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19/07/2024 | CANADA | N°2024CSC26

Canada | Canada, Cour suprême, 19 juillet 2024, Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26

 

 
Appel entendu : 7 décembre 2023
Jugement rendu : 19 juillet 2024
Dossier : 40241


 
Entre :
 
Procureur général du Canada
Appelant
 
et
 
Joseph Power
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britanniqu

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COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26

 

 
Appel entendu : 7 décembre 2023
Jugement rendu : 19 juillet 2024
Dossier : 40241

 
Entre :
 
Procureur général du Canada
Appelant
 
et
 
Joseph Power
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, Fisher River Cree Nation, Sioux Valley Dakota Nation, Manto Sipi Cree Nation, Lake Manitoba First Nation, Femmes autochtones du Québec Inc., présidente du Sénat, David Asper Centre for Constitutional Rights, Association canadienne des libertés civiles, Canadian Constitution Foundation, Queen’s Prison Law Clinic, Société John Howard du Canada, British Columbia Civil Liberties Association, West Coast Prison Justice Society et président de la Chambre des communes
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 

Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 119)

Le juge en chef Wagner et la juge Karakatsanis (avec l’accord des juges Martin, O’Bonsawin et Moreau)

 

 

Motifs dissidents en partie :
(par. 120 à 253)

Le juge Jamal (avec l’accord du juge Kasirer)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 254 à 383)

