Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, 2003 CSC 62
Glenda Doucet‑Boudreau, Alice Boudreau, Jocelyn Bourbeau,
Bernadette Cormier‑Marchand, Yolande Levert et Cyrille
Leblanc, en leur propre nom et en celui de tous les parents
de la Nouvelle‑Écosse qui, en vertu de l’article 23 de la
Charte canadienne des droits et libertés, ont le droit de faire
instruire leurs enfants dans la langue de la minorité, à savoir
le français, dans des écoles francophones financées sur les
fonds publics, et la Fédération des parents acadiens de la
Nouvelle‑Écosse Inc. Appelants
c.
Procureur général de la Nouvelle‑Écosse Intimé
et
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
procureur général du Nouveau‑Brunswick, procureur général de
Terre‑Neuve‑et‑Labrador, Commissaire aux langues officielles du
Canada, Fédération nationale des conseillères et conseillers scolaires
francophones, Fédération des associations de juristes d’expression
française de Common Law Inc. (FAJEFCL) et Conseil scolaire
acadien provincial (CSAP) Intervenants
Répertorié : Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation)
Référence neutre : 2003 CSC 62.
No du greffe : 28807.
2002 : 4 octobre; 2003 : 6 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (2001), 203 D.L.R. (4th) 128, 194 N.S.R. (2d) 323, 85 C.R.R. (2d) 189, [2001] N.S.J. No. 240 (QL), 2001 NSCA 104, qui a infirmé une décision de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse (2000), 185 N.S.R. (2d) 246, 575 A.P.R. 246, [2000] N.S.J. No. 191 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Major, Binnie, LeBel et Deschamps sont dissidents.
Joel E. Fichaud, c.r., et Melanie S. Comstock, pour les appelants.
Alexander M. Cameron, pour l’intimé.
Bernard Laprade et Christopher Rupar, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Janet E. Minor et Vanessa Yolles, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Gabriel Bourgeois, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
Argumentation écrite seulement par Deborah Paquette, pour l’intervenant le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
Laura C. Snowball et Subrata Bhattacharjee, pour l’intervenant le Commissaire aux langues officielles du Canada.
Michel Doucet et Christian E. Michaud, pour l’intervenante la Fédération nationale des conseillères et conseillers scolaires francophones.
Roger J. F. Lepage et Peter T. Bergbusch, pour l’intervenante la Fédération des associations de juristes d’expression française de Common Law Inc.
Noella Martin et Janet M. Stevenson, pour l’intervenant le Conseil scolaire acadien provincial.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Bastarache et Arbour rendu par
1 Les juges Iacobucci et Arbour — Le pourvoi porte sur la nature des réparations qui, en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, peuvent être accordés afin d’assurer le respect des droits à l’instruction dans la langue de la minorité garantis par l’art. 23 de la Charte. Il s’agit plus précisément de savoir si, après avoir ordonné à un gouvernement provincial de faire de son mieux pour construire des écoles francophones dans des délais déterminés, le juge de première instance peut se déclarer compétent pour entendre des comptes rendus sur les efforts déployés à cet égard. La Cour n’est pas saisie de la question de la participation élargie et continue des tribunaux à l’administration d’institutions publiques.
I. Les faits et les jugements antérieurs
2 Les appelants sont des parents francophones provenant de cinq districts scolaires de la Nouvelle‑Écosse (Kingston/Greenwood, Chéticamp, Île Madame‑Arichat (Petit-de-Grat), Argyle et Clare), ainsi que la Fédération des parents acadiens de la Nouvelle‑Écosse Inc., un organisme sans but lucratif voué à la défense des droits à l’instruction que possède la minorité acadienne et francophone de la province. L’intimé est le procureur général de la province, qui représente le ministère de l’Éducation.
3 Indépendamment des faits particuliers de la présente affaire, le contexte historique du litige revêt une grande importance. Comme nous le verrons plus loin, l’instruction en français en Nouvelle‑Écosse n’a pas connu un succès enviable. Bien que la situation, lamentable aux siècles précédents, se soit améliorée, il restait encore beaucoup à accomplir au XXe siècle. La minorité francophone de la province espérait que l’art. 23 de la Charte permettrait de corriger les lacunes et les inégalités historiques en matière de langue.
4 On reconnaît, en l’espèce, que l’art. 23 de la Charte donne aux parents appelants le droit de faire instruire leurs enfants dans des établissements d’enseignement francophones financés sur les fonds publics. Depuis un certain temps, les parents francophones de ces cinq districts scolaires réclamaient au gouvernement provincial des écoles secondaires francophones homogènes en plus des écoles primaires existantes. Le gouvernement a acquiescé à leurs demandes : il n’a pas contesté que le nombre d’élèves justifiait ce service. Afin de respecter les droits à l’instruction dans la langue de la minorité garantis par la Charte, il a modifié les art. 11 à 16 de l’Education Act, S.N.S. 1995‑96, ch. 1, de manière à instituer le Conseil scolaire acadien provincial (le « Conseil »), conseil scolaire francophone ayant compétence dans toute la province. Toutefois, même si le par. 11(1) habilite le Conseil à fournir et à administrer tous les programmes de langue française, seul le ministre peut, avec l’agrément du gouverneur en conseil, construire et aménager des écoles (voir le par. 88(1)). Malgré l’annonce faite en ce sens par le gouvernement, la mise en chantier des nouvelles écoles francophones promises n’a jamais eu lieu. C’est pourquoi, en 1998, soit 16 ans après la constitutionnalisation de ces droits, les parents appelants ont demandé à la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse de délivrer une ordonnance enjoignant à la province et au Conseil de fournir, sur les fonds publics, des programmes et des écoles homogènes de langue française au niveau secondaire.
5 Après avoir entendu la demande des parents en octobre 1999, le juge LeBlanc rend un jugement déclarant que les parents jouissent des droits garantis à l’art. 23 de la Charte et que le nombre d’élèves justifie la fourniture d’établissements d’enseignement secondaire francophones homogènes à Chéticamp, Île Madame-Arichat (Petit-de-Grat), Argyle et Clare : (2000), 185 N.S.R. (2d) 246. Il indique toutefois que ce qui est véritablement en cause est non pas l’existence et le contenu des droits que l’art. 23 garantit aux appelants, mais plutôt la date à laquelle ils pourront finalement bénéficier des programmes et des écoles.
6 Le juge LeBlanc estime que les défendeurs n’ont pas attaché assez d’importance à l’inquiétant taux d’assimilation des Acadiens et des francophones de la Nouvelle‑Écosse. Selon lui, la province a considéré que les droits garantis par l’art. 23 n’étaient rien de plus qu’une autre demande de programmes éducatifs et d’établissements d’enseignement, et elle ne leur a pas accordé la priorité qui leur est due en tant que droits conférés par la Constitution. Pendant ce temps, l’assimilation se poursuivait. Le juge LeBlanc affirme [traduction] « [qu’]il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’il est temps de fournir aux élèves visés par l’art. 23 des programmes et établissements homogènes » (par. 206).
7 Le juge LeBlanc examine la situation des programmes éducatifs et des établissements d’enseignement dans les cinq districts scolaires en cause, notamment les progrès accomplis en ce qui concerne le respect de l’art. 23 de la Charte. Il ordonne à la province — qui, par l’intermédiaire du ministère de l’Éducation, a la responsabilité de fournir les écoles — et au Conseil — à qui il incombe d’établir les programmes éducatifs — de construire des écoles et d’offrir des programmes dans des délais plus ou moins précis. Il enjoint aux défendeurs de faire [traduction] « de leur mieux » pour se conformer à son ordonnance. Enfin, il se déclare compétent pour entendre les comptes rendus des défendeurs sur leur respect de l’ordonnance. Voici le texte précis de l’ordonnance :
[traduction]
1. À Kingston/Greenwood, les parents visés à l’art. 23 ont droit à un programme homogène en français pour les élèves de première à douzième année et à une école francophone homogène pour les élèves de première à douzième année, d’ici septembre 2000.
2. À Chéticamp, les parents visés à l’art. 23 ont droit à un programme secondaire homogène en français dans une école francophone homogène, d’ici septembre 2000.
3. À Île Madame‑Arichat (Petit-de-Grat), le défendeur le Conseil scolaire acadien provincial (le « Conseil ») devra faire de son mieux pour offrir un programme homogène en français destiné aux élèves de neuvième à douzième année, d’ici septembre 2000, et le défendeur le ministère de l’Éducation devra faire de son mieux pour (a) fournir (provisoirement) une école francophone homogène destinée aux élèves de neuvième à douzième année, d’ici septembre 2000, et (b) fournir une école francophone homogène permanente, d’ici janvier 2001.
4. À Argyle, le défendeur le Conseil devra faire de son mieux pour offrir un programme homogène en français destiné aux élèves de première à douzième année, d’ici septembre 2000, et le défendeur le ministère de l’Éducation devra faire de son mieux pour fournir une école francophone homogène destinée aux élèves de première à douzième année, d’ici septembre 2001.
5. À Clare, le défendeur le Conseil doit offrir un programme homogène en français destiné aux élèves de première à douzième année, d’ici septembre 2000, et le défendeur le ministère de l’Éducation doit prendre des mesures immédiates pour fournir des écoles francophones homogènes destinées aux élèves de première à douzième année, d’ici septembre 2001.
6. Les défendeurs devront faire de leur mieux pour se conformer à la présente ordonnance.
7. La cour se déclare compétente pour entendre les comptes rendus des défendeurs sur leur respect de la présente ordonnance. Les défendeurs devront rendre compte à la cour, le 23 mars 2001 à 9 h 30, ou à toute autre date fixée par cette dernière.
8 Les parties partagent l’avis du juge LeBlanc selon lequel le terme « cour » utilisé au dernier paragraphe le désigne lui-même en sa qualité de juge de la Cour suprême de la province, et ne désigne pas la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse en général qui, en tant que tribunal de première instance, aurait compétence pour entendre les demandes relatives à toute omission de la part des défendeurs de se conformer à l’ordonnance du juge LeBlanc, sans qu’elle ait à se déclarer expressément compétente à cet égard. Le juge LeBlanc préside plusieurs de ces « auditions de comptes rendus » entre le 27 juillet 2000 et le 23 mars 2001. Avant chacune de ces auditions, il exige le dépôt par la province d’un affidavit dans lequel le fonctionnaire compétent du ministère de l’Éducation expose les progrès réalisés en matière de respect de la décision du tribunal. Le juge permet à l’intimé et au Conseil de présenter des éléments de preuve et de contre‑preuve sur diverses questions concernant le respect de l’ordonnance « de faire de son mieux ». Au nom du ministère de l’Éducation, le procureur général de la Nouvelle‑Écosse interjette appel contre la partie de l’ordonnance dans laquelle le juge LeBlanc se déclare compétent pour entendre des comptes rendus.
9 Dans un arrêt majoritaire, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse accueille l’appel avant la dernière audience prévue pour la présentation de comptes rendus ((2001), 194 N.S.R. (2d) 323, 2001 NSCA 104). Le juge Flinn souligne, au nom des juges majoritaires, que l’appel ne porte ni sur le jugement déclaratoire concernant les droits des parents ni sur l’ordonnance enjoignant de fournir des programmes et des établissements (par. 6). Il porte uniquement sur la déclaration par le juge de première instance qu’il a compétence pour entendre des comptes rendus. Le juge Flinn statue que le juge de première instance ne peut pas rester saisi de l’affaire après avoir tranché la question en litige entre les parties. Cette opinion du juge Flinn repose sur la règle de common law du functus officio et sur l’interprétation qu’il donne de la Judicature Act, R.S.N.S. 1989, ch. 240, selon laquelle non seulement cette loi n’autorise pas expressément le tribunal de première instance à se déclarer compétent après avoir tranché les questions dont il est saisi et avoir accordé une réparation, mais encore elle empêche le juge de première instance de se déclarer compétent pour déterminer si l’ordonnance rendue a été respectée. Il a cité l’arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, p. 952‑953, à l’appui du principe voulant qu’il appartienne au législateur, et non aux juges, de définir la compétence des tribunaux, et qu’on ait voulu que la Charte s’inscrive dans le régime procédural canadien et non qu’elle le modifie. Après avoir passé en revue la jurisprudence relative aux droits linguistiques, le juge Flinn conclut que ni la doctrine ni la jurisprudence n’étayent la décision du juge de première instance d’ordonner et de tenir des auditions de comptes rendus. Il a conclu que, même s’il est vrai que les tribunaux disposent, en vertu du par. 24(1), d’un vaste éventail de pouvoirs en matière de réparations et qu’ils sont encouragés à se montrer créatifs à cet égard, la Charte n’élargit pas leur compétence de manière à leur permettre de mettre à exécution les réparations qu’ils accordent. Enfin, le juge Flinn se montre hésitant à ouvrir la porte à la jurisprudence américaine sur l’exécution des injonctions, disant craindre que l’intervention du juge de première instance dans l’exécution d’une réparation, après le procès, porte atteinte à la tradition de coopération entre le pouvoir judiciaire et les autres branches du gouvernement.
10 Dans son opinion dissidente, le juge Freeman affirme que le juge LeBlanc n’a pas rendu une ordonnance définitive et que sa compétence n’a donc pris fin qu’une fois la surveillance terminée; pour empêcher que sa décision soit définitive, il suffisait que le juge le dise expressément. Le juge Freeman qualifie l’ordonnance de [traduction] « mélange créatif de jugement déclaratoire et d’injonction axée sur la médiation » et considère qu’elle participe de [traduction] « l’essence même des réparations que les tribunaux sont encouragés à appliquer sous le régime du par. 24(1) afin de donner vie aux droits garantis par la Charte » (par. 70). Selon lui, si les parties avaient été tenues de présenter de nouvelles demandes chaque fois que la province ou le Conseil semblait ne pas faire de son mieux, l’affaire aurait pu traîner indéfiniment et être soumise à un juge moins au fait du dossier et des principes juridiques en cause. Le juge Freeman conclut que l’ordonnance, destinée à [traduction] « empêcher l’exécution de tourner au cauchemar », « a donné le résultat recherché, pratiquement en temps voulu, avec un minimum d’inconvénients et de dépenses inutiles » (par. 84).
II. Les questions en litige
11 L’intimé s’est demandé, à titre préliminaire, si la Cour ne devrait pas refuser d’entendre le pourvoi pour le motif qu’il est devenu théorique.
12 En l’espèce, la question principale est simplement de savoir si, après avoir conclu à la violation de l’art. 23 de la Charte et après avoir ordonné à la province de faire de son mieux pour fournir des établissements et des programmes d’enseignement homogènes de langue française dans des délais déterminés, la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a le pouvoir de se déclarer compétente pour entendre les comptes rendus de la province sur les efforts qu’elle a déployés pour mettre à exécution la réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte.
13 À proprement parler, le pourvoi ne porte que sur la déclaration de compétence pour entendre des comptes rendus et non sur l’ordonnance même « de faire de son mieux ». Toutefois, le juge de première instance considère que ces déclarations et ordonnance sont des éléments complémentaires d’un tout. Pour bien évaluer le caractère mesuré et modéré de l’approche que le juge a adoptée en accordant la réparation dont il est question en l’espèce, il faut interpréter et évaluer à la lumière de l’ensemble de cette réparation les comptes rendus concernant le respect de l’ordonnance par les intimés.
III. Les dispositions de la Charte
14 L’ordonnance du juge LeBlanc vise à réparer une violation de l’art. 23 de la Charte, lequel prévoit :
23. (1) Les citoyens canadiens :
a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,
b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province,
ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.
(2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.
(3) Le droit reconnu aux citoyens canadiens par les paragraphes (1) et (2) de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de la minorité francophone ou anglophone d’une province :
a) s’exerce partout dans la province où le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l’instruction dans la langue de la minorité;
b) comprend, lorsque le nombre de ces enfants le justifie, le droit de les faire instruire dans des établissements d’enseignement de la minorité linguistique financés sur les fonds publics.
