aucuns estiment que l’application du critère tient indûment à une évaluation subjective de l’importance de l’empiétement (voir Hogg, p. 15‑43), mais pour les besoins du pourvoi, point n’est besoin de le soumettre à un réexamen.
[128] Dans l’arrêt General Motors, le juge en chef Dickson relève un certain nombre de considérations permettant de déterminer la gravité de l’empiétement sur la compétence de l’autre ressort. En voici le résumé.
[129] La première considération est la portée des chefs de compétence en jeu, à savoir si elle est grande ou non. Le juge en chef Dickson met l’accent sur le chef de compétence qui a pour effet de valider le régime dont fait partie la disposition contestée. Les chefs de compétence de grande portée se prêtent au chevauchement et sont « donc peu susceptibles de donner lieu à des dispositions très envahissantes » (General Motors, p. 671). À l’opposé, les chefs de compétence dont la portée est limitée sont « très susceptibles de comporter des dispositions qu’on ajoute après coup à la loi pour la valider » (ibid.). Le juge en chef Dickson conclut donc que l’empiétement sur les pouvoirs de l’autre ordre de gouvernement est habituellement moins grave lorsque la disposition contestée figure dans un régime législatif qui est validé au regard d’un chef de compétence de grande portée. Ce raisonnement permet de conclure qu’il importe aussi de tenir compte du chef de compétence sur lequel empiéterait la disposition contestée. Lorsqu’il vise une compétence étendue, l’empiétement est généralement moins grave parce qu’il ne balaie pas le pouvoir de l’autre palier de gouvernement. À l’inverse, l’empiétement sur une compétence législative limitée est plus grave en ce qu’il risque de supprimer celle‑ci.
[130] La deuxième considération correspond à la nature de la disposition contestée. Dans l’arrêt General Motors, le juge en chef Dickson estime que l’empiétement sur les pouvoirs provinciaux est rendu moins grave par la nature réparatrice de la disposition contestée. L’objet de la disposition était « de faciliter l’exécution des aspects fondamentaux de la Loi, tout en ne constituant pas en soi une partie fondamentale de la Loi » (p. 673). Le juge en chef Dickson signale par ailleurs que l’empiétement sur la compétence de l’autre ordre de gouvernement est moins grave lorsque la disposition contestée a une portée restreinte et qu’elle ne crée pas de droits généraux. La nature de la disposition contestée s’entend également de l’intention de remplacer une disposition adoptée par l’autre ordre de gouvernement ou de seulement la compléter. L’empiétement est moins grave lorsque la disposition contestée est censée cohabiter avec la disposition adoptée par l’autre ordre de gouvernement.
[131] Enfin, le juge en chef Dickson se demande si l’autorité législative à l’origine de la disposition contestée a déjà légiféré dans le domaine en cause. Dans l’affirmative, la disposition paraît d’autant plus légitime et n’empiéterait pas indûment sur les pouvoirs de l’autre autorité législative. Ainsi, la Constitution « n’empêche pas » l’autorité législative d’adopter des dispositions apparentées « lorsque l’on peut démontrer que ces mesures sont justifiées » (p. 673). Dans l’affaire General Motors, il a suffi que le Parlement ait déjà empiété sur la compétence provinciale en créant des droits d’action de nature civile pour que la Cour conclue que la création d’un tel droit n’était « pas fatale sur le plan constitutionnel » (p. 674).
[132] Les considérations énumérées par le juge en chef Dickson ne se voulaient pas exhaustives, et la gravité de l’empiétement doit finalement être déterminée en fonction des faits de chaque espèce. Toutefois, les éléments considérés dans l’arrêt General Motors concordent bien avec les faits du présent dossier.
[133] Avant de déterminer à quel point les dispositions accessoires empiètent sur la compétence provinciale, il convient de préciser la nature des empiétements. Certaines des dispositions accessoires sont foncièrement pénales et n’empiètent pas beaucoup sur les pouvoirs provinciaux. Les dispositions sur le contrôle d’application (art. 45 à 59), l’adoption de règlements (art. 65 à 67) et l’imposition de peines (art. 60 et 61) font essentiellement partie des interdictions de nature criminelle prévues aux art. 5 à 13. En effet, bon nombre d’entre elles reprennent à peu de chose près des dispositions du Code criminel. Les dispositions à vocation organisationnelle correspondant aux art. 20 à 39 sont du même acabit. Cependant, d’autres dispositions empiètent directement sur les compétences provinciales. Mentionnons particulièrement celles relatives à la gestion de l’information — les art. 14 à 19 — qui définissent les exigences applicables au consentement et à la protection des renseignements personnels, qui confient à l’Agence la gestion des renseignements personnels médicaux et qui assujettissent à des règles la profession médicale. En outre, les dispositions de mise en œuvre — les art. 40 à 44 — confèrent à l’Agence de larges pouvoirs d’autorisation qui ont une incidence sur les personnes et les lieux en cause dans la procréation assistée, ainsi que les conditions et les modalités de celle‑ci.
[134] Il faut se demander si, considérées dans leur ensemble, les dispositions empiètent peu ou beaucoup sur les pouvoirs des provinces. Le premier élément à considérer est la portée des chefs de compétence provinciale en jeu. Dans la présente affaire, les dispositions accessoires ressortissent généralement aux pouvoirs provinciaux sur la propriété et les droits civils (par. 92(13)) et sur les matières d’une nature purement locale ou privée (par. 92(16)). Il s’agit de deux chefs de compétence très vastes, et on estime souvent qu’ils sont à l’origine d’une compétence résiduelle : voir Hogg, p. 17‑2 et 17‑3. L’étendue de ces chefs de compétence atténue l’empiétement.
[135] Je passe maintenant au deuxième élément : la nature des dispositions accessoires. Aucune de ces dispositions ne crée un droit substantiel. En fait, comme je l’explique ci‑après, elles contribuent seulement à l’application de la Loi. Sans le régime d’interdiction des art. 5 à 13, ces dispositions seraient sans objet, car elles mettraient sur pied une agence qui n’aurait rien à faire respecter. L’obtention du consentement, la communication de l’information et la protection des renseignements personnels assurent la bonne application du régime d’interdiction criminelle. Qui plus est, les dispositions accessoires ne visent qu’une infime partie du vaste territoire de la compétence provinciale en matière de santé, à savoir les aspects préjudiciables de la procréation assistée, dans la mesure où ils sont expressément ciblés par la Loi et les règlements. L’incidence de la règle de droit sur les pouvoirs provinciaux est réelle, mais elle est délimitée de manière compatible avec son objet. Au surplus, les dispositions accessoires sont conçues pour compléter la législation provinciale, et non pour l’écarter. La Loi fait en sorte que des règles fédérales régissent les techniques de procréation assistée, mais elle n’empêche pas les provinces de réglementer le domaine, en particulier pour promouvoir ses aspects bénéfiques. L’article 68 sur les accords d’équivalence prévoit d’ailleurs que le gouverneur en conseil peut accepter de suspendre l’application de certaines parties de la Loi et des règlements au bénéfice de dispositions provinciales équivalentes. Il appert de la nature des dispositions accessoires que l’empiétement sur les pouvoirs provinciaux est minime.
[136] Enfin, je me penche sur l’activité législative antérieure du Parlement dans le champ de compétence correspondant aux dispositions accessoires. Ce n’est pas d’hier que le Parlement s’attaque aux domaines de la morale, de la santé et de la sécurité. Il convient de rappeler qu’il a aussi invoqué son pouvoir de légiférer en matière de droit criminel pour faire valider des régimes de réglementation et, plus particulièrement, qu’il a mis en œuvre et contrôlé l’application de telles lois, souvent au moyen d’organismes d’autorisation apparentés à l’Agence : voir Renvoi sur les armes à feu et Hydro‑Québec. On peut donc conclure que les dispositions accessoires n’empiètent que peu sur les pouvoirs provinciaux.
[137] Au vu de ces éléments, j’estime que les dispositions accessoires constituent un empiétement minime sur la compétence provinciale. Dès lors, il convient d’appliquer le critère du lien rationnel et fonctionnel.
[138] Appliquer le critère du lien rationnel et fonctionnel consiste à déterminer la nature de la relation entre les dispositions accessoires et le régime législatif par ailleurs valide qui les renferme. Les dispositions accessoires doivent appuyer le régime d’une manière rationnelle quant à l’objet et fonctionnelle quant à l’effet, en sorte qu’elles doivent [traduction] « compléter [le régime législatif], et non y ajouter » : Papp c. Papp, [1970] 1 O.R. 331 (C.A.), p. 336. Elles doivent aussi être conçues de manière à combler les « lacunes » du régime législatif qui, sinon, pourraient donner lieu à de l’incohérence, de l’incertitude ou de l’inefficacité : Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc. Il n’est pas nécessaire d’établir que, sans les dispositions accessoires, le régime serait voué à l’échec, car il s’agirait alors du critère de la nécessité. Les dispositions accessoires doivent plutôt jouer, comme telles, un rôle de complément aux autres dispositions du régime, et elles ne peuvent avoir été insérées seulement par souci de commodité.
[139] Le critère du lien rationnel et fonctionnel reconnaît la nécessité de préserver la souveraineté de chacun des ordres de gouvernement dans les domaines de compétence qui lui sont attribués dans la Loi constitutionnelle de 1867. Il reconnaît toutefois par ailleurs que ces chefs de compétence ne sont plus hermétiques. De nos jours, la complexité de l’activité législative empêche souvent un ordre de gouvernement de s’acquitter de son rôle constitutionnel sans empiéter sur la compétence de l’autre ordre. L’adhésion de notre Cour à une conception du fédéralisme à la fois souple et axée sur la coopération permet de conclure qu’il y a lieu d’encourager ce genre d’activité législative pragmatique : voir le juge en chef Dickson dans SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 18; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, par. 42.
[140] La dernière question à trancher est celle de savoir si les dispositions accessoires ont un lien rationnel et fonctionnel avec les règles de droit criminel valides que sont les art. 5 à 13 de la Loi.
(1) Les articles 14 à 19
[141] La première série de dispositions accessoires correspond aux art. 14 à 19 et porte sur l’accès à l’information. Ces dispositions encadrent la communication de renseignements, d’abord pour régler convenablement la question du consentement et les questions connexes touchant à la protection des renseignements personnels, puis pour faciliter le respect de la Loi. Ces deux objectifs ont un lien rationnel avec le régime établi aux art. 5 à 13. Les dispositions visent seulement à favoriser l’application du régime. Sur le plan fonctionnel, elles comblent les lacunes qui, sinon, compromettraient l’efficacité du régime d’interdiction.
[142] Le consentement est au cœur du régime créé par la Loi. L’alinéa 2d) dispose qu’« il faut encourager et mettre en pratique le principe selon lequel l’utilisation de ces techniques est subordonnée au consentement libre et éclairé de la personne qui y a recours ». Ce souci se retrouve à l’art. 8, qui interdit l’utilisation de matériel reproductif humain dans le but de créer un embryon, ou l’utilisation d’un embryon in vitro, sans le consentement du donneur. L’importance du consentement est étroitement liée aux préoccupations morales mentionnées précédemment.
[143] Les articles 14 à 19 renferment un certain nombre de dispositions qui font en sorte que les personnes qui recourent aux techniques soient suffisamment renseignées pour donner un consentement valable et que les renseignements personnels les concernant soient toujours protégés. Ces dispositions veillent à ce que le donneur soit informé des exigences et des protections de la Loi et à ce que des services de consultation adéquats soient mis à sa disposition pour que son consentement soit à la fois complet et éclairé (par. 14(2)). Elles prévoient en outre la communication de renseignements médicaux pertinents aux personnes qui ont recours aux techniques et à celles qui en sont issues (par. 18(3), (4) et (7)) afin qu’elles disposent elles aussi des données nécessaires pour décider de leur propre vie reproductive. De plus, les dispositions sur la gestion de l’information permettent le retrait du consentement, auquel cas les renseignements personnels et le matériel reproductif doivent être détruits (par. 16(2) et (3)). Enfin, elles protègent aussi le droit à la vie privée, de sorte que les objectifs louables du consentement éclairé ne compromettent pas indûment la dignité humaine (par. 15(1) et 18(2)).
[144] L’observation de ces dispositions est également vitale à l’application de la Loi, car un régime d’interdiction est inutile s’il ne s’accompagne pas d’un mécanisme assurant son respect. Les articles 14 à 19 jouent ce rôle en coordonnant l’échange de renseignements entre les intéressés, à savoir les donneurs, les praticiens, l’Agence et le public. En ce qui concerne les donneurs, le par. 14(2) prévoit qu’ils sont informés des interdictions et des protections découlant de la Loi, de sorte qu’ils aient suffisamment de données pour se conformer à la Loi et exiger des praticiens qu’ils l’observent également. Pour ce qui est des praticiens et autres titulaires d’autorisations, le par. 14(1) fait en sorte qu’ils disposent de suffisamment de renseignements sur les donneurs pour ne pas accomplir d’actes interdits par la Loi (p. ex., accepter le don de matériel reproductif d’un donneur trop jeune, contrairement à l’art. 9). Les articles 15 et 16 portent sur la communication de renseignements personnels à l’Agence, aux tribunaux et aux assureurs, alors que l’art. 17 prévoit que l’Agence tient un registre de renseignements personnels médicaux afin de faciliter la mise en œuvre de la Loi et à son contrôle d’application (voir également le par. 18(1)). Enfin, l’art. 19 met à la disposition du public certains renseignements sur les activités de l’Agence et favorise ainsi l’observation de la Loi en soumettant le contrôle de son application à l’examen public.
[145] On conçoit aisément que la collecte de renseignements contribue à faire obstacle aux actes interdits par la Loi et permette la poursuite des contrevenants.
[146] J’arrive à la conclusion que les art. 14 à 19 sont étroitement liés aux interdictions prévues aux art. 5 à 13, qui constituent des règles de droit criminel valides. Ces interdictions sont utiles en ce qu’elles comblent une lacune en réglant les problèmes pratiques inhérents au fonctionnement du régime législatif. Parce qu’elles le font de manière circonscrite, elles résultent d’un exercice légitime de pouvoirs accessoires.
(2) Les articles 20 à 59 et 65 à 67
[147] Les dispositions organisationnelles des art. 20 à 39, les dispositions de mise en œuvre des art. 40 à 44, les dispositions de contrôle d’application des art. 45 à 59 et les dispositions sur les règlements des art. 65 à 67 sont clairement accessoires au régime d’interdiction de nature pénale établi aux art. 5 à 13, concourant à la fois à la réalisation de son objet et à l’efficacité de son application. Toutes ces dispositions ont le lien rationnel nécessaire avec les interdictions criminelles que prévoit la Loi. J’examine successivement chacun de ces ensembles de dispositions.
[148] Les dispositions organisationnelles des art. 20 à 39 ont seulement pour effet de mettre sur pied l’Agence et de lui confier le mandat de mettre en œuvre la loi fédérale et de contrôler son application, en sorte que la constitutionnalité de cette partie de la Loi dépend entièrement de celle des interdictions prévues aux art. 5 à 13. D’ailleurs, le procureur général du Québec ne prétend pas que ces dispositions sont inconstitutionnelles.
[149] Les dispositions de mise en œuvre correspondant aux art. 40 à 44 ont pour objet la délivrance d’autorisations pour l’exercice d’activités réglementées (art. 40), ce qui est directement lié, rappelons‑le, au fait d’interdire l’activité préjudiciable et immorale et de prévoir une exception pour l’activité bénéfique. Le régime d’autorisation contribue à faire en sorte que l’interdiction sélective vise l’activité moralement répréhensible, et ce, d’une manière suffisamment souple pour permettre l’adaptation à de nouvelles circonstances. Il y parvient en limitant et en encadrant le recours aux techniques associées à la reproduction artificielle de la vie humaine. Dans ce contexte, autoriser une activité ou non revient à distinguer le bien du mal, et non à promouvoir ou à favoriser les aspects bénéfiques de la procréation assistée. Les articles 41 à 44 sont accessoires eu égard à cet objet.
[150] Les dispositions relatives à l’inspection et au contrôle d’application de la Loi (les art. 45 à 59) résultent également d’un exercice légitime de pouvoirs accessoires. Elles font partie du régime que le Parlement établit pour interdire l’utilisation immorale et potentiellement préjudiciable du matériel reproductif humain et permettre la bénéfique. Sans les dispositions sur l’inspection et le contrôle d’application, les interdictions faites aux art. 5 à 13 seraient sans effet. Comme la manipulation du matériel reproductif humain se produit dans le secret d’un laboratoire, des règles spéciales d’inspection et de contrôle d’application s’imposent. Ces dispositions s’apparentent essentiellement à celles du Code criminel en matière de fouilles, de perquisitions et de saisies, et elles sont strictement établies pour satisfaire aux exigences particulières de l’application de la Loi sur la procréation assistée.
[151] Enfin, les art. 65 à 67 conférant le pouvoir de prendre des règlements permettent l’adaptation à l’évolution de ce domaine en effervescence qu’est la procréation assistée. L’article 65 énumère un certain nombre de sujets sur lesquels le gouverneur en conseil peut prendre des règlements pour adapter davantage le régime d’interdiction aux exigences particulières du moment. Ce pouvoir de réglementation n’est que le mécanisme faisant en sorte qu’un ensemble d’interdictions sélectives demeure applicable dans un domaine qui évolue sans cesse. Le procureur général du Québec ne demande pas à notre Cour de déclarer ces dispositions inconstitutionnelles.