Le juge Rowe (avec l’accord de la juge Côté)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Procureur général du Canada                                                                        Appelant
c.
Joseph Power                                                                                                      Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec,
procureur général de la Nouvelle-Écosse,
procureur général du Nouveau-Brunswick,
procureur général du Manitoba,
procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta,
procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador,
Fisher River Cree Nation, Sioux Valley Dakota Nation,
Manto Sipi Cree Nation, Lake Manitoba First Nation,
Femmes autochtones du Québec Inc., présidente du Sénat,
David Asper Centre for Constitutional Rights,
Association canadienne des libertés civiles,
Canadian Constitution Foundation, Queen’s Prison Law Clinic,
Société John Howard du Canada,
British Columbia Civil Liberties Association,
West Coast Prison Justice Society et
président de la Chambre des communes                                                Intervenants
Répertorié : Canada (Procureur général) c. Power
2024 CSC 26
No du greffe : 40241.
2023 : 7 décembre; 2024 : 19 juillet.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel du nouveau‑brunswick
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Réparation — Dommages‑intérêts — Dispositions législatives adoptées par le Parlement et subséquemment déclarées inconstitutionnelles — Action en dommages‑intérêts intentée par le demandeur contre la Couronne pour violation de ses droits garantis par la Charte découlant de l’adoption des dispositions législatives — Une condamnation de la Couronne à des dommages‑intérêts peut‑elle constituer une réparation convenable au sens de la Charte pour l’adoption de dispositions législatives déclarées par la suite inconstitutionnelles? — Charte canadienne des droits et libertés, par. 24(1).
                    En 1996, P a été déclaré coupable de deux actes criminels. Il a été condamné et a purgé sa peine. Après sa libération, P a présenté une demande de suspension de son casier, mais sa demande a été rejetée. À l’époque de sa déclaration de culpabilité, les personnes déclarées coupables d’actes criminels pouvaient demander une suspension du casier cinq ans après leur libération. Toutefois, les dispositions transitoires de lois adoptées depuis par le Parlement le rendaient de façon rétroactive inadmissible en permanence à la suspension de son casier. Les dispositions transitoires ont été déclarées inconstitutionnelles par des tribunaux dans d’autres affaires, et le Canada concède que leur application rétroactive viole les al. 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne saurait se justifier au regard de l’article premier. P a déposé un avis de poursuite dans lequel il réclame notamment des dommages‑intérêts sur le fondement du par. 24(1) de la Charte contre le Canada pour la violation de ses droits découlant de l’adoption des dispositions transitoires. En réponse à l’action introduite par P, le Canada a présenté une motion sur une question de droit, dans laquelle il pose deux questions :
1.  La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que des représentants et des ministres du gouvernement ont préparé et rédigé un projet de loi que le législateur a adopté et qui a subséquemment été déclaré inopérant par un tribunal en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
2.  La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que le législateur a adopté un texte législatif qui a par la suite été déclaré inopérant par un tribunal en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
                    Le juge saisi de la motion a répondu par l’affirmative aux deux questions, concluant que le gouvernement n’avait droit qu’à une immunité restreinte contre une condamnation à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle. La Cour d’appel a rejeté l’appel du Canada et a souscrit à la conclusion du juge saisi de la motion selon laquelle le gouvernement ne jouit pas d’une immunité absolue dans l’exercice de son pouvoir législatif.
                    Arrêt (les juges Kasirer et Jamal sont dissidents en partie et les juges Côté et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Martin, O’Bonsawin et Moreau : Il y a lieu de répondre par l’affirmative aux questions. L’État n’a pas droit à une immunité absolue contre toute responsabilité en dommages‑intérêts lorsqu’il adopte une loi inconstitutionnelle qui viole les droits garantis par la Charte. Comme la Cour l’a conclu dans l’arrêt Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, l’État peut être tenu de verser des dommages‑intérêts fondés sur la Charte si la loi est clairement inconstitutionnelle ou participait d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. L’immunité absolue ne permet pas de concilier adéquatement les principes constitutionnels qui protègent l’autonomie législative, tels que la souveraineté parlementaire et le privilège parlementaire, ainsi que les principes qui exigent que le gouvernement soit tenu responsable d’avoir violé des droits garantis par la Charte, comme la constitutionnalité et la primauté du droit. Chacun de ces principes est un élément essentiel du droit constitutionnel canadien, et il faut tous les respecter pour assurer une séparation adéquate des pouvoirs. En mettant le gouvernement à l’abri de toute responsabilité même dans les circonstances les plus graves, l’immunité absolue contournerait les principes qui exigent la reddition de comptes par le gouvernement.
                    Le paragraphe 32(1) et l’art. 24 de la Charte, de même que le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, consacrent le rôle de la cour de tenir le gouvernement responsable des violations de la Charte. Selon le par. 32(1), le Parlement fédéral et les législatures provinciales peuvent faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Une déclaration d’invalidité prononcée en application du par. 52(1), le premier et le plus important des recours lorsqu’il est question d’une loi inconstitutionnelle, permet aux tribunaux de protéger les droits garantis par la Charte tout en respectant le rôle distinct que joue le législateur dans l’ordre constitutionnel canadien. En ce qui concerne le par. 24(1), il prévoit une réparation personnelle en ce sens qu’elle est propre à la violation des droits du demandeur; il s’agit d’une réparation de droit public tout à fait particulière contre l’État qui ne devrait pas être assimilée aux réparations de droit privé. Condamner l’État à verser des dommages‑intérêts à titre de réparation fondée sur le par. 24(1) pour avoir outrepassé les pouvoirs que lui confère la loi est reconnu depuis longtemps comme une exigence importante de la primauté du droit. Dans l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, la Cour a énoncé une analyse en quatre étapes pour déterminer si des dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste : (1) un droit garanti par la Charte a‑t‑il été violé; (2) les dommages‑intérêts rempliraient‑ils au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation; (3) l’État a‑t‑il démontré que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes; (4) quel est le montant convenable des dommages‑intérêts?
                    Bien qu’il existe une présomption générale contre le fait de jumeler les réparations fondées sur les par. 24(1) et 52(1), aucune restriction catégorique ne l’empêche. L’existence d’un autre recours est une considération qui peut faire contrepoids selon l’analyse établie dans Ward; cependant, pourvu que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte n’emporte pas duplication, il doit rester possible de combiner un jugement déclaratoire et des dommages‑intérêts dans les cas où un jugement déclaratoire ne répondrait pas aux besoins fonctionnels d’indemnisation, de défense du droit ou de véritable dissuasion contre toute nouvelle violation. Bien que les préoccupations relatives au bon gouvernement peuvent l’emporter sur l’octroi de dommages‑intérêts, il ne suffit pas de simplement prétendre que l’octroi de dommages‑intérêts aura un effet paralysant sur le gouvernement pour faire échec au droit fonctionnel du demandeur à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte établi aux première et deuxième étapes de l’analyse énoncée dans Ward. Les dommages‑intérêts peuvent contribuer au bon gouvernement en favorisant la conformité à la Constitution et en ayant un effet de dissuasion contre les violations de la Charte. L’immunité restreinte dont bénéficie l’État relativement à l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle est compatible avec les principes constitutionnels qui sous‑tendent l’autonomie et la responsabilité du législateur et est celle qui les concilie le mieux : la souveraineté parlementaire, la séparation des pouvoirs, le privilège parlementaire, l’interprétation large et téléologique des droits et des dispositions réparatrices contenus dans la Charte ainsi que le constitutionnalisme et la primauté du droit.
                    Premièrement, il ne faut pas confondre le principe de la souveraineté parlementaire et la suprématie du Parlement. La souveraineté parlementaire ne signifie pas que le Parlement est au‑dessus de la Constitution; il demeure plutôt assujetti aux contraintes et aux mécanismes de reddition de comptes prévus dans la Constitution, y compris la Charte. La suprématie de la Constitution par rapport au Parlement est bien reconnue chaque fois que s’applique l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’immunité restreinte n’affaiblit pas le pouvoir du Parlement d’adopter et d’abroger des lois dans les limites de la Constitution.
                    Deuxièmement, l’immunité restreinte est compatible avec la séparation des pouvoirs. La séparation des pouvoirs ne signifie pas que chaque branche travaille en vase clos. La Cour n’a jamais adopté un système étanche de séparation; elle a plutôt toujours insisté sur le fait qu’elles doivent éviter d’empiéter indûment les unes sur les autres, ce qui dépend entièrement des circonstances et des principes constitutionnels en jeu. Ordonner au législateur de verser des dommages‑intérêts fondés sur la Charte lorsqu’il abuse gravement de son pouvoir législatif ne constitue pas une ingérence indue des tribunaux dans le processus législatif. Les dommages‑intérêts sont plutôt une réparation après le fait en cas de violation de la Charte. Cependant, le respect de la fonction législative exige un seuil de responsabilité élevé pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle.
                    Troisièmement, les tribunaux peuvent respecter le privilège parlementaire lorsqu’ils appliquent le seuil d’immunité restreinte. Le privilège parlementaire offre au législateur les outils dont il a besoin pour exécuter ses principales fonctions. Il protège certains domaines d’activité législative d’une révision externe : par exemple, le privilège parlementaire donne aux membres de la législature la liberté d’expression dont ils ont besoin pour exercer leur pouvoir législatif sans craindre d’engager leur responsabilité, et protège contre la contraignabilité de certains types de preuve, comme le témoignage des députés du Parlement. La protection de ces processus est essentielle à la structure constitutionnelle du Canada et au fonctionnement de sa démocratie. Le privilège parlementaire ne saurait être subordonné à d’autres parties de la Constitution ou affaibli par celles‑ci. Cependant, les dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle ne sont pas réclamés contre des membres individuels participant au processus législatif, mais plutôt directement contre l’État. Le fondement de la responsabilité de l’État en dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) est la violation du droit garanti au demandeur par la Charte. La conduite de l’État dans le processus législatif n’est pas un fondement distinct de la responsabilité mais sert plutôt à déterminer si les dommages‑intérêts sont une réparation convenable et juste pour la violation causée par l’adoption de la loi enfreignant la Charte. La responsabilité de l’État pour une loi inconstitutionnelle ne met pas en jeu l’immunité personnelle des membres à l’égard des discours parlementaires. Elle n’entrave pas non plus le pouvoir du Parlement de contrôler ses propres débats et travaux, ni ne dicte la manière dont la fonction législative est exercée. Le privilège parlementaire ne doit pas s’étendre au‑delà de ce qui est nécessaire pour protéger les fonctions démocratiques fondamentales du législateur. Le privilège parlementaire peut cependant empêcher les demandeurs de produire certains types d’éléments de preuve liés au processus législatif, et limiter ainsi la capacité pratique du demandeur de satisfaire au seuil dans un cas donné. Toutefois, cette possibilité n’empêche pas qu’une telle cause d’action soit invoquée en principe.
                    Quatrièmement, une immunité absolue ne tient pas compte des principes reconnus dans la jurisprudence en matière de réparations constitutionnelles. Elle laisse peu de place aux principes qui sous‑tendent l’obligation du législateur de rendre des comptes, notamment l’interprétation large et téléologique des droits et des dispositions réparatrices contenus dans la Charte ainsi que le constitutionnalisme et la primauté du droit. Une immunité absolue protégerait le gouvernement contre toute action en dommages‑intérêts relativement à toute loi inconstitutionnelle, si flagrante soit‑elle, et permet à un ensemble restreint de droits constitutionnels de prévaloir dans l’analyse.
                    Le seuil d’immunité élevé établi par la Cour dans l’arrêt Mackin est valable en droit depuis plus de deux décennies. Il n’a eu pour effet ni de compromettre l’efficacité gouvernementale ni d’entraîner une avalanche d’actions en dommages‑intérêts contre l’État. Bien que la Cour puisse s’écarter d’un précédent lorsqu’il y a une raison impérieuse de le faire, il n’existe aucune raison impérieuse d’infirmer l’arrêt Mackin. Le seuil de l’immunité restreinte établi dans l’arrêt Mackin est évalué à la troisième étape du cadre d’analyse de l’arrêt Ward et peut être reformulé comme suit : la défense de l’efficacité gouvernementale l’emportera à moins que la loi soit clairement inconstitutionnelle ou qu’elle participe d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Si le seuil n’est pas atteint, la balance des principes constitutionnels penche du côté de l’immunité de l’État. Dans de tels cas, l’impératif constitutionnel selon lequel le gouvernement doit bénéficier de l’autonomie nécessaire pour gouverner efficacement l’emportera sur la demande de dommages‑intérêts.
                    Les juges Kasirer et Jamal (dissidents en partie) : Le pourvoi devrait être accueilli en partie et il y a lieu de répondre à la première question par la négative. La Couronne bénéficie d’une immunité absolue à l’égard des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte lorsqu’elle prépare et rédige des lois primaires qui sont par la suite déclarées inconstitutionnelles. Cette conduite est à l’abri de l’intervention des tribunaux en raison des catégories établies de privilège parlementaire, soit la liberté de parole et le contrôle des travaux parlementaires. Les tribunaux n’ont pas compétence pour contrôler l’exercice du privilège parlementaire relevant de ces catégories établies ou pour imputer la responsabilité relativement à celui‑ci. Il y a lieu de répondre à la seconde question par l’affirmative, mais avec certaines réserves : des dommages‑intérêts ne peuvent être accordés sur le fondement du par. 24(1) que pour des préjudices découlant de l’adoption de lois « clairement inconstitutionnelles ». L’arrêt Mackin devrait être clarifié afin d’éliminer la mauvaise foi et l’abus de pouvoir dans l’adoption de lois primaires comme motifs justifiant l’octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte, car ils empiètent inévitablement sur les catégories établies de privilège parlementaire. Ils mettraient aussi la séparation des pouvoirs à rude épreuve en demandant aux tribunaux de connaître des questions non justiciables. La Couronne peut toutefois être tenue de verser des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) pour les préjudices causés par un texte législatif « clairement inconstitutionnel ». Le critère du caractère clairement inconstitutionnel est une norme nuancée qui protège dûment l’autonomie du Parlement et l’immunité restreinte qui est nécessaire pour permettre aux législateurs de remplir leurs fonctions, tout en employant une approche téléologique à l’égard des réparations fondées sur le par. 24(1) visant à défendre les droits de la Charte.
                    La doctrine du privilège parlementaire désigne la somme des privilèges, pouvoirs et immunités des deux chambres du Parlement fédéral ou des assemblées législatives provinciales et de leurs députés, lesquels sont nécessaires à leur fonctionnement en tant qu’organes législatifs. Le privilège parlementaire aide la démocratie constitutionnelle du Canada à préserver la séparation fondamentale des pouvoirs entre les organes législatif, exécutif et judiciaire du gouvernement, en protégeant certains domaines d’activité législative d’une révision externe. Le privilège parlementaire fait partie de la Constitution du Canada. Puisqu’une partie de la Constitution ne peut être abrogée ou atténuée par une autre partie de la Constitution, les actions ou les conduites protégées par le privilège parlementaire ne sont pas assujetties à la Charte. Une fois l’existence d’une catégorie de privilège parlementaire établie, la conduite ou les activités qui sont elles‑mêmes un exercice de ce privilège ne sont pas assujetties à un examen par les tribunaux, même lorsqu’il est allégué qu’une telle conduite ou de telles activités violent la Charte. Il s’ensuit qu’une telle conduite ou de telles activités ne sauraient être le fondement d’une violation de la Charte et ne peuvent donc pas donner lieu à une réparation fondée sur la Charte, comme des dommages‑intérêts au titre du par. 24(1).
                    En l’espèce, trois points non contestés concernant les questions en cause guident l’analyse. Premièrement, personne ne conteste que les questions, qui portent sur la responsabilité de la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive, désigne la responsabilité de l’organe exécutif du gouvernement canadien, et non de la législature. Deuxièmement, personne ne conteste non plus que la Charte, notamment le par. 24(1), s’applique au Parlement et au gouvernement du Canada aux termes de l’al. 32(1)a) de la Charte. Troisièmement, les réparations fondées sur le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et celles fondées sur le par. 24(1) de la Charte peuvent être combinées. Une réparation sera convenable et juste au sens où on l’entend pour l’application du par. 24(1) lorsqu’elle sert les objectifs généraux de la Charte en indemnisant le demandeur pour toute perte, en défendant les droits en cause ou en décourageant la perpétration d’autres violations.
                    Les deux questions devant la Cour soulèvent des considérations distinctes relatives au privilège parlementaire concernant, à la question 1, le processus législatif de préparation et de rédaction des lois, et à la question 2, les motifs pour lesquels une loi, une fois adoptée, peut faire l’objet d’un contrôle. En ce qui a trait à la première question, la Couronne ne peut être tenue responsable de la préparation et de la rédaction des lois. Les représentants et les ministres du gouvernement qui prennent part à la préparation et à la rédaction des projets de loi jouissent du privilège parlementaire de la liberté de parole à l’égard des propos ou de la conduite en lien avec leur travail législatif. Il ne faut pas se pencher sur la nature de la personne visée pour trancher la question de savoir si le privilège s’applique, mais sur les activités auxquelles elle prend part et sur la nécessité de ces activités en ce qui a trait aux fonctions législatives fondamentales. Les débats législatifs vigoureux, qui relèvent du privilège de la liberté de parole, sont l’élément vital des activités courantes du Parlement. Exposer la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, à une responsabilité en dommages‑intérêts pour la conduite de représentants et de ministres du gouvernement dans la préparation et la rédaction de lois empiéterait inévitablement sur cette catégorie de privilège parlementaire.
                    Comme dans le cas du privilège de la liberté de parole, exposer la Couronne à une responsabilité à l’égard des propos ou de la conduite des représentants et des ministres du gouvernement dans la préparation et la rédaction des lois empiéterait inévitablement sur le privilège établi visant les travaux du Parlement. Ce privilège est large : il vise tout ce que dit ou fait un membre du Parlement dans l’exercice de ses fonctions de membre d’un comité d’une des Chambres, de même que tout ce qui est fait ou dit dans les Chambres dans le cadre des travaux du Parlement. Il s’étend également aux affaires qui se déroulent à l’extérieur des chambres du Parlement. Les paroles et la conduite des membres occupés à quelque chose qui est étroitement et nécessairement lié aux travaux parlementaires se voient accorder un privilège absolu. On ne saurait raisonnablement prétendre que la préparation et la rédaction de lois ne sont pas des tâches qui sont étroitement et nécessairement liées aux travaux du Parlement.
                    Le privilège parlementaire est une question préliminaire de compétence suivant le cadre d’analyse de l’arrêt Ward concernant les dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte. Dès lors que l’existence d’une catégorie reconnue de privilège parlementaire est démontrée, l’exercice du privilège ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire, même pour des motifs fondés sur la Charte. Cette conclusion est une conséquence directe de la nature constitutionnelle du privilège parlementaire et de sa qualité de règle de compétence judiciaire. Le privilège ne peut faire l’objet d’une mise en balance par le tribunal visant à déterminer si les préoccupations relatives au bon gouvernement faisant contrepoids à la troisième étape de l’analyse établie dans l’arrêt Ward l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. L’existence du privilège signifie plutôt que les tribunaux n’ont pas compétence pour entreprendre un examen approfondi. De plus, dans l’exercice de sa fonction exécutive, la Couronne ne peut être tenue responsable du travail des ministres et autres représentants du gouvernement dans la préparation et la rédaction de lois parce que, ce faisant, ceux‑ci exercent des fonctions législatives plutôt qu’exécutives. Une telle conduite ne constitue pas une conduite de la Couronne pouvant être attribuée à l’organe exécutif et pouvant emporter la responsabilité de la Couronne dans le cadre d’une action intentée en vertu du par. 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.
                    En ce qui concerne la deuxième question, si elle est interprétée comme se rapportant à celle de savoir si un texte de loi qui viole la Charte peut éventuellement donner lieu à des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) une fois le projet de loi adopté et le processus législatif terminé, la réponse est un « oui » nuancé. La règle d’immunité restreinte établie dans l’arrêt Mackin devrait être modifiée afin de préciser que la Couronne peut être tenue de verser des dommages-intérêts pour la violation des droits garantis par la Charte causée par une loi, seulement lorsqu’il est démontré que cette loi était « clairement inconstitutionnelle » au moment de son adoption. Il existe des raisons impérieuses de réexaminer l’arrêt Mackin. Aucune des décisions citées dans cet arrêt n’appuie la condamnation de la Couronne à verser des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour des préjudices causés par une loi primaire inconstitutionnelle. Le test énoncé dans l’arrêt Mackin entre par ailleurs en conflit avec la doctrine du privilège parlementaire, de même qu’avec la séparation des pouvoirs et les principes de justiciabilité. Aucun de ces points n’a été débattu dans l’arrêt Mackin, et la Cour ne les a pas examinés dans ses motifs.
                    Les critères de la mauvaise foi et de l’abus de pouvoir établis dans l’arrêt Mackin ne sont pas appropriés pour ce qui est de l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte concernant une loi primaire inconstitutionnelle parce qu’ils entrent en conflit avec la doctrine du privilège parlementaire et les principes de justiciabilité, et mettent la séparation des pouvoirs à rude épreuve. La doctrine du privilège parlementaire empêche aussi les tribunaux de se prononcer sur le processus d’adoption des lois. L’examen minutieux des lois à la recherche de preuves de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, même après leur adoption, forcerait inévitablement les tribunaux à se prononcer sur le processus législatif, ce qui excède leur compétence. Les tribunaux ne peuvent « faire un procès » au Parlement.
                    De plus, se demander si la loi primaire était empreinte de mauvaise foi ou si elle impliquait un abus de pouvoir en tant que critères pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte compromettrait la séparation des pouvoirs en obligeant les tribunaux à examiner des questions qui ne sont pas justiciables. La justiciabilité renvoie à un ensemble de règles, de normes et de principes jurisprudentiels qui délimitent le champ d’application de l’intervention judiciaire dans la vie sociale, politique et économique. Un tribunal peut refuser de répondre à une question pour cause de justiciabilité si le fait d’y répondre lui ferait outrepasser le rôle constitutionnel qui lui est propre, ou s’il ne peut fournir de réponse relevant de son champ d’expertise. Une fois que la loi a été déclarée inconstitutionnelle, il n’existe tout simplement aucune mesure juridique à partir de laquelle on peut évaluer si elle était de mauvaise foi ou si elle impliquait un abus de pouvoir. Le fait de se demander si la loi est empreinte de mauvaise foi ou si elle constitue un abus de pouvoir exige que le tribunal se prononce sur le contenu de la loi autrement que sur le plan de sa constitutionnalité, ce qui constitue une déviation vers l’appréciation de la sagesse de la loi ou de la politique qui la sous‑tend, rôle qui n’appartient pas aux tribunaux. Il faut distinguer l’utilisation appropriée des débats parlementaires comme preuve relative au contexte historique ou à l’objet dans le cadre d’une interprétation législative, de son utilisation inappropriée visant à prouver que la loi est empreinte de mauvaise foi. La première utilisation ne porte pas atteinte à la liberté de parole ou à l’intégrité des travaux parlementaires; la seconde, oui.
                    Dans le contexte de l’adoption de textes de loi, l’immunité absolue va au‑delà de ce qui est nécessaire pour la protection du privilège parlementaire et de la séparation des pouvoirs. Le respect de ces deux impératifs constitutionnels peut être assuré par un critère axé sur la question de savoir si la loi en tant que telle violait clairement les normes constitutionnelles établies au moment de son adoption. Une immunité restreinte ou assortie de réserves permet de préserver le pouvoir que le par. 24(1) confère aux tribunaux d’élaborer des réparations qui défendent les droits et libertés de la Charte de façon significative, tout en assurant que l’efficacité gouvernementale n’est pas compromise par une responsabilité de l’État trop large empiétant sur le privilège parlementaire. Pour répondre aux préoccupations relatives au bon gouvernement à la troisième étape du cadre d’analyse de l’arrêt Ward, le demandeur doit démontrer que la loi était clairement inconstitutionnelle, en ce sens que l’inconstitutionnalité était facilement ou manifestement démontrable au moment de l’adoption de la loi et qu’elle ne pouvait faire l’objet d’un débat sérieux. Une telle norme est axée sur les extrants législatifs plutôt que sur les intrants législatifs, et sur le fait que la loi contestée doit s’écarter considérablement de la norme constitutionnelle pour que des dommages‑intérêts puissent constituer une réparation convenable et juste aux termes du par. 24(1) de la Charte. La norme du caractère clairement inconstitutionnel permet aux tribunaux de se demander si la loi a un objet inconstitutionnel en tant que facteur à considérer lors d’une évaluation des dommages‑intérêts, et il s’agit d’un critère dûment élevé, mais pas au point d’être infranchissable pour les demandeurs. Si un texte de loi était clairement inconstitutionnel au moment de son adoption, cela devrait être facilement ou manifestement démontrable.
                    Les juges Côté et Rowe (dissidents) : Il y a lieu d’accueillir le pourvoi et de répondre aux deux questions par la négative. La préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi font nécessairement intervenir le privilège parlementaire, ce qui est fondamentalement incompatible avec la condamnation de la Couronne au paiement de dommages‑intérêts de la manière souhaitée. Tant le privilège parlementaire que la Charte sont des éléments de la Constitution du Canada. Aucun des deux ne subordonne l’autre. En droit constitutionnel, il faut donner effet à la Charte d’une manière qui soit compatible avec le privilège parlementaire. Le privilège parlementaire est ancré dans les tout premiers chapitres de l’histoire constitutionnelle du Canada et représente un legs hérité de la lutte entre la Couronne et le Parlement au Royaume‑Uni, une lutte qui remonte aux origines du Parlement. La Cour a la responsabilité de préserver l’héritage de l’ordre constitutionnel du Canada. Il ne convient pas de l’abandonner, et le privilège parlementaire ne devrait pas être subordonné au par. 24(1) de la Charte. Agir de la sorte reviendrait à s’écarter des précédents, et ce, de façon peu judicieuse.
                    Les arrangements constitutionnels du Canada (mis à part les droits ancestraux et issus de traités) sont formés de quatre composantes écrites et non écrites : les Lois constitutionnelles de 1867 et de 1982, les conventions constitutionnelles, la prérogative de la Couronne et le privilège parlementaire. Les composantes non écrites, y compris le privilège parlementaire, jouent un rôle nécessaire dans l’ordre constitutionnel canadien — elles ne font pas moins partie de la Constitution que n’en font partie les deux lois constitutionnelles. En outre, il existe des principes sous‑jacents (non écrits) qui contribuent à donner effet aux arrangements constitutionnels du Canada. Ces principes ne sont pas eux‑mêmes des composantes de la Constitution. Ils aident plutôt à interpréter la Constitution et à répondre à des questions qui ne sont pas prévues dans la Constitution. Ils n’ont pas de contenu de principe substantiel, et on ne peut s’appuyer sur eux pour contester la validité d’une loi. Les normes exprimées dans les principes sous-jacents ou non écrits que sont le constitutionnalisme et la primauté du droit ne sauraient servir de fondement pour écarter le privilège parlementaire, pas plus qu’elles ne peuvent servir de fondement pour invalider une loi. La souveraineté parlementaire et la séparation des pouvoirs (auxquelles s’ajoutent le constitutionnalisme et la primauté du droit) sont des principes sous‑jacents ou non écrits qui guident l’interprétation des composantes qui forment la Constitution, mais le privilège parlementaire est différent en ce qu’il fait lui‑même partie de la Constitution. Cette distinction est fondamentale.
                    La Loi constitutionnelle de 1867 a établi que le privilège parlementaire, qui était essentiel au fonctionnement de la Constitution en grande partie non écrite du Royaume‑Uni, ferait également partie de la Constitution du Canada; le préambule énonce que le Canada aura une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni. Le privilège parlementaire a aussi été traité explicitement à l’art. 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui prévoit que les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par une loi du Parlement du Canada. Par conséquent, le privilège parlementaire fut dès le départ une composante de la Constitution du Canada, et il le demeure aujourd’hui. Les composantes non écrites de la Constitution — dont le privilège parlementaire — ont continué de se voir donner fidèlement effet, parce qu’elles continuent de jouer un rôle crucial dans l’ordre constitutionnel du Canada.
                    Le privilège parlementaire a pour principale fonction de faire en sorte que le Parlement et les législatures provinciales puissent effectuer leur travail efficacement. L’objet du privilège est de reconnaître la compétence exclusive du Parlement d’examiner les plaintes qui se situent dans sa sphère d’activité protégée. Un processus en deux étapes s’applique lorsque les tribunaux doivent statuer sur une revendication de privilège. Premièrement, le tribunal doit évaluer si l’existence et la portée du privilège revendiqué ont été établies péremptoirement. Si c’est le cas, l’analyse du tribunal prend fin. La deuxième étape, qui n’est pas pertinente en l’espèce vu le caractère établi des privilèges en question, oblige le tribunal à évaluer la nécessité du privilège revendiqué.
                    Le privilège parlementaire assure à la législature une protection contre toute ingérence des deux autres organes de l’État, l’exécutif et le judiciaire. L’intervention de l’exécutif ou des tribunaux judiciaires dans le fonctionnement des législatures créerait inévitablement des délais, des perturbations et des incertitudes, et elle entraînerait des frais, paralysant les affaires de la nation. Pour cette raison, elle serait inacceptable.
                    Le privilège parlementaire structure en outre le dialogue entre les tribunaux et la législature. En délimitant la portée de ce qui peut faire l’objet d’une révision, ce privilège permet aux législatures de donner suite aux décisions dans lesquelles les tribunaux judiciaires interprètent la Constitution et, s’il y a lieu, invalident une loi. Le caractère dialogique de l’évolution constitutionnelle au Canada est reflété dans les affaires dites de « second regard » où la Cour a eu à se pencher sur le poids à accorder à des tentatives du Parlement de reformuler des lois pour donner suite à des décisions fondées sur le par. 52(1). Un thème qui revient constamment dans cette jurisprudence est le principe suivant lequel on ne devrait pas dissuader le Parlement d’essayer encore de reformuler une loi pour la rendre conforme à la Charte.
                    Le respect de la séparation des pouvoirs — laquelle a été maintes fois qualifiée de principe constitutionnel — fait obstacle au contrôle judiciaire du processus législatif. Subordonner le privilège parlementaire afin d’imposer des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi risque d’amener les tribunaux à surveiller le processus législatif.
                    En l’espèce, les privilèges invoqués sont le contrôle exclusif de la Chambre sur ses travaux, et le privilège relatif à la liberté de parole. Ils sont tous les deux bien établis, et ont pour source l’art. 9 du Bill of Rights de 1689, qui a établi que l’exercice de la liberté de parole et d’intervention dans les débats et délibérations du Parlement ne peut être contesté ou mis en cause devant un tribunal quelconque ni ailleurs qu’au Parlement. Il est accepté depuis longtemps que, pour être efficaces, ces privilèges doivent être détenus d’une façon absolue et constitutionnelle; la branche législative du gouvernement doit jouir d’une certaine autonomie à laquelle même la Couronne et les tribunaux ne peuvent porter atteinte. La jurisprudence où il est question de ces privilèges montre que la vaste protection que procure le fonctionnement du privilège parlementaire ne dépend pas du contenu que protège celui-ci. Ce qui importe, ce n’est pas ce qui a été dit ou ce en quoi a consisté la conduite contestée — c’est la question de savoir si la conduite en cause concerne la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles.
                    Le privilège parlementaire se rattache à l’ensemble du processus par lequel une loi est élaborée et adoptée. Il s’étend à l’éventail des acteurs parlementaires qui prennent part au processus législatif. Quand les ministres élaborent un projet de loi, ils s’acquittent de fonctions parlementaires. Malgré un inévitable chevauchement entre les fonctions exécutives et législatives inhérentes à leur travail lorsqu’ils élaborent un projet de loi, parce qu’ils participent au processus législatif ce faisant, le processus est généralement à l’abri du contrôle judiciaire.
                    Bien que l’existence et les limites du privilège parlementaire soient justiciables, son fonctionnement ne l’est pas. Dès qu’un tribunal constate l’existence d’un privilège et qu’il en décrit l’étendue, le rôle du tribunal prend fin. Il appartient à la législature elle‑même de déterminer si le privilège a été régulièrement exercé; de telles questions échappent à tout contrôle judiciaire. La grande latitude conférée au privilège parlementaire se reflète dans la manière dont la Cour a abordé les conflits apparents entre le privilège parlementaire et d’autres composantes de la Constitution. La solution, en cas de conflit entre le privilège parlementaire et une autre composante de la Constitution, consiste non pas à interpréter de manière atténuante les protections offertes par le privilège parlementaire, mais à interpréter les composantes constitutionnelles pertinentes de façon compatible. Il n’est pas loisible aux tribunaux de se mêler de la bonne foi des débats et des travaux parlementaires. Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps la signification déterminante du travail du Parlement et la nécessité que les parlementaires élaborent des lois et en débattent librement. Les privilèges parlementaires sont essentiels à la séparation des pouvoirs, car ils permettent aux parlementaires — individuellement et collectivement — de s’exprimer librement et d’agir sur des questions d’importance pour les Canadiens, y compris des questions controversées de politique publique, sans crainte d’ingérence de la part de la Couronne ou des tribunaux.
                    La Charte n’a pas annulé les préceptes constitutionnels fondamentaux qui sous‑tendaient la démocratie parlementaire britannique, ni marqué de « rupture nette » avec les structures constitutionnelles qui existaient avant l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982. L’adoption de la Charte doit plutôt être replacée dans le contexte plus large de l’évolution constitutionnelle du Canada. Beaucoup considèrent la Charte comme le document constitutionnel suprême. C’est faux. Il faut lire en corrélation toutes les parties de la Constitution, et aucune ne peut être subordonnée aux autres. Cela dit, la Charte s’accompagnait d’une transformation révolutionnaire en quelque sorte, de la nature et de la portée des demandes adressées par des plaideurs aux tribunaux pour qu’ils utilisent leur pouvoir en vue de favoriser l’atteinte d’objectifs que ces plaideurs n’avaient pas réalisés par le biais du processus électoral. Mais il n’appartient pas aux tribunaux de juger de la raison d’être ni de la sagesse de la volonté expresse du législateur ou de mettre en doute la sagesse des textes législatifs qui relèvent de la compétence des législatures. La tempérance et la modération en présence d’une telle invitation demeurent essentielles à l’appréciation par le judiciaire de sa propre position dans le système constitutionnel.
                    La théorie de la responsabilité à laquelle ont souscrit les juridictions inférieures en l’espèce élude la distinction entre la « Couronne » selon qu’elle exerce des fonctions exécutives ou législatives. La Constitution du Canada incorpore le système de gouvernement hérité de Westminster, qui a été modifié pour prendre en compte une structure fédérale au lieu d’un État unitaire. À partir de ces origines, la Constitution s’est développée par la suite. Dans l’ordre constitutionnel contemporain, la Couronne exerce plusieurs fonctions distinctes, fédérales et provinciales, exécutives et législatives. La Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive et la Couronne dans l’exercice de sa fonction législative sont distinctes. La Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive est le Roi (représenté par le gouverneur général) exerçant le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada, prorogé dans la Loi constitutionnelle de 1867, art. 9. Ces pouvoirs exécutifs sont exercés, suivant une convention constitutionnelle, par le premier ministre, le Cabinet et les pouvoirs publics en vertu d’une délégation législative de pouvoirs. La Couronne au Parlement est le monarque (le gouverneur général) exerçant ses fonctions législatives. Le rôle de la Couronne au Parlement comprend trois actes déterminants qui relèvent des fonctions principales du Parlement à titre d’organe législatif : la recommandation royale, le consentement royal et la sanction royale.
                    Par conséquent, la Couronne est au cœur des branches exécutive et législative du gouvernement, mais elle joue un rôle différent dans chacun d’eux. Bien que l’ordre constitutionnel canadien envisage un certain chevauchement quant aux diverses fonctions exercées par la Couronne, le droit ne reconnaît pas de contrôle par l’exécutif de l’organe législatif. Ceci est compatible avec la portée du privilège parlementaire et son application aux diverses étapes du processus législatif. La préparation des projets de loi est un processus complexe qui mobilise de nombreux acteurs au sein du gouvernement. Les tribunaux sont mal outillés pour traiter des considérations procédurales complexes associées au processus législatif. Les rôles distincts que joue la Couronne reflètent la séparation des pouvoirs entre les différentes branches du gouvernement, et l’équilibre entre elles. Ceci explique en partie en quoi l’immunité absolue est nécessaire à la préparation, à la rédaction et à l’adoption d’une loi, mais non à la détermination de la validité d’une loi une fois qu’elle est adoptée, ni de la légalité des mesures prises en application de la loi.
                    L’arrêt Mackin ne résout pas la question des modalités de fonctionnement du privilège parlementaire lorsque quelqu’un sollicite des dommages-intérêts au titre du par. 24(1) pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi. La Cour dans cet arrêt ne s’est pas penchée sur cette question, et Mackin n’a pas été appliqué de cette façon. La Cour ne peut se fonder sur une remarque incidente dans Mackin pour écarter une abondante jurisprudence sur le privilège parlementaire et pour abandonner le principe fondamental voulant que les composantes de la Constitution ne puissent pas s’annuler l’une l’autre. L’arrêt Mackin ne saurait servir de fondement pour décider que la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, peut être condamnée à des dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi. Le privilège parlementaire n’a jamais été mentionné, encore moins analysé. Dans la mesure, s’il en est, où la brève mention dans Mackin de l’octroi de dommages-intérêts pour la simple adoption d’une loi représente une conclusion de la Cour, elle doit tout au plus être traitée comme un faible précédent. En conséquence, il faut considérer que la question soumise à la Cour en l’espèce est inédite.
                    Pour demeurer fidèle à la jurisprudence de la Cour, le rôle de celle‑ci doit se limiter à établir l’existence du privilège en question, plutôt que de se pencher sur son fonctionnement. Le privilège parlementaire ne souffre d’aucune exception. En outre, la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, ne saurait être tenue responsable de la préparation, de la rédaction ou de l’adoption d’une loi, car elle ne fait pas partie du processus législatif. C’est plutôt la Couronne au Parlement qui en fait partie; les projets de loi sont approuvés par les Communes et le Sénat, ce qui est suivi par la sanction royale. Demander que la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, soit condamnée à des dommages‑intérêts pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi est incohérent sur le plan conceptuel. Le procureur général du Canada n’est pas le représentant légal du Parlement, et ne peut le représenter dans une instance judiciaire.
                    L’immunité absolue est nécessaire. Le privilège parlementaire est comme une coquille d’œuf : on ne peut pas le casser seulement un peu. Pour pouvoir tenir la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, responsable de la préparation, de la rédaction et de l’adoption d’une loi, il faudra que les tribunaux examinent les motivations et la connaissance de celles et ceux qui ont pris part au processus législatif. L’analyse de la « mauvaise foi ou de l’abus de pouvoir » peut se manifester de bien des manières, et bon nombre d’entre elles ne peuvent être envisagées aujourd’hui. Les législatures devront se demander si un tribunal, qui porte jugement sur leurs actes avec le recul, les considérera comme « un motif illégitime ». De plus, une norme dite « clairement inconstitutionnelle » dépendra nécessairement de l’opinion de l’intéressé, et de ce que connaît la cour qui porte jugement après coup sur les actes de la législature.
                    Autoriser des dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) romprait l’équilibre dialogique entre les législatures et les tribunaux. Les tribunaux seraient appelés à surveiller le travail du Parlement, et à s’enquérir des mobiles et des connaissances des parlementaires et des autres qui prennent part au processus législatif. Étendre les dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) à la préparation, à la rédaction et à l’adoption des lois priverait le Parlement de sa capacité de donner utilement suite aux décisions dans lesquelles les tribunaux ont statué sur la validité des lois ou la légalité des actes accomplis en vertu de celles‑ci. En outre, vu le nombre d’acteurs parlementaires et les aléas du processus législatif, on ne saurait pas au juste à qui imputer les actes allégués dans une demande de dommages‑intérêts au titre de la Charte pour la rédaction et l’adoption d’une loi en particulier. Les immunités absolues sont nécessaires au fonctionnement de certaines institutions. Un exemple de cela est le fait que le judiciaire jouit d’une immunité absolue dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle.
                    Des réparations au titre du par. 24(1) peuvent être obtenues à la suite de l’adoption d’une loi, en lien avec les actes accomplis par l’exécutif en vertu de celle‑ci. P n’est pas sans recours, non plus que d’autres. P aurait pu demander le contrôle judiciaire, fondé sur des motifs prévus par la Charte, de la décision de refuser sa demande de suspension de casier judiciaire. Cette réparation concorde tout à fait avec les arrangements constitutionnels du Canada et ne passerait nullement outre au privilège parlementaire.
Jurisprudence
Citée par le juge en chef Wagner et la juge Karakatsanis
                    Arrêt analysé : Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; distinction d’avec l’arrêt : Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765; arrêts examinés : Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678; Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3; arrêts mentionnés : Chu c. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 630, 347 C.C.C. (3d) 449; Charron c. The Queen, C.S.J. Ont., no 16‑67821, 14 juin 2017; Rajab c. The Queen, C.S.J. Ont., no 16‑67822, 14 juin 2017; P.H. c. Canada (Procureur général), 2020 CF 393, [2020] 2 R.C.F. 461; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704; McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229; Nelles c. Ontario, 1989 CanLII 77 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 170; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1999 CanLII 687 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 203; Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629; R. c. Albashir, 2021 CSC 48; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181; R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575; Mills c. La Reine, 1986 CanLII 17 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 863; Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121; Brazeau c. Canada (Attorney General), 2020 ONCA 184, 149 O.R. (3d) 705; R. (on the application of Miller) c. Prime Minister, [2019] UKSC 41, [2019] 4 All E.R. 299; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, 1985 CanLII 14 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 455; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, [2020] 2 R.C.S. 506; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721; Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381; Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876; R. c. Sullivan, 2022 CSC 19; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 152 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 854; Dunlea c. Attorney‑General, [2000] NZCA 84, [2000] 3 N.Z.L.R. 136; Maharaj c. Attorney‑General of Trinidad and Tobago (No. 2), [1979] A.C. 385; R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Sharma, 2022 CSC 39; Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569; Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857; Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17; Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1976 CanLII 15 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 576; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33; Guimond c. Québec (Procureur général), 1996 CanLII 175 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 347; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304.
Citée par le juge Jamal (dissident en partie)
                    Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Chu c. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 630, 347 C.C.C. (3d) 449; P.H. c. Canada (Procureur général), 2020 CF 393, [2020] 2 R.C.F. 461; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l'Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687; Kielley c. Carson (1842), 4 Moo. 63, 13 E.R. 225; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, [2020] 2 R.C.S. 506; Duffy c. Canada (Senate), 2020 ONCA 536, 151 O.R. (3d) 489; Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112; R. c. Chaytor, [2010] UKSC 52, [2011] All E.R. 805; Renvoi relatif au projet de Loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), 1987 CanLII 65 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1148; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573; Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765; Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), 1989 CanLII 73 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 49; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629; R. c. Albashir, 2021 CSC 48; Ontario c. Rothmans Inc., 2014 ONSC 3382, 120 O.R. (3d) 467; Lavigne c. Ontario (Procureur général) (2008), 2008 CanLII 89825 (ON CS), 91 O.R. (3d) 750; Gagliano c. Canada (Procureur général), 2005 CF 576, [2005] 3 R.C.F. 555, conf. par 2006 CAF 86; Canada (Sous‑commissaire, Gendarmerie royale du Canada) c. Canada (Commissaire, Gendarmerie royale du Canada), 2007 CF 564, [2008] 1 R.C.F. 752; Prebble c. Television of New Zealand Ltd., [1995] 1 A.C. 321; Canada (Bureau de régie interne) c. Boulerice, 2019 CAF 33, [2019] 3 R.C.F. 145; Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada (C.‑B.), 1991 CanLII 74 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 525; Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, 1981 CanLII 25 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 753; R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789; Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3; Kosoian c. Société de transport de Montréal, 2019 CSC 59, [2019] 4 R.C.S. 335; Rice c. Nouveau‑Brunswick (1999), 1999 CanLII 4752 (NB CA), 235 R.N.-B. (2e) 1; R. c. McGregor, 2023 CSC 4; Plourde c. Compagnie Wal‑Mart du Canada, 2009 CSC 54, [2009] 3 R.C.S. 465; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33; Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, 1970 CanLII 1 (CSC), [1971] R.C.S. 957; Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1978 CanLII 21 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 42; Guimond c. Québec (Procureur général), 1996 CanLII 175 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 347; Consortium Developments (Clearwater) Ltd. c. Sarnia (Ville), 1998 CanLII 762 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 3; Janssen‑Ortho Inc. c. Amgen Canada Inc. (2005), 2005 CanLII 19660 (ON CA), 256 D.L.R. (4th) 407; Club Pro Adult Entertainment c. Ontario (2006), 2006 CanLII 42254 (ON SC), 150 C.R.R. (2d) 1, inf. en partie par 2008 ONCA 158, 42 B.L.R. (4th) 47; Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750; Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607; La Rose c. Canada, 2023 CAF 241; Turner c. Canada, 1992 CanLII 14782 (CAF), [1992] 3 C.F. 458; Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621; R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; R. c. Clay, 2003 CSC 75, [2003] 3 R.C.S. 735; R. c. Sharma, 2022 CSC 39; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, [2020] 2 R.C.S. 283; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Pepper (Inspector of Taxes) c. Hart, [1993] A.C. 593; Mills c. La Reine, 1986 CanLII 17 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575; Francis c. Ontario, 2021 ONCA 197, 154 O.R. (3d) 498.
Citée par le juge Rowe (dissident)
                    New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, [2021] 2 R.C.S. 845; Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, 1981 CanLII 25 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 753; Alford c. Canada (Attorney General), 2024 ONCA 306; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Duffy c. Canada (Senate), 2020 ONCA 536, 151 O.R. (3d) 489; Janssen‑Ortho Inc. c. Amgen Canada Inc. (2005), 2005 CanLII 19660 (ON CA), 256 D.L.R. (4th) 407; R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668; Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519; Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; R. (on the application of SC and others) c. Secretary of State for Work and Pensions, [2021] UKSC 26, [2022] 3 All E.R. 95; Wells c. Terre‑Neuve, 1999 CanLII 657 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 199; Doucet-Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 152 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 854; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175; Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765; Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112; Ontario c. Rothmans Inc., 2014 ONSC 3382, 120 O.R. (3d) 467; Janssen‑Ortho Inc. c. Amgen Canada Inc., 2004 CanLII 8595; Club Pro Adult Entertainment Inc. c. Ontario (2006), 2006 CanLII 42254 (ON SC), 150 C.R.R. (2d) 1, inf. en partie pour d’autres motifs par 2008 ONCA 158, 42 B.L.R. (4th) 47; Canada (Bureau de régie interne) c. Boulerice, 2019 CAF 33, [2019] 3 R.C.F. 145; Prebble c. Television New Zealand Ltd., [1994] 3 All E.R. 407; Gagliano c. Canada (Procureur général), 2005 CF 576, [2005] 3 R.C.F. 555; Canada (Sous‑commissaire, Gendarmerie royale du Canada) c. Canada (Commissaire, Gendarmerie royale du Canada), 2007 CF 564, [2008] 1 R.C.F. 752; Guergis c. Novak, 2022 ONSC 3829; Galati c. Canada (Gouverneur général), 2015 CF 91, [2015] 4 R.C.F. 3; Fielding c. Thomas, [1896] A.C. 600; Roman Corp. Ltd. c. Hudson’s Bay Oil & Gas Co. Ltd., 1971 CanLII 499 (ON SC), [1971] 2 O.R. 418, conf. par 1971 CanLII 44 (ON CA), [1972] 1 O.R. 444; Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), 1987 CanLII 65 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1148; Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1976 CanLII 15 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 576; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), 1989 CanLII 73 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 49; Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069; Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, 1970 CanLII 1 (CSC), [1971] R.C.S. 957; Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1978 CanLII 21 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 42; Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678; Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; Mohr c. Ligue nationale de hockey, 2022 CAF 145, [2021] 4 R.C.F. 465; R. c. Sharma, 2022 CSC 39; R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; Pepper c. Hart, [1993] A.C. 593; Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18, [2021] 1 R.C.S. 607; Morier c. Rivard, 1985 CanLII 26 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 716; Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3; P.H. c. Canada (Procureur général), 2020 CF 393, [2020] 2 R.C.F. 461.