15 Le juge LeBlanc a accordé la réparation — contestée en l’espèce — conformément au par. 24(1) de la Charte, dont voici le texte :
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
IV. Analyse
A. Le caractère théorique
16 Avant d’aborder la principale question soulevée en l’espèce, il faut examiner l’argument de l’intimé que la Cour ne devrait pas entendre ce pourvoi pour le motif qu’il est théorique.
17 La règle du caractère théorique procède du principe voulant que les tribunaux n’instruisent que des affaires présentant un litige actuel à résoudre, où leur décision aura ou pourra avoir des conséquences sur les droits des parties, sauf s’ils décident, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, qu’il est néanmoins dans l’intérêt de la justice d’entendre un appel (voir Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 353). Nous sommes d’avis que le présent pourvoi est devenu théorique. Les parties ont comparu à plusieurs auditions de comptes rendus, fourni des éléments de preuve et permis le contre‑interrogatoire des auteurs des affidavits. L’effet recherché a été obtenu : les écoles demandées ont été construites. Le rétablissement de la validité de l’ordonnance du juge de première instance n’entraînerait en l’espèce aucun effet pratique pour les parties, et aucune autre audition de comptes rendus ne s’impose.
18 Les remarques dans Borowski, précité, nous incitent cependant à entendre le pourvoi malgré son caractère théorique. Le juge Sopinka a énuméré, au nom de la Cour, les critères régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux d’entendre des affaires théoriques (aux p. 358‑363) :
(1) l’existence d’un débat contradictoire;
(2) le souci d’économie des ressources judiciaires;
(3) la nécessité pour les tribunaux d’être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique.
19 Le nécessaire débat contradictoire existe toujours en l’espèce. Les parties ont en effet continué de défendre avec vigueur leurs points de vue respectifs.
20 Quant au souci d’économiser des ressources judiciaires limitées, la Cour a maintes fois signalé que les affaires soulevant des questions importantes qui risquent d’échapper à l’examen judiciaire justifient de mettre ces ressources à contribution (Borowski, précité, p. 360; International Brotherhood of Electrical Workers, Local Union 2085 c. Winnipeg Builders’ Exchange, [1967] R.C.S. 628; Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46). Le présent pourvoi soulève une question importante au sujet du pouvoir des cours supérieures d’ordonner des mesures susceptibles de constituer une réparation efficace dans certaines catégories de cas. Dans la mesure où elles s’avèrent efficaces, les ordonnances enjoignant de rendre compte tendent à échapper à l’examen judiciaire puisque les parties peuvent s’y conformer rapidement avant l’audition de l’appel.
21 De plus, pour décider s’il convient d’entendre une affaire théorique, les tribunaux doivent soupeser les ressources judiciaires limitées en fonction du « coût social de l’incertitude du droit » (Borowski, précité, p. 361). Or, l’incertitude quant aux réparations permises par la Charte entraîne un coût social élevé. La Charte vise à protéger ceux qui sont le plus exposés aux dangers de la règle de la majorité; cet aspect des objectifs de la Charte ressort clairement des dispositions protégeant les droits à l’instruction dans la langue officielle parlée par la minorité. Si la Cour ne tranche pas cette question et que, de ce fait, les tribunaux ne comprennent pas bien les moyens dont ils disposent pour garantir que le comportement du gouvernement respecte la Charte, il est évident que la protection des droits garantis par la Charte risque d’être incomplète. C’est pourquoi il est justifié d’affecter des ressources judiciaires à l’examen de la présente affaire malgré la possibilité qu’elle soit devenue théorique. La décision de la Cour fournira des repères pour l’analyse de l’importante question de la nature et de l’étendue des réparations fondées sur l’art. 24 de la Charte qui doivent être accordées dans des affaires similaires.
22 Enfin, en décidant d’entendre le présent pourvoi, la Cour ne s’écarte pas de sa fonction juridictionnelle traditionnelle pas plus qu’elle n’empiète sur les fonctions législative ou exécutive (Borowski, précité, p. 362). La question des réparations pouvant être accordées en vertu de la Charte relève tout à fait du champ d’expertise de la Cour et ne peut pas faire l’objet d’une décision du législateur ou du pouvoir exécutif. En outre, contrairement à la situation dans l’affaire Borowski, les appelants en l’espèce ne demandent pas de répondre à une question abstraite d’interprétation de la Charte; ils ne « transforme[nt] [pas] le pourvoi en renvoi d’initiative privée » (Borowski, précité, p. 365). Le procureur général de la Nouvelle‑Écosse a obtenu l’annulation en appel d’une ordonnance rendue contre lui par une cour supérieure. Même s’il est maintenant satisfait aux revendications immédiates des appelants, une décision en l’espèce contribuera à faciliter les rapports entre les parties à la présente affaire et ceux d’autres parties se trouvant dans une situation similaire.
B. La déclaration de compétence
(1) L’importance du contexte : les art. 23 et 24 de la Charte
23 Il est bien reconnu qu’il faut donner à la Charte une interprétation large et libérale et non étroite ou formaliste (Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493). La nécessité de l’interprétation libérale découle du principe d’interprétation téléologique de la Charte. Bien qu’ils doivent prendre soin de ne pas outrepasser les objets véritables des garanties qu’elle accorde, les tribunaux n’en doivent pas moins éviter de donner à la Charte une interprétation étroite et formaliste susceptible de contrecarrer l’objectif qui est d’assurer aux titulaires de droits l’entier bénéfice et la pleine protection de la Charte. À notre avis, l’approche adoptée par nos collègues les juges LeBel et Deschamps, qui paraît reconnaître la possibilité d’obtenir des réparations particulières dans certaines circonstances, mais non en l’espèce, sous‑estime grandement l’importance des droits linguistiques et la nécessité pressante d’en assurer le respect dans le contexte de l’affaire dont le juge LeBlanc était saisi.
24 L’exigence d’une interprétation large et libérale vaut autant pour les réparations fondées sur la Charte que pour les droits qui y sont garantis (R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; R. c. Sarson, [1996] 2 R.C.S. 223; R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575, 2001 CSC 81 (« Dunedin »)). Dans l’arrêt Dunedin, précité, par. 18, la juge en chef McLachlin en explique la raison, au nom de la Cour :
. . . comme toutes les autres dispositions de la Charte, le par. 24(1) commande une interprétation large et téléologique. Il constitue une partie essentielle de la Charte et doit être interprété de la manière la plus généreuse qui soit compatible avec la réalisation de son objet [. . .] Il s’agit en outre d’une disposition réparatrice qui, de ce fait, bénéficie de la règle générale d’interprétation législative selon laquelle les lois réparatrices reçoivent une interprétation « large et libérale » [. . .] Dernière considération et élément le plus important : le texte de cette disposition paraît accorder au tribunal le plus vaste pouvoir discrétionnaire possible aux fins d’élaboration des réparations applicables en cas de violations des droits garantis par la Charte. Dans l’arrêt Mills, précité, le juge McIntyre a fait remarquer qu’« [i]l est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu » (p. 965). Il ne faut pas que ce large mandat réparateur du par. 24(1) soit mis en échec par une interprétation « étroite et formaliste » de la disposition . . . [Renvoi omis.]
25 Selon le principe de l’interprétation téléologique, les dispositions réparatrices doivent être interprétées de manière à assurer « une réparation complète, efficace et utile à l’égard des violations de la Charte », « puisqu’un droit, aussi étendu soit‑il en théorie, est aussi efficace que la réparation prévue en cas de violation, sans plus » (Dunedin, précité, par. 19‑20). L’interprétation téléologique des réparations dans le contexte de la Charte actualise l’ancienne maxime ubi jus, ibi remedium, là où il y a un droit, il y a un recours. Plus particulièrement, cette interprétation comporte au moins deux exigences, à savoir, premièrement, favoriser la réalisation de l’objet du droit garanti (les tribunaux sont tenus d’accorder des réparations adaptées à la situation), et deuxièmement, favoriser la réalisation de l’objet des dispositions réparatrices (les tribunaux sont tenus d’accorder des réparations efficaces).
26 L’article 23 de la Charte a pour objet de « maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu’elles représentent et [de] favoriser l’épanouissement de chacune de ces langues, dans la mesure du possible, dans les provinces où elle n’est pas parlée par la majorité » (Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 362). Les droits à l’instruction dans la langue de la minorité permettent d’atteindre les objectifs de préservation de la langue et de la culture (voir Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839, p. 849-850 (« Renvoi sur les écoles »)). La Cour a affirmé, à maintes reprises, qu’il existait un lien étroit entre la langue et la culture. Dans l’arrêt Mahe, précité, p. 362, le juge en chef Dickson écrit :
. . . toute garantie générale de droits linguistiques, surtout dans le domaine de l’éducation, est indissociable d’une préoccupation à l’égard de la culture véhiculée par la langue en question. Une langue est plus qu’un simple moyen de communication; elle fait partie intégrante de l’identité et de la culture du peuple qui la parle. C’est le moyen par lequel les individus se comprennent eux‑mêmes et comprennent le milieu dans lequel ils vivent.
27 L’article 23 de la Charte a également un caractère réparateur (voir, par exemple, Mahe, précité, p. 363; Renvoi sur les écoles, précité, p. 850; Arsenault‑Cameron c. Île-du‑Prince‑Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3, 2000 CSC 1, par. 26). Il vise à réparer des injustices passées non seulement en mettant fin à l’érosion progressive des cultures des minorités de langue officielle au pays, mais aussi en favorisant activement leur épanouissement (Mahe, précité, p. 363; Renvoi sur les écoles, précité, p. 850-851). C’est pourquoi il faut l’interpréter « compte tenu des injustices passées qui n’ont pas été redressées et qui ont nécessité l’enchâssement de la protection des droits linguistiques de la minorité » (Renvoi sur les écoles, p. 850-851; voir aussi Arsenault‑Cameron, précité, par. 27). La Cour a mentionné clairement que le fait que les droits linguistiques découlent d’un compromis politique n’a aucune incidence sur leur nature ou leur importance; l’art. 23 doit donc recevoir la même interprétation large et libérale que les autres droits garantis par la Charte (R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, par. 25; Arsenault‑Cameron, précité, par. 27).
28 Les droits à l’instruction dans la langue de la minorité, que garantit l’art. 23, ont un caractère unique. Ils sont typiquement canadiens en ce qu’ils constituent « la clef de voûte de l’engagement du Canada envers le bilinguisme et le biculturalisme » (Mahe, précité, p. 350). L’article 23 impose aux gouvernements l’obligation absolue de mobiliser des ressources et d’édicter des lois pour l’établissement de structures institutionnelles capitales (Mahe, p. 389). Bien que les droits soient conférés aux individus (Renvoi sur les écoles, p. 865), ils ne peuvent être exercés que si « le nombre le justifie », et la nature de l’obligation des gouvernements de fournir des établissements et des programmes varie en fonction du nombre d’élèves susceptibles de se prévaloir des services (Mahe, p. 366; Renvoi sur les écoles, p. 850; Arsenault‑Cameron, précité, par. 38). Cette exigence donne à l’exercice de ces droits individuels une dimension collective particulière.
29 Les droits garantis par l’art. 23 présentent une autre caractéristique : en raison de l’exigence du « nombre justificatif », ils sont particulièrement vulnérables à l’inaction ou aux atermoiements des gouvernements. Le risque d’assimilation et, par conséquent, le risque que le nombre cesse de « justifier » la prestation des services augmentent avec les années scolaires qui s’écoulent sans que les gouvernements exécutent les obligations que leur impose l’art. 23. Ainsi, l’érosion culturelle que l’art. 23 visait justement à enrayer peut provoquer la suspension des services fournis en application de cette disposition tant que le nombre cessera de justifier la prestation de ces services. De telles suspensions peuvent fort bien devenir permanentes en pratique, mais non du point de vue juridique. Si les atermoiements sont tolérés, l’omission des gouvernements d’appliquer avec vigilance les droits garantis par l’art. 23 leur permettra éventuellement de se soustraire aux obligations que leur impose cet article. La promesse concrète contenue à l’art. 23 de la Charte et la nécessité cruciale qu’elle soit tenue à temps obligent parfois les tribunaux à ordonner des mesures réparatrices concrètes destinées à garantir aux droits linguistiques une protection réelle et donc nécessairement diligente (voir, par exemple, Marchand c. Simcoe County Board of Education (1986), 29 D.L.R. (4th) 596 (H.C. Ont.); Marchand c. Simcoe County Board of Education (No. 2) (1987), 44 D.L.R. (4th) 171 (H.C. Ont.); Lavoie c. Nova Scotia (Attorney‑General) (1988), 47 D.L.R. (4th) 586 (C.S.N.-É. 1re inst.); Conseil des Écoles Séparées Catholiques Romaines de Dufferin et Peel c. Ontario (Ministre de l’Éducation et de la Formation) (1996), 136 D.L.R. (4th) 704 (C. Ont. (Div. gén.)), conf. par (1996), 30 O.R. (3d) 681 (C.A.); Conseil Scolaire Fransaskois de Zenon Park c. Saskatchewan, [1999] 3 W.W.R. 743 (B.R. Sask.), conf. par [1999] 12 W.W.R. 742 (C.A. Sask.); Assoc. Française des Conseils Scolaires de l’Ontario c. Ontario (1988), 66 O.R. (2d) 599 (C.A.); Assn. des parents francophones de la Colombie-Britannique c. British Columbia (1998), 167 D.L.R. (4th) 534 (C.S.C.-B.)).
30 Afin de situer la question des réparations judiciaires dans un contexte plus général, il est utile d’examiner brièvement le rôle que les tribunaux jouent en matière d’application des lois.
31 Le Canada s’est gagné reconnaissance et admiration en faisant de la primauté du droit une caractéristique majeure de sa démocratie. Toutefois, la primauté du droit non assortie des mécanismes propres à en assurer le respect risque de demeurer un principe superficiel. Les tribunaux jouent un rôle essentiel à cet égard puisque c’est à eux, en tant qu’institutions centrales, qu’il revient de résoudre les différends juridiques en rendant des jugements et des décisions. Cependant, ils ne disposent pas des ressources matérielles ou financières requises pour assurer l’exécution de leurs jugements. En fin de compte, ils s’en remettent à l’exécutif et aux citoyens pour ce qui est de reconnaître et de respecter leurs jugements.
32 Heureusement, au Canada, il existe une tradition de respect remarquable des décisions judiciaires de la part des parties privées et des institutions gouvernementales. Cette tradition s’est transformée en une précieuse valeur fondamentale de notre démocratie constitutionnelle. Il faut se garder de la tenir pour acquise, et toujours prendre soin d’en honorer et d’en protéger l’importance, afin d’éviter que les germes de la tyrannie s’enracinent.
33 Cette tradition de respect prend une dimension particulière dans le contexte du droit constitutionnel, où les tribunaux doivent veiller à ce que l’action du gouvernement soit conforme aux normes constitutionnelles tout en ne perdant pas de vue la séparation des fonctions entre les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif. Bien que la Constitution ne prévoie pas expressément la séparation des pouvoirs (voir Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714, p. 728; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, p. 601; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 15), les tribunaux ont fréquemment signalé l’existence d’une séparation fonctionnelle entre les branches exécutive, législative et judiciaire de l’État. (Voir, par exemple, Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, p. 469‑470.) Dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) affirme à la p. 389 :
Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches : la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre.
34 Autrement dit, lorsqu’ils accordent des réparations constitutionnelles, les tribunaux doivent être conscients de leur rôle d’arbitre judiciaire et s’abstenir d’usurper les fonctions des autres branches du gouvernement en s’arrogeant des tâches pour lesquelles d’autres personnes ou organismes sont mieux qualifiés. Le souci des limites du rôle judiciaire est omniprésent en droit. L’établissement de la règle de la justiciabilité et, dans une large mesure, de celles du caractère théorique, de la qualité pour agir et de la question mûre pour décision découle de la crainte que les tribunaux outrepassent leur fonction judiciaire et empiètent sur le rôle des autres branches du gouvernement.