(3) Les dispositions sur les accords d’équivalence
[152] L’article 68 de la Loi permet au gouverneur en conseil de déclarer certaines dispositions de la Loi inapplicables dans une province dotée de dispositions équivalentes, moyennant un accord avec la province. Le Parlement reconnaît que la procréation assistée est un domaine où les compétences se chevauchent. L’article 68 assure l’harmonisation et évite le double emploi lorsqu’une loi provinciale s’applique à une même matière. Il favorise la coopération entre le fédéral et les provinces à l’intérieur d’un cadre souple adapté au fédéralisme moderne, puisque, de nos jours, une même matière relève souvent d’autorités législatives concurrentes.
[153] Cette disposition n’est pas vraiment contestée, même si le procureur général du Québec voit dans son existence la confirmation de la nature principalement réglementaire du régime législatif. L’argument n’est pas nouveau, et les tribunaux l’ont écarté à juste titre. Le seul fait qu’un sujet ressortit à la compétence provinciale ne l’empêche pas de relever aussi du pouvoir fédéral. Comme je le dis précédemment, notre Cour a jugé constitutionnelles des dispositions permettant aux provinces de restreindre la portée de dispositions fédérales dans un contexte de coopération : Lord’s Day Alliance of Canada c. Attorney General of British Columbia, [1959] R.C.S. 497, Furtney et Hydro‑Québec.
[154] Je conclus à la constitutionnalité de l’art. 68.
(4) Les articles 60 et 61
[155] Ces dispositions ne sont pas sérieusement contestées. Elles prévoient seulement les sanctions pénales nécessaires à l’application de règles de droit criminel. À l’instar des dispositions pénales du Code criminel du Canada, elles sont valides.
V. Conclusion
[156] Je conclus que les dispositions contestées de la Loi sont valides. Les interdictions figurant aux art. 8 à 13 relèvent du pouvoir fédéral de légiférer en matière de droit criminel conféré au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Les autres dispositions sont accessoires à ce régime de droit criminel. Conséquemment, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de répondre comme suit à la question constitutionnelle :
Les articles 8 à 19, 40 à 53, 60, 61 et 68 de la Loi sur la procréation assistée, L.C. 2004, ch. 2, excèdent‑ils, en tout ou en partie, la compétence législative conférée au Parlement du Canada par la Loi constitutionnelle de 1867?
Réponse : Non.
Les motifs des juges LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein ont été rendus par
[157] Les juges LeBel et Deschamps — Déjà en 2001, Santé Canada estimait qu’un bébé sur 100 était conçu grâce à une forme d’assistance à la procréation dans les pays industrialisés (Propositions relatives au projet de loi régissant l’assistance à la procréation : Aperçu (mai 2001)). La popularité de la procréation assistée ne pouvait qu’augmenter, car elle correspondait à un besoin. En 2009, le même ministère rapportait qu’un couple canadien sur huit connaissait des problèmes d’infertilité. Le présent pourvoi ne porte pas sur l’opportunité ou la sagesse de la décision d’encadrer la procréation assistée ni même sur la validité de la Loi sur la procréation assistée, L.C. 2004, ch. 2 (« LPA »), dans son ensemble. La contestation porte plutôt sur le rattachement de certaines dispositions de la LPA à la compétence fédérale en matière de droit criminel. Le procureur général du Canada en appelle de plein droit d’un avis de la Cour d’appel du Québec portant sur une demande présentée en vertu de la Loi sur les renvois à la Cour d’appel, L.R.Q., ch. R-23. La question constitutionnelle est formulée comme suit :
Les articles 8 à 19, 40 à 53, 60, 61 et 68 de la Loi sur la procréation assistée, L.C. 2004, ch. 2, excèdent-ils, en tout ou en partie, la compétence législative conférée au Parlement du Canada par la Loi constitutionnelle de 1867?
[158] Pour les motifs exprimés ci-dessous, nous sommes d’avis de répondre affirmativement à cette question, sauf dans la mesure où les infractions créées par les art. 60 et 61 se rapportent à des dispositions qui ne sont pas contestées. Les dispositions de la LPA qui concernent les activités réglementées, c’est-à-dire l’assistance à la procréation et les activités de recherche connexes, ne relèvent pas du droit criminel, mais plutôt de la compétence des provinces sur les hôpitaux, les droits civils et les matières locales. Nous rejetterions donc l’appel.
I. Introduction
[159] La tâche de rattacher les dispositions contestées aux champs de compétence invoqués par les parties — d’une part le droit criminel, d’autre part la propriété, les droits civils, l’éducation, les hôpitaux et les matières locales — se révèle particulièrement délicate en raison de l’absence de délimitation claire de l’étendue de certains de ces champs de compétence. Cependant, même s’il paraît difficile de définir la portée de certains chefs, nous verrons qu’il existe des limites réelles à ces compétences et que les tribunaux conservent un rôle dans l’examen du respect de ces limites. Pour déterminer si ces limites ont été respectées par l’ordre de gouvernement qui a adopté les dispositions contestées, il sera nécessaire de décrire le contexte de la LPA et de nous reporter aux doctrines qui régissent l’environnement constitutionnel canadien.
II. Historique de la Loi sur la procréation assistée
[160] En 1989, déjà préoccupé par les enjeux des manipulations génétiques, le gouvernement fédéral crée la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction (la « Commission Baird ») pour faire enquête sur l’état et les développements prévisibles de la science et de la médecine en matière de nouvelles techniques de reproduction. L’enquête doit porter tant sur leurs répercussions sur la santé et la recherche que sur leurs conséquences morales, sociales, économiques et juridiques et sur leur incidence pour le grand public. En novembre 1993, la Commission Baird dépose son rapport final intitulé Un virage à prendre en douceur : rapport final de la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction (le « Rapport Baird »). Le Rapport Baird formule deux grandes recommandations :
1 - l’adoption de lois assorties de sanctions pénales interdisant certains aspects des nouvelles techniques de reproduction;
2 - la création d’un organisme national chargé de réglementer les techniques de reproduction. (Voir Résumé, p. xxxiv-xxxv.)
[161] À la suite du dépôt du Rapport Baird, le gouvernement fédéral amorce la mise en application de ses recommandations. Ses efforts se révéleront singulièrement longs et laborieux. Plusieurs projets de loi précèdent la LPA. Ils peuvent être divisés en deux groupes. Le premier groupe de projets ne vise que l’interdiction de certaines activités : Projet de loi C-47, Loi concernant les techniques de reproduction humaine et les opérations commerciales liées à la reproduction humaine, 2e sess., 35e lég., 1996; Projet de loi C-247, Loi modifiant le Code criminel (manipulation génétique), 1re sess., 36e lég., 1997; Projet de loi C-336, Loi modifiant le Code criminel (manipulation génétique), 1re sess., 37e lég., 2001. Le deuxième groupe de projets vise quant à lui tant la réglementation de certaines activités liées à la procréation assistée que la création d’une agence chargée de l’administration du régime. Chacun des projets de loi du deuxième groupe tend à la mise en œuvre des deux recommandations du Rapport Baird : Projet de loi C-56, Loi concernant la procréation assistée, 1re sess., 37e lég., 2001-2002; Projet de loi C-13, Loi concernant la procréation assistée, 2e sess., 37e lég., 2002.
[162] Aucun de ces cinq projets ne survit à la fin des sessions parlementaires au cours desquelles ils sont présentés.
[163] Finalement, le Projet de loi C-6, Loi concernant la procréation assistée et la recherche connexe, 3e sess., 37e lég., à l’origine de la loi actuelle, est déposé le 11 février 2004. Il franchit toutes les étapes de l’examen parlementaire et reçoit la sanction royale le 29 mars 2004. À ce jour, un seul règlement a été pris sous le régime de cette loi : le Règlement sur la procréation assistée (article 8 de la Loi), DORS/2007-137.
III. Structure et contenu de la Loi sur la procréation assistée
[164] La LPA compte formellement 17 titres dont les contenus varient en importance. Nous nous attacherons aux parties de la LPA qui permettent de discerner les objectifs que visait le Parlement en adoptant cette loi. À cet effet, il convient de reproduire l’art. 2 de la LPA, qui constitue un énoncé par le Parlement des principes qu’il dit le guider :
2. [Déclaration du Parlement] Le Parlement du Canada reconnaît et déclare ce qui suit :
a) la santé et le bien-être des enfants issus des techniques de procréation assistée doivent prévaloir dans les décisions concernant l’usage de celles-ci;
b) la prise de mesures visant à la protection et à la promotion de la santé, de la sécurité, de la dignité et des droits des êtres humains constitue le moyen le plus efficace de garantir les avantages que présentent pour les individus, les familles et la société en général la procréation assistée et la recherche dans ce domaine;
c) si ces techniques concernent l’ensemble de notre société, elles visent davantage les femmes que les hommes, et la santé et le bien-être des femmes doivent être protégés lors de l’application de ces techniques;
d) il faut encourager et mettre en pratique le principe selon lequel l’utilisation de ces techniques est subordonnée au consentement libre et éclairé de la personne qui y a recours;
e) les personnes cherchant à avoir recours aux techniques de procréation assistée ne doivent pas faire l’objet de discrimination, notamment sur la base de leur orientation sexuelle ou de leur statut matrimonial;
f) la commercialisation des fonctions reproductives de la femme et de l’homme ainsi que l’exploitation des femmes, des hommes et des enfants à des fins commerciales soulèvent des questions de santé et d’éthique qui en justifient l’interdiction;
g) il importe de préserver et de protéger l’individualité et la diversité humaines et l’intégrité du génome humain.
[165] Cet énoncé de principes est suivi d’une série de définitions, puis d’une classification dichotomique : actes interdits et activités réglementées. Ces titres représentent deux volets distincts des activités liées aux manipulations génétiques.
[166] Les articles 5 à 9 énumèrent les actes interdits. La Commission Baird affirme au sujet de la plupart de ces actes ou techniques qu’ils étaient jugés inacceptables principalement pour des raisons d’ordre éthique ou moral, mais aussi parfois en raison de l’absence de connaissance de leurs risques pour la santé (Rapport Baird, p. 124). En 1995, à la suite du Rapport Baird, neuf de ces actes et techniques avaient fait l’objet d’une demande de moratoire volontaire (Santé Canada, Communiqué 1995-57). Les actes interdits sont : le clonage d’embryons humains (al. 5(1)a)), la création d’embryons in vitro à des fins autres que la création d’un être humain ou pour la recherche (al. 5(1)b)), la manipulation d’embryons pour créer des enfants dont les parents n’ont jamais génétiquement existé (al. 5(1)c)), la conservation d’embryons en dehors du corps d’une femme après le 14e jour suivant la fécondation (al. 5(1)d)), le choix du sexe en fonction de critères non médicaux (al. 5(1)e)), la modification du génome d’une cellule de façon à rendre le changement transmissible aux descendants (al. 5(1)f)), la formation de chimères ou hybrides animal-humain (al. 5(1)g), h), i) et j)), la conclusion à titre onéreux de contrats ou d’accords de maternité de substitution (art. 6) et l’achat ou la vente d’ovules, de spermatozoïdes ou d’embryons (art. 7). Le prélèvement et l’utilisation du matériel reproductif humain sans consentement (art. 8) sont traités sous le titre des actes interdits. Cependant, il faut noter qu’à la différence de la majorité des autres actes de cette rubrique que la loi prohibe sans réserve, ce prélèvement et cette utilisation sont permis si un consentement est donné suivant une forme prévue à un règlement. De même, l’obtention d’un ovule ou d’un spermatozoïde d’un mineur est interdite par l’art. 9, mais une exception est faite pour permettre à ce mineur de devenir parent. La validité constitutionnelle des interdictions absolues, soit celles prévues par les art. 5 à 7, n’est pas contestée. Par contre, la constitutionnalité des prohibitions prévues aux art. 8 et 9 est attaquée.
[167] Les activités réglementées sont précisées aux art. 10 à 13 de la LPA. Ces dispositions sont contestées. Elles visent tant la procréation assistée que la recherche connexe.
[168] Il est clair qu’en encadrant les activités dites réglementées, le Parlement a tenu compte des préoccupations éthiques, morales et de sécurité exprimées relativement à la procréation assistée et qu’il a entendu donner suite à la deuxième recommandation du Rapport Baird afin que les Canadiens et Canadiennes puissent avoir accès à des services d’assistance à la procréation. En effet, au chapitre 4 du Rapport, la Commission estimait que :
• s’il existe des moyens sûrs, moralement acceptables et efficaces d’aider les Canadiens et Canadiennes à réaliser leur rêve d’avoir des enfants sains, nous devons, en tant que société qui se respecte, envisager des moyens d’user de nos ressources collectives pour les rendre accessibles;
• si la sécurité et l’efficacité de techniques ou méthodes ont été démontrées, et si nous considérons, en tant que société, qu’elles devraient être disponibles, nous devons alors être prêts à financer publiquement leur utilisation dans tout le système de santé, pour ne pas faire fi des valeurs canadiennes qui s’opposent à la commercialisation des techniques de reproduction, et qui préconisent l’équité et la justice dans l’accès aux traitements ni, comme nous le montrerons dans les chapitres subséquents, miner le système public de santé en lui imposant des surcharges incontrôlables;
• si un type de traitement est offert dans le cadre du système de santé public, l’accès à ce traitement doit être déterminé à partir de critères médicaux et conformément aux principes établis dans la Loi canadienne sur la santé, la Charte canadienne des droits et libertés et la législation sur les droits de la personne. [Nous soulignons; p. 99.]
Au terme de ses travaux, la Commission notait un consensus presque complet sur certaines activités :
• La fécondation in vitro et l’insémination assistée sont des traitements médicaux légitimes de l’infertilité; à l’échelle internationale, on tend à les institutionnaliser par une forme d’agrément national ou de permis, et par la tenue de dossiers sur les activités de recherche et de traitement.
. . .
• À l’échelle internationale, on s’entend généralement pour dire que l’utilisation de zygotes ou de gamètes provenant de donneurs devrait être permise. [Nous soulignons; p. 158-159.]
[169] Il appert donc que, selon la Commission, les activités liées à l’assistance à la procréation et la recherche connexe doivent être permises. Elle les considérait donc comme moralement et socialement acceptables (Rapport Baird, p. 125).
[170] L’article 10 concerne l’obtention, la conservation, la cession, l’élimination, l’importation ou l’exportation d’embryons ou de matériel reproductif humain dans le but de créer un embryon (par. 10(3)), la création d’embryons (par. 10(1)) et l’utilisation, la modification ou la manipulation d’embryons in vitro (par. 10(2)).
[171] L’article 11 institue l’obligation de se conformer aux règlements sur la recherche transgénique. L’alinéa 65(1)d) établit le pouvoir de désigner la partie ou proportion du génome humain qu’on pourra utiliser en conjonction avec la partie ou le génome d’une autre espèce.
[172] L’article 12 réglemente le remboursement des frais liés au don, à l’entretien et au transport de matériel reproductif, et ceux liés à la grossesse d’une mère porteuse. Ses dispositions mettent en lumière l’objet réel des prohibitions contenues aux art. 6 et 7. En effet, seules la commercialisation de la fourniture de matériel génétique ou de la fonction de mère porteuse se trouvent interdites.
[173] L’article 13 assujettit à la réglementation tout établissement où se pratique une activité réglementée.
[174] Un titre particulier de la loi est consacré à l’obtention et à la communication de renseignements personnels et à la fourniture de services de consultations (art. 14 à 19).
[175] Les articles 20 à 39 délimitent les responsabilités du ministre de la Santé et établissent la structure de l’Agence canadienne de contrôle de la procréation assistée (l’« Agence fédérale »). Les articles 40 à 59 traitent des pouvoirs de contrôle et de mise en œuvre exercés par l’Agence fédérale. Ces pouvoirs concernent principalement les activités réglementées (voir, p. ex., par. 40(1)). Les articles 60 et 61 prescrivent les peines applicables en cas de contravention à la loi, et les art. 62 à 64 certaines modalités procédurales. Les articles 65 à 67 précisent la compétence réglementaire. Les articles 68 et 69 prévoient la conclusion (et la résiliation) par le ministre et les gouvernements provinciaux d’accords d’équivalence qui permettent au gouverneur en conseil d’écarter l’application des art. 10 à 16, 46 à 53 et 61. À cet égard, signalons que les art. 40 à 53, 60, 61 et 68 sont contestés. Toutefois, bien que les art. 60 et 61 soient contestés dans leur ensemble, si le point de vue du procureur général du Québec était retenu, ces dispositions ne devraient pas être déclarées inconstitutionnelles dans leur totalité parce qu’elles visent non seulement les infractions liées aux dispositions contestées, mais aussi celles qui ne le sont pas. Elles feraient donc l’objet d’une interprétation atténuée plutôt que d’une déclaration de nullité pure et simple.