Lois et règlements cités
Acte à l’effet de restreindre et réglementer l’immigration chinoise au Canada, L.C. 1885, c. 71, art. 4.
Bill of Rights (Angl.), 1 Will. & Mar. sess. 2, c. 2, art. 9.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11h), i), 24, 32(1), 33.
Loi constitutionnelle de 1867, préambule, art. 9, 17, 18, 55, 91.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves, L.C. 2010, c. 5, art. 10.
Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 161.
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, c. C‑50, art. 23(1).
Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. 1985, c. P‑1, art. 4, 5.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7, art. 2(1), 17.
Doctrine et autres documents cités
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (le juge en chef Richard et les juges LaVigne et LeBlond), 2022 NBCA 14, 471 D.L.R. (4th) 68, 508 C.R.R. (2d) 115, [2022] A.N.‑B. no 80 (Lexis), 2022 CarswellNB 162 (WL), qui a confirmé une décision du juge Dysart, 2021 NBBR 107, [2021] A.N.‑B. no 172 (Lexis), 2021 CarswellNB 337 (WL). Pourvoi rejeté, les juges Kasirer et Jamal sont dissidents en partie et les juges Côté et Rowe sont dissidents.
                    Sharlene Telles‑Langdon et Sarah Drodge, pour l’appelant.
                    Louis‑Alexandre Hébert Gosselin et Lex Gill, pour l’intimé.
                    Ravi Amarnath et S. Zachary Green, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    François Hénault, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
                    Samantha Parris et Edward A. Gores, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.
                    Rose Campbell et Isabel Lavoie Daigle, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
                    Charles Murray et Julie Winter, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
                    Nicholas Isaac, Emily Lapper et Steven Davis, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
                    Argumentation écrite seulement par Meaghan Hughes et Nicole Sylvester, pour l’intervenant le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.
                    Theodore J. C. Litowski, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
                    David Kamal, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
                    Argumentation écrite seulement par Justin S. C. Mellor, Mark P. Sheppard et Eugene H. Chao, pour l’intervenant le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
                    Mohsen Seddigh, Adil Abdulla et Alyssa Cloutier, pour les intervenantes Fisher River Cree Nation, Sioux Valley Dakota Nation, Manto Sipi Cree Nation et Lake Manitoba First Nation.
                    David Schulze et Sara Andrade, pour l’intervenante Femmes autochtones du Québec Inc.
                    Marc‑André Roy, Anne Burgess et Maxime Faille, pour l’intervenante la présidente du Sénat.
                    Neil Abraham et Megan Stephens, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.
                    Andrew Lokan et Mariam Moktar, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    George Avraam, Jennifer Bernardo et Rono Khan, pour l’intervenante Canadian Constitution Foundation.
                    Argumentation écrite seulement par James Sayce, Vlad Calina et Caitlin Leach, pour l’intervenante Queen’s Prison Law Clinic.
                    Connor Bildfell et Simon Bouthillier, pour l’intervenante la Société John Howard du Canada.
                    Brodie Noga, Emily MacKinnon et Emily Wang, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
                    Argumentation écrite seulement par Alexa Biscaro et Sarah Ivany, pour l’intervenante West Coast Prison Justice Society.
                    Alyssa Tomkins et John J. Wilson, pour l’intervenant le président de la Chambre des communes.
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, O’Bonsawin et Moreau rendu par
                  Le juge en chef et la juge Karakatsanis  —
I.               Aperçu
[1]                             Notre ordre constitutionnel repose notamment sur le principe fondamental selon lequel les tribunaux ont l’obligation de protéger les droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés d’une atteinte par l’État. Cependant, selon d’autres principes constitutionnels fondamentaux, l’État doit bénéficier de l’autonomie législative nécessaire pour gouverner efficacement. La question au cœur du présent pourvoi porte sur la manière de concilier ces principes dans le contexte du par. 24(1) de la Charte, lequel autorise le tribunal à accorder à toute personne victime de violation des droits qui lui sont garantis par la Charte la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
[2]                             D’après les faits allégués, les droits garantis par la Charte à l’intimé, Joseph Power, ont été violés lorsque le Parlement a adopté des lois qui ont modifié rétroactivement la possibilité de faire suspendre le casier judiciaire de certains délinquants. Par suite de ces modifications législatives, M. Power est devenu inadmissible en permanence à la suspension de son casier. Il a donc été incapable de conserver son emploi. L’appelant, le procureur général du Canada, concède que l’application rétroactive des lois viole les al. 11h) et i) de la Charte d’une manière qui ne saurait se justifier au regard de l’article premier (d.a., p. 89 et 91). Monsieur Power intente une action en dommages-intérêts contre le Canada en vertu du par. 24(1). Il affirme que les dispositions législatives invalides ont porté atteinte aux droits que lui garantit la Charte, et que les dommages‑intérêts sont une réparation convenable et juste pour cette atteinte. Dans une requête préliminaire, le Canada sollicite la radiation de l’action.
[3]                             Le présent pourvoi soulève la question de savoir si des dommages‑intérêts peuvent constituer une réparation convenable et juste au sens du par. 24(1) de la Charte relativement à l’adoption d’une loi qui a été subséquemment déclarée inconstitutionnelle. Le Canada soutient qu’il bénéficie d’une immunité absolue à l’égard des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) relativement à l’adoption d’une loi inconstitutionnelle. Il fait valoir que l’État ne peut être tenu responsable d’aucun acte accompli dans l’exercice du pouvoir législatif.
[4]                             Nous ne sommes pas de cet avis. L’État n’a pas droit à une immunité absolue contre toute responsabilité en dommages‑intérêts lorsqu’il adopte une loi inconstitutionnelle qui viole les droits garantis par la Charte. Comme notre Cour l’a conclu dans l’arrêt Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, l’État bénéficie plutôt d’une immunité restreinte dans l’exercice de son pouvoir législatif. Par conséquent, des dommages‑intérêts peuvent être accordés en vertu du par. 24(1) pour l’adoption d’une loi qui viole un droit garanti par la Charte. Cependant, l’État pourra invoquer la défense d’immunité, à moins qu’il soit démontré que la loi était clairement inconstitutionnelle, ou que son adoption constituait un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Il s’agit d’un seuil élevé, mais pas insurmontable.
[5]                             L’immunité absolue ne permet pas de concilier adéquatement les principes constitutionnels qui protègent l’autonomie législative, tels que la souveraineté parlementaire et le privilège parlementaire, ainsi que les principes qui exigent que le gouvernement soit tenu responsable d’avoir violé des droits garantis par la Charte, comme la constitutionnalité et la primauté du droit. Chacun de ces principes est un élément essentiel de notre droit constitutionnel, et il faut tous les respecter pour assurer une séparation adéquate des pouvoirs. En mettant le gouvernement à l’abri de toute responsabilité même dans les circonstances les plus graves, l’immunité absolue contournerait les principes qui exigent la reddition de comptes par le gouvernement. La nécessaire conciliation de ces principes nous oblige à confirmer le seuil d’immunité restreinte établi dans l’arrêt Mackin.
[6]                             Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.
II.            Contexte
[7]                             Monsieur Power a déposé un avis de poursuite à la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick en 2018. Il soutient que les dispositions transitoires contenues dans la Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves, L.C. 2010, c. 5, art. 10, et la Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 161, sont inconstitutionnelles. Il sollicite une déclaration d’invalidité conformément à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, et réclame des dommages‑intérêts sur le fondement du par. 24(1) contre le Canada pour la violation de ses droits découlant de l’adoption des dispositions transitoires. Il prétend que les lois modificatrices ont été adoptées de mauvaise foi, de façon abusive et avec la connaissance de leur inconstitutionnalité.
[8]                             Dans sa déclaration, M. Power allègue les faits suivants.
[9]                             En 1996, il a été déclaré coupable de deux actes criminels et a été condamné à huit mois d’emprisonnement. Il a purgé sa peine. Après sa libération, il s’est inscrit au collège et a obtenu un diplôme de technologue en radiation. Il est devenu technologue en radiation médicale dans un hôpital du Nouveau‑Brunswick.
[10]                        En 2011, son employeur a appris qu’il avait un casier judiciaire et l’a suspendu de ses fonctions. Monsieur Power a cherché un nouvel emploi, mais s’est rendu compte que son casier judiciaire l’empêchait de travailler dans son domaine.
[11]                          En 2013, il a présenté une demande de suspension de son casier. À l’époque de sa déclaration de culpabilité, les personnes déclarées coupables d’actes criminels pouvaient demander une suspension du casier cinq ans après leur libération. Toutefois, les dispositions transitoires rendaient de façon rétroactive M. Power inadmissible en permanence à la suspension de son casier. Sa demande a été rejetée. Depuis, il n’a pas été en mesure de trouver du travail dans sa profession ni au Nouveau‑Brunswick ni au Québec.
[12]                          Des cours provinciales et fédérales ont depuis déclaré inconstitutionnelles les dispositions transitoires (Chu c. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 630, 347 C.C.C (3d) 449; Charron c. The Queen, C.S.J. Ont., no 16‑67821, 14 juin 2017; Rajab c. The Queen, C.S.J. Ont., no 16‑67822, 14 juin 2017; P.H. c. Canada (Procureur général), 2020 CF 393, [2020] 2 R.C.F. 461). Ces cours ont conclu que les dispositions transitoires violaient de façon injustifiée les al. 11h) et i) de la Charte au motif qu’elles aggravaient rétroactivement la peine du délinquant.
[13]                        En réponse à l’action introduite par M. Power, le Canada a présenté une motion sur une question de droit à la Cour du Banc de la Reine. Le Canada concède que les dispositions transitoires sont inconstitutionnelles, mais soutient qu’il ne peut y avoir de responsabilité en dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) fondée sur l’adoption d’une loi inconstitutionnelle (par opposition à sa mise en œuvre ou à son application) qui est par la suite réputée violer les droits garantis par la Charte.
III.         Historique judiciaire
A.           Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick, 2021 NBBR 107 (le juge Dysart)
[14]                        Le Canada a posé deux questions au juge saisi de la motion :
1.            La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que des représentants et des ministres du gouvernement ont préparé et rédigé un projet de loi que le législateur a adopté et qui a subséquemment été déclaré inopérant par un tribunal en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
2.      La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que le législateur a adopté un texte législatif qui a par la suite été déclaré inopérant par un tribunal en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
[15]                        Le juge saisi de la motion a reconnu que la réponse à ces questions reposait sur la seule question de savoir si l’État jouit d’une immunité absolue concernant l’adoption d’une loi. Il a estimé que tel n’était pas le cas. Par conséquent, il a répondu par l’affirmative aux deux questions. Après avoir examiné la jurisprudence de notre Cour, le juge saisi de la motion a conclu que le gouvernement n’avait droit qu’à une immunité restreinte contre une condamnation à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle. Il a conclu que, dans l’arrêt Mackin, notre Cour a établi un seuil élevé dans de tels cas et que, dans les arrêts subséquents, ce seuil n’avait pas été écarté.
B.            Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick, 2022 NBCA 14 (le juge en chef Richard et les juges LaVigne et LeBlond)
[16]                        La Cour d’appel a rejeté l’appel du Canada et a souscrit à la conclusion du juge saisi de la motion selon laquelle, dans l’arrêt Mackin, notre Cour a conclu que le gouvernement ne jouit pas d’une immunité absolue dans l’exercice de son pouvoir législatif. De plus, la cour a rejeté l’argument du Canada voulant que divers principes constitutionnels exigent une conclusion d’immunité absolue. Elle a expliqué que la séparation des pouvoirs, la souveraineté parlementaire et le privilège parlementaire sont conformes au seuil élevé établi dans l’arrêt Mackin.
IV.         Question en litige
[17]                        Le présent pourvoi soulève un seul point : Des dommages‑intérêts peuvent‑ils constituer une réparation convenable et juste au sens du par. 24(1) de la Charte pour l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle?
[18]                        Les juridictions inférieures et les deux parties devant notre Cour ont affirmé que les deux questions posées dans la motion portaient sur cet unique point. Les parties ne nous ont pas demandé d’effectuer des analyses distinctes des deux questions. Elles n’ont pas non plus expliqué de quelle manière nous pourrions aborder différemment les questions.
[19]                        Tel que l’a reconnu le juge saisi de la motion, la réponse à la question — « [e]n fait, l’immunité de l’État est‑elle absolue en ce qui concerne sa fonction législative? » — établira la responsabilité de l’État pour l’application du par. 24(1) à l’égard de l’adoption d’une loi (par. 22 (CanLII)). À notre avis, l’analyse de l’unique point formulé précédemment répondra aux deux questions.
[20]                        Cela dit, l’éventail d’acteurs étatiques et de comportements énoncé dans la première question est plus large que celui figurant dans la seconde. La première question renvoie aux « représentants et [aux] ministres du gouvernement qui ont préparé et rédigé un projet de loi », qui est adopté plus tard et subséquemment déclaré invalide par un tribunal. Mais, comme l’a reconnu notre Cour, les pouvoirs législatif et exécutif d’un ministre peuvent se chevaucher, et il est parfois difficile de les démêler dans le processus législatif (Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765, par. 33 et 40). De plus, les « représentants du gouvernement » peuvent s’entendre notamment des fonctionnaires — agissant en leur qualité d’élément de l’exécutif — qui participent à l’élaboration de politiques et donnent des conseils aux ministres et au Cabinet sur la préparation des projets de loi. Étant donné la portée vaste et ambiguë de la conduite que met en cause cette question, il ne convient pas de déterminer l’étendue de l’immunité dont bénéficie l’État en ce qui concerne ceux et celles qui ont « préparé et rédigé un projet de loi » en l’absence de tout argument sur ce point, surtout lorsque la question en est une d’immunité absolue.
[21]                        La demande de M. Power se concentre directement sur l’adoption de la loi inconstitutionnelle par le Parlement. Point n’est besoin en l’espèce de définir les limites exactes entre les fonctions et la conduite de l’exécutif et du Parlement dans le processus législatif avant l’adoption d’une loi.
[22]                        Nous abordons donc la question qui se pose en l’espèce comme l’ont fait les juridictions inférieures et les parties devant notre Cour. Les deux questions sont de savoir si l’État peut être condamné à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour l’adoption d’une loi invalide. Notre réponse qu’il n’y a pas d’immunité absolue vaut à la fois pour la première et la deuxième question.
V.           Analyse
[23]                        Nous commençons notre analyse en exposant brièvement les dispositions constitutionnelles et les principes constitutionnels que met en jeu le présent pourvoi. Nous nous penchons ensuite sur la manière dont notre Cour a traité de ces principes dans le contexte du par. 24(1), plus particulièrement dans l’arrêt Mackin. Ensuite, nous expliquons pourquoi le seuil élevé établi dans l’arrêt Mackin ne doit pas être infirmé. Nous concluons en précisant ce seuil.
A.           Dispositions et principes constitutionnels
[24]                        Le Canada et M. Power présentent des points de vue opposés sur la manière d’interpréter et d’appliquer le par. 24(1) dans le contexte d’une demande de dommages‑intérêts pour une loi inconstitutionnelle qui viole un droit garanti par la Charte. Le Canada soutient que des principes constitutionnels importants exigent une immunité absolue à l’égard de tels dommages‑intérêts, alors que M. Power fait valoir que le gouvernement n’a droit qu’à une immunité restreinte.
(1)         Interprétation de la Charte
[25]                        Nous commençons par exposer la façon dont il convient d’interpréter la Charte.
[26]                        Il faut donner à la Charte une interprétation large et libérale, et non étroite, technique ou légaliste (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156). Les dispositions de la Charte doivent recevoir « une interprétation large et téléologique et [être] situé[es] dans leurs contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704, par. 25).
[27]                        Une approche téléologique tient compte des principes constitutionnels. En effet, « la Constitution doit être interprétée de façon à discerner la structure de gouvernement qu’elle vise à mettre en œuvre. Les prémisses qui sous‑tendent le texte et la façon dont les dispositions constitutionnelles sont censées interagir les unes avec les autres doivent contribuer à notre interprétation et à notre compréhension du texte, ainsi qu’à son application » (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, par. 26).
(2)         Paragraphe 32(1) : application de la Charte
[28]                        Gardant cette approche à l’esprit, nous nous penchons sur l’applicabilité de la Charte à la branche législative du gouvernement.
[29]                        Aux termes du par. 32(1) de la Charte, celle‑ci s’applique au « Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement » et « à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature ».
[30]                        Manifestement, le Parlement fédéral et les législatures provinciales peuvent faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Comme l’a expliqué notre Cour, le texte du par. 32(1) indique que « la Charte est essentiellement un instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier » (McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229, p. 261). La Charte « vise à empêcher le gouvernement d’agir à l’encontre de ces droits et libertés » (Hunter, p. 156). Comme nous l’expliquerons davantage plus loin, le par. 32(1) et l’art. 24 de la Charte, de même que le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, consacrent le rôle de la cour de tenir le gouvernement responsable des violations de la Charte (M. L. Pilkington, « Damages as a Remedy for Infringement of the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (1984), 62 R. du B. can. 517, p. 535 et 552‑567).
(3)         Réparations en cas de violation des droits garantis par la Charte
[31]                        La Charte garantit les droits et libertés de toute la population canadienne et prévoit des réparations en cas de violation. Accorder des réparations constitue la « fonction la plus importante [des tribunaux] sous le régime de la Charte » (Nelles c. Ontario, 1989 CanLII 77 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 170, p. 196).
[32]                        Il est bien reconnu que la nécessité d’une interprétation téléologique et généreuse de la Charte « vaut autant pour les réparations fondées sur la Charte que pour les droits qui y sont garantis » (Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 24). Les tribunaux ont l’obligation de déterminer la réparation constitutionnelle qu’ils jugent convenable en cas de violation de la Charte et de veiller à ce qu’elle soit proportionnée à la violation (Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1999 CanLII 687 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 46). Le présent pourvoi porte sur des déclarations d’inconstitutionnalité prononcées en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et sur des dommages‑intérêts réclamés en vertu du par. 24(1) de la Charte.
[33]                        Le paragraphe 52(1) dispose que la « Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ».
[34]                        Une déclaration d’invalidité prononcée en application du par. 52(1) est le « premier et le plus important [des] recours » lorsqu’il est question d’une loi inconstitutionnelle (Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, par. 1). Ce paragraphe établit la suprématie de la Constitution et confère aux tribunaux le pouvoir de déclarer une loi « inopérant[e] » en tout ou en partie. Cette réparation permet aux tribunaux de protéger les droits garantis par la Charte tout en respectant le rôle distinct que joue le législateur dans notre ordre constitutionnel (Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679, p. 715; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, par. 84‑99).
[35]                        Le paragraphe 24(1) dispose que toute personne victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la Charte peut demander « la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ».
[36]                        Le paragraphe 24(1) prévoit une réparation « personnelle » ou « individuelle » en ce sens qu’elle est propre à la violation des droits du demandeur (R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 33; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61). Il faut cependant se rappeler qu’il s’agit d’une « réparation de droit public tout à fait particulière » contre l’État qui ne devrait pas être assimilée aux réparations de droit privé (Ward, par. 22 et 31; Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181, par. 26‑27).
[37]                        Tout comme les autres dispositions de la Charte, le par. 24(1) doit faire l’objet d’une interprétation généreuse et téléologique (Doucet‑Boudreau, par. 24). Il doit être interprété d’une « manière [. . .] qui soit compatible avec la réalisation de son objet » et, plus généralement, il bénéficie de la règle d’interprétation législative selon laquelle les lois réparatrices reçoivent une interprétation « large et libérale » (R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575 (« Dunedin »), par. 18).
[38]                        Le paragraphe 24(1) confère aux tribunaux un vaste pouvoir discrétionnaire en matière de réparation. Notre Cour a déclaré que « le texte de cette disposition paraît accorder au tribunal le plus vaste pouvoir discrétionnaire possible aux fins d’élaboration des réparations applicables en cas de violations des droits garantis par la Charte » (Dunedin, par. 18), et qu’il « est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu » (Mills c. La Reine, 1986 CanLII 17 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 863, p. 965).
[39]                        Le large pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 24(1) et une interprétation téléologique des réparations se conjuguent pour donner un sens à l’idée que les droits garantis par la Charte ne sont efficaces que dans la mesure des réparations accordées en cas de violation de ceux-ci, sans plus. Ainsi, le par. 24(1) est « [la] pierre angulaire sur laquelle reposent les droits et libertés garantis par la Charte et [le] mécanisme essentiel à leur concrétisation et à leur protection » (Dunedin, par. 20).
[40]                        Dans l’arrêt Doucet‑Boudreau, notre Cour a souligné qu’il faut laisser l’art. 24 évoluer en fonction des divers contextes dans lesquels les violations de la Charte sont commises, et il doit rester souple et adapté aux besoins en cause (par. 59). De façon générale, la Cour a expliqué que la réparation convenable et juste au sens du par. 24(1) : (1) permettra de défendre utilement les droits et libertés du demandeur; (2) fera appel à des moyens légitimes dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle; (3) sera une réparation judiciaire qui défend le droit en cause tout en mettant à contribution le rôle et les pouvoirs d’un tribunal; (4) sera équitable pour la partie visée par l’ordonnance (par. 55‑58).
(4)         Dommages‑intérêts à titre de réparation fondée sur le par. 24(1)
[41]                        Condamner l’État à verser des dommages‑intérêts pour avoir outrepassé les pouvoirs que lui confère la loi est reconnu depuis longtemps comme une exigence importante de la primauté du droit (K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), § 11:1, citant Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121; voir aussi W. H. Charles, Understanding Charter Damages : The Judicial Evolution of a Charter Remedy (2016)).
[42]                        Dans l’arrêt Ward, notre Cour a énoncé une analyse en quatre étapes pour déterminer si des dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste :
1.            Un droit garanti par la Charte a‑t‑il été violé?
2.            Les dommages‑intérêts rempliraient‑ils au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation?
3.            L’État a‑t‑il démontré que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes?
4.            Quel est le montant convenable des dommages‑intérêts?
[43]                        L’argument du Canada en faveur de l’immunité absolue contre une action en dommages‑intérêts repose sur deux propositions qui font intervenir les facteurs faisant contrepoids dont il est question à la troisième étape.
[44]                        Premièrement, le Canada invoque la possibilité d’exercer un autre recours. Il soutient que la possibilité d’obtenir une déclaration d’invalidité en vertu du par. 52(1) fera toujours en sorte que des dommages‑intérêts ne sont pas convenables et justes. Il plaide que l’octroi de dommages‑intérêts ne constituera jamais une réparation convenable pour l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle, car la déclaration d’inconstitutionnalité sera toujours suffisante. Le Canada soutient que le contrôle judiciaire d’une décision prise en vertu de la loi invalide pourrait aussi être de mise dans certains cas.
[45]                        Bien qu’il existe une présomption générale contre le fait de jumeler les réparations fondées sur les par. 24(1) et 52(1) (Schachter, p. 720; Mackin, par. 78‑81), aucune restriction catégorique ne l’empêche. Notre Cour a plutôt adopté une approche fonctionnelle et souple qui permet de jumeler des réparations et qui repose sur des principes et des considérations téléologiques (Ferguson, par. 53; G, par. 147; Roach, Constitutional Remedies, § 3:8‑3:18). Certes, l’existence d’un autre recours est une considération qui peut faire contrepoids (Ward, par. 33). Cependant, le souci que fait naître l’existence d’autres recours est d’éviter la duplication des réparations et une double indemnisation (par. 35; Brazeau c. Canada (Attorney General), 2020 ONCA 184, 149 O.R. (3d) 705, par. 43). Pourvu que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte n’emporte pas duplication, il doit rester possible de combiner un jugement déclaratoire et des dommages‑intérêts dans les cas où un jugement déclaratoire ne répondrait pas aux besoins fonctionnels d’indemnisation, de défense du droit ou de véritable dissuasion contre toute nouvelle violation (Albashir, par. 61‑67; Ward, par. 56; voir aussi P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 40:13). Dans certains cas, une déclaration d’invalidité à elle seule peut être insuffisante et peut même se révéler futile. La possibilité d’obtenir un jugement déclaratoire au titre du par. 52(1) ne saurait écarter de façon absolue l’action en dommages‑intérêts intentée en vertu du par. 24(1). Il en va de même pour la possibilité de faire contrôler judiciairement une décision prise en vertu de la loi invalide.
[46]                        Les préoccupations relatives au bon gouvernement, que le Canada invoque à l’appui de l’immunité absolue, constituent la deuxième considération pouvant faire contrepoids. Le Canada soutient que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte nuirait à la fonction législative du Parlement, ce qui compromettrait la capacité de l’État à gouverner efficacement. Bien que notre Cour ait conclu que les préoccupations relatives au bon gouvernement peuvent l’emporter sur l’octroi de dommages‑intérêts, nous avons également précisé qu’il ne suffit pas de simplement prétendre que l’octroi de dommages‑intérêts aura un effet paralysant sur le gouvernement pour faire échec au droit fonctionnel du demandeur à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte établi aux première et deuxième étapes de l’analyse en quatre étapes (Ward, par. 38). En effet, les dommages‑intérêts peuvent contribuer au bon gouvernement en favorisant la conformité à la Constitution et en ayant un effet de dissuasion contre les violations de la Charte. Le Canada soutient tout de même que les principes constitutionnels — sur lesquels reposent ces préoccupations relatives au bon gouvernement — exigent que les dommages‑intérêts fondés sur la Charte soient interdits de façon absolue pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle.
(5)         Principes constitutionnels
[47]                        Le Canada fait valoir que seule une immunité absolue est compatible avec trois principes constitutionnels fondamentaux établis depuis longtemps : la souveraineté parlementaire, la séparation des pouvoirs et le privilège parlementaire. Monsieur Power réplique que ces principes ne requièrent pas l’immunité absolue et que, par ailleurs, une telle immunité est incompatible avec d’autres principes constitutionnels fondamentaux, notamment le constitutionnalisme et la primauté du droit. Chacun de ces principes a une incidence sur la séparation des pouvoirs. Nous les examinerons brièvement chacun à tour de rôle avant de nous pencher, plus loin dans l’analyse, sur les observations de fond des parties.
a)              Souveraineté parlementaire, séparation des pouvoirs et privilège parlementaire
[48]                        Le Canada souligne à juste titre que la souveraineté parlementaire, la séparation des pouvoirs et le privilège parlementaire sont des principes constitutionnels qui font en sorte que les représentants démocratiquement élus sont libres de légiférer et de demander à l’exécutif de rendre des comptes, et ce, sans ingérence indue d’une magistrature non élue. Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 énonce que le Canada a « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni ». La souveraineté parlementaire, la séparation des pouvoirs et le privilège parlementaire sont des caractéristiques fondamentales de la Constitution britannique (R. (on the application of Miller) c. Prime Minister, [2019] UKSC 41, [2019] 4 All E.R. 299). En conséquence, ils constituent également d’importants principes constitutionnels au Canada.
[49]                        Pour ce qui est de la souveraineté parlementaire, il existe de grandes différences entre le Royaume‑Uni et le Canada. Au Royaume‑Uni, [traduction] « les lois adoptées par la Couronne au Parlement sont la forme suprême de droit » (Miller, par. 41; voir aussi Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189, par. 54‑55). Au Canada, c’est la Constitution qui est la loi suprême : le législateur peut « adopter ou abroger une loi à son gré, dans les limites des pouvoirs que lui confère la Constitution » (Mikisew, par. 36 (nous soulignons)). Autrement dit, au Canada, il ne faut pas confondre le principe de la souveraineté parlementaire et la suprématie du Parlement (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 308‑309).
[50]                        La séparation des pouvoirs fait partie de l’architecture de base de notre ordre constitutionnel. Il s’agit d’un principe constitutionnel qui reconnaît que les trois branches du gouvernement ont des fonctions, des attributions institutionnelles et une expertise différentes et qu’elles doivent s’abstenir d’empiéter indûment les unes sur les autres (Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, 1985 CanLII 14 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 455, p. 469‑470; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, [2020] 2 R.C.S. 506, par. 65‑66). La séparation des pouvoirs permet à chaque branche de remplir son rôle institutionnel distinct mais complémentaire sans ingérence indue et crée un système de freins et de contrepoids au sein de notre démocratie constitutionnelle (Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 29).
[51]                        Le privilège parlementaire joue un rôle essentiel dans notre ordre démocratique et constitutionnel en permettant aux représentants des organes législatifs d’exercer leurs fonctions, qui consistent notamment à débattre vigoureusement des lois et à demander à l’exécutif de rendre des comptes (Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 1 et 20‑21; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 354).
[52]                        Notre Cour a défini le privilège parlementaire comme étant « la somme des privilèges, immunités et pouvoirs dont jouissent le Sénat, la Chambre des communes et les assemblées législatives provinciales ainsi que les membres de chaque Chambre individuellement, sans lesquels ils ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions » (Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 29; voir aussi J. P. J. Maingot, Le privilège parlementaire au Canada (2e éd. 1997), p. 14‑16). Les tribunaux ne peuvent examiner une conduite relevant du privilège parlementaire, même pour s’assurer qu’elle respecte la Charte (New Brunswick Broadcasting, p. 384). Il faut donc scruter à la loupe la sphère d’activité pour laquelle un privilège est revendiqué, et elle ne bénéficiera d’une protection que si elle est étroitement et directement liée à l’acquittement par l’assemblée ou ses membres de leurs fonctions en tant qu’organe législatif et délibérant (Chagnon, par. 27; Vaid, par. 46).
b)            Constitutionnalisme et primauté du droit
[53]                        Monsieur Power soutient qu’aucun des principes susmentionnés n’est absolu et qu’aucun d’entre eux ne commande l’immunité absolue. Ces principes doivent plutôt être conciliés avec le rôle des tribunaux en tant que gardiens de la Constitution, comme en témoignent les principes de la primauté du droit et du constitutionnalisme, lesquels obligent tous deux les tribunaux à accorder des réparations utiles et efficaces en cas de violations de la Charte (Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 72; Doucet‑Boudreau, par. 25).
[54]                        La primauté du droit est [traduction] « un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli, p. 142) et est « nettement implicite de par la nature même d’une constitution » (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721, p. 750). Elle protège les « personnes [. . .] contre l’arbitraire de l’État » en établissant « la suprématie du droit sur les actes du gouvernement et des particuliers » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 70‑71).
[55]                        La Constitution est la loi suprême du Canada. Le principe du constitutionnalisme est clairement exprimé au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Ainsi, « dans une large mesure, l’adoption de la Charte avait fait passer le système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 72; voir aussi Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381, par. 105‑106; C. Mathen et P. Macklem, dir., Canadian Constitutional Law (6e éd. 2022), p. 16‑1 et 1275; L. E. Weinrib, « Of diligence and dice : Reconstituting Canada’s Constitution » (1992), 42 U.T.L.J. 207; K. Roach, « The Separation and Interconnection of Powers in Canada : The Role of Courts, the Executive and the Legislature in Crafting Constitutional Remedies » (2018), 5 J.I.C.L. 315).
[56]                        Ces principes « sont à la base de notre système de gouvernement » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 70). Ensemble, ils expliquent la fonction qu’ont les tribunaux « de veiller attentivement au respect des droits garantis par la Constitution et au maintien de la primauté du droit » (Doucet‑Boudreau, par. 110). Par conséquent, les tribunaux jouent un rôle fondamental en demandant aux branches exécutive et législative du gouvernement de rendre des comptes dans l’ordre constitutionnel canadien.
[57]                        Nous sommes d’accord avec M. Power pour dire qu’il faut respecter ces principes constitutionnels afin de déterminer jusqu’où peuvent aller les tribunaux pour accorder des réparations utiles en cas de violations de la Charte. Ensemble, ils permettent de trouver le juste équilibre qui sous‑tend l’étendue de l’immunité relativement à l’adoption d’une loi inconstitutionnelle.
B.            Notre Cour a reconnu une immunité restreinte relativement à l’adoption d’une loi inconstitutionnelle
[58]                        Nous allons maintenant examiner la manière dont la jurisprudence de notre Cour a traité de ces principes constitutionnels dans le contexte de l’immunité de l’État contre les condamnations à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte. Monsieur Power soutient que l’arrêt Mackin porte directement sur la question soulevée dans le présent pourvoi. Il fait valoir que, dans cet arrêt, notre Cour a refusé d’accorder une immunité absolue à l’État et que nous sommes tenus de faire de même en l’espèce. Le Canada soutient cependant que l’arrêt Mackin ne fait pas autorité sur la question et que, de toute manière, les arrêts subséquents ont infirmé l’immunité restreinte établie dans l’arrêt Mackin.
(1)         L’arrêt Mackin établit un seuil élevé pour l’octroi de dommages‑intérêts
[59]                        Nous convenons avec M. Power et les tribunaux d’instance inférieure que, dans l’arrêt Mackin, notre Cour a examiné précisément la même question : la possibilité d’obtenir des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle qui enfreint la Charte.
[60]                        Dans l’arrêt Mackin, les demandeurs étaient deux juges de la cour provinciale. Ils contestaient une loi provinciale qui prévoyait le remplacement du système de juges surnuméraires par un tableau de juges à la retraite rémunérés sur une base journalière. Ils soutenaient que la loi violait le droit à l’indépendance judiciaire consacré à l’al. 11d) de la Charte et réclamaient des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) et un jugement déclaratoire fondé sur le par. 52(1).
[61]                        La Cour était d’accord avec les juges que la loi était inconstitutionnelle et l’a déclarée inopérante. Passant à la demande de dommages‑intérêts, le juge Gonthier a expliqué que, bien que les institutions législatives bénéficient d’une immunité à l’égard des dommages‑intérêts pour la « simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle » (par. 78 (nous soulignons)), une telle immunité fera place à la responsabilité lorsque l’adoption de la loi constituait un comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » (par. 79 (nous soulignons)). Il a conclu que des dommages‑intérêts n’étaient pas justifiés dans ce cas, puisqu’aucun élément de preuve n’indiquait que ce seuil était atteint (par. 82).
[62]                        À notre avis, les trois points suivants peuvent être tirés de l’arrêt Mackin.
[63]                        Premièrement, l’arrêt Mackin portait uniquement sur l’adoption d’une loi. Les actes commis par l’État en vertu de la loi n’étaient pas en cause : c’était la loi elle‑même qui avait aboli le statut de juge surnuméraire, privant de ce fait les juges de leur statut, de leur revenu et, partant, de leur indépendance. Par conséquent, nous n’acceptons pas l’argument du Canada selon lequel, dans l’arrêt Mackin, notre Cour n’a jamais examiné une demande de dommages‑intérêts contre l’État pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle. Le principe d’immunité restreinte établi dans Mackin a été clairement énoncé dans le contexte de l’« adoption » d’une loi, et il s’applique aux « institutions législatives » (par. 78).
[64]                        Deuxièmement, notre Cour n’a pas rejeté la demande des juges parce que l’État bénéficiait d’une immunité absolue pour l’adoption de lois, mais plutôt parce que le seuil n’avait pas été atteint. Le juge Gonthier a conclu qu’aucun élément de preuve ne donnait à penser que le gouvernement du Nouveau‑Brunswick avait agi de mauvaise foi ou avait abusé de son pouvoir. Il a expliqué qu’au moment de l’adoption de la loi, le gouvernement ne pouvait pas savoir comment évoluerait par la suite le droit lié à l’indépendance judiciaire. Pour arriver à cette conclusion, le juge Gonthier s’est penché sur les motifs, la connaissance et le comportement de l’État pendant le processus législatif. Il a conclu que l’État poursuivait une « fin parfaitement légitime » lorsqu’il a adopté la loi invalide : « . . . efficacité, [. . .] flexibilité et [. . .] économie » (par. 70). Il a également conclu qu’aucun élément de preuve ne démontrait que l’État avait fait preuve « d’aveuglement volontaire à l’égard de ses obligations constitutionnelles » (par. 82), ni qu’il avait adopté la loi avec la « connaissance » de son inconstitutionnalité ou pour des « motifs détournés » (par. 83).
[65]                        Troisièmement, le seuil de responsabilité établi dans l’arrêt Mackin visait expressément à concilier des principes constitutionnels opposés. Le juge Gonthier a expliqué que « l’immunité restreinte accordée à l’État constitue justement un moyen d’établir un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité d’avoir un gouvernement efficace » (par. 79). Le fait d’accorder des dommages‑intérêts simplement parce qu’une loi est inconstitutionnelle ne permettrait pas d’atteindre ce juste équilibre, car cela ne répondrait pas à la nécessité d’avoir un gouvernement efficace. Néanmoins, il a reconnu du même coup que « l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit “établies et incontestables” qui définissent les droits constitutionnels des individus » (ibid.).
[66]                        Pour ces motifs, le juge Gonthier a statué que le seuil du comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » restreint de façon appropriée la responsabilité de l’État pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle.
(2)         Le seuil établi dans l’arrêt Mackin n’a pas été infirmé dans les arrêts subséquents
[67]                        Le Canada fait également valoir que, si notre Cour a établi une immunité restreinte dans l’arrêt Mackin, elle l’a infirmée dans ses arrêts subséquents.
[68]                        Nous ne sommes pas de cet avis. Nous sommes plutôt d’accord avec M. Power et les tribunaux d’instance inférieure que la jurisprudence postérieure à l’arrêt Mackin ne déroge pas au seuil d’immunité restreinte.
[69]                        La première catégorie d’arrêts qui auraient infirmé l’arrêt Mackin sont ceux qui, selon le Canada, démontrent que le seuil d’immunité restreinte établi dans cet arrêt ne s’applique qu’aux actes de l’exécutif, et non plus dans le contexte du pouvoir législatif. Nous rejetons cet argument.
[70]                        Il est vrai que, dans certains des arrêts de notre Cour, celle‑ci a mentionné que le seuil s’appliquait aux actes accomplis par l’exécutif en vertu d’une loi. Par exemple, dans l’arrêt Ward, la juge en chef McLachlin a mentionné l’arrêt Mackin en déclarant qu’il s’appliquait aux « actes accomplis [par l’État] en vertu d’une loi » (par. 39). De plus, dans Henry c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214, le juge Moldaver y a fait référence en affirmant qu’il s’appliquait à « une mesure prise par l’État conformément à une loi » (par. 42). Mais ces arrêts portaient sur un tel comportement de l’exécutif. Il n’y a aucune incohérence ici. Comme nous l’avons déjà expliqué, le juge Gonthier a affirmé dans l’arrêt Mackin que le seuil s’appliquait à l’« adoption ou [à l’]application » d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle (par. 78 (nous soulignons)). En effet, dans l’arrêt Ward, notre Cour a expliqué en termes généraux que, suivant le seuil établi dans l’arrêt Mackin, « l’État doit pouvoir jouir d’une certaine immunité qui écarte sa responsabilité pour les dommages résultant de certaines fonctions qu’il est seul à pouvoir exercer. Les fonctions législatives et l’élaboration de politiques sont un exemple de telles activités étatiques » (par. 40 (nous soulignons)).
[71]                        De même, dans l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678, notre Cour a analysé un autre type de situation, qui soulevait la question de savoir si le seuil établi dans l’arrêt Mackin s’appliquait aux décisions gouvernementales prises en vertu de politiques gouvernementales. Le Canada signale qu’à un certain endroit, le seuil établi dans l’arrêt Mackin est décrit comme s’appliquant aux « actes accomplis en application d’une loi qui est subséquemment déclarée invalide » (par. 168). Mais à un autre endroit, le seuil est décrit comme s’appliquant à « ceux qui font les lois » ou au « législateur » (ibid.). Ces deux descriptions sont conformes à l’arrêt Mackin, et la Cour était unanime sur ce point. Quoique dissidents quant au résultat, les juges Brown et Rowe ont fait remarquer qu’« une conclusion importante » se dégageant de Mackin était sa formulation large du seuil d’immunité et que celui‑ci « englobe clairement les actes des assemblées législatives et des autres fonctionnaires de l’État » (par. 286‑287 (italique omis)).
[72]                        Le Canada soutient également que les principes énoncés dans l’arrêt Mikisew infirment l’arrêt Mackin. Nous ne sommes pas de cet avis. Le Canada a raison d’affirmer que, dans l’arrêt Mikisew, notre Cour déclare que les tribunaux ne devraient pas s’immiscer dans le processus législatif, notamment dans l’adoption des lois. Cependant, l’arrêt Mikisew se distingue facilement du présent pourvoi, lequel porte sur les réparations dans le cas d’une loi invalide qui viole les droits garantis par la Charte. L’arrêt Mikisew portait sur la question de savoir s’il convenait d’intégrer au processus législatif une étape procédurale sous la forme d’une obligation de consultation consacrée à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (par. 31 et 52). Et, bien que les juges majoritaires dans Mikisew aient accepté qu’il est « rarement approprié que les tribunaux examinent de près le processus législatif » (par. 2), et que les tribunaux doivent « s’abst[enir] d’intervenir » dans ce processus (par. 32), ils ont également souligné qu’il demeure possible de procéder à un examen après le fait dans certains cas (par. 52).
[73]                        L’analyse relative à l’octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte et la reconnaissance d’une obligation de consultation diffèrent sur le plan conceptuel. Comme l’ont expliqué le juge saisi de la motion et la Cour d’appel dans la présente affaire, il existe une grande différence entre, d’une part, le fait pour les tribunaux d’exiger que le législateur mette en œuvre une étape concrète au sein du processus législatif, comme les consultations préalables envisagées dans l’arrêt Mikisew, et d’autre part, le fait pour les tribunaux d’appliquer la Charte en obligeant l’État à verser des dommages‑intérêts pour une violation de celle‑ci, même lorsque cette violation découle d’une loi inconstitutionnelle (motifs du juge saisi de la motion, par. 54‑55; motifs de la C.A., par. 23 (CanLII)). Contraindre le gouvernement à consulter dans le cadre du processus législatif gênerait clairement le contrôle exclusif qu’exerce le Parlement sur ses propres travaux. À l’inverse, l’octroi de dommages‑intérêts après l’adoption d’une loi n’« empiète [pas] indûment » sur le Parlement, y compris le contrôle que celui‑ci exerce sur ses propres travaux (Mikisew, par. 35, citant Criminal Lawyers’ Association, par. 29). De tels dommages‑intérêts ne contraignent pas le législateur à organiser ses propres affaires internes d’une certaine manière. L’arrêt Mikisew ne dicte pas l’issue du présent pourvoi.
[74]                        Enfin, le Canada invoque l’arrêt Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3, comme exemple de l’approche que notre Cour devrait adopter en l’espèce. Dans cet arrêt, notre Cour a statué qu’une commission administrative, dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle, est exonérée de toute responsabilité en dommages‑intérêts. L’arrêt Ernst est d’une utilité limitée dans le présent pourvoi. Bien que cet arrêt ait fait intervenir certains des mêmes principes constitutionnels à l’œuvre en l’espèce, elle l’a fait dans un contexte différent. L’arrêt Ernst portait sur la protection d’une fonction différente de l’État, et l’équilibre établi entre les principes constitutionnels sous‑jacents était différent. L’évaluation de l’immunité doit être axée sur les branches du gouvernement mises en cause par l’action (K. Cooper‑Stephenson, Charter Damages Claims (1990), p. 316). Il n’est pas surprenant que les préoccupations concernant la structure constitutionnelle et les liens institutionnels diffèrent selon le type d’acte accompli par l’État. Rien dans l’arrêt Ernst ne laisse croire à un recul par rapport à l’arrêt Mackin.
[75]                        Par conséquent, nous ne pouvons retenir l’argument du Canada selon lequel le seuil établi dans l’arrêt Mackin a été infirmé.
C.            L’arrêt Mackin ne doit pas être infirmé
[76]                        Selon le dernier argument du Canada, si notre Cour n’a pas déjà infirmé l’arrêt Mackin, elle devrait le faire maintenant. Le Canada fait valoir que les principes constitutionnels qui sous‑tendent l’autonomie législative et le bon gouvernement exigent l’immunité absolue relativement à l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle. Monsieur Power réplique qu’une immunité absolue serait incompatible avec les autres principes constitutionnels fondamentaux que fait intervenir la fonction législative de l’État.
[77]                        Nous partageons l’avis de M. Power. Le Canada n’a pas fourni de raison impérieuse d’infirmer un précédent de notre Cour. Par conséquent, nous n’infirmerions pas l’arrêt Mackin. L’immunité restreinte respecte les principes constitutionnels qui sous‑tendent l’autonomie et la responsabilité du législateur. Comme notre Cour l’a déjà déclaré, l’efficacité gouvernementale et le respect des droits constitutionnels sont tous deux de « grands piliers de notre démocratie » (Ernst, par. 25). Pour remplir sa fonction institutionnelle, la branche législative a besoin d’un espace indépendant pour que les représentants élus puissent s’acquitter de leurs fonctions parlementaires, débattre en toute liberté, décider quelles lois devraient s’appliquer et avoir toute la latitude voulue pour demander à la branche exécutive de l’État de rendre des comptes. L’immunité absolue contrecarrerait toutefois les principes qui exigent que le gouvernement respecte la Charte ainsi que le rôle des tribunaux dans l’application de ses garanties fondamentales.
(1)         L’immunité restreinte respecte tous les principes constitutionnels
[78]                        Comme l’a expliqué la juge McLachlin, plus tard juge en chef, dans l’arrêt Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876, « [l]orsque surgissent des conflits apparents entre différents principes constitutionnels, il convient non pas de résoudre ces conflits en subordonnant un principe à l’autre, mais plutôt d’essayer de les concilier » (par. 69). Et comme le souligne M. Power, la jurisprudence de notre Cour démontre [traduction] « qu’il n’y a pas qu’un seul principe constitutionnel qui prédomine dans l’analyse relative aux réparations » (m.i., par. 76, citant G, par. 89‑99, R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, par. 60, et Albashir, par. 34).
[79]                        Dans notre jurisprudence en droit constitutionnel, notre Cour n’a pas créé de hiérarchie des principes constitutionnels. Elle a cherché à donner de la souplesse et de la latitude à la quête du bon gouvernement et du respect des droits fondamentaux. Cela est d’autant plus important à une époque de transparence accrue et d’obligation croissante de rendre des comptes. Nos réparations constitutionnelles doivent refléter l’interdépendance des principes et parvenir à un équilibre entre l’autonomie gouvernementale et l’obligation de rendre des comptes.
[80]                        Comme nous l’expliquerons, le seuil établi dans l’arrêt Mackin est compatible avec chacun des principes constitutionnels qui entrent en jeu dans le présent pourvoi et est celui qui les concilie le mieux.
[81]                        Premièrement, la souveraineté parlementaire n’est pas compromise par le seuil établi dans l’arrêt Mackin. Comme nous l’avons déjà mentionné, la souveraineté parlementaire ne signifie pas que le Parlement est au‑dessus de la Constitution. Il demeure assujetti aux contraintes et aux mécanismes de reddition de comptes prévus dans la Constitution, y compris la Charte. Suivant le texte du par. 32(1), la Charte s’applique expressément au Parlement et aux législatures provinciales. La suprématie de la Constitution par rapport au Parlement est bien reconnue chaque fois que s’applique l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’immunité restreinte n’affaiblit pas le pouvoir du Parlement d’adopter et d’abroger des lois dans les limites de la Constitution.
[82]                        Deuxièmement, l’immunité restreinte est compatible avec la séparation des pouvoirs. La séparation des pouvoirs ne signifie pas que chaque branche est complètement « distincte » ou travaille en vase clos. La séparation des pouvoirs au Canada n’est pas stricte (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 15; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 152 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 10). Nous n’avons « jamais adopté un système étanche de séparation des fonctions judiciaire, législative et exécutive » (Doucet‑Boudreau, par. 107). Notre Cour a plutôt toujours insisté sur le fait qu’elles doivent éviter d’empiéter « indûment » les unes sur les autres, ce qui dépend entièrement des circonstances et des principes constitutionnels en jeu. La possibilité d’obtenir une réparation judiciaire après qu’une loi a été déclarée inconstitutionnelle ne nuit pas au processus législatif. Cependant, le respect de la fonction législative exige un seuil de responsabilité élevé pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle. Le seuil de responsabilité élevé établi dans l’arrêt Mackin évite que le judiciaire empiète indûment sur la capacité du gouvernement à exercer sa fonction législative. Une immunité absolue ne permettrait pas de respecter suffisamment le rôle des tribunaux d’accorder des réparations utiles en cas de violation des droits constitutionnels.
[83]                        Tout comme le privilège parlementaire, dont il sera question plus loin, la séparation des pouvoirs commande une certaine immunité, mais non une immunité absolue. Ordonner au législateur de verser des dommages‑intérêts fondés sur la Charte lorsqu’il abuse gravement de son pouvoir législatif ne constitue pas une ingérence indue des tribunaux dans le processus législatif. Les dommages‑intérêts sont plutôt une réparation après le fait en cas de violation de la Charte. Dans la mesure où l’octroi de dommages‑intérêts fournit quelque ligne directrice que ce soit au législateur, il indique simplement que « l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit “établies et incontestables” qui définissent les droits constitutionnels des individus » (Mackin, par. 79). Selon le principe de la séparation des pouvoirs, il est essentiel que le législateur bénéficie d’une grande autonomie, mais ce principe nécessite également que le législateur rende des comptes par le biais du rôle des tribunaux.