35 En outre, compte tenu des changements que la Charte a apportés à la nature de notre structure constitutionnelle en exigeant la conformité de toute loi et de toute action gouvernementale à ses dispositions, il n’est pas étonnant que la jurisprudence relative à la Charte et les commentaires des auteurs à son sujet aient fait tant de cas de la question des limites du rôle judiciaire (voir, par exemple, K. Roach, The Supreme Court on Trial : Judicial Activism or Democratic Dialogue (2001); C. P. Manfredi, Judicial Power and the Charter : Canada and the Paradox of Liberal Constitutionalism (1993); F. L. Morton et R. Knopff, The Charter Revolution and the Court Party (2000); A. Petter, « The Politics of the Charter » (1986), 8 Supreme Court L.R. 473). Ainsi, la Cour a statué dans Vriend, précité, par. 136 :
Les tribunaux n’ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer après coup aux législatures ou aux gouvernements; ils ne doivent pas passer de jugement de valeur sur ce qu’ils considèrent comme les politiques à adopter; cette tâche appartient aux autres organes de gouvernement. Il incombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution elle‑même qui leur confère expressément ce rôle. Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux‑mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux.
36 Cependant, la déférence s’arrête là où commencent les droits constitutionnels que les tribunaux sont chargés de protéger. Comme le déclare la juge McLachlin dans RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 136 :
Le Parlement a son rôle : choisir la réponse qui convient aux problèmes sociaux dans les limites prévues par la Constitution. Cependant, les tribunaux ont aussi un rôle : déterminer de façon objective et impartiale si le choix du Parlement s’inscrit dans les limites prévues par la Constitution. Les tribunaux n’ont pas plus le droit que le Parlement d’abdiquer leur responsabilité.
La délimitation du rôle que les tribunaux ont à jouer ne saurait toutefois se réduire à un simple critère ou une simple formule; leur rôle varie en fonction du droit en cause et du contexte de chaque affaire.
37 En ce qui concerne le présent pourvoi, nous croyons que le juge LeBlanc s’est à bon droit appuyé sur des facteurs historiques et contextuels pour concevoir une réparation qui protégerait utilement et, en fait, mettrait en application les droits des appelants de faire instruire leurs enfants dans la langue officielle parlée par la minorité, tout en respectant comme il se doit les rôles respectifs de l’exécutif et du législatif.
38 Là encore, l’histoire de l’instruction en français en Nouvelle‑Écosse est décevante; on a abouti à un taux d’assimilation élevé qui se poursuivait toujours au moment où a commencé le présent litige. La situation n’est certes plus ce qu’elle était aux XVIIIe et XIXe siècles, alors que l’instruction en français en Acadie était le plus souvent inexistante ou expressément interdite, mais dans les cinq districts scolaires en cause, la promesse contenue à l’art. 23 n’était toujours pas réalisée, en 1998, au moment où les appelants ont présenté à la Cour suprême de la province une demande visant à obtenir des établissements d’enseignement francophones homogènes. Jusqu’au milieu des années 90, les parents visés par l’art. 23 avaient exercé des pressions sur le gouvernement pour qu’il fournisse des établissements francophones homogènes, en comparaissant devant des comités législatifs et en présentant des mémoires ou des observations orales au ministre de l’Éducation. Ils avaient soumis des pétitions, envoyé des lettres et présenté des analyses d’experts sur l’assimilation dans la province. En 1996, l’Education Act a été modifiée de manière à créer un conseil scolaire francophone, le Conseil scolaire acadien provincial, qui serait chargé de remplir les obligations imposées à la province par l’art. 23. Le Conseil a alors décidé de fournir les établissements en cause dans le présent pourvoi. De 1997 à 1999, le gouvernement provincial a annoncé la construction d’écoles francophones homogènes à Petit‑de‑Grat, Clare et Argyle. La mise en chantier des écoles n’a jamais eu lieu et les projets de construction ont été officiellement suspendus en septembre 1999.
39 De façon générale, ces atermoiements s’expliquent par le défaut du gouvernement d’accorder aux droits protégés par l’art. 23 la priorité qui leur revient en matière de politique d’enseignement. En fait, le juge LeBlanc a souligné qu’au moment de l’instruction de l’affaire la véritable question en litige entre les parties était la date de mise en œuvre des programmes plutôt que leur nécessité au départ. Pour justifier sa décision de suspendre les projets de construction déjà annoncés en attendant les conclusions d’analyses coûts‑avantages, le gouvernement a mentionné l’absence de consensus dans la collectivité — d’où la crainte d’une baisse des inscriptions — et le manque de fonds. Le juge LeBlanc a eu raison de conclure qu’aucun de ces motifs ne justifiait le défaut du gouvernement de s’acquitter des obligations que lui impose l’art. 23. Selon lui, le gouvernement avait traité les écoles requises en vertu de l’art. 23 de la Charte de la même manière que les autres établissements ou programmes en général, sans s’attarder à l’objet de cet article et au rôle des écoles homogènes en ce qui concerne la préservation et l’épanouissement de la langue et de la culture françaises (par. 205). Pendant ce temps, l’assimilation se poursuivait (par. 210) et les inscriptions aux écoles du Conseil chutaient. Les programmes étaient en péril (par. 229‑230).
40 C’est dans ce contexte urgent d’érosion culturelle que le juge LeBlanc a conçu la réparation en cause. En ordonnant au gouvernement de faire de son mieux pour fournir des établissements dans des délais déterminés et en se déclarant compétent pour entendre les comptes rendus sur les efforts déployés à cet égard, le juge a tenu compte de la nécessité d’une exécution diligente, des limites du rôle des tribunaux et de l’opportunité de laisser au gouvernement une certaine latitude dans la façon de remplir les obligations que lui impose la Constitution. Toutefois l’urgence du contexte n’habilite pas en soi une cour supérieure à accorder une réparation d’une portée illimitée sous le régime du par. 24(1) de la Charte. Nous abordons maintenant la question de savoir si l’ordonnance du juge LeBlanc ressortissait à la compétence d’une cour supérieure.
(2) La compétence des cours supérieures en matière de réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte
41 Le paragraphe 24(1) constitutionnalise le pouvoir des tribunaux de réparer des négations ou violations de droits et libertés garantis par la Charte. L’intimé avance divers arguments selon lesquels le juge LeBlanc aurait outrepassé sa compétence en contrevenant à des normes constitutionnelles, à des dispositions législatives et à des règles de common law. Nous examinerons d’abord la portée de la compétence que le par. 24(1) confère en matière de réparation, ainsi que les limites auxquelles la Constitution assujettit cette compétence selon l’intimé. Nous analyserons ensuite l’utilité des textes de loi et des règles de common law dans le choix des réparations visées au par. 24(1).
42 Il est incontestable que, si le pouvoir de réparation comporte certaines limites en vertu du par. 24(1) ou d’autres parties de la Constitution, le juge doit agir en conséquence au moment d’accorder une réparation. Selon une règle fondamentale, une partie de la Constitution ne peut être abrogée ou atténuée par une autre partie de la Constitution (New Brunswick Broadcasting, précité, p. 373, la juge McLachlin, citant le Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148). Par exemple, un tribunal ne saurait forcer un gouvernement provincial à prendre, en vertu du par. 24(1), une mesure qui excéderait la compétence conférée à la province par l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.
43 Il peut y avoir lieu à réparation sous le régime du par. 24(1) lorsqu’une action du gouvernement, autre que l’adoption d’une loi ou d’une disposition législative inconstitutionnelle, porte atteinte aux droits que la Charte garantit à une personne (voir Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, p. 719-720). En l’espèce, ce n’est pas la loi qui fait problème : l’Education Act ne comporte ni disposition ni omission empêchant le gouvernement de dispenser l’instruction dans la langue de la minorité conformément à la Loi constitutionnelle de 1982. Au contraire, cette loi, dans sa version modifiée de 1996, établit un conseil scolaire francophone chargé d’offrir un enseignement homogène en français aux enfants des parents visés à l’art. 23. De même, le problème découle non pas d’une action gouvernementale quelconque, mais plutôt de l’inaction du gouvernement provincial et, en particulier, de son défaut de mobiliser des ressources pour fournir sans délai des établissements d’enseignement, conformément à l’art. 23 de la Charte. On peut se prévaloir du par. 24(1) pour remédier à ce défaut.
44 Voici, encore une fois, le texte du par. 24(1) de la Charte :
Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
45 L’interprétation téléologique de ce texte et le sens ordinaire des mots utilisés par son rédacteur montrent clairement qu’il garantit qu’il y aura toujours un tribunal compétent pour entendre les personnes victimes de violation ou de négation de leurs droits ou libertés (voir Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, p. 196, et Mills, précité, p. 881). Les tribunaux compétents sont ipso facto les cours supérieures établies en vertu de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le paragraphe 24(1) prévoit, en outre, clairement que les tribunaux compétents peuvent accorder la réparation qu’ils estiment convenable et juste eu égard aux circonstances.
46 L’intimé, le procureur général de la Nouvelle‑Écosse, laisse entendre que le Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, précité, et d’autres décisions décrivant les fonctions judiciaires dans le contexte de l’art. 96 doivent être interprétés comme fixant des limites au pouvoir de réparation des cours supérieures. Cet argument ne peut être retenu. Certes, dans le Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a examiné la nature de la « fonction judiciaire » des tribunaux visés à l’art. 96 (p. 734‑735). Cependant, il l’a fait dans le cadre d’une contestation, fondée sur l’art. 96, de la validité d’une loi attribuant compétence à un tribunal administratif. L’article 96 empêche qu’un « élément fondamental » de la compétence des cours supérieures soit transféré exclusivement à des tribunaux de juridiction inférieure ou à des tribunaux administratifs provinciaux (MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, par. 15, le juge en chef Lamer). Cette jurisprudence qui préserve un élément fondamental de la compétence des cours supérieures ne fixe pas les limites de cette compétence. Rien dans l’art. 96 n’a pour effet de limiter la compétence inhérente des cours supérieures ou les pouvoirs qui peuvent leur être conférés par voie législative (Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.-P.-É.), [1991] 1 R.C.S. 252, p. 274) et, encore moins, la compétence dont le par. 24(1) de la Charte investit les cours supérieures.
47 Dans la même veine, l’intimé le procureur général laisse entendre que les arrêts Mills et Dunedin, précités, de la Cour, qui établissent un système permettant de déterminer quand un tribunal judiciaire ou administratif a compétence pour accorder une réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte, empêchent d’accorder le type de réparation en cause dans la présente affaire. À notre avis, cet argument procède d’une conception erronée de la source du pouvoir des cours supérieures d’accorder des réparations fondées sur la Charte.
48 Dans l’arrêt Mills, la Cour s’est demandé si le magistrat habilité par des dispositions du Code criminel à présider une enquête préliminaire était un tribunal compétent pour ordonner la suspension de procédures au sens du par. 24(1) de la Charte. Elle a conclu à l’unanimité que le magistrat n’avait pas cette compétence. S’exprimant au nom des juges majoritaires sur ce point, le juge McIntyre a insisté sur la fonction limitée du magistrat à l’enquête préliminaire, qui consiste à renvoyer l’accusé à procès lorsque la preuve est suffisante ou à le libérer si elle ne l’est pas. Il n’entre pas dans ses attributions de prononcer un verdict d’acquittement ou de culpabilité, d’imposer une peine ou encore d’accorder une réparation. Cela explique pourquoi il ne peut donc accorder une réparation fondée sur le par. 24(1). Dans la jurisprudence subséquente où elle a appliqué l’arrêt Mills, notamment Dunedin, précité, Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 R.C.S. 75, et Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, la Cour s’est demandé si les tribunaux administratifs ou les juges habilités par la loi avaient le pouvoir d’accorder certaines réparations fondées sur le par. 24(1) de la Charte. Dans chaque cas, l’analyse avait pour but de déterminer le genre de pouvoirs que le législateur avait voulu que le tribunal en cause exerce à la lumière des objets de la Charte, ainsi que la fonction du tribunal et les limites pratiques imposées par sa structure. Cette analyse ne s’applique pas aux tribunaux visés par l’art. 96, qui, bien sûr, ne doivent pas leur existence à une loi et qui possèdent une compétence générale inhérente.
49 Ainsi, lorsqu’il écrit, dans l’arrêt Mills, précité, p. 953, que la Charte « n’était pas censée provoquer le bouleversement du système judiciaire canadien », le juge McIntyre veut dire que le par. 24(1) ne confère pas aux tribunaux d’origine législative et aux tribunaux inférieurs une nouvelle compétence s’ajoutant à celle que le législateur a voulu leur conférer, comme en témoignent leur fonction et les limites pratiques imposées par leur structure. Le critère de l’arrêt Mills ne s’applique pas aux cours supérieures, puisqu’elles sont toujours des tribunaux compétents au sens du par. 24(1) de la Charte, comme l’a fait remarquer le juge McIntyre (Mills, précité, p. 956). Les cours supérieures possèdent une « compétence concurrente, permanente et complète » pour accorder des réparations fondées sur le par. 24(1) (voir R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, p. 603‑604, citant Mills, précité, p. 892, et voir aussi R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120, p. 1129‑1130).
50 L’analyse qui précède n’interdit pas l’examen en appel de la réparation qu’une cour supérieure a choisi d’accorder en vertu du par. 24(1). Elle empêche simplement de prétendre, comme le fait l’intimé, qu’une cour supérieure ne peut pas accorder une certaine mesure réparatrice fondée sur l’art. 24 en raison des limites que la Constitution impose à sa compétence. C’est le texte même du par. 24(1) qui limite la nature et la portée des réparations pouvant être accordées, et ce texte doit recevoir une interprétation qui s’accorde avec le reste de notre Constitution. Comme le juge McIntyre l’écrit dans Mills, précité, p. 965-966 :
Quelle réparation peut‑on obtenir lorsqu’il est fait droit à une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte? Là encore le par. 24(1) n’apporte pas de réponse. Il ne fait que prévoir que l’appelant peut obtenir la réparation que le tribunal estime « convenable et juste eu égard aux circonstances ». Il est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu. Ce large pouvoir discrétionnaire n’est tout simplement pas réductible à une espèce de formule obligatoire d’application générale à tous les cas, et les tribunaux d’appel ne sont nullement autorisés à s’approprier ce large pouvoir discrétionnaire ni à en restreindre la portée.
La juge en chef McLachlin a récemment souscrit à ce passage dans l’arrêt Dunedin, précité, par. 18. Par conséquent, la partie qui veut contester une réparation accordée en vertu de la Charte par un tribunal visé à l’art. 96 doit démontrer que cette réparation n’est pas « convenable et juste eu égard aux circonstances ».
51 Le pouvoir que le par. 24(1) confère aux cours supérieures de rendre des ordonnances convenables et justes afin de remédier à des violations ou négations de droits garantis par la Charte fait partie de la loi suprême du Canada. Il s’ensuit qu’il ne peut être strictement limité par des dispositions législatives ou des règles de common law. Toutefois, nous constatons que les lois ou les règles de common law peuvent aider les tribunaux à choisir les réparations à accorder sous le régime du par. 24(1) dans la mesure où elles énoncent des principes utiles pour déterminer ce qui est « convenable et juste eu égard aux circonstances ».
(3) La signification de « convenable et juste eu égard aux circonstances »
52 Que signifie alors l’expression « convenable et juste eu égard aux circonstances » utilisée au par. 24(1)? Dans certains cas, il appartient nettement au tribunal qui accorde la réparation de donner un sens à cette expression, étant donné que le par. 24(1) précise que la réparation accordée doit être celle que le tribunal estime convenable et juste. Pour décider quelle réparation est convenable et juste dans une situation donnée, le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur son appréciation prudente de la nature du droit et de la violation en cause, sur les faits et sur l’application des principes juridiques pertinents. Il y a lieu de répéter le passage suivant des motifs du juge McIntyre dans Mills, précité, p. 965-966 :
Il est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu. Ce large pouvoir discrétionnaire n’est tout simplement pas réductible à une espèce de formule obligatoire d’application générale à tous les cas, et les tribunaux d’appel ne sont nullement autorisés à s’approprier ce large pouvoir discrétionnaire ni à en restreindre la portée.
