R. c. Malmo‑Levine; R. c. Caine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74
David Malmo‑Levine Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario, British Columbia Civil Liberties
Association et Association canadienne des libertés civiles Intervenants
et entre
Victor Eugene Caine Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario, British Columbia Civil Liberties
Association et Association canadienne des libertés civiles Intervenants
Répertorié : R. c. Malmo‑Levine; R. c. Caine
Référence neutre : 2003 CSC 74.
Nos du greffe : 28026, 28148.
2003 : 6 mai; 2003 : 23 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (2000), 138 B.C.A.C. 218, 226 W.A.C. 218, 145 C.C.C. (3d) 225, 34 C.R. (5th) 91, 74 C.R.R. (2d) 189, [2000] B.C.J. No. 1095 (QL), 2000 BCCA 335, qui a confirmé la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans R. c. Malmo-Levine (1998), 54 C.R.R. (2d) 291, [1998] B.C.J. No. 1025 (QL), et la décision de la Cour provinciale dans R. c. Caine, [1998] B.C.J. No. 885 (QL). Pourvoi rejeté dans Malmo-Levine. Pourvoi rejeté dans Caine, les juges Arbour, LeBel et Deschamps sont dissidents.
David Malmo-Levine, en personne.
John W. Conroy, c.r., pour l’appelant Caine.
S. David Frankel, c.r., Kevin Wilson et W. Paul Riley, pour l’intimée.
Milan Rupic, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Joseph J. Arvay, c.r., pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
Andrew K. Lokan et Andrew C. Lewis, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie rendu par
1 Les juges Gonthier et Binnie — Dans les présents pourvois, notre Cour est appelée à décider si le Parlement a le pouvoir de légiférer pour criminaliser la simple possession de marihuana et, dans l’affirmative, s’il a exercé ce pouvoir d’une manière contraire à la Charte canadienne des droits et libertés. L’appelant Caine soutient en particulier que le Parlement a violé les principes de justice fondamentale en créant une peine d’emprisonnement pour un acte qui ne cause que peu ou pas de préjudice à autrui. L’appelant Malmo‑Levine conteste la question de la validité constitutionnelle de l’interdiction visant la possession de marihuana en vue d’en faire le trafic.
2 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté la contestation par les appelants des dispositions pertinentes de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1 (la « Loi ») et, à notre avis, elle a eu raison de le faire. Comme nous confirmons la constitutionnalité de l’infraction de simple possession de marihuana, les prétentions de M. Malmo‑Levine relatives à l’interdiction visant la possession de cette substance en vue d’en faire le trafic doivent elles aussi être rejetées pour les mêmes motifs.
3 Toutes les parties s’accordent pour dire que la marihuana est une drogue psychoactive qui [traduction] « agit sur les fonctions mentales ». C’est d’ailleurs pour cela que les appelants en consomment. Certains groupes de la société sont particulièrement vulnérables aux effets de la marihuana. Bien que les membres de ces groupes ne puissent généralement pas être distingués à l’avance des autres consommateurs et représentent un pourcentage relativement minime de l’ensemble des consommateurs de marihuana, leur nombre est toutefois non négligeable en chiffres absolus. Le juge du procès a évalué à environ 50 000 le nombre de [traduction] « consommateurs chroniques ». Dans un rapport publié récemment, le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites a estimé à 50 000 le nombre de consommateurs âgés de moins de 16 ans (dont certains peuvent aussi être des consommateurs chroniques) (Le Cannabis : Positions pour un régime de politique publique pour le Canada (2002) (le « Rapport du Comité sénatorial »), vol. I, p. 176‑177). Les femmes enceintes et les schizophrènes seraient également particulièrement à risque. Selon nous, favoriser la protection de ces personnes vulnérables est une décision de politique générale qui relève du large pouvoir de légiférer dont dispose le Parlement.