[84]                        Troisièmement, les tribunaux peuvent respecter le privilège parlementaire lorsqu’ils appliquent le seuil d’immunité restreinte. Le privilège parlementaire offre au législateur les outils dont il a besoin pour exécuter ses principales fonctions. Il « prot[ège] certains domaines d’activité législative d’une révision externe » (Chagnon, par. 1). Par exemple, il protège contre les procédures judiciaires intentées en raison des propos tenus au cours des débats, ce qui donne aux membres de la législature la liberté d’expression dont ils ont besoin pour exercer leur pouvoir législatif sans craindre d’engager leur responsabilité. Le privilège parlementaire protège également contre la contraignabilité de certains types de preuve, dont il est question plus loin, comme le témoignage des députés du Parlement (Vaid, par. 29). La protection de ces processus est essentielle à la structure constitutionnelle du Canada et au fonctionnement de notre démocratie. Le privilège parlementaire ne saurait être subordonné à d’autres parties de la Constitution ou affaibli par celles‑ci.
[85]                        Cependant, les dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle ne sont pas réclamés contre des membres individuels participant au processus législatif, mais plutôt contre l’État. Une action en dommages‑intérêts de droit public [traduction] « n’est pas une action de droit privé de la nature d’un recours délictuel fondé sur la responsabilité du fait d’autrui de l’État, [mais une action distincte] de droit public intentée directement contre l’État dont la responsabilité est invoquée à titre principal » (Ward, par. 22, citant Dunlea c. Attorney‑General, [2000] NZCA 84, [2000] 3 N.Z.L.R. 136, par. 81; Henry (2015), par. 34; voir aussi Maharaj c. Attorney‑General of Trinidad and Tobago (No. 2), [1979] A.C. 385 (C.P.), p. 399). La nature de la réparation oblige « l’État (autrement dit, la société) à indemniser la personne dont les droits constitutionnels ont été violés » (Ward, par. 22). Pour ces motifs, le procureur général représentant la Couronne ou un organisme gouvernemental est le bon défendeur dans les actions en dommages‑intérêts fondés sur la Charte (Roach, Constitutional Remedies, § 11:13).
[86]                        Il vaut également la peine de souligner que le fondement de la responsabilité de l’État en dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) est la violation du droit garanti au demandeur par la Charte. La conduite de l’État dans le processus législatif n’est pas un fondement distinct de la responsabilité mais sert plutôt à déterminer si les dommages‑intérêts sont une réparation convenable et juste pour la violation causée par l’adoption de la loi enfreignant la Charte. L’action de M. Power ne met pas en jeu l’immunité personnelle des membres à l’égard des discours parlementaires. Elle n’entrave pas non plus le pouvoir du Parlement de contrôler ses propres débats et travaux, ni ne dicte la manière dont la fonction législative est exercée. Monsieur Power ne suggère pas que le discours parlementaire ou un acte accompli au sein du processus législatif a porté atteinte aux droits que lui garantit la Charte.
[87]                        Nous rejetons la proposition du Canada que des catégories reconnues de privilège parlementaire s’étendent de manière à interdire la révision externe de toutes les étapes du processus législatif, ainsi que de tous les discours et les actes des représentants et ministres du gouvernement liés à ce processus, y compris leurs motivations non verbalisées. Les tribunaux doivent prudemment éviter d’élargir des catégories reconnues de privilège en réponse à des revendications générales ou vagues de privilège, surtout dans le contexte d’une prétendue violation de droits garantis par la Charte (voir, p. ex., M.‑A. Roy, « Le Parlement, les tribunaux et la Charte canadienne des droits et libertés : vers un modèle de privilège parlementaire adapté au XXIe siècle » (2014), 55 C. de D. 489, p. 512, 517 et 521.) Par exemple, nous ne considérons pas que le privilège parlementaire relatif à la liberté de parole au Parlement ou au contrôle des travaux législatifs s’étend de par sa nature aux représentants du gouvernement, y compris aux fonctionnaires exerçant le pouvoir exécutif, qui participent à l’élaboration de politiques et occupent des postes de conseiller liés à la préparation des lois. Ce n’est pas la nature du représentant qui inquiète, mais l’étendue de la conduite de l’État mise en cause par cette proposition. La conception large que se fait le Canada du privilège parlementaire est inconnue en droit canadien, et n’est pas nécessaire pour protéger le rôle constitutionnel du Parlement. Le Canada n’a pas non plus démontré que la portée du privilège qu’il invoque est inexorablement justifiée suivant le critère de la stricte nécessité. Pour ce motif, nous nous inscrivons fondamentalement en faux contre la portée du privilège parlementaire mise de l’avant par nos collègues.
[88]                        Notre Cour a souligné que le privilège parlementaire ne doit pas s’étendre au‑delà de ce qui est nécessaire pour protéger les fonctions démocratiques fondamentales du législateur (Chagnon, par. 25; Vaid, par. 41). Dans les arrêts Vaid et Chagnon, notre Cour a rejeté des revendications de privilège parlementaire, reconnaissant qu’il faut examiner attentivement chaque catégorie de privilège, notamment parce que les matières protégées par le privilège revendiqué ne peuvent faire l’objet d’une révision externe, y compris de la part des tribunaux pour des motifs liés à la Charte. Dans l’arrêt Vaid, notre Cour a statué que le privilège parlementaire de contrôler les travaux parlementaires ne s’étendait pas au point de faire obstacle à une demande en matière de droits de la personne fondée sur la discrimination présentée par le chauffeur du président de la Chambre des communes. Dans Chagnon, notre Cour a conclu que le privilège parlementaire de gérer le personnel ou d’exclure des étrangers de l’Assemblée nationale n’empêche pas la révision judiciaire du congédiement de gardiens de sécurité employés par l’Assemblée nationale. Vu la nature inhérente du privilège parlementaire, son existence et sa portée doivent être strictement arrimées à sa raison d’être et délimitées par les objets auxquels il sert. Pareille approche contribue à concilier le privilège et la Charte, en veillant à ce qu’il ne soit aussi large que ce qui est nécessaire au bon fonctionnement d’une démocratie constitutionnelle.
[89]                        Une immunité restreinte permet de concilier l’importance du privilège parlementaire et la Charte en veillant à ce que le privilège n’ait pas une plus grande portée que ce qui est justifié pour assurer une démocratie constitutionnelle fonctionnelle. À cet égard, nous convenons que [traduction] « le privilège parlementaire, tout comme les institutions parlementaires elles‑mêmes, doit opérer au sein du cadre constitutionnel d’où sont issues ces [institutions parlementaires] et dont elles dépendent pour exercer légitimement leur autorité et leurs pouvoirs — et ne jamais le supplanter. Dans un pays respectueux de la primauté du droit, les tribunaux doivent continuer de maintenir la suprématie des normes constitutionnelles » (W. J. Newman, « Parliamentary Privilege, the Canadian Constitution and the Courts » (2008), 39 R.D. Ottawa 573, p. 609).
[90]                        Signalons en outre que notre Cour a indiqué clairement que les revendications de privilège ne devraient pas être jugées « d’un point de vue trop général » (Vaid, par. 51). Comme le fait valoir M. Power, [traduction] « [l]es questions concernant l’admissibilité des déclarations parlementaires ne peuvent être tranchées dans l’abstrait » (m.i., titre du par. 94). Une revendication de privilège doit être adaptée à ses circonstances.
[91]                        Précisons toutefois que le privilège parlementaire peut empêcher les demandeurs de produire certains types d’éléments de preuve liés au processus législatif. Le privilège parlementaire peut limiter ainsi la capacité pratique du demandeur de satisfaire au seuil dans un cas donné. En effet, il se peut fort bien qu’un demandeur ne soit pas en mesure de produire quelque élément de preuve que ce soit. Toutefois, cette possibilité n’empêche pas qu’une telle cause d’action soit invoquée en principe. Bien qu’un demandeur ne puisse évidemment pas, par exemple, assigner des députés à comparaître pour établir le bien‑fondé d’une demande de dommages‑intérêts, il pourrait présenter d’autres éléments de preuve liés au processus parlementaire et pertinents quant à sa demande. Dans le contexte d’un litige de droit public, les tribunaux s’appuient couramment sur de nombreux types de documents législatifs. Par exemple, dans l’arrêt Brazeau, les juges Sharpe et Juriansz se sont appuyés sur des mémoires et des rapports gouvernementaux, des documents publics ainsi que des rapports dans le domaine des sciences sociales et des rapports d’expert pour examiner une action en dommages‑intérêts intentée en vertu du par. 24(1) (par. 74‑86). En conséquence, bien qu’il ne fasse aucun doute que les actes et les discours protégés par le privilège parlementaire sont à l’abri d’un examen fondé sur la Charte par le judiciaire (New Brunswick Broadcasting, p. 384), nous ne croyons pas que le privilège parlementaire écarte de par sa nature même toute possibilité d’obtenir des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour une loi inconstitutionnelle.
[92]                        Les tribunaux ne minent pas de façon irrégulière le privilège parlementaire lorsque, dans l’exercice d’une fonction judiciaire légitime, ils examinent la preuve et se prononcent sur une revendication de privilège dans le contexte d’une action en dommages‑intérêts. Ils examinent régulièrement ce genre de preuve, dont les débats parlementaires, pour déterminer le contexte et l’objet d’une loi dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article premier (voir, p. ex., R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463, p. 484; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 31; R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 88‑90). De fait, notre Cour a examiné dans d’autres contextes si le législateur avait agi de bonne foi en adoptant une loi (voir, p. ex., Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569, par. 63; Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857, par. 3 et 38), ou si l’État était effectivement au courant des effets inconstitutionnels d’une loi ou en avait connaissance par interprétation (Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 114). Certes, l’objectif de l’examen peut être différent pour une action en dommages‑intérêts intentée en vertu de la Charte. Toutefois, il appert de ces exemples que les tribunaux peuvent procéder à l’examen de la nature d’une loi et du but poursuivi par le Parlement lors de son adoption sans violer le privilège parlementaire.
[93]                        Quatrièmement, une immunité absolue ne tient pas compte des principes reconnus dans la jurisprudence de notre Cour en matière de réparations constitutionnelles. Elle laisse peu de place aux principes qui sous‑tendent l’obligation du législateur de rendre des comptes, notamment l’interprétation large et téléologique des droits et des dispositions réparatrices contenus dans la Charte ainsi que le constitutionnalisme et la primauté du droit. Tous ces principes militent contre une immunité absolue. À cet égard, nous sommes d’accord avec M. Power, qui soutient qu’une [traduction] « immunité absolue est [. . .] incompatible avec le pouvoir discrétionnaire de réparation des tribunaux — “un élément fondamental de la Charte” — et avec l’idée “qu’un tribunal doit jouir d’une certaine latitude pour déterminer la réparation qu’il estime convenable conformément à la loi” » (m.i., par. 81, citant G, par. 101 et 146).
[94]                        Comme nous l’avons déjà mentionné, la Charte a effectué une [traduction] « transformation révolutionnaire du régime politique canadien » sous lequel les tribunaux « devaient rendre tout le système juridique conforme à une nouvelle structure complexe de protection des droits » (L. E. Weinrib, « Canada’s Charter of Rights : Paradigm Lost? » (2002), 6 R. études const. 119, p. 120). Même avant la Charte, le rôle que joue le tribunal en exigeant des comptes du législateur a été reconnu comme faisant partie du tissu de l’ordre constitutionnel canadien. Tel que l’a expliqué le juge Dickson (plus tard juge en chef) dans l’arrêt Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1976 CanLII 15 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 576, p. 590 :
     On dit qu’un État est souverain et qu’il n’appartient pas aux tribunaux de juger de la raison d’être ni de la sagesse de la volonté expresse du législateur. En tant que déclaration de principe, c’est indubitablement exact, mais dans un État fédéral, le principe général doit céder devant les exigences de la constitution qui définit les limites de la souveraineté et de la suprématie. Les tribunaux ne mettront pas en doute la sagesse des textes législatifs qui, aux termes de la Constitution canadienne, relèvent de la compétence des législatures, mais une des hautes fonctions de cette Cour est de s’assurer que les législatures n’outrepassent pas les limites de leur mandat constitutionnel et n’exercent pas illégalement certains pouvoirs. [Nous soulignons.]
      (Voir aussi Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 745.)
[95]                        La Charte exige que le pouvoir législatif soit limité par les droits constitutionnels. La Constitution oblige les tribunaux à tenir le gouvernement responsable lorsqu’il viole de tels droits, notamment en accordant des réparations utiles dans de tels cas. Une immunité absolue minerait l’objet et le texte du par. 24(1), lequel demande aux tribunaux de tenir compte du contexte particulier d’une violation donnée pour déterminer si une réparation est convenable et juste. La Charte oblige les tribunaux à faire respecter les droits constitutionnels. Les faire respecter veut dire veiller à ce que la réparation accordée soit proportionnée à l’atteinte (Corbiere, par. 46). Ainsi, la séparation des pouvoirs protège également l’indépendance des tribunaux dans l’exécution des obligations que leur impose la Constitution : « Le maintien de l’ordre normatif du système juridique canadien ne command[e] rien de moins » (Doucet‑Boudreau, par. 109).
[96]                        Une immunité absolue protégerait le gouvernement contre toute action en dommages‑intérêts relativement à toute loi inconstitutionnelle, si flagrante soit‑elle. Nous souscrivons à l’affirmation de M. Power selon laquelle une immunité absolue permet à un ensemble restreint d’intérêts constitutionnels de prévaloir dans l’analyse (m.i., par. 81).
[97]                        En établissant un seuil d’immunité élevé, l’arrêt Mackin a résisté à l’épreuve du temps. Cet arrêt est valable en droit depuis plus de deux décennies. Il n’a eu pour effet ni de compromettre l’efficacité gouvernementale ni d’entraîner une avalanche d’actions en dommages‑intérêts contre l’État. L’État continuera de bénéficier d’une immunité à moins que le seuil élevé soit atteint. Ce seuil exigeant vise à limiter l’étendue des causes d’action en dommages‑intérêts. L’État peut toujours demander au tribunal de rejeter sommairement l’action intentée en vertu du par. 24(1) si le demandeur n’invoque pas des circonstances qui pourraient, si elles sont retenues, satisfaire au seuil de responsabilité prévu dans l’arrêt Mackin (Henry (2015), par. 43).
[98]                        Notre Cour peut s’écarter d’un précédent lorsqu’il y a une raison impérieuse de le faire, notamment si le précédent est incompatible avec un précédent contraignant ou une loi pertinente, s’il s’est révélé inapplicable ou si le fondement du précédent a été érodé par un changement sociétal ou juridique important (R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 44; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 202). Il n’existe aucune raison impérieuse d’infirmer l’arrêt Mackin. L’immunité de l’État était et demeure restreinte.
(2)         Précisions sur le seuil établi dans l’arrêt Mackin
[99]                        Il reste à déterminer la meilleure façon de formuler le seuil de l’immunité restreinte. Les parties et les intervenants renvoient à plusieurs descriptions différentes énoncées dans l’arrêt Mackin et nous demandent de préciser le seuil.
[100]                     Dans l’arrêt Mackin, le juge Gonthier a utilisé plusieurs formulations pour décrire les circonstances dans lesquelles des dommages‑intérêts peuvent constituer une réparation convenable et juste relativement à une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle. Il a d’abord décrit le seuil comme visant un comportement de l’État « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » (par. 78‑79). Plus loin, pour appliquer le seuil, il s’est demandé si l’État avait adopté la loi inconstitutionnelle « négligemment » ou en faisant preuve « d’aveuglement volontaire à l’égard de ses obligations constitutionnelles d’alors » (par. 82). Il a conclu qu’aucun élément de preuve ne démontrait que « la loi a été adoptée de manière fautive, pour des motifs détournés ou avec la connaissance de son inconstitutionnalité » (par. 83).
[101]                     Ces différentes formulations font ressortir les diverses questions que notre Cour a examinées dans cette affaire pour évaluer le contexte entourant l’adoption de la loi enfreignant la Charte. Le juge Gonthier s’est attardé à l’état du droit au moment de l’adoption de la loi ainsi qu’aux éléments de preuve relatifs aux motifs de l’État, à son comportement et à sa connaissance de l’inconstitutionnalité de la loi.
[102]                     Les diverses formulations du juge Gonthier, à l’exception de celle concernant la négligence, décrivent des cas où l’adoption aurait participé d’un comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Cependant, nous sommes d’avis que la négligence n’évoque pas la gravité de la faute que ce seuil était censé viser. Bien que, selon les déclarations du juge Gonthier, aucun élément de preuve dans cette affaire ne permettait de satisfaire même à ce seuil moins élevé, nous jugeons que l’emploi du terme « négligence » ne visait pas à abaisser le seuil général. La négligence ne constitue pas un élément du seuil. La notion de « négligence » n’est pas utile, car elle ne reflète pas la norme élevée exigée par les principes constitutionnels qui sous‑tendent l’analyse.
[103]                     Néanmoins, une évaluation objective de l’inconstitutionnalité de la loi peut aider à déterminer si le seuil est atteint, pourvu que la norme reste élevée. En effet, tout comme la négligence, l’expression « clairement fautif » employée dans l’arrêt Mackin témoigne d’une telle norme objective. Plusieurs intervenants ont privilégié un seuil qui est axé sur un examen objectif de la loi et dont le fondement est l’élément « clairement fautif » du seuil. D’autres intervenants signalent que la notion du « caractère fautif » a créé une certaine confusion. Nous précisons qu’il vaut mieux considérer l’analyse comme s’attachant à la question de savoir si la loi est « clairement inconstitutionnelle », ce qui amène le juge à examiner objectivement la loi elle‑même, plus particulièrement la nature et la portée de son invalidité constitutionnelle. Cette évaluation objective repose sur la présomption selon laquelle le législateur connaît et respecte les droits fondamentaux garantis par la Charte.
[104]                     Cependant, nous rejetons toutes les formulations proposées par les intervenants qui établissent un seuil si élevé qu’il met le gouvernement à l’abri de toute responsabilité à l’égard de violations constitutionnelles inédites, mais graves. Par conséquent, le seuil est atteint dans les cas où la loi était [traduction] « clairement inconstitutionnelle » en ce sens qu’au moment de son adoption, elle violait clairement des droits garantis par la Charte (M. L. Pilkington, « Monetary Redress for Charter Infringement », dans R. J. Sharpe, dir., Charter Litigation (1987), 307, p. 319‑320, cité avec approbation dans Guimond c. Québec (Procureur général), 1996 CanLII 175 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 347, par. 15; R. J. Sharpe et K. Roach, The Charter of Rights and Freedoms (7e éd. 2021), p. 511). De telles violations graves ou manifestes des droits garantis par la Charte sont clairement fautives. Nous ne sommes pas d’avis d’arrêter un critère aussi exigeant que celui proposé par le juge Jamal dans sa formulation du seuil « clairement inconstitutionnel ».
[105]                     Une conclusion d’inconstitutionnalité claire impliquera habituellement que l’État savait que la loi était clairement inconstitutionnelle ou qu’il a fait preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de son inconstitutionnalité. Comme l’ont utilement expliqué les juges Sharpe and Juriansz dans l’arrêt Brazeau, lorsque la loi est clairement inconstitutionnelle, il se peut que l’État ait fait preuve d’une [traduction] « “insouciance manifeste” à l’égard des droits garantis par la Charte » en « agissant alors qu’il connaissait l’existence d’un risque de violation de la Charte ou en omettant délibérément de vérifier la probabilité qu’il y ait atteinte à la Charte alors qu’il savait qu’il avait une bonne raison de le faire » (par. 87, citant Ward, par. 43).
[106]                     Si la norme dite « clairement inconstitutionnelle » permet vraisemblablement de régler, dans la plupart des cas, la question de savoir si l’immunité restreinte s’applique, dans d’autres situations rares, les juges pourraient être obligés de se demander s’il existe des éléments de preuve démontrant que l’État a agi de mauvaise foi ou qu’il a abusé de son pouvoir en adoptant la loi invalide. Les principes du constitutionnalisme et de la légalité exigent que le seuil permette l’exercice d’un recours utile en cas de violation des droits constitutionnels impliquant une telle faute intentionnelle de la part de l’État.
[107]                     Nous ne tenterions pas de définir avec exactitude la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir dans le processus législatif sans disposer d’un dossier complet et d’observations à ce sujet. Il sera satisfait à cette norme, par exemple, dans les cas où l’État a agi pour un motif illégitime ou a été malhonnête. Nous ne sommes toutefois pas d’avis de restreindre les concepts de mauvaise foi et d’abus de pouvoir à un examen de l’objet de la loi.
[108]                     Lorsqu’il s’agit d’évaluer une allégation de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir au vu de faits précis, d’autres contextes de mauvaise foi et d’abus de pouvoir peuvent fournir des indications (voir, p. ex., Roncarelli, p. 141; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17, par. 39; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, par. 48‑53; voir aussi Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1979 — The Abuse of Power and the Role of an Independent Judicial System in Its Regulation and Control (1979). Toutefois, nous soulignons que ces notions sont « flexible[s] » et que leur « contenu varie selon les domaines du droit » (Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304, par. 25). Dans le contexte de la fonction législative de l’État, au sein de laquelle le Parlement et les institutions législatives ont le droit d’adopter toute loi à l’intérieur de leurs limites constitutionnelles, la mauvaise foi et l’abus de pouvoir requièrent peut‑être une faute plus grave que dans d’autres contextes. Ce sont là des normes juridiques appliquées par les tribunaux; ils ne constituent pas des moyens d’évaluer la sagesse ou la raison d’être du processus d’adoption ou de la loi adoptée.
[109]                     Notre collègue le juge Jamal accepte la norme dite « clairement inconstitutionnelle », mais rejette les notions de mauvaise foi et d’abus de pouvoir. Il estime que, même si la norme dite « clairement inconstitutionnelle » est objective, compte tenu de l’adoption de la loi, la mauvaise foi et l’abus de pouvoir impliquent de par leur nature même une conduite qui échappe au contrôle judiciaire. Nous ne sommes pas de cet avis. Selon nous, il est possible de satisfaire au critère de la mauvaise foi ou de l’abus de pouvoir sans violer le privilège parlementaire. De plus, tout comme la mauvaise foi et l’abus de pouvoir, la norme dite « clairement inconstitutionnelle » met en cause la manière dont le Parlement s’est comporté en adoptant des lois. Comme nous l’avons expliqué, une conclusion d’inconstitutionnalité claire revient à conclure qu’en « adoptant » la loi, les législateurs savaient que la loi était inconstitutionnelle, ou ont fait preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de son inconstitutionnalité. Remplacer le verbe « adopter » par le nom « adoption » ne modifie pas la nature de l’analyse.
[110]                     Nous comprenons qu’il est difficile de discerner la motivation institutionnelle ou la connaissance qu’ont les institutions législatives au moment d’adopter une loi. Nous comprenons en outre que, même si c’est l’État et non des parlementaires ou des représentants du gouvernement qui est condamné à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte, l’État agit par l’entremise d’individus. Tout comme d’autres contextes de conduite institutionnelle de l’État, la possibilité ou non d’imputer la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir d’un individu ou d’un groupe à l’institution elle‑même est tributaire des faits d’une affaire donnée. Il vaut la peine de répéter ici que le fondement de la responsabilité au titre du par. 24(1) est la violation par l’État d’un droit garanti par la Charte. Dans des cas comme celui de la demande de M. Power, c’est la loi invalide qui a violé son droit. Toute analyse de la faute commise par l’État en adoptant la loi invalide consiste à déterminer s’il est juste et convenable d’octroyer des dommages‑intérêts pour cette violation, et non à créer un fondement autonome de responsabilité.
[111]                     Lorsque le demandeur présente une allégation détaillée selon laquelle le seuil établi dans l’arrêt Mackin a été atteint, il faut évaluer la demande compte tenu d’éléments de preuve obtenus d’une manière qui ne viole pas le privilège parlementaire, comme des déclarations faites à l’extérieur du processus parlementaire.
[112]                     Ainsi, nous précisons que l’expression « clairement fautif » traduit une évaluation objective de la question de savoir si la loi était clairement inconstitutionnelle au moment de son adoption, et que la mauvaise foi et l’abus de pouvoir font toujours partie du seuil. À cet égard, nous reformulerions le seuil établi dans l’arrêt Mackin relativement à l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle : la défense de l’efficacité gouvernementale l’emportera à moins que la loi soit clairement inconstitutionnelle ou qu’elle participe d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Vu le caractère rigoureux du seuil, l’omission du demandeur de fournir des précisions sera fatale à sa demande à l’étape des actes de procédure (Henry (2015), par. 43). Des affirmations sommaires ou vagues seront forcément insuffisantes.
(3)         Le seuil est évalué à la troisième étape du cadre d’analyse de l’arrêt Ward
[113]                     Le Canada soutient que le seuil d’immunité devrait être traité à titre préliminaire, avant d’appliquer le cadre d’analyse de l’arrêt Ward. Subsidiairement, il fait valoir que le seuil peut opérer à la troisième étape du critère de l’arrêt Ward. Monsieur Power affirme que les considérations pouvant faire contrepoids invoquées par le Canada en l’espèce devraient être examinées et soupesées à la troisième étape de l’analyse énoncée dans Ward.
[114]                     À notre avis, l’analyse en quatre étapes de l’arrêt Ward s’applique à toutes les actions en dommages‑intérêts intentées en vertu de la Charte. L’immunité n’est pas une question préliminaire dans une action de ce genre fondée sur une loi invalide. La défense d’immunité restreinte de l’État fait davantage partie des facteurs à examiner à la troisième étape de l’analyse énoncée dans Ward. Pour faire évaluer en vertu du par. 24(1) l’immunité restreinte dont bénéficie l’État, le demandeur doit d’abord démontrer que ses droits ont été violés par suite d’une loi inconstitutionnelle, et que les dommages‑intérêts sont par ailleurs une réparation convenable et juste pour cette violation (Ward, par. 23‑24). Notre Cour et d’autres tribunaux ont reconnu que le seuil établi dans l’arrêt Mackin et d’autres considérations relatives à l’immunité sont une manifestation des principes sous‑tendant le souci de l’efficacité gouvernementale examiné à la troisième étape de l’analyse de l’arrêt Ward (Ward, par. 39 et 68; Ernst, par. 42; Brazeau, par. 46‑48; Roach, Constitutional Remedies, § 11:11 et 11:20; P. W. Hogg, P. J. Monahan et W. K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 204‑205; Hogg et Wright, § 40:19). Tout comme pour le souci de l’efficacité gouvernementale dans d’autres contextes, le seuil de l’immunité restreinte vise à s’assurer que les dommages‑intérêts qui pourraient par ailleurs nuire au bon gouvernement ne sont accordés que si le comportement de l’État atteint un seuil minimal de gravité (Ward, par. 39; Henry (2015), par. 39‑41).
[115]                     L’immunité restreinte s’arrête là où elle ne permet plus d’établir un équilibre constitutionnel justifiable. Si l’État adopte une loi qui est par la suite déclarée invalide et qui est clairement inconstitutionnelle, ou constitue de la mauvaise foi ou de l’abus de pouvoir, le souci de l’efficacité gouvernementale ne peut plus servir à soustraire le gouvernement à sa responsabilité pour avoir violé des droits garantis par la Charte. Les dommages‑intérêts peuvent plutôt « contribue[r] au bon gouvernement » en renforçant le « principe fondamental de bon gouvernement » selon lequel les actes de l’État doivent respecter la Constitution (Ward, par. 38). Si le seuil établi dans Mackin n’est pas atteint, la balance des principes constitutionnels penche du côté de l’immunité de l’État. Dans de tels cas, l’impératif constitutionnel selon lequel le gouvernement doit bénéficier de l’autonomie nécessaire pour gouverner efficacement l’emportera sur la demande de dommages‑intérêts.
VI.         Conclusion
[116]                     L’immunité dont bénéficie l’État dans l’exercice de son pouvoir législatif demeure restreinte. Il n’y a pas d’immunité absolue pour l’adoption de lois subséquemment déclarées inconstitutionnelles. Cette conclusion répond aux deux questions constitutionnelles posées par le Canada. Pour arriver à cette conclusion, nous avons expliqué que l’État peut être tenu de verser des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour avoir adopté une loi invalide uniquement si celle‑ci est clairement inconstitutionnelle ou participait d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Comme la première question met en cause un éventail plus large d’actes de l’État et d’acteurs étatiques que la seconde question — elle fait effectivement intervenir des enjeux allant bien au‑delà de ceux soulevés par la demande de M. Power —, la réponse doit être la même.
[117]                     Si l’on avait abordé séparément la première question en l’espèce, cela aurait soulevé des enjeux à propos de l’obligation de rendre compte des fonctionnaires qui font partie de l’exécutif. Le privilège parlementaire s’applique au Parlement en tant que branche séparée du gouvernement et met certaines sphères d’activité parlementaire à l’abri du contrôle judiciaire. Si la conduite des fonctionnaires liée à la préparation des lois est assujettie au privilège parlementaire et visée par une immunité absolue, le privilège risquerait inévitablement de s’étendre à l’exécutif, ce qui aurait des conséquences profondes et imprévisibles. Par conséquent, nous sommes en désaccord avec la réponse donnée par nos collègues à la première question.
[118]                     Les questions constitutionnelles reçoivent donc les réponses suivantes :
      Réponse à la question 1 : Oui.
      Réponse à la question 2 : Oui.
[119]                     Le pourvoi est rejeté avec dépens.
                  Version française des motifs des juges Kasirer et Jamal rendus par
                  Le juge Jamal  —
I.               Aperçu
[120]                     Le présent pourvoi porte sur deux questions de droit posées par le procureur général du Canada. Premièrement, la Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés du fait que des représentants et des ministres du gouvernement ont préparé et rédigé un projet de loi que le législateur a adopté mais qui a subséquemment été déclaré incompatible avec la Charte et inopérant en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982? Deuxièmement, la Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte du fait que le législateur a adopté un texte législatif qui a par la suite été déclaré incompatible avec la Charte et inopérant en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
[121]                     La Cour du Banc de la Reine et la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick ont répondu aux deux questions par l’affirmative. Elles ont suivi l’arrêt Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, dans lequel notre Cour a jugé qu’un tribunal peut accorder des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte pour les préjudices subis en raison d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle lorsque la loi est « clairement fauti[ve], de mauvaise foi ou [un] abus de pouvoir » (par. 78). Bien que le procureur général du Canada ait soutenu qu’il ne peut y avoir de responsabilité de la Couronne pour l’adoption d’une loi en raison du privilège parlementaire, de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté parlementaire, la Cour d’appel a affirmé que « tant que la Cour suprême n[’]aura pas infirmé [l’arrêt Mackin] ou n’aura pas restreint son application, il est de notre devoir de l’appliquer » (2022 NBCA 14, par. 20 (CanLII)).
[122]                     Je reconnais que les juridictions inférieures étaient tenues de suivre l’arrêt Mackin à titre de précédent de notre Cour. Toutefois, les parties dans l’affaire Mackin n’ont pas soulevé le privilège parlementaire et la Cour ne s’est pas penchée sur ce privilège dans ses motifs. Soit dit en tout respect, l’arrêt Mackin devrait maintenant être clarifié. Des aspects de cet arrêt entrent en conflit avec la doctrine constitutionnelle du privilège parlementaire, les principes de justiciabilité et la séparation des pouvoirs. L’application de l’arrêt Mackin sans clarification ou modification empiéterait sur le domaine attribué par la Constitution au Parlement.
[123]                     Le privilège parlementaire est « la somme des privilèges, immunités et pouvoirs dont jouissent le Sénat, la Chambre des communes et les assemblées législatives provinciales ainsi que les membres de chaque Chambre individuellement, sans lesquels ils ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions » (Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 29(2) (référence omise)). Il comprend les privilèges de la liberté de parole dans le processus législatif et du contrôle exclusif exercé par le Parlement sur les travaux parlementaires. La Cour a reconnu que, en principe, le privilège parlementaire peut s’appliquer aux membres du Parlement ou d’une assemblée législative, et aux hauts fonctionnaires, employés et représentants du Parlement (Vaid, par. 29(11) et 41). La question ne porte pas sur la nature de la personne; il s’agit plutôt de savoir si ses activités sont nécessaires aux fonctions législatives que le privilège parlementaire était initialement censé protéger (Vaid, par. 4 et 44). Les tribunaux ont compétence pour constater l’existence d’une catégorie de privilège parlementaire reconnue, mais ils n’ont pas compétence pour contrôler l’exercice du privilège, même sur le plan de la conformité avec la Charte. Comme le privilège fait partie de la Constitution du Canada, il ne peut être abrogé ou restreint par une autre partie de la Constitution, notamment la Charte. Le privilège parlementaire est un corollaire de la séparation des pouvoirs parce qu’il donne à l’organe législatif du gouvernement l’autonomie dont il a besoin pour exercer les fonctions que lui attribue la Constitution.
[124]                     Dans ce contexte, il y a lieu de répondre par la négative à la première question du procureur général pour deux raisons. En premier lieu, la doctrine du privilège parlementaire crée une exception à la possibilité que la responsabilité de la Couronne soit engagée pour la conduite de représentants et de ministres du gouvernement dans la préparation et la rédaction de lois. Ces tâches représentent une conduite fondamentalement liée à la fonction législative, qui est nécessairement accessoire aux travaux du Parlement. Cette conduite est à l’abri de l’intervention des tribunaux en raison des catégories établies de privilège parlementaire que sont la liberté de parole et le contrôle des travaux parlementaires. Les tribunaux n’ont pas compétence pour contrôler l’exercice du privilège relevant de ces catégories établies ou pour imputer la responsabilité relativement à celui‑ci, même au terme du processus législatif, et même s’il est allégué que la loi contrevient à la Charte.
[125]                     En deuxième lieu, la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, ne saurait être tenue responsable du travail législatif des ministres et des représentants du gouvernement qui les appuient dans la préparation et la rédaction des lois, parce qu’il s’agit d’une conduite relevant de la fonction législative plutôt qu’exécutive, et elle ne peut donc pas être attribuée à la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive. La Couronne ne peut être tenue responsable d’une conduite relevant de la fonction législative dans le cadre d’une action intentée en vertu du par. 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, c. C‑50, lequel établit le fondement législatif d’une poursuite visant la Couronne du chef du Canada au moyen de poursuites intentées contre le procureur général du Canada.
[126]                     Il y a lieu de répondre à la seconde question par l’affirmative, mais avec certaines réserves. L’arrêt Mackin devrait être clarifié afin d’éliminer la « mauvaise foi » et l’« abus de pouvoir » dans l’adoption de lois primaires comme motifs justifiant l’octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte. Ces motifs empiéteraient inévitablement sur les catégories établies de privilège parlementaire que sont la liberté de parole et le contrôle des débats parlementaires. Ils amèneraient les tribunaux à examiner si la substance de la loi a été adoptée de « mauvaise foi » ou constitue un « abus de pouvoir » après que la loi a déjà été déclarée inconstitutionnelle. Cette question n’est pas justiciable et mettrait la séparation des pouvoirs à rude épreuve.
[127]                     Bien que la « mauvaise foi » et l’« abus de pouvoir » ne soient pas des motifs justifiant l’octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte, le critère du comportement « clairement fautif » envisagé dans l’arrêt Mackin peut être invoqué dans le cadre de la seconde question. Je suis toutefois d’avis de reformuler ce critère en statuant que la Couronne pourrait être tenue de verser des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) pour les préjudices causés par des textes législatifs « clairement inconstitutionnels », si l’inconstitutionnalité était aisément ou clairement démontrable au moment de l’adoption et n’aurait pas pu faire l’objet d’un débat sérieux.
[128]                     La norme du caractère « clairement inconstitutionnel » est une norme justiciable qui permet au tribunal de se demander si la loi avait l’objectif inconstitutionnel d’enfreindre un droit garanti par la Charte lorsqu’il évalue si des dommages‑intérêts constituent une réparation « convenable et juste » conformément au par. 24(1) de la Charte. Il s’agit d’une norme distincte sur le plan analytique de la norme non justiciable qui consiste à se demander si la loi comportait de la « mauvaise foi » ou un « abus de pouvoir ».
[129]                     De plus, ces critères de « mauvaise foi » et d’« abus de pouvoir » ne reposent pas sur des considérations relatives à la constitutionnalité de la loi et dévieraient donc inévitablement vers l’appréciation de la sagesse de la loi ou de la politique qui la sous‑tend, rôle qui n’appartient pas aux tribunaux. La norme du caractère « clairement inconstitutionnel », d’autre part, protège le privilège parlementaire à titre de règle de compétence judiciaire et maintient la séparation des pouvoirs, tout en permettant aux personnes dont les droits ont été violés par des textes législatifs clairement inconstitutionnels de réclamer des dommages‑intérêts fondés sur la Charte dans les cas qui s’y prêtent.
II.            Contexte
[130]                     Il est bien établi dans les actes de procédure que l’intimé, Joseph Power, a été reconnu coupable de deux actes criminels d’agression sexuelle en 1996 et condamné à deux peines de huit mois d’emprisonnement devant être purgées concurremment. Il a purgé sa peine et a été libéré en 1996.
[131]                     Monsieur Power soutient en outre qu’en 2010, il s’est renseigné sur l’obtention d’un pardon, que l’on appelle maintenant la suspension du casier, mais il n’en a pas fait la demande à l’époque. En 2011, l’employeur de M. Power, un hôpital, a appris l’existence de son casier judiciaire et l’a suspendu de ses fonctions de technologue en radiation médicale, car il estimait que son casier judiciaire représentait un risque dans son travail.
[132]                     En 2013, M. Power a demandé sans succès une suspension de son casier. En 2010, le Parlement avait adopté la Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves, L.C. 2010, c. 5, puis, en 2012, la Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1. Ces lois ont fait en sorte que les individus reconnus coupables de certaines infractions criminelles soient inadmissibles en permanence à une suspension du casier. Les dispositions transitoires de ces deux lois prévoyaient l’application rétrospective de la loi aux infractions commises avant leur entrée en vigueur, rendant M. Power inadmissible en permanence à une suspension de son casier.
[133]                     Les dispositions transitoires ont été contestées avec succès dans des poursuites n’ayant aucun lien avec celle en l’espèce au motif qu’elles étaient contraires aux al. 11h) et i) de la Charte[1] et ont été déclarées inopérantes (Chu c. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 630, 347 C.C.C. (3d) 449; P.H. c. Canada (Procureur général), 2020 CF 393, [2020] 2 R.C.F. 461). Il n’est plus contesté que les dispositions transitoires contreviennent à la Charte de manière injustifiée.
[134]                     En mai 2018, M. Power a intenté une poursuite contre la Couronne du chef du Canada. Il faisait valoir que son incapacité à obtenir une suspension de son casier lui a fait perdre son emploi et l’a rendu inadmissible à la qualité de membre des organismes encadrant les technologues en radiation médicale. S’appuyant sur l’arrêt Mackin de notre Cour, il a soutenu que l’adoption et l’application des dispositions transitoires étaient des comportements clairement fautifs, de mauvaise foi et un abus de pouvoir, et il a réclamé des dommages‑intérêts à la Couronne en vertu du par. 24(1) de la Charte.
[135]                     La Couronne a demandé des précisions sur la demande de M. Power. Celui‑ci a répondu que les dispositions transitoires étaient des [traduction] « violations claires » de la Charte et « ont été imposées de mauvaise foi, dans le but de punir davantage les contrevenants condamnés avant l’adoption de la loi » (déclaration détaillée de Joseph Power, reproduite au d.a., p. 85). Il a également soutenu que le procureur général du Canada [traduction] « savait que l’effet » des dispositions transitoires « serait d’infliger, après le fait, des peines plus sévères à certaines personnes déclarées coupables », ce qui violait la Charte (p. 85). Enfin, M. Power a affirmé que [traduction] « c’était un abus de pouvoir que d’imposer ces dispositions en sachant leur effet inconstitutionnel » sur lui de même que sur « d’autres personnes reconnues coupables de crimes avant l’adoption des lois » (p. 85).
[136]                     Le procureur général du Canada a ensuite demandé aux tribunaux de trancher deux questions de droit : la Couronne peut-elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que (i) des représentants et des ministres du gouvernement ont préparé et rédigé un projet de loi que le législateur a adopté, et (ii)  le législateur a adopté un texte législatif qui a par la suite été déclaré inconstitutionnel par un tribunal en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
[137]                     La Cour du Banc de la Reine et la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick ont combiné ces questions en une seule : La Couronne et ses représentants jouissent‑ils d’une immunité absolue lorsqu’ils exercent une fonction législative? S’appuyant sur l’arrêt Mackin de notre Cour, les deux cours ont statué que la Couronne jouit d’une immunité restreinte, et non absolue. Par conséquent, elles ont répondu par l’affirmative aux deux questions posées par le procureur général dans sa motion.
[138]                     Dans ses motifs, la Cour d’appel a fait remarquer que le procureur général du Canada « soutient vigoureusement qu’il ne peut y avoir de responsabilité de la Couronne à l’égard de l’adoption d’une loi qui puisse s’avérer inconstitutionnelle, vu l’immunité découlant de la division des pouvoirs, de la souveraineté parlementaire et du privilège parlementaire » (par. 20). La cour a reconnu que l’arrêt Mackin n’abordait pas expressément ces enjeux, mais elle estimait qu’il était « de [son] devoir de l’appliquer » à titre de précédent tant et aussi longtemps que notre Cour ne l’infirme pas ou n’en limite pas l’application (par. 20). Appliquant l’arrêt Mackin, la Cour d’appel a affirmé que « l’organe législatif et ceux qui le composent sont libres de faire des choix politiques et d’adopter des lois, quoiqu’ils s’exposent à en payer le prix s’il est démontré qu’ils l’ont fait dans des circonstances qui sont clairement fautives, de mauvaise foi ou indicatives d’un abus de pouvoir » (par. 23).
III.         Analyse
[139]                     Bien que la demande de M. Power s’attache principalement à sa capacité d’obtenir des dommages‑intérêts à titre de réparation pour une loi inconstitutionnelle en vertu du par. 24(1) de la Charte, la doctrine du privilège parlementaire forme l’élément essentiel sous‑tendant le pourvoi du procureur général du Canada devant notre Cour. En conséquence, je vais d’abord exposer les règles de droit pertinentes sur le privilège parlementaire, puis j’expliquerai comment cette doctrine influe sur les réponses aux deux questions de droit posées par le procureur général.
A.           La doctrine constitutionnelle du privilège parlementaire
(1)         Définition
[140]                     Le privilège parlementaire désigne la somme des privilèges, pouvoirs et immunités des deux chambres du Parlement fédéral ou des assemblées législatives provinciales et de leurs députés, lesquels sont [traduction] « nécessaires à leur fonctionnement en tant qu’organes législatifs » (P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 1:7, citant New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 385, et W. J. Newman, « Parliamentary Privilege, the Canadian Constitution and the Courts » (2008), 39 R.D. Ottawa 573; voir aussi Vaid, par. 29(2), 29(4) et 29(5); Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 19; F. Chevrette et H. Marx, Droit constitutionnel : Principes fondamentaux : Notes et jurisprudence (2e éd. rév. 2021), p. 401). « La notion de nécessité est [. . .] liée à l’autonomie dont doivent bénéficier les assemblées législatives et leurs membres pour effectuer leur travail [législatif] » (Vaid, par. 29(4)). Le concept de nécessité « doit être interprété largement », compte tenu de ce que requièrent « la dignité et l’efficacité » du Parlement ou de l’assemblée législative (Vaid, par. 29(7), citant New Brunswick Broadcasting, p. 383).
[141]                     Le privilège parlementaire prévoit une exemption légale « d’une certaine obligation, charge, participation ou responsabilité à laquelle d’autres personnes sont assujetties » (Chagnon, par. 19, citant J. P. J. Maingot, Parliamentary Immunity in Canada (2016), p. 13; voir aussi New Brunswick Broadcasting, p. 378). Comme l’a fait remarquer Joseph Maingot, un ancien légiste et conseiller parlementaire à la Chambre des communes du Canada, [traduction] « le privilège parlementaire, quoique faisant partie du droit général et public du Canada, est une exemption de l’application du droit commun » ((2016), p. 289 (notes en bas de page omises)). Comme nous le verrons, cela comprend une exemption de tout examen fondé sur la Charte.
(2)         Historique et sources
[142]                     Le privilège parlementaire fait partie de la lex parliamentis (la loi du Parlement) et ensuite de la common law et du droit législatif du Royaume‑Uni depuis des siècles (New Brunswick Broadcasting, p. 344‑345, le juge en chef Lamer; Hogg et Wright, § 1:7). Bien que la doctrine remonte au 11e siècle (Maingot (2016), p. 19), elle est ressortie plus nettement au 17e siècle « de la lutte de la Chambre des communes pour l’indépendance vis‑à‑vis des autres branches du gouvernement », notamment la Couronne et la branche judiciaire, qui n’hésitaient pas à s’ingérer dans les travaux du Parlement, par exemple en arrêtant et en poursuivant des députés qui auraient tenu des propos séditieux durant les débats de la Chambre des communes (Chagnon, par. 22; voir aussi New Brunswick Broadcasting, p. 344‑345). La doctrine a été partiellement codifiée en Angleterre par l’art. 9 du Bill of Rights de 1689 (Angl.), 1 Will. & Mar. sess. 2, c. 2, qui confirme que [traduction] « [l]a liberté de parole et des débats ou travaux au Parlement ne devrait être attaquée ou contestée devant aucun tribunal ni ailleurs qu’au Parlement » (voir Vaid, par. 21; Chagnon, par. 22; New Brunswick Broadcasting, p. 345).
[143]                     Avant la Confédération, les assemblées législatives coloniales au Canada jouissaient du privilège parlementaire en common law, lequel représente un élément inhérent et nécessaire à leurs fonctions législatives, qu’on appelle les « privilèges inhérents » (Chagnon, par. 18 et 23; voir aussi Kielley c. Carson (1842), 4 Moo. 63, 13 E.R. 225 (C.P.), p. 234‑235, discuté dans New Brunswick Broadcasting, p. 346, le juge en chef Lamer, et p. 381‑382, la juge McLachlin (plus tard juge en chef); Chagnon, par. 108, les juges Côté et Brown, dissidents; Maingot (2016), p. 272 et 307). Au moment de la Confédération, le privilège parlementaire a été intégré à la Constitution du Canada par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, selon lequel le Canada a « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni » (New Brunswick Broadcasting, p. 377; Vaid, par. 21 et 29(3); Chagnon, par. 18 et 23).
[144]                     Au fédéral, contrairement au provincial, l’art. 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 autorise le Parlement à prescrire par voie législative les privilèges parlementaires du Sénat et de la Chambre des communes ainsi que de leurs membres. L’article 18 prévoit :
      18 Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada; mais de manière à ce qu’aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume‑Uni de la Grande‑Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette Chambre.
[145]                     Le Parlement a exercé le pouvoir que lui confère l’art. 18 en édictant l’art. 4 de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. 1985, c. P‑1, qui indique que le Sénat et la Chambre des communes ainsi que leurs membres détiennent les privilèges, immunités et pouvoirs que possédait la Chambre des communes du R.‑U. au moment de l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, de même que ceux définis par les lois, lesquels ne peuvent excéder ceux que possédait le Parlement de Westminster lors de l’adoption de la loi.
[146]                     Grâce à l’art. 4 de la Loi sur le Parlement du Canada, le Sénat et la Chambre des communes jouissent désormais de « tous les privilèges autorisés par la Constitution » (Vaid, par. 35). Par conséquent, au fédéral, les privilèges parlementaires sont « principalement constitués de privilèges “établis par voie législative” » plutôt que de « privilèges inhérents », et contrairement aux privilèges parlementaires provinciaux, ils ont un fondement constitutionnel exprès à l’art. 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Vaid, par. 36‑37; voir aussi H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), par. V‑1.226).
[147]                     L’article 5 de la Loi sur le Parlement du Canada précise en outre que les « privilèges, immunités et pouvoirs » du Parlement sont « partie intégrante du droit général et public du Canada », « étant » admis d’office devant tous les tribunaux du Canada (voir Maingot (2016), p. 272, 274 et 281‑282).
(3)         Le privilège parlementaire est un corollaire de la séparation des pouvoirs
[148]                     Le privilège parlementaire aide la démocratie constitutionnelle du Canada à préserver la séparation fondamentale des pouvoirs entre les organes législatif, exécutif et judiciaire du gouvernement (Vaid, par. 21; Chagnon, par. 21). Comme l’a souligné la Cour, « [p]eu de questions revêtent autant d’importance pour notre équilibre constitutionnel que le rapport entre la législature et les autres organes de l’État auxquels la Constitution a conféré des pouvoirs, soit l’exécutif et les tribunaux judiciaires » (Vaid, par. 4). Le privilège parlementaire a été qualifié de « corollaire à la séparation des pouvoirs » parce qu’il « contribu[e] à protéger la capacité de chaque branche de s’acquitter des fonctions qui lui sont attribuées par la Constitution » (Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, [2020] 2 R.C.S. 506, par. 66). Le privilège y contribue « [e]n protégeant certains domaines d’activité législative d’une révision externe » et en accordant « à l’organe législatif du gouvernement l’autonomie dont il a besoin pour exercer ses fonctions constitutionnelles » (Chagnon, par. 1; voir aussi Vaid, par. 41).
(4)         L’analyse en deux étapes concernant le privilège parlementaire au fédéral
[149]                     Les questions portant sur le privilège parlementaire au fédéral sont assujetties à une analyse en deux étapes. À la première étape, le tribunal se demande si l’existence et l’étendue du privilège revendiqué ont été établies péremptoirement par un précédent canadien ou britannique et, si c’est le cas, il doit accepter le privilège sans se pencher sur la nécessité de celui‑ci ou le bien‑fondé de son exercice (Vaid, par. 37 et 39). Si la catégorie proposée n’a pas été établie péremptoirement, le tribunal se demande alors, à la deuxième étape, si le privilège revendiqué est justifié à l’aune d’un critère de « nécessité ». Le tribunal doit se demander si l’activité est « si étroitement et directement liée » aux fonctions de l’assemblée législative ou de ses membres qu’une « intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement » (Vaid, par. 46; voir aussi Chagnon, par. 29 et 31). La partie qui invoque le privilège parlementaire assume le fardeau aux deux étapes, mais dès lors que le privilège est établi, l’« opportunité » de son exercice échappe au contrôle judiciaire (Vaid, par. 5, 29(8) et 53; Chagnon, par. 32).
[150]                     Dans l’arrêt Vaid, le juge Binnie a relevé les catégories de privilège parlementaire qui ont été établies péremptoirement par des précédents, lesquelles comprennent entre autres : a) la liberté de parole; b) le contrôle qu’exercent les Chambres du Parlement sur les « débats ou travaux au Parlement », y compris la procédure quotidienne de la Chambre; c) le pouvoir d’exclure les « étrangers » des débats; d) le pouvoir disciplinaire du Parlement à l’endroit de ses membres; e) le pouvoir disciplinaire du Parlement à l’endroit des non‑membres qui s’ingèrent dans l’exercice de ses fonctions; et f) l’immunité contre les citations à comparaître dont jouissent les membres du Parlement pendant une session parlementaire (par. 29(10)).