[176] Nous reviendrons plus loin sur les composantes de la LPA. Pour l’instant, il suffit de constater que des distinctions matérielles et formelles sont faites entre les actes interdits et les activités réglementées. La dichotomie — actes dangereux, activités présentant des avantages pour la société — ressort de l’énoncé de principes du Parlement à l’art. 2 et des titres employés dans la loi elle-même. De plus, alors que les activités réglementées visent des services dont peuvent bénéficier les personnes qui ont besoin d’assistance en raison de leur incapacité à procréer et auxquels ont recours les professionnels qui fournissent l’aide requise, les actes interdits totalement ne sont pas des techniques utilisées pour la procréation assistée.
[177] En somme, les distinctions matérielles et formelles entre les activités réglementées et les actes prohibés totalement ressortent de l’historique législatif, de la nature de ces actes et activités et de la présentation de ceux-ci dans la LPA. La Juge en chef adopte une interprétation toute différente de la LPA. Elle met de côté l’historique législatif, nous reprochant même d’accorder de l’importance au Rapport Baird. Elle ne tient aucun compte de la distinction que la Commission fait dans son rapport entre les actes prohibés et les activités réglementées. À ce propos, elle affirme que le fait que la Commission a reconnu les aspects positifs de la procréation assistée ne signifie pas que le Parlement a partagé les mêmes préoccupations que la Commission. Nous ne pouvons que constater l’absence de tout fondement factuel justifiant l’interprétation de la Juge en chef. Son approche est contraire à celle adoptée habituellement au cours d’une analyse constitutionnelle. En effet, notre Cour attache une importance considérable aux faits législatifs dans l’analyse constitutionnelle. D’ailleurs, dans sa déclaration sous serment déposée en preuve lors de l’audience en Cour d’appel, Mme Francine Manseau, conseillère principale en planification stratégique au Bureau de la mise en œuvre de la législation sur la procréation assistée du Ministère de la santé du Canada précise bien que le mandat reçu de la ministre consistait à « analyser le rapport Baird et d’élaborer des énoncés de politiques conformes aux recommandations et conclusions du rapport » (d.a., p. 6961). Par conséquent, nous préférons nous en tenir à l’historique législatif et garder en mémoire les distinctions entre les actes interdits et les activités réglementées. Nous rappellerons maintenant la position des parties sur les questions en litige.
IV. Thèses des parties
[178] Le procureur général du Canada décrit la procréation assistée comme une réalité « nouvelle et inédite », une technique de « création artificielle de la vie humaine ». Il y voit un ensemble unique d’activités. Dès lors, une approche globale s’impose pour statuer sur la constitutionnalité de la loi, et on peut ainsi relier les dispositions de la loi au droit criminel. Le régime a pour objet la protection de la morale, de la sécurité et de la santé publique dans le contexte « inédit » de la création artificielle de la vie. Le recours à des interdictions, assorties d’exceptions et de conditions, permet de répondre de façon systématique et intégrée aux problèmes soulevés par les divers aspects de la procréation assistée et à la complexité de ses enjeux. De l’avis du procureur général du Canada, la LPA n’empiète pas sur le domaine de la pratique médicale parce que ses dispositions ont peu, sinon rien, à voir avec la pratique de la médecine. Par contre, ses dispositions ont incontestablement un lien avec la protection de la santé publique, qui constitue un objectif légitime du pouvoir de légiférer en droit criminel.
[179] Le procureur général du Québec ne conteste pas l’intervention du Parlement en ce qui concerne les actes interdits par les art. 5 à 7. Il estime cependant que, pour ce qui est des dispositions relatives au consentement et aux activités réglementées, le Parlement réglemente tout le champ de la pratique de la médecine lié à la procréation assistée et à la recherche connexe. Selon lui, le caractère véritable des dispositions réside dans l’encadrement de la pratique médicale dans le domaine de la procréation médicalement assistée. Il souligne que les activités en cause ne sont ni nuisibles ni moralement condamnables, mais au contraire souhaitables pour la santé. Il soutient que la pratique médicale dans le domaine de la procréation assistée ne diffère en rien de l’exercice de la médecine dans les autres domaines sur le plan de la qualification des professionnels concernés, du respect qu’ils portent à leurs patients ou de leur adhésion aux règles éthiques, déontologiques et administratives qui gouvernent la pratique de la médecine en général. L’assujettissement de ce champ de la pratique médicale au pouvoir de contrôle et de surveillance d’une agence nationale constitue en l’espèce un débordement majeur de la compétence législative fédérale sur des matières qui relèvent du pouvoir de légiférer des provinces. Le procureur général du Québec ne s’en prend pas à l’ensemble de la LPA. Il soutient plutôt que les dispositions contestées ne peuvent se fonder sur la compétence fédérale en droit criminel parce qu’elles ne visent pas à réprimer ou à prévenir un mal, la répression ou la prévention d’un mal constituant un critère essentiel pour attribuer à une disposition législative un caractère criminel. La reconnaissance de la validité constitutionnelle de ces dispositions ferait violence aux principes du fédéralisme canadien.
V. Avis de la Cour d’appel du Québec, 2008 QCCA 1167, [2008] R.J.Q. 1551
[180] Le procureur général du Québec a saisi la Cour d’appel du Québec en vertu de la Loi sur les renvois à la Cour d’appel d’une demande d’avis sur la constitutionnalité des dispositions attaquées. Dans son arrêt, la Cour d’appel du Québec estime que la LPA « fait voir la volonté législative de couvrir tout le champ de la procréation assistée tant en ce qui a trait à la pratique clinique qu’à la recherche » (par. 122). Elle note qu’à cet égard, la LPA « peut être qualifiée de législation globale et exhaustive sur le sujet, comme l’avait voulu la Commission Baird » (ibid.). La Cour d’appel conclut que les dispositions contestées ne peuvent être considérées comme des mesures législatives relatives au droit criminel (par. 137 et 138) :
Quelque valables que soient ces intentions [l’établissement de normes nationales], cela n’a pas pour effet de conférer à la réglementation de la procréation assistée un objet de nature criminelle. La question n’est pas celle de savoir si la loi est la meilleure ou la pire, si elle atteint ses objectifs ou non, mais si elle vise un objet de droit criminel. Or, en l’espèce, sauf pour les actes totalement interdits, le dossier ne révèle aucun « mal » à réprimer. Il établit plutôt une volonté de contrôler une activité médicale, tant dans son aspect clinique que dans le cadre de la recherche parce que cela favoriserait une uniformité jugée souhaitable. La pertinence d’une législation unique pour tout le Canada en vue de réglementer une activité admise et reconnue n’est pas un objectif attributif de compétence en droit criminel.
En résumé, l’objet fondamental et dominant de la partie contestée de la loi est la protection de la santé et non pas l’élimination d’un « mal ».
[181] La Cour d’appel ne se penche pas sur le lien entre les dispositions de la loi qui sont contestées et celles qui ne le sont pas. Elle conclut simplement que les dispositions attaquées outrepassent la compétence du Parlement en droit criminel, sans étudier la doctrine de la compétence accessoire.
VI. Principes et doctrines constitutionnels applicables
[182] Avant d’examiner le contenu des compétences législatives invoquées en l’espèce, il importe de rappeler l’existence et la portée de principes constitutionnels qui encadrent le fonctionnement du fédéralisme canadien. À l’occasion du Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, la Cour s’est penchée sur ces principes. Elle en a dégagé quatre qui sous-tendent l’ensemble de notre Constitution et son évolution : le constitutionnalisme et la primauté du droit; la démocratie; le respect des minorités; le fédéralisme (par. 48-82). Celui qui nous intéresse plus particulièrement dans la présente affaire est le fédéralisme. Suivant ce principe, les sphères de compétences des ordres de gouvernement au sein d’une fédération sont des pouvoirs coordonnés, et non subordonnés. En effet, le fédéralisme implique le respect des compétences respectives des deux niveaux de gouvernement (par. 56).
[183] Dans ce renvoi, notre Cour a aussi rappelé que le fonctionnement du fédéralisme canadien invitait parfois à l’application d’un principe de subsidiarité dans l’aménagement des rapports entre les compétences législatives des deux ordres de gouvernement. Ce principe veut que l’intervention législative provienne de l’ordre de gouvernement qui est le plus proche du citoyen et qui est ainsi jugé le plus à même de répondre aux préoccupations de ce citoyen (sur l’application de ce principe en droit public, voir 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241, par. 3). À l’occasion du Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour a en effet exprimé l’opinion que « [l]a structure fédérale de notre pays facilite aussi la participation à la démocratie en conférant des pouvoirs au gouvernement que l’on croit le mieux placé pour atteindre un objectif sociétal donné dans le contexte de cette diversité » (par. 58). Cette position reconnaît cette capacité propre à un régime de type fédéral à mettre en œuvre le principe de subsidiarité, ce qui accentue sa dimension et sa plus-value démocratiques. De plus, dans Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, la majorité s’est mise en garde contre l’effet asymétrique de la doctrine de la protection des compétences, notant que cette doctrine peut être considérée comme une menace au principe de subsidiarité (par. 45). La nature des compétences attribuées aux provinces d’une part et à l’autorité centrale d’autre part dans la Loi constitutionnelle de 1867 serait largement conforme au principe de subsidiarité. Selon le Professeur Hogg, l’interprétation généreuse qu’ont généralement donnée le Conseil privé et notre Cour à la compétence provinciale en matière de propriété et droits civils s’explique par leur acceptation du principe de subsidiarité (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 5-13). Ce principe constitue donc une composante importante du fédéralisme canadien.
[184] Dans leur rôle d’interprètes du droit, à l’occasion de la mise en œuvre du régime fédéral du Canada, les tribunaux canadiens ont élaboré un certain nombre de doctrines fondées sur les principes constitutionnels. Deux d’entre elles sont susceptibles de s’appliquer en l’espèce : le double aspect et la compétence accessoire. Parce qu’il est souvent difficile de légiférer efficacement dans un cadre formel rigide, ces deux doctrines introduisent un élément de souplesse qui permet aux ordres de gouvernement de poursuivre leur mission législative respective dans un esprit de coopération. L’analyse constitutionnelle que commandent ces deux doctrines se fonde sur la détermination du caractère véritable de la loi ou des dispositions contestées. On détermine le caractère véritable en examinant la norme qui régit les faits ou les conduites. Ce caractère est déterminé par l’examen de l’objet de la norme et de ses effets : Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146, par. 53-54. Plusieurs expressions sont utilisées pour décrire l’objet de la norme : « objet principal » (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 29), « idée maîtresse » (R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, p. 481-482), ou encore, « caractéristique principale ou la plus importante » (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 62-63). Nous utiliserons l’expression « objet principal », qui capte toutes les nuances requises.
[185] Des activités, actes ou comportements peuvent parfois être appréhendés suivant des perspectives normatives différentes, l’une relevant d’une compétence fédérale, l’autre d’une compétence provinciale, auquel cas, la doctrine du double aspect entre en jeu : Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6, par. 22; Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372; Law Society of British Columbia c. Mangat, 2001 CSC 67, [2001] 3 R.C.S. 113; R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89; Rio Hotel Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool), [1987] 2 R.C.S. 59; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161; Renvoi relatif à la taxe sur le gaz naturel exporté, [1982] 1 R.C.S. 1004, p. 1074; Robinson c. Countrywide Factors Ltd., [1978] 1 R.C.S. 753; Attorney-General for Ontario c. Barfried Enterprises Ltd., [1963] R.C.S. 570; Smith c. The Queen, [1960] R.C.S. 776; Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for the Dominion, [1896] A.C. 348 (C.P.); Attorney-General of Ontario c. Attorney-General for the Dominion of Canada, [1894] A.C. 189 (C.P.); Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117 (C.P.); Papp c. Papp, [1970] 1 O.R. 331 (C.A.).
[186] Lorsque le caractère véritable de la norme énoncée dans la loi, considérée dans son ensemble, se rattache à une compétence exclusive de l’autre ordre de gouvernement, cette loi est forcément invalide.
[187] Si le rattachement à une compétence n’est contesté qu’à l’égard d’une ou plusieurs dispositions de la loi, il faut se demander si une autre doctrine — celle de la compétence accessoire — s’applique. La méthode d’analyse suivie pour l’application de cette doctrine est établie dans notre droit depuis l’arrêt General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641, où le juge en chef Dickson l’énonce et la justifie comme suit :
Les étapes de l’analyse peuvent être résumées de la façon suivante : premièrement, la cour doit déterminer si la disposition contestée peut être considérée comme empiétant sur les pouvoirs provinciaux et, dans l’affirmative, dans quelle mesure (si elle ne constitue pas un empiétement, la seule question possible est alors celle de la validité de la loi). Deuxièmement, la cour doit établir si la loi (ou une partie séparable de celle-ci) est valide; dans les cas visés par le deuxième aspect du par. 91(2), cela comportera normalement l’identification d’un système de réglementation et la vérification de sa conformité aux conditions formulées dans les arrêts Vapor Canada et Transports Nationaux du Canada, précités. Si le système est invalide, l’examen prend fin ici. Si on conclut à la validité du système, la cour doit alors déterminer si la disposition contestée est suffisamment intégrée au système pour pouvoir être maintenue en raison de ce rapport. Cela exige de la cour qu’elle examine la gravité de l’empiétement sur les pouvoirs provinciaux pour décider du critère qu’il convient d’appliquer à un tel rapport. Si la disposition respecte ce critère d’intégration, elle est conforme à la compétence du Parlement en tant qu’exercice de son pouvoir général en matière d’échanges et de commerce. Si la disposition n’est pas suffisamment intégrée au système de réglementation, elle ne peut être maintenue en vertu du deuxième aspect du par. 91(2). Je souligne que, dans certains cas, il est possible de passer outre à certaines étapes déjà mentionnées si une réponse claire à l’une d’entre elles décide du litige. Par exemple, si la disposition en question n’a aucun rapport avec le système de réglementation, il est alors possible de décider rapidement de sa validité en fonction de ce seul moyen. La méthode retenue dans un certain nombre de décisions antérieures se comprend plus facilement si cette possibilité est admise. [p. 671-672]
L’analyse a été reprise dans Bande Kitkatla, par. 58, et dans Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., 2005 CSC 65, [2005] 3 R.C.S. 302, par. 21.
[188] À la suite des précisions apportées dans Banque canadienne de l’Ouest, au par. 32, au sujet de la doctrine de la protection des compétences, au lieu d’employer le terme « empiétement », comme dans General Motors, Kirkbi et Bande Kitkatla, nous préférons plutôt retenir le mot « débordement » lors de l’étude de la doctrine de la compétence accessoire. En effet, comme l’a reconnu notre Cour dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.S.C. 783, une loi peut validement déborder le champ de compétence de l’ordre qui l’adopte si ce débordement conserve un caractère accessoire. Parce qu’il évoque les effets d’une loi ou de dispositions sur un objet relevant du cœur de la compétence d’un autre ordre, le terme « empiétement » convient plutôt à la doctrine de la protection des compétences exclusives, doctrine qui concerne l’applicabilité des lois, et non leur validité.
[189] Selon la démarche établie dans General Motors, il faut d’abord déterminer le caractère véritable (objet et effets) des dispositions contestées. S’il relève de l’autre ordre de gouvernement, il faut évaluer l’étendue du débordement. Il faut ensuite vérifier si les dispositions qui débordent de la compétence de l’ordre qui les a adoptées s’insèrent dans une loi par ailleurs valide. Finalement, on doit considérer les dispositions attaquées dans le contexte de l’ensemble de la loi pour déterminer si elles sont suffisamment intégrées aux autres dispositions de la loi par ailleurs valides.
[190] Il importe de déterminer avec le plus de précision possible le caractère véritable des dispositions contestées. Une formulation floue ou générale du caractère véritable pourrait avoir des conséquences perverses à plusieurs niveaux : d’abord sur le rattachement à une compétence exclusive, ensuite sur la portée du débordement. Par exemple, la conclusion que le caractère véritable d’une disposition la rattache à la santé ou à l’environnement serait problématique. En effet, ces sujets sont si vastes et comportent tellement d’aspects que, selon l’angle sous lequel ils sont abordés, ils peuvent justifier l’exercice des compétences législatives de l’un ou de l’autre des deux ordres de gouvernement. Il faut donc pousser l’analyse plus loin et vérifier quel aspect du domaine est visé. En toute logique, sauf pour les cas des compétences très particulières, le caractère véritable d’une disposition ou d’une loi se situe forcément à un niveau de généralité inférieur à celui de la compétence. De même, si l’on formule le caractère véritable d’une disposition de façon trop générale, l’on risque de rattacher superficiellement le caractère véritable de cette disposition à une compétence de l’autre ordre de gouvernement. De plus, dans un tel cas, en raison des nombreuses facettes que présentent les matières plus générales, l’importance du débordement ne peut être qu’également artificiellement gonflée. La détermination du caractère véritable d’une disposition ou d’une loi est donc soumise à la même exigence de précision que celle de l’objectif d’une mesure limitative dans le contexte de la justification d’une atteinte à un droit dans le cadre de l’analyse en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans les deux cas, la détermination adéquate de l’objectif constitue la pierre d’assise de l’analyse (voir Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 21). L’acceptation d’une formulation floue du caractère véritable d’une disposition entraînerait un risque non seulement de dilution et de confusion des doctrines constitutionnelles élaborées au fil des ans, mais aussi d’érosion du champ d’action des compétences provinciales en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale.