53 En toute déférence, l’interprétation de l’art. 24 qui se dégage des motifs des juges LeBel et Deschamps tendrait à court-circuiter et à réduire ce large pouvoir discrétionnaire. Elle tendrait également, en l’espèce, à court-circuiter et à dévaloriser la promesse constitutionnelle relative aux droits linguistiques contenue à l’art. 23. À notre avis, la retenue judiciaire et les métaphores comme celle du « dialogue » ne doivent pas être érigées en règles constitutionnelles strictes auxquelles peuvent être assujettis les termes de l’art. 24. Le même raisonnement s’applique aux règles procédurales de common law, comme celle du functus officio, qui, dans une certaine mesure, peuvent être incorporées dans des lois. Comme les juges LeBel et Deschamps semblent le reconnaître aux par. 135 et suivants, il faut plutôt considérer qu’il existe des situations où notre Constitution requiert des réparations particulières afin d’assurer le maintien de l’ordre qu’elle vise à établir.
54 Bien qu’il ne soit pas sage, à ce stade, de tenter de donner une définition détaillée de l’expression « convenable et juste » ou d’établir une distinction rigoureuse entre les deux mots, il existe néanmoins des facteurs généraux dont les juges devraient tenir compte en évaluant le caractère convenable et juste d’une réparation potentielle. Ces principes généraux peuvent s’inspirer de la jurisprudence relative aux réparations accordées hors du contexte de la Charte, notamment celle où la règle du functus officio et les réparations trop vagues sont analysées, même si, comme nous l’avons dit, cette jurisprudence est strictement inapplicable aux ordonnances fondées sur le par. 24(1).
55 Premièrement, la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances d’une demande fondée sur la Charte est celle qui permet de défendre utilement les droits et libertés du demandeur. Il va sans dire qu’elle tient compte de la nature du droit violé et de la situation du demandeur. Une réparation utile doit être adaptée à l’expérience vécue par le demandeur et tenir compte des circonstances de la violation ou de la négation du droit en cause. Une réparation inefficace ou « étouffé[e] dans les délais et les difficultés de procédure » ne permet pas de défendre utilement le droit violé, et ne saurait donc être convenable et juste (voir Dunedin, précité, par. 20, la juge en chef McLachlin, citant Mills, précité, p. 882, le juge Lamer (plus tard Juge en chef)).
56 Deuxièmement, la réparation convenable et juste fait appel à des moyens légitimes dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle. Comme nous l’avons vu, le tribunal qui accorde une réparation fondée sur la Charte doit s’efforcer de respecter la séparation des fonctions entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire et les rapports qui existent entre ces trois pouvoirs. Cela ne signifie pas que la ligne de démarcation entre ces fonctions est très nette dans tous les cas. Une réparation peut être convenable et juste même si elle peut toucher à des fonctions ressortissant principalement au pouvoir exécutif. L’essentiel est que, lorsqu’ils rendent des ordonnances fondées sur le par. 24(1), les tribunaux ne s’écartent pas indûment ou inutilement de leur rôle consistant à trancher des différends et à accorder des réparations qui règlent la question sur laquelle portent ces différends.
57 Troisièmement, la réparation convenable et juste est une réparation judiciaire qui défend le droit en cause tout en mettant à contribution le rôle et les pouvoirs d’un tribunal. Il ne convient pas qu’un tribunal se lance dans des types de décision ou de fonction pour lesquels il n’est manifestement pas conçu ou n’a pas l’expertise requise. Les capacités et la compétence des tribunaux peuvent s’inférer, en partie, de leurs tâches normales pour lesquelles ils ont établi des règles de procédure et des précédents.
58 Quatrièmement, la réparation convenable et juste est celle qui, en plus d’assurer pleinement la défense du droit du demandeur, est équitable pour la partie visée par l’ordonnance. La réparation ne doit pas causer de grandes difficultés sans rapport avec la défense du droit.
59 Enfin, il faut se rappeler que l’art. 24 fait partie d’un régime constitutionnel de défense des droits et libertés fondamentaux consacrés dans la Charte. C’est ce qui explique pourquoi, en raison de son libellé large et de la multitude de rôles qu’il peut jouer dans différentes affaires, l’art. 24 doit pouvoir évoluer de manière à relever les défis et à tenir compte des circonstances de chaque cas. Cette évolution peut forcer à innover et à créer au lieu de s’en tenir à la pratique traditionnelle et historique en matière de réparation, étant donné que la tradition et l’histoire ne peuvent faire obstacle aux exigences d’une notion réfléchie et péremptoire de réparation convenable et juste. Bref, l’approche judiciaire en matière de réparation doit être souple et tenir compte des besoins en cause.
(4) Application à la présente affaire : la réparation accordée par le juge de première instance était convenable et juste eu égard aux circonstances
a) L’ordonnance enjoignant de rendre compte assurait efficacement la défense des droits des parents
60 Le juge LeBlanc a exercé son pouvoir discrétionnaire de choisir une réparation efficace qui permettrait de défendre utilement les droits garantis aux appelants par l’art. 23, dans le contexte d’un taux d’assimilation élevé et du fait qu’on tarde depuis des années à offrir l’enseignement en français à Kingston/Greenwood, à Chéticamp, à Île Madame-Arichat (Petit-de-Grat), à Argyle et à Clare. Selon le juge, les faits révélaient que le retard mis à agir risquait de compromettre des droits déjà fragiles garantis par l’art. 23, dont l’exercice est tributaire du nombre d’élèves potentiels. Comme le juge Freeman, de la Cour d’appel, l’a fait remarquer dans son opinion dissidente, les auditions de comptes rendus visaient à déceler, dès qu’elles surgiraient, les difficultés qui empêcheraient l’exécution, en temps utile, de l’ordonnance du juge de première instance, évitant ainsi aux appelants d’avoir à présenter une nouvelle demande chaque fois qu’une partie ne semblerait pas faire de son mieux pour se conformer à cette ordonnance.
61 Sans les auditions de comptes rendus, les parents appelants auraient été forcés, à chaque nouveau retard, de s’en remettre aux modes traditionnels de constitution d’un dossier factuel permettant de constater si, malgré tout, les parties faisaient de leur mieux pour se conformer à l’ordonnance. Il aurait fallu entamer de nouvelles procédures susceptibles d’être instruites par un juge ayant une moins bonne connaissance de l’affaire que le juge LeBlanc. Tout cela aurait demandé énormément de temps et de ressources aux parents qui, déjà, attendaient depuis trop longtemps et avaient consacré beaucoup d’énergie à la réalisation de leurs droits garantis par l’art. 23. Comme l’a écrit le juge Freeman, l’ordonnance enjoignant de rendre compte était [traduction] « une façon pragmatique d’obtenir rapidement le résultat recherché » (par. 74). Il s’agit d’un mélange créatif de réparations et de procédures déjà connues des tribunaux, destiné à donner vie aux droits garantis par l’art. 23.
62 Pour déterminer si la réparation accordée par le juge LeBlanc était convenable et juste eu égard aux circonstances, il est utile d’examiner quelles étaient ses options. Nous examinerons cette question non pas dans le but de nous approprier le rôle et le pouvoir discrétionnaire du juge de première instance, mais uniquement afin de mieux comprendre la situation à laquelle il devait faire face. Le juge LeBlanc aurait pu se contenter de rendre un jugement déclaratoire concernant les droits des parties, mesure que la Cour a jugée prudente dans l’arrêt Mahe, précité, p. 392‑393. Toutefois, les principales questions en cause dans l’affaire Mahe concernaient la portée et le contenu de l’art. 23 de la Charte, notamment le niveau de gestion et de contrôle des écoles qui doit être accordé aux parents visés par l’art. 23, et la question du nombre d’élèves suffisant pour justifier certains programmes et établissements. Après avoir précisé le contenu et la portée des droits en cause qui étaient garantis par l’art. 23, la Cour a choisi, comme mesure réparatrice, de rendre un jugement déclaratoire relatif à ces droits. Elle voulait par là donner au gouvernement le plus de souplesse possible pour trouver une solution adaptée aux circonstances (p. 393). En choisissant ce type de réparation, on tient pour acquis que le gouvernement en question se conformera rapidement et entièrement au jugement rendu.
63 Après l’arrêt Mahe, les litiges visant à défendre les droits à l’instruction dans la langue de la minorité sont entrés dans une nouvelle phase. Dans bien des cas, le contenu général de l’art. 23 est désormais établi en grande partie (Mahe, Renvoi sur les écoles et Arsenault‑Cameron, précités). En l’espèce, par exemple, les parties ont reconnu, au départ, que le gouvernement avait clairement l’obligation de fournir les établissements francophones homogènes en cause. Les parents visés ont demandé aux tribunaux d’assurer rapidement et pleinement la défense de leurs droits après de longues années d’inertie gouvernementale.
64 Au paragraphe 140, les juges LeBel et Deschamps écrivent que le juge de première instance n’avait pas affaire à un gouvernement qui avait compris ses obligations, mais qui refusait de s’en acquitter. Selon eux, il était permis de s’interroger sur ce que l’art. 23 commandait dans les circonstances. En toute déférence, nous estimons que cette description entre directement en conflit avec les conclusions de fait du juge de première instance, qui a indiqué, au par. 198 de ses motifs :
[traduction] Il est manifeste que le véritable litige entre les parties porte sur la date de mise en place des programmes et des écoles. Dans son argumentation, le ministère ne conteste pas le droit des demandeurs d’obtenir ces programmes et ces écoles, mais il signale certains facteurs qui devraient satisfaire les demandeurs. Le Conseil s’oppose au devancement, réclamé par les demandeurs, de la mise en œuvre du plan de transition, mais il appuie ces derniers dans leur demande de jugement déclarant qu’il y a lieu d’ordonner au ministère de fournir des écoles homogènes.
65 Le juge LeBlanc a ajouté que le ministère de l’Éducation n’avait fourni aucun élément de preuve statistique ou financier relativement au critère du « nombre justificatif » et que, de toute manière, le nombre d’enfants de parents visés par l’art. 23 était supérieur à celui dont il était question dans l’arrêt Mahe, précité, de notre Cour (par. 200-201). Le gouvernement avait plutôt fait valoir, au procès, qu’il devait être autorisé à retarder l’exécution de son obligation en raison de l’absence de consensus au sein des collectivités acadiennes et francophones (par. 202), et parce que le compromis politique reflété à l’art. 23 exigeait [traduction] « d’aller doucement » (par. 214). Selon le juge de première instance, le gouvernement n’a pas nié l’existence ou le contenu des droits garantis aux parents par l’art. 23, mais il a plutôt omis de leur donner la priorité et a tardé à remplir ses obligations. En dépit de l’existence de rapports démontrant clairement que le taux d’assimilation [traduction] « atteignait un seuil critique » (par. 215), le gouvernement « n’a pas attaché assez d’importance à l’inquiétant taux d’assimilation des Acadiens et des francophones de la Nouvelle‑Écosse et au fait que les droits établis à l’art. 23 sont des droits individuels » (par. 204). Ce sont là des conclusions de fait qui ne peuvent être tirées que par un juge ayant entendu la totalité de la preuve au procès. Ces conclusions ne font pas l’objet d’un appel et il n’appartient pas à des juges de tribunal d’appel de les infirmer sans raison valable. Le juge LeBlanc a dûment tenu compte des faits en exerçant son pouvoir discrétionnaire de choisir une réparation convenable et juste.
66 Il est évident que le juge LeBlanc a considéré qu’un jugement déclaratoire risquait énormément d’être inefficace du fait que la province n’avait pas donné la priorité voulue aux droits que l’art. 23 garantissait à sa minorité francophone des cinq districts en question, alors qu’elle était parfaitement consciente de l’existence de ces droits. Des parents comme les appelants ne devraient pas avoir à solliciter continuellement des jugements déclaratoires réitérant, pour l’essentiel, celui rendu dans l’arrêt Mahe. La présomption qui favorise le choix du jugement déclaratoire peut être minée lorsque les gouvernements ne s’acquittent pas des obligations — qui leur incombent en vertu de la Constitution et qu’ils saisissent bien — de prendre des mesures concrètes pour assurer le respect des droits garantis par l’art. 23. Le juge en chef Dickson a reconnu cette possibilité dans l’arrêt Mahe, précité, p. 393 :
Comme l’a observé le procureur général de l’Ontario, le gouvernement devrait disposer du pouvoir discrétionnaire le plus vaste possible dans le choix des moyens institutionnels dont il usera pour remplir ses obligations en vertu de l’art. 23. Les tribunaux devraient se garder d’intervenir et d’imposer des normes qui seraient au mieux dignes de Procuste, sauf dans les cas où le pouvoir discrétionnaire n’est pas exercé du tout, ou l’est de façon à nier un droit constitutionnel. Dès lors que la Cour s’est prononcée sur ce qui est requis à Edmonton, le gouvernement peut et doit prendre les mesures nécessaires pour assurer aux appelants et aux autres parents dans leur situation ce qui leur est dû en vertu de l’art. 23. [Nous soulignons.]
L’arrêt Mahe s’adresse à tous les gouvernements provinciaux et territoriaux. Le juge LeBlanc pouvait, d’une part, conclure que son rôle ne se limitait pas à rendre un jugement déclaratoire sur les droits des parents appelants et, d’autre part, tenir compte du fait que l’affaire dont il était saisi différait de celles où l’on avait estimé que le jugement déclaratoire était convenable et juste.
67 Nos collègues, les juges LeBel et Deschamps, sont d’avis qu’une ordonnance enjoignant de rendre compte n’était pas nécessaire puisque toute violation d’un simple jugement déclaratoire par l’État pouvait donner lieu à des poursuites pour outrage. Nous ne doutons pas que des poursuites pour outrage peuvent convenir dans certains cas. Toutefois, nous estimons que la menace de poursuites pour outrage ne témoigne pas en soi de plus de respect à l’égard du pouvoir exécutif que de simples auditions de comptes rendus qui permettent à une minorité linguistique de prendre rapidement connaissance des progrès réalisés en vue de respecter les droits que leur garantit l’art. 23. Qui plus est, en raison du taux élevé d’assimilation qu’il a constaté, il convenait que le juge accorde une réparation qui, selon lui, pourrait être mise à exécution promptement. Dans cette optique, le juge LeBlanc a choisi une réparation qui réduisait le risque que des délais procéduraux supplémentaires viennent étouffer les droits à l’instruction dans la langue de la minorité.
b) L’ordonnance enjoignant de rendre compte respectait le cadre de notre démocratie constitutionnelle
68 En accordant la mesure réparatrice en question, le juge LeBlanc a tenu compte du rôle des tribunaux dans notre démocratie constitutionnelle et ne s’en est pas écarté indûment ou inutilement. Il a pris en considération les progrès réalisés par le gouvernement en vue de fournir les écoles et services requis (voir, par exemple, les par. 233‑234). L’ordonnance « de faire de son mieux » accordait une certaine souplesse destinée à parer aux difficultés imprévues. Il convenait que le juge LeBlanc préserve et renforce le rôle du ministère de l’Éducation consistant à fournir les écoles, dont l’investit l’art. 88 de l’Education Act, étant donné qu’il était possible de le faire sans compromettre le droit des parents visés à ce qu’elles soient fournies promptement.
69 Le rôle légitime que les tribunaux jouent par rapport à diverses institutions gouvernementales dépend, jusqu’à un certain point, des circonstances. En l’espèce, le juge LeBlanc a eu raison d’accorder une réparation permettant de défendre les droits des parents tout en laissant largement au pouvoir exécutif le soin de choisir les moyens précis d’y parvenir.