(5)         Le privilège parlementaire est une règle de compétence judiciaire
[151]                     Le privilège parlementaire [traduction] « est une règle de compétence judiciaire » (Duffy c. Canada (Senate), 2020 ONCA 536, 151 O.R. (3d) 489, par. 35). Lorsqu’une affaire est visée par le privilège parlementaire, l’exercice du privilège ne peut être révisé par un organisme externe, ce qui comprend les tribunaux (Vaid, par. 29(9) et 34; Chagnon, par. 19 et 24; New Brunswick Broadcasting, p. 350, le juge en chef Lamer, et p. 382‑384, la juge McLachlin). Le privilège parlementaire reconnaît « la compétence exclusive du Parlement d’examiner les plaintes qui se situent dans sa sphère d’activité protégée » (Vaid, par. 4, 29(9) et 30 (en italique dans l’original); voir aussi New Brunswick Broadcasting, p. 383‑384; Maingot (2016), p. 277; l’hon. M. Rowe et M. Oza, « Structural Analysis and the Canadian Constitution » (2023), 101 R. du B. can. 205, p. 225‑227; A. Marcotte, « Structural Analysis, Unwritten Principles and Constitutional Remedies : Charter Damages for the Enactment of Legislation by Parliament » (2024), 18 J.P.P.L. 69, p. 78‑79).
[152]                     Lorsque le privilège parlementaire est revendiqué, les tribunaux ont compétence pour déterminer l’existence et l’étendue du privilège, mais ils n’ont pas compétence pour statuer sur son exercice (Vaid, par. 40‑41 et 47‑48; Chagnon, par. 2 et 32; New Brunswick Broadcasting, p. 350, le juge en chef Lamer, et p. 384‑385, la juge McLachlin). Déterminer l’existence et l’étendue du privilège parlementaire relève du domaine exclusif du judiciaire, tandis que l’exercice de ce pouvoir constitutionnel relève du domaine exclusif de la législature (voir Maingot (2016), p. 304; Brun, Tremblay et Brouillet, par. V‑1.221). Les questions relatives à l’existence et à l’étendue du privilège parlementaire sont donc justiciables, mais les questions concernant son exercice ne le sont pas (L. Sossin et G. Kennedy, Boundaries of Judicial Review : The Law of Justiciability in Canada (3e éd. 2024), § 7:7).
[153]                     Comme l’a affirmé la juge McLachlin au nom des juges majoritaires dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, « pour être efficaces, [l]es privilèges [parlementaires] doivent être détenus d’une façon absolue et constitutionnelle; la branche législative de notre gouvernement doit jouir d’une certaine autonomie à laquelle même la Couronne et les tribunaux ne peuvent porter atteinte » (p. 379). Le privilège parlementaire a pour effet de conférer à l’affaire faisant l’objet du privilège une immunité à l’égard du contrôle judiciaire (p. 342, le juge en chef Lamer; Marcotte, p. 79).
[154]                     Toutefois, l’immunité à l’égard du contrôle judiciaire ne signifie pas que le privilège parlementaire va à l’encontre de la primauté du droit en ce sens que les institutions parlementaires et leurs membres n’ont pas à rendre de comptes. Le privilège parlementaire « ne crée pas un hiatus dans le droit public général du Canada; il en est plutôt une composante importante » (Vaid, par. 29(3)). Bien que toute conduite ou activité protégée par le privilège parlementaire échappe au contrôle judiciaire, la Chambre des communes, le Sénat et les assemblées législatives provinciales et territoriales possèdent tous leurs propres pouvoirs juridictionnels et peuvent examiner de telles conduites ou activités (Vaid, par. 20, 29(9), 30 et 41; New Brunswick Broadcasting, p. 379‑380; Maingot (2016), p. 20, 197, 282‑285 et 299‑304). Comme l’a fait remarquer le juge Binnie dans l’arrêt Vaid : « La Chambre [traduction] “d’une voix unique, accuse, condamne et exécute” » (par. 30, citant Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112 (B.R.), p. 1171). Le lord Rodger de la Cour suprême du Royaume‑Uni a aussi bien expliqué ce point dans l’arrêt R. c. Chaytor, [2010] UKSC 52, [2011] All E.R. 805, par. 105 :
      [traduction] L’expression « la Haute Cour du Parlement » établit que le Parlement possède un certain pouvoir juridictionnel — tout comme en possèdent les deux chambres en leurs qualités distinctes. Dans l’exercice de cette compétence, les chambres appliquent la loi et la coutume du Parlement (lex et consuetudo parliamenti).
[155]                     Notre Cour a également souligné que « bien que les assemblées législatives n’aient pas à répondre devant les tribunaux de la façon dont elles exercent leurs privilèges parlementaires, elles doivent en répondre devant l’électorat » (Chagnon, par. 24, citant S. R. Chaplin, « House of Commons v. Vaid : Parliamentary Privilege and the Constitutional Imperative of the Independence of Parliament » (2009), 2 J.P.P.L. 153, p. 164; voir aussi New Brunswick Broadcasting, p. 365, le juge en chef Lamer).
(6)         L’exercice du privilège parlementaire relevant des catégories reconnues n’est pas assujetti à la Charte
[156]                     Le privilège parlementaire n’est pas qu’un simple principe d’interprétation, une règle de preuve ou une convention constitutionnelle — il fait plutôt partie de la Constitution du Canada. Par conséquent, bien que la Charte s’applique au Parlement et aux législatures provinciales ou territoriales conformément au par. 32(1) de la Charte, les actions ou les conduites protégées par le privilège parlementaire ne sont pas assujetties à la Charte (New Brunswick Broadcasting, p. 382‑384; Vaid, par. 33; Chagnon, par. 2; Hogg et Wright, § 1:7 et 37:7; Brun, Tremblay et Brouillet, par. V‑1.219, IX‑7, XII‑2.7 et XII‑2.11; Maingot (2016), p. 290‑291; Marcotte, p. 79). Il en est ainsi parce qu’une partie de la Constitution, comme la doctrine du privilège parlementaire, « ne peut être abrogée ou atténuée par une autre partie de la Constitution », comme la Charte (New Brunswick Broadcasting, p. 373, citant Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), 1987 CanLII 65 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1148; voir aussi Vaid, par. 30; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 42; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876, p. 917, la juge McLachlin, souscrivant au résultat; Hogg et Wright § 37:7; Maingot (2016), p. 290‑291).
[157]                     La décision de principe sur ce point est l’arrêt New Brunswick Broadcasting. Notre Cour a statué que l’Assemblée législative de la Nouvelle‑Écosse jouissait du privilège parlementaire inhérent de refuser aux médias l’accès à la tribune du public de l’Assemblée afin qu’ils filment les débats, et que la liberté de la presse garantie par l’al. 2b) de la Charte ne s’appliquait pas à l’exercice de ce privilège parlementaire. Au nom des juges majoritaires, la juge McLachlin a reconnu que la Charte s’applique généralement à une assemblée législative conformément au par. 32(1) (p. 370‑371), mais elle a ajouté que la doctrine constitutionnelle non écrite du privilège parlementaire fait également partie de la Constitution du Canada suivant le par. 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982, par le truchement du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Comme l’a expliqué la juge McLachlin :
      . . . puisqu’il ressort de la Loi constitutionnelle de 1867 que les fondateurs de notre pays avaient l’intention claire et nette d’établir une constitution semblable à celle du Royaume‑Uni, la Constitution peut également inclure les privilèges qui ont traditionnellement été jugés nécessaires au bon fonctionnement de nos organismes législatifs. [p. 377]
[158]                     La juge McLachlin a souligné que reconnaître la doctrine du privilège parlementaire comme faisant partie de la Constitution du Canada consiste « non pas [à] transposer dans notre régime constitutionnel un concept inexprimé, mais plutôt [à] reconnaître un pouvoir juridique fondamental au régime constitutionnel que le Canada a adopté dans ses Lois constitutionnelles de 1867 à 1982 » (New Brunswick Broadcasting, p. 377). Par conséquent, l’application appropriée de la doctrine du privilège parlementaire est aussi fondamentale pour le régime constitutionnel canadien de la Charte qu’elle l’est pour la Loi constitutionnelle de 1867.
[159]                     La juge McLachlin a également fait remarquer que lorsqu’un tribunal conclut que les conduites ou les actions des membres du Parlement sont protégées par le privilège parlementaire, et qu’elles relèvent donc de la compétence exclusive de la législature, le privilège est « détenu de façon absolue » et est à l’abri de tout empiètement des autres branches du gouvernement (New Brunswick Broadcasting, p. 379, 383 et 387‑388). En outre, reconnaître le statut constitutionnel du droit d’exclure des « étrangers » comme les médias de la chambre a eu pour effet que « la Charte ne peut supprimer ce droit, en vertu du principe qu’une partie de la Constitution ne peut en abroger une autre » (p. 390). Elle a conclu que parce que l’Assemblée législative de la Nouvelle‑Écosse avait exercé son privilège parlementaire d’exclure les étrangers de ses débats, « la Charte ne s’applique pas à la conduite » de celle‑ci (p. 393 (je souligne); voir aussi p. 390).
[160]                     Dans l’arrêt Doucet‑Boudreau, notre Cour a cité l’arrêt New Brunswick Broadcasting à l’appui de la proposition selon laquelle « si le pouvoir de réparation comporte certaines limites en vertu du par. 24(1) » de la Charte, « le juge doit agir en conséquence au moment d’accorder une réparation », parce qu’« une partie de la Constitution ne peut être abrogée ou atténuée par une autre partie de la Constitution » (par. 42). Comme je l’expliquerai de façon détaillée, et comme notre Cour l’a implicitement reconnu dans l’arrêt Doucet‑Boudreau, le pouvoir des tribunaux d’accorder des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) est assujetti à la « limite constitutionnelle » qu’impose le privilège parlementaire.
[161]                     L’arrêt Vaid de notre Cour a confirmé le principe énoncé dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting selon lequel même si la Charte s’applique au Parlement et aux législatures provinciales et territoriales et à toutes les affaires relevant de leur autorité, les actions ou les conduites protégées par le privilège parlementaire ne sont pas assujetties à un examen fondé sur la Charte. Dans l’arrêt Vaid, la Cour a étendu ce principe au-delà des privilèges parlementaires inhérents des législatures provinciales en cause dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting jusqu’aux privilèges parlementaires du Parlement établis par voie législative. Dans l’arrêt Vaid, le juge Binnie a affirmé qu’il « faut maintenant tenir la question pour réglée » (par. 33). Les professeurs Hogg et Wright ont expliqué que depuis que l’arrêt Vaid a été rendu, [traduction] « il n’y a aucune différence de statut constitutionnel entre le privilège établi par voie législative et le privilège inhérent. Les deux échappent à l’application de la Charte des droits » (§ 1:7 (je souligne); voir aussi Brun, Tremblay et Brouillet, par. XII‑2.13).
[162]                     L’arrêt Vaid a en outre mis en lumière la façon dont le privilège parlementaire fonctionne en tant que règle de compétence judiciaire et est à l’abri de tout examen fondé sur la Charte. Le juge Binnie a expliqué que l’arrêt New Brunswick Broadcasting avait établi que « la liberté de la presse garantie par l’al. 2b) de la Charte ne l’emportait pas sur le privilège parlementaire », et a affirmé qu’« une partie de la Constitution ne peut en abroger une autre » (par. 30). Il a ajouté que « [s]ur des questions relevant de son privilège, l’assemblée législative aurait compétence exclusive pour déterminer si les droits de la personne et les libertés publiques ont été respectés » (par. 30). Il a illustré comment le privilège parlementaire n’est pas assujetti à un examen fondé sur la Charte en donnant l’exemple suivant :
      Il serait inacceptable, par exemple, qu’un membre de la Chambre des communes à qui le président n’aurait pas accordé la parole pendant la période des questions puisse se prévaloir des pouvoirs d’enquête de la Commission canadienne des droits de la personne pour se plaindre que le choix du président de la Chambre de permettre à un autre de ses membres de s’exprimer constitue un acte discriminatoire fondé sur l’un des motifs illicites énumérés dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, ou encore qu’il puisse demander aux tribunaux ordinaires de déclarer que la décision du président est contraire à la Charte parce qu’elle a porté atteinte à sa liberté d’expression. [Je souligne; par. 20.]
[163]                     Plus récemment, dans l’arrêt Chagnon, la juge Karakatsanis, au nom des juges majoritaires de la Cour, a affirmé que « les tribunaux ne peuvent pas réviser l’exercice du privilège parlementaire, même pour des motifs fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés » (par. 2 (je souligne)). Comme elle l’a expliqué, « [l]a révision judiciaire de l’exercice du privilège parlementaire, même sur le plan de la conformité avec la Charte, pourrait dans les faits annuler l’immunité nécessaire que cette doctrine vise à conférer à la législature » (par. 24 (je souligne; références omises)).
[164]                     En résumé, le privilège parlementaire fait partie intégrante de la Constitution du Canada. Une fois l’existence d’une catégorie de privilège parlementaire établie, la conduite ou les activités qui sont elles‑mêmes un exercice de ce privilège ne sont pas assujetties à un examen par les tribunaux, même lorsqu’il est allégué qu’une telle conduite ou de telles activités violent la Charte. Comme je l’explique plus loin, il s’ensuit qu’une telle conduite ou de telles activités ne sauraient être le fondement d’une violation de la Charte et ne peuvent donc pas donner lieu à une réparation fondée sur la Charte, comme des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1).
[165]                     J’examine maintenant les deux questions posées par le procureur général du Canada.
B.            Première question : La Couronne ne peut être tenue de verser des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte pour la préparation et la rédaction d’une loi par la suite jugée contraire à la Charte
[166]                     La première question que pose le procureur général du Canada consiste à savoir si la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, peut être tenue de verser des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte du fait que des représentants et des ministres du gouvernement ont préparé et rédigé un projet de loi validement adopté, mais par la suite déclaré inconstitutionnel. La deuxième question consiste à savoir si la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, peut être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait de l’adoption par le législateur d’une loi qui est par la suite déclarée inconstitutionnelle.
[167]                     Devant notre Cour, le procureur général du Canada soutient que [traduction] « la réponse aux deux questions [. . .] dépend d’une seule, soit celle de savoir si des dommages‑intérêts fondés sur la Charte peuvent constituer une réparation convenable et juste à l’égard du processus ayant mené à l’adoption de la loi primaire, qui est par la suite déclarée inconstitutionnelle » (m.a., par. 24). Par cette approche, on vise à répondre aux deux questions en en posant une troisième. L’intimé fait valoir que même si [traduction] « la formulation [employée par le procureur général du Canada] est imparfaite », « la réponse ultime [à la question posée] est oui » (m.i., par. 20).
[168]                     À mon avis, les deux questions soulèvent des considérations distinctes relatives au privilège parlementaire concernant, à la question 1, le processus législatif de préparation et de rédaction des lois, et à la question 2, les motifs pour lesquels une loi, une fois adoptée, peut faire l’objet d’un contrôle. Les deux questions ne se prêtent pas à une seule analyse combinée donnant lieu à une réponse uniforme et, en conséquence, chacune devrait être examinée séparément, comme elles ont été posées initialement. Notre Cour est tout à fait en mesure de répondre aux deux questions séparément, étant donné qu’elle a reçu des observations détaillées sur toutes les considérations pertinentes relatives au privilège parlementaire et à la séparation des pouvoirs des deux parties et d’au moins 21 intervenants.
[169]                     Comme je vais l’expliquer, il faut répondre à la première question par la négative. Le privilège parlementaire, au moyen des catégories établies de la liberté de parole et du contrôle des débats parlementaires, exclut toute responsabilité de la Couronne à l’égard du processus législatif. Selon la jurisprudence et la doctrine, le privilège parlementaire s’applique aux « membres » du Parlement ou d’une assemblée législative, et à la conduite des « hauts fonctionnaires et employés du Parlement », des « représentants » et des « membres du public », lorsqu’ils prennent part aux travaux du Parlement. Pour trancher la question de savoir si le privilège est en cause, il faut se pencher non pas sur la nature de la personne visée, mais sur sa conduite, et plus particulièrement, il faut déterminer si cette conduite est nécessaire aux fonctions législatives fondamentales que protège le privilège parlementaire. De plus, parce que les personnes participant au processus législatif agissent dans l’exercice d’une fonction législative plutôt qu’une fonction exécutive, la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, ne peut être tenue responsable d’une telle conduite dans le cadre d’une action intentée en vertu du par. 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.
[170]                     Avant d’examiner ces points, j’aborde brièvement trois points non contestés concernant la formulation des questions du procureur général qui guident l’analyse qui suit.
(1)         Trois points non contestés
a)              La Couronne « dans l’exercice de sa fonction exécutive » désigne l’État ou le gouvernement
[171]                     Chacune des questions posées par le procureur général dans le présent pourvoi porte sur la responsabilité de la Couronne « dans l’exercice de sa fonction exécutive ». Personne ne conteste que cette formule désigne la responsabilité de l’organe exécutif du gouvernement canadien, et non de la législature.
[172]                     Comme le soulignent les professeurs Hogg et Wright, [traduction] « le système juridique du Canada reconnaît l’État en tant que personne morale, capable d’acquérir des droits et des responsabilités en vertu de la common law ou du droit législatif, capable de poursuivre et d’être poursuivie, et liée par les décisions des cours de justice et d’autres tribunaux dûment constitués » (§ 10:1). Au Canada, l’État est souvent appelé « la Couronne », en reconnaissance du fait que la Reine ou le Roi est le chef officiel de l’État (§ 10:1). La Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive est aussi couramment appelée « l’État » ou « le gouvernement » (P. W. Hogg, P. J. Monahan et W. K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 12‑13; voir aussi SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573, p. 598). Le paragraphe 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif prévoit qu’au fédéral, « [l]es poursuites visant l’État peuvent être exercées contre le procureur général du Canada ». Il s’agit du fondement législatif des poursuites contre la Couronne du chef du Canada.
[173]                     Dans notre système constitutionnel, toutefois, la Couronne agit aux niveaux fédéral, provincial et territorial, et dans l’exercice de ses fonctions exécutive, législative et judiciaire distinctes. Au niveau fédéral, la « Couronne » désigne : a) le chef du pouvoir exécutif ou le gouvernement du Canada (Loi constitutionnelle de 1867, art. 9); b) le souverain dans l’exercice de son rôle législatif officiel qui consiste à sanctionner ou à refuser de sanctionner les projets de loi parlementaires ou à réserver sa décision (Loi constitutionnelle de 1867, art. 17, 55 et 91); c) le souverain dans l’exercice du pouvoir judiciaire des tribunaux (voir, de façon générale, Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765, par. 16, 18 et 33, la juge Karakatsanis, par. 128‑133, le juge Brown, motifs concordants, et par. 148, le juge Rowe, motifs concordants; Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069, par. 28; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), 1989 CanLII 73 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 49, p. 103‑104; Hogg, Monahan et Wright, p. 11‑13; et Brun, Tremblay et Brouillet, par. II.84, II.89 et II.96).
[174]                     Bien que l’« État » soit reconnu comme une personne morale capable d’encourir une responsabilité, il est également établi que le Parlement, la Chambre des communes, le Sénat et les assemblées législatives provinciales, en tant que parties de l’organe législatif du gouvernement, ne sont pas des entités juridiques et ne peuvent ni poursuivre, ni être poursuivis (Maingot (2016), p. 163 et 198; voir aussi J. P. J. Maingot, Parliamentary Privilege in Canada (2e éd. 1997), p. 179). Par conséquent, même si notre Cour a affirmé que les réparations fondées sur le par. 24(1) de la Charte sont accordées contre l’« État » plutôt que contre un organe précis du gouvernement (Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, par. 22), la responsabilité de l’État comprend la responsabilité de la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive, et non dans l’exercice de sa fonction législative.
b)            La Charte s’applique au Parlement et au gouvernement du Canada
[175]                     Personne ne conteste non plus que la Charte, notamment le par. 24(1), s’applique au Parlement et au gouvernement du Canada. Aux termes de l’al. 32(1)a) de la Charte, celle‑ci « s’applique . . . au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement ». Comme l’a reconnu notre Cour, « la Charte s’applique de façon générale aux branches législative, exécutive et administrative du gouvernement pour tous les domaines qui relèvent de leur autorité » (Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10, par. 41, citant Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295, par. 14, et SDGMR, p. 598). Cependant, suivant une exception établie à ce principe, la conduite protégée par le privilège parlementaire n’est pas assujettie à un examen fondé sur la Charte.
c)              Les réparations fondées sur le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et celles fondées sur le par. 24(1) de la Charte peuvent être combinées
[176]                     Enfin, dans sa jurisprudence récente, notre Cour insiste sur le fait qu’il n’existe pas de « règle stricte » empêchant de combiner les réparations fondées sur le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (comme une déclaration d’invalidité) et une réparation individuelle fondée sur le par. 24(1) de la Charte (comme des dommages‑intérêts) lorsque la réparation individuelle est « convenable et juste » eu égard aux circonstances (Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, par. 142; R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 62‑67; voir aussi Hogg et Wright, § 40:13).
[177]                     Une réparation sera « convenable et juste » au sens où on l’entend pour l’application du par. 24(1) lorsqu’elle sert les objectifs généraux de la Charte en indemnisant le demandeur pour toute perte, en défendant les droits en cause ou en décourageant la perpétration d’autres violations (Ward, par. 25). Dans l’arrêt Ward, notre Cour a établi un cadre d’analyse en quatre étapes concernant les dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte :
      À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages‑intérêts. [par. 4]
(2)         La Couronne ne peut être tenue responsable de la préparation et de la rédaction des lois
a)              Le privilège parlementaire empêche toute responsabilité de la Couronne à l’égard du processus législatif
[178]                     Suivant la doctrine du privilège parlementaire, la Couronne ne peut être tenue responsable de la conduite des représentants et des ministres du gouvernement lorsqu’ils exercent des tâches législatives fondamentales ou des tâches qui sont étroitement et nécessairement liées aux travaux du Parlement (Maingot (2016), p. 7 et 75). Or, la préparation et la rédaction de projets de loi constituent sans aucun doute des tâches législatives fondamentales et sont soustraites à l’intervention et à la surveillance des tribunaux grâce aux catégories établies de privilège parlementaire que sont la liberté de parole et le contrôle des travaux parlementaires. Les tribunaux n’ont pas compétence pour contrôler l’exercice de ces privilèges parlementaires, même au terme du processus législatif, et même s’il est allégué que la loi contrevient à la Charte. En outre, parce que cette conduite privilégiée ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire sous le régime de la Charte, cette question doit être tranchée à titre de question préliminaire de compétence, et non pas à titre de préoccupation relative au « bon gouvernement » faisant contrepoids à la troisième étape du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Ward. Si le privilège parlementaire s’applique à l’égard du processus législatif, la Charte ne s’applique pas.
(i)              La liberté de parole
[179]                     Les représentants et les ministres du gouvernement qui prennent part à la préparation et à la rédaction des projets de loi jouissent du privilège parlementaire établi qu’est la liberté de parole à l’égard des propos tenus ou de la conduite adoptée en lien avec leur travail législatif. La liberté de parole, qui protège les débats législatifs vigoureux, est l’élément vital des activités courantes du Parlement. En conséquence, les propos et la conduite en lien avec le processus législatif sont nécessairement protégés par le privilège parlementaire.
[180]                     Notre Cour a affirmé sans équivoque que « la liberté de parole et des débats ou procédures au Parlement ne devrait être attaquée ou contestée devant aucun tribunal ni ailleurs qu’au Parlement » (New Brunswick Broadcasting, p. 345, le juge en chef Lamer, citant le Bill of Rights de 1689; voir aussi Vaid, par. 29(10) et 39; Chagnon, par. 22). Le privilège de la liberté de parole comprend « l’immunité contre les poursuites civiles relativement à toute affaire découlant de l’exercice des fonctions de membre de l’Assemblée » grâce au « droit constitutionnel [. . .] de s’exprimer librement à l’Assemblée sans crainte de poursuites civiles » (New Brunswick Broadcasting, p. 385). Le privilège s’applique non seulement aux propos tenus à la Chambre des communes et au Sénat, mais aussi aux propos tenus devant leurs comités, dont aucun [traduction] « ne peut faire l’objet d’une poursuite devant les tribunaux ordinaires, que les propos aient été tenus de bonne foi ou non » (Maingot (2016), p. 31; voir aussi Brun, Tremblay et Brouillet, par. V‑1.186).
[181]                     Une catégorie établie de privilège comme la liberté de parole s’applique à la « conduite » du « Parlement, [de] ses représentants ou [de] ses employés » à l’intérieur de sa portée nécessaire (Vaid, par. 29(11) (je souligne)). Elle protège aussi les « membres et représentants [. . .] dans l’exercice de leurs fonctions » qui sont nécessaires pour qu’une assemblée législative puisse « s’acquitter efficacement de ses fonctions et [. . .] préserver son indépendance et sa dignité » (Vaid, par. 41, citant J. G. Bourinot, Parliamentary Procedure and Practice in the Dominion of Canada (4e éd. 1916), p. 37 (je souligne; soulignement dans l’original omis)). Concernant le privilège parlementaire de la liberté de parole, voir, de façon générale, Ontario c. Rothmans Inc., 2014 ONSC 3382, 120 O.R. (3d) 467, par. 9‑20; Lavigne c. Ontario (Procureur général) (2008), 2008 CanLII 89825 (ON CS), 91 O.R. (3d) 750, par. 23 et 47‑55; Gagliano c. Canada (Procureur général), 2005 CF 576, [2005] 3 R.C.F. 555, par. 62‑97 et 108‑111, conf. par 2006 CAF 86; Canada (Sous‑commissaire, Gendarmerie royale du Canada) c. Canada (Commissaire, Gendarmerie royale du Canada), 2007 CF 564, [2008] 1 R.C.F. 752, par. 63‑65; et Prebble c. Television of New Zealand Ltd., [1995] 1 A.C. 321 (C.P.), p. 332‑334).
[182]                     L’auteur Maingot ajoute que tous ceux, même les membres [traduction] « du public », qui exercent le privilège de la liberté de parole lorsqu’ils participent aux travaux du Parlement ne sont tenus de rendre des comptes qu’au Parlement, peu importe si l’intention ou la conduite était fausse ou malveillante ((2016), p. 71‑72) :
      [traduction] Lorsqu’ils prennent part aux travaux [du Parlement], les représentants et les membres du Parlement, ainsi que les membres du public, échappent à l’obligation de justifier, devant les tribunaux ou ailleurs, à l’exception des Chambres du Parlement, toute action accomplie ou parole prononcée lors de leur participation, aussi fausse ou malveillante qu’elles puissent être; et tout membre du public qui en subit un préjudice ne dispose d’aucun recours.
[183]                     La décision Rothmans Inc. de la Cour supérieure de l’Ontario est un bon exemple des principes pertinents; elle reconnaît que le champ d’application du privilège peut s’étendre au‑delà des membres du Parlement, des représentants et des employés pour viser les membres du public de façon plus générale. Dans l’affaire Rothmans Inc., la Couronne a poursuivi en dommages‑intérêts les compagnies de tabac sous le régime de la loi ontarienne intitulée Loi de 2009 sur le recouvrement du montant des dommages et du coût des soins de santé imputables au tabac, L.O. 2009, c. 13. Dans sa déclaration, la Couronne soutenait que les compagnies avaient à plusieurs reprises fait des déclarations inexactes concernant les risques liés à l’usage du tabac devant des comités de la Chambre des communes et des comités législatifs fédéraux. Une des compagnies a présenté une requête en radiation de ces demandes sur le fondement du privilège parlementaire. La cour a reconnu que les paragraphes devraient être radiés parce que les affirmations faites devant ces comités jouissaient d’une protection absolue en raison du privilège relatif à la liberté de parole. La cour a rejeté l’argument de la Couronne selon lequel il était prématuré de radier les demandes à l’étape des actes de procédure, au motif qu’une preuve contextuelle était nécessaire pour déterminer si les propos étaient visés par le privilège :
     [traduction] . . . comme il ressort de la doctrine et de la jurisprudence, le privilège [relatif à la liberté de parole] s’applique de façon générale à ceux qui participent aux travaux parlementaires — un témoin, un avocat, un « étranger », « le public », une « personne », « ceux qui participent » ou « d’autres personnes dont l’assistance est jugée nécessaire par la Chambre pour la conduite de ses travaux ». [. . .] De fait, l’art. 9 du Bill of Rights ne renvoie pas à une catégorie précise de personnes, mais met plutôt à l’abri d’un examen externe la « liberté de parole », les « débats » et les « travaux ». [Note en bas de page omise; par. 29.]
[184]                     Le point crucial est, comme je l’ai dit, qu’il ne faut pas se pencher sur la nature de la personne visée pour trancher la question de savoir si le privilège s’applique, mais sur les activités auxquelles elle prend part et sur la nécessité de ces activités en ce qui a trait aux fonctions législatives fondamentales. Ainsi, la revendication de privilège dans l’arrêt Vaid a été rejetée non pas parce que M. Vaid était le chauffeur du président de la Chambre des communes plutôt qu’un membre du Parlement, mais parce que ses activités au moment visé (conduire la voiture du président) ont été jugées n’avoir « rien à voir avec les fonctions législatives que le privilège parlementaire était initialement censé protéger » (par. 4). Dans le cas de membres ou de représentants du gouvernement qui participent à la préparation et à la rédaction de lois, le privilège s’applique nécessairement à leurs paroles et à leur conduite non pas simplement parce qu’ils sont des membres du Parlement ou des représentants du gouvernement, mais parce que les activités législatives fondamentales auxquelles ils participent (la préparation et la rédaction de lois) jouissent d’une protection absolue assurée par une catégorie établie du privilège parlementaire, soit la liberté de parole.
[185]                     La première question posée par le procureur général du Canada commande donc une réponse négative. Exposer la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, à une responsabilité en dommages‑intérêts pour la conduite de représentants et de ministres du gouvernement dans la préparation et la rédaction de lois empiéterait inévitablement sur le privilège parlementaire de la liberté de parole pour les propos ou la conduite en lien avec le travail législatif du Parlement. Il importe peu que la responsabilité soit reportée après l’adoption de la loi (Mikisew Cree, par. 38; voir aussi Marcotte, p. 83). L’imposition de la responsabilité aurait pour but de décourager le recours à certains types de propos en obligeant le gouvernement à en « payer le prix », pour reprendre les mots de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (par. 23). Cela empiéterait inévitablement sur le privilège parlementaire de la liberté de parole et briserait le délicat équilibre constitutionnel entre les organes du gouvernement.
(ii)           Le contrôle des travaux parlementaires
[186]                     Une seconde catégorie de privilège parlementaire péremptoirement établie est le contrôle exclusif que la Chambre des communes exerce sur ses propres travaux, qu’on appelle souvent le privilège visant les « travaux du Parlement ». Comme le privilège relatif à la liberté de parole, le privilège visant les travaux du Parlement a été reconnu à l’art. 9 du Bill of Rights de 1689, lequel énonce que les [traduction] « débats ou travaux au Parlement ne peuvent être contestés ou mis en cause devant un tribunal ni ailleurs qu’au Parlement ».
[187]                     Le privilège visant les travaux du Parlement est large. Dans l’arrêt Vaid, la Cour a reconnu qu’il comprenait « le contrôle qu’exercent les Chambres du Parlement sur les [traduction] “débats ou travaux du Parlement” », y compris « la procédure quotidienne de la Chambre » (Vaid, par. 29(10); voir aussi Mikisew Cree, par. 37, la juge Karakatsanis). L’auteur Maingot ajoute qu’en tant que [traduction] « terme parlementaire technique, “travaux” désigne les activités et les étapes qui mènent à une action officielle, notamment une décision, que prend la Chambre dans l’exercice de ses pouvoirs collectifs » ((2016), p. 74, citant Erskine May’s Treatise on the Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament (21e éd. 1989), par C. J. Boulton, dir., p. 92; voir aussi Brun, Tremblay et Brouillet, par. V‑1.232 et V.1‑240). Ce privilège vise [traduction] « tout ce que dit ou fait un membre du Parlement dans l’exercice de ses fonctions de membre d’un comité d’une des Chambres, de même que tout ce qui est fait ou dit dans les Chambres dans le cadre des travaux du Parlement » (Maingot (2016), p. 92‑93). Il englobe le fait de voter, de proposer des amendements, de poser des questions et de présenter des pétitions ou encore des études ou d’autres documents en lien avec les travaux parlementaires, comme des avis de motion, des rapports et des ébauches de projets de loi (Maingot (2016), p. 74‑75 et 93‑94; voir aussi Brun, Tremblay et Brouillet, par. V‑1.232 et V.1‑240).
[188]                     Le privilège s’étend également aux affaires qui se déroulent à l’extérieur des chambres du Parlement ou des législatures provinciales et territoriales. Les paroles et la conduite des députés [traduction] « occupés à quelque chose qui est étroitement et nécessairement lié aux travaux parlementaires » se voient « accorder un privilège absolu » (Maingot (2016), p. 7). Notre Cour a reconnu que dans les affaires « si étroitement et si directement liées aux travaux du Parlement[,] l’intervention des cours de justice serait incompatible avec la souveraineté du Parlement en sa qualité d’assemblée législative et délibérante » (Vaid, par. 44 (soulignement omis), citant R.‑U., Joint Committee on Parliamentary Privilege, vol. 1, Report of Proceedings of the Committee (1999), par. 247; voir aussi Canada (Bureau de régie interne) c. Boulerice, 2019 CAF 33, [2019] 3 R.C.F. 145, par. 104). On ne saurait raisonnablement prétendre que la préparation et la rédaction de lois ne sont pas des tâches qui sont « étroitement et nécessairement liées » aux travaux du Parlement.
[189]                     Comme dans le cas du privilège de la liberté de parole, le spectre de la responsabilité de la Couronne à l’égard des propos ou de la conduite des représentants et des ministres du gouvernement dans la préparation et la rédaction des lois empiéterait inévitablement sur le privilège établi visant les travaux du Parlement. Indépendamment des difficultés qui pourraient découler de la présentation de tels éléments de preuve au procès, plus fondamentalement, les tribunaux n’ont pas compétence pour se prononcer sur l’exercice de ce privilège, que ce soit en vertu de la Charte ou autrement.
(iii)         Le privilège parlementaire est une question préliminaire de compétence suivant le cadre d’analyse de l’arrêt Ward
[190]                     Il convient de déterminer où se situe le privilège parlementaire dans l’analyse à quatre étapes établie dans l’arrêt Ward pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte. S’agit‑il d’une question préliminaire de compétence, comme le fait valoir le procureur général du Canada? Ou est‑ce plutôt une préoccupation relative au « bon gouvernement » devant être examinée à la troisième étape de l’analyse établie dans l’arrêt Ward, comme le fait valoir M. Power? À mon avis, le privilège parlementaire soulève une question préliminaire de compétence.
[191]                     La raison est bien simple. Dès lors que l’existence d’une catégorie reconnue de privilège parlementaire est démontrée, l’exercice du privilège ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire, même pour des motifs fondés sur la Charte. Les paroles ou la conduite que protège le privilège parlementaire ne sont tout simplement pas assujetties à la Charte. Il serait illogique que des paroles ou une conduite faisant l’objet du privilège parlementaire puissent entraîner la violation d’un droit garanti par la Charte et ainsi franchir la première étape du cadre d’analyse de l’arrêt Ward.
[192]                     Cette conclusion est une conséquence directe de la nature constitutionnelle du privilège parlementaire et de sa qualité de règle de compétence judiciaire. Le privilège ne peut faire l’objet d’une mise en balance par le tribunal visant à déterminer si les préoccupations relatives au bon gouvernement faisant contrepoids à la troisième étape de l’analyse établie dans l’arrêt Ward « l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes » (par. 4). L’existence du privilège signifie plutôt que les tribunaux n’ont pas compétence pour entreprendre un examen approfondi.
b)            La Couronne ne peut engager sa responsabilité pour sa participation au processus d’élaboration des lois
[193]                     La relation entre le privilège parlementaire et le processus législatif mène à une conclusion connexe : dans l’exercice de sa fonction exécutive, la Couronne ne peut être tenue responsable du travail des ministres et autres représentants du gouvernement qui participent au processus législatif parce que, ce faisant, ceux‑ci exercent des fonctions législatives plutôt qu’exécutives. Leur conduite ne constitue pas une conduite de la Couronne pouvant être attribuée à l’organe exécutif et pouvant emporter la responsabilité de la Couronne dans le cadre d’une action intentée en vertu du par. 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. La disposition elle‑même reflète le principe de la séparation des pouvoirs.
[194]                     Notre Cour a confirmé ces principes dans l’arrêt Mikisew Cree en rejetant le point de vue selon lequel la Couronne a une obligation de consulter les peuples autochtones au titre du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 durant le processus législatif. L’une des questions principales était de savoir si la conduite des membres de l’organe exécutif au cours du processus législatif constitue une « conduite de la Couronne » susceptible de déclencher une obligation de consulter en application du par. 35(1). Cela dépendait en partie de la question de savoir si la Cour fédérale avait compétence à l’égard des acteurs de l’exécutif durant le processus législatif conformément au par. 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7, lequel dispose que « la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne », définie comme étant « Sa Majesté du chef du Canada » au par. 2(1) de la Loi.
[195]                     Se prononçant au nom des juges majoritaires sur ce point, la juge Karakatsanis a conclu que le « processus législatif [. . .] ne constitue pas une “conduite de la Couronne”, élément déclencheur de l’obligation de consulter » (Mikisew Cree, par. 2). À son avis, le terme « Couronne » ou « Sa Majesté du chef du Canada » « ne s’étend pas aux acteurs de l’exécutif qui exercent un “pouvoir législatif” » (par. 16 (référence omise)). Elle a donc conclu que la Cour fédérale n’avait pas compétence en vertu du par. 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales pour examiner les demandes portant sur l’exercice du pouvoir législatif dans le processus législatif.
[196]                     Dans des motifs distincts, le juge Brown a convenu que l’art. 17 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit un « obstacle juridictionnel » qui empêche la Cour fédérale de connaître des demandes portant sur l’exercice du pouvoir législatif dans le processus législatif, car de telles demandes ne font pas intervenir la conduite de la Couronne. Voici ce qu’il a dit :
     Cette conclusion s’impose [. . .] compte tenu de la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867, intitulée « Pouvoir législatif ». En effet, cette partie décrit, notamment, les pouvoirs des deux Chambres du Parlement — la Chambre des communes et le Sénat — à l’égard desquels le Parlement est souverain, sous réserve uniquement des limites à son pouvoir législatif établies par la Loi constitutionnelle de 1867. L’élaboration, le dépôt et l’examen des projets de loi par la Chambre des communes sont tous des exercices nécessaires du pouvoir législatif dans le cadre du processus législatif. Bien que les ministres du Cabinet soient des membres de l’exécutif, ils participent à ce processus — par exemple, en présentant des projets de loi gouvernementaux — en leur capacité législative, et non pas en leur capacité exécutive. [Je souligne.]
      (Mikisew Cree, par. 113).
[197]                     L’obstacle juridictionnel qui empêche la Cour fédérale de connaître des demandes portant sur l’exercice du pouvoir législatif au cours du processus législatif reflète le principe de la séparation des pouvoirs. Bien que les tribunaux dotés d’une compétence inhérente ne s’exposent pas à une telle limitation de compétence prévue par la loi, la justification fondée sur la séparation des pouvoirs qui sous‑tend cette disposition demeure pertinente. Au nom d’une pluralité de juges de la Cour sur ce point, le juge Brown a observé que « l’ensemble du processus législatif — de l’élaboration initiale des politiques à la sanction royale inclusivement — constitue un exercice du pouvoir législatif qui est à l’abri de l’ingérence des tribunaux » (Mikisew Cree, par. 117). À l’appui de cette observation, il a cité la décision de notre Cour dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), 1991 CanLII 74 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 525, à la p. 559, où le juge Sopinka a affirmé que « [l]a rédaction et le dépôt d’un projet de loi font partie du processus législatif dans lequel les tribunaux ne s’immiscent pas ». La juge Karakatsanis a cité ce même passage dans ses motifs de l’arrêt Mikisew Cree à l’appui de son point de vue selon lequel « [l]’élaboration de projets de loi par les ministres fait partie intégrante du processus législatif, un processus qui est généralement à l’abri du contrôle judiciaire » (par. 34). Elle a également cité le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, 1981 CanLII 25 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 753, lequel indique que « [l]es tribunaux interviennent quand une loi est adoptée et non avant » (p. 785). Qui plus est, la juge Karakatsanis a ajouté que les mêmes préoccupations relatives à la séparation des pouvoirs se poseraient même si la doctrine de l’obligation de consulter était appliquée seulement après l’adoption de la loi :
     L’application de la doctrine de l’obligation de consulter durant le processus législatif donnerait lieu à une ingérence importante des tribunaux dans les travaux du législateur, et ce, même s’ils ne s’acquittaient de cette obligation qu’après l’adoption de la loi. [. . .] Transposer ces exigences qui relèvent de l’exécutif directement dans la sphère législative entraverait indûment la capacité des assemblées législatives d’être maîtresses de leurs propres procédures. [En italique dans l’original; par. 38.]
[198]                     Je conclus que la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, ne peut être tenue responsable dans le cadre d’une action intentée en vertu du par. 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif pour la conduite des représentants et des ministres du gouvernement qui préparent et rédigent les lois parce qu’une telle conduite relève de la fonction législative plutôt qu’exécutive.
(3)         Conclusion
[199]                     Il y a lieu de répondre par la négative à la première question posée par le procureur général du Canada. La Couronne ne peut être tenue de verser des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte pour des préjudices qui auraient été subis en raison du processus législatif de préparation ou de rédaction des lois.
C.            Deuxième question : La Couronne ne peut être tenue de verser des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte pour l’adoption d’un texte législatif, mais elle peut être tenue responsable en vertu du par. 24(1) pour le préjudice causé par un texte législatif adopté qui est « clairement inconstitutionnel »
[200]                     La seconde question du procureur général du Canada vise à savoir si la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, peut être tenue de verser des dommages-intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte relativement à l’adoption d’une loi qui est par la suite déclarée inconstitutionnelle par l’effet du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Si j’interprète cette question en considérant qu’elle se rapporte, comme pour la première question, à la conduite au cours du processus législatif d’adoption d’un projet de loi, j’arrive à une réponse négative. La Couronne ne peut être tenue responsable des paroles ou de la conduite au cours du processus législatif de préparation, de rédaction et d’adoption des lois.
[201]                     Cependant, si j’interprète la seconde question comme se rapportant à celle de savoir si un texte de loi qui viole la Charte peut éventuellement donner lieu à des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1), une fois le projet de loi adopté et le processus législatif terminé, alors je répondrais par un « oui » nuancé. Je rejetterais la demande du procureur général du Canada visant à ce que la règle d’immunité restreinte établie dans l’arrêt Mackin soit infirmée et remplacée par une immunité absolue. Je modifierais plutôt l’arrêt Mackin afin de préciser que la Couronne peut être tenue de verser des dommages-intérêts pour une violation des droits garantis par la Charte causée par une loi seulement lorsqu’il est démontré que cette loi était « clairement inconstitutionnelle » au moment de son adoption. La « mauvaise foi » et l’« abus de pouvoir » ne sont pas des critères appropriés à partir desquels la responsabilité de la Couronne en lien avec l’adoption de lois primaires peut être établie. Ils empiéteraient inévitablement sur le privilège parlementaire et compromettraient la séparation des pouvoirs en obligeant les tribunaux à examiner des questions qui ne sont pas justiciables. Néanmoins, certains des mêmes faits qui seraient pris en compte pour évaluer si la loi est « clairement inconstitutionnelle », comme lorsqu’il faut déterminer si la loi a un objet inconstitutionnel, pourraient être considérés comme relatifs à la « mauvaise foi » ou à un « abus de pouvoir ». La différence est que, lors de l’examen de la loi primaire, le caractère « clairement inconstitutionnel » est une norme justiciable qui n’empiète pas sur le privilège parlementaire, alors que la « mauvaise foi » et l’« abus de pouvoir » ne sont pas des normes justiciables et empiéteraient sur le privilège.
(1)         La norme de l’immunité restreinte établie dans l’arrêt Mackin
[202]                     Dans l’arrêt Mackin, notre Cour devait décider si la loi provinciale abolissant le système de juges surnuméraires et le remplaçant par un système de rémunération sur une base journalière contrevenait à la garantie constitutionnelle d’indépendance judiciaire conférée par l’al. 11d) de la Charte et par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans l’affirmative, la Cour devait décider s’il y avait lieu d’accorder des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte aux juges qui avaient contesté la loi. Le juge Gonthier, au nom des juges majoritaires de la Cour, s’est demandé si des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pouvaient être octroyés pour « [l’]adoption ou [l’]application » d’une loi inconstitutionnelle, en s’appuyant sur des principes généraux de droit public. Il a formulé une règle qui permettrait l’octroi de dommages‑intérêts uniquement en cas de « comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » :
     Selon un principe général de droit public, en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages‑intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle (Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, 1970 CanLII 1 (CSC), [1971] R.C.S. 957; Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1978 CanLII 21 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 42). Autrement dit, [traduction] « l’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité » (K. C. Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 3, p. 487). Ainsi, au sens juridique, tant les fonctionnaires que les institutions législatives bénéficient d’une immunité restreinte vis‑à‑vis des actions en responsabilité civile dont le fondement serait l’invalidité d’un texte législatif. [Souligné dans l’original; par. 78.]
[203]                     Le juge Gonthier a conclu que la loi en cause dans l’affaire Mackin violait la garantie d’indépendance judiciaire, mais il a rejeté la demande de dommages‑intérêts fondés sur la Charte. Appliquant la règle qu’il a formulée permettant l’octroi des dommages‑intérêts fondés sur la Charte lorsqu’une loi est « clairement fauti[ve], de mauvaise foi ou [un] abus de pouvoir », le juge Gonthier n’a relevé aucune preuve indiquant que le gouvernement provincial était au fait de l’inconstitutionnalité de la loi ou qu’il l’avait adoptée en agissant négligemment, de mauvaise foi ou en abusant de ses pouvoirs (par. 82).
(2)         Notre Cour n’a pas interprété l’arrêt Mackin de façon uniforme
[204]                     Dans ses décisions subséquentes, notre Cour n’a pas interprété l’arrêt Mackin de façon uniforme. Il lui est arrivé de reconnaître que cet arrêt permet l’octroi de dommages‑intérêts ou d’autres réparations sur le fondement du par. 24(1) de la Charte en raison de l’adoption d’une loi primaire inconstitutionnelle (voir R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489, par. 62; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, par. 102; Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678, par. 166‑169).
[205]                     À une autre occasion, la Cour a cité l’arrêt Mackin à l’appui de la proposition contraire, affirmant que « des principes bien établis de droit public excluent la possibilité de recours en dommages‑intérêts lorsque des lois sont déclarées constitutionnellement invalides [. . .] pour leur non‑conformité à la Charte canadienne » (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789, par. 19).
[206]                     Le plus souvent, toutefois, la Cour a cité l’arrêt Mackin comme établissant que des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte peuvent être accordés en cas d’application d’une loi qui est plus tard déclarée inconstitutionnelle uniquement en présence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir de la part de l’État (voir Ward, par. 39 et 43; Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214, par. 124, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis, motifs concordants quant au résultat; Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3, par. 174, la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver, Côté et Brown, motifs dissidents; Kosoian c. Société de transport de Montréal, 2019 CSC 59, [2019] 4 R.C.S. 335, par. 71; Albashir, par. 40).
[207]                     Malgré ces interprétations discordantes de l’arrêt Mackin par notre Cour, cet arrêt ne peut raisonnablement être interprété comme visant uniquement la conduite de la Couronne en application d’une loi après l’adoption de celle‑ci. Les motifs de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick ne laissent planer aucun doute sur le fait que l’affaire concernait une action en dommages‑intérêts intentée au motif que le gouvernement du Nouveau‑Brunswick avait agi de mauvaise foi en adoptant une loi inconstitutionnelle (voir Rice c. Nouveau‑Brunswick (1999), 1999 CanLII 4752 (NB CA), 235 R.N.‑B. (2e) 1, par. 54‑55 et 59, le juge Ryan, au nom des juges majoritaires, et par. 73‑74, le juge Drapeau, motifs concordants). Dans la décision Mackin de notre Cour, le juge Gonthier a appliqué le critère de la présence de comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » au gouvernement lorsqu’il adopte la loi, et non simplement à sa conduite adoptée en application de la loi (par. 82).
(3)         La « mauvaise foi » et l’« abus de pouvoir » sont des critères inappropriés pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte en raison d’une loi primaire inconstitutionnelle
[208]                     Le procureur général du Canada, en tant que partie au présent pourvoi, demande expressément à la Cour d’infirmer l’arrêt Mackin sur ce point ou d’en limiter l’application. La Cour peut donc se demander s’il y a lieu de le faire (voir R. c. McGregor, 2023 CSC 4, par. 23). Plusieurs intervenants demandent également à la Cour de réexaminer l’arrêt Mackin, notamment les procureurs généraux de l’Alberta, de la Colombie‑Britannique, du Manitoba, du Nouveau‑Brunswick, de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, de l’Ontario, de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, du Québec et de la Saskatchewan, de même que le président de la Chambre des communes et la présidente du Sénat.
[209]                     Je reconnais que notre Cour devrait faire preuve d’une grande prudence avant d’accéder aux demandes visant l’infirmation de ses décisions antérieures. La doctrine du précédent ou du stare decisis ([traduction] « nous maintenons les choses qui ont été décidées ») est fondamentale pour la certitude et la prévisibilité dont dépend notre système de droit (R. J. Sharpe, Good Judgment : Making Judicial Decisions (2018), p. 146‑147). Pour infirmer un précédent, il ne suffit pas qu’un juge de notre Cour, ou une formation différente de juges de notre Cour, estime que la décision antérieure est erronée (Plourde c. Compagnie Wal‑Mart du Canada, 2009 CSC 54, [2009] 3 R.C.S. 465, par. 13; Sharpe, p. 163). À la Cour, « il n’est pas d’usage [. . .] de s’écarter des précédents à moins de raisons impérieuses » (R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 44). De telles raisons peuvent exister si une décision antérieure n’a pas pris en considération un précédent contraignant ou une loi pertinente (une décision rendue per incuriam) ou encore si la décision s’est révélée inapplicable ou si son fondement a été érodé par un changement sociétal ou juridique important (R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 202, les juges Côté, Brown et Rowe, motifs concordants quant au résultat).