[191] En somme, la détermination précise du caractère véritable d’une loi ou d’une disposition revêt plus d’importance lorsque le rattachement doit se faire à une compétence aux contours imprécis. En cas d’incertitude, il faut alors s’en remettre aux principes non écrits plus larges qui fondent et structurent l’ordre constitutionnel canadien et dont nous avons déjà rappelé le rôle capital.
[192] Malgré son importance, la détermination du caractère véritable ne constitue qu’un volet de la première étape de l’application de la doctrine de la compétence accessoire. Il faut aussi évaluer le débordement. Cette évaluation est particulièrement importante à la dernière étape de l’analyse, car dans le cas de dispositions qui, isolément, ne relèveraient pas de l’autorité législative qui les a adoptées, il faut étudier leur intégration à la loi par ailleurs valide dont elles font partie. L’examen doit permettre d’établir un rapport entre l’étendue du débordement de compétence et l’importance des dispositions elles-mêmes au sein de la loi dont elles font partie. Deux notions s’appliquent : rationalité — ou plutôt simple fonctionnalité, selon le vocabulaire utilisé dans General Motors — et nécessité.
[193] L’adoption d’un critère à géométrie variable est justifiée par la nécessité de maintenir l’équilibre établi par le partage des pouvoirs législatifs dans la Loi constitutionnelle de 1867. Comme l’écrit le juge en chef Dickson dans General Motors : « Puisque la gravité [du débordement] sur les pouvoirs provinciaux varie, il en va de même du critère requis pour maintenir un équilibre constitutionnel approprié » (p. 671). En conséquence, si l’existence d’un rapport fonctionnel avec un texte législatif valide suffit pour valider des dispositions qui, isolément, ne déborderaient que légèrement la compétence législative de l’ordre de gouvernement qui les a adoptées, le critère de nécessité s’applique aux dispositions qui excéderaient largement cette compétence. En d’autres termes, plus les dispositions seront nécessaires à l’efficacité des normes figurant dans la partie non contestable de la loi, plus la marge de tolérance du débordement sera grande.
[194] Au lieu de suivre la démarche établie dans General Motors qui commande d’examiner d’abord les dispositions contestées, le procureur général du Canada propose de commencer par l’analyse de l’ensemble de la loi. C’est ce qu’il avait aussi proposé dans General Motors (p. 666) : étudier d’abord le cadre législatif établi dans la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions puis analyser la disposition contestée elle-même. Notre Cour a rejeté cette approche (p. 666-667). La Juge en chef la retient pourtant. Avec le respect que nous lui devons, cette approche ne permet pas de discerner le caractère véritable des dispositions contestées. À notre avis, la grille d’analyse appliquée dans General Motors est logique. Par conséquent, comme l’écrit le juge en chef Dickson, « en répondant à cette question initiale la cour examine la disposition en elle-même et non la loi » (p. 667). Une disposition peut très bien avoir pour objet la prohibition du clonage, alors qu’une autre réglemente l’insémination. Puisque l’objet et l’effet des nombreuses dispositions d’une loi peuvent être différents, il importe d’étudier les dispositions contestées séparément, avant d’examiner le lien qu’elles entretiennent avec les autres dispositions de la loi.
[195] Par ailleurs, la Juge en chef recourt à trois critères pour justifier le débordement de la compétence fédérale. Dans General Motors, le juge en chef Dickson a bien identifié trois éléments qui, dans cette affaire, justifiaient le débordement contesté : la disposition avait un caractère réparateur, de tels débordements avaient déjà eu lieu dans le passé et le débordement dans cette affaire était limité. Or, nous ne croyons pas que ces éléments puissent s’appliquer d’emblée indépendamment du contexte. D’ailleurs, il serait étonnant que le débordement antérieur par un ordre de gouvernement puisse excuser un débordement ultérieur sans qu’il n’en résulte une érosion des chefs de compétence en cause. Il faut dans chaque espèce tenir compte des effets concrets et observables qu’ont les dispositions en cause sur les compétences législatives pertinentes.
[196] En somme, le souci du maintien de l’équilibre fédératif doit être présent à chacune des étapes de l’analyse constitutionnelle. Que ce soit à l’occasion de la détermination du caractère véritable d’une loi ou d’une disposition ou au moment de l’examen des limites d’une compétence attribuée ou de l’exercice d’une compétence accessoire, les tribunaux doivent se rappeler l’importance des principes constitutionnels non écrits et veiller à les respecter.
[197] Après avoir examiné les principes constitutionnels susceptibles de s’appliquer en l’espèce, nous passons maintenant à l’analyse des dispositions contestées, ce pour quoi il nous faut revoir les arrêts portant sur les différents chefs de compétence invoqués par les parties.
VII. Analyse des dispositions contestées
[198] La question constitutionnelle posée par le procureur général du Québec renvoie aux art. 8 à 19, 40 à 53, 60, 61 et 68 de la LPA. À première vue, on pourrait penser que le procureur général du Québec a procédé à un découpage de la LPA. Cependant, un examen plus attentif de ses moyens fait ressortir que la question qu’il pose vise les dispositions qui ne comportent pas d’interdiction totale ainsi que celles qui prévoient leur mise en application.
A. Caractère véritable des dispositions contestées
[199] Conformément aux principes décrits précédemment, cette étape de l’analyse constitutionnelle consiste à déterminer le caractère véritable des dispositions contestées. Ce caractère peut être dégagé de l’objet et des effets des dispositions. Toutefois, il ne s’agit que d’une première étape. Si la conclusion de cette première analyse suscite des doutes quant à la validité des dispositions contestées, il y a lieu de pousser l’analyse en considérant le rattachement des dispositions contestées à celles qui ne le sont pas. Le procureur général du Canada et le procureur général du Québec défendent des thèses diamétralement opposées en ce qui concerne le caractère véritable des dispositions contestées.
[200] Rappelons que, pour le procureur général du Canada, toutes les dispositions de la LPA concernent « autant de facettes d’une même réalité, nouvelle et inédite, la création artificielle de la vie humaine » (mémoire, par. 41). La LPA vise « un ensemble de pratiques, toutes liées à ce domaine d’activités et présentant toutes des risques de préjudice aux valeurs fondamentales de moralité et de santé publiques qui sous-tendent cet amalgame de préoccupations » (par. 46). Le contexte de la création de la vie déborde le cadre de la pratique médicale. De l’avis du procureur général du Canada, la plupart des dispositions jugées invalides par la Cour d’appel n’ont aucun lien avec la pratique de la médecine et aucune d’elles ne concerne uniquement cette question.
[201] Ce qui, pour le procureur général du Canada, constitue un régime d’exceptions représente au contraire, pour le procureur général du Québec, une réglementation d’un secteur complet de la médecine et de la recherche afin d’en définir le cadre évolutif et d’assurer des soins de santé sûrs et accessibles. Selon le procureur général du Québec, les dispositions contestées touchent à la prestation des soins de santé requis pour traiter l’infertilité, à la surveillance des spécialistes de la santé qui dispensent ces soins, à la relation médecin-patient ainsi qu’aux droits et aux obligations créés par cette relation. À son avis, tous ces sujets relèvent incontestablement de la compétence des provinces sur les hôpitaux, l’éducation, les droits civils et les matières d’une nature locale ou privée.
(1) Objet des dispositions
[202] Le texte de la loi est certes utile pour bien cerner l’objet de dispositions contestées. Cependant, le contexte de son adoption est souvent aussi révélateur, sinon davantage, que les mots utilisés. L’examen du contexte joue un rôle légitime et nécessaire dans l’interprétation législative, y compris en matière constitutionnelle (Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, par. 17). Il faut donc retourner aux études de la Commission Baird et aux nombreux travaux qui ont suivi, de même qu’aux projets de loi qui ont précédé l’adoption de la LPA. On se souviendra que la Commission Baird avait reçu un mandat très large. Elle devait « présenter un rapport sur les progrès actuels et prévisibles de la science et de la médecine en matière de techniques nouvelles de reproduction, sur le plan de leurs répercussions pour la santé et la recherche et de leurs conséquences morales, sociales, économiques et juridiques ainsi que pour le grand public » (C.P. 1989-2150). Pour saisir l’ampleur des sujets sur lesquels a porté son travail, il suffit de prendre connaissance de quelques-uns des thèmes abordés : coûts des nouvelles techniques de reproduction, utilisation judicieuse des ressources, contrôle de la qualité des soins, étude des facteurs de risque et des moyens de prévenir l’infertilité, et examen des régimes d’adoption au Canada, etc.
[203] La Commission Baird a adressé des recommandations à un grand nombre d’intéressés, dont le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et territoriaux et certains organismes professionnels. Dans un premier temps, elle a recommandé que le gouvernement fédéral utilise son pouvoir de légiférer en matière de droit criminel pour interdire des actes fondamentalement incompatibles avec les valeurs de la société canadienne :
Nous avons jugé que certaines activités sont tellement contraires aux valeurs chères à la population canadienne et à la Commission, et qu’elles peuvent nuire à un tel point aux intérêts des particuliers et de la société, qu’il est impérieux que le gouvernement fédéral prononce contre elles des interdictions assorties de peines au criminel. [p. 1159]
[204] Quant aux activités réglementées, la Commission Baird a estimé que leur assujettissement à des normes nationales s’imposait. Elle était d’avis que le Parlement pouvait intervenir en invoquant son pouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement (p. 21). Elle a résumé ainsi sa position :
En résumé, l’importance de la recherche, du développement et de l’utilisation des nouvelles techniques de reproduction pour l’ensemble de la société canadienne, le caractère national aussi bien qu’international des questions en jeu, l’indissociabilité des dimensions intra et extraprovinciales et les conséquences éventuelles de l’absence de réglementation intraprovinciale pour les divers aspects des techniques de reproduction justifient l’adoption de mesures législatives uniformes au niveau national plutôt que des mesures provinciales ou régionales susceptibles de différer les unes des autres. Nous estimons que, pour sauvegarder les intérêts individuels et collectifs en cause, les nouvelles techniques de reproduction doivent être réglementées au niveau national, bien qu’il demeure essentiel d’avoir le soutien des provinces et des organismes professionnels pour assurer le succès de cette réglementation. C’est la seule façon d’empêcher la désarticulation de la réglementation et de surmonter le problème du contrôle dans un domaine où les pratiques et les techniques ne cessent de se développer et de se multiplier.
La Commission propose par conséquent que le pouvoir fédéral légifère pour interdire certaines utilisations des techniques visées et, ce faisant, pour fixer les limites de ce que le Canada estime acceptable. [p. 24]
[205] La Commission Baird a recommandé par ailleurs au gouvernement fédéral d’établir un organisme national de contrôle des activités de procréation assistée. Selon son rapport, un tel organisme devait permettre d’établir et d’appliquer partout au pays des normes et des mesures de contrôle globales et efficaces. Un tel système était jugé préférable à une réforme fédérale ponctuelle mise en œuvre par des ministères. Cela valait mieux que de miser sur des mesures prises par chaque province et territoire, sur des initiatives non gouvernementales ou sur l’autoréglementation (p. 129).
[206] Il est clair que la Commission Baird visait, d’une part, à dénoncer et interdire certains actes parce que, selon elle, leur caractère répréhensible faisait consensus. D’autre part, elle souhaitait l’encadrement de l’aide à la procréation et de la recherche connexe afin d’établir des normes uniformes pour l’ensemble du Canada. On constate donc que la distinction établie dans la LPA entre actes interdits et activités réglementées correspond bien à ces deux catégories distinctes d’actes ou d’activités pour lesquels la Commission Baird recommandait autant d’approches différenciées visant des objectifs différents.
[207] La préoccupation de la Commission Baird concernant les actes interdits apparaît à toutes les étapes antérieures à l’adoption de la LPA. Ainsi, en 1995, Santé Canada a établi un moratoire sur certaines techniques et pratiques de reproduction (Communiqué 1995-57). Ce moratoire s’appliquait à une grande partie des actes qui ont ultérieurement été interdits dans la LPA. Par ailleurs, quelques mois après l’annonce du moratoire, un groupe de discussion sur la recherche relative aux embryons, mis sur pied par le gouvernement fédéral, a présenté son rapport à Santé Canada. Ce groupe a recommandé de recourir au droit criminel pour prohiber certains actes et d’établir un simple cadre réglementaire pour d’autres activités. Dans son rapport, le groupe justifiait comme suit l’approche différente proposée pour ces autres activités :
Cette forme d’intervention législative convient le mieux pour assurer un contrôle précis, quoique souple, d’une activité lorsque l’objectif visé est d’établir des standards pour celle-ci (à ne pas confondre avec les normes comportementales).
(Recherche sur l’embryon humain au Canada (1995), p. 29)
[208] Le premier projet de loi sur la procréation assistée a été déposé en 1996 (C-47). Il contenait les principales dispositions prohibitives que nous retrouvons à la LPA. Par exemple, la rétribution de la mère porteuse était interdite, mais aucune disposition ne prévoyait, comme maintenant, que cette dernière pourrait être remboursée des frais qu’elle a pu supporter. De plus, l’utilisation du matériel génétique sans le consentement du donneur était défendue sans que les modalités du consentement ne soient établies par règlement. Les deux projets de loi suivants ont pris la forme de projets de modification du Code criminel (C-247, C-336). Comme celui qui les a précédés, ces projets ne comportaient que des prohibitions.
[209] Les affirmations de la Commission et du groupe de discussion de 1995 que l’objectif de la réglementation des activités liées à la procréation assistée est l’établissement de normes nationales viennent confirmer, si on les examine en parallèle avec l’adoption d’un moratoire et le dépôt de trois projets de loi consécutifs ne portant que sur certains actes interdits, que l’objet des mesures législatives actuelles portant sur les actes interdits doit être distingué de celui des dispositions relatives aux activités réglementées. Les actes visés dans le premier cas sont présentés comme des actes répréhensibles qui tombent sous le coup du droit criminel. Par contre, les activités visées dans le second cas ne doivent pas être interdites, car on les tient pour acceptables et même légitimes (Rapport Baird, p. 99, 125 et 158). Toutefois, on veut assujettir ces activités à des normes nationales.
[210] En fait, il devient évident à la lecture de la LPA que la dichotomie actes répréhensibles et activités souhaitables est consacrée par la coexistence de deux régimes distincts et que le Parlement a donc retenu sans réserve les deux recommandations de la Commission Baird. Sous cet angle, la correspondance entre les recommandations et la loi paraît totale. Les principes censés guider le Parlement et énoncés à l’art. 2 précisent formellement que certaines pratiques « soulèvent des questions de santé et d’éthique qui en justifient l’interdiction » (al. f)). Par ailleurs, le Parlement déclare aussi (al. b)) que
la prise de mesures visant à la protection et à la promotion de la santé, de la sécurité, de la dignité et des droits des êtres humains constitue le moyen le plus efficace de garantir les avantages que présentent pour les individus, les familles et la société en général, la procréation assistée et la recherche dans ce domaine;
[211] Dans la loi, on trouve, d’une part, une liste d’actes interdits. La preuve révèle que le Parlement pouvait les considérer comme inacceptables, et ce, en prenant appui sur le Rapport Baird, sur les observations du groupe de discussion sur la recherche relative aux embryons et sur les travaux de Santé Canada. Ces actes, rappelons-le, sont par exemple le clonage humain (al. 5(1)a)) et la création d’embryon à des fins autres que la création d’un être humain (al. 5(1)b)). D’ailleurs, même si les actes interdits et les activités réglementées ont en commun la manipulation de matériel génétique, la plupart des actes interdits ne sauraient être considérés comme des actes liés à la procréation assistée. D’autre part, la preuve révèle également que les mêmes autorités reconnaissaient que plusieurs techniques de procréation assistée présentent des avantages pour la société et, de ce fait, doivent être soutenues, mais également encadrées. Enfin, plusieurs de ces techniques ont cours depuis plus d’un quart de siècle, comme l’implantation de spermatozoïdes dans le corps de la femme et la fécondation in vitro.
[212] Les procureurs généraux du Canada et du Québec ont produit des extraits des débats parlementaires et des rapports d’experts postérieurs à l’adoption de la LPA qui décrivent l’évolution du contexte social et des techniques de procréation assistée depuis les travaux de la Commission Baird et du groupe de discussion. Plusieurs rapports font ressortir l’importance accrue de la procréation assistée de nos jours. Par exemple, le Dr Jeff Nisker explique que le besoin de recourir à ces techniques est plus grand, car de nombreuses femmes reportent jusqu’à la trentaine ou à la quarantaine leur décision d’avoir des enfants, c’est-à-dire à une étape de leur vie où des facteurs physiologiques ou environnementaux peuvent diminuer leur fécondité (Quebec Challenge to Assisted Human Reproduction Act (2006), p. 12-13). Le Dr François Bissonnette (La procréation médicalement assistée au Canada et au Québec — Survol et enjeux (2006), p. 7) fait lui aussi l’historique des techniques de procréation assistée et souligne que le monde scientifique considère l’infertilité comme un problème pathologique (p. 4). Il indique également que les premières banques de sperme datent du début des années 1960. Il rapporte qu’en 2006, on pouvait attribuer à l’utilisation de ces techniques près de 300 000 naissances survenues dans le monde. Les témoins ne voient donc pas dans les techniques de procréation assistée un « mal » social, mais bien une « solution » à des problèmes de procréation d’origine pathologique ou physiologique.