4 La possession de marihuana pour consommation personnelle n’entraîne aucune peine minimale obligatoire en cas de déclaration de culpabilité. Dans la plupart des cas, une première infraction donne en pratique lieu à une absolution sous condition. En général, il n’y a emprisonnement que si le délinquant s’adonne aussi au trafic ou consomme des drogues dures. Sauf dans de très rares circonstances, une peine d’emprisonnement pour simple possession de marihuana est de toute évidence injuste et, si elle est infligée, elle sera à juste titre annulée en appel. La possibilité d’emprisonnement que prévoit une loi visant une grande variété de stupéfiants, allant de l’opium à la cocaïne en passant par le crack et l’héroïne, n’est pas une mesure inconstitutionnelle, et dans les rares cas où une telle peine est infligée pour une infraction liée à la marihuana (drogue figurant à l’annexe), les principes habituels de détermination de la peine peuvent et doivent être appliqués. Une peine juste est par définition conforme à l’art. 7 de la Charte. Le seul fait qu’une loi portant sur diverses drogues prohibées prévoit la possibilité d’une peine d’emprisonnement n’a pas selon nous pour effet de rendre incompatible avec les principes de justice fondamentale la criminalisation de la possession d’une drogue psychoactive telle la marihuana.
5 Les appelants ont rassemblé de nombreux éléments de preuve et arguments contestant l’opportunité de la criminalisation de la simple possession de marihuana. Ils prétendent que le Parlement n’a pas distingué adéquatement les comportements criminels et non criminels et soutiennent que les effets néfastes de l’interdiction visant la marihuana l’emportent sur ses avantages, s’il en est. Il s’agit d’un débat légitime, mais qu’il n’appartient pas aux tribunaux de trancher. La Constitution ne fait qu’établir un cadre. Les attaques contre l’opportunité d’une mesure législative eu égard à ce cadre doivent être adressées au Parlement. Nous nous attachons seulement à la constitutionnalité de la mesure. Nous arrivons à la conclusion que le Parlement a le pouvoir de légiférer pour criminaliser la possession de marihuana s’il juge opportun de le faire. De même, il lui est loisible de décriminaliser ou de modifier de quelque autre façon tout aspect des dispositions régissant la marihuana, s’il ne considère plus que les mesures en question constituent une bonne politique d’intérêt général.
6 Les pourvois sont en conséquence rejetés.
I. Les faits
A. Malmo‑Levine
7 L’appelant se décrit lui‑même comme un [traduction] « défenseur de la liberté et de la consommation de la marihuana ». Se représentant lui‑même, il dénonce principalement l’ingérence de l’État dans ce qu’il estime être une facette de l’autonomie personnelle des citoyens. Voici un extrait de sa plaidoirie :
[traduction] Je fais partie de ces activistes de plus en plus nombreux qui considèrent que la relégalisation du cannabis est un élément clé de la protection des droits de la personne et de notre mère la Terre, qui aide en même temps à la lutte contre la pauvreté.
Comme vous pouvez le constater, je ne suis pas avocat. Je suis cependant un consommateur de cannabis et un chercheur, et j’aimerais beaucoup devenir détaillant de cannabis et peut‑être en faire pousser quelques plants.
8 M. Malmo‑Levine ne nie pas que l’usage de la marihuana peut avoir des effets néfastes. Au contraire, il participe depuis octobre 1996 à l’exploitation d’une association coopérative sans but lucratif située dans East Vancouver et connue sous le nom de « Harm Reduction Club », qui reconnaît l’existence de certains risques associés à l’usage de la marihuana et cherche à les réduire. L’objectif déclaré du club est d’informer ses membres et le public en général sur la marihuana et de fournir de la marihuana non adultérée au prix coûtant. Le club enseigne des moyens sûrs de fumer de la marihuana [traduction] « en vue de réduire au minimum tout préjudice découlant de la consommation de marihuana » et il exige que ses membres s’engagent à ne pas conduire un véhicule à moteur ou faire fonctionner de la machinerie lourde lorsqu’ils sont sous l’effet de cette substance.