[210]                     À mon avis, il existe des raisons impérieuses de réexaminer l’arrêt Mackin en vue d’apporter les clarifications nécessaires. Aucune des décisions citées dans cet arrêt n’appuie la condamnation de la Couronne à verser des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour des préjudices causés par une loi primaire inconstitutionnelle. Le test énoncé dans l’arrêt Mackin entre par ailleurs en conflit avec la doctrine du privilège parlementaire, de même qu’avec la séparation des pouvoirs et les principes de justiciabilité. Aucun de ces points n’a été débattu dans l’arrêt Mackin, et la Cour ne les a pas examinés dans ses motifs. À mon avis, la règle de l’immunité restreinte adoptée dans l’arrêt Mackin aurait été sensiblement différente si la Cour avait pris ces questions en considération.
a)              Aucune des décisions citées dans l’arrêt Mackin n’appuie l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour le préjudice découlant d’une loi inconstitutionnelle
[211]                     Dans l’arrêt Mackin, le juge Gonthier a cité deux arrêts antérieurs à la Charte, Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, 1970 CanLII 1 (CSC), [1971] R.C.S. 957, et Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1978 CanLII 21 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 42, pour justifier la possibilité que des dommages‑intérêts fondés sur la Charte soient accordés en raison d’une loi inconstitutionnelle qui est clairement fautive ou de mauvaise foi ou qui est indicative d’un abus de pouvoir. Soit dit avec égards, ni l’un ni l’autre n’appuie l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour un préjudice causé par une loi inconstitutionnelle. Aucun des principes ou des arrêts cités dans l’arrêt Mackin ne traite de la responsabilité civile liée à l’adoption d’une loi primaire (voir Marcotte, p. 86).
[212]                     Dans l’arrêt Welbridge, la Cour a rejeté une action en dommages-intérêts pour négligence intentée contre une municipalité en lien avec un préjudice découlant d’un règlement de zonage subséquemment déclaré ultra vires. Selon le juge Laskin (plus tard juge en chef), « [d]ans ces circonstances, il serait inconcevable qu’on puisse dire qu[e] [la municipalité] a une obligation de diligence qui entraîne sa responsabilité pour dommages si elle y manque » (p. 969). Comme il l’a noté : « L’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité » (p. 969 (référence omise)). L’arrêt Welbridge portait sur la responsabilité civile susceptible de découler d’un règlement de zonage. La décision ne fournit aucun motif justifiant l’octroi de dommages-intérêts fondés sur la Charte en raison d’une loi primaire inconstitutionnelle.
[213]                     Dans l’arrêt Central Canada Potash, la Cour a rejeté une action en responsabilité délictuelle intentée contre un fonctionnaire qui aurait usé d’intimidation en menaçant de faire respecter un règlement ayant par la suite été déclaré ultra vires de la province. Le juge Martland a conclu que le gouvernement avait le droit de faire respecter la loi tant qu’elle n’était pas déclarée ultra vires. Selon lui, « il serait malheureux de décider, dans un état fédéral comme le Canada, qu’un fonctionnaire chargé de l’application d’une loi peut être déclaré coupable d’intimidation parce qu’il cherche à faire respecter une loi qui est déclarée ultra vires par la suite » (p. 90). Cette décision ne fournit pas non plus de motif justifiant l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte en raison d’une loi primaire inconstitutionnelle.
[214]                     Dans l’arrêt Mackin, au par. 78, le juge Gonthier a aussi cité l’ouvrage réputé de René Dussault et Louis Borgeat intitulé Traité de droit administratif (2e éd. 1989), t. 3, à la p. 959, lequel énonce que « [d]ans notre régime parlementaire, il est impensable que le Parlement puisse être déclaré responsable civilement en raison de l’exercice de son pouvoir législatif ». À première vue, ce passage décrit clairement [traduction] « une immunité absolue, et non assortie de réserves » (Marcotte, p. 86). Il n’appuie pas la règle énoncée dans l’arrêt Mackin concernant l’immunité restreinte pour les préjudices causés par une loi primaire inconstitutionnelle.
[215]                     Cependant, je reconnais que l’arrêt Mackin ne porte pas sur le privilège parlementaire. Comme je l’ai indiqué plus tôt, le privilège parlementaire n’a pas été invoqué par les parties ni examiné par la Cour. Les motifs du juge Gonthier dans l’arrêt Mackin n’ont tout simplement pas abordé l’incidence de la règle qu’il a énoncée sur le privilège parlementaire. Il s’est fondé sur « la règle générale de droit public » selon laquelle il ne peut y avoir responsabilité de l’État en l’absence d’un comportement qui est « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir », ou, en anglais, « clearly wrong, in bad faith or an abuse of power ». Ce sont des normes relatives à la responsabilité des fonctionnaires qui n’ont jamais été appliquées auparavant aux lois primaires. Cette importance accordée à la conduite des représentants du gouvernement eu égard à la loi ressort également de l’exposé du juge Gonthier dans l’arrêt Guimond c. Québec (Procureur général), 1996 CanLII 175 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 347, selon lequel si « l’État et ses représentants [. . .] agissent de bonne foi et sans abuser de leur pouvoir eu égard à l’état du droit, et qu’après coup seulement leurs actes sont jugés inconstitutionnels, leur responsabilité n’est pas engagée » (Mackin, par. 79 (je souligne)).
[216]                     Tous ces facteurs indiquent que ce qui est nécessaire en l’espèce est de clarifier la portée de l’arrêt Mackin plutôt que de l’infirmer complètement.
b)            La mauvaise foi et l’abus de pouvoir sont des critères inappropriés pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte en raison d’une loi primaire inconstitutionnelle
[217]                     Les critères de la mauvaise foi et de l’abus de pouvoir établis dans l’arrêt Mackin ne sont pas appropriés pour ce qui est de l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte concernant une loi primaire inconstitutionnelle parce qu’ils entrent en conflit avec la doctrine du privilège parlementaire et les principes de justiciabilité et mettent la séparation des pouvoirs à rude épreuve. Les parties n’ont pas soulevé ces questions dans l’affaire Mackin, et la Cour ne les a pas non plus examinées dans ses motifs, ce qui a été critiqué comme étant une [traduction] « omission grave » compte tenu de l’importance de ces questions dans la jurisprudence de la Cour, tant avant qu’après l’arrêt Mackin (Marcotte, p. 87).
[218]                     Demander aux tribunaux de décider si une loi présente des indices de « mauvaise foi » ou d’« abus de pouvoir », dans le cadre d’une analyse fondée sur le par. 24(1) de la Charte, les amènerait inévitablement à se prononcer sur le processus législatif. Cela exigerait aussi qu’ils examinent les lois au fond à partir de critères autres que la constitutionnalité, lesquels ne sont pas justiciables et sont donc en dehors de notre ressort. À mon avis, le seul critère approprié pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte en raison de préjudices causés par une loi primaire inconstitutionnelle est lorsque la loi est « clairement inconstitutionnelle ».
(i)              La « mauvaise foi » et l’« abus de pouvoir » en tant que critères pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte en raison d’une loi primaire inconstitutionnelle entrent en conflit avec les catégories établies de privilège parlementaire
[219]                     La mauvaise foi et l’abus de pouvoir en tant que critères pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte en raison d’une loi inconstitutionnelle amèneraient les tribunaux à évaluer le processus législatif et empiéteraient inévitablement sur le privilège parlementaire relatif à la liberté de parole et au contrôle exercé par les chambres du Parlement sur les « débats et travaux ».
[220]                     En un sens, il est évidemment impossible d’apprécier les motifs qui animent un organe collectif tel que le Sénat ou la Chambre des communes. Comme l’a déjà écrit le juge Binnie, « [l]es motifs d’un corps législatif composé de nombreuses personnes sont “inconnaissables”, à l’exception de ce qui ressort des dispositions qu’il adopte » (Consortium Developments (Clearwater) Ltd. c. Sarnia (Ville), 1998 CanLII 762 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 3, par. 45). Un tribunal ne peut savoir les motifs qui animent le Parlement ou une législature provinciale ou territoriale; il peut uniquement examiner le contenu des lois que ceux‑ci adoptent.
[221]                     La doctrine du privilège parlementaire empêche aussi les tribunaux de se prononcer sur le processus d’adoption des lois. L’examen minutieux des lois à la recherche de preuves de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, même après leur adoption, forcerait inévitablement les tribunaux à se prononcer sur le processus législatif, ce qui, comme je l’ai expliqué en ce qui a trait à la première question, excède leur compétence. Les tribunaux ne peuvent « faire un procès » au Parlement ou à une législature provinciale ou territoriale. Comme l’indique la doctrine, toute parole, conduite ou procédure, ou n’importe quoi qui se situe légitimement dans le cadre du processus d’adoption des lois, est [traduction] « nécessairement accessoire » ou « étroitement et nécessairement lié » aux travaux du Parlement (Maingot (2016), p. 7 et 76). Ces éléments sont visés par les catégories bien établies de privilège relatif à la liberté de parole et au contrôle des débats et travaux du Parlement. Les questions faisant partie de ces catégories commandent une immunité absolue. Ainsi que l’a fait remarquer l’auteur Maingot, [traduction] « [d]ans le cadre des travaux parlementaires, [. . .] ce qui est dit au Sénat ou à la Chambre des communes ou au sein de l’un des comités ne peut faire l’objet d’une poursuite devant les tribunaux ordinaires, que les propos aient été tenus de bonne foi ou non » ((2016), p. 31 (je souligne)). De façon similaire, dans l’arrêt Prebble, une décision que notre Cour cite avec approbation au par. 29(10) de l’arrêt Vaid, le lord Browne‑Wilkinson a affirmé catégoriquement ce qui suit (à la p. 337) :
     [traduction] . . . leurs Seigneureries estiment que les parties à un litige, peu importe qui en est l’instigateur, ne peuvent remettre en question quoi que ce soit qui a été dit ou fait dans la Chambre en affirmant (que ce soit au moyen d’une preuve directe, en contre‑interrogatoire, par inférence ou dans des observations) que les actions ou paroles étaient animées par des motifs inappropriés ou qu’elles étaient fausses ou trompeuses.
(Voir aussi Duffy, par. 64; Janssen‑Ortho Inc. c. Amgen Canada Inc. (2005), 2005 CanLII 19660 (ON CA), 256 D.L.R. (4th) 407 (C.A. Ont.), par. 78; Club Pro Adult Entertainment c. Ontario (2006), 2006 CanLII 42254 (ON SC), 150 C.R.R. (2d) 1 (C.S.J. Ont.), par. 1‑7 et 119, inf. en partie pour d’autres motifs par 2008 ONCA 158, 42 B.L.R. (4th) 47; Rothmans Inc., par. 31.)
[222]                     Lorsque l’on passe de l’examen du processus législatif à celui du contenu d’une loi primaire, des problèmes différents mais tout aussi insurmontables se présentent. Le fait de juger le contenu d’une loi autrement que sous l’angle de la constitutionnalité, par exemple pour établir si elle est empreinte de « bonne foi » ou si elle implique un « abus de pouvoir », soulève des questions non justiciables et met la séparation des pouvoirs à rude épreuve, ce sur quoi je vais me pencher dans la prochaine section.
(ii)           La « mauvaise foi » et l’« abus de pouvoir » en tant que critères pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte en raison d’une loi primaire inconstitutionnelle ne sont pas des questions justiciables et mettent la séparation des pouvoirs à rude épreuve
[223]                     La justiciabilité renvoie à [traduction] « un ensemble de règles, de normes et de principes jurisprudentiels qui délimitent le champ d’application de l’intervention judiciaire dans la vie sociale, politique et économique » (L. M. Sossin, Boundaries of Judicial Review : The Law of Justiciability in Canada (2e éd. 2012), p. 7, cité dans Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750, par. 33; voir aussi Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607, par. 41). Cela consiste, « d’abord et avant tout, en un examen normatif de l’opportunité pour les tribunaux, sur le plan de la politique judiciaire constitutionnelle, de trancher une question donnée ou, au contraire, de la déférer à d’autres instances décisionnelles de l’administration politique » (Canada (Vérificateur général), p. 90‑91).
[224]                     Un tribunal peut refuser de répondre à une question pour cause de justiciabilité si le fait d’y répondre lui ferait outrepasser le rôle constitutionnel qui lui est propre, ou s’il ne peut fournir de réponse relevant de son champ d’expertise, comme son expertise pour interpréter une loi ou déterminer sa constitutionnalité (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), p. 545; voir aussi La Rose c. Canada, 2023 CAF 241, par. 24‑36; Turner c. Canada, 1992 CanLII 14782 (CAF), [1992] 3 C.F. 458 (C.A.), p. 460‑462; Marcotte, p. 83‑84). Dans une publication antérieure à sa nomination à la magistrature, le juge Cromwell a expliqué que la justiciabilité d’une question [traduction] « peut être déterminée selon des normes à la fois institutionnelles et constitutionnelles. Cette analyse fait intervenir à la fois la question du caractère adéquat de l’appareil judiciaire pour accomplir une tâche, et la question de la légitimité du recours à l’appareil judiciaire » (T. A. Cromwell, Locus Standi : A Commentary on the Law of Standing in Canada (1986), p. 192 (je souligne)).
[225]                     Bien entendu, j’accepte que la question de savoir si la conduite de représentants du gouvernement lors de la mise en œuvre d’une loi ou d’une politique est empreinte de mauvaise foi ou indique un abus de pouvoir est une question justiciable. Les tribunaux se penchent régulièrement sur de telles questions (voir Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121, p. 141; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17, par. 39; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, par. 48‑53). La question de savoir si une loi est constitutionnelle est également justiciable.
[226]                     De plus, les tribunaux examinent régulièrement l’objet de lois lorsqu’ils évaluent si elles contreviennent à la Charte. Comme l’ont noté les professeurs Hogg et Wright, [traduction] « [s]i l’objet d’une loi est de restreindre un droit garanti par la Charte, alors la loi sera inconstitutionnelle » (§ 36:13 (en italique dans l’original)). L’arrêt de principe à ce sujet est l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 334, où le juge Dickson, plus tard juge en chef, a statué que la loi en matière d’observance du dimanche contrevenait à la liberté de religion garantie par la Charte parce qu’elle avait l’objet inconstitutionnel de rendre obligatoire l’observance du Sabbat chrétien.
[227]                     La difficulté survient cependant après que la loi a été jugée inconstitutionnelle. À ce stade, le fait de poser les autres questions visant à savoir si la loi est empreinte de « mauvaise foi » ou si elle constitue un « abus de pouvoir » exige inévitablement que le tribunal se prononce sur le contenu de la loi autrement que sur le plan de sa constitutionnalité, ce qui constitue une déviation vers l’appréciation de la sagesse de la loi ou de la politique qui la sous-tend, rôle qui n’appartient pas aux tribunaux (voir Renvoi relatif à la Loi anti-inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373, p. 424‑425; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 496‑499; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 5; R. c. Clay, 2003 CSC 75, [2003] 3 R.C.S. 735, par. 4; Hogg et Wright, § 12:8). De telles questions ne sont pas justiciables. Comme l’expliquent le juge Lorne Sossin et Gerard Kennedy, [traduction] « [l]orsque le jugement du législateur ou de l’organe exécutif est remis en question, il appartient à l’électorat et au processus démocratique de résoudre le conflit », et non aux tribunaux (§ 6:8).
[228]                     Une fois que la loi a été déclarée inconstitutionnelle, il n’existe tout simplement aucune mesure juridique à partir de laquelle on peut évaluer si elle était de « bonne foi » ou si elle impliquait un « abus de pouvoir ». L’approbation de l’appréciation judiciaire de telles questions rappelle la remarque du professeur Bora Laskin, avant sa nomination à la magistrature, selon laquelle [traduction] « [à] ce stade, le droit se dissout en politique » (« Case and Comment » (1955), 33 R. du B. can. 215, p. 219).
(iii)         Les débats parlementaires peuvent néanmoins aider à interpréter des lois lorsqu’il s’agit de déterminer la constitutionnalité d’une loi primaire
[229]                     Écarter la « mauvaise foi » et l’« abus de pouvoir » comme critères pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte ne signifie pas que les débats parlementaires ne peuvent aider à interpréter une loi lorsqu’il s’agit de déterminer sa constitutionnalité, comme pour déterminer si la loi a l’objet inconstitutionnel de porter atteinte à un droit garanti par la Charte (voir, par exemple, R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 88‑91 et 98‑99; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 66‑69), ou pour déterminer si la loi est constitutionnelle au regard de motifs fondés sur le fédéralisme (voir, p. ex., Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, [2020] 2 R.C.S. 283, par. 40‑45). L’utilisation des débats parlementaires à cette fin ne vise pas à attaquer les propos tenus devant le Parlement ou les travaux de celui‑ci, mais plutôt à donner effet, lorsque possible, à ce qui y a été dit ou fait.
[230]                     Bien que notre Cour permette maintenant généralement une utilisation prudente des débats parlementaires dans le cadre de l’interprétation législative, elle a formulé la mise en garde selon laquelle les tribunaux ne doivent pas oublier « que la fiabilité et le poids des débats parlementaires sont limités » (Re Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 35; voir aussi Sharma, par. 88‑89). L’auteur Marcotte fait d’ailleurs pertinemment remarquer que [traduction] « [c]ette pratique n’est pas en conflit avec le privilège parlementaire, puisqu’elle aide à interpréter les actions du Parlement plutôt que de contrecarrer ses fonctions en tant qu’assemblée législative et délibérante » (p. 80‑81). À l’appui de sa remarque, il cite l’allocution du lord Browne‑Wilkinson devant la Chambre des lords dans l’affaire Pepper (Inspector of Taxes) c. Hart, [1993] A.C. 593, à la p. 638, où ce dernier affirme que [traduction] « [l]oin de remettre en question l’indépendance du Parlement et ses débats, les tribunaux se trouvent », dans la mesure du possible, « à donner effet à ce qui y a été dit et fait ».
[231]                     Il faut par conséquent distinguer l’utilisation appropriée des débats parlementaires comme preuve relative au contexte historique ou à l’objet dans le cadre d’une interprétation législative, de son utilisation inappropriée visant à « prouver » que la loi est empreinte de mauvaise foi. La première utilisation ne porte pas atteinte à la liberté de parole ou à l’intégrité des travaux parlementaires; la seconde, oui (voir Marcotte, p. 81).
(iv)         Conclusion
[232]                     Les tribunaux ne peuvent se prononcer sur la question de savoir si la conduite ou les paroles des parlementaires au cours du processus législatif ou le contenu d’une loi sont empreints de « mauvaise foi » ou impliquent un « abus de pouvoir ». De telles analyses enfreindraient le privilège parlementaire, menaceraient la séparation des pouvoirs et amèneraient une prise en considération de questions non justiciables.
[233]                     Cela nous laisse la question de savoir si le critère relatif au caractère « clairement fautif » établi dans l’arrêt Mackin est un critère approprié pour l’octroi des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte. À mon avis, le critère du caractère « clairement fautif » est justiciable et peut s’appliquer sans miner le privilège parlementaire, mais il devrait être modifié pour devenir la norme du caractère « clairement inconstitutionnel ». Je me penche sur cette question dans la section suivante.
(4)         Le caractère « clairement inconstitutionnel » est le seul critère approprié pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte en raison d’une loi primaire inconstitutionnelle
[234]                     Bien que la « mauvaise foi » et l’« abus de pouvoir » soient des normes inappropriées pour l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte en raison d’une loi primaire inconstitutionnelle, une règle d’immunité absolue est également inappropriée. L’immunité absolue va au‑delà de ce qui est nécessaire pour la protection du privilège parlementaire et de la séparation des pouvoirs. Le respect de ces deux impératifs constitutionnels peut être assuré par un critère axé non pas sur les intrants législatifs, lesquels requièrent inévitablement que le tribunal se prononce sur le processus législatif, mais bien sur les extrants législatifs, à savoir si la loi en tant que telle violait clairement les normes constitutionnelles établies au moment de son adoption. À mon avis, donc, les principaux enseignements de l’arrêt Mackin demeurent valables en droit : l’État jouit d’une immunité restreinte, non absolue, en ce qui concerne sa responsabilité en dommages‑intérêts lorsqu’une loi inconstitutionnelle porte préjudice à un individu. Les individus qui subissent un préjudice peuvent poursuivre la Couronne du chef du Canada en intentant une action contre le procureur général du Canada pour les dommages causés par une loi clairement inconstitutionnelle.
[235]                     J’expliquerai d’abord pourquoi l’immunité absolue de l’État en matière de dommages‑intérêts est indéfendable et je me pencherai ensuite sur la norme du caractère « clairement inconstitutionnel ».
a)              L’immunité absolue de l’État est incompatible avec les vastes pouvoirs discrétionnaires de réparation des tribunaux en vertu du par. 24(1) de la Charte
[236]                     Le paragraphe 24(1) de la Charte confère aux tribunaux de vastes pouvoirs discrétionnaires pour élaborer des réparations utiles qu’ils estiment convenables et justes eu égard aux circonstances. Dans l’arrêt Mills, le juge McIntyre a noté ce qui suit : « Il est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu » (Mills c. La Reine, 1986 CanLII 17 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 863, p. 965‑966; voir aussi Ward, par. 17; R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575, par. 18 (« Dunedin Construction »)).
[237]                     Malgré cela, le pouvoir discrétionnaire que confère le par. 24(1) de la Charte n’est pas absolu (Ward, par. 19). Comme l’a précisé notre Cour, « la réparation convenable et juste [. . .] est celle qui permet de défendre utilement les droits et libertés du demandeur » et qui « fait appel à des moyens légitimes dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle » (Doucet‑Boudreau, par. 55‑56 (je souligne)). Les tribunaux doivent appliquer le par. 24(1) pour faciliter l’accès à des réparations appropriées, tout en respectant le régime existant de compétence des tribunaux et en n’empiétant pas « plus que de besoin sur les pouvoirs législatifs pour réaliser les objectifs de la Charte » (Dunedin Construction, par. 23).
[238]                     Le procureur général du Canada fait valoir que l’État bénéficie d’une immunité absolue à l’égard des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte, qui repose en bonne partie sur le privilège parlementaire. Or, une telle immunité viendrait subordonner le vaste pouvoir réparateur que le par. 24(1) confère aux tribunaux à une assertion totale de privilège. L’immunité absolue n’est pas nécessaire, car elle irait au‑delà de ce qui est nécessaire pour la protection du privilège parlementaire. Comme l’explique Warren Newman, le privilège parlementaire n’est pas [traduction] « une fin substantielle en soi », et « doit opérer au sein du cadre constitutionnel d’où sont issues ces [institutions parlementaires] et dont elles dépendent pour exercer légitimement leur autorité et leurs pouvoirs — et ne jamais le supplanter » (p. 609).
[239]                     Il est possible de protéger tant la doctrine constitutionnelle du privilège parlementaire que le droit individuel de chercher à obtenir des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte au moyen d’un critère axé non pas sur les intrants législatifs, à savoir les paroles ou la conduite des personnes ayant participé au processus législatif, mais plutôt sur les extrants législatifs, reflétés dans le texte de la loi. Le premier empiète inévitablement sur le privilège parlementaire en ouvrant la porte à un examen judiciaire des paroles et de la conduite des parlementaires, mais pas le second. Bien que les tribunaux prennent souvent en considération les paroles prononcées ou la conduite adoptée dans le processus législatif (comme les paroles consignées dans les débats parlementaires) lors de l’évaluation de la constitutionnalité d’une loi, dans de tels cas les tribunaux appliquent la norme justiciable de la constitutionnalité, plutôt que la norme non justiciable de savoir si la loi est empreinte de mauvaise foi ou est indicative d’un abus de pouvoir.
[240]                     L’histoire de notre pays fait ressortir que les lois elles‑mêmes, et non uniquement la conduite qu’elles prescrivent, peuvent causer un préjudice important à des personnes ciblées. Par exemple, la [traduction] « taxe d’entrée aux immigrants chinois » imposée par l’Acte à l’effet de restreindre et réglementer l’immigration chinoise au Canada, L.C. 1885, c. 71, art. 4, imposait jadis un droit à acquitter ou une « taxe d’entrée » à toute personne d’origine chinoise entrant au Canada du seul fait de son ascendance chinoise. Il s’agit d’un exemple de discrimination légiférée, et non simplement d’une conduite discriminatoire de l’État sous le régime d’une loi. Si l’immunité absolue était reconnue à l’égard de textes de loi, les tribunaux ne seraient pas autorisés à examiner si l’octroi de dommages‑intérêts pourrait éventuellement être convenable et juste dans des circonstances similaires de nos jours.
[241]                     Un autre exemple met en lumière les dangers que pose une règle d’immunité absolue. Considérons le cas hypothétique d’une loi qui exigerait que les personnes déclarées coupables de vol à l’étalage subissent systématiquement un châtiment corporel. Une telle loi serait manifestement inconstitutionnelle, et pourtant la règle d’immunité absolue que réclame le procureur général du Canada empêcherait catégoriquement les tribunaux d’accorder aux personnes touchées des dommages‑intérêts fondés sur la Charte, même si aucune autre réparation « convenable et juste » ne peut leur être accordée. Face à une violation de la Charte aussi frappante et grave, les tribunaux ne sauraient être limités de cette manière. Certains diront qu’un cas hypothétique extrême comme celui‑là est inutile étant donné qu’il n’est guère susceptible de se produire. Je ne suis pas de cet avis. Lorsque le gouvernement demande la reconnaissance d’une règle d’immunité absolue en sa faveur, comme c’est le cas dans le présent pourvoi, non seulement il convient de mettre cette règle à l’épreuve au moyen d’un cas extrême, mais il est essentiel de le faire.
[242]                     Contrairement à l’immunité absolue, une immunité restreinte ou assortie de réserves permet de préserver le pouvoir que le par. 24(1) confère aux tribunaux d’élaborer des réparations qui défendent les droits et libertés de la Charte de façon significative, tout en assurant que l’efficacité gouvernementale n’est pas compromise par une responsabilité de l’État trop large empiétant sur le privilège parlementaire. Dans le contexte de l’adoption de textes de loi, plutôt que de la conduite de l’État sous le régime d’une loi, le critère du caractère « clairement fautif » ou « clairement inconstitutionnel » est celui qui favorise le mieux la réalisation des deux objectifs.
b)            La norme du caractère « clairement fautif » ou « clairement inconstitutionnel »
[243]                     Il nous reste à examiner le contenu de la norme du caractère « clairement fautif » établie dans l’arrêt Mackin. À mon avis, la Couronne pourrait être tenue de verser des dommages‑intérêts pour des préjudices causés par une loi primaire inconstitutionnelle lorsque la loi contestée était « clairement fautive », en ce sens que son inconstitutionnalité était facilement ou manifestement démontrable au moment de l’adoption et ne pouvait pas faire l’objet d’un débat sérieux.
[244]                     De prime abord, je tiens à rappeler l’observation de notre Cour dans l’arrêt Ward selon laquelle « [d]ifférentes situations appelleront sans doute différents seuils » de responsabilité sous le régime du par. 24(1) de la Charte (par. 43). Par exemple, dans l’arrêt Guimond, dans le contexte de l’action gouvernementale, la Cour s’est demandé s’il existait des preuves « de comportement fautif, de mauvaise foi, de négligence ou de poursuite d’une fin secondaire » (par. 17). Dans les cas où il est question de dommages‑intérêts en raison d’une poursuite abusive, la faute intentionnelle ou l’« intention malveillante » pourrait constituer le critère indiqué, tandis que dans les cas où il y a eu une enquête policière négligente, ce serait plutôt la « négligence » qui pourrait convenir (voir Ward, par. 43).
[245]                     Selon le procureur général de l’Alberta, en l’absence d’un [traduction] « précédent contraignant qui ne peut être distingué » en ce qui a trait à la constitutionnalité d’une loi, l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur la Charte en raison d’une loi primaire inconstitutionnelle ne saurait en aucun cas être approprié (m. interv., par. 22). Le procureur général de l’Ontario affirme de façon similaire qu’il doit y avoir [traduction] « une décision contraignante qui tranche directement la question constitutionnelle » et qui permet que l’État soit tenu responsable uniquement si le gouvernement, pour sa défense, « n’a aucun argument juridique crédible pour établir une distinction avec ce précédent » (m. interv., par. 3 et 19). Ces critères sont excessivement restrictifs. Comme l’a expliqué la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Francis c. Ontario, 2021 ONCA 197, 154 O.R. (3d) 498, un gouvernement [traduction] « ne peut fermer les yeux sur des preuves accablantes de l’inconstitutionnalité de ses actions simplement parce qu’un tribunal ne s’est pas encore prononcé sur ce qui constitue une évidence » (par. 74). De même, le professeur Kent Roach a fait observer que [traduction] « [l]es gouvernements ne devraient pas s’aventurer avec assurance dans des zones de danger de la Charte uniquement parce qu’aucune décision judiciaire n’indique que ce qu’ils proposent de faire est inconstitutionnel. Ce type de comportement est nocif pour la primauté du droit » (Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), § 11:20). Je suis du même avis.
[246]                     À mon avis, la norme appropriée dans le cas de préjudices causés par une loi inconstitutionnelle est la suivante : pour répondre aux préoccupations relatives au bon gouvernement à la troisième étape du cadre d’analyse de l’arrêt Ward, le demandeur doit démontrer que la loi était clairement inconstitutionnelle, en ce sens que l’inconstitutionnalité était facilement ou manifestement démontrable au moment de l’adoption de la loi et qu’elle ne pouvait faire l’objet d’un débat sérieux.
[247]                     Une telle norme est axée sur les extrants législatifs plutôt que sur les intrants législatifs. Elle permet aux demandeurs d’intenter des actions en dommages‑intérêts en vertu de la Charte sans avoir à [traduction] « s’efforcer de communiquer la preuve ou se voir opposer le privilège du Cabinet ou le secret professionnel de l’avocat en essayant de découvrir ce qui animait subjectivement les ministres et les autres protagonistes lorsqu’ils ont adopté une loi ou refusé de la modifier en raison d’une accumulation de mises en garde fondées sur la Charte » (Roach, § 11:11). Et cette norme se concentre sur le fait que la loi contestée doit s’écarter considérablement de la norme constitutionnelle pour que des dommages‑intérêts puissent constituer une réparation convenable et juste aux termes du par. 24(1) de la Charte.
[248]                     Je m’empresse d’ajouter que la norme du caractère « clairement inconstitutionnel » permet aux tribunaux de se demander si la loi a un objet inconstitutionnel en tant que facteur à considérer lors d’une évaluation des dommages‑intérêts. Comme l’a reconnu notre Cour dans l’arrêt Big M Drug Mart, la loi qui a pour objet d’enfreindre la Charte sera inconstitutionnelle. Bien que je sois d’accord avec les professeurs Hogg et Wright pour dire que [traduction] « les organes législatifs canadiens adoptent rarement des lois qui ont pour objet de porter atteinte à un droit garanti par la Charte » (§ 36:14), cette possibilité ne peut être complètement écartée. Dans les cas où une législature adopte une loi ayant comme objet d’enfreindre un droit garanti par la Charte, les tribunaux peuvent tenir compte de ce fait lorsqu’ils évaluent si la loi est « clairement inconstitutionnelle » et, par conséquent, lorsqu’ils décident si des dommages‑intérêts constituent une réparation « convenable et juste » conformément au par. 24(1) de la Charte. Pour évaluer si la loi a un objet inconstitutionnel, il pourrait être nécessaire d’examiner certains des mêmes faits et de renvoyer aux débats parlementaires comme il serait nécessaire pour évaluer si la loi est empreinte de « mauvaise foi » ou constitue un « abus de pouvoir ». Toutefois, ces faits seraient utilisés pour évaluer la loi à l’aune de la norme justiciable qui consiste à déterminer si la loi a un objet constitutionnel, plutôt qu’à l’aune de normes non justiciables qui consistent à déterminer si la loi est empreinte de « mauvaise foi » ou constitue un « abus de pouvoir ».
[249]                     Je suis sensible aux préoccupations de ceux qui affirment que la simple possibilité que des dommages‑intérêts soient accordés en raison d’une loi inconstitutionnelle aura pour effet de dissuader l’exercice de la fonction législative du Parlement et des législatures provinciales et territoriales. Ces personnes soutiennent que cela gênera les législateurs dans l’exercice de leurs fonctions et entraînera une inaction de leur part à l’égard de sujets controversés, par crainte que les lois ne résistent pas au contrôle de leur constitutionnalité. À mon avis, ces préoccupations mettent en évidence pourquoi le caractère « clairement inconstitutionnel » est le critère approprié. Comme l’a expliqué la professeure Marilyn L. Pilkington, [traduction] « étant donné qu’un des objectifs premiers de l’imposition de la responsabilité en dommages‑intérêts est la dissuasion des actes inconstitutionnels, il est logique de limiter la responsabilité aux actes qui sont clairement inconstitutionnels » (« Damages as a Remedy for Infringement of the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (1984), 62 R. du B. can. 517, p. 558 (je souligne)).
[250]                     En revanche, d’autres personnes affirmeront que la norme du caractère « clairement inconstitutionnel » est trop exigeante. Selon elles, il sera trop difficile pour les demandeurs de démontrer qu’une loi était clairement inconstitutionnelle, et les actions en dommages‑intérêts fondés sur la Charte seront donc rarement fructueuses. Pour ma part, j’estime qu’il s’agit d’un critère dûment exigeant, mais pas au point d’être infranchissable pour les demandeurs. Si un texte de loi était clairement inconstitutionnel au moment de son adoption, cela devrait être facilement ou manifestement démontrable.
D.           Conclusion
[251]                     La Couronne bénéficie d’une immunité absolue à l’égard des dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) de la Charte lors de la préparation et de la rédaction des lois primaires qui sont par la suite déclarées inconstitutionnelles. Cependant, elle n’a qu’une immunité restreinte en ce qui a trait aux dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) pour les préjudices découlant de l’adoption de lois « clairement inconstitutionnelles ». Le caractère « clairement inconstitutionnel » est une norme nuancée qui protège dûment le privilège parlementaire en tant que règle de compétence judiciaire, tout en permettant l’indemnisation pour des préjudices causés par des lois clairement inconstitutionnelles. Elle protège l’autonomie du Parlement et l’immunité restreinte qui est nécessaire pour que les législateurs remplissent leurs fonctions, tout en employant une approche téléologique à l’égard des réparations fondées sur le par. 24(1) visant à défendre les droits de la Charte.
IV.         Dispositif
[252]                     Je suis d’avis de répondre aux deux questions de droit posées par le procureur général du Canada de la façon suivante :
1.            Question : La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que des représentants et des ministres du gouvernement ont préparé et rédigé un projet de loi que le législateur a adopté et qui a subséquemment été déclaré inopérant par un tribunal en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
Réponse : Non.
2.            Question : La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que le législateur a adopté un texte législatif qui a par la suite été déclaré inopérant par un tribunal en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
Réponse : Oui.
[253]                     Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie et d’adjuger les dépens en faveur de l’intimé.
                  Version française des motifs des juges Côté et Rowe rendus par
                  Le juge Rowe —
[254]                     Comme l’a dit Cicéron, « Hanc retinete, quaeso, Quirites, quam vobis tanquam hereditatem, majores vestry reliquerunt ». Traduction : « Préservez, je vous en implore, ces libertés que vous ont léguées vos ancêtres ».
[255]                     Le privilège parlementaire découle du pragmatisme et de la pratique historique, et sert à protéger les libertés nécessaires à l’exercice de la compétence législative (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 378‑390; M. Rowe et M. Oza, « Structural Analysis and the Canadian Constitution » (2023), 101 R. du B. can. 205). Bien qu’il remonte au tout début du régime constitutionnel dont a hérité le Canada, le privilège parlementaire ne fait pas moins partie intégrante de la Constitution canadienne que d’autres éléments de celle‑ci.
[256]                     La protection de ce privilège est essentielle à l’intérêt public. Cette nécessité est solidement établie dans la jurisprudence de notre Cour. Dans New Brunswick Broadcasting, p. 389, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) a affirmé que « [p]our assurer le fonctionnement [. . .] du gouvernement, il est essentiel que » la branche judiciaire « n’outrepasse [pas] ses limites » et « respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence [des autres branches] ». Il ne suffit toutefois pas de reconnaître cette vérité fondamentale : encore faut‑il préserver le privilège parlementaire, et le régime constitutionnel dont il est un élément intégral, sans quoi, peut‑être sans le vouloir, nous déferons la cohérence, l’intégralité et l’intégrité de ce régime constitutionnel, celui sur lequel le Canada s’est appuyé tout au long de sa formation, de sa croissance et de sa maturation.
[257]                     Dans le présent pourvoi, la Cour doit décider d’abord si la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, peut être condamnée à des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour la préparation et la rédaction par des représentants et des ministres du gouvernement d’une loi subséquemment déclarée invalide en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982; ensuite, si la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, peut être condamnée à des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) pour l’adoption par le Parlement d’une loi subséquemment déclarée invalide en application du par. 52(1). Puisque la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi font nécessairement intervenir le privilège parlementaire, la Cour doit décider si ce privilège est compatible avec de tels dommages‑intérêts imposés en vertu du par. 24(1). Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le privilège parlementaire est fondamentalement incompatible avec la condamnation de la Couronne au paiement de dommages‑intérêts de la manière souhaitée. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi de la Couronne.
[258]                     Ma conclusion découle d’une prémisse simple : en droit constitutionnel, il faut donner effet à la Charte d’une manière qui soit compatible avec le privilège parlementaire. Puisque le privilège parlementaire jouit d’un statut constitutionnel, il n’est pas « assujetti à » la Charte comme le sont les lois ordinaires. Tel que l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876, il est « bien établi qu’on ne peut pas se fonder sur une partie de la Constitution pour invalider une disposition figurant dans une autre partie de ce texte » (par. 31). Tant le privilège parlementaire que la Charte sont des éléments de la Constitution du Canada. Aucun des deux ne subordonne l’autre.
[259]                     Des composantes non écrites de la Constitution du Canada, y compris le privilège parlementaire, continuent de jouer un rôle nécessaire dans l’ordre constitutionnel canadien. La présente affaire concerne deux éléments du privilège parlementaire : la liberté de parole au Parlement et le contrôle exclusif qu’a la législature de ses travaux. Sans ces privilèges, la législature serait incapable de faire librement son travail. L’intimé nous prie de passer outre à ces privilèges, faisant fi (ou sans se soucier) de l’effet que cela aura sur la fonction législative. Or, le fonctionnement sans entrave du Parlement n’est pas un anachronisme; il est plutôt un élément fondamental de la démocratie libérale.
I.               Cadre d’analyse
[260]                     Avant d’examiner la nature et le rôle du privilège parlementaire, il est utile de le situer parmi les autres composantes écrites et non écrites de la Constitution du Canada. J’expliquerai ensuite la nature constitutionnelle et les origines du privilège parlementaire ainsi que la fonction qu’il joue dans l’ordre constitutionnel contemporain du Canada, notamment comment il soutient l’autonomie parlementaire nécessaire pour permettre à la législature d’effectuer son travail, structure le dialogue constitutionnel entre le Parlement et les tribunaux, et sous‑tend la séparation des pouvoirs entre les organes judiciaire et législatif. Le privilège parlementaire, y compris les privilèges liés à la liberté de parole et aux travaux au Parlement, a abondamment retenu l’attention des tribunaux; cette jurisprudence nous éclaire sur la nature absolue du privilège parlementaire et la vaste interprétation qu’on y donne.
[261]                     Le privilège parlementaire est ancré dans les tout premiers chapitres de l’histoire constitutionnelle du Canada et représente un legs hérité de la lutte entre la Couronne et le Parlement au Royaume‑Uni, une lutte qui remonte aux origines du Parlement. Les origines lointaines de cette composante de notre ordre constitutionnel ne diminuent en rien son rôle ou son importance à l’époque actuelle, bien au contraire. L’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 et de la Charte a modifié la structure constitutionnelle du Canada à certains égards, tout particulièrement en restreignant le principe de la suprématie parlementaire dont le Canada avait hérité du Royaume‑Uni. Toutefois, elle n’a pas écarté d’autres composantes de notre ordre constitutionnel, notamment le privilège parlementaire. Par conséquent, le présent pourvoi oblige la Cour à interpréter deux composantes de la Constitution du Canada — le privilège parlementaire et le par. 24(1) de la Charte — de façon compatible.
[262]                     Je conclurai en expliquant comment l’immunité absolue à l’égard de la préparation, de la rédaction et de l’adoption d’une loi découle nécessairement du besoin de la Couronne de pouvoir agir librement dans l’exercice de sa fonction législative d’élaborer et d’adopter une loi. Par ce moyen, la Charte et le privilège parlementaire fonctionnent de pair sans qu’aucun d’eux ne subordonne l’autre. Cette immunité absolue a une fin. Elle est atteinte lorsque la loi a été adoptée. Les lois et leur mise en œuvre sont toujours susceptibles d’être contestées devant les tribunaux. Le privilège parlementaire ne met pas les lois et leur mise en œuvre à l’abri du contrôle judiciaire; il met plutôt le processus d’élaboration et d’adoption des lois à l’abri d’un tel contrôle. Les juges ne peuvent davantage surveiller l’étude des projets de loi que les députés peuvent surveiller la rédaction de nos arrêts. Il y a lieu d’accueillir le pourvoi de la Couronne et de répondre aux questions posées à la Cour par la négative.
II.            Les assises structurelles du privilège parlementaire
[263]                     La Constitution canadienne renferme des composantes écrites et non écrites. Elles énoncent comment le pouvoir souverain est constitué, qui peut exercer ce pouvoir, à quelles fins, par quels moyens et dans quelles limites. Aux termes du par. 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982, la Constitution écrite comprend ce qui suit :
a)      la Loi de 1982 sur le Canada, y compris la présente loi;
b)     les textes législatifs et les décrets figurant à l’annexe;
c)      les modifications des textes législatifs et des décrets mentionnés aux alinéas a) ou b).
Le paragraphe 52(2) désigne les instruments de nature constitutionnelle sous le vocable de « Constitution ». Il ne mentionne pas tous les arrangements constitutionnels par lesquels le Canada est gouverné.
[264]                     Les arrangements constitutionnels du Canada (mis à part les droits ancestraux et issus de traités) sont formés de quatre composantes :
(1)            les Lois constitutionnelles de 1867 et de 1982;
(2)            les conventions constitutionnelles;
(3)            la prérogative de la Couronne;
(4)            le privilège parlementaire.
[265]                     En outre, il existe des principes sous‑jacents (non écrits) qui contribuent à donner effet aux arrangements constitutionnels du Canada. Ces principes ne sont pas eux‑mêmes des composantes de la Constitution. Ils aident plutôt : a) à interpréter la Constitution, p. ex., dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif aux juges de l’Î.‑P.‑É. »), dans lequel les principes de la primauté du droit et de l’indépendance du judiciaire ont aidé à interpréter l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, et b) à répondre à des questions qui ne sont pas prévues dans la Constitution, le meilleur exemple étant le Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217 (« Renvoi relatif à la sécession »), dans lequel la Cour a tenu compte des principes de la démocratie, du fédéralisme et de la protection des minorités pour décrire les conditions dans lesquelles une province pouvait faire sécession de la Confédération. Ces principes sous‑jacents ou non écrits n’ont pas de contenu de principe substantiel. Dans leur rôle interprétatif (Renvoi relatif aux juges de l’Î.‑P.‑É.) et dans leur rôle consistant à « combler des lacunes » (Renvoi relatif à la sécession), ils sont établis à partir de la relation entre les institutions de l’État et, ayant été ainsi établis, ils sont utilisés pour définir davantage ces relations. Cette méthode de raisonnement, bien que la Cour n’ait pas employé ce terme, est l’analyse structurelle. Comme cela a été confirmé dans l’arrêt Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, [2021] 2 R.C.S. 845, on ne peut s’appuyer sur ces principes sous‑jacents ou non écrits pour contester la validité d’une loi. Il en est ainsi parce que, bien qu’ils décrivent la Constitution, ils ne sont pas eux‑mêmes des composantes[2] de celle‑ci.
[266]                     Les normes exprimées dans les principes sous‑jacents ou non écrits que sont le constitutionnalisme et la primauté du droit ne sauraient servir de fondement pour écarter le privilège parlementaire, pas plus qu’elles ne peuvent servir de fondement pour invalider une loi; ces principes doivent plutôt être compris à la lumière de structures constitutionnelles, y compris celles qui régissent la préparation, la rédaction et l’adoption de mesures législatives. Au premier rang de ces structures figure le privilège parlementaire.
[267]                     Pour revenir aux composantes non écrites de la Constitution, les conventions, la prérogative de la Couronne et le privilège parlementaire ne font pas moins partie de la « Constitution » que n’en font partie les deux Lois constitutionnelles. C’est ce que la Cour a reconnu dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting et dans le Renvoi relatif à la sécession. Bien que la « souveraineté parlementaire » et la « séparation des pouvoirs » (auxquelles s’ajoutent le « constitutionnalisme » et la « primauté du droit ») soient des principes sous‑jacents ou non écrits qui guident l’interprétation des composantes qui forment la Constitution, le « privilège parlementaire » est différent en ce qu’il fait lui‑même partie de la Constitution. Cette distinction est fondamentale.
[268]                     Le privilège parlementaire est un héritage du Royaume‑Uni. Il ressort clairement du libellé de la Loi constitutionnelle de 1867 et de la troisième résolution de la Conférence de Québec de 1864, qui a établi le cadre de cette loi en particulier, que [traduction] « la Confédération avait pour objectif clé de donner effet au système de type Westminster » (Rowe et Oza, p. 210). Cette résolution faisait état des liens qui existaient, aux yeux des constituants, entre [traduction] « la promotion des intérêts des populations de ces provinces » et leur « désir d’adopter le modèle de la Constitution britannique, dans la mesure où notre situation le permettra » (Résolutions de Québec, art. 3).
[269]                     La Loi constitutionnelle de 1867 a établi que ce privilège, qui était et qui demeure essentiel au fonctionnement de la Constitution en grande partie non écrite du Royaume‑Uni, ferait également partie de la Constitution du Canada, dont le préambule énonce que le Canada aura « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni ». Le privilège parlementaire, de même que les conventions constitutionnelles et la prérogative de la Couronne, sont ainsi devenus des composantes non écrites de la Constitution canadienne. En plus de ce qui était énoncé dans le préambule, le privilège parlementaire a aussi été traité explicitement à l’art. 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui prévoit que « [l]es privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada ». Par conséquent, du fait de cette approche « de la ceinture et des bretelles » (le préambule et l’art. 18), le privilège parlementaire a dès le départ été une composante de la Constitution du Canada, et il le demeure aujourd’hui.
[270]                     Les motifs de notre Cour dans le Renvoi relatif à la sécession affirment l’importance de ces composantes non écrites de la Constitution :
      La « Constitution du Canada » comprend [. . .] les textes énumérés au par. 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982. Même si ces textes jouent un rôle de premier ordre dans la détermination des règles constitutionnelles, ils ne sont pas exhaustifs. La Constitution « comprend des règles non écrites — et écrites — » [. . .] [L]a Constitution du Canada comprend
      le système global des règles et principes qui régissent la répartition ou l’exercice des pouvoirs constitutionnels dans l’ensemble et dans chaque partie de l’État canadien.
      Ces règles et principes de base, qui comprennent les conventions constitutionnelles et les rouages du Parlement, font nécessairement partie de notre Constitution, parce qu’il peut survenir des problèmes ou des situations qui ne sont pas expressément prévus dans le texte de la Constitution. Pour résister au passage du temps, une constitution doit comporter un ensemble complet de règles et de principes offrant un cadre juridique exhaustif pour notre système de gouvernement. Ces règles et principes ressortent de la compréhension du texte constitutionnel lui‑même, de son contexte historique et des diverses interprétations données par les tribunaux en matière constitutionnelle. [par. 32]
L’affirmation selon laquelle la Constitution « comprend des règles non écrites — et écrites » (Renvoi relatif aux juges de l’Î.‑P.‑É., par. 92) reflète la façon dont la Cour conçoit une architecture des institutions de l’État ainsi que leur relation avec les citoyens eu égard à certains principes sous‑jacents (par. 93; Toronto (Cité), par. 49, le juge en chef Wagner et le juge Brown). Ces règles ont « plein effet juridique » et peuvent donner lieu à des obligations juridiques substantielles (Renvoi relatif à la sécession, par. 54, citant Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, 1981 CanLII 25 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 753, p. 845; Toronto (Cité), par. 49, le juge en chef Wagner et le juge Brown).
[271]                     Les composantes non écrites de notre Constitution — dont le privilège parlementaire — ont continué de se voir donner fidèlement effet (voir, p. ex., Alford c. Canada (Attorney General), 2024 ONCA 306, par. 46 (CanLII), dans lequel [traduction] « l’indépendance du Parlement à l’égard de toute ingérence de l’exécutif et du judiciaire » est décrite comme étant « l’un des principes de base de la démocratie canadienne »). C’est le cas parce que, comme je l’explique ci‑après, ils continuent de jouer un rôle crucial dans l’ordre constitutionnel du Canada.
III.         Qu’est‑ce que le privilège parlementaire?
[272]                     Le privilège parlementaire a pour principale fonction de faire en sorte que le Parlement et les législatures provinciales puissent effectuer leur travail efficacement. Je reviendrai sur ce point dans la section qui suit, mais j’examine d’abord ici la portée et le contenu du privilège parlementaire, notamment les privilèges associés à la liberté de parole et aux délibérations, ainsi que la manière dont les tribunaux de ce pays et du Royaume‑Uni ont analysé ces privilèges. Puisque le présent pourvoi oblige la Cour à examiner l’incidence du point de vue avancé quant à la responsabilité au titre du par. 24(1) sur les privilèges associés au Parlement, je porte mon attention, dans les présents motifs, sur le traitement, dans la jurisprudence et la doctrine, des privilèges associés à la législature fédérale, plutôt que de ceux qui se rattachent aux législatures provinciales.
[273]                     Comme le décrit l’ouvrage Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament (25e éd. 2019), p. 239 :
      [traduction] Le privilège parlementaire est la somme de certains droits dont jouit chaque Chambre collectivement en tant que composante de la Haute Cour du Parlement, et les membres de chacune des Chambres, individuellement, sans lesquels ils ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions, et qui excèdent ceux que possèdent d’autres organismes ou particuliers.
[274]                     Comme il a été mentionné précédemment, les législatures au Canada s’inspiraient du modèle du Parlement britannique et, comme lui, elles jouissent de certains privilèges. Au Royaume‑Uni, le privilège parlementaire « est ressort[i] de la lutte de la Chambre des communes pour l’indépendance vis‑à‑vis des autres branches du gouvernement », c’est‑à‑dire la Couronne et les autres tribunaux (Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 22).
[275]                     La lutte a des racines historiques profondes dans l’indépendance durement acquise du Parlement. À l’origine, « la Couronne et les tribunaux n’ont nullement hésité à s’immiscer dans le domaine des chambres du Parlement. [. . .] Par exemple, en 1629, Charles 1er a accusé sir John Eliot et deux autres députés de sédition en raison de paroles prononcées durant les débats de la Chambre et les a fait emprisonner » (New Brunswick Broadcasting, p. 344, le juge en chef Lamer; voir aussi Rowe et Oza, p. 225).