[213] En somme, s’il est vrai que certains groupes au sein de la société canadienne s’opposent aux techniques de procréation assistée et en contestent fondamentalement la légitimité, la preuve révèle que l’assistance à la procréation est le plus souvent perçue comme un progrès scientifique ayant une grande valeur pour les personnes souffrant d’infertilité. Les mêmes positions sont adoptées à l’égard de la recherche liée à ces techniques. Il n’est pas nécessaire, pour les besoins du présent pourvoi, de résumer la preuve portant sur chacun des domaines de la recherche sur les nouvelles techniques de procréation. Il suffit de rappeler que nul n’a dénoncé la recherche sur les techniques de procréation assistée en la tenant pour répréhensible. Malgré la reconnaissance du besoin d’un encadrement, la preuve confirme que la recherche sur les techniques liées à la procréation assistée est non seulement jugée souhaitable, mais également nécessaire. Ainsi, lors de son témoignage devant le Comité permanent de la santé le 17 mai 2001 (11:40 (en ligne)), le Dr Roger Gosden a souligné l’importance de la recherche pour bien comprendre les causes de l’infertilité, pour améliorer le taux de réussite des traitements contre l’infertilité et pour éviter les maladies héréditaires.
[214] La recherche impliquant la transgénèse a fait l’objet d’une attention particulière lors des débats. Certains parlementaires suggéraient qu’un tel type de recherche soit prohibé plutôt que réglementé (comme c’est le cas à l’art. 11 de la LPA). Des représentants de Santé Canada appelés à répondre à deux demandes d’amendement ont expliqué qu’une telle approche ne serait pas souhaitable.
[215] En réponse à une proposition visant à interdire totalement la transgénèse, la présidente du Comité permanent de la Santé a demandé à Rodney Ghali, analyste des politiques à la Division des projets spéciaux du ministère de la Santé, quelles seraient les répercussions de la suppression de toute recherche transgénique. Celui-ci a répondu que cet important domaine de recherche, bénéfique pour les Canadiens et Canadiennes, s’étendait à la recherche sur le cancer, la maladie de Huntington et d’autres maladies du système nerveux. La proposition d’amendement a été rejetée (Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la santé, no 013, 2e sess., 37e lég., 9 décembre 2002, 10:25-10:35 (en ligne)).
[216] De même, Jeannot Castonguay, secrétaire parlementaire de la ministre de la Santé de l’époque, en réponse à une motion d’amendement visant à interdire la transgénèse, a expliqué devant la Chambre des communes qu’une telle interdiction « aurait pour conséquence de stopper immédiatement et de façon permanente les efforts de nombreux chercheurs et laboratoires au Canada qui veulent développer des thérapies pour traiter de nombreuses maladies accablantes, que ce soit le cancer, l’Alzheimer ou autres » (Débats de la Chambre des communes, vol. 138, no 072, 2e sess., 37e lég., 18 mars 2003, p. 4335).
[217] Il ne nous est donc pas possible de retenir la thèse du procureur général du Canada suivant laquelle l’objet des dispositions contestées portant sur les activités réglementées est le même que celui des dispositions non contestées portant sur les actes interdits. Le Parlement a réagi à ce qui lui a été présenté comme un consensus sur le caractère répréhensible de certains actes. Ces prohibitions visent ainsi à empêcher l’exécution d’actes et l’utilisation de techniques qui ne s’insèrent pas dans le processus de recherche génétique ou de procréation assistée. Le Parlement a clairement montré son intention de les interdire. Les prohibitions sont d’ailleurs totales. Ce n’est pas le cas à l’égard des activités réglementées qui ne sont pas totalement prohibées. Comme le montre l’historique législatif, les techniques et actes constituant des activités réglementées sont d’une nature bien différente de celle des actes prohibés totalement. Il s’agit de techniques et d’actes auxquels recourent couramment les professionnels qui œuvrent dans le domaine. Le Parlement n’a manifesté aucune intention de les interdire ou même de les limiter. Les dispositions contestées ont plutôt pour objet d’instaurer un régime national d’encadrement des activités visées. Nous appuyant sur l’al. 2b) de la LPA, nous estimons en outre que ce moyen était celui que le Parlement jugeait « le plus efficace [pour] garantir les avantages que présentent pour les individus, les familles et la société en général la procréation assistée et la recherche dans ce domaine » (voir aussi S. Bordet, S. Feldman et B. M. Knoppers, « Legal Aspects of Animal-Human Combinations in Canada » (2007), 1 P.D.S.M. 83, p. 85).
(2) Effet des dispositions
[218] La détermination du caractère véritable des dispositions contestées requiert non seulement l’examen de leur objet, mais aussi celui de leurs effets. Les effets des dispositions contestées s’entendent des conséquences pratiques de leur application pour les Canadiens et les Canadiennes : Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, par. 18. Le procureur général du Canada, nous l’avons mentionné, soutient que les dispositions contestées n’ont qu’un lien ténu avec la santé, voire n’en ont pas du tout, et qu’aucune ne concerne la qualité des services médicaux ni la gestion des établissements de santé (mémoire, par. 92). Le procureur général du Québec avance au contraire que le régime contesté affecte sérieusement l’exercice de la médecine et chevauche un grand nombre de lois et de règlements québécois ou entre en conflit avec eux. À notre avis, l’examen des effets des dispositions de la LPA confirme la thèse du procureur général du Québec.
[219] Ainsi, l’art. 8 de la LPA prescrit des règles applicables au consentement au prélèvement et à l’usage du matériel reproductif humain. L’article 8 possède en apparence une portée très large : il vise tout prélèvement et toute utilisation de matériel reproductif humain dans le but de créer un embryon, de sorte que toutes les manipulations de cette nature tombent sous le coup de la disposition. Cependant, le but de la disposition est bien d’établir un régime régissant le consentement à ces manipulations, et non de les interdire. Il convient toutefois de rappeler que le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, à l’art. 265, prohibe déjà le prélèvement de matériel génétique sans consentement (voir P. Healy, « Statutory Prohibitions and the Regulation of New Reproductive Technologies under Federal Law in Canada » (1995), 40 R.D. McGill 905, p. 941).
[220] Les dispositions contestées touchent directement la relation entre le médecin appelé à recourir aux techniques de procréation assistée, le donneur et le patient. De plus, nous signalons que des règles relatives au consentement existent déjà dans le Code civil du Québec, L.R.Q., ch. C-1991 (« C.c.Q. »), aux art. 10 à 25, dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux, L.R.Q., ch. S-4.2 (« LSSSS »), art. 9 et suiv., et dans le Code de déontologie des médecins, R.R.Q., ch. M-9, r. 4.1, art. 28, 29 et 49. En outre, l’al. 12(1)c) et le par. 12(3) de la LPA traitent du remboursement à la mère porteuse des dépenses supportées ou des pertes de revenu de travail subies. L’article 12 autorise implicitement la conclusion d’un contrat de mère porteuse, alors que l’art. 541 C.c.Q. déclare nul un tel contrat.
[221] Par ailleurs, les art. 10, 11 et 13, ainsi que le par. 40(1) et l’art. 42 de la LPA obligent les chercheurs et les médecins qui accomplissent des actes liés aux traitements contre l’infertilité d’obtenir une autorisation de l’Agence fédérale. Il convient de souligner que la LSSSS impose déjà aux centres hospitaliers et aux centres médicaux spécialisés l’obligation d’obtenir un permis (art. 437 de la LSSSS). La Loi sur les laboratoires médicaux, la conservation des organes, des tissus, des gamètes et des embryons et la disposition des cadavres, L.R.Q., ch. L-0.2, art. 31, impose la même obligation aux laboratoires et banques d’organes et de tissus. Comme l’obligation d’obtenir un permis délivré par l’Agence fédérale constitue une condition préalable à la pratique d’une activité réglementée dans un établissement (art. 13 de la LPA), elle risque de contraindre au respect d’exigences incompatibles ou, à tout le moins, d’entrainer d’importants chevauchements des exigences fixées par les deux ordres de gouvernement.
[222] Les articles 14 à 19 de la LPA instaurent un système de gestion et de communication de l’information concernant les pratiques de procréation assistée. Ils prévoient l’établissement d’un registre, en plus de fixer les règles régissant l’accès aux renseignements pertinents et la communication de ceux-ci. Or, au Québec, de telles règles régissent déjà les établissements de santé et les médecins lorsqu’ils ont recours aux techniques de procréation assistée. De plus, la relation patient-médecin est protégée par le secret professionnel, comme le prévoit l’art. 42 de la Loi médicale, L.R.Q., ch. M-9. La communication de l’information confidentielle est aussi régie par un grand nombre de textes législatifs et réglementaires québécois, dont le Code de déontologie des médecins (art. 20 et 21) et la LSSSS (voir, entre autres, les art. 17 et suiv.).
[223] Enfin, les art. 45 à 53 de la LPA accordent aux inspecteurs de l’Agence fédérale de larges pouvoirs de visite, d’examen et de saisie de données ou de matériel. La loi assujettit à ces dispositions non seulement les médecins et les chercheurs, mais aussi tous les établissements de soins de santé où se déroulent des activités liées à la procréation ou des activités de recherche connexes. Cette surveillance exercée par l’Agence fédérale fait double emploi avec celle découlant de l’application de la Loi médicale, du Code de déontologie des médecins, du Code des professions, L.R.Q., ch. C-26, et de la LSSSS. Cette dernière loi comporte d’ailleurs de nombreuses dispositions qui accordent des pouvoirs d’enquête étendus à des agences québécoises qu’elle crée (voir, entre autres, les art. 413.2 et 414 de la LSSSS).
[224] Pour bien illustrer l’étendue des règles provinciales applicables aux professionnels de la santé et aux établissements de soins de santé, il convient de rappeler certains traits du système québécois. Il comporte un aspect vertical en ce qui concerne le contrôle et les sanctions et un aspect horizontal pour ce qui est de la fourniture des soins de santé. Le ministre de la Santé et des Services sociaux chapeaute les agences québécoises de la santé et des services sociaux (art. 339 et suiv. de la LSSSS), lesquelles sont responsables du contrôle d’application des normes québécoises et de l’organisation des services sur leur territoire respectif. Les établissements publics de soins de santé, de concert avec les cliniques et les cabinets privés, fournissent les services de santé et les services sociaux (art. 79 et suiv. de la LSSSS). Par ailleurs, les professionnels de la santé sont régis par leur ordre professionnel respectif, conformément au Code des professions et aux autres lois applicables spécifiquement aux ordres professionnels en cause. La structure demeure la même sans égard à la nature du service de santé fourni.
[225] Dans ce contexte, alors même qu’un régime intégré existe déjà au Québec pour tous les actes médicaux et les activités de recherche connexes, y compris ceux qui, sur les plans éthique, moral et médical, se rapprochent des activités liées à la procréation assistée, la LPA assujettit celles-ci à un régime distinct et des règles particulières. Par conséquent, l’assujettissement des activités liées à la procréation assistée au régime particulier de la LPA, avec toutes ses lourdeurs administratives potentielles, produit des effets considérables sur tous les acteurs intéressés, que ce soit les professionnels qui recourent à ces activités ou les établissements où les activités sont pratiquées.
[226] Nous avons conclu précédemment que l’objet des dispositions contestées était l’établissement de normes impératives nationales en matière de procréation assistée. L’étude des conséquences pratiques de ces dispositions démontre que celles-ci ont une incidence importante sur la pratique médicale. Nous ne pouvons donc retenir la thèse du procureur général du Canada voulant que les dispositions contestées n’aient rien à voir avec la qualité des services et la gestion des établissements de santé.
[227] L’objet et les effets de ces dispositions sont plutôt de réglementer un secteur particulier des services de santé dispensés dans des établissements de soins de santé par des professionnels de la santé au bénéfice de personnes qui, pour des raisons pathologiques ou physiologiques, ont besoin d’aide pour procréer. Leur caractère véritable doit être formulé comme étant la réglementation de la procréation assistée en tant que service de santé. Il aurait certes été possible de considérer que le caractère véritable des dispositions contestées réside dans l’encadrement de la recherche et de la pratique associées à la procréation assistée, mais nous estimons qu’une formulation plus précise s’impose en raison des effets des dispositions. Une telle approche respecte davantage les principes examinés précédemment selon lesquels il convient de déterminer le caractère véritable le plus précisément possible vu la nécessité d’établir le rattachement aux compétences législatives (voir par. 190). L’étape suivante de l’analyse constitutionnelle consiste justement à établir ce lien, en déterminant à quel chef de compétence les dispositions contestées, considérées sous l’angle de leur caractère véritable, se rattachent.
B. Rattachement du caractère véritable des dispositions aux chefs de compétence
[228] Il importe de rappeler la mise en garde faite par notre Cour dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu : « La détermination du chef de compétence duquel relève une loi particulière n’est pas une science exacte » (par. 26). Une loi, une de ses dispositions ou encore certaines d’entre elles peuvent en théorie être rattachées à plusieurs champs de compétence. Malgré la difficulté, il faut déterminer si le caractère véritable de la loi contestée ou de ses dispositions contestées permet de les rattacher au champ de compétence invoqué par l’ordre de gouvernement qui les a adoptées.
[229] Dans le présent pourvoi, le procureur général du Canada soutient que le caractère véritable de la LPA la rattache à la compétence du Parlement en droit criminel. Pour sa part, le procureur général du Québec affirme que cela ne peut être le cas, car, en raison de leur caractère véritable, les dispositions contestées relèvent de la compétence exclusive des provinces. La question déterminante demeure donc celle de savoir si les dispositions contestées relèvent de la compétence invoquée à l’appui de leur validité par l’ordre qui les a adoptées. Pour trancher, un survol de la portée de la compétence fédérale sur le droit criminel est nécessaire.
(1) Portée de la compétence fédérale sur le droit criminel
[230] Définir la compétence fédérale en matière de droit criminel a toujours été une tâche difficile. L’arrêt In re The Board of Commerce Act, 1919, and The Combines and Fair Prices Act, 1919, [1922] 1 A.C. 191 (C.P.), marque le point de départ de l’évolution jurisprudentielle à ce chapitre. Dans cette affaire, le Conseil privé a invalidé une loi fédérale au motif que sa « matière » ne se rattachait pas, par sa nature, au domaine du droit criminel.
[231] Le critère matériel du rattachement d’une loi au droit criminel en fonction de la nature des actes qu’elle vise a été interprété comme figeant le contenu du droit criminel dans le temps. Dans Proprietary Articles Trade Association c. Attorney-General for Canada, [1931] A.C. 310 (C.P.), lord Atkin a reformulé le critère pour le remplacer par une analyse fondée sur des conditions de forme : on devait trouver une interdiction accompagnée d’une sanction. Pour décrire la matière visée par l’interdiction, il a ajouté : [traduction] « Il apparaît assez vain à leurs Seigneuries de chercher à confiner les crimes à une catégorie d’actes qui, de par leur nature véritable, appartiennent au domaine du “droit criminel”, car on ne peut fixer le domaine du droit criminel qu’en examinant quels actes l’État qualifie de crimes à chaque période en cause » (p. 324). Il a donc refusé de donner un caractère fixe au contenu du droit criminel. Cependant, cette nouvelle définition était trop large. En effet, elle ne faisait appel qu’à des critères formels sans permettre d’établir la limite matérielle de la compétence fédérale sur le droit criminel. La méthode adoptée par le Conseil privé n’aurait pas causé les mêmes problèmes dans un État unitaire, mais elle devenait source de difficultés singulières dans un État fédéral. Comme les compétences législatives étaient réparties sur le plan matériel entre plusieurs ordres de gouvernement, il fallait délimiter la compétence fédérale non seulement en fonction de la nature même du droit criminel, mais aussi en harmonie avec les structures fondamentales du partage des pouvoirs.
[232] Une précision importante a donc été apportée par le juge Rand dans Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1 (le « Renvoi sur la margarine »). Dans cet arrêt, le juge Rand a insisté sur la nécessité d’un élément matériel pour justifier l’exercice de la compétence fédérale en droit criminel. Cependant, le passage le plus souvent cité de son opinion donne peu de précision sur la teneur de l’élément matériel :
[traduction] L’interdiction est-elle [. . .] promulguée en vue d’un intérêt public qui peut lui donner un fondement la rattachant au droit criminel? La paix, l’ordre, la sécurité, la santé et la moralité publics : telles sont les fins visées ordinairement mais non exclusivement par ce droit . . . [p. 50]
La santé, dont il fait mention, ne permet pas toujours de justifier une intervention du Parlement au regard du droit criminel. Il faut donc aussi situer ce passage dans le contexte de la définition que donne le juge Rand du droit criminel. On constate alors que s’il était en désaccord avec l’avis de lord Atkin formulé dans Proprietary Articles Trade Association sur la question de savoir si le droit criminel pouvait être enfermé dans un cadre fixe, il reconnaissait avec lui que le droit criminel devait comporter non seulement un élément formel, mais aussi un élément matériel caractéristique (voir W. R. Lederman, « Mr. Justice Rand and Canada’s Federal Constitution » (1979-1980), 18 U.W.O. L. Rev. 31, p. 39). Le juge Rand s’est en effet exprimé ainsi :
[traduction] Un crime est un acte que la loi défend en y attachant des sanctions pénales appropriées; mais comme les interdictions ne sont pas promulguées en vase clos, nous pouvons à bon droit rechercher le mal ou l’effet nuisible ou indésirable pour le public qui est visé par la loi. Cet effet peut viser des intérêts sociaux, économiques ou politiques; et le législateur a eu en vue la suppression du mal ou la sauvegarde des intérêts menacés. [Nous soulignons; p. 49.]