70 Nos collègues, les juges LeBel et Deschamps, semblent douter de la constitutionnalité d’une injonction accordée contre le gouvernement en vertu du par. 24(1), et considérer qu’une telle mesure déroge au consensus qui existe au sujet des réparations fondées sur la Charte (voir le par. 134 de l’opinion dissidente). En toute déférence, il est clair qu’un tribunal peut accorder une injonction en vertu du par. 24(1) de la Charte. Le pouvoir des tribunaux d’accorder des injonctions contre le pouvoir exécutif est au cœur de ce paragraphe qui envisage plus que de simples déclarations de droits. Les tribunaux prennent des mesures pour que les droits soient respectés et non simplement déclarés. Les poursuites pour outrage auxquelles s’expose la personne ou l’entité qui passe outre à une ordonnance judiciaire, de même que les mesures coercitives telles la saisie-arrêt, la saisie-exécution et ainsi de suite sont autant de mesures connues des tribunaux. En l’espèce, le juge de première instance pouvait, eu égard aux circonstances, prescrire les modalités de l’injonction accordée.
c) L’ordonnance enjoignant de rendre compte faisait appel à la fonction et aux pouvoirs des tribunaux
71 Bien qu’elle ne soit peut-être pas courante en matière de réparation fondée sur la Charte, l’ordonnance enjoignant de rendre compte rendue par le juge LeBlanc est judiciaire en ce sens qu’elle fait appel à des fonctions et à des pouvoirs connus des tribunaux. Dans plusieurs contextes différents, les tribunaux accordent des réparations nécessitant leur intervention continue dans les relations entre les parties (voir R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (2e éd. (feuilles mobiles)), par. 1.260‑1.490). Les cours supérieures qui, en vertu des lois sur l’organisation judiciaire, possèdent les pouvoirs des tribunaux de common law et d’equity [traduction] « jouent un rôle actif et même un rôle de gestion dans l’exercice de leurs pouvoirs d’equity traditionnels » (K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (feuilles mobiles), par. 13.60). Les tribunaux disposent maintenant d’une panoplie de redressements fondés sur l’equity qu’ils peuvent accorder en cours d’instance et lors du règlement final des différends. Par exemple, dans les redressements accordés avant le jugement dans des affaires comme Mareva Compania Naviera S.A. c. International Bulkcarriers S.A., [1975] 2 Lloyd’s Rep. 509 (C.A.), et Anton Piller KG c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] 1 Ch. 55 (C.A.), les tribunaux sont appelés à jouer un rôle dans la conservation de la preuve et la gestion de l’actif des parties avant la tenue du procès. En matière de faillite et de séquestre, les tribunaux peuvent être appelés à superviser des opérations commerciales assez complexes portant sur les éléments d’actif des débiteurs. Les séquestres nommés par un tribunal peuvent lui rendre compte et lui demander conseil et sont tenus, dans certains cas, de lui demander l’autorisation d’aliéner des biens (voir Bennett on Receiverships (2e éd. 1999), p. 21‑37 et 443‑445). De la même façon, la compétence que les tribunaux possèdent en matière de fiducie et de succession peut parfois les obliger à surveiller de près et à appuyer l’administration d’une fiducie ou d’une succession (voir D. W. M. Waters, Law of Trusts in Canada (2e éd. 1984), p. 904‑909; Oosterhoff on Wills and Succession (5e éd. 2001), p. 27‑28). Dans le domaine du droit de la famille, les tribunaux peuvent également se déclarer compétents pour rendre des ordonnances modifiant les pensions alimentaires ou les conventions de garde au fur et à mesure que la situation évolue. Enfin, il est déjà arrivé que la Cour demeure saisie d’une affaire afin de favoriser le respect de droits linguistiques garantis par la Constitution (voir Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Ordonnance relative aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 2 R.C.S. 347; Ordonnance relative aux droits linguistiques au Manitoba, [1990] 3 R.C.S. 1417; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1992] 1 R.C.S. 212). Des tribunaux inférieurs ont également conservé compétence dans des affaires relatives à l’art. 23 : British Columbia (Association des parents francophones) c. British Columbia (1996), 139 D.L.R. (4th) 356 (C.S.C.‑B.), p. 380; Lavoie, précité, p. 593-595; Société des Acadiens du Nouveau‑Brunswick Inc. c. Minority Language School Board No. 50 (1983), 48 R.N.‑B. (2e) 361 (B.R.), par. 109.
72 On a parfois affirmé que les difficultés liées à la surveillance continue des parties par les tribunaux justifient le refus d’accorder des ordonnances d’exécution en nature et des injonctions de faire. Toutefois, les tribunaux d’equity reconnaissent et surmontent depuis longtemps ces difficultés lorsque la situation commande une telle réparation (voir Sharpe, op. cit., par. 1.260‑1.380; Attorney‑General c. Birmingham, Tame, and Rea District Drainage Board, [1910] 1 Ch. 48 (C.A.), conf. par [1912] A.C. 788 (H.L.); Kennard c. Cory Brothers and Co., [1922] 1 Ch. 265, conf. par [1922] 2 Ch. 1 (C.A.)).
73 Comme les auteurs l’ont souligné, l’éventail des réparations que les tribunaux peuvent accorder en matière civile démontre que les réparations fondées sur la Constitution qui nécessitent l’exercice d’une certaine surveillance ne représentent pas une rupture radicale avec la pratique judiciaire antérieure (voir W. A. Bogart, « “Appropriate and Just” : Section 24 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms and the Question of Judicial Legitimacy » (1986), 10 Dalhousie L.J. 81, p. 92‑94; N. Gillespie, « Charter Remedies : The Structural Injunction » (1989-90), 11 Advocates’ Q. 190, p. 217‑218; Roach, Constitutional Remedies in Canada, op. cit., par. 13.50‑13.80; Sharpe, op. cit., par. 1.260‑1.490). Le changement annoncé par l’art. 24 de la Charte est la possibilité d’appliquer la souplesse inhérente de la compétence d’equity en matière de réparation aux ordonnances enjoignant à un gouvernement de défendre des droits consacrés dans la Constitution.
74 L’ordonnance rendue dans la présente affaire n’est nullement incompatible avec la fonction judiciaire. On n’a jamais laissé entendre en l’espèce que, par exemple, le tribunal s’approprierait irrégulièrement la gestion et la coordination complètes des projets de construction. L’audition d’éléments de preuve et la surveillance des contre‑interrogatoires sur les comptes rendus concernant l’avancement des travaux de construction d’écoles n’excèdent pas les attributions normales des tribunaux.
75 L’intimé prétend que l’ordonnance enjoignant de rendre compte, rendue par le juge LeBlanc, enfreint la règle de common law du functus officio. Comme nous l’avons vu, ni les dispositions législatives ni les règles de common law ne peuvent, à strictement parler, court-circuiter le pouvoir discrétionnaire que le par. 24(1) confère en matière de réparation. Toutefois, la règle du functus officio témoigne des fonctions et des pouvoirs des tribunaux. L’examen de la question du functus officio est donc utile pour décider si le juge LeBlanc a rendu une ordonnance judiciaire comme il se doit.
76 Le juge Flinn a décidé, au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel, qu’après avoir rendu l’ordonnance « de faire de son mieux » le juge de première instance n’avait plus compétence à l’égard des parties et ne pouvait donc pas se déclarer compétent pour entendre les comptes rendus sur l’exécution de l’ordonnance (par. 21). Cette opinion repose sur le point de vue erroné selon lequel la partie de l’ordonnance qui enjoint de rendre compte est, d’une façon ou d’une autre, distincte des injonctions « de faire de son mieux » et s’ajoute à celles-ci. Au contraire, nous sommes d’avis que les auditions de comptes rendus font partie intégrante de la réparation accordée par le juge LeBlanc. De plus la règle du functus officio ne s’applique pas lorsque le juge de première instance n’entend pas modifier un jugement définitif. Rien n’indiquait que la déclaration de compétence incluait un pouvoir de modifier le dispositif de l’affaire.
77 Il est utile d’examiner plus attentivement cette règle. Le Dictionnaire de droit québécois et canadien (2001), p. 253, donne la définition suivante :
Functus officio Locution latine signifiant « s’étant acquitté de sa fonction ». Se dit d’un tribunal, d’un organisme public ou d’un fonctionnaire qui est dessaisi d’une affaire parce qu’il a cessé l’exercice de sa fonction. Ex. Le juge qui a prononcé un jugement final est functus officio.
78 Comment peut-on savoir si un juge a épuisé sa fonction? S’exprimant au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, p. 860, le juge Sopinka décrit ainsi l’objet et l’origine de la règle :
La règle générale portant qu’on ne saurait revenir sur une décision judiciaire définitive découle de la décision de la Cour d’appel d’Angleterre dans In re St. Nazaire Co. (1879), 12 Ch. D. 88. La cour y avait conclu que le pouvoir d’entendre à nouveau une affaire avait été transféré à la division d’appel en vertu des Judicature Acts.
79 Il est clair que la règle du functus officio a pour but d’assurer le caractère définitif des jugements des tribunaux visés par un appel (voir also Reekie c. Messervey, [1990] 1 R.C.S. 219, p. 222‑223). Cela est logique : s’il pouvait continuellement entendre des demandes de modification de ses décisions, un tribunal jouerait le rôle d’une cour d’appel et priverait les parties d’une assise stable pour interjeter appel. L’application de cet aspect de la règle du functus officio au par. 23(1) oblige à se demander si l’ordre de rendre compte des efforts déployés a eu pour effet de priver les intimés d’une assise stable pour interjeter appel.
80 À notre avis, le fait que le juge LeBlanc se soit déclaré compétent pour entendre des comptes rendus n’empêchait pas de disposer d’une assise stable pour interjeter appel. Il n’était pas censé se déclarer compétent pour modifier sa décision sur la portée des droits en cause qui sont garantis par l’art. 23, pour modifier sa conclusion quant à leur violation ou pour modifier les injonctions initiales. Sa décision, y compris l’ordonnance enjoignant de faire de son mieux et de comparaître à des auditions de comptes rendus, était définitive et susceptible d’appel.
81 De toute manière, les règles de pratique en vigueur en Nouvelle‑Écosse et dans d’autres provinces autorisent les tribunaux à modifier leurs ordonnances ou à y faire des ajouts en vue d’en assurer l’exécution, ou même à modifier la réparation accordée au départ ou à en ajouter une autre (Civil Procedure Rules de la Nouvelle‑Écosse, al. 15.08d) et e); Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194, al. 59.06(2)c) et d); Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 390/68, par. 390(1)). Cela démontre que nos tribunaux connaissent la pratique consistant à donner d’autres directives sur les réparations accordées à l’appui d’une décision, et que cette pratique ne compromet pas la possibilité d’interjeter appel. De plus, la possibilité de procéder ainsi peut faciliter l’exécution des ordonnances sans qu’il soit nécessaire de recourir à des poursuites pour outrage.
82 L’intimé invoque la Judicature Act de la Nouvelle‑Écosse à l’appui de son argument de l’irrégularité des auditions de comptes rendus ordonnées. Toutefois, même si la Judicature Act avait pour effet de limiter la compétence conférée par le par. 24(1) de la Charte, aucune de ses dispositions ne semble retirer au juge de première instance le pouvoir d’entendre des comptes rendus sur l’exécution de son ordonnance. L’article 33 de la Judicature Act prévoit que les instances devant la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse sont [traduction] « instruites et tranchées » par un juge seul, mais cela n’a pas pour effet de limiter le pouvoir de la cour d’ordonner la tenue d’auditions de comptes rendus. Quoique l’al. 34d) de cette même loi autorise le juge qui préside une instance à mettre son jugement en délibéré pour une période maximale de six mois, nous sommes d’avis qu’il n’y a pas eu de mise en délibéré en l’espèce puisque le juge LeBlanc a rendu jugement dans le délai de six mois. L’article 38 de la Judicature Act prévoit [traduction] « [qu’]il peut être interjeté appel devant la Cour d’appel contre toute décision, tout verdict, tout jugement ou toute ordonnance » d’un juge de la Cour suprême de Nouvelle‑Écosse. Le juge LeBlanc n’a rien fait qui puisse empêcher d’interjeter appel contre sa décision ou la réparation qu’il a choisi d’accorder.
d) L’ordonnance enjoignant de rendre compte faisait appel à des moyens équitables pour assurer la défense des droits en cause
83 Dans les circonstances, l’ordonnance enjoignant de rendre compte assurait la défense des droits des parents visés sans être inéquitable pour le gouvernement intimé. L’intimé prétend qu’il a été assujetti à une réparation trop vague. Nous sommes d’avis que le libellé de l’ordonnance enjoignant de rendre compte n’était pas vague au point de la rendre invalide. L’ordonnance du juge LeBlanc n’était ni incompréhensible ni impossible à respecter, même si l’on constate, avec le recul, qu’il aurait sûrement été souhaitable que le juge éclaire davantage les parties sur ce qu’elles pouvaient attendre des auditions de comptes rendus. Selon nous, l’ordonnance enjoignant de rendre compte, contenue dans la réparation accordée par le juge LeBlanc, n’était pas obscure au point d’invalider cette réparation.
84 Comme le font remarquer les juges LeBel et Deschamps, il n’y a pas de doute que le juge LeBlanc aurait pu être plus précis dans sa déclaration initiale de compétence, afin de permettre aux parties de bien saisir la procédure applicable aux auditions de comptes rendus. Néanmoins, l’intimé savait qu’il devait se présenter devant le tribunal pour rendre compte des efforts déployés pour fournir les établissements ordonnés par le juge LeBlanc. L’ordonnance écrite du juge LeBlanc est satisfaisante et indique clairement que le gouvernement était simplement tenu de rendre compte. Le fait qu’elle ait, par la suite, donné lieu à des questions indique qu’à l’avenir les ordonnances de cette nature pourraient être plus précises et détaillées en ce qui concerne la déclaration de compétence et la procédure applicable aux auditions de comptes rendus.
85 Il faut se rappeler que la réparation conçue par le juge LeBlanc était assez inédite et visait à laisser une certaine latitude au pouvoir exécutif tout en défendant les droits garantis par l’art. 23. On peut s’attendre à ce qu’à l’avenir les juges soient mieux placés pour veiller à ce que le contenu de leurs ordonnances soit plus clair. En outre, l’ordonnance enjoignant de rendre compte retenue par le juge LeBlanc n’est pas le seul outil du genre. Il peut parfois se révéler plus utile que le juge demande des observations sur l’opportunité d’établir un échéancier assorti du droit pour le gouvernement de demander des modifications, lorsqu’il est juste et convenable de le faire.
86 Encore une fois, nous tenons à souligner que le par. 24(1) confère au tribunal le pouvoir discrétionnaire d’accorder la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances. Le juge de première instance n’est pas tenu de trouver la meilleure réparation, même dans le cas où il serait possible de le faire. À notre avis, la réparation accordée par le juge de première instance était nettement convenable et juste eu égard aux circonstances.
(5) Conclusion
87 Le paragraphe 24(1) de la Charte exige que les tribunaux accordent des réparations efficaces et adaptées qui protègent pleinement et utilement les droits et libertés garantis par la Charte. Il peut parfois arriver que la protection utile des droits garantis par la Charte et, en particulier l’application de l’art. 23, commandent des réparations d’un genre nouveau. Une cour supérieure peut accorder toute réparation qu’elle estime convenable et juste eu égard aux circonstances. Ce faisant, elle doit être consciente de son rôle d’arbitre de la Constitution et des limites de ses capacités institutionnelles. Les tribunaux qui procèdent à un contrôle doivent, pour leur part, faire montre d’une grande déférence à l’égard de la réparation choisie par un juge de première instance et se garder de les parfaire après coup; ils ne doivent intervenir qu’en cas d’erreur commise sur le plan du droit ou des principes par le juge de première instance.
88 La réparation conçue par le juge LeBlanc défendait utilement les droits des parents appelants en encourageant la province à construire promptement des écoles, sans faire dévier la cour du rôle qui lui revient. La Cour d’appel a eu tort d’intervenir et d’annuler la partie de l’ordonnance du juge LeBlanc dans laquelle il se déclarait compétent pour entendre des comptes rendus sur les efforts déployés par la province en vue de fournir des écoles dans les délais impartis.
V. Dispositif
89 En définitive, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance du juge de première instance.
90 Les appelants ont droit à leurs dépens devant toutes les cours, sur la base procureur-client, y compris les dépens relatifs aux auditions de comptes rendus. Les appelants sont des parents qui, malgré leurs nombreux efforts, ont constamment été victimes d’une négation des droits que leur garantit la Charte. La province n’a pas respecté les obligations correspondantes qu’elle avait envers des parents appelants, même si elle était nettement au courant de leurs droits. Nous estimons donc, compte tenu de toutes les circonstances, qu’il y a lieu d’accorder des dépens sur la base procureur‑client.