[276]                     Toutefois, l’inaction en réponse aux violations des privilèges du Parlement n’allait pas durer; en 1641, le Parlement était résolu. Le roi, déterminé à écraser toute dissension aux Communes, a ordonné l’arrestation de cinq députés et d’un lord. Les lords ont refusé d’ordonner les arrestations. Le 4 janvier 1642, le roi s’est rendu aux Communes et a exigé que la Chambre livre les députés fugitifs :
      [traduction] . . . [le roi] fit ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait jamais osé faire : il se rendit à la Chambre des communes avec trois ou quatre cents hommes armés. Une personne présente ce jour‑là a décrit la scène :
      Le roy monta à sa place et se tint debout sur l’estrade, mais ne s’assit pas sur la chaise [du président]. Après avoir longuement regardé, il nous a dit qu’il ne violerait pas nos privilèges, mais que la trahison ne jouissait d’aucun privilège; il est venu chercher ces cinq messieurs, car il s’attendait à ce qu’ils obéissent hier, et non à ce qu’ils répondent. Il appela alors [deux des députés] par leur nom, mais aucune réponse ne fut donnée. Il demande alors au président s’ils étaient là, ou de dire où ils se trouvaient.
      Sur ce, le président tomba à genoux et lui demanda de l’excuser, car il était un préposé de la Chambre et n’avait ni yeux ni langue pour voir ou dire autre chose que ce qu’on lui avait ordonné. Le roy lui dit alors qu’il pensait que ses propres yeux étaient aussi bons que les siens, et lui a dit ensuite que ses oiseaux s’étaient envolés . . . [Premier texte entre crochets dans l’original.]
      (J. Trueman, Britain : The Growth of Freedom (1960), p. 250‑251)
      Cette violation du privilège parlementaire a déclenché la guerre civile anglaise.
[277]                     Bien que ce conflit et les événements qui l’ont précédé soient loin derrière nous, le privilège parlementaire, et les conventions comme celles qui traitent du fonctionnement du Cabinet, continuent de représenter des règles fondamentales qui [traduction] « traitent de problèmes pratiques » (M. Rowe et M. Collins, « The Constitution of Canada » (2017‑2018), 49 R.D. Ottawa 93, p. 98).
[278]                     Dans l’arrêt Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, la Cour s’est penchée en détail sur la nature et le rôle du privilège parlementaire, dans le contexte d’une plainte en matière de droits de la personne faite par un employé de la Chambre des communes qui alléguait avoir été congédié en raison de sa race, de sa couleur et de son origine nationale ou ethnique. Le président de la Chambre des communes a contesté la compétence de la Commission canadienne des droits de la personne, faisant valoir que le pouvoir du président d’embaucher, de gérer et de congédier des employés relevait du privilège parlementaire et non, par conséquent, de la compétence de la Commission. Bien que la Cour ait rejeté la revendication de privilège du président, parce que le président était incapable d’établir qu’un privilège lié à la « gestion du personnel » permettait de trancher l’affaire, le juge Binnie a précisé que « [l]’objet du privilège parlementaire est de reconnaître la compétence exclusive du Parlement d’examiner les plaintes qui se situent dans sa sphère d’activité protégée » (par. 4 (en italique dans l’original)). « Le privilège parlementaire constitue donc l’un des moyens qui permettent d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle des pouvoirs » (par. 21). Par conséquent, le juge Binnie a statué que la juridiction inférieure avait eu tort de diriger son attention sur les motifs qui sous‑tendaient l’exercice du privilège revendiqué, plutôt que de se demander si le privilège lui‑même avait été établi. J’insiste sur cette distinction faite par le juge Binnie. J’y souscris entièrement.
[279]                     Même si l’objet du privilège revendiqué dans Vaid diffère grandement des privilèges relatifs à la liberté de parole et au contrôle des travaux parlementaires en cause en l’espèce, dont les deux sont largement reconnus et dont l’intimé ne conteste pas l’existence, les motifs du juge Binnie ont notamment résumé « un certain nombre de propositions maintenant acceptées tant par les tribunaux que par les spécialistes du domaine parlementaire », dont certains revêtent une pertinence particulière pour le présent pourvoi (par. 29) :
      2. Dans le contexte canadien, le privilège parlementaire est la somme des privilèges, immunités et pouvoirs dont jouissent le Sénat, la Chambre des communes et les assemblées législatives provinciales ainsi que les membres de chaque Chambre individuellement, sans lesquels ils ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions . . .
      3. Le privilège parlementaire ne crée pas un hiatus dans le droit public général du Canada; il en est plutôt une composante importante, héritée du Parlement du Royaume‑Uni en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et, dans le cas du Parlement du Canada, en vertu de l’art. 18 de cette même loi . . .
      . . .
      5. Le fondement historique de tout privilège parlementaire est la nécessité. Si une sphère d’activité de l’organe législatif pouvait relever du régime de droit commun du pays sans que cela nuise à la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles, l’immunité ne serait pas nécessaire et le privilège revendiqué inexistant . . .
      . . .
      7. Dans ce contexte, le concept de « nécessité » doit être interprété largement. Suivant le critère traditionnel, qui tire son origine de la loi et de la coutume du Parlement de Westminster, il s’agit de déterminer ce que requièrent « la dignité et l’efficacité de l’Assemblée » [. . .] [L]es mentions relatives à la « dignité » et à l’« efficacité » se rapportent également à l’autonomie du Parlement. Pour reprendre les termes utilisés par le lord juge en chef Ellenborough il y a près de deux siècles, une assemblée législative qui n’aurait pas le pouvoir de contrôler sa procédure [traduction] « sombrerait dans l’inefficacité et le mépris absolus » [. . .] Les délais engendreraient l’« inefficacité » et une intervention externe causerait inévitablement de l’incertitude. L’autonomie des parlementaires ne leur a donc pas été conférée comme une simple marque de respect, mais parce que la protection contre toute ingérence externe est nécessaire pour que le Parlement et ses membres accomplissent leur travail.
      8. Pour satisfaire au critère de nécessité, il faut notamment [traduction] « démontrer [que le privilège] est depuis longtemps exercé et reconnu » (Stockdale c. Hansard, p. 1189) . . .
      9. C’est uniquement pour établir l’existence et l’étendue d’une catégorie de privilège qu’il faut démontrer la nécessité. Une fois la catégorie (ou la sphère d’activité) établie, c’est au Parlement, et non aux tribunaux, qu’il revient de déterminer si l’exercice de ce privilège est nécessaire ou approprié dans un cas particulier. En d’autres termes, à l’intérieur d’une catégorie de privilège, le Parlement est seul juge de l’opportunité et des modalités de son exercice, qui échappe à tout contrôle judiciaire : « Il n’est pas nécessaire de démontrer que chaque cas précis d’exercice d’un privilège est nécessaire » (New Brunswick Broadcasting, p. 343 [. . .]).
. . .
      10. Les « catégories » sont notamment la liberté de parole [. . .]; le contrôle qu’exercent les Chambres du Parlement sur les [traduction] « débats ou travaux du Parlement » (garanti par le Bill of Rights de 1689), y compris la procédure quotidienne de la Chambre [. . .]; [et] l’immunité contre les citations à comparaître dont jouissent les membres du Parlement pendant une session parlementaire [. . .] Historiquement, ces catégories générales sont considérées justifiées par les exigences du travail parlementaire. [Soulignement et italique omis.]
[280]                     L’application de ces propositions établies a amené le juge Binnie à conclure qu’un processus en deux étapes s’applique lorsque les tribunaux doivent statuer sur une revendication de privilège. Premièrement, le tribunal doit évaluer si l’existence et la portée du privilège revendiqué ont été établies péremptoirement (Vaid, par. 39). Si le privilège est ainsi établi, l’analyse du tribunal prend fin, [traduction] « sans qu’il soit nécessaire d’en apprécier la nécessité ou le bien‑fondé de son exercice dans l’espèce » (Duffy c. Canada (Senate), 2020 ONCA 536, 151 O.R. (3d) 489, par. 33, citant Vaid). La deuxième étape, qui n’est pas pertinente dans le présent pourvoi, vu le caractère établi des privilèges en question, oblige le tribunal à évaluer si le privilège « est si étroitement et directement li[é] à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, [. . .] qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement » (Vaid, par. 46; voir aussi Duffy, par. 33). J’insiste sur les répercussions du privilège parlementaire quant aux limites de l’examen judiciaire du privilège revendiqué dans le présent pourvoi.
A.           La fonction constitutionnelle du privilège parlementaire
[281]                     Malgré la nature constitutionnelle du privilège parlementaire, d’aucuns seraient tentés de le voir comme un artéfact historique que l’on pourrait diminuer sans danger pour permettre l’octroi de dommages‑intérêts au titre du par. 24(1), comme le prétend l’intimé. Or, au contraire, les tribunaux reconnaissent depuis longtemps la fonction constitutionnelle essentielle du privilège parlementaire. À cet égard, je soulignerais les fonctions constitutionnelles relatives à l’autonomie parlementaire, à la structuration du dialogue constitutionnel et au renforcement de la séparation des pouvoirs.
(1)         Autonomie parlementaire
[282]                     Comme je l’ai fait remarquer au par. 65 de l’arrêt Chagnon :
     Le privilège parlementaire est « un des moyens qui permettent d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle des pouvoirs » (Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 21).
[283]                     Le privilège parlementaire assure à la législature une protection contre toute ingérence des deux autres organes de l’État, l’exécutif et le judiciaire. Il « protège le fonctionnement de la législature de toute ingérence extérieure qui [. . .] empêcherait [le Parlement] de s’acquitter pleinement du rôle qui lui est dévolu par la Constitution » (Chagnon, par. 65).
[284]                     Comme l’a énoncé la Cour dans Vaid, l’intervention de l’exécutif ou des tribunaux judiciaires dans le fonctionnement des législatures « créerait inévitablement des délais, des perturbations et des incertitudes, et elle entraînerait des frais, paralysant les affaires de la nation. Pour cette seule raison, elle serait inacceptable » (par. 20). La protection contre de telles interventions trouve son expression dans le test du privilège parlementaire, qui consiste à se demander si le privilège revendiqué est nécessaire pour permettre à la législature d’effectuer son travail. Le concept de « nécessité » doit être interprété largement (par. 29). Suivant le critère traditionnel, qui tire son origine de la loi et de la coutume du Parlement de Westminster, il s’agit de déterminer ce que requièrent « la dignité et l’efficacité de l’Assemblée » (par. 29(7)) :
      Si une question relève de cette catégorie nécessaire de sujets sans lesquels la dignité et l’efficacité de l’Assemblée ne sauraient être maintenues, les tribunaux n’examineront pas les questions relatives à ce privilège. Toutes ces questions relèveraient plutôt de la compétence exclusive de l’organisme législatif.
      (New Brunswick Broadcasting, p. 383)
C’est pour cette raison que « [l]a notion de nécessité est donc liée à l’autonomie dont doivent bénéficier les assemblées législatives et leurs membres pour effectuer leur travail » (Vaid, par. 29(4)). Toutefois, le rôle du tribunal prend fin lorsqu’il décrit les « contours » du privilège parlementaire. Ayant décrit la « boîte », les tribunaux ont toujours compris qu’il ne leur appartenait pas de retirer le couvercle de la boîte et d’y mettre la main.
[285]                     Les tribunaux canadiens ont en outre examiné le degré d’autonomie nécessaire pour permettre au Parlement de faire son travail. Cette approche est illustrée par l’arrêt Janssen‑Ortho Inc. c. Amgen Canada Inc. (2005), 2005 CanLII 19660 (ON CA), 256 D.L.R. (4th) 407 (C.A. Ont.), qui portait sur une question dans la Chambre des communes résultant d’émissions prétendument diffamatoires. Dans cette affaire, la cour s’est penchée sur ce qui était justement [traduction] « le travail d’un législateur », « l’ingérence éventuelle dans les affaires internes de la Chambre », ainsi que l’éventualité « de délais, de perturbations et d’incertitude » en confirmant la décision du juge des motions de radier l’action en diffamation découlant de déclarations faites à la Chambre (par. 78)
(2)         Structurer le dialogue constitutionnel
[286]                     Le privilège parlementaire structure en outre le dialogue entre les tribunaux et la législature. En délimitant la portée de ce qui peut faire l’objet d’une révision, ce privilège permet aux législatures de donner suite aux décisions dans lesquelles les tribunaux judiciaires exercent leur rôle, c’est‑à‑dire interpréter la Constitution et, s’il y a lieu, invalider une loi. Comme le juge R. J. Sharpe l’a expliqué dans Good Judgment : Making Judicial Decisions (2018) :
      [traduction] . . . les décisions judiciaires annulant des lois en vertu de la Charte mettent rarement fin au débat. Le plus souvent, il est loisible au Parlement ou à la législature d’adopter une autre loi qui a le même objectif, mais qui tient dûment compte du droit ou de la liberté fondamental en cause. [p. 245]
[287]                     Sur la métaphore du dialogue, le juge Sharpe a ajouté ce qui suit :
      [traduction] La métaphore du dialogue décrit « moins une conversation qu’une division complexe du travail où chaque branche a son propre rôle distinct, quoique complémentaire, à jouer dans une entreprise commune ». J’estime que le dialogue est le type de conversation que l’on peut imaginer entre un architecte et un ingénieur sur la conception et la construction d’un bâtiment. Ils ont chacun leur rôle et leur compétence propres, mais ils doivent travailler ensemble, et le bâtiment ne sera pas construit sans un dialogue entre les deux.
      (p. 248, citant A. Kavanagh, « The Lure and the Limits of Dialogue » (2016), 66 U.T.L.J. 83, p. 120.)
[288]                     Le caractère dialogique de l’évolution constitutionnelle au Canada est reflété dans les affaires dites de « second regard » où la Cour a eu à se pencher sur le poids à accorder à des tentatives du Parlement de reformuler des lois pour donner suite à des décisions fondées sur le par. 52(1). La perspective des juges McLachlin (plus tard juge en chef) et Iacobucci dans l’arrêt R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668, par. 58, où ils ont exprimé le point de vue selon lequel « [l]es tribunaux n’ont pas le monopole de la protection et de la promotion des droits et libertés » pourrait être comparée à la manière dont la juge en chef McLachlin a exprimé cette opinion par la suite dans Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, par. 17 : « La promotion saine et importante d’un dialogue entre le législateur et les tribunaux ne devrait pas se réduire à la règle qui porte que “si vous ne réussissez pas la première fois, essayez, et essayez encore”. » Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, elle a statué par ailleurs (au par. 11) que « [l]e simple fait que la mesure législative constitue la réponse du législateur à un arrêt de notre Cour ne milite ni pour ni contre la déférence ». Tout au long de l’examen que fait la juge en chef McLachlin de la jurisprudence dite de « second regard » se trouve le principe suivant lequel on ne devrait pas dissuader le Parlement d’« essayer encore » de reformuler une loi pour la rendre conforme à la Charte.
(3)         Renforcer la séparation des pouvoirs
[289]                     Le respect de la séparation des pouvoirs fait obstacle au contrôle judiciaire du processus législatif. La séparation des pouvoirs est à la base du système de type Westminster (Rowe et Oza, p. 226; voir aussi M. Rowe, C. Puskas et A. Cruise, « The Separation of Powers in Canada » (2024), 1 S.C.L.R. (3d) 323). Le privilège parlementaire va de pair avec le fonctionnement de la séparation des pouvoirs : il « accorde à l’organe législatif du gouvernement l’autonomie dont il a besoin pour exercer ses fonctions constitutionnelles » et, « [e]n protégeant certains domaines d’activité législative d’une révision externe, [il] contribue à maintenir la séparation des pouvoirs » (Chagnon, par. 1). Le privilège parlementaire est « un des moyens qui permettent d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle des pouvoirs » (Vaid, par. 21; Chagnon, par. 65).
[290]                     Comme il a été souligné au Royaume‑Uni dans l’arrêt R. (on the application of SC and others) c. Secretary of State for Work and Pensions, [2021] UKSC 26, [2022] 3 All E.R. 95, par. 165, le principe de la séparation des pouvoirs se caractérise ainsi :
      [traduction] . . . en ce qui concerne les tribunaux et le Parlement, [il] exige que chacun d’eux s’abstienne de s’immiscer dans les fonctions de l’autre et traite les travaux et les décisions de l’autre avec respect. Il s’ensuit qu’il n’appartient pas aux tribunaux judiciaires, en vertu de notre constitution, d’exercer un pouvoir de surveillance sur les procédures internes du Parlement.
[291]                     La doctrine de la justiciabilité, [traduction] « un ensemble de règles, de normes et de principes en grande partie d’origine jurisprudentielle délimitant la portée de l’intervention judiciaire dans les sphères d’activité sociale, politique et économique », est digne de mention dans la mesure où elle reflète la reconnaissance par les tribunaux du besoin de respecter les limites du pouvoir judiciaire lorsque celles‑ci se heurtent au fonctionnement des législatures (L. M. Sossin et G. Kennedy, Boundaries of Judicial Review : The Law of Justiciability in Canada (3e éd. 2024), § 1:2). Cette doctrine reconnaît que ce ne sont pas toutes les matières qui se prêtent à l’intervention des tribunaux, et elle impose des limites à la portée de la surveillance judiciaire :
     [traduction] . . . la branche législative peut exercer son pouvoir législatif comme elle l’entend, pourvu qu’elle respecte les normes que prescrit la Loi constitutionnelle. Les tribunaux peuvent examiner les lois en ce qui a trait aux limites constitutionnelles du pouvoir législatif, mais ils ne peuvent les examiner afin d’en évaluer le mérite intrinsèque. Les tribunaux ne se soucient guère de la sagesse des lois ou des éventuels excès de pouvoir législatif.
      (B. L. Strayer, The Canadian Constitution and the Courts : The Function and Scope of Judicial Review (3e éd. 1988), p. 219‑220)
[292]                     La séparation des pouvoirs a été maintes fois qualifiée de principe constitutionnel (Renvoi relatif aux juges de l’Î.‑P.‑É., par. 138; Wells c. Terre‑Neuve, 1999 CanLII 657 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 199, par. 52; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 107; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 152 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 3 et 10, tous cités par la juge Côté dans les Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175, par. 279).
[293]                     Dans les motifs que j’ai rédigés dans Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765, j’ai traité du risque que les tribunaux soient appelés à « surveiller » le processus législatif :
     Aussi certainement que la nuit succède au jour, si pareille obligation devait être imposée, il y aurait des mésententes sur les questions susmentionnées et sur bien d’autres. Comment de telles mésententes seraient‑elles réglées? En présence d’une obligation imposée par la Constitution, les parties concernées s’adresseraient inévitablement aux tribunaux. Ces derniers seraient par conséquent appelés à surveiller l’exécution d’une obligation de consulter durant l’élaboration des projets de loi (tout comme, selon toute vraisemblance, d’autres mesures, notamment les budgets, qui nécessitent l’approbation du Parlement ou d’une législature provinciale). Je souscris à l’analyse du juge Brown relative aux conséquences de l’imposition d’une obligation de consulter sur la séparation des pouvoirs. [par. 169]
La même préoccupation demeure valable en ce qui concerne la subordination du privilège parlementaire afin d’imposer des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi.
B.            Le privilège parlementaire revêt un caractère absolu et a été interprété de façon large
[294]                     Tout au long des présents motifs, j’emploie le terme « privilège parlementaire » pour désigner ces « certains droits » dont la Chambre des communes et le Sénat sont investis. Toutefois, il est utile de préciser les privilèges qu’invoque le procureur général du Canada : le contrôle exclusif de la Chambre sur ses travaux, souvent désigné comme le privilège portant sur les [traduction] « travaux au Parlement » et le privilège relatif à la liberté de parole (m.a., par. 58). Par conséquent, j’explique ici le sens et l’application de ces privilèges, qui ont été analysés en profondeur par les tribunaux du Canada et du Royaume‑Uni. Il ressort de cet examen par les tribunaux que le privilège parlementaire revêt un caractère absolu et qu’il est interprété de façon large à la lumière de la fonction qu’il remplit dans les arrangements constitutionnels du Canada.
(1)         Liberté de parole et travaux parlementaires
[295]                     Les privilèges parlementaires liés à la liberté de parole et au contrôle des travaux sont tous les deux bien établis — il n’y a aucun débat sérieux aujourd’hui que chacun [traduction] « est depuis longtemps exercé et reconnu » (Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112 (B.R.), p. 1189). Ils ont pour source l’art. 9 du Bill of Rights de 1689 (Angl.), 1 Will. & Mar. Sess. 2, c. 2, qui a établi que « l’exercice de la liberté de parole et d’intervention dans les débats et délibérations du Parlement ne peut être contesté ou mis en cause devant un tribunal quelconque ni ailleurs qu’au Parlement » (J. P. J. Maingot, Le privilège parlementaire au Canada (2e éd. 1997), p. 79). Comme l’a fait remarquer sir William Blackstone dans ses Commentaires sur les lois anglaises (1822), t. I, p. 285, « tout ce qui concerne l’une des chambres du parlement doit être examiné, discuté et jugé dans cette chambre, et non ailleurs ».
[296]                     Le Parlement du Canada a revendiqué ces privilèges pour lui‑même, comme le prévoit l’art. 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), par. V‑1.217 et V‑1.226). La décision du Parlement de revendiquer la pleine portée des privilèges dont jouit le Parlement à Londres dissipe tout doute sur le fait que ces privilèges s’appliquent en l’espèce :
      4 Les privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que de leurs membres, sont les suivants :
a) d’une part, ceux que possédaient, à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, la Chambre des communes du Parlement du Royaume‑Uni ainsi que ses membres, dans la mesure de leur compatibilité avec cette loi;
b) d’autre part, ceux que définissent les lois du Parlement du Canada, sous réserve qu’ils n’excèdent pas ceux que possédaient, à l’adoption de ces lois, la Chambre des communes du Parlement du Royaume‑Uni et ses membres
      (Loi sur le parlement du Canada, L.R.C. 1985, c. P‑1, art. 4)
Que le Parlement ait revendiqué la pleine portée de ces privilèges n’a rien de surprenant. Comme l’a fait observer la juge McLachlin (plus tard juge en chef) à la p. 385 de l’arrêt New Brunswick Broadcasting, « [l]a nécessité de la liberté de parole est tellement évidente qu’elle se passe de commentaires. » Pourtant, comme le montre la présente affaire, la nécessité de la liberté de parole au Parlement commande bien plus que de simples « commentaires », mais plutôt une confirmation ferme, retentissante et non équivoque. Les assemblées législatives confiantes sont les berceaux de la liberté populaire; les assemblées timorées sont les moyens de mainmise des élites.
[297]                     Dans les affaires où la portée des privilèges parlementaires a été soulevée, les tribunaux les ont invariablement interprétés de façon large. Dans New Brunswick Broadcasting, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) a statué qu’« [i]l est également accepté depuis longtemps que, pour être efficaces, ces privilèges doivent être détenus d’une façon absolue et constitutionnelle; la branche législative de notre gouvernement doit jouir d’une certaine autonomie à laquelle même la Couronne et les tribunaux ne peuvent porter atteinte » (p. 379 (je souligne)).
[298]                     Dans l’arrêt Duffy, par. 66‑68 et 112‑113, la Cour d’appel de l’Ontario s’est penchée sur la demande d’un membre du Sénat alléguant que des représentants du cabinet du premier ministre et des sénateurs s’étaient irrégulièrement ingérés dans une enquête du Sénat portant sur ses dépenses. Le Sénat a présenté une motion en rejet de l’action pour défaut de compétence, plaidant que la conduite attaquée relevait de ses privilèges parlementaires établis liés à la discipline et aux affaires internes, aux travaux parlementaires et à la liberté de parole. En concluant que l’action avait été rejetée à bon droit, le juge Jamal (plus tard juge de notre Cour) a conclu que les allégations du sénateur Duffy sur l’ingérence politique dans l’enquête interne du Sénat et la décision de le suspendre relevaient du privilège établi à l’égard des travaux du Parlement, si bien que [traduction] « les tribunaux n’étaient pas compétents pour évaluer leur bien-fondé, leur équité ou leur légalité » (par. 61).
[299]                     Selon le juge d’appel Jamal, le privilège de la liberté de parole s’appliquait lui aussi, car
      [traduction] [l]es députés et sénateurs, les fonctionnaires du Parlement et les particuliers qui [. . .] prennent part [aux délibérations du Parlement] sont exemptés de l’obligation de rendre compte, devant les tribunaux ou ailleurs qu’au Parlement, de leurs actions ou propos au cours des délibérations, si faux et si malveillants qu’ils puissent être; quant aux particuliers auxquels ces actions ou propos peuvent porter préjudice, ils n’ont aucun recours. [Texte entre crochets dans l’original.]
      (par. 65, citant J. P. J. Maingot, Parliamentary Immunity in Canada (2016), p. 71‑72)
Je fais mienne cette affirmation du juge d’appel Jamal. Elle énonce clairement la nécessité de l’immunité du Parlement vis‑à‑vis l’ingérence des tribunaux dans les travaux du Parlement, même lorsque ces travaux sont viciés par la fausseté ou la malveillance. Elle fait également ressortir la raison pour laquelle, comme l’a fait remarquer Maingot, le privilège de la liberté de parole,
     [m]algré son caractère personnel, [. . .] n’a pas tellement pour but de donner aux députés l’avantage personnel d’une protection contre les poursuites; il vise plutôt à mieux garantir les droits de la population en permettant à ses représentants de s’acquitter des fonctions de leur charge sans crainte de poursuites au civil ou au pénal. [p. 26]
L’explication fonctionnelle donnée par Maingot illustre ce qui cloche dans la suggestion de l’intimé que la responsabilité de la Couronne au titre du par. 24(1) (plutôt que celle des parlementaires) ne suscite pas d’inquiétudes relatives au privilège parlementaire. Dans un cas comme dans l’autre, c’est la capacité des parlementaires d’accomplir leur travail de façon efficace qui est en cause.
[300]                     Dans Ontario c. Rothmans Inc., 2014 ONSC 3382, 120 O.R. (3d) 467, le tribunal a examiné la prétention de la compagnie de tabac défenderesse voulant que des déclarations, devant des comités de la Chambre des communes, sur les risques de l’usage du tabac ne pouvaient être invoquées au soutien d’allégations d’assertion inexacte et de complot. La question en litige était de savoir si le privilège parlementaire lié à la liberté de parole s’étendait aux membres du public qui comparaissaient devant des comités parlementaires. En concluant que le privilège parlementaire s’appliquait effectivement, le tribunal a souligné que [traduction] « bien que des questions puissent se poser à l’occasion sur la portée exacte du privilège, il ressort clairement de la jurisprudence qu’à tout le moins, les déclarations faites par une personne dans le cadre de sa participation à une activité parlementaire ne peuvent pas être utilisées contre elle dans une action civile » (par. 20). Le caractère « absolu » de la protection fait en sorte que les déclarations faites par quelqu’un au cours d’activités parlementaires ne peuvent être utilisées contre lui dans une action civile (par. 14, citant Janssen‑Ortho Inc. c. Amgen Canada Inc., 2004 CanLII 8595 (C.S.J. Ont.), par. 31).
[301]                     Les tribunaux du Canada et du Commonwealth ont conclu dans d’autres décisions que les « travaux du Parlement » englobent les éléments suivants :
a)      Une mesure formelle de la Chambre (voir Vaid, par. 29(10); Duffy, par. 59; Club Pro Adult Entertainment Inc. c. Ontario (2006), 2006 CanLII 42254 (ON SC), 150 C.R.R. (2d) 1 (C.S.J. Ont.), par. 119, inf. en partie pour d’autres motifs par 2008 ONCA 158, 42 B.L.R. (4th) 47);
b)      Les interventions formelles des députés (y compris la présentation d’un projet de loi, le vote, les débats) (voir Duffy, par. 59‑61; Canada (Bureau de régie interne) c. Boulerice, 2019 CAF 33, [2019] 3 R.C.F. 145, par. 104‑11; Prebble c. Television New Zealand Ltd., [1994] 3 All E.R. 407 (C.P.), p. 413);
c)      Les dépositions de témoins (voir Gagliano c. Canada (Procureur général), 2005 CF 576, [2005] 3 R.C.F. 555, par. 62‑97; Canada (Sous‑commissaire, Gendarmerie royale du Canada) c. Canada (Commissaire, Gendarmerie royale du Canada), 2007 CF 564, [2008] 1 R.C.F. 752, par. 65);
d)      Des documents ou des mesures accessoires, notamment celles liées à l’examen d’avant‑projets de loi (voir Vaid, par. 44; Guergis c. Novak, 2022 ONSC 3829, par. 75‑77 (CanLII)).
[302]                     Cette définition des travaux englobe aussi les affaires qui se déroulent à l’extérieur du Parlement, pourvu qu’elles soient [traduction] « si étroitement et si directement liées aux travaux du Parlement que l’intervention des cours de justice serait incompatible avec la souveraineté du Parlement en sa qualité d’assemblée législative et délibérante » (Vaid par. 44 (soulignement omis), citant R.‑U., Joint Committee on Parliamentary Privilege, vol. 1, Report and Proceedings of the Committee (1999), par. 247).
[303]                     Ce bref survol de la jurisprudence où il est question des privilèges liés à la liberté de parole et aux travaux parlementaires montre que les tribunaux reconnaissent que la vaste protection que procure le fonctionnement du privilège parlementaire ne dépend pas du contenu que protège celui-ci. Ce qui importe, ce n’est pas ce qui a été dit ou ce en quoi a consisté la conduite contestée — c’est la question de savoir si la conduite en cause concerne « la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles » (Vaid, par. 29(5)). La grande latitude conférée au contrôle du Parlement sur ses propres travaux et sa propre parole se reflète dans l’interprétation large que leur ont donnée les tribunaux canadiens et dans la déférence dont les tribunaux ont fait preuve envers leur fonctionnement.
(2)         La portée des privilèges parlementaires
[304]                     Les privilèges liés à la liberté de parole et aux travaux du Parlement sont bien établis et revêtent un caractère constitutionnel. Toutefois, la question demeure : jusqu’où s’étendent ces privilèges? Et vont‑ils jusqu’à englober les actes des ministres et des fonctionnaires qui seraient ordinairement considérés comme faisant partie de la branche exécutive lorsqu’ils préparent et rédigent des projets de loi?
[305]                     La jurisprudence de notre Cour fournit une réponse : le privilège parlementaire se rattache à l’ensemble du processus par lequel une loi est élaborée et adoptée, et il protège les ministres et les fonctionnaires lorsqu’ils exercent des fonctions législatives.
[306]                     Dans Vaid, le juge Binnie a confirmé que le privilège parlementaire s’étend au « contrôle qu’exercent les Chambres du Parlement sur les [traduction] “débats ou travaux du Parlement” » y compris « la procédure quotidienne de la Chambre » (par. 29(10)). L’arrêt Mikisew Cree précise davantage que le privilège parlementaire s’étend en outre au processus législatif de façon plus générale (par. 37, la juge Karakatsanis, par. 122‑126, le juge Brown, et par. 165g) et 171, le juge Rowe).
[307]                     L’arrêt Mikisew Cree a confirmé que « [le processus législatif] ne se déroule pas uniquement au Parlement. Il commence plutôt par l’élaboration des projets de loi » — et, fait à souligner pour les besoins du présent pourvoi dans la mesure où celui-ci concerne la responsabilité qui se rattache au processus d’élaboration des projets de loi, la juge Karakatsanis confirme qu’« [à] ce stade, les ministres s’acquittent de fonctions parlementaires » (par. 2). Donc, malgré un inévitable chevauchement entre les fonctions exécutives et législatives inhérentes au travail des ministres lorsqu’ils élaborent un projet de loi, parce qu’ils participent au « processus législatif » ce faisant, le « processus [. . .] est généralement à l’abri du contrôle judiciaire » (par. 33‑34).
[308]                     Même si, dans Mikisew Cree, la Cour était divisée sur le raisonnement, sept des neuf juges de la Cour ont soit rédigé, soit souscrit à, des motifs confirmant que la préparation et la rédaction de projets de loi fait intervenir la séparation des pouvoirs et est protégée contre le contrôle judiciaire par le privilège parlementaire. Dans ses motifs, auxquels ont souscrit le juge en chef Wagner et le juge Gascon, la juge Karakatsanis a affirmé que :
      Compte tenu de l’existence de deux principes constitutionnels — la séparation des pouvoirs et la souveraineté parlementaire —, il est rarement approprié que les tribunaux examinent de près le processus législatif. Celui‑ci ne se déroule pas uniquement au Parlement. Il commence plutôt par l’élaboration des projets de loi. À ce stade, les ministres s’acquittent de fonctions parlementaires. Cela étant, les tribunaux doivent faire preuve de retenue lorsqu’ils se penchent sur ce processus. Étendre la doctrine de l’obligation de consulter au processus législatif obligerait l’organe judiciaire à outrepasser les aspects essentiels de son rôle institutionnel et menacerait l’équilibre respectueux qui règne entre les trois piliers de notre démocratie. Cela transposerait aussi un cadre de consultation et les recours judiciaires élaborés en relation avec des actes de l’exécutif dans la sphère distincte du législateur. Par conséquent, la doctrine de l’obligation de consulter ne convient pas au processus législatif; un processus qui ne constitue pas une « conduite de la Couronne », élément déclencheur de l’obligation de consulter. [par. 2]
[309]                     Le juge Brown, qui a souscrit au résultat, a souligné que les ministres de la Couronne qui participent à la préparation et à la rédaction d’un projet de loi agissent en vertu du pouvoir qui leur est conféré par la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867. Il a noté que l’ensemble du processus législatif, y compris les décisions politiques menant à l’élaboration d’une proposition législative soumise à l’examen du Cabinet, constitue un exercice du pouvoir législatif qui est à l’abri de l’ingérence des tribunaux :
     Je souscris à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle l’ensemble du processus législatif — de l’élaboration initiale des politiques à la sanction royale inclusivement — constitue un exercice du pouvoir législatif qui est à l’abri de l’ingérence des tribunaux. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 28, les « choix politiques » relèvent du pouvoir législatif, tandis que leur mise en œuvre et leur administration incombent au pouvoir exécutif. Cela empêche les tribunaux d’imposer une obligation de consulter dans le cadre du processus législatif.
      . . .
     . . . Les ministres de la Couronne jouent un rôle essentiel dans le processus législatif dont ils font partie intégrante [. . .] « [S]auf dans de rares cas, l’exécutif contrôle, fréquemment et de fait, le législatif » : Wells, par. 54. Cela ne signifie pas pour autant que l’appartenance des ministres aux pouvoirs tant exécutif que législatif de l’État canadien rend leurs rôles dans l’une ou l’autre de ces branches indissociables aux fins du contrôle judiciaire . . .
     Selon la jurisprudence de la Cour, le processus législatif débute lorsque le projet de loi est à l’étape embryonnaire, et ce, même quand il est élaboré par des ministres de la Couronne. [par. 117 et 119‑120]
[310]                     J’ai fait miens les motifs du juge Brown (les juges Moldaver et Côté ont souscrit quant à eux à mes motifs). J’ai également expliqué les conséquences, sur la séparation des pouvoirs, de l’imposition de l’obligation de consulter lors de la préparation des projets de loi qui seront soumis à l’examen de la législature. J’ai décrit les « nombreuses étapes » de ce processus, et expliqué les étapes auxquelles prennent part les ministres et leurs représentants (par. 160).
[311]                     Le privilège parlementaire s’étend donc à l’éventail des acteurs parlementaires qui prennent part au processus législatif. Le Parlement a le droit d’« exercer une liberté absolue pour ce qui est de la formulation, du dépôt, de la modification et de l’adoption d’une loi » (Galati c. Canada (Gouverneur général), 2015 CF 91, [2015] 4 R.C.F. 3, par. 34). En appliquant le privilège parlementaire, le tribunal doit tenir compte de ce qui suit :
a)      la portée du processus d’élaboration législative;
b)      les stades auxquels les parlementaires et leur personnel, les ministres individuellement, le Cabinet, les fonctionnaires, les témoins devant le Parlement et le gouverneur général (ou le lieutenant‑gouverneur, dans le cas des provinces), interagissent pour élaborer et adopter une loi (Mikisew Cree, par. 160‑164, le juge Rowe, motifs concordants (décrivant les étapes qui conduisent à la préparation, à la rédaction et à l’adoption d’une loi)).
[312]                     En raison de l’aspect d’emboîtement du processus d’élaboration des lois, qui implique de nombreux participants à chaque étape, la définition de travaux du Parlement englobe nécessairement « tout ce que dit ou fait un membre du Parlement dans l’exercice de ses fonctions de membre d’un comité d’une des Chambres, de même que tout ce qui est fait ou dit dans les Chambres dans le cadre des travaux du Parlement » (Maingot (1997), p. 84; voir aussi Brun, Tremblay et Brouillet, par. V‑1.186, V‑1.232 et V‑1.240).
(3)         Le judiciaire et le privilège parlementaire
[313]                     Le caractère absolu des immunités se rapportant à la liberté de parole et aux travaux du Parlement a été confirmé par notre Cour et les tribunaux du Royaume‑Uni. Voir, p. ex., Stockdale c. Hansard, p. 1191, le juge Patteson : [traduction] « Il est incontestablement nécessaire que les travaux de chaque chambre du Parlement soient entièrement libres et sans entraves; que ce qui est dit ou fait dans l’une ou l’autre chambre ne soit pas susceptible d’être examiné ailleurs . . . » Bien que l’existence et les limites du privilège parlementaire soient justiciables, son fonctionnement ne l’est pas (Brun, Tremblay et Brouillet, par. V‑1.221). Dès qu’un tribunal constate l’existence d’un privilège et qu’il en décrit l’étendue, le rôle du tribunal prend fin. Il appartient à la législature elle‑même de déterminer si le privilège a été régulièrement exercé; de telles questions échappent à tout contrôle judiciaire.
[314]                     Lorsque le privilège parlementaire s’applique, son objet relève de la compétence de l’assemblée législative. Les tribunaux n’ont pas compétence à l’égard de la question faisant l’objet du privilège (Vaid, par. 4; Chagnon, par. 19).
[315]                     Comme le dit si bien le juge d’appel Jamal dans ses motifs au nom de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Duffy :
     [traduction] Le privilège parlementaire est une règle de compétence judiciaire. Dès lors qu’une question relève du champ d’application du privilège parlementaire, l’exercice de ce privilège ne peut être contrôlé par aucun organe extérieur, y compris un tribunal : Vaid, par. 29(9), 34; Chagnon, par. 19, 24; New Brunswick Broadcasting, p. 350, 382‑384 R.C.S.; Boulerice, par. 54. Le privilège parlementaire reconnaît « la compétence exclusive du Parlement d’examiner les plaintes qui se situent dans sa sphère d’activité protégée » : Vaid, par. 4, 29(9) et 30 (en italique dans l’original); New Brunswick Broadcasting, p. 383‑384 R.C.S.; Boulerice, par. 55. Les principes du privilège parlementaire sont un « moyen d’établir une distinction entre les domaines de compétence des tribunaux et des organismes législatifs » : New Brunswick Broadcasting, p. 383‑384 R.C.S. Le privilège parlementaire confère ainsi une immunité de contrôle judiciaire : New Brunswick Broadcasting, p. 342 R.C.S. [En italique dans l’original; par. 35.]
[316]                     Cela dit, quoique les tribunaux examinent à bon droit l’étendue du privilège parlementaire, dès qu’ils concluent qu’une matière relève de ce privilège, ils ne contrôlent pas la manière dont le privilège est exercé (Fielding c. Thomas, [1896] A.C. 600 (C.P.); Brun, Tremblay et Brouillet, par. V‑1.219, IX.7, XII‑2.7 et XII‑2.11). Ou, pour reprendre les propos tenus par notre Cour dans Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, p. 785 : « Les tribunaux interviennent quand une loi est adoptée et non avant (à moins qu’on ne leur demande leur avis sur un projet de loi par renvoi). » Ainsi, par exemple, la prise de décision législative n’est pas soumise à l’obligation d’agir équitablement. Les législatures « sont assujetties à des exigences constitutionnelles pour que l’exercice de leur pouvoir de légiférer soit valide [p. ex. le partage des compétences], mais à l’intérieur des limites que leur impose la constitution, elles peuvent faire ce que bon leur semble » (Wells, par. 59).
[317]                     La grande latitude conférée au privilège parlementaire se reflète dans la manière dont notre Cour a abordé les conflits apparents entre le privilège parlementaire et d’autres composantes de la Constitution. Les motifs de la Cour dans l’arrêt Harvey, par. 70, sont instructifs; dans cette affaire, notre Cour a examiné la demande d’un appelant qui contestait sa destitution de l’Assemblée législative du Nouveau‑Brunswick après avoir été reconnu coupable d’avoir commis un acte illégal. En statuant que la destitution était fondée, notre Cour a analysé la question de savoir comment concilier la demande de l’appelant fondée sur l’art. 3 de la Charte et la revendication, par la législature, du privilège parlementaire, et a conclu qu’il faut établir un équilibre « en donnant aux garanties démocratiques de l’art. 3 une interprétation fondée sur l’objet visé ». La Cour a conclu qu’« [i]l faut considérer que les garanties démocratiques de la Charte visent à préserver les valeurs démocratiques inhérentes à la Constitution canadienne actuelle, dont le droit constitutionnel fondamental du Parlement et des législatures de réglementer leurs propres débats » (par. 70). La Cour a confirmé que le caractère constitutionnel du privilège parlementaire oblige les tribunaux à interpréter les dispositions de la Charte de manière compatible avec la portée du privilège.
[318]                     Les normes constitutionnelles régissent nos institutions fondamentales, tant dans leur fonctionnement que dans leurs interactions. Lorsque les tribunaux sont appelés à déterminer la portée ou l’effet de normes non écrites, ils ont parfois recours à l’analyse structurelle (A. Marcotte, « Structural Analysis, Unwritten Principles and Constitutional Remedies : Charter Damages for the Enactment of Legislation by Parliament » (2024), 18 J.P.P.L. 69; Rowe et Oza, p. 225). L’arrêt Harvey précise donc que la solution, en cas de conflit entre le privilège parlementaire et une autre composante de la Constitution, consiste non pas à interpréter de manière atténuante les protections offertes par le privilège parlementaire, mais à interpréter les composantes constitutionnelles pertinentes de façon compatible.
[319]                     Il n’est pas loisible aux tribunaux de se mêler de la bonne foi des débats et des travaux parlementaires. Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps la signification déterminante du travail du Parlement et la nécessité que les parlementaires élaborent des lois et en débattent librement. Comme l’a soutenu la présidente du Sénat, ces privilèges sont [traduction] « essentiels à la séparation des pouvoirs, car ils permettent aux parlementaires — individuellement et collectivement — de s’exprimer librement et d’agir sur des questions d’importance pour les Canadiens, y compris des questions controversées de politique publique, sans crainte d’ingérence de la part de la Couronne ou des tribunaux » (m. interv., par. 21). Dans l’arrêt Roman Corp. Ltd. c. Hudson’s Bay Oil & Gas Co. Ltd., 1971 CanLII 499 (ON SC), [1971] 2 O.R. 418 (H.C.J.), p. 139, conf. par 1971 CanLII 44 (ON CA), [1972] 1 O.R. 444 (C.A.), la Haute Cour de justice de l’Ontario a statué que [traduction] « [l]a Cour n’a pas le pouvoir d’enquêter sur les déclarations faites au Parlement, sur les raisons de ces déclarations, sur les personnes qui les ont faites, sur les motifs qui les ont poussés à les faire ou sur quoi que ce soit d’autre à leur sujet » (p. 423). Cette approche a été invariablement appliquée dans la jurisprudence.
C.            La Charte et le privilège parlementaire
[320]                     Il est essentiel de préciser que la Charte n’a pas annulé « les préceptes constitutionnels fondamentaux qui sous‑tendaient la démocratie parlementaire britannique » (New Brunswick Broadcasting, p. 377) et n’a pas écarté le privilège parlementaire. Il est utile ici d’examiner l’évolution constitutionnelle du Canada de manière comparative. Notre structure constitutionnelle, rappelons‑le, s’inspire en grande partie de la structure et des normes constitutionnelles du Royaume‑Uni, telles qu’elles étaient en 1867. Ce modèle constitutionnel, à son tour, a été qualifié de [traduction] « constitutionnalisme immanent qui émerge progressivement, par un processus d’accrétion », un processus de « croissance organique » qui peut être attribué à des « facteurs propres à la Grande‑Bretagne et à son histoire », notamment « un pragmatisme prudent, axé sur le bon sens, qui privilégie l’adaptation et répugne aux changements radicaux et aux ruptures » (M. Rosenfeld, « Constitutional Identity », dans M. Rosenfeld et A. Sajó, dir., The Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law (2012), 756, p. 764). Ce processus de « croissance organique » peut être mis en contraste avec le mode d’exercice du pouvoir constituant dans le contexte d’une [traduction] « rupture nette » — dans lequel un changement révolutionnaire de la structure de gouvernance marque le nouveau point de départ de l’évolution constitutionnelle (voir V. C. Jackson et M. Tushnet, Comparative Constitutional Law (1999), p. 333).
[321]                     Donc, pour dire les choses en des termes un peu plus familiers : l’an 1982 au Canada n’était pas comme l’an 1789 en France : l’adoption de la Charte n’a pas marqué de « rupture nette » avec les structures constitutionnelles qui existaient avant l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982. Le Canada est demeuré fidèle à la tradition de croissance constitutionnelle progressive dont il a hérité. Les arrangements qui étaient en place au moment de la Confédération et qui n’ont pas été modifiés par des documents constitutionnels demeurent, dans une large mesure, en place et en vigueur. L’adoption de la Charte doit être replacée dans le contexte plus large de l’évolution constitutionnelle du Canada; la Charte ne ciblait pas — ni n’a écarté — la plupart des éléments non écrits de la Constitution du Canada, dont le privilège parlementaire. Comme notre Cour l’a déjà établi, la Charte doit plutôt être interprétée de façon compatible avec les autres éléments de la Constitution du Canada, y compris le privilège parlementaire.
[322]                     Beaucoup considèrent la Charte comme le document constitutionnel suprême. C’est faux. Il faut lire en corrélation toutes les parties de la Constitution, et aucune ne peut être subordonnée aux autres. Comme l’a expliqué la juge McLachlin (plus tard juge en chef) dans l’arrêt Harvey :
     Le pouvoir du Parlement et des législatures de réglementer leur procédure tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur enceinte découle de la Loi constitutionnelle de 1867. Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 proclame l’existence d’un régime parlementaire de gouvernement, qui incorpore dans la Constitution canadienne le droit du Parlement et des législatures de réglementer leurs propres affaires. Le préambule incorpore également la notion de séparation des pouvoirs, inhérente à la démocratie parlementaire britannique, qui interdit aux tribunaux d’empiéter sur les affaires internes des autres branches de gouvernement. Comme je l’ai affirmé dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, précité, à la p. 389 :
      Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches : la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre.
     Vu que le privilège parlementaire jouit d’un statut constitutionnel, il n’est pas « assujetti » à la Charte, comme le sont les lois ordinaires. Le privilège parlementaire et la Charte constituent tous deux des parties essentielles de la Constitution du Canada. Ils ne l’emportent pas l’un sur l’autre. De même qu’il faut maintenir le privilège parlementaire et l’immunité contre l’intervention inappropriée des tribunaux dans le processus parlementaire, il faut aussi maintenir les garanties démocratiques fondamentales de la Charte. Lorsque surgissent des conflits apparents entre différents principes constitutionnels, il convient non pas de résoudre ces conflits en subordonnant un principe à l’autre, mais plutôt d’essayer de les concilier. [Je souligne; par. 68‑69.]
[323]                     Autrement dit, une partie de la Constitution ne peut en abroger une autre (Renvoi relatif au projet de Loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), 1987 CanLII 65 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1148; New Brunswick Broadcasting, p. 373 et 390).
[324]                     Au paragraphe 94 de leurs motifs, le juge en chef et la juge Karakatsanis mentionnent que « la Charte a effectué une [traduction] “transformation révolutionnaire du régime politique canadien” » (citant L. E. Weinrib, « Canada’s Charter of Rights : Paradigm Lost? » (2002), 6 R. études const. 119, p. 120). Avec égards, je ne peux partager cet avis. Comme je l’ai expliqué plus tôt, la Charte n’a pas représenté une rupture nette d’avec les éléments fondamentaux de l’ordre constitutionnel canadien.
[325]                     Cela dit, la Charte s’accompagnait d’une « transformation révolutionnaire » en quelque sorte, non d’une révolution qui, comme le laissent entendre mes collègues, a écarté des éléments de longue date de notre ordre constitutionnel, mais plutôt d’une révolution de la nature et de la portée des demandes adressées par des plaideurs aux tribunaux pour qu’ils utilisent leur pouvoir en vue de favoriser l’atteinte d’objectifs que ces plaideurs n’avaient pas réalisés par le biais du processus électoral. Je ne considère pas les motifs du juge Dickson (plus tard juge en chef) dans Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1976 CanLII 15 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 576, p. 590, que mes collègues citent à l’appui de leur opinion, comme annonçant une « transformation révolutionnaire » du régime politique canadien. Les propos mesurés du juge Dickson dans Amax Potash parlent plutôt d’eux‑mêmes : « . . . il n’appartient pas aux tribunaux de juger de la raison d’être ni de la sagesse de la volonté expresse du législateur » ou de « mettr[e] [. . .] en doute la sagesse des textes législatifs qui, aux termes de la Constitution canadienne, relèvent de la compétence des législatures » (p. 590). Je suis du même avis, et voilà pourquoi je décline l’invitation que le judiciaire « outrepasse ses limites » en subordonnant le privilège parlementaire à la Charte (New Brunswick Broadcasting, p. 389). La tempérance et la modération en présence d’une telle invitation demeurent essentielles à « l’appréciation par le judiciaire de sa propre position dans le système constitutionnel » (Vaid, par. 24, citant Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), 1989 CanLII 73 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 49, p. 91, le juge en chef Dickson; voir aussi M. Rowe, « The Virtue of Judicial Restraint, or Who Guards the Guardians? » (2022), 55 U.B.C. L. Rev. 311).
IV.         La Couronne au Parlement par opposition à la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive
[326]                     Ayant établi la nature et les fonctions constitutionnelles du privilège parlementaire, je me penche maintenant sur la théorie de la responsabilité à laquelle ont souscrit les juridictions inférieures et l’intimé dans le présent pourvoi, et sur l’incohérence de la prétention voulant que la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, puisse être tenue responsable de la préparation, de la rédaction et de l’adoption d’une loi. La Constitution du Canada, contrairement à celle de nos voisins américains, n’a pas été conçue par des dirigeants de rébellions coloniales. Elle incorpore plutôt le système de gouvernement hérité de Westminster, qui a été modifié pour prendre en compte la situation de notre pays, notamment une structure fédérale au lieu d’un État unitaire. À partir de ces origines, notre Constitution s’est développée par la suite. De ceci ont découlé les rôles distincts de la « Couronne », selon qu’elle exerce des fonctions exécutives ou législatives. Il est utile de préciser en quoi consistent ces deux fonctions exercées par « la Couronne » et de les distinguer.
[327]                     Dans l’ordre constitutionnel contemporain, la Couronne exerce plusieurs fonctions distinctes, fédérales et provinciales, exécutives et législatives. (Par souci de simplicité, je laisse de côté l’examen de la Couronne dans l’exercice de sa fonction judiciaire, sauf pour noter en passant que le pouvoir inhérent des juges des cours supérieures est une extension de la Couronne dans l’exercice de sa fonction judiciaire.) Notre Cour a souligné que la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive et la Couronne dans l’exercice de sa fonction législative sont distinctes. Dans l’arrêt Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069, par. 28, notre Cour a conclu que :
      En un sens, la « Couronne » s’entend de la personnification de Sa Majesté de l’État canadien dans l’exercice des prérogatives et des privilèges qui lui sont réservés. Cependant, la Couronne désigne aussi la souveraine dans l’exercice de son rôle législatif officiel (lorsqu’elle sanctionne les projets de loi, qu’elle refuse de les sanctionner ou qu’elle réserve sa décision), et en tant que chef du pouvoir exécutif (McAteer c. Canada (Attorney General), 2014 ONCA 578, 121 O.R. (3d) 1, par. 51; P. W. Hogg, P. J. Monahan et W. K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 11‑12; mais voir Carrier Sekani, par. 44). Pour cette raison, le mot « Couronne » est couramment employé comme symbole du pouvoir exécutif et pour désigner ce pouvoir.
[328]                     La Loi constitutionnelle de 1867 établit que [traduction] « [l]a plénitude du pouvoir exécutif est confirmée [. . .] comme continuant de reposer entre les mains de Sa Majesté » (W. J. Newman, « The Crown, the Queen, and the Structure of the Constitution », dans D. M. Jackson et C. McCreery, dir., A Resilient Crown : Canada’s Monarchy at the Platinum Jubilee (2022), 13, p. 17). Ainsi, la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive est le Roi (représenté par le gouverneur général) exerçant « le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada », prorogés dans la Loi constitutionnelle de 1867 (art. 9). De nos jours, comme ce fut le cas avant la Confédération, ces pouvoirs exécutifs sont exercés, suivant une convention constitutionnelle, par le premier ministre, le Cabinet et les pouvoirs publics en vertu d’une délégation législative de pouvoirs.