9 Le 4 décembre 1996, la police a visité les locaux du Harm Reduction Club et saisi 316 grammes de marihuana, essentiellement sous forme de « joints ». L’appelant a été accusé de possession de marihuana en vue d’en faire le trafic. Au procès, il a voulu présenter certains éléments de preuve au soutien de son argument d’inconstitutionnalité, mais le juge du procès a refusé d’admettre ces éléments. En appel, les juges majoritaires de la Cour d’appel (la juge Prowse étant dissidente) ont débouté l’appelant.
B. Caine
10 Le 13 juin 1993, à White Rock en Colombie-Britannique, lors d’une patrouille de routine, deux agents de la GRC ont vu l’appelant et un passager dans une fourgonnette stationnée à proximité de l’océan. Lorsqu’ils se sont approchés, l’appelant, qui était au volant, a mis le contact et commencé à faire marche arrière. Longeant le véhicule, l’un des policiers a senti une forte odeur de marihuana récemment fumée. L’appelant Caine a remis au policier une cigarette de marihuana partiellement grillée pesant 0,5 gramme. Il l’avait en sa possession pour consommation personnelle et rien d’autre.
11 Au procès, la juge a rejeté la demande de l’appelant Caine qui sollicitait un jugement déclarant inconstitutionnelles les dispositions de la Loi interdisant la possession de marihuana. Il a également été débouté en appel, la juge Prowse étant dissidente.
II. Les dispositions législatives et constitutionnelles applicables
Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1 (abrogée par L.C. 1996, ch. 19, art. 94, en vigueur le 14 mai 1997 (TR/97‑47))
12 Aux termes de l’art. 2 de la Loi, « marihuana » s’entend du Cannabis sativa L. et « stupéfiant » de toute « [s]ubstance énumérée à l’annexe, ou toute préparation en contenant ». La marihuana est devenue une drogue inscrite à l’annexe lorsque la Loi de l’opium et des drogues narcotiques, 1923, S.C. 1923, ch. 22 (remplacée par la Loi) a été édictée par le Parlement. Voici le texte des dispositions pertinentes de la Loi qui sont contestées, dans la mesure où elles portent sur la simple possession de la marihuana :
3. (1) Sauf exception prévue par la présente loi ou ses règlements, il est interdit d’avoir un stupéfiant en sa possession.
(2) Quiconque enfreint le paragraphe (1) commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité :
a) par procédure sommaire, pour une première infraction, une amende maximale de mille dollars et un emprisonnement maximal de six mois, ou l’une de ces peines, et, en cas de récidive, une amende maximale de deux mille dollars et un emprisonnement maximal d’un an, ou l’une de ces peines;
b) par mise en accusation, un emprisonnement maximal de sept ans.
. . .
Annexe
. . .
3. Chanvre indien (Cannabis sativa), ses préparations, dérivés et préparations synthétiques semblables, notamment :
(1) Résine de cannabis,
(2) Cannabis (marihuana),
(3) Cannabidiol,
(4) Cannabinol (n‑amyl‑3 triméthyl‑6,6,9 dibenzo‑6 pyran‑l‑ol),
(4.1) Nabilone ((±)-trans-(diméthylheptyl-1,1)-3 hexahydro-6, 6a, 7, 8, 10, 10a hydroxy-1 diméthyl-6, 6 9H-dibenzo [b,d] pyrannone-9),
(5) Pyrahexyl (n‑hexyl‑3 triméthyl‑6,6,9 tétrahydro‑7,8,9,10 dibenzo‑6 pyran‑l‑ol),
(6) Tétrahydrocannabinol,
mais non compris :
(7) Graine de cannabis stérile.
Charte canadienne des droits et libertés
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Loi constitutionnelle de 1867
91. Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois restreindre la généralité des termes ci‑haut employés dans le présent article, il est par la présente déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi) l’autorité législative exclusive du parlement du Canada s’étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, savoir :
. . .
27. La loi criminelle, sauf la constitution des tribunaux de juridiction criminelle, mais y compris la procédure en matière criminelle.
III. Les décisions des juridictions inférieures
A. Tribunal de première instance
1. Malmo‑Levine (1998), 54 C.R.R. (2d) 291 (C.S.C.‑B.)
13 Au terme d’un long voir‑dire, le juge Curtis a refusé d’entendre la preuve tendant à établir l’inconstitutionnalité de l’infraction de possession de marihuana en vue d’en faire le trafic. Il a estimé qu’elle n’était pas pertinente pour son analyse fondée sur l’art. 7 de la Charte.