À notre avis, il n’est donc pas suffisant d’identifier une fin publique qui aurait justifié l’intervention du Parlement. D’ailleurs, on peut espérer que le Parlement n’agit que lorsqu’une fin publique le justifie. Dans le cas où son action prend appui sur le droit criminel, la fin publique doit consister dans la répression d’un mal ou la protection d’intérêts menacés.
[233] Cette conception des éléments constitutifs de la compétence fédérale en matière de droit criminel — qui allie deux volets, l’un matériel et l’autre formel — demeure valable aujourd’hui et elle a notamment été appliquée dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (par. 27). Pour être rattachée à ce chef de compétence fédérale, une loi ou une disposition doit comporter les trois éléments suivants :
1 - réprimer un mal;
2 - énoncer une interdiction;
3 - accompagner cette interdiction d’une sanction.
[234] Le volet formel — énoncer une interdiction et l’accompagner d’une sanction — permet à un régime de réglementation, même introduit sous la forme d’exceptions à un régime d’interdiction, de se situer dans le champ du droit criminel. Cependant, il faut aussi retrouver le volet matériel, l’objet justifiant le recours au droit criminel : la répression d’un mal réel ou appréhendé et la protection concomitante d’intérêts sociaux légitimes. L’interprétation large donnée au volet formel accroît l’importance du critère matériel.
[235] Ces éléments permettent au gouvernement fédéral de faire face à des réalités nouvelles et de légiférer, par exemple en matière de pollution et de manipulations génétiques jugées néfastes. Le Parlement dispose d’ailleurs d’une marge de manœuvre dans la décision de réprimer une conduite qu’il juge répréhensible et de prévenir ses effets indésirables.
[236] Le mal à réprimer ou les intérêts menacés à protéger auxquels renvoie le juge Rand doivent nécessairement être réels. Dans le contexte de la Charte, le seuil reconnu est celui de la crainte raisonnée de préjudice. Critère reconnu dans R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, et dans R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 78, la crainte raisonnée de préjudice doit être réelle et correspondre à des conduites ou à des faits qui peuvent être identifiés et établis. Bien qu’il ne s’agisse pas en l’espèce d’un dossier emportant l’application de la Charte, la référence à un seuil illustre ce qu’est un élément matériel et aide à concrétiser l’élément matériel propre au droit criminel. Cet exercice est donc utile pour déterminer si cet élément invoqué pour justifier l’intervention du Parlement est présent ou tout simplement absent (voir G. Côté-Harper, P. Rainville et J. Turgeon, Traité de droit pénal canadien (4e éd. 1998), p. 61-62; RJR-MacDonald, par. 29, le juge La Forest, et par. 201-202, le juge Major).
[237] Le risque de préjudice doit pouvoir être formulé de manière suffisamment précise pour permettre l’établissement d’un lien entre le préjudice appréhendé et le mal visé. Tant dans Butler que dans Malmo-Levine, la Cour a décrit le risque de préjudice de façon concrète. Dans le premier arrêt, il s’agissait de l’« “appréhension raisonnée du préjudice” résultant de la désensibilisation des personnes exposées à du matériel représentant des relations sexuelles dans un contexte de violence, de cruauté et de déshumanisation » (p. 504) et, dans le second, de la « protection des consommateurs chroniques [. . .] ainsi que des adolescents qui ne sont pas encore des consommateurs chroniques mais sont susceptibles de le devenir » (par. 77). Si, dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, la Cour a conclu que l’établissement d’un registre et d’un système de permis constituait un exercice valide du pouvoir du Parlement de légiférer en matière de droit criminel, il faut noter que l’élément matériel était facilement établi. En effet, de l’avis de la Cour, « [l]e contrôle des armes à feu est traditionnellement considéré comme relevant validement du droit criminel parce que les armes à feu sont dangereuses et constituent un risque pour la sécurité publique » (par. 33). Un autre cas de rattachement à un objet de droit criminel qui peut être observé est celui de la réglementation de l’étiquetage des produits du tabac et l’interdiction de la publicité et de la promotion de ces produits. En effet, même si, pour des raisons de politique sociale, le Parlement ne peut pas interdire totalement l’usage du tabac, il fait face à un « mal » contre lequel il a entrepris de lutter : RJR-MacDonald, par. 44. La même observation vaut pour l’émission de matières toxiques dans l’environnement. Dans R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, la Cour, à la majorité, a jugé valide un régime de réglementation après avoir reconnu au Parlement le pouvoir « de prévenir la pollution ou, autrement dit, le rejet de certaines substances toxiques dans l’environnement » (par. 130). En somme, le choix des moyens relève du Parlement, mais il demeure que sa compétence en droit criminel ne peut être exercée lorsque l’objet de la loi concrétisant cet exercice ne se situe pas dans le cadre du droit criminel.
[238] L’exigence d’un fondement concret et d’une appréhension raisonnée du préjudice se pose tout autant lorsque l’intervention législative est fondée sur la morale. Pour déterminer le fondement de l’action du Parlement, la Juge en chef s’appuie fortement sur l’existence d’un objectif de préservation de la morale publique. Selon elle, pour justifier le recours au droit criminel sur le fondement de la morale, le Parlement doit simplement avoir des motifs raisonnables de croire que sa loi s’attaquera à une question d’une importance fondamentale (par. 50). Si son interprétation était retenue, la décision d’assujettir une conduite au droit criminel ne serait jamais susceptible de révision judiciaire effective. En effet, il suffirait simplement de déterminer qu’une question morale est en jeu et que son importance fondamentale fait consensus (par. 51). Cette approche revient à exclure totalement l’élément matériel servant à délimiter le droit criminel. Elle va non seulement bien au-delà de la morale, qui ne tient alors lieu que d’élément formel, mais elle englobe inéluctablement d’innombrables aspects de matières ou conduites très diverses, comme la participation à un service religieux, la vie commune de personnes non mariées ou même l’aide internationale, des sujets qui, même s’ils mettent en jeu des questions morales dont l’importance fait consensus, ne peuvent être considérés comme relevant tous du droit criminel.
[239] À notre avis, cela va au-delà de toute interprétation judiciaire antérieure. Il s’agit là d’une « définition sans balises », un type de définition qui, selon la Juge en chef elle-même, doit être rejeté parce qu’il met en péril l’équilibre constitutionnel recherché par le partage des compétences fédérale et provinciales (par. 43). Certes, le droit criminel exprime souvent des aspects de la morale d’une société ou, plus largement, de ses valeurs fondamentales. Cependant, une intervention législative du Parlement sur cette base suppose tout de même l’existence d’un problème moral réel et important. Il faut d’ailleurs se garder d’assimiler toute question sociale, économique ou scientifique à un problème moral. En 1931, dans Proprietary Articles Trade Association, le Conseil privé rejetait toute conception du droit criminel qui ne tiendrait pas compte de l’évolution de la société. C’est donc dire que la décision du Parlement de criminaliser un acte reste soumise à un contrôle des tribunaux qui tiendra compte de l’attitude de la société. Dans ce domaine, on doit aussi rester conscient de la diversité des conceptions philosophiques ou religieuses inhérente à une société aussi diversifiée que la société canadienne contemporaine. D’ailleurs, on se souviendra que si la conception des règles du Code criminel a été longtemps empreinte des principes de la morale judéo-chrétienne, l’évolution de la société a fait éclater ce carcan. Après l’entrée en vigueur de la Charte, par exemple, des changements fondamentaux ont touché nombre d’infractions liées au sexe, à la pornographie ou à la prostitution et ont révélé l’importance de l’éclatement du cadre conceptuel antérieur (voir les anciens art. 156, 157 et 158 du Code criminel, abrogés par L.C. 1980-81-82-83, ch. 125, art. 9, et L.C. 1987, ch. 24, art. 4, et les arrêts Butler, R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, et Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123). Certes les arrêts rendus sur l’application de la Charte n’ont pas pour but de définir les limites de la compétence fédérale en droit criminel, mais ils illustrent bien ce qui est considéré comme un mal, une considération qui est exclue de l’analyse de la Juge en chef en relation avec la morale. Nous notons par ailleurs que si l’existence d’un mal à réprimer ne figure pas dans son analyse du volet moral du droit criminel, elle occupe par contre une place importante dans son analyse du volet relatif aux problèmes de santé publique du droit criminel (par. 52-56 et 62).
[240] Dans un tel contexte, à moins de vouloir changer le droit et conférer une portée illimitée et incontrôlable à la compétence fédérale en droit criminel, l’exigence que le mal soit réel et que l’appréhension du préjudice soit raisonnable constitue une composante essentielle du volet matériel de la définition du droit criminel. L’absence d’une telle exigence supprimerait dans les faits toute limite du pouvoir fédéral de légiférer en droit criminel. La constitution canadienne autoriserait alors le gouvernement fédéral à légiférer en toutes matières dès lors qu’il invoque sa compétence en droit criminel et confère à une partie de sa mesure législative une forme prohibitive assortie de sanctions pénales. C’est ce que le juge Rand a voulu empêcher dans le Renvoi sur la margarine.
[241] Lorsque l’objectif invoqué était la protection de la santé publique et que le risque ne pouvait être démontré facilement, les tribunaux se sont montrés exigeants envers le législateur fédéral. Cette attitude peut s’expliquer par le fait que des études empiriques parviendront souvent à démontrer l’existence de risques divers pour la santé. Par exemple, dans le Renvoi sur la margarine, l’absence de risque sanitaire associé à la consommation de la margarine explique que l’interdiction ne pouvait être rattachée au chef de compétence relatif au droit criminel. Dans l’affaire Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980] 1 R.C.S. 914, l’absence de démonstration du risque lié à la consommation des liqueurs de malt explique l’issue du procès. Par contre, dans RJR-MacDonald, devant les conséquences néfastes bien établies de la consommation de tabac, l’exercice du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel a été considéré comme justifié.
[242] De plus, nous tenons à souligner que le rattachement de certaines dispositions d’une loi au droit criminel ne signifie pas que toute la loi soit justifiée de la même façon et sur la même base. Ainsi, dans R. c. Wetmore, [1983] 2 R.C.S. 284, la majorité a clairement affirmé que la Loi des aliments et drogues comporte trois parties distinctes, dont l’une — qui porte sur la commercialisation — relève de la compétence sur les échanges et le commerce, et non de la compétence sur le droit criminel (p. 288). Le même type de distinction a été fait dans le Renvoi sur la margarine et a conduit à une déclaration d’invalidité des dispositions sur la production, la possession et la vente des produits concernés. Une distinction semblable peut être faite dans la présente affaire entre les prohibitions absolues et les dispositions contestées de la LPA.
[243] Si la crainte raisonnée de préjudice constitue nécessairement un objet justifiant le recours en droit criminel, la santé, l’éthique et la morale ne suscitent pas d’emblée ou dans tous les cas une telle crainte. Pour qu’une activité relève du droit criminel, il faut conclure qu’il existe un mal à réprimer ou à prévenir et que, de fait, le caractère véritable des dispositions en question est la répression de ce mal ou la prévention de ce risque raisonné de préjudice.
[244] L’exercice par le Parlement d’une compétence qui lui est attribuée lui permet d’établir des normes nationales. L’efficacité administrative à elle seule ne peut cependant pas justifier l’intervention législative de l’ordre fédéral (Renvoi sur la margarine, p. 52). Encore faut-il que cette intervention respecte les limites d’une compétence attribuée. Le recours au pouvoir de légiférer en matière de droit criminel ne saurait donc se fonder simplement sur un souci d’efficacité ou d’uniformité, puisqu’un tel objet, pris isolément, ne relève pas du droit criminel. Les trois composantes du droit criminel doivent être présentes.
[245] Les matières énumérées à la liste des compétences fédérales et provinciales représentent un cadre d’organisation des pouvoirs constitutionnels destiné à établir un régime fédéral et à permettre son développement dans le respect de ses structures fondamentales. Du respect des compétences des deux ordres de gouvernement dépend l’équilibre fédératif canadien, ce que rappelle la Cour dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu :
La compétence en matière de droit criminel est vaste, mais elle n’est pas illimitée. Certaines parties ont exprimé devant notre cour la crainte que cette compétence soit utilisée de façon illégitime pour envahir un domaine provincial et usurper des pouvoirs provinciaux. Une perception dûment pondérée de la compétence en matière de droit criminel exclut cette éventualité. [par. 30]
[246] Les règles qui fondent l’équilibre du fédéralisme canadien exigent elles-mêmes que l’on distingue les normes qui, par leur caractère véritable, ressortissent au droit criminel de celles qui, même si elles revêtent un aspect réglementaire, visent à régir un domaine relevant d’autres compétences fédérales ou provinciales, exclusives ou concurrentes.
(2) Absence de rattachement du caractère véritable des dispositions contestées à la compétence fédérale en droit criminel
[247] En l’espèce, l’analyse porte principalement sur le « mal » que le Parlement vise à réprimer au moyen des dispositions contestées. Le procureur général du Canada s’appuie sur le fait que, traditionnellement, le droit criminel est lié à la compétence du Parlement de légiférer pour protéger la sécurité, la morale et la santé publique. Il soutient plus précisément que le régime en cause vise un ensemble d’activités présentant des risques d’atteinte aux valeurs fondamentales que sont la morale et la santé publique. Ces risques expliqueraient l’adoption de cet ensemble de mesures diverses et justifieraient les préoccupations exprimées au sujet de la procréation assistée et de la création de la vie. La Juge en chef va même plus loin, s’écartant ainsi de la thèse avancée par le procureur général du Canada. Elle estime que la LPA vise à réprimer des actes que le Parlement tient pour répréhensibles (par. 30).
[248] Ces thèses posent problème, car si le caractère véritable des prohibitions absolues peut être lié à un risque de préjudice, il n’en va pas de même de la réglementation des autres activités et du régime de contrôle mis en place. Rappelons que la LPA prohibe par exemple la modification du génome d’une cellule de façon à rendre la modification transmissible aux descendants (al. 5(1)f)) ou la création d’hybrides animal-humain (al. 5(1)h), i) et j)). La Commission Baird avait conclu qu’il existait un consensus social sur le caractère dangereux de ces activités pour l’avenir de la race humaine.
[249] Pour leur part, les activités réglementées englobent des pratiques comme l’insémination ou la fécondation in vitro à partir de matériel génétique provenant d’un homme et d’une femme qui seront les parents. Il s’agit de pratiques légitimes au sujet desquelles la Commission Baird reconnaissait l’existence d’un large consensus (Rapport Baird, p. 158) et qui font même partie des services de base couverts par le régime d’assurance-maladie de l’Ontario depuis plus de 15 ans (Rapport Baird, p. 94).
[250] Conclure que le caractère véritable des dispositions contestées réside dans la répression d’actes répréhensibles est donc problématique à deux titres. D’abord, pour ce qui est de la morale, aucun mal n’est identifié. Ensuite, toutes les activités liées à la procréation assistée sont réglementées, et non seulement les activités particulières qui, théoriquement, auraient pu être considérées comme répréhensibles par le Parlement et qui ne l’ont pas été réellement. L’examen de l’ensemble des travaux de la Commission Baird et du groupe de discussion, ainsi que des études de Santé Canada dont nous avons rappelé l’importance confirme que l’intervention du Parlement, en ce qui a trait aux dispositions attaquées, n’avait aucunement comme objectif de préserver la morale et n’était pas fondée sur une appréhension raisonnée de préjudice. La Commission Baird avait reconnu une distinction fondamentale entre les actes dont la prohibition n’est pas contestée et un ensemble d’activités destinées à être réglementées et dont elle mettait en évidence le caractère bénéfique. Enfin, dans son énoncé de principes, le Parlement indique clairement qu’il tient pour bénéfiques les services liés à la procréation assistée. Au vu de la preuve, l’objectif de préserver la morale sur lequel s’appuie la Juge en chef est tout simplement absent des préoccupations du Parlement pour ce qui est des dispositions contestées.
[251] Le dossier ne fait état d’aucun élément qui assimilerait les activités réglementées à des actes répréhensibles ou présentant des risques graves pour la morale, la sécurité ou la santé publique. Comme nous le relevons précédemment, en adoptant la recommandation du Rapport Baird concernant les activités réglementées, le but du Parlement était d’établir des normes nationales pour régir la procréation assistée. Il ne s’agissait donc pas de protéger les personnes susceptibles de recourir à celle-ci au motif qu’elle est néfaste en soi. La procréation assistée n’était pas alors un mal qu’il convenait de réprimer, et elle ne l’est pas non plus aujourd’hui. En réalité, il s’agit d’un domaine en plein essor de la pratique médicale et de la recherche qui, comme l’énonce le Parlement à l’art. 2 de la LPA, comporte des avantages pour de nombreux Canadiens et Canadiennes.