Version française des motifs des juges Major, Binnie, LeBel et Deschamps rendus par
Les juges LeBel et Deschamps (dissidents) —
I. Introduction
91 Tout est dans les détails. L’importance cruciale de prendre des mesures efficaces visant à assurer le respect des droits garantis par la Constitution ne doit pas éclipser la nécessité que les actes de procédure, ordonnances et jugements respectent les règles élémentaires de rédaction juridique et reflètent une bonne compréhension du rôle que doivent jouer les tribunaux et les principes qui sous‑tendent l’ordre juridique et politique de notre pays. Les ordonnances judiciaires doivent indiquer clairement aux parties ce qu’on attend d’elles. Les tribunaux doivent s’abstenir d’empiéter indûment sur des domaines qui doivent continuer de relever de l’administration publique, et éviter de se transformer en gestionnaires de la fonction publique. L’intervention judiciaire doit cesser dès que le juge rend un jugement final dans l’affaire dont il est saisi.
92 Bien qu’il ne soit pas question de mettre en doute la volonté du juge de première instance de remédier efficacement à de longues années d’inertie en matière de protection des droits de la minorité francophone de la Nouvelle‑Écosse, nous considérons que de graves vices de rédaction entachent l’ordonnance enjoignant de rendre compte qu’il a prononcée. Celle-ci n’indique pas clairement aux parties la nature de leurs obligations, la nature des comptes rendus à présenter ni même l’objet des auditions de comptes rendus. En outre, contrairement au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, elle tient pour acquis que le juge pouvait à loisir se déclarer compétent pour agir, après avoir tranché définitivement l’affaire dont il était saisi. Elle contrevient à ce principe en raison de sa formulation et de la façon dont elle a été exécutée. Nous estimons que cette ordonnance est nulle et sans effet, comme l’a décidé la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, et que le pourvoi devrait être rejeté.
II. La nature des questions
93 La seule question soulevée en l’espèce est celle de la validité de l’ordonnance enjoignant de rendre compte prononcée par le juge LeBlanc ((2000), 185 N.S.R. (2d) 246). Pour cette raison, nous n’entendons pas nous livrer à un examen complet des faits et de l’historique judiciaire de l’affaire. Pour les besoins des présents motifs, nous nous en tiendrons à l’examen approfondi qu’en font nos collègues dans leurs propres motifs, en nous contentant d’ajouter, à propos de l’ordonnance et de son exécution, les détails susceptibles d’éclairer notre analyse des questions de droit qui se posent en l’espèce.
94 Au départ, nous tenons à préciser que nous souscrivons entièrement à l’analyse que nos collègues font de la nature et de l’importance fondamentale des droits linguistiques consacrés dans notre Constitution, de même qu’à leur avis que l’efficacité et la créativité sont des attributs nécessaires en matière de réparation fondée sur la Constitution. En réalité, nous sommes en désaccord avec nos collègues parce que nous croyons que l’ordonnance qui accorde ce type de réparation doit aussi respecter les règles élémentaires de rédaction juridique et tenir compte de l’importance fondamentale de l’équité procédurale et du rôle des tribunaux dans notre régime politique démocratique, qui repose notamment sur le principe de la séparation des pouvoirs. Ce principe protège l’indépendance judiciaire. Il délimite également avec souplesse le champ d’action judiciaire, en particulier les rapports des tribunaux non seulement avec le législateur, mais également avec la branche exécutive du gouvernement, c’est‑à‑dire l’administration publique.
95 En ce qui concerne les autres questions, tels le caractère théorique, l’immunité et l’injonction de faire, nous partageons généralement l’opinion de nos collègues et n’avons rien à ajouter à ce sujet. Nous passons donc à l’analyse des points à l’origine de notre désaccord avec la façon dont les juges majoritaires tranchent le pourvoi.
96 Nous allons d’abord examiner la nature de l’ordonnance enjoignant de rendre compte, afin de déterminer si elle est conforme au principe de l’équité procédurale. Nous analyserons ensuite le principe de la séparation des pouvoirs et la règle du functus officio, et démontrerons que la question de savoir si le juge avait compétence pour rendre l’ordonnance en cause se rattache à celle de savoir s’il a contrevenu au principe de la séparation des pouvoirs. Dans les deux cas, nous nous interrogerons sur le caractère convenable de la réparation accordée. Dans le premier cas, nous évaluerons, du point de vue des parties visées, le caractère convenable de l’ordonnance enjoignant de rendre compte, alors que, dans le deuxième cas, nous analyserons ce caractère convenable à la lumière du rôle que les tribunaux doivent jouer dans notre ordre constitutionnel.
III. La rédaction de l’ordonnance et le principe de l’équité procédurale
97 La rédaction d’une demande de réparation par voie d’injonction ou d’une ordonnance de cette nature peut constituer un grand défi pour les avocats et les juges. Il peut parfois arriver que les tribunaux aient à prendre des mesures draconiennes, tel l’exercice du pouvoir d’infliger des sanctions civiles ou criminelles, y compris une peine d’emprisonnement, pour contraindre les parties à respecter une injonction qu’ils ont accordée (R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 6-7). En conséquence, pour que les tribunaux puissent intervenir, il est indispensable de bien informer les parties des obligations qui leur sont imposées et de définir clairement la norme de conformité qu’ils devront respecter. Les expressions vagues ou ambiguës n’ont pas leur place (Sonoco Ltd. c. Local 433 (1970), 13 D.L.R. (3d) 617 (C.A.C.-B.), p. 621; Sporting Club du Sanctuaire Inc. c. 2320-4365 Québec Inc., [1989] R.D.J. 596 (C.A. Qué.)).
98 Malheureusement, l’ordonnance enjoignant de rendre compte est loin d’être claire. Sa concision et sa simplicité apparente témoignent mal de sa véritable complexité ainsi que de la confusion et de l’incertitude qu’elle a engendré non seulement dans l’esprit de toutes les parties, mais parfois également dans celui du juge lui-même. Cette ordonnance a un caractère définitif et non provisoire, et se trouve liée à l’ordonnance « de faire de son mieux » qui ne renseigne pas beaucoup sur la nature des obligations de l’intimé. Nous n’examinerons pas en détail cette partie de l’ordonnance étant donné qu’elle n’a pas été portée en appel. Nous nous concentrerons plutôt exclusivement sur l’ordonnance enjoignant de rendre compte qui fait l’objet du présent pourvoi.
99 L’ordonnance enjoignant de rendre compte était ainsi libellée lors du jugement (au par. 245) :
[traduction] Les demandeurs ont sollicité une déclaration de compétence de ma part. J’acquiesce à leur demande. Les défendeurs devront comparaître de nouveau le jeudi 27 juillet 2000, à 13 h 30, afin de rendre compte des efforts qu’ils auront déployés. Je leur demande de faire de leur mieux pour se conformer à la présente décision.
Le texte de l’ordonnance définitive du 14 décembre 2000 diffère légèrement :
[traduction] La cour se déclare compétente pour entendre les comptes rendus des défendeurs sur leur respect de la présente ordonnance. Les défendeurs devront rendre compte à la cour, le 23 mars 2001 à 9 h 30, ou à toute autre date fixée par cette dernière.
100 Comme le juge Flinn de la Cour d’appel l’a fait observer dans ses motifs ((2001), 194 N.S.R. (2d) 323, 2001 NSCA 104), personne ne connaissait exactement la nature de ces comptes rendus. Leur forme et leur contenu n’étaient pas précisés. Rien n’indiquait s’ils devraient être présentés de vive voix ou par écrit ou encore des deux manières, ni à quel point ils devraient être détaillés ou encore quelles pièces justificatives devaient être fournies. L’ordonnance prévoyait aussi la tenue d’auditions, mais là encore, sans préciser leur objet, leur nature ou encore la procédure qui leur serait applicable. Ce n’est que peu avant ces auditions que les parties ont appris qu’il serait nécessaire de déposer des affidavits et que leurs auteurs pourraient subir un contre‑interrogatoire. De plus, il ne semblait guère y avoir de directives quant au genre de preuve requise pour les besoins de ces auditions. Au fur et à mesure qu’elles se déroulaient, les auditions ont paru tenir à la fois du mini-procès, de la rencontre informelle avec le juge et d’une sorte de séance de médiation, dont le but était de surveiller l’exécution du programme de construction d’écoles destinées aux élèves francophones.
101 Le juge de première instance lui‑même semblait incertain de la nature des auditions qu’il avait ordonnées et du processus qu’il avait enclenché. Il a d’abord paru enclin à considérer qu’elles constituaient des audiences régulières de la cour, qu’il n’avait pas rendu une ordonnance définitive et qu’il serait possible de demander une réparation supplémentaire. Il a notamment déclaré, lors de l’audition du 27 juillet 2000, que ces auditions lui permettraient [traduction] « de déterminer si les intimés faisaient vraiment de leur mieux pour se conformer à l’ordonnance » (dossier des appelants, p. 762). Il ne faisait alors que réitérer une affirmation déjà faite au cours de cette audition (dossier des appelants, p. 720). De même, pendant l’audition du 9 août 2000, il a déclaré : [traduction] « je ne dispose que d’une latitude très mince en matière de décisions, de directives ou de commentaires » (dossier des appelants, p. 997-998); cette déclaration laisse entendre que le juge de première instance était habilité, quoique de façon limitée, à rendre des ordonnances. Toutefois, après avoir énoncé son ordonnance formelle lors de la dernière audition, en mars 2001, il a expliqué qu’il ne pouvait pas accorder une réparation supplémentaire, qu’il avait complètement tranché l’affaire dans son ordonnance et les motifs connexes déposés l’été précédent. Il a ajouté que les auditions avaient seulement pour but d’informer.
102 Pendant ce temps, des écoles étaient construites ou rénovées et mises à la disposition des élèves francophones. Il est difficile de savoir si ces auditions y étaient pour quelque chose. Toutefois, il est certain qu’elles ont semé la confusion, le doute et l’incertitude au sujet des obligations des intimés et de la nature d’un processus qui s’est étalé sur plusieurs mois. Le juge de première instance a paru considérer qu’il s’agissait d’un processus souple dont la durée était indéterminée, et qu’il pourrait à loisir fixer d’autres dates d’audition. Personne ne savait exactement quand tout cela se terminerait.
103 L’incertitude créée par l’ordonnance enjoignant de rendre compte n’était pas une simple source d’ennui pour les parties. Nous estimons qu’elle constituait également une atteinte à leur droit à l’équité procédurale. Une règle de procédure ne peut être considérée comme juste et équitable que si son contenu est clairement défini et connu des parties auxquelles elle s’applique (Supermarchés Jean Labrecque Inc. c. Flamand, [1987] 2 R.C.S. 219, p. 233-236; voir également D. J. Mullan, Administrative Law (2001), p. 233; R. Dussault et L. Borgeat, Traité de droit administratif (2e éd. 1989), t. III, p. 393-398; S. A. de Smith, H. Woolf et J. L. Jowell, Judicial Review of Administrative Action (5e éd. 1995 & suppl. 1998), p. 432-436).
104 En outre, comme nous l’avons vu, lorsqu’il a caractérisé l’ordonnance au départ, le juge de première instance a semblé croire et a sûrement donné l’impression qu’il avait le pouvoir de rendre des ordonnances supplémentaires en fonction de ce qui lui serait présenté lors des auditions. En d’autres termes, il se prétendait habilité à exercer le pouvoir de l’État de contraindre les parties à agir, et laissait entendre qu’il pourrait le faire selon les conclusions qu’il tirerait de la preuve qui lui serait soumise. En définitive, les parties se sont trouvées devant un juge qui prétendait exercer des fonctions et pouvoirs judiciaires, et qui ne leur a fourni presque aucune directive en matière de procédure. Il n’a pas donné aux parties un avis suffisant, contrevenant ainsi à ce que la juge L’Heureux‑Dubé a qualifié de règle « si fondamentale dans notre droit que je ne crois pas nécessaire d’en faire une longue démonstration » (Supermarchés Jean Labrecque, précité, p. 233). Il est possible, pour cette seule raison, de considérer que l’ordonnance du juge de première instance n’est pas convenable au sens du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et qu’elle est donc nulle et sans effet. Nous allons néanmoins analyser le principe de la séparation des pouvoirs et la règle du functus officio, ce qui nous aidera à déterminer si la réparation est convenable compte tenu du rôle que les tribunaux doivent jouer dans notre ordre constitutionnel.
IV. Le rôle que doivent jouer les tribunaux
105 Bien qu’il ne puisse pas être limité par une disposition législative ou une règle de common law, l’exercice par les cours supérieures de leur pouvoir d’accorder des réparations fondées sur la Charte doit respecter, comme nous l’avons vu, les règles de justice fondamentale et, comme nous le verrons plus loin, certaines limites imposées par la Constitution. En matière de réparations fondées sur la Constitution, les tribunaux ne remplissent correctement leur fonction que s’ils rendent des ordonnances assez précises pour que les parties sachent ce qu’on attend d’elles et soient ainsi en mesure d’exécuter ces ordonnances. Ces ordonnances sont définitives. Un tribunal qui, après avoir rendu une ordonnance définitive, prétend se déclarer compétent pour surveiller la mise en oeuvre de la réparation ordonnée est susceptible d’errer sur deux plans. Premièrement, en essayant d’élargir son champ de compétence au‑delà du rôle qu’il doit jouer, il contrevient au principe de la séparation des pouvoirs. Deuxièmement, en continuant d’agir après avoir épuisé sa compétence, il enfreint la règle du functus officio. Nous allons examiner successivement ces deux violations.
1. La séparation des pouvoirs
106 Les tribunaux sont appelés à jouer un rôle fondamental dans le régime constitutionnel canadien. Ils doivent, au besoin, assurer avec fermeté le respect des droits constitutionnels. Malgré la nature délicate de certaines questions ou circonstances et les répercussions sociales de leurs décisions, les tribunaux doivent parfois accorder la réparation nécessaire pour préserver des droits fondamentaux garantis par la Constitution et pour maintenir la primauté du droit. En dépit — ou peut‑être à cause — de l’importance cruciale de leurs fonctions, les tribunaux doivent
prendre garde de ne pas outrepasser le rôle qui leur est assigné en droit public canadien. Ce rôle consiste essentiellement à dire le droit, à contribuer à son évolution et à accorder à des demandeurs les réparations sous forme de jugement déclaratoire, d’interprétation ou d’ordonnance qui sont nécessaires pour remédier aux atteintes à des droits conférés par la Constitution ou par la loi, dont sont responsables les autorités publiques. Au-delà de ces fonctions, une attitude de retenue est d’autant plus justifiée qu’il existe au Canada — comme le reconnaissent les juges majoritaires en l’espèce — une tradition de respect des interprétations et des ordonnances judiciaires de la part des gouvernements et des fonctionnaires.
107 La nature du régime parlementaire canadien a parfois eu pour effet de jeter le doute sur l’existence d’un véritable principe de séparation des pouvoirs au Canada (voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), p. 7-24; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, par. 52). Il est vrai que les Canadiens n’ont jamais adopté un système étanche de séparation des fonctions judiciaire, législative et exécutive. Dans l’exercice de leurs fonctions, les tribunaux ont parfois été appelés à invalider des lois, des règlements ou encore des décisions administratives. Il leur est arrivé de conclure à la responsabilité de l’État ou d’organismes publics et de leur ordonner de verser des dommages‑intérêts. L’évolution de la fonction exécutive a engendré de nouveaux types de justice administrative et de fonctions juridictionnelles (Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, 2001 CSC 52; Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, [2003] 1 R.C.S. 884, 2003 CSC 36). On peut dire que les distinctions théoriques entre les fonctions gouvernementales s’en sont trouvées estompées. Malgré tout, il reste que, généralement parlant, la séparation des pouvoirs est maintenant consacrée en tant que pierre d’assise de notre régime constitutionnel.