[329]                     La Couronne au Parlement est le monarque (le gouverneur général) exerçant ses fonctions législatives. Comme l’a expliqué le juge Brown dans Mikisew Cree, le rôle de la Couronne au Parlement « comprend [traduction] “trois actes déterminants qui relèvent des fonctions principales du Parlement à titre d’organe législatif : la recommandation royale, le consentement royal et la sanction royale” » (par. 130 (soulignement omis), citant C. Robert, « The Role of the Crown‑in‑Parliament : A Matter of Form and Substance », dans M. Bédard et P. Lagassé, dir., La Couronne et le Parlement (2015), 95, p. 96). La participation de la Couronne est essentielle au fonctionnement du Parlement; comme il est affirmé dans le passage liminaire de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, « [i]l sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada ». Par conséquent, le Parlement est formé de la Chambre des communes, du Sénat et de la Couronne au Parlement.
[330]                     L’intimé exhorte notre Cour à faire abstraction de la distinction entre l’exercice de la fonction exécutive de la Couronne et l’exercice de sa fonction législative, parce que, prétend‑il, [traduction] « les pouvoirs exécutif et législatif sont intimement entremêlés au Canada » (m.i., par. 73). Cette assertion témoigne d’une profonde incompréhension de l’ordre constitutionnel du Canada (ou d’une indifférence à son égard). Elle va également à l’encontre de la jurisprudence. Dans l’arrêt Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources, notre Cour a affirmé que, même si, « grâce à sa majorité à la Chambre des communes, l’exécutif dicte en pratique à cette dernière la position qu’elle doit prendre [. . .] [ceci] ne relève pas sur le plan constitutionnel de la compétence du judiciaire » (p. 103). Alors que la participation de la Couronne à divers stades du processus législatif est fondamentale pour notre ordre constitutionnel, l’intimé estime qu’elle [traduction] « n’est pas pertinente » (m.i., par. 72).
[331]                     Dans Mikisew Cree, notre Cour a fait la distinction entre la « Couronne au Parlement » et la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive, et a rejeté catégoriquement l’idée que la « Couronne exerce un contrôle sur le processus d’adoption des lois » (par. 129). Elle a conclu que le processus par lequel les lois sont élaborées ne constitue pas, en fait, une « conduite de la Couronne » — c’est‑à‑dire que la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive (le contexte dans lequel le terme « la Couronne » est ordinairement utilisé) ne contrôle pas le processus législatif (par. 33‑34, la juge Karakatsanis, par. 101‑102, 113, 117, 120 et 133, le juge Brown, et par. 148 et 160, le juge Rowe). Cela reste vrai même si les parlementaires qui sont membres de l’exécutif — c’est-à‑dire les parlementaires qui sont ministres et le premier ministre — prennent part au processus législatif et en font effectivement partie intégrante.
[332]                     Par conséquent, la Couronne est au cœur des branches exécutive et législative du gouvernement, mais elle joue un rôle différent dans chacun d’eux. Bien que notre ordre constitutionnel envisage un certain chevauchement quant aux diverses fonctions exercées par la Couronne, notre Cour a clairement affirmé que le droit ne reconnaît pas de contrôle par l’exécutif de l’organe législatif. Ceci est compatible avec la portée du privilège parlementaire et son application aux diverses étapes du processus législatif.
[333]                     Comme le montre l’examen du processus législatif qu’a fait notre Cour dans Mikisew Cree, la préparation des projets de loi est un processus complexe qui mobilise de nombreux acteurs au sein du gouvernement : « Voilà pourquoi le principe de la séparation des pouvoirs fonctionne comme il le fait. Les tribunaux sont mal outillés pour traiter des considérations procédurales complexes associées au processus législatif » (par. 164, le juge Rowe). Les rôles distincts que joue la Couronne reflètent la séparation des pouvoirs entre les différentes branches du gouvernement, et l’équilibre entre elles :
      Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches : la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre.
      (New Brunswick Broadcasting, p. 389, la juge McLachlin)
Ceci explique en partie en quoi l’immunité absolue est nécessaire à la préparation, à la rédaction et à l’adoption d’une loi, mais non (bien entendu) à la détermination de la validité d’une loi une fois qu’elle est adoptée, ni de la légalité des mesures prises en application de la loi.
V.           Application au présent pourvoi
A.           La formulation des questions
[334]                     Voici les questions posées par le procureur général du Canada à la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick :
[traduction]
1.   La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que des représentants et des ministres du gouvernement ont préparé et rédigé un projet de loi que le législateur a adopté et qui a subséquemment été déclaré inopérant par un tribunal en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
2.   La Couronne peut‑elle, dans l’exercice de sa fonction exécutive, être tenue de verser des dommages‑intérêts du fait que le législateur a adopté un texte législatif qui a par la suite été déclaré inopérant par un tribunal en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?
      (2021 NBBR 107, par. 3 (CanLII))
[335]                     Les juridictions inférieures ont conclu que les deux questions pouvaient « se marier en une seule question [. . .] La Couronne et ses représentants jouissent‑ils de l’immunité absolue lorsqu’ils exercent une fonction législative? » (2022 NBCA 14, par. 16 (CanLII)). L’intimé formule ses arguments en parlant de la responsabilité de [traduction] « l’État » (voir, p. ex., le m.i., par. 1), et prétend que la distinction entre la Couronne et sa fonction législative ou exécutive est « dénuée de pertinence dans le contexte de la Charte » (par. 72).
[336]                     Les juges majoritaires adoptent cette formulation, soulignant ce qui suit : « les pouvoirs législatif et exécutif d’un ministre peuvent se chevaucher, et il est parfois difficile de les démêler dans le processus législatif » (par. 20). Mais, je le répète, une majorité relative de la Cour dans Mikisew Cree a établi que le travail effectué par les ministres et leurs représentants dans la préparation d’un projet de loi débute par l’élaboration d’une politique et fait intervenir le privilège parlementaire. Le travail de ces acteurs ne « dev[ient] [pas] “exécuti[f]”, plutôt que “législati[f]”, du simple fait qu’[il] [a] été accompl[i] par des fonctionnaires, ou avec leur aide. [. . .] Au contraire, leurs mesures visent à orienter les changements qui seront éventuellement apportés aux politiques législatives et elles sont de nature strictement législative » (par. 121, le juge Brown).
[337]                     Je ne conviens donc pas que les deux questions peuvent s’amalgamer. Cette formulation élude la distinction entre la Couronne dans l’exercice de ses diverses fonctions, et brouille les pistes analytiques. Comme le porte à croire la formulation des questions renvoyées par le procureur général du Canada, la Couronne se manifeste en exerçant de multiples fonctions distinctes. De plus, je ne peux souscrire à l’opinion que l’exercice par les ministres de fonctions parlementaires et exécutives peut justifier l’incorporation d’une conduite ministérielle qui est incontestablement de nature législative à la responsabilité de « l’État » (c’est‑à‑dire la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive). Cela revient à contester indirectement la nature législative du travail des ministres et de leurs représentants dans l’élaboration d’un projet de loi.
B.            L’argument de l’intimé va à l’encontre de la structure constitutionnelle et subordonne les composantes écrites de la Constitution
[338]                     Notre Cour est appelée à examiner les modalités de fonctionnement du privilège parlementaire lorsque quelqu’un sollicite des dommages-intérêts au titre du par. 24(1) pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi. L’intimé prétend que l’arrêt Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, résout cette question, mais la Cour dans cet arrêt ne s’est pas penchée sur la question de savoir comment des dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) pouvaient être conciliés avec le fait de donner effet au privilège parlementaire. Mes collègues notent que Mackin a été appliqué dans le contexte d’actes accomplis par l’exécutif en vertu d’une loi (motifs des juges majoritaires, par. 68 et suiv.). Toutefois, ils ne donnent aucun exemple de cas où Mackin a été appliqué comme fondement de dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi, et ils ne peuvent le faire, puisque Mackin n’a jamais été appliqué de cette façon. Compte tenu de la nature constitutionnelle du privilège parlementaire, et du fait qu’il y a lieu de donner effet au par. 24(1) de manière compatible avec ce privilège, notre Cour ne peut se fonder sur une remarque incidente dans Mackin pour, premièrement, écarter une abondante jurisprudence sur le privilège parlementaire et, deuxièmement, abandonner le principe fondamental voulant que les composantes de la Constitution ne puissent pas s’annuler l’une l’autre.
(1)         L’arrêt Mackin ne résout pas les questions dont la Cour est saisie aujourd’hui
[339]                     L’arrêt Mackin portait sur la contestation d’un projet de loi du Nouveau-Brunswick qui abolissait le système de juges surnuméraires dans cette province. Dans cette affaire, la Cour s’est principalement penchée sur la constitutionnalité du projet de loi contesté; bien que les demandeurs aient sollicité des dommages‑intérêts au titre du par. 24(1), cette question a été tranchée, sous la rubrique « autres questions » en sept paragraphes. L’intimé et mes collègues majoritaires s’appuient sur une seule déclaration dans cette brève digression des motifs du juge Gonthier :
      . . . bien que les institutions législatives bénéficient d’une immunité à l’égard des dommages‑intérêts pour la « simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle » (par. 78 (nous soulignons)), une telle immunité fera place à la responsabilité lorsque l’adoption de la loi constituait un comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » (par. 79 (nous soulignons)).
      (motifs des juges majoritaires, par. 61)
Cette lecture sélective de l’analyse que fait « en passant » le juge Gonthier de la question des dommages-intérêts fondés sur le par. 24(1) ne saurait servir de fondement pour trancher le présent pourvoi et les questions fondamentales qu’il soulève quant à savoir si une composante de la Constitution du Canada peut en subordonner une autre. Tout d’abord, la déclaration en question ne faisait qu’énoncer, de l’avis même du juge Gonthier, un « principe général de droit public » (par. 78). En outre, les deux arrêts cités par le juge Gonthier ne traitent pas de la question du privilège parlementaire (voir Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, 1970 CanLII 1 (CSC), [1971] R.C.S. 957; Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1978 CanLII 21 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 42).
[340]                     Qui plus est, le bref examen de la possibilité d’obtenir des dommages‑intérêts portait principalement sur l’action gouvernementale (Mackin, par. 78), c’est‑à‑dire les actes de l’exécutif accomplis en vertu d’un pouvoir conféré par la loi et l’exercice de ce pouvoir « de bonne foi » (par. 79). Le juge Gonthier ne s’est pas penché sur la question de savoir si une responsabilité peut découler de la préparation et de la rédaction d’un projet de loi et de son examen par le Parlement. Il est inconcevable qu’un juriste si diligent et érudit tranche une question aussi fondamentale que celle dont nous sommes saisis sans avoir pris en compte le privilège parlementaire. La conclusion de l’arrêt Mackin ne saurait servir de fondement pour décider que la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, peut être condamnée à des dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi. Le privilège parlementaire n’a jamais été mentionné, encore moins analysé. Il est absurde de prétendre que la Cour entendait infirmer ses précédents confirmant le rôle central du privilège parlementaire dans l’ordre constitutionnel du Canada sans aborder cette question d’aucune façon. Au contraire, je signale qu’il a cité et approuvé le passage suivant du Traité de droit administratif (2e éd. 1989), t. III, p. 959, de R. Dussault et de L. Borgeat :
     Dans notre régime parlementaire, il est impensable que le Parlement puisse être déclaré responsable civilement en raison de l’exercice de son pouvoir législatif. La loi est la source des devoirs, tant des citoyens que de l’Administration, et son inobservation, si elle est fautive et préjudiciable, peut pour quiconque faire naître une responsabilité. Il est difficilement imaginable cependant que le législateur en tant que tel soit tenu responsable du préjudice causé à quelqu’un par suite de l’adoption d’une loi.
Même si l’adoption de la Charte signifie qu’« un demandeur n’est plus limité uniquement à une action en dommages‑intérêts fondée sur le droit général de la responsabilité civile », le juge Gonthier a noté que « les raisons qui sous‑tendent le principe général de droit public sont également pertinentes dans le contexte de la Charte » (Mackin, par. 79).
[341]                     Cet examen laconique de la question des dommages‑intérêts a conduit le juge Gonthier à sa véritable conclusion : une action en dommages‑intérêts ne peut normalement pas être jumelée à une action en déclaration d’invalidité fondée sur le par. 52(1) (voir le par. 80, citant Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679). Les décisions ultérieures dans lesquelles l’arrêt Mackin a été appliqué concordent avec la conclusion que Mackin n’a pas infirmé de manière détournée une pierre angulaire de la structure constitutionnelle du Canada. Dans Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, la juge en chef McLachlin a confirmé que Mackin s’applique aux « actes accomplis [par l’État] en vertu d’une loi invalidée plus tard » (par. 43). Ces « actes accomplis [par l’État] » ont trait à ce qui se produit après l’adoption de la loi. Le privilège parlementaire a trait aux matières qui précèdent ce stade.
[342]                     Dans la mesure, s’il en est, où la brève mention par le juge Gonthier de l’octroi de dommages‑intérêts pour « la simple adoption » d’une loi représente une conclusion de notre Cour, elle doit tout au plus être traitée comme un faible précédent. Nous n’avons pas à nous lancer dans de longues conjectures pour déterminer ce sur quoi repose la conclusion du juge Gonthier dans Mackin. La méthode à employer pour répondre à cette question est bien établie. Pour tous les jugements, il est essentiel d’identifier la ratio decidendi et les obiter dicta afin de comprendre si le précédent s’applique et comment il s’applique, le cas échéant. Le terme latin ratio decidendi signifie [traduction] « la raison de la décision » et obiter dictum signifie « remarque incidente » (Black’s Law Dictionary (11e éd. 2019), p. 569 et 1514; voir aussi M. Rowe et L. Katz, « A Practical Guide to Stare Decisis » (2020), 41 Windsor Rev. Legal Soc. Issues 1).
[343]                     En ce qui concerne notre Cour plus encore que les autres tribunaux, les décisions peuvent souvent être perçues comme ayant une ratio decidendi plus large que ce qui a permis de trancher l’objet du litige, puisque les affaires pour lesquelles l’autorisation d’appel est accordée à ce stade impliquent l’examen de questions juridiques plus larges et une formulation du droit qui va au‑delà de ce que nécessitent les faits de l’espèce (Rowe et Katz, p. 9). Toutefois, dans l’arrêt R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 56, le juge Binnie a expliqué que notre Cour a rejeté « la notion d’effet juridiquement contraignant » dans le Renvoi relatif aux juges de l’Î.‑P.‑É. Il a poursuivi ainsi son explication (au par. 57) :
     . . . il faut se demander chaque fois quelles questions ont été effectivement tranchées. Au‑delà de la ratio decidendi [. . .] [,] [l]es remarques incidentes n’ont pas et ne sont pas censées avoir toutes la même importance. Leur poids diminue lorsqu’elles s’éloignent de la stricte ratio decidendi pour s’inscrire dans un cadre d’analyse plus large dont le but est manifestement de fournir des balises et qui devrait être accepté comme faisant autorité. Au‑delà, il s’agira de commentaires, d’exemples ou d’exposés qui se veulent utiles et peuvent être jugés convaincants, mais qui ne sont certainement pas « contraignants » [. . .] L’objectif est de contribuer à la certitude du droit, non de freiner son évolution et sa créativité. La thèse voulant que chaque énoncé d’un jugement de la Cour soit traité comme s’il s’agissait d’un texte de loi n’est pas étayée par la jurisprudence et va à l’encontre du principe fondamental de l’évolution de la common law au gré des situations qui surviennent.
[344]                     En l’espèce, la manière dont l’intimé (et les juges majoritaires) ont qualifié la conclusion tirée dans Mackin et déterminé quels éléments du raisonnement du juge Gonthier lient notre Cour va bien au‑delà de la justification classique qui permet de statuer sur le fond d’un arrêt. Bien que le juge Sharpe ait écrit que la distinction entre la ratio et les obiter dicta est [traduction] « une question d’argument et de jugement » (p. 149‑150), j’estime que, dans la mesure où une affirmation dans un jugement reflète l’avis réfléchi de la Cour sur un domaine du droit, elle nous guide sur ce qui doit être considéré comme contraignant (Rowe et Katz, p. 10). Cependant, l’examen qu’a fait le juge Gonthier de la question des dommages‑intérêts pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi n’était pas, soit dit avec égards, « réfléchi » : il s’agissait plutôt d’une remarque incidente dans une décision qui portait sur tout autre chose.
[345]                     Mes collègues soulignent l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678, pour suggérer que notre Cour a conclu à l’unanimité que Mackin s’applique au travail du législateur (par. 71). Mais Conseil scolaire (une affaire concernant l’art. 23) ne portait pas sur la question de savoir si et de quelle manière il est possible de concilier la norme établie dans Mackin et le privilège parlementaire. Dans nos motifs conjoints, le juge Brown et moi‑même avons soutenu que le principe sous‑tendant l’arrêt Mackin — les « lois dûment promulguées doivent être appliquées tant qu’elles ne sont pas frappées d’invalidité » — devrait s’étendre à l’élaboration de politiques afin d’éviter une approche axée sur le moyen d’action étatique au détriment des préoccupations générales relatives au bon gouvernement qui étaient en jeu (Conseil scolaire, par. 284, citant Ward, par. 39). Mais le présent pourvoi intéresse un ensemble d’acteurs différent (c.‑à‑d. les parlementaires et autres personnes qui prennent part au processus législatif) et un ensemble différent de préoccupations en matière de gouvernance (la faculté du Parlement d’accomplir son travail efficacement). « [U]ne mesure prise par l’État conformément à une loi » n’est pas en cause ici (Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214, par. 42). Le « gouvernement », l’« État » et le Parlement ne sont pas interchangeables pour les besoins de l’octroi de dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1), et les préoccupations démocratiques ainsi que celles liées à la séparation des pouvoirs qui se rapportent à chacun d’eux ne sont pas fongibles.
[346]                     Pour les motifs qui précèdent, il faut considérer que la question soumise à la Cour dans le présent pourvoi est inédite, et qu’elle n’a pas été réglée dans Mackin.
(2)         L’argument de l’intimé ne concorde pas avec la jurisprudence de notre Cour
[347]                     Pour demeurer fidèle à la jurisprudence de notre Cour, le rôle de celle‑ci doit se limiter à établir l’existence du privilège en question, plutôt que de se pencher sur son fonctionnement. L’intimé demande à notre Cour d’aller plus loin, faisant valoir que le fonctionnement du privilège parlementaire n’est qu’une question de preuve, ou une question qui peut d’une certaine manière être conciliée à un stade ultérieur, lorsque la Cour sera de nouveau saisie de l’instance — ou des pourvois qu’elle engendrera inévitablement. Il s’agit là d’un point de vue erroné et dangereux. En analysant les observations de l’intimé sur ce point, je ne peux m’empêcher d’entendre l’écho du tristement célèbre défi que le Roi Charles I lança en 1642 — on nous dit que l’intimé ne violerait pas les privilèges du Parlement, mais que l’infidélité à la Charte ne jouit d’aucun privilège.
[348]                     Au contraire, le privilège parlementaire ne souffre d’aucune exception. Les Communes l’ont reconnu en 1642, et il en est de même aujourd’hui : ou bien le privilège du Parlement est absolu ou bien il ne s’agit pas d’un privilège du tout. Si l’intimé avait gain de cause, il serait loisible aux tribunaux de surveiller la préparation et l’étude de projets de loi pour assurer la conformité à une norme de conduite mal définie ou d’évaluer rétrospectivement ce que le Parlement aurait dû comprendre à propos de la constitutionnalité de la loi contestée. Il ne suffit pas d’affirmer, comme l’a fait la juridiction inférieure, que l’organe législatif ne fait que « s’expose[r] à en payer le prix » s’il exerce ses fonctions constitutionnelles « dans des circonstances qui sont clairement fautives » (motifs de la C.A., par. 23). L’affaiblissement du privilège en l’espèce revêt un caractère grave. Plus grave encore : si on devait octroyer des dommages‑intérêts sur le fondement de l’inconduite de législateurs, d’autres réparations suivront assurément. Après tout, le par. 24(1) de la Charte ne limite pas les formes de réparation possibles. Par conséquent, on ne pourrait exclure la possibilité d’injonction si l’on donnait effet à la thèse de l’intimé. Cela aurait pour effet de confier la surveillance du programme et des travaux parlementaires entre les mains des juges, ce qui serait profondément antidémocratique.
C.            La Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, ne saurait être tenue responsable de la préparation, de la rédaction ou de l’adoption d’une loi
[349]                     Les observations de l’intimé témoignent d’un mépris de la structure constitutionnelle du Canada, comme le démontre notamment l’incohérence logique de l’argument voulant que la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, soit responsable du fonctionnement du Parlement. La Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, ne fait pas partie du processus législatif. C’est plutôt la Couronne au Parlement qui en fait partie; les projets de loi sont approuvés par les Communes et le Sénat, ce qui est suivi par la sanction royale. Demander que la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, soit condamnée à des dommages‑intérêts pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi est incohérent sur le plan conceptuel. Une telle demande trahit une profonde incompréhension des arrangements constitutionnels auxquels elle se rapporte.
[350]                     Il est très difficile de voir comment une poursuite comme celle qu’envisage l’intimé se déroulerait en pratique. Si le procureur général était constitué défendeur, cet agent de l’exécutif serait‑il chargé de coordonner la défense des ministres agissant dans l’exercice de leurs fonctions législatives? De celle des parlementaires qui ont étudié le projet de loi et voté son adoption, ou des députés qui ont présenté un projet de loi d’initiative parlementaire qui devient une loi par la suite? De celle des présidents des chambres qui exerçaient cette fonction lors de l’adoption du projet de loi? Qui doit témoigner? Qui peut être sommé de communiquer des documents? Qui sera appelé à expliquer l’inconduite alléguée? Ces questions ne sont pas hypothétiques : elles sont le résultat inévitable de la théorie de la responsabilité qu’avance l’intimé.
[351]                     Le procureur général du Canada n’est pas le représentant légal du Parlement. Ainsi, la théorie de la responsabilité proposée dans les décisions des tribunaux inférieurs ne tient pas compte d’un fait capital : le procureur général du Canada ne représente pas le Parlement dans une instance judiciaire (et, de fait, il ne peut le faire). Dans les affaires antérieures où des réclamations ont été présentées contre l’une des chambres du Parlement, le procureur général a représenté la branche exécutive en qualité d’intervenant (comme dans Vaid) ou à titre d’intimé distinct (comme dans Duffy), plutôt que la chambre en question. Les chambres sont, [traduction] « bien entendu, indépendant[es] de la branche exécutive du gouvernement (et [sont], par conséquent, représenté[es] séparément) » (m. interv., présidente du Sénat, par. 13).
[352]                     Comme le dit le président de la Chambre des communes, [traduction] « la confiance envers l’exécutif est mise à l’épreuve dans la Chambre : par convention, dès qu’il perd l’appui de la majorité des députés, on s’attend à ce que le gouvernement démissionne ou demande la dissolution du Parlement pour permettre la tenue d’une élection générale » (m. interv., par. 10). Le président note également [traduction] « [qu’]il n’existe aucune théorie défendable en vertu de laquelle l’exécutif peut être condamné à des dommages‑intérêts au titre de la Charte pour des décisions prises durant le processus législatif. La Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, n’est pas responsable du fait d’autrui, ni autrement responsable, en raison des actes ou des déclarations des membres du Parlement au Sénat ou à la Chambre des communes (par. 61). Je suis du même avis.
[353]                     Pour dire les choses comme elles sont, l’intimé cherche de fait à obtenir des dommages‑intérêts de la Couronne au Parlement en imposant une responsabilité à la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive, un tour de passe‑passe structurel que l’intimé n’explique pas et ne peut expliquer. Pour ce faire, l’intimé nous demande de subordonner le privilège parlementaire. Ces arguments ne sont pas fondés en droit. Au contraire, ils s’écartent fondamentalement et de façon incohérente des arrangements constitutionnels établis du Canada.
D.           L’immunité absolue est nécessaire : la violation du privilège parlementaire « cassera l’œuf »
[354]                     Je m’arrête ici pour traiter de ce qui peut sembler être un compromis tentant entre les thèses respectives de l’appelant et de l’intimé : pourquoi ne pas permettre aux parties à un litige de subordonner le privilège parlementaire seulement dans la mesure nécessaire pour établir des demandes de réparation bien fondées au titre du par. 24(1)? La réponse est qu’il est impossible de le faire. Le privilège parlementaire est comme une coquille d’œuf : on ne peut pas le casser seulement un peu.
[355]                     Le problème que pose la théorie de la responsabilité mise de l’avant par l’intimé est que, pour pouvoir tenir la Couronne, dans l’exercice de sa fonction exécutive, responsable de la préparation, de la rédaction et de l’adoption d’une loi — même si cette responsabilité existe seulement dans les cas de mauvaise foi, d’abus de pouvoir ou de conduite clairement fautive —, il faudra que les tribunaux examinent les motivations et la connaissance de celles et ceux qui ont pris part au processus législatif. Or, [traduction] « [l]’examen par les tribunaux de la régularité de la conduite liée à la préparation, à la présentation et à l’examen d’un projet de loi amènerait inévitablement les tribunaux à examiner les travaux parlementaires ou les paroles prononcées pendant ces travaux » (m. interv., présidente du Sénat, par. 5).
(1)         Recours au Hansard
[356]                     Ajoutons qu’il existe une différence fondamentale entre le fait de s’appuyer sur des travaux parlementaires dans l’interprétation des lois pour en évaluer la constitutionnalité et le fait de s’appuyer sur ces travaux pour fonder la responsabilité à l’égard du processus d’adoption d’une loi. Comme le souligne la présidente du Sénat, [traduction] « une déclaration fondée sur l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 n’équivaut pas à une attaque ou à une contestation des débats ou des travaux au Parlement. Il s’agit d’une décision portant sur la conformité d’une loi à la Constitution — un rôle qui relève clairement de la compétence des tribunaux — et non de celle des législateurs qui ont élaboré, présenté, débattu et adopté la loi » (m. interv., par. 45 (soulignement omis)).
[357]                     Bien que les débats parlementaires puissent être utiles pour établir des faits et évaluer l’objet d’une loi, les tribunaux ne peuvent pas pour autant remettre en question la régularité des travaux au Parlement. D’aucuns soutiennent que, tout comme nous nous appuyons sur les débats de la Chambre des communes pour déterminer plus aisément l’intention du Parlement, nous pouvons également nous appuyer en l’espèce sur les débats de la Chambre des communes pour déterminer si le Parlement agissait de mauvaise foi (m.i., par. 100‑102). Toutefois, on ne saurait s’appuyer au mieux sur les débats de la Chambre des communes qu’avec prudence. Comme l’a affirmé le juge Rennie dans l’arrêt Mohr c. Ligue nationale de hockey, 2022 CAF 145, [2021] 4 R.C.F. 465 :
     Je reconnais que le contexte législatif peut être utilisé [. . .], car il peut constituer une source d’information sur l’objet de la loi (Alberta (Procureur général) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2021 CAF 84, [2021] 2 R.C.F. 426, au paragraphe 127). Mais, même dans ce cas, il faut veiller à ne pas confondre l’évolution de la loi, qui exprime une règle juridique, avec ce que les politiciens ou les autorités de réglementation pensent ou espèrent que la loi dit. Il existe une différence de fond entre, d’une part, les travaux des commissions qui font la lumière sur l’évolution et l’historique législatif d’une loi et, d’autre part, les témoignages d’universitaires et de fonctionnaires qui peuvent être ambitieux, contestables ou d’une pertinence discutable. [par. 63]
Dans un dossier législatif, les énoncés d’objet peuvent se révéler rhétoriques et imprécis ou peuvent s’avérer de mauvais indicateurs de l’intention. Ce qu’il faut déterminer, c’est l’intention du Parlement, et non l’intention des députés qui le composent (R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 89; R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 36; R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 293). Par conséquent, les déclarations faites par un parlementaire en particulier ne sont indicatives que des opinions de ce seul législateur; elles ne sauraient établir l’intention du Parlement au sens institutionnel. La prudence dont font preuve depuis longtemps les tribunaux en acceptant ce type de preuve devrait entrer en ligne de compte dans l’appréciation des arguments de l’intimé en l’espèce — et devrait donner matière à réflexion aux tribunaux avant d’attribuer les propos ou les actes d’un parlementaire en particulier à une conclusion que le seuil de Mackin a été respecté.
[358]                     En outre, les énoncés d’objet dans ce contexte sont d’un type différent des déclarations qui seraient utilisées afin d’attribuer l’intention pour l’application du test de Mackin; dans le premier cas, ils doivent être considérés comme des outils d’interprétation qui aident les tribunaux à donner effet à l’intention du Parlement, et non à la miner. Voir Pepper c. Hart, [1993] A.C. 593 (H.L.), p. 646.
(2)            La norme établie dans Mackin n’est pas pertinente dans le contexte législatif
[359]                     Ni l’intimé ni mes collègues majoritaires ne précisent de quelle manière il faut appliquer la norme établie dans Mackin dans le contexte des détails du processus législatif. Aux paragraphes 105-111, mes collègues majoritaires concluent que « la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir dans le processus législatif » est mieux défini au cas par cas, compte tenu du fait que « la possibilité ou non d’imputer la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir d’un individu ou d’un groupe à l’institution elle‑même [(la législature)] est tributaire des faits d’une affaire donnée ». Il ne fait aucun doute que cette analyse de la « mauvaise foi ou [de] l’abus de pouvoir » peut se manifester de bien des manières, et que bon nombre d’entre elles ne peuvent être envisagées aujourd’hui. Les législatures devront se demander si un tribunal, qui porte jugement sur leurs actes avec le recul, les considérera comme « un motif illégitime » (par. 107), et laquelle des formulations « flexible[s] » de la « mauvaise foi et [de] l’abus de pouvoir » employées par mes collègues majoritaires sera appliquée en fin de compte lorsqu’arrivera le jour du jugement sur les actes des législateurs (par. 108).
[360]                     En cherchant à distinguer l’affaire Mikisew Cree de celle qui nous occupe, mes collègues majoritaires affirment que « l’octroi de dommages‑intérêts après l’adoption d’une loi n’“empiète [pas] indûment” sur le Parlement, y compris le contrôle que celui‑ci exerce sur ses propres travaux [. . .] De tels dommages‑intérêts ne contraignent pas le législateur à organiser ses propres affaires internes d’une certaine manière » (par. 73). Mais l’imposition de la responsabilité que propose l’intimé brime effectivement le droit de la législature de gérer ses propres travaux, comme je l’explique précédemment.
[361]                     En outre, la thèse selon laquelle le privilège parlementaire n’entre en jeu que si la responsabilité proposée « empiète indûment » sur le fonctionnement du privilège ne trouve aucun appui dans la jurisprudence. C’est plutôt le test à deux volets de l’arrêt Vaid applicable aux questions de privilège parlementaire qui prévaut. Les privilèges revendiqués en l’espèce sont établis péremptoirement (par. 29). Les tribunaux n’ont donc pas compétence pour statuer sur l’exercice des privilèges en question (par. 40‑41 et 47‑48; Chagnon, par. 2 et 32; New Brunswick Broadcasting, p. 350 et 384‑385).
[362]                     Le fait que les ministres et représentants sont visés par la responsabilité que réclame l’intimé ne change rien à ce fait, car « les fonctionnaires qui formulent des recommandations de politiques avant l’élaboration et le dépôt d’un projet de loi n’“exécutent” pas des politiques ou des directives législatives existantes » (Mikisew Cree, par. 121). Il n’y a aucune raison de déroger à la conclusion que nous avons tirée dans Mikisew Cree, suivant laquelle ces acteurs exercent un pouvoir législatif plutôt qu’un pouvoir exécutif lorsqu’ils élaborent un projet de loi. L’étendue des privilèges en cause n’est pas en litige; ils protègent la faculté du Parlement de s’acquitter de son rôle constitutionnel, comme ils l’ont toujours fait. Je ne peux approuver la conception tronquée du privilège parlementaire avancée par mes collègues, laquelle semble garantir la capacité du Parlement de contrôler ses propres travaux tant que ceux‑ci ne font pas intervenir la raison d’être même du Parlement, c’est‑à‑dire l’adoption d’une loi.
[363]                     Le juge Jamal propose une norme portant sur la question de savoir si « l’inconstitutionnalité était aisément ou clairement démontrable au moment de l’adoption et n’aurait pas pu faire l’objet d’un débat sérieux » (par. 127), mais je crains que cette norme sape en outre le privilège parlementaire.
[364]                     Mon collègue affirme être sensibilisé au risque de paralyser la fonction législative (par. 249). Mais la norme dite « clairement inconstitutionnelle » est lourde de risques à cet égard également. La réponse à la question de savoir si l’inconstitutionnalité d’un texte législatif donné « était aisément ou clairement démontrable au moment de [son] adoption » (par. 246) dépendra nécessairement de l’opinion de l’intéressé, et de ce que connaît la cour qui porte jugement après coup sur les actes de la législature. La possibilité de se censurer et le risque que cette analyse rétrospective [traduction] « empêche des débats sans entraves et vigoureux sur le bien‑fondé et la sagesse des projets de loi » (m. interv., président de la Chambre des communes, par. 63) ne peuvent être évités.
(3)            La responsabilité au titre du par. 24(1) rompra l’équilibre dialogique et aura des conséquences imprévues
[365]                     Autoriser des dommages‑intérêts au titre du par. 24(1), comme le demande l’intimé, romprait l’équilibre dialogique entre les législatures et les tribunaux. Les tribunaux seraient appelés à surveiller le travail du Parlement et des législatures provinciales, et à s’enquérir des mobiles et des connaissances des parlementaires et des autres qui prennent part au processus législatif. La même préoccupation exprimée dans Mikisew Cree, à savoir que le contrôle judiciaire du processus législatif « miner[ait] [la] capacité [du Parlement] de se faire la voix de l’électorat » se concrétiserait (par. 36, la juge Karakatsanis).
[366]                     Étendre les dommages‑intérêts au titre du par. 24(1) à la préparation, à la rédaction et à l’adoption des lois nuirait au dialogue entre les tribunaux et les législatures, en privant le Parlement de sa capacité de donner utilement suite aux décisions dans lesquelles les tribunaux ont statué sur la validité des lois ou la légalité des actes accomplis en vertu de celles‑ci. Bien que notre Cour ait affirmé que les législatures ne doivent pas « essaye[r], et essaye[r] encore » de surmonter des précédents contraignants, l’intimé éliminerait apparemment la capacité du Parlement et des législatures d’« essaye[r] » d’emblée. Le risque qu’une décision défavorable au titre du par. 52(1) invalidant une loi, une ou partie de celle‑ci, suffise pour respecter le seuil de conduite en application de Mackin sera trop élevé. Les législatures devront se prémunir contre le risque. Certaines se demanderont s’il ne vaut pas mieux recourir à l’art. 33.
[367]                     Le président de la Chambre des communes avertit que les députés s’autocensureront si la responsabilité est possible, ce qui [traduction] « empêche[rait] des débats sans entraves et vigoureux sur le bien‑fondé et la sagesse des projets de loi. De même, les députés qui s’inquiètent de dommages‑intérêts au titre de la Charte ne pourraient pas “s’acquitter sans crainte” et ainsi servir de contrepoids utile au pouvoir exécutif » (m. interv., par. 63). Ces travaux et propos traitent souvent de sujets très sensibles, sur lesquels les membres de la Chambre et du Sénat sont appelés à se prononcer de manière complète et franche pour permettre au Parlement d’accomplir son travail : [traduction] « Des questions controversées, comme celle de l’incidence qu’ont des initiatives législatives sur des groupes marginalisés ou des droits garantis par la Charte, sont souvent soulevées et constituent parfois le fondement de projets de loi et de modifications que proposent les sénateurs » (m. interv., présidente du Sénat, par. 11).
[368]                     En outre, vu le nombre d’acteurs parlementaires et les aléas du processus législatif, il est impossible d’attribuer utilement la « conduite » entourant un texte législatif donné à n’importe quel ensemble de parlementaires. [traduction] « De ce fait, on ne saurait pas au juste à qui imputer les actes allégués dans une demande de dommages‑intérêts au titre de la Charte pour la rédaction et l’adoption d’une loi en particulier » (m. interv., président de la Chambre des communes, par. 65). Et c’est sans parler des projets de loi présentés au sein de gouvernements minoritaires, des projets de loi d’initiative parlementaire, des amendements, des rapports de comité, etc., lesquels mettent tous en cause [traduction] « [d]’innombrables acteurs parlementaires » (par. 66).
[369]                     La Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a affirmé que « [l]es réclamations attaquant la bonne foi du législateur seront extrêmement rares, et celles qui seront faites feront sans doute l’objet de motions en radiation ou de motions en jugement sommaire afin qu’il soit déterminé si les allégations satisfaisant au seuil établi dans l’arrêt Mackin peuvent être prouvées » (par. 24). Il est difficile de dire sur quoi s’appuyait la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick pour émettre l’hypothèse que de futures réclamations seront rares si notre Cour donne son aval à des dommages-intérêts au titre du par. 24(1) pour la préparation, la rédaction et l’adoption d’une loi. Je m’attends plutôt à ce que, avec l’approbation de notre Cour, les demandes visant à obtenir de tels dommages‑intérêts prolifèrent.
[370]                     L’effort visant à subordonner le privilège parlementaire au par. 24(1) en l’espèce va dans le même sens que celui qui visait à subordonner le privilège parlementaire au par. 35(1) dans l’arrêt Mikisew Cree. Dans cet arrêt, j’ai abordé (aux par. 161‑171) les conséquences graves, mais difficiles à déterminer, d’une telle démarche. (Je me reporterais également à ce que le juge Brown a affirmé dans ses motifs, que j’ai fait miens au par. 148.) Au paragraphe 165h), j’ai examiné les impacts de l’imposition d’une obligation de consulter sur le processus législatif :
      Le rapport entre les institutions de l’exécutif et celui entre elles et le Parlement sont complexes. Quel serait l’impact sur le fonctionnement du Cabinet, sur le rôle du premier ministre à titre de chef du Cabinet ainsi que sur la responsabilité du ministère envers le Parlement ou une législature provinciale? N’y aurait‑il pas d’importantes conséquences vraisemblablement imprévisibles pour les conventions, les pratiques et les procédures régissant le fonctionnement du Cabinet et sa relation avec le Parlement ou les législatures provinciales?
Si le privilège parlementaire peut être subordonné à une disposition de la Loi constitutionnelle de 1982, alors pourquoi pas d’autres dispositions? Qui plus est, si des dommages‑intérêts peuvent être accordés, alors pourquoi pas d’autres formes de réparation, notamment des injonctions provisoires? En l’espèce, comme dans l’arrêt Mikisew Cree, les tribunaux sont appelés à s’engager sur la voie du contrôle du fonctionnement des institutions législatives. Cela revêt une grande importance.
[371]                     Au paragraphe 74 de l’arrêt Chagnon, j’ai fait observer dans la même veine que la violation du privilège parlementaire pourrait avoir des conséquences imprévues, une mise en garde qui vaut tout autant pour le présent pourvoi :
      La portée du privilège parlementaire, issu de siècles de conflits et d’expériences diverses, devrait être circonscrite avec une grande prudence et après mûre réflexion. Il est parfois difficile de voir les liens entre ce qui est nécessaire pour l’autonomie et pour le bon fonctionnement de la législature et la portée du privilège parlementaire. La législature ne se compare pas à un ministère ou à un organisme de réglementation; il s’agit du pilier fondamental de la démocratie représentative. Une grande déférence s’impose quant à la façon dont elle choisit de fonctionner.
(4)      L’intimé demande à la Cour d’infirmer une jurisprudence établie
[372]                     L’intimé fait abstraction d’un courant ininterrompu de jurisprudence établie. La Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick en fait de même, en affirmant que « l’organe législatif et ceux qui le composent sont libres de faire des choix politiques et d’adopter des lois, quoiqu’ils s’exposent à en payer le prix s’il est démontré qu’ils l’ont fait dans des circonstances qui sont clairement fautives, de mauvaise foi ou indicatives d’un abus de pouvoir » (par. 23). Cela commande nécessairement un examen de l’état d’esprit et des motivations des législateurs. Il s’agit là d’une attaque en règle contre le privilège parlementaire. La conséquence logique est claire : le privilège parlementaire est subordonné à la Charte. Je ne suis pas de cet avis.
[373]                     La Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a mal interprété l’arrêt Mackin et n’a pas compris la clarification apportée dans l’arrêt Ward. Je ne cherche pas à infirmer Mackin ou Ward. Je ne fais que les interpréter correctement.
[374]                     Bien qu’ils ne le disent pas comme tel, les juges majoritaires infirment les arrêts Vaid et New Brunswick Broadcasting, du moins en ce qui a trait au par. 24(1). Le cordon sanitaire entourant les opérations internes des législatures ayant été coupé pour une disposition de la Constitution écrite, sera‑t‑il coupé pour d’autres? L’on ne peut pas en être sûr; on peut seulement prévoir que d’autres essayeront de le faire. Nous verrons alors s’il s’agit du début d’une érosion graduelle. Même si ce phénomène ne touche que le par. 24(1), on peut s’attendre à ce que les avocats déploient toutes sortes d’efforts pour s’en servir afin que les tribunaux exercent une surveillance sur les processus législatifs, par exemple en sollicitant une injonction pour faire interrompre des travaux législatifs lorsqu’ils allèguent un préjudice irréparable.
(5)            L’immunité absolue est nécessaire
[375]                     Pour de nombreuses personnes, il semble difficile de concilier la primauté du droit et la notion d’immunité absolue. Ma collègue la juge Côté a écrit, dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18, [2021] 1 R.C.S. 607, que « [l]’arrêt Roncarelli [c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121,] est emblématique d’une conception de la primauté du droit qui est incompatible avec les immunités absolues. Alors que cette conception de la primauté du droit s’implantait au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les juges et les législateurs se sont mis à considérer les immunités absolues avec suspicion, et à graduellement les éroder » (par. 63).
[376]                     De ce point de vue, les immunités absolues sont des anachronismes, surtout depuis la Loi constitutionnelle de 1982. Toutefois, les immunités absolues ne sont pas des anachronismes lorsqu’elles sont encore nécessaires au fonctionnement de certaines institutions. Ainsi, le judiciaire jouit d’une immunité absolue dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle. Cette immunité a elle aussi des racines profondes dans l’histoire (Morier c. Rivard, 1985 CanLII 26 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 716, p. 738‑739, citant Halsbury’s Laws of England (4e éd. 1973), vol. 1, p. 197 et suiv., nos 206 et 210; et H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel (1982), p. 514). Dans Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3, la juge en chef McLachlin ainsi que les juges Moldaver et Brown, dissidents, mais non sur ce point, ont statué que :
     Certes, notre common law reconnaît aux juges une immunité absolue à l’égard de la responsabilité personnelle dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle. Cette immunité est nécessaire pour préserver l’indépendance et l’impartialité judiciaires (Sirros c. Moore, [1975] 1 Q.B. 118 (C.A.); Gonzalez c. British Columbia (Ministry of Attorney General), 2009 BCSC 639, 95 B.C.L.R. (4th) 185; Taylor c. Canada (Procureur général), 2000 CanLII 17120 (CAF), [2000] 3 C.F. 298 (C.A.), autorisation d’appel refusée, [2000] 2 R.C.S. xiv). Pareille immunité n’est pas incompatible avec la Charte, puisque l’immunité judiciaire elle‑même est un principe constitutionnel fondamental (Taylor, par. 57). De même, nous prédisons qu’il existera des préoccupations impérieuses relatives au bon gouvernement en raison desquelles il ne sera pas convenable ou juste de condamner à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte l’acteur étatique qui a violé un droit conféré par celle‑ci dans l’exercice d’une fonction juridictionnelle. [par. 171]
[377]                     Il est donc clair que la reconnaissance des immunités absolues — dans des contextes précis, rattachés à des acteurs en particulier — n’est pas incompatible avec la Charte après tout.
[378]                     Voyons les choses autrement. Si un comité parlementaire devait assigner un juge à témoigner devant le comité au sujet des délibérations menant au prononcé d’une décision par le juge, une telle assignation serait contestée, puisqu’un tel interrogatoire serait interdit dans le cadre de l’immunité absolue des juges relativement à l’exercice de la fonction juridictionnelle.
[379]                     Le pendant de ceci est qu’en vertu du privilège parlementaire, les législateurs jouissent de l’immunité absolue contre toute assignation à rendre compte devant un tribunal de leurs délibérations en tant que législateurs. N’y a‑t‑il pas une symétrie constitutionnelle, où les législateurs ne peuvent nous obliger, nous les juges, à justifier comment nous rendons nos décisions, au même titre que nous ne pouvons par les obliger à justifier comment ils prennent leurs décisions? Ou bien la règle consiste‑t‑elle simplement à dire que les juges jouissent d’une immunité contre la mise en question de leur bonne foi, mais que les parlementaires, eux, peuvent être soumis à une telle mise en question? Cette règle ne serait‑elle pas quelque peu intéressée?
VI.         Réparations
[380]                     La jurisprudence indique clairement que des réparations au titre du par. 24(1) peuvent être obtenues à la suite de l’adoption d’une loi, en lien avec les actes accomplis par l’exécutif en vertu de celle‑ci. Comme le souligne le procureur général du Canada, M. Power n’est pas sans recours, non plus que d’autres. L’intimé aurait pu demander une réparation propre à sa situation en plus d’une déclaration d’invalidité. La juge Roussel en donne un exemple dans P.H. c. Canada (Procureur général), 2020 CF 393, [2020] 2 R.C.F. 461, par. 96‑98 :
     La Cour a compétence pour rendre le jugement déclaratoire et prononcer l’injonction demandés par les parties, puisque le critère énoncé dans l’arrêt ITO est satisfait et que P.H. a établi qu’il avait qualité pour formuler ces demandes. Elle dispose de suffisamment d’éléments de preuve à l’appui d’une déclaration d’inconstitutionnalité puisque la question de la constitutionnalité est essentiellement une question de droit. En outre, d’après les principes qui sous‑tendent la notion de courtoisie judiciaire, la Cour a pris en considération les motifs de l’affaire Chu pour mener sa propre analyse juridique.
     La Cour conclut que les dispositions transitoires ont pour effet d’aggraver la peine, ce qui contrevient aux alinéas 11h) et i) de la Charte. Puisqu’aucun élément de preuve n’a été fourni pour justifier la violation, la Cour conclut également que ces dispositions ne peuvent pas être justifiées par l’article premier de la Charte. Par conséquent, l’article 10 de la [Loi limitant l’admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves, L.C. 2010, c. 5] et l’article 161 de la [Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1] sont déclarés inconstitutionnels et inopérants conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.
     Enfin, pour remédier à la situation de P.H., la Cour prononcera une injonction pour obliger la Commission des libérations conditionnelles du Canada à examiner sa demande de suspension de casier judiciaire en fonction de la [Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, c. C‑47] telle qu’elle était libellée lorsqu’il a commis l’infraction, en juin 2009.
[381]                     Monsieur Power aurait pu demander le contrôle judiciaire, fondé sur des motifs prévus par la Charte, de la décision de refuser sa demande de suspension de casier judiciaire. Cette réparation concorde tout à fait avec les arrangements constitutionnels du Canada. Elle ne passerait nullement outre au privilège parlementaire.
VII.      Conclusion
[382]                     Notre Cour a la responsabilité de préserver l’« héritage » de l’ordre constitutionnel du Canada. Or, l’intimé nous demande de l’abandonner et de subordonner le privilège parlementaire au par. 24(1) de la Charte. Agir de la sorte reviendrait à s’écarter des précédents, et ce, de façon peu judicieuse.
[383]                     Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi du procureur général du Canada et de répondre comme suit aux questions posées :
a)      Question 1 : Non.
b)      Question 2 : Non.
                    Pourvoi rejeté avec dépens, les juges Kasirer et Jamal sont dissidents en partie et les juges Côté et Rowe sont dissidents.
                    Procureurs de l’appelant : Ministère de la Justice Canada — Région des Prairies, Winnipeg; Ministère de la Justice Canada — Région de l’Atlantique, Halifax.
                    Procureurs de l’intimé : Trudel Johnston & Lespérance, Montréal.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général, Division du droit civil — Direction du droit constitutionnel, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice du Québec, Direction du droit constitutionnel et autochtone, Québec.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse — Division des services juridiques — Ministère de la Justice, Halifax.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick — Services juridiques — Groupe de droit constitutionnel, Fredericton.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Direction des services juridiques — Section de droit constitutionnel, Winnipeg.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Ministry of Attorney General, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard : Procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Ministère de la Justice et de la Sécurité publique, Charlottetown.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Saskatchewan Ministry of Justice and Attorney General — Constitutional Law Branch, Regina.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Justice — Constitutional and Aboriginal Law, Edmonton.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador : Department of Justice & Public Safety, Government of Newfoundland and Labrador, St. John’s.
                    Procureurs des intervenantes Fisher River Cree Nation, Sioux Valley Dakota Nation, Manto Sipi Cree Nation et Lake Manitoba First Nation : Sotos, Toronto; Cochrane Saxberg, Winnipeg.
                    Procureurs de l’intervenante Femmes autochtones du Québec Inc. : Dionne Schulze, Montréal.
                    Procureurs de l’intervenante la présidente du Sénat : Sénat du Canada, Ottawa; Cochrane Saxberg, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Olthuis Van Ert, Ottawa; Megan Stephens Law, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitution Foundation : Baker & McKenzie, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Queen’s Prison Law Clinic : Koskie Minsky, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante la Société John Howard du Canada : McCarthy Tétrault, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Osler, Hoskin & Harcourt, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante West Coast Prison Justice Society : Norton Rose Fulbright Canada, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenant le président de la Chambre des communes : Gowling WLG (Canada), Ottawa.

[1]  Aux termes de l’alinéa 11h) de la Charte, tout inculpé a le droit « d’une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d’autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni ». L’alinéa 11i) dispose que tout inculpé a le droit « de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence ».
[2]  Pour une description plus complète de la relation entre les composantes non écrites de la Constitution et les principes sous-jacents ou non écrits, voir M. Rowe et N. Déplanche, « Canada’s Unwritten Constitutional Order : Conventions and Structural Analysis » (2020), 98 R. du B. can. 430, et Rowe et Oza.

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC26 ?
Date de la décision : 19/07/2024

Analyses

privilèges parlementaires — tribunaux — Charte — adoption — parties — Canada — processus législatif — exercice — dommages-intérêts — constitutionnalité — Parlement — arrêt Mackin — conduites — immunité restreinte — responsabilité — séparation des pouvoirs


Parties
Demandeurs : Canada (Procureur général)
Défendeurs : Power
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 19 juillet 2024, Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26


Origine de la décision
Date de l'import : 20/07/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-07-19;2024csc26 ?

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