[252] Tant lors des travaux de la Commission Baird que lors des débats parlementaires, la compétence du Parlement d’instituer le régime réglementaire a suscité interrogations et commentaires. Nous avons déjà mentionné l’opinion de la Commission sur les actes prohibés et sur les activités réglementées, mais il y a plus. À la lecture de son rapport, on constate d’emblée que le mandat et les recommandations de la Commission sont de nature à susciter des interventions qui dépassent le cadre des seules compétences législatives fédérales :
Il est donc clair que bien des secteurs de la société, outre celui de la santé, et de nombreuses institutions publiques, en plus du gouvernement fédéral, auront un rôle capital à jouer. L’action concertée et la collaboration des provinces et des territoires, des professionnels et d’autres participants clés, dans le cadre national proposé, sont les seuls moyens d’assurer que — dès maintenant et dans l’avenir — le recours aux nouvelles techniques de reproduction au Canada est sûr et conforme à l’éthique. [p. 1157]
[253] Que l’opinion de la Commission sur la nécessité de recourir à la compétence fédérale générale pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement soit fondée ou non, elle semblait partagée par les intervenants de l’époque. Ainsi, dans le communiqué annonçant le moratoire sur les actes prohibés, le ministre fédéral de la Santé faisait mention de la consultation des provinces sur l’encadrement de la procréation assistée et indiquait qu’il s’agissait d’un « exercice intense et complexe en raison du partage des compétences fédérales, provinciales et territoriales dans ce domaine » (p. 2). L’exercice de la compétence en matière de droit criminel pour créer le régime de réglementation était loin de faire l’unanimité. De nombreux intervenants firent valoir que maints aspects de la procréation assistée relevaient des provinces. Lors de son témoignage en 2001 devant le Comité permanent de la santé qui étudiait l’avant-projet de loi, le ministre de la Santé invoquait d’ailleurs, comme fondement constitutionnel de l’intervention fédérale, non pas la compétence en droit criminel, mais le « pouvoir général de légiférer quand se posent pour tous les Canadiens de grandes questions en matière de santé ainsi que de sécurité et d’ordre » (Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la santé, no 013, 1re sess., 37e lég., 3 mai 2001, 11:35 (en ligne); voir aussi Débats de la Chambre des communes, 21 mai 2002, 27 mai 2002 et 28 janvier 2003).
[254] Les inquiétudes de nombreux intervenants et leur hésitation à fonder l’encadrement réglementaire sur la compétence fédérale en droit criminel ne doivent pas nous étonner. En effet, si la procréation assistée soulève des questions morales et éthiques, cela ne signifie pas nécessairement que le recours au droit criminel est justifié par l’existence d’un mal à réprimer. Tant devant la Commission Baird qu’au cours des travaux parlementaires, les interventions traduisent plutôt une reconnaissance du fait que le développement de la procréation assistée représente un progrès pour le nombre sans cesse croissant de personnes aux prises avec l’infertilité. De plus, il s’agit de la seule avenue qui s’offre aux personnes homosexuelles qui veulent procréer. Les risques pour la santé et la sécurité des personnes qui recourent aux techniques en cause ne font pas de la procréation assistée un domaine différent des autres champs de la pratique médicale qui ont évolué après une période d’expérimentation, comme la transplantation ou la greffe d’organes.
[255] Les progrès médicaux ne se limitent pas au seul domaine de la procréation assistée, et un grand nombre d’entre eux sont susceptibles de soulever des questions liées à l’éthique, à la morale, à la sécurité et à la santé publique. Certes, lors des premiers pontages cardiaques, le taux de réussite était moins spectaculaire, les techniques moins sophistiquées et les matériaux moins diversifiés. Bien qu’une chirurgie cardiaque — comme de nombreux autres traitements médicaux par ailleurs — puisse soulever des questions de santé, de sécurité, d’éthique et de morale, notamment lorsque des enfants ou des personnes âgées ou handicapées sont concernées, on ne songe pas pour autant à criminaliser la cardiologie. Pas plus que le désir d’uniformité, le seul caractère novateur d’une technique médicale ne saurait servir de fondement à l’exercice de la compétence fédérale en droit criminel.
[256] À terme, retenir l’interprétation du procureur général du Canada et reconnaître que le caractère « inédit » d’une technique justifie en soi le recours au droit criminel pourrait mener à l’assujettissement de presque toutes les nouvelles techniques médicales à la compétence fédérale. Cette conception du droit criminel est incompatible avec la nature fédérative de notre État; non seulement elle bouleverse notre équilibre fédératif dans le domaine de la santé, mais elle mine aussi la définition même du fédéralisme.
[257] Par conséquent, nous rejetons l’argument selon lequel la compétence en droit criminel conférerait au Parlement, sur le plan matériel, un droit inconditionnel d’intervenir pour protéger la morale, la sécurité et la santé publique. Le procureur général du Canada n’a pas invoqué à titre subsidiaire d’autres compétences susceptibles de fonder l’exercice du pouvoir législatif du Parlement.
[258] Comme nous l’avons expliqué plus tôt, pour statuer sur la validité d’une disposition, il faut entre autres se pencher sur le débordement de la compétence exclusive de l’ordre qui l’a adoptée. Le débordement se prouve souvent en démontrant que les normes relèvent de la compétence de l’autre ordre de gouvernement. C’est ce que le procureur général du Québec a fait en l’espèce. C’est pourquoi nous passons au rattachement des dispositions contestées à la compétence exclusive des provinces.
(3) Rattachement aux compétences des provinces
[259] Le procureur général du Québec plaide que les dispositions contestées relèvent de la compétence exclusive des provinces sur les hôpitaux, l’éducation, la propriété et les droits civils et les matières d’une nature purement locale (par. 92(7), (13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867). L’étude du dossier confirme que les dispositions législatives contestées relèvent de divers chefs de compétence provinciale.
[260] Il n’est pas nécessaire de procéder à un long examen pour constater que les dispositions contestées touchent les normes de gestion des hôpitaux. En effet, le Parlement a assujetti à la LPA tous les établissements où des activités réglementées sont exercées (art. 13). Cela étant, il est impossible d’envisager le recours aux techniques de procréation assistée sans l’appui d’établissements relevant des provinces : les prélèvements y sont effectués, les diagnostics y sont posés, le matériel y est conservé, les traitements y sont fournis et le suivi y est assuré. La compétence des provinces de légiférer sur l’établissement, l’entretien et l’administration des hôpitaux est donc concernée et elle emporte nécessairement celle d’assujettir à des normes le fonctionnement des centres hospitaliers (voir Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 24). Aux fins du rattachement constitutionnel, il n’y a pas lieu de distinguer entre les cliniques ou les laboratoires d’analyse ou de prélèvement et les hôpitaux. Tous ces établissements sont liés par une pratique commune, et leur spécialisation ou leur taille ne permet pas de les qualifier à l’aide d’un autre vocable qu’« hôpital ». Il est donc clair que les dispositions qui imposent des obligations à l’égard des établissements où sont exercées des activités liées à la procréation assistée ont pour objet de régir l’ensemble de ces activités et de ces établissements, et ce, sans distinguer entre une clinique ou un hôpital. En ce sens, le caractère véritable des dispositions — la réglementation de la procréation assistée en tant que service de santé — rattache étroitement les dispositions contestées aux activités des hôpitaux et les fait relever du pouvoir des provinces de légiférer sur cette matière.
[261] Le procureur général du Québec soutient aussi que la compétence législative des provinces en matière d’éducation est en jeu. L’argument n’est pas convaincant. En effet, les normes de la LPA ne s’appliquent que dans la mesure où les activités liées à la procréation assistée exigent certaines qualifications nécessitant une formation particulière ou qu’elles se déroulent dans des hôpitaux universitaires à des fins de recherche ou de formation. De plus, nous constatons que le pouvoir de surveillance accordé à l’Agence fédérale à l’égard des personnes et des établissements autorisés à exercer des activités liées à la procréation assistée ne vise pas la formation ni son encadrement. Le caractère véritable des normes ne vise donc pas la réglementation de l’enseignement, et les dispositions comme telles ne sont qu’indirectement rattachées à la compétence provinciale sur l’éducation.
[262] Les deux autres chefs de compétence invoqués par le procureur général du Québec sont la propriété et les droits civils, ainsi que les matières locales. Souvent invoqués de pair, ils ont une vaste portée. L’acception moderne associe le terme « droits civils » aux libertés fondamentales. Cependant, dans le contexte du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, il renvoie plutôt au domaine du droit privé (H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (5e éd. 2008); A. Tremblay, Les Compétences législatives au Canada et les Pouvoirs provinciaux en Matière de Propriété et de Droits civils (1967)). Plus précisément, ce champ de compétence comprend les biens, l’état et la capacité des personnes, la famille, les conventions matrimoniales, la responsabilité extracontractuelle et contractuelle, les privilèges, les hypothèques, les libéralités et les successions et la prescription. Il se rapporte en somme à un très grand nombre de sujets dont traite, dans le cas du Québec, le Code civil du Québec (G.-A. Beaudoin, en collaboration avec P. Thibault, La Constitution du Canada : institutions, partage des pouvoirs, Charte canadienne des droits et libertés (3e éd. 2004)). En raison de la vaste portée de ce champ de compétence, on y réfère souvent à titre de compétence résiduelle partielle.
[263] De loin le plus important des chefs de compétence provinciale, le pouvoir de légiférer sur la propriété et les droits civils est si souvent invoqué pour contester des lois fédérales que, [traduction] « [d]ans la plupart des grandes causes constitutionnelles, on oppos[e], d’une part, un ou plusieurs chefs de compétence fédérale, et, d’autre part, la compétence sur la propriété et les droits civils » (Hogg, p. 21-2). Depuis la naissance de la fédération canadienne, nombre de mesures gouvernementales ont été rattachées à ce champ de compétence, notamment en matière de santé (Workmen’s Compensation Board c. Canadian Pacific Railway Co., [1920] A.C. 184 (C.P.)).
[264] La compétence des provinces sur les matières de nature purement locale ou privée — qu’il convient aussi de considérer comme une compétence résiduelle partielle — est souvent invoquée de pair avec la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils (Provincial Secretary of Prince Edward Island c. Egan, [1941] R.C.S. 396; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1978] 2 R.C.S. 662, p. 699; Procureur général du Canada et Dupond c. Ville de Montréal, [1978] 2 R.C.S. 770, p. 792; Siemens c. Manitoba, par. 22). La jurisprudence tend d’ailleurs à les assimiler l’une à l’autre. Toutefois, dans Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112, la majorité a considéré ce pouvoir de légiférer sur les matières de nature purement locale comme étant la seule source de compétence générale des provinces en santé qui permettait de reconnaître la validité de l’Heroin Treatment Act, 1978, adoptée par la législature de la Colombie-Britannique.
[265] Dans notre examen des effets des dispositions contestées, nous avons constaté qu’elles touchent des éléments essentiels de la relation entre le médecin et les personnes qui ont besoin d’aide pour procréer. Le fait que plusieurs des dispositions contestées portent sur des sujets déjà régis par le Code civil du Québec, la LSSSS, la Loi médicale et les règles de déontologie applicables aux professionnels en cause est une indication importante que, par leur caractère véritable, les dispositions se situent au cœur même de la compétence provinciale sur les droits civils et sur les matières locales.
[266] Affirmer, comme le fait le procureur général du Canada, que les dispositions contestées n’ont rien à voir avec la qualité des services médicaux revient à nier l’environnement dans lequel se déroule la procréation assistée. Le rôle du médecin y est crucial. Le médecin intervient non seulement au stade du diagnostic, mais il est aussi l’une des personnes qui fournira les informations nécessaires à la prise de la décision du patient, à la mise en œuvre de cette décision et au suivi du traitement. L’effet sur l’exercice de la médecine ressort amplement de l’examen des obligations auxquelles les dispositions contestées de la LPA assujettissent non seulement les médecins, mais aussi les établissements où sont dispensés les services de procréation assistée. Le consentement aux traitements, aux dons et à l’utilisation du matériel génétique pour la procréation assistée — qui est l’objet de la réglementation prévue — est intimement lié à la propriété et aux droits civils. Par ailleurs, l’encadrement de la profession médicale et de la relation entre les fournisseurs de services et les personnes qui ont besoin d’aide pour procréer sont tout autant des matières locales pour les besoins de la répartition des compétences. Considérées du point de vue de leur objet principal et de leurs effets, les dispositions contestées ont donc un rapport étroit avec la compétence sur les droits civils et les matières locales.
[267] En somme, les dispositions contestées débordent les limites de la compétence fédérale en droit criminel, ce que confirme leur effet important sur des activités qui relèvent généralement de la compétence exclusive des provinces. À ce stade, on pourrait être tenté, à l’instar de la Cour d’appel du Québec, de déclarer invalides les dispositions contestées. Or, il faut poursuivre l’analyse jusqu’au bout et considérer l’application de la doctrine de la compétence accessoire. Auparavant, toutefois, il convient d’apporter une précision sur la doctrine du double aspect puisque la Juge en chef nous attribue une innovation constitutionnelle. En toute déférence, nous constatons qu’elle ne considère pas vraiment cette doctrine, car sinon, elle devrait conclure que la doctrine s’applique aux interdictions absolues, mais non aux dispositions contestées.
[268] Trois niveaux entrent en jeu dans la doctrine du double aspect : (1) celui des faits considérés indépendamment de leur qualification juridique; (2) celui des perspectives juridiques que représentent les normes législatives; (3) celui de la compétence du point de vue de l’équilibre fédératif. Le double aspect concerne principalement le deuxième niveau, soit les perspectives normatives différentes qui permettent d’appréhender certains faits correspondant au premier niveau. Lorsque la doctrine s’applique, ces normes du deuxième niveau se rattachent, sous l’angle du caractère véritable, à des compétences différentes du troisième niveau, dont l’une peut relever de l’autorité fédérale et l’autre de l’autorité provinciale.
[269] En l’espèce, notre examen fait ressortir que le premier niveau englobe trois réalités distinctes : (1.1) une catégorie d’actes qui, selon les faits législatifs, représentent un mal social — ce sont les actes frappés d’une prohibition absolue; (1.2) une deuxième catégorie d’actes que l’on observe déjà dans la pratique et la recherche médicales et qui sont dans l’ensemble des composantes d’un service de santé — ce sont, parmi les activités réglementées, l’utilisation de matériel reproductif humain (art. 10 de la LPA), la recherche transgénique (art. 11) et le contrôle des établissements de soins de santé et de recherche (art. 13), et (1.3) une troisième catégorie d’actes qui sont régis par les dispositions sur le consentement et l’utilisation du matériel génétique d’un mineur (art. 8 et 9) et le remboursement des frais de la mère porteuse (art. 12).
[270] Au deuxième niveau, il ne fait aucun doute que les actes de catégorie (1.1) pourraient faire l’objet de deux perspectives normatives différentes, soit (2.1) — la répression d’un mal — et (2.2) — la réglementation de la pratique médicale et de la prestation des services de santé. Il y a là double aspect, car (2.1) se rattache à la compétence fédérale en droit criminel (3.1), et (2.2) se rattache aux compétences provinciales sur la propriété et les droits civils et sur les matières d’une nature purement locale (3.2). En revanche, nous ne croyons pas que les actes de la catégorie (1.2) puissent, suivant les faits législatifs mis en preuve, relever de la perspective normative de la répression d’un mal (2.1). Ils ne peuvent être appréhendés qu’à partir de la perspective (2.2), de sorte que, contrairement aux actes de la catégorie (1.1), ils ne présentent pas un double aspect. Autrement dit, dans notre droit constitutionnel, les actes de la catégorie (1.2), à savoir les activités réglementées, ne peuvent être considérés que dans une perspective normative relevant, en raison de son caractère véritable, non pas de la compétence fédérale en droit criminel, mais des compétences exclusives des provinces examinées précédemment. Il n’y a donc pas double aspect à l’égard de cette catégorie.
[271] Quant aux actes de la catégorie (1.3), ils ne peuvent, eux non plus, être appréhendés à la fois selon la perspective (2.1) de la répression d’un mal et celle (2.2) de la réglementation de la pratique médicale. En effet, nous avons déjà conclu que les dispositions régissant les activités et les lieux liés à la procréation assistée et à la recherche connexe (art. 10, 11 et 13 de la LPA) relèvent véritablement de la compétence provinciale. La tentative du Parlement de justifier son intervention dans ce domaine est spécieuse. Son but véritable était celui préconisé par la Commission Baird et que les rédacteurs de la LPA avaient pour mission de mettre en œuvre, à savoir établir des normes nationales. La réglementation des activités (1.3) prend alors tout son sens. Le Parlement ne vise pas à interdire ces activités comme il le fait pour les actes de catégorie (1.1). Il recherche plutôt l’uniformité nationale des conditions du consentement, de l’utilisation du matériel génétique du mineur et des frais. Nul besoin d’ailleurs qu’une disposition de la LPA régisse le prélèvement du matériel génétique sans le consentement du donneur, puisqu’il s’agirait de voies de fait au sens du Code criminel. Cela illustre bien que la tentative d’appréhender les activités de catégorie (1.3) dans une perspective fédérale constitue une manière spécieuse de légiférer ce qui est inacceptable suivant les principes constitutionnels structurant le fédéralisme canadien.