108 En particulier, la distinction ressort clairement en ce qui a trait à la relation qui existe entre les tribunaux, d’une part, et le législateur et l’exécutif ou encore l’administration publique, d’autre part (H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel (4e éd. 2002), p. 756-757). La Cour a reconnu le caractère fondamental de la séparation des pouvoirs même si, dans certains arrêts, elle met l’accent sur la nature fonctionnelle de cette séparation (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319). D’ailleurs, elle qualifiait récemment ce principe de caractéristique fondamentale de la Constitution canadienne (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi sur les juges de la Cour provinciale »); voir aussi Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, p. 469-470).
109 La Cour a fait une large place au principe de la séparation des pouvoirs qu’elle s’est employée vigoureusement à appliquer pour préserver l’indépendance des tribunaux (voir notamment le Renvoi sur les juges de la Cour provinciale, précité; voir aussi l’arrêt Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13). Dans ce contexte, le principe était perçu comme un rempart destiné à permettre aux tribunaux de s’acquitter, d’une manière complètement indépendante et impartiale, des obligations que leur impose la Constitution. Le maintien de l’ordre normatif du système juridique canadien ne commandait rien de moins.
110 Dans son application, le principe de la séparation des pouvoirs comporte toutefois un autre aspect, lequel reflète également la place qui revient au pouvoir judiciaire à l’intérieur du système juridique canadien. En plus d’être tenus d’exercer les fonctions de surveillance des tribunaux administratifs que leur confie l’exécutif et de veiller attentivement au respect des droits garantis par la Constitution et au maintien de la primauté du droit, les tribunaux judiciaires doivent, en général, éviter de s’immiscer dans la gestion de l’administration publique.
111 Plus particulièrement, les tribunaux qui ont rendu jugement doivent résister à la tentation de superviser ou surveiller directement l’exécution de leurs ordonnances. Ils doivent généralement présumer que leurs jugements seront exécutés avec diligence raisonnable et de bonne foi. Après avoir dit le droit, rendu leurs ordonnances et accordé les réparations qu’ils estiment justifiées compte tenu des circonstances et des règles de droit applicables, les tribunaux doivent prendre soin de ne pas s’immiscer inutilement dans l’administration publique, sinon l’équilibre entre les trois branches du gouvernement risque d’être perturbé.
112 C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Lorsqu’il a tenté de superviser l’exécution de son ordonnance, le juge de première instance s’est non seulement déclaré compétent dans un domaine qui, traditionnellement, ne relève pas des tribunaux, mais il a également outrepassé la compétence légitime dont il est investi en tant que juge de première instance. Autrement dit, il était dessaisi de l’affaire et, comme nous allons le voir, a, de ce fait, contrevenu à un principe important qui reflète la nature et la fonction des tribunaux dans l’ordre constitutionnel canadien.
2. Le functus officio
113 Au Canada, la jurisprudence et la doctrine relatives au functus officio est peu abondante, bien que cette règle émane d’un arrêt ancien de la Cour d’appel d’Angleterre (In re St. Nazaire Co. (1879), 12 Ch. D. 88). La règle du functus officio veut essentiellement que les tribunaux n’aient pas compétence pour rouvrir ou modifier une décision définitive, sauf dans deux cas : (1) en cas d’emploi involontaire d’un mot pour un autre dans le texte du jugement, ou (2) en cas d’erreur dans l’expression de l’intention manifeste de la cour (voir In re Swire (1885), 30 Ch. D. 239 (C.A.); Paper Machinery Ltd. c. J. O. Ross Engineering Corp., [1934] R.C.S. 186). Plus récemment, la Cour affirmait qu’il n’est pas toujours nécessaire d’appliquer rigoureusement cette règle aux tribunaux administratifs, lorsque les raisons de principe de l’appliquer ne sont pas réunies (Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848).
114 L’existence et la portée d’un droit d’appel ont souvent été au centre de l’analyse visant à déterminer s’il y avait lieu d’appliquer la règle du functus officio. Il en était ainsi au moment où, en 1873, les Judicature Acts ont mis fin au pouvoir de la Cour de Chancellerie de réentendre une affaire, par le regroupement des juridictions de common law et d’equity en une seule cour et par la création d’un droit d’appel unique devant une nouvelle cour d’appel (In re St. Nazaire, précité). À l’origine, ces questions étaient également au centre de l’analyse visant à déterminer si la règle du functus officio s’appliquait aux tribunaux administratifs où le droit d’appel était rigoureusement limité par la loi (voir Grillas c. Ministre de la Main-d’Œuvre et de l’Immigration, [1972] R.C.S. 577). Toutefois, ce principe repose manifestement sur un raisonnement plus fondamental, à savoir que la bonne administration de la justice exige que les procédures aient un caractère définitif de façon à maintenir l’équité procédurale et l’intégrité du système judiciaire. Le juge Sopinka s’est clairement exprimé sur ce point dans Chandler, précité, p. 861-862 :
En règle générale, lorsqu’un [. . .] tribunal a statué définitivement sur une question dont il était saisi conformément à sa loi habilitante, il ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu’il a changé d’avis, parce qu’il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé . . .
Le principe du functus officio s’applique dans cette mesure. Cependant, il se fonde sur un motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures plutôt que sur la règle énoncée relativement aux jugements officiels d’une cour de justice dont la décision peut faire l’objet d’un appel en bonne et due forme.
115 Si les tribunaux pouvaient continuellement revoir ou réexaminer des ordonnances définitives simplement parce qu’ils changent d’idée ou qu’ils souhaitent continuer d’exercer leur compétence à l’égard d’une affaire, les procédures n’auraient jamais de caractère définitif ou, comme l’ont affirmé avec perspicacité G. Pépin et Y. Ouellette, il n’y aurait aucune « sécurité juridique » pour les parties (Principes de contentieux administratif (2e éd. 1982), p. 221). Ce souci du caractère définitif ressort clairement de la définition de l’expression functus officio :
Se dit d’un tribunal, d’un organisme public ou d’un fonctionnaire qui est dessaisi d’une affaire parce qu’il a cessé l’exercice de sa fonction. Ex. Le juge qui a prononcé un jugement final est functus officio.
(H. Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien (2001), p. 253)
Ce principe garantit que, sous réserve d’un appel, les parties peuvent compter sur le caractère définitif des décisions des cours supérieures.
116 Cette règle de common law se reflète également dans les règles de procédure civile contemporaines (voir, par exemple, les Civil Procedure Rules de la Nouvelle‑Écosse, art. 15.07), ainsi que dans l’interprétation des dispositions relatives aux appels en matière criminelle (voir l’arrêt R. c. H. (E.F.) (1997), 115 C.C.C. (3d) 89 (C.A. Ont.), qui porte sur l’art. 675 du Code criminel). Que ce soit sous forme de règle de common law ou de disposition législative, la règle du functus officio veut qu’un tribunal ne puisse revenir sur une ordonnance ou un jugement que dans des circonstances très limitées (voir les Civil Procedure Rules de la Nouvelle-Écosse, art. 15.08). S’il en était autrement, il y aurait, pour paraphraser le juge Charron dans l’arrêt H. (E.F.), précité, p. 101, un risque constant que le procès devienne ou paraisse devenir un exercice interminable auquel les justiciables peuvent décider, à leur gré, de se prêter ou de ne plus se prêter.
117 Outre ce souci du caractère définitif, la question de savoir si un tribunal a la compétence voulue pour agir suscite des inquiétudes liées à l’application du principe de la séparation des pouvoirs qui transcende les règles de procédure et de common law. Nous sommes d’avis que, lorsque, comme cela a été fait en l’espèce, un tribunal intervient dans des questions d’administration relevant à juste titre de l’exécutif, ce tribunal sort de son propre champ de compétence et contrevient, de ce fait, au principe de la séparation des pouvoirs. En franchissant la ligne qui sépare les mesures judiciaires et les mesures de surveillance administrative, le tribunal agit de manière illégitime et sans posséder la compétence voulue. Un tel geste ne saurait être qualifié de réparation « convenable et juste eu égard aux circonstances », au sens du par. 24(1) de la Charte.
V. L’application des principes pertinents à la présente affaire
118 L’application des principes susmentionnés aux faits de la présente affaire permet de constater la pertinence de la mise en garde du juge McIntyre dans l’arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, p. 953, selon laquelle le par. 24(1) « n’était pas cens[é] provoquer le bouleversement du système judiciaire canadien ». À notre avis, la réparation accordée par le juge de première instance mine le rôle que les tribunaux doivent jouer dans notre ordre constitutionnel et perturbe inutilement l’équilibre entre les trois branches du gouvernement. Par conséquent, eu égard aux circonstances de la présente affaire, le juge de première instance a agi d’une façon inappropriée et contraire au par. 24(1).
119 Comme nous l’avons vu, il n’a pas expliqué clairement si la déclaration de compétence qu’il prétendait faire l’habilitait à rendre des ordonnances supplémentaires. Quel que soit le point de vue choisi, il reste que le principe de la séparation des pouvoirs n’est pas respecté. À supposer qu’il a effectivement prétendu qu’il aurait compétence pour rendre des ordonnances supplémentaires en se fondant sur la preuve qui serait soumise aux auditions de comptes rendus, le juge de première instance a eu tort car il était dessaisi de l’affaire. Nous voyons mal comment une ordonnance subséquente n’aurait pas opéré de modification à l’ordonnance initiale définitive. Une telle mesure outrepasse nécessairement le champ des exceptions bien précises que prévoit la règle du functus officio et contrevient donc à cette règle.
120 Cette mesure aura également entraîné une violation du principe de la séparation des pouvoirs. En prétendant être en mesure de rendre des ordonnances subséquentes, le juge de première instance s’attribuait un rôle de surveillance comportant des fonctions administratives qui relèvent, à juste titre, de l’exécutif. Ces fonctions excèdent la compétence des tribunaux. Les tribunaux ne sont pas en mesure de faire des choix polycentriques ou d’évaluer toute la gamme des conséquences de la mise en œuvre d’une politique générale. Notre Cour a reconnu que les tribunaux judiciaires ne possèdent ni l’expertise ni les ressources nécessaires pour prendre en charge l’administration publique. Dans l’arrêt Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 96, elle a conclu que, devant la « myriade de solutions » dont disposait le gouvernement pour remédier à l’inconstitutionnalité du système en cause, il n’appartenait pas à la Cour « de lui dicter le moyen à prendre ».
121 En outre, s’il prétendait adopter un rôle de gestion, le juge de première instance remettait en question la norme de coopération et de respect mutuel qui, en plus de caractériser la relation entre les divers acteurs de l’ordre constitutionnel, en définit le contenu particulier dans le contexte canadien et contribue à la légitimité de chaque branche du gouvernement. Dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 136, le juge Iacobucci souligne qu’il « est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux‑mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux ». Analysant le libellé des dispositions de la Charte qui établissent la norme de respect mutuel (par. 137), il fait remarquer que cette norme enrichit le processus démocratique (par. 139).
122 De même, dans son allocution Weir Memorial Lecture en 1990, la juge McLachlin (plus tard Juge en chef) a passé en revue les éléments de notre culture juridique — dont notre climat politique, notre tradition de déférence judiciaire et le système de renvoi — qui ont contribué à développer un esprit de coopération, plutôt que de confrontation, entre les branches du gouvernement (B. M. McLachlin, « The Charter : A New Role for the Judiciary? » (1991), 29 Alta. L. Rev. 540, p. 554-556). De plus, évoquant ses motifs dans l’affaire Dixon c. British Columbia (Attorney-General) (1989), 59 D.L.R. (4th) 247 (C.S.C.‑B.), elle a parlé de l’importance que les tribunaux tiennent compte de la légitimité institutionnelle en concevant une réparation (à la p. 557) :
[traduction] J’estimais qu’il appartenait aux représentants élus, et non pas à moi, de dicter à la législature la sorte de loi qu’elle devait adopter. Mais, là encore, conformément à une longue tradition judiciaire, j’ai prodigué des conseils sur la limitation du principe « une personne-un vote » qui pourrait être acceptable.
123 La juge McLachlin défendait alors le principe de la légitimité démocratique dans son application à la relation entre les tribunaux et le législateur, mais ce principe s’applique également à la relation entre les tribunaux et le pouvoir exécutif. Notre Cour a reconnu que, dans le régime parlementaire canadien, l’exécutif est inextricablement lié à la branche législative. Dans l’arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312, p. 320, elle a fait observer qu’il existe « une [large mesure d’]intégration du gouvernement à la Législature ». Dans l’arrêt Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, par. 53, la Cour a statué qu’« [e]n pratique, il est admis que les mêmes personnes contrôlent à la fois les organes exécutif et législatif du gouvernement ».
124 Par conséquent, tout comme le législateur doit faire preuve d’indépendance en légiférant à la suite de la conclusion d’un tribunal qu’il y a eu violation de la Charte, l’exécutif doit agir de manière autonome par rapport au judiciaire en appliquant une politique gouvernementale conforme à la Charte. Dans notre ordre constitutionnel, les pouvoirs législatif et exécutif sont étroitement liés et constituent les principaux sièges de la volonté démocratique. Les tribunaux doivent respecter cette volonté dans les deux cas.
125 Donc, si l’idée initiale du juge de première instance selon laquelle il pouvait continuer à rendre des ordonnances et exercer ainsi, en réalité, une surveillance et une fonction décisionnelle administratives témoigne exactement de la nature des auditions de comptes rendus, l’ordonnance qui prescrit ces auditions viole alors le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. En raison de l’impossibilité de considérer qu’il y a incompatibilité entre les différents principes constitutionnels, cette ordonnance ne saurait être qualifiée de convenable et juste eu égard aux circonstances, au sens du par. 24(1). De même, elle ne saurait être qualifiée de convenable étant donné qu’elle rompt avec la tradition de respect mutuel qui existe, au Canada, entre les tribunaux et les institutions dépositaires de la volonté démocratique.
126 Toutefois, si l’ordonnance réparatrice qu’il a accordée se définit plutôt par son affirmation, lors de la dernière audition, qu’il ne pouvait pas rendre des ordonnances supplémentaires, le juge de première instance a alors violé d’une autre façon le principe de la séparation des pouvoirs. Interprétée à la lumière de ce principe constitutionnel et appliquée aux faits de la présente affaire, la proposition de la juge en chef McLachlin, selon laquelle « l’art. 24 ne doit pas être interprété de façon si large qu’il aurait pour effet d’investir les tribunaux judiciaires et administratifs de pouvoirs qu’ils n’ont jamais été censés exercer » (R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575, 2001 CSC 81 (« Dunedin »), par. 22), amène à conclure que la réparation accordée par le juge de première instance n’était pas convenable et juste eu égard aux circonstances.
127 Les appelants ont soutenu que le juge de première instance s’est déclaré compétent uniquement pour entendre des comptes rendus et que ces auditions n’avaient qu’une valeur « persuasive ». Ils ont également fait valoir que le but des auditions était [traduction] « [d’]exercer une pression sur la province » (transcription de l’audience devant notre Cour). Ils ont ajouté que le fait d’être menacé de rendre compte au juge de première instance a incité le gouvernement à se conformer à l’ordonnance l’enjoignant de faire de son mieux. D’affirmer les appelants :
[traduction] Est-ce le fruit du hasard si, après neuf mois d’inertie (octobre 1999 à juillet 2000), la province a lancé des appels d’offres huit jours avant la tenue de l’audition de comptes rendus et a accéléré le projet des écoles? La province savait qu’elle devrait présenter un compte rendu le 27 juillet. Elle a veillé à ce que l’échéancier des travaux de construction soit établi et que l’appel d’offres soit déjà lancé à cette date.
128 Si cette description de l’action du juge de première instance est exacte, alors l’ordonnance enjoignant de rendre compte ne correspondait pas à l’exercice de la fonction juridictionnelle ou de toute autre fonction qui relève traditionnellement de la compétence des tribunaux. De plus, elle s’est soldée par une action susceptible d’être qualifiée de politique. Selon les appelants, les auditions avaient principalement pour but de presser ouvertement le gouvernement d’agir. Ce genre de pression est traditionnellement associé à l’action des intervenants politiques. En fait, l’opposition agit exactement de cette manière lorsqu’elle interpelle publiquement le gouvernement sur son action, bien qu’elle ne puisse pas légalement le contraindre à modifier sa conduite.
129 Nous avons affirmé, plus haut, que la violation du principe de la séparation des pouvoirs par le juge de première instance aura remis en question la norme de coopération qui définit la relation entre les branches du gouvernement au Canada. Nous allons maintenant démontrer comment cette modification irrégulière de la relation entre les tribunaux et le pouvoir exécutif aura violé le principe de la séparation des pouvoirs.
130 Dans le Renvoi sur les juges de la Cour provinciale, précité, le juge en chef Lamer affirme que, selon le principe de la séparation des pouvoirs, « les rapports [que les trois branches du gouvernement] entretiennent devraient revêtir un caractère particulier » (par. 139 (souligné dans l’original)). Il estime, en particulier, que la séparation des pouvoirs exige que ces rapports soient dépolitisés (par. 140 (souligné dans l’original)).
131 Dans cet arrêt, le juge en chef Lamer fait observer que les pouvoirs législatif et exécutif ne peuvent pas et ne doivent pas exercer des pressions politiques sur le pouvoir judiciaire, ni être perçus comme le faisant (par. 140). L’inverse s’applique en l’espèce. En ordonnant la tenue d’auditions de comptes rendus, le juge de première instance peut avoir voulu exercer des pressions politiques ou publiques sur l’exécutif, ou avoir tout au moins donné cette impression. Ce genre de méthode tend, selon nous, à politiser les rapports entre l’exécutif et le judiciaire.
132 En supposant que les auditions de comptes rendus avaient pour but d’« exercer une pression sur la province », il y a alors eu altération irrégulière de la nature des rapports entre le judiciaire et l’exécutif et, selon le Renvoi sur les juges de la Cour provinciale, il y a eu violation du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. Là encore, puisqu’il ne peut y avoir incompatibilité entre les différents principes constitutionnels, l’ordonnance dans laquelle le juge de première instance enjoint de rendre compte ne peut pas être qualifiée de convenable et juste au sens du par. 24(1).
133 À ce stade, nous tenons à revenir sur l’importance de rendre des ordonnances claires et dénuées de toute ambiguïté. Si le juge de première instance avait précisé d’avance les modalités de la réparation, il n’y aurait peut-être pas eu de confusion au sujet de son rôle. De plus, le respect de cette condition essentielle de l’équité procédurale aurait pu lui permettre d’éviter la violation subséquente du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs.
VI. Aucun manquement à l’équité procédurale ni aucune violation du principe de la séparation des pouvoirs n’étaient convenables
134 Nous avons souligné plus haut que la Cour a reconnu, dans l’arrêt Eldridge, qu’en accordant une réparation fondée sur le par. 24(1) il convient de faire preuve de retenue en raison de l’éventail de choix dont l’exécutif dispose en matière d’application de politiques. Le jugement déclaratoire accordé en l’espèce reposait implicitement sur la présomption que le gouvernement agit de bonne foi lorsqu’il est appelé à corriger des entorses à la Charte et sur la reconnaissance que ce sont les pouvoirs législatif et exécutif, et non les tribunaux, qui sont davantage en mesure de choisir la façon de le faire. Dès qu’il a décidé, en l’espèce, d’accorder une réparation sous forme d’injonction, le juge de première instance s’est écarté de la norme de coopération qui définit et façonne les rapports entre les branches de l’ordre constitutionnel canadien. Nous ne nions pas que, lorsque les faits le justifient, la réparation sous forme d’injonction puisse être nécessaire. Toutefois, l’ordonnance dans laquelle le juge de première instance a enjoint de rendre compte paraissait aller encore plus loin et violait à la fois un principe fondamental d’équité procédurale et le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs.
135 On pourrait soutenir qu’une telle violation se justifie lorsque c’est le seul moyen de défendre les droits du demandeur. On pourrait également affirmer qu’un tribunal serait éventuellement justifié d’abandonner la présomption susmentionnée de bonne volonté de la part du gouvernement, dans le cas où un gouvernement n’aurait pas tenu compte de mesures judiciaires antérieures moins attentatoires et aurait, de ce fait, compromis leur efficacité. À notre avis, aucun de ces arguments ne pouvait être invoqué en l’espèce.
136 En ce qui concerne le premier argument, si les auditions avaient pour but de défendre les droits des demandeurs en donnant à ces derniers la possibilité de faire exécuter ou modifier la réparation, d’autres solutions existaient. Si les demandeurs avaient eu l’impression que le gouvernement ne se conformait pas à une partie quelconque de l’ordonnance, ils auraient pu déposer une requête pour outrage. Les juges majoritaires semblent affirmer qu’en l’espèce des poursuites pour outrage auraient encore moins permis d’assurer l’exécution diligente de l’ordonnance, sans pour autant respecter davantage le principe de la séparation des pouvoirs. Toutefois, nous tenons à souligner qu’il existe, en Nouvelle-Écosse et dans d’autres ressorts, des procédures accélérées qui permettent de régler rapidement et efficacement les litiges. De plus, l’ordonnance enjoignant de rendre compte, dont il est question en l’espèce, interdisait de s’adresser à un autre juge pour obtenir réparation et était donc encore plus restrictive que des poursuites pour outrage. Qui plus est, les poursuites pour outrage respectent davantage la nature de notre système accusatoire, qui repose sur la règle de common law voulant que la gestion des litiges relève d’abord et avant tout des parties (voir J. I. H. Jacob, The Fabric of English Civil Justice (1987), p. 13). Par contre, la présente ordonnance enjoignant de rendre compte investit le juge de première instance d’un rôle continu et inapproprié de surveillance et d’enquête, et ce, malgré la possibilité de recourir à l’autre solution bien établie, aussi efficace et peu attentatoire que sont les poursuites pour outrage.
137 Il est donc clair que l’ordonnance enjoignant de rendre compte ne représentait pas le seul moyen de défendre les droits des demandeurs et que le recours à une autre solution aisément accessible aurait été conforme à une caractéristique fondamentale de notre système juridique. Si cette autre solution avait été utilisée, la compétence que les tribunaux possèdent en matière de réparation n’aurait pas reçu une interprétation large au point d’investir les tribunaux judiciaires et administratifs de pouvoirs qu’ils n’ont « jamais été censés exercer » (Dunedin, précité, par. 22). D’ailleurs, il importe de souligner qu’il n’est pas clair que des poursuites pour outrage auraient été nécessaires en l’espèce. Nous voulons simplement indiquer que si une intervention judiciaire s’était révélée nécessaire pour assurer le respect des délais en cause, le recours à cette autre solution n’aurait pas eu pour effet d’élargir démesurément les pouvoirs du tribunal.
138 Enfin, il nous est difficile d’imaginer une situation où l’atteinte au droit fondamental d’une partie d’être informée serait utile pour défendre les droits que la Charte garantit à une autre partie. De toute façon, la question ne se pose pas en l’espèce. Le juge de première instance n’avait pas à rendre une telle ordonnance attentatoire pour faire respecter les droits garantis aux demandeurs par l’art. 23. Compte tenu de l’absence de lien causal entre l’atteinte au droit des parties d’être informées et l’efficacité de la réparation censée être accordée, nous sommes d’avis de conclure que cette atteinte ne peut pas être qualifiée de convenable au sens du par. 24(1).
139 Le second argument ne s’applique tout simplement pas en l’espèce. À la lumière des faits, nous n’avons pas à déterminer si l’omission antérieure du gouvernement de respecter les droits en cause peut vraiment justifier la délivrance d’ordonnances réparatrices qui violent les principes de l’équité procédurale et de la séparation des pouvoirs. Le gouvernement de la Nouvelle‑Écosse n’a pas refusé de se conformer à une ordonnance réparatrice ou à un jugement déclaratoire antérieurs portant sur les obligations particulières qui lui incombent dans le cas qui nous occupe. En l’absence d’une ordonnance de cette nature, il est impossible de déterminer si, en l’espèce, le gouvernement aurait réagi à un simple jugement déclaratoire ou à une simple injonction de respecter des délais, étant donné que ces mesures sont incorporées à l’ordonnance dans laquelle le juge prétend se déclarer compétent pour superviser des auditions de comptes rendus. On ne peut donc pas affirmer que l’ordonnance du juge de première instance a réussi là où des mesures réparatrices moins attentatoires ont échoué.
140 En outre, ce que le gouvernement de la Nouvelle‑Écosse devait faire pour s’acquitter de ses obligations conformément à l’art. 23 n’était pas clair au procès. Le juge de première instance n’avait pas devant lui un gouvernement qui savait comment remplir ses obligations, mais refusait de le faire. En réalité, la question à laquelle le juge devait répondre était justement de savoir ce qu’il fallait faire pour se conformer à l’art. 23. Par conséquent, l’ordonnance rendue en l’espèce n’était pas justifiée par le besoin de vaincre la réticence d’un gouvernement bien au fait de ce que l’art. 23 commandait dans les circonstances. Le choix d’une réparation doit tenir compte de la nature et de la structure de l’ordre constitutionnel canadien, dont l’une des caractéristiques importantes demeure la présomption de collaboration entre les branches du gouvernement. Par conséquent, à moins de démontrer que cet équilibre constitutionnel a été rompu en raison de la réticence manifeste de l’exécutif à se conformer à une ordonnance du tribunal qui le visait directement, une intervention accrue des tribunaux dans l’administration publique est rarement appropriée.
141 Lors du choix et de l’examen des réparations visées au par. 24(1), il importe de se rappeler que le caractère convenable d’une réparation doit faire l’objet d’une analyse ex ante. Le simple fait qu’une ordonnance réparatrice ait eu l’effet souhaité n’est pas pertinent pour en déterminer le caractère convenable. Nous estimons que l’évaluation ex ante doit tenir compte des risques inhérents à une réparation donnée. Comme le juge Freeman l’a fait remarquer dans ses motifs dissidents en l’espèce, si le juge de première instance [traduction] « se méprenait sur le degré de coopération qu’il pouvait attendre des parties, il risquait l’échec » (par. 84). Le fait que la réussite ou l’échec de la réparation ait été tributaire des capacités d’un juge donne à réfléchir en soi. Selon nous, pour décider si une réparation est convenable, il faut prendre en considération la réparation elle-même et non la capacité particulière d’un juge de la gérer. Qui plus est, une réparation ne doit pas être jugée convenable lorsqu’une évaluation ex ante approfondie permet de constater qu’elle violera sûrement des principes juridiques et constitutionnels fondamentaux. Par contre, les réparations possibles qui ne causent pas de telles violations doivent être jugées plus convenables.
142 Dans l’examen du caractère convenable d’une réparation, la question du délai requis pour la mise à exécution est liée à celle plus générale de l’efficacité de la mesure. Il importe de rappeler le contexte dans lequel notre Cour a examiné la question de l’efficacité dans l’arrêt Dunedin, précité. Il s’agissait de savoir si un juge de paix agissant en tant que juge du procès en vertu de la Loi sur les infractions provinciales de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. P.33, était un tribunal compétent pour condamner la Couronne aux dépens en cas de violation de la Charte. La Cour a alors statué que, si le tribunal des infractions provinciales était privé de ce pouvoir, un accusé pourrait se voir refuser l’accès à un moyen reconnu de remédier à une violation de la Charte (par. 82).
143 En l’espèce, le refus de reconnaître aux cours supérieures le pouvoir d’ordonner la tenue d’auditions de comptes rendus n’empêcherait sûrement pas les demandeurs d’obtenir une réparation reconnue fondée sur la Charte, vu qu’une telle ordonnance est toujours taillée sur mesure. Qui plus est, nier ce pouvoir aux cours supérieures n’empêcherait pas pour autant les demandeurs de se prévaloir de ce que leur garantit l’art. 23, à savoir la fourniture en temps utile d’établissements d’enseignement dans la langue de la minorité. D’ailleurs, si la description que les appelants donnent de l’objet des auditions de comptes rendus est exacte, on voit difficilement comment ces auditions auraient pu être plus efficaces qu’un délai de construction assorti de la possibilité d’une ordonnance pour outrage au tribunal. À notre avis, la possibilité de se voir infliger cette sanction prévue par la loi en cas de non‑respect de l’ordonnance enjoignant de respecter certains délais de construction aurait incité le gouvernement à remédier à la violation de l’art. 23 tout autant que des auditions de comptes rendus dans le cadre desquelles le juge n’était pas habilité à rendre des ordonnances supplémentaires. En outre, sur le plan des principes constitutionnels, cette mesure incitative n’aurait pas, en raison de sa nature légale, politisé indûment les rapports entre les pouvoirs judiciaire et exécutif.
144 Il y a également lieu de souligner que l’ordonnance du juge de première instance n’est pas compatible avec la déclaration de compétence de notre Cour dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721. Dans cette affaire, loin de prétendre superviser l’exécution d’une réparation, la Cour s’est déclarée compétente pour demander au gouvernement de l’aider à concevoir la réparation à accorder. Elle n’a donc pas outrepassé son rôle constitutionnel en prétendant superviser une action administrative. En fin de compte, la Cour a respecté la capacité de l’exécutif de faire les choix nécessaires pour se conformer aux exigences de la Constitution.
VII. Conclusion
145 En définitive, le juge de première instance a violé à la fois un principe d’équité procédurale et le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, et il n’est pas évident que d’autres mesures réparatrices moins attentatoires auraient donné le résultat souhaité. Quoiqu’il soit nécessaire de faire montre de déférence à l’égard des décisions que les juges de première instance rendent en matière de réparation, nous croyons que l’application de cette règle doit être tempérée lorsque des principes de droit fondamentaux sont menacés. Compte tenu de ces principes et de l’existence d’autres réparations que le juge n’avait pas préalablement testées, nous estimons qu’en l’espèce la déclaration de compétence du juge de première instance n’était pas convenable et juste au sens du par. 24(1). La Cour d’appel a donc eu raison de juger inopérante l’ordonnance dans laquelle le juge de première instance s’est déclaré compétent pour procéder à des auditions de comptes rendus.
146 En conclusion, nous revenons à l’objet sous-jacent du par. 24(1) en mentionnant un passage de l’arrêt Mills, précité, p. 952-953, où le juge McIntyre tient les propos suivants :
En premier lieu, on doit reconnaître que la compétence des différentes juridictions canadiennes est fixée par les législatures des provinces et par le Parlement du Canada. Il n’appartient nullement aux juges d’attribuer à tel ou tel tribunal compétence relativement à certaines questions. Cette fonction se trouve complètement en dehors du ressort des tribunaux . . .
. . . L’absence dans la Charte de dispositions et de directives touchant la compétence confirme le point de vue selon lequel celle-ci n’était pas censée provoquer le bouleversement du système judiciaire canadien. Au contraire, elle doit s’insérer dans le système actuel de la procédure judiciaire canadienne.
147 L’évolution harmonieuse du droit en matière de réparation fondée sur la Constitution exige que les tribunaux concilient leur obligation d’agir conformément à leur compétence juridictionnelle avec la nécessité d’assurer complètement le respect des droits du demandeur. Considérer que le par. 24(1) donne carte blanche aux tribunaux non seulement « provoquer[ait] le bouleversement du système judiciaire canadien », mais encore serait injuste pour les parties qui demandent aux tribunaux de régler leurs différends conformément à des principes de droit fondamentaux. À notre avis, pour respecter les exigences de légitimité et de certitude auxquelles est assujettie une réparation convenable et juste au sens du par. 24(1) de la Charte, il faut dûment prendre en considération les principes d’équité procédurale et de la séparation des pouvoirs.
Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Major, Binnie, LeBel et Deschamps sont dissidents.
Procureurs des appelants : Patterson Palmer, Halifax.
Procureur de l’intimé : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador : Procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, St. John’s.
Procureur de l’intervenant le Commissaire aux langues officielles du Canada : Commissariat aux langues officielles, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante la Fédération nationale des conseillères et conseillers scolaires francophones : Patterson Palmer, Moncton.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des associations de juristes d’expression française de Common Law Inc. : Balfour Moss, Regina.
Procureurs de l’intervenant le Conseil scolaire acadien provincial : Merrick Holm, Halifax.