[272] Dans la mesure où les dispositions conférant à l’Agence fédérale la responsabilité de mettre en œuvre le régime réglementaire sont purement accessoires et sont dénuées de tout objet indépendant, il n’est pas nécessaire d’élaborer davantage pour conclure à leur invalidité. Nous précisons cependant que l’art. 68 de la LPA, qui permet au gouverneur en conseil de déclarer certaines dispositions inapplicables lorsque le ministre fédéral et le gouvernement provincial en sont convenus, ne corrige pas les vices constitutionnels. En effet, le débordement de compétence demeure aussi important tant que le contrôle des activités en cause reste assujetti au bon vouloir de l’ordre fédéral. Les pouvoirs fédéral et provinciaux, nous l’avons déjà signalé, sont coordonnés et non subordonnés. À l’article 68, le Parlement fédéral donne à l’administration fédérale le moyen juridique d’imposer ses propres normes de réglementation de la procréation assistée et ne tolère l’intervention réglementaire des provinces que dans la mesure où ces dernières adhèrent au régime fédéral. Seule l’administration fédérale est appelée à apprécier la compatibilité des deux régimes. Une telle subordination des ordres législatifs et réglementaires en cause ne pourrait découler que d’une loi fédérale valide en soi, car elle serait ancrée dans une compétence fédérale déterminée (voir Furtney).
[273] En somme, la conclusion que les dispositions contestées, loin de relever de la compétence fédérale en droit criminel, ressortissent plutôt à la compétence des provinces sur les hôpitaux, la propriété et les droits civils et les matières d’une nature purement locale ou privée nous semble s’imposer d’elle-même. Si un doute devait subsister, c’est alors que pourrait intervenir le principe de subsidiarité, non comme source autonome de répartition des compétences législatives, mais comme principe d’interprétation qui, comme l’a reconnu notre Cour, se dégage de notre structure fédérative et qui permet de rattacher des dispositions à une compétence législative exclusive. En l’espèce, si le principe de subsidiarité devait jouer, il militerait en faveur du rattachement des normes en cause à la compétence provinciale relative aux matières locales, et non au droit criminel (voir J.-F. Gaudreault-DesBiens, « The Irreducible Federal Necessity of Jurisdictional Autonomy, and the Irreducibility of Federalism to Jurisdictional Autonomy », dans S. Choudhry, J.-F. Gaudreault-DesBiens et L. Sossin, dir., Dilemmas of Solidarity : Rethinking Redistribution in the Canadian Federation (2006), 185, p. 193).
C. Non-application de la doctrine de la compétence accessoire
(1) Intégration à une loi valide
[274] Les dispositions contestées ont-elles été adoptées dans l’exercice d’une compétence accessoire au pouvoir du Parlement de légiférer en droit criminel? Pour répondre à cette question, notre analyse doit se concentrer sur le rapport que ces dispositions entretiennent avec celles qui interdisent des actes et que le procureur général du Québec ne conteste pas. L’interdiction de certains actes précis liés aux manipulations génétiques constitue une constante de l’intervention gouvernementale depuis la présentation des premiers projets de loi sur le sujet. Les dispositions traitant des actes interdits sont d’ailleurs celles pour lesquelles l’intervention du gouvernement fédéral avait été sollicitée de la manière la plus pressante. Non seulement la Commission Baird a formulé une recommandation distincte à leur sujet dans son rapport final, mais les actes interdits ont, pour la plupart, été visés par le moratoire de Santé Canada. Il faut donc déterminer si les dispositions contestées sont suffisamment intégrées à l’ensemble de dispositions criminalisant certains actes précis. Or, nous avons vu qu’il nous faut d’abord évaluer l’importance du débordement, car celle-ci dicte le degré d’intégration requis — fonctionnalité ou nécessité.
(2) Évaluation du débordement
[275] Suivant l’arrêt General Motors, plus le débordement est important, plus le rapport des dispositions contestées avec la loi par ailleurs valide doit être étroit. En l’espèce, il appert déjà de l’examen de l’effet des dispositions contestées, prises isolément, que le débordement est grave. Étant donné l’ampleur du débordement en l’espèce, pour conclure à la validité de l’exercice d’une compétence accessoire, les dispositions contestées doivent avoir un rapport de nécessité avec le reste de la loi.
(3) Absence de rapport de nécessité
[276] La principale constatation qui s’impose est que le régime créé par les dispositions d’interdiction ne dépend pas de l’existence du régime de réglementation. En effet, pour être efficaces, les interdictions absolues n’ont besoin ni des dispositions réglementant certaines activités ni des mécanismes de mise en œuvre de la réglementation. Ces mécanismes étaient d’ailleurs absents dans les premiers projets de loi qui ne comportaient que des prohibitions absolues. Cela fait naître un premier doute quant à la solidité du rapport existant entre ces deux catégories de dispositions.
[277] Un deuxième doute surgit lorsqu’on se rappelle qu’une distinction a été faite entre les deux types de dispositions tant par la Commission Baird que par le groupe de discussion qui s’est réuni après le dépôt de son rapport. De même, le moratoire de Santé Canada et les projets de loi antérieurs à 2002 ne visaient que les actes interdits. Il ressort de cet historique législatif que, dans les faits, les dispositions prohibitives étaient autonomes et que leur application ne dépendait pas d’un régime réglementant d’autres activités. À l’inverse, la réglementation des activités liées à la procréation assistée ne dépendait pas de l’existence de prohibitions totales d’autres actes. Par conséquent, même si les dispositions contestées et celles qui ne le sont pas portent sur la manipulation du matériel génétique, le rapport de nécessité fait défaut.
[278] En fait, si on voulait qualifier le rattachement, on ne pourrait que souligner son caractère artificiel. Comme nous l’avons relevé précédemment et comme le signale Healy (à la p. 915), les techniques de procréation ne constituent pas une matière sur laquelle le Parlement ou les provinces peuvent prétendre à une compétence exclusive. En effet, deux aspects très différents des manipulations génétiques ont été réunis dans un même texte législatif. Les préoccupations sociales et éthiques qui sous-tendent ces deux aspects paraissent distinctes, parfois même divergentes. Autant on juge répréhensibles les actes interdits, autant on tient pour légitimes les activités réglementées. Le Parlement aurait donc tenté de manière spécieuse d’exercer son pouvoir de légiférer en matière criminelle en juxtaposant simplement des dispositions relevant de la compétence provinciale et des dispositions ressortissant effectivement au droit criminel : Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226.
[279] Contrairement à ce qu’on pouvait conclure dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (au par. 23), le recours à un régime de réglementation pour les activités légitimes de procréation assistée ne peut en l’espèce s’appuyer sur un historique législatif qui rattache les dispositions en cause au droit criminel. Au contraire, devant les interrogations et les divergences d’opinions relevées par la Commission Baird, le recours à un régime de réglementation et à des sanctions semble indiquer que le Parlement a mis l’accent sur la forme de la loi, tout en demeurant conscient de sa faiblesse sur le fond. En effet, on se rappellera que le ministre de la Santé en fonction lors de l’étude d’un projet ayant précédé l’adoption de la LPA comptait sur la conclusion d’ententes avec les provinces pour mettre fin aux [traduction] « préoccupations » d’ordre constitutionnel (l’hon. A. Rock, Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la santé, 3 mai 2001, 11:30).
[280] Compte tenu de l’historique législatif de la LPA, de l’incidence importante des dispositions contestées sur le système de santé provincial, du fait que les matières visées se rattachent clairement à des chefs de compétence provinciale, il y a lieu d’inférer que la mise en place du régime de réglementation traduit la volonté du Parlement de légiférer sur une matière qui ne relève pas de sa compétence.
VIII. Conclusion
[281] Pour ces motifs, nous sommes d’avis que la question constitutionnelle doit recevoir une réponse affirmative, sauf dans la mesure où les infractions créées par les art. 60 et 61 se rapportent à des dispositions qui ne sont pas contestées. Il y a lieu de confirmer la conclusion de la Cour d’appel du Québec et de rejeter l’appel avec cette même réserve. Dans les circonstances de cet appel, nous n’accorderions pas de dépens.
Version française des motifs rendus par
[282] Le juge Cromwell — En toute déférence, je ne suis d’accord ni avec la Juge en chef ni avec les juges LeBel et Deschamps pour ce qui est de l’issue qu’ils proposent.
[283] À mon sens, le litige réside principalement dans la question de savoir si le pouvoir du Parlement de légiférer en droit criminel l’autorise à réglementer presque toutes les facettes de la recherche et de l’activité clinique liées à la procréation assistée. J’estime que ce n’est pas le cas.
[284] Mon désaccord avec mes collègues intervient à la première étape de l’analyse constitutionnelle, lorsqu’il s’agit de déterminer la « matière » dont relèvent les dispositions contestées. Cette « matière » (ou, comme on l’appelle souvent, le « caractère véritable » des dispositions en cause) correspond au caractère essentiel de l’objectif de la loi et de la manière dont il est atteint : Chatterjee c. Ontario (Procureur général), 2009 CSC 19, [2009] 1 R.C.S. 624, le juge Binnie, par. 16. Afin de déterminer la « matière » à laquelle ressortissent les dispositions en cause, la Cour doit se pencher tant sur leur objet que sur leurs effets.
[285] Selon moi, le caractère essentiel des dispositions contestées de la Loi sur la procréation assistée, L.C. 2004, ch. 2, réside dans la réglementation de presque toutes les facettes de la recherche et de l’activité clinique liées à la procréation assistée. Les dispositions en cause autorisent une réglementation d’une grande portée. Cela ressort sans contredit des art. 10, 11 et 13, ainsi que du pouvoir de prendre des règlements conféré à l’art. 65 et de celui de délivrer des autorisations prévu à l’art. 40. Je suis foncièrement d’accord avec la Cour d’appel du Québec lorsqu’elle énonce aux par. 121 et 122 de ses motifs l’objet et les effets des dispositions contestées (2008 QCCA 1167, [2008] R.J.Q. 1551).
[286] La Juge en chef conclut que la « matière » dont relève la loi considérée est « l’interdiction des activités néfastes liées à la procréation assistée » (par. 34). Je ne peux malheureusement convenir qu’il s’agit du caractère essentiel de l’objectif des dispositions contestées non plus que de la manière dont il est atteint. Suivant mon interprétation, ces dispositions permettent la réglementation par le menu de chacune des facettes de la recherche et de l’activité clinique, et ne font pas qu’interdire les « activités néfastes ». J’estime également que le caractère essentiel de la loi va au‑delà de celui que lui prêtent les juges LeBel et Deschamps. De mon point de vue, l’objet et les effets des dispositions contestées ne se résument pas, comme ils l’affirment, à « la réglementation de la procréation assistée en tant que service de santé » (par. 227), car la réglementation autorisée par ces dispositions a une portée bien plus grande.
[287] Une fois déterminée la « matière » dont relève la loi, il faut en second lieu la rattacher à l’une ou l’autre des « catégories de sujets » provinciaux et fédéraux énumérées aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 : Chatterjee, par. 24. En grande partie pour les motifs exposés par les juges LeBel et Deschamps aux par. 259 à 266 de leurs motifs, je conclus qu’il convient de rattacher les dispositions contestées, considérées globalement, à trois domaines de compétence législative provinciale exclusive, à savoir l’établissement, l’entretien et l’administration des hôpitaux, la propriété et les droits civils dans la province et les matières d’une nature purement locale ou privée dans la province. À mon humble avis, on ne saurait attribuer à la « matière » dont relèvent les dispositions contestées un objectif de droit criminel reconnu par la jurisprudence de notre Cour. J’attire l’attention sur les propos des juges LeBel et Deschamps (au par. 244) : « [l]e recours au pouvoir de légiférer en matière de droit criminel ne saurait donc se fonder simplement sur un souci d’efficacité ou d’uniformité, puisqu’un tel objet, pris isolément, ne relève pas du droit criminel. »
[288] L’analyse ne prend pas fin pour autant, car il est possible que la qualification constitutionnelle de chacune des dispositions contestées ne corresponde pas à celle de la « matière » dont elles relèvent globalement. C’est à mon avis le cas en l’espèce : voir, p. ex., Procureur général du Canada c. Transports Nationaux du Canada, Ltée, [1983] 2 R.C.S. 206, p. 270, et General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641, p. 665. Les articles 5 à 7 sont — le procureur général du Québec le reconnaît — des dispositions valides au regard du pouvoir du Parlement de légiférer en droit criminel. Il en est de même selon moi des art. 8, 9 et 12, en sorte que je suis en désaccord avec les juges LeBel et Deschamps sur ce point.
[289] Les articles 8 et 9 — qui mettent l’accent sur le consentement — interdisent des activités et visent à préserver la maîtrise de chacun sur les « produits » de son corps. L’objet et l’effet de l’art. 8 est de faire obstacle à l’emploi d’un embryon in vitro ou du matériel reproductif du donneur à d’autres fins que celles précisées dans le consentement libre et éclairé obtenu de ce dernier. L’article 9 porte sur l’âge du consentement et interdit l’utilisation du spermatozoïde ou de l’ovule d’une personne de moins de 18 ans. Je suis d’avis que le consentement à des activités par ailleurs interdites et l’âge auquel il peut être donné sont traditionnellement du ressort du droit criminel.
[290] J’arrive à la même conclusion pour l’art. 12, qui doit être interprété de pair avec les art. 6 et 7, dispositions qui, de l’aveu du procureur général du Québec, constituent des règles de droit criminel valides et qui frappent d’interdiction différentes formes de commercialisation du rôle de la femme et de l’homme dans la reproduction humaine. L’article 12 complète les art. 6 et 7 en assouplissant quelque peu le régime strict qu’ils créent et, dans une certaine mesure, en définissant la portée des interdictions qu’ils prévoient.
[291] Je conclus que les art. 8, 9 et 12, eu égard à leur objet et à leur effet, interdisent des activités néfastes liées à la procréation assistée et qu’ils relèvent traditionnellement de la compétence législative fédérale en matière de droit criminel.
[292] Puisque je confirme la constitutionnalité de l’art. 12 de la Loi, je reconnais aussi celle des dispositions qui prévoient les mécanismes de sa mise en œuvre. Je conclus donc que les par. 40(1), (6) et (7), les art. 41 à 43 et les par. 44(1) et (4), dans la mesure où ils se rattachent aux dispositions de la Loi qui sont constitutionnelles, ont été valablement édictés en application du pouvoir du Parlement de légiférer en droit criminel. De même, les art. 45 à 53, dans la mesure où ils ont trait à l’inspection et au contrôle d’application se rapportant aux dispositions constitutionnelles de la Loi, ressortissent également au pouvoir de légiférer en droit criminel.
[293] Je conviens avec la Juge en chef et les juges LeBel et Deschamps que les art. 60 et 61 (qui créent des infractions) sont constitutionnels au regard du pouvoir du Parlement de légiférer en droit criminel dans la mesure où ils se rattachent aux dispositions constitutionnelles de la Loi. Je souscris en outre à l’analyse de la Juge en chef figurant aux par. 152 à 154 de ses motifs et à sa conclusion que l’art. 68 est constitutionnel, bien qu’il ne s’appliquera évidemment qu’aux dispositions constitutionnelles de la Loi. Pour ce qui concerne l’art. 19, je ne vois rien qui fasse obstacle à sa constitutionnalité vu l’absence de contestation des autres dispositions créant l’Agence canadienne de contrôle de la procréation assistée.
[294] Le pourvoi est donc accueilli, et les parties assument leurs propres dépens. La réponse à la question constitutionnelle est la suivante :
Les articles 8 à 19, 40 à 53, 60, 61 et 68 de la Loi sur la procréation assistée, L.C. 2004, ch. 2, excèdent‑ils, en tout ou en partie, la compétence législative conférée au Parlement du Canada par la Loi constitutionnelle de 1867?
En ce qui concerne les art. 10, 11, 13, 14 à 18, les par. 40(2), (3), (3.1), (4) et (5), et les par. 44(2) et (3), la réponse est affirmative. Pour ce qui est des art. 8, 9, 12, 19 et 60, la réponse est négative. Quant aux par. 40(1), (6) et (7), aux art. 41 à 43, aux par. 44(1) et (4), aux art. 45 à 53, ainsi qu’aux art. 61 et 68, dans la mesure où ils se rattachent aux dispositions constitutionnelles de la Loi, la réponse est également négative.
Pourvoi accueilli en partie.
Procureur de l’appelant : Ministère de la Justice, Ottawa.
Procureur de l’intimé : Procureur général du Québec, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Justice Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intervenant Michael Awad : Bennett Jones, Calgary.
Procureurs des intervenants la Conférence des évêques catholiques du Canada et l’Alliance évangélique du Canada : Barnes Sammon, Ottawa.