14 De l’avis du juge Curtis, la liberté de consommer de la marihuana ne revêt pas une importance personnelle fondamentale et elle n’est en conséquence pas garantie par l’art. 7 de la Charte : [traduction] « Comme le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ne crée aucun droit de consommer de la marihuana, il n’y a pas lieu d’examiner la question des principes de justice fondamentale » (p. 295). M. Malmo‑Levine a par la suite été déclaré coupable de l’infraction de possession de marihuana en vue d’en faire le trafic prévue au par. 4(2) de la Loi.
2. Caine, [1998] B.C.J. No. 885 (QL) (C.P.)
15 Une preuve abondante du préjudice que causerait la marihuana a été présentée à la juge Howard de la Cour provinciale. Nous nous pencherons plus loin sur les conclusions de fait soignées qu’elle a tirées de cette preuve. En définitive, la juge a statué qu’elle était liée par la décision rendue dans l’affaire Malmo‑Levine selon laquelle la Loi ne porte pas atteinte à l’art. 7. M. Caine a donc été reconnu coupable de l’infraction de simple possession prévue par l’art. 3 de la Loi.
B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2000), 138 B.C.A.C. 218, 2000 BCCA 335
1. Le juge Braidwood
16 Le juge Braidwood, avec l’appui de la juge Rowles, a conclu que le [traduction] « principe du préjudice » était un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 : [traduction] « [Le principe du préjudice] est un principe juridique concis. De plus, les gens raisonnables s’accordent généralement pour dire qu’il a un caractère vital pour notre système de justice. D’ailleurs, il est logique qu’on ne vous envoie pas en prison, à moins que vos actes ne soient susceptibles de causer préjudice à autrui » (par. 134).
17 En fin de compte, cependant, il a jugé que la privation de liberté causée aux appelants par l’application des dispositions pénales de la Loi respectait le principe du préjudice et ne portait pas atteinte à l’art. 7 : [traduction] « Il appartient au Parlement de déterminer le niveau de risque qui est acceptable et celui qui exige son intervention. La Charte requiert seulement [. . .] une “crainte raisonnée de préjudice” qui ne soit ni [in]signifiante ni négligeable. Les appelants ne m’ont pas convaincu de l’absence d’un tel préjudice en l’espèce » (par. 158). Il a en conséquence rejeté les appels.
2. La juge Prowse (dissidente)
18 La juge Prowse a exprimé son désaccord avec la conclusion que le critère du préjudice justifiant l’intervention du Parlement est celui d’un préjudice qui n’est [traduction] « ni insignifiant ni négligeable ». Selon elle, le préjudice doit être [traduction] « grave » et « important » pour qu’une disposition résiste à une contestation fondée sur la Charte. Elle a conclu que le par. 3(1) de la Loi portait atteinte, d’une manière incompatible avec un principe de justice fondamentale, aux droits garantis aux appelants par l’art. 7 de la Charte. Elle aurait ajourné l’audience pour permettre aux avocats de présenter des observations supplémentaires relativement à la justification de l’atteinte au regard de l’article premier de la Charte.
IV. Les questions constitutionnelles
19 Le 19 octobre 2001, la Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes dans le pourvoi R. c. Caine :
1. Est‑ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) aux fins de consommation personnelle — interdiction prévue au par. 3(1) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19) — porte atteinte à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, l’atteinte est‑elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
3. Est‑ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) aux fins de consommation personnelle — interdiction prévue au par. 3(1) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19), — relève de la compétence législative du Parlement du Canada en tant que règle de droit édictée soit en vertu de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour assurer la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, soit en vertu du pouvoir de légiférer sur le droit criminel prévu au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, soit en vertu d’un autre pouvoir?
20 Dans le pourvoi Malmo‑Levine, la Cour a formulé d’autres questions constitutionnelles mettant en cause la validité de l’interdiction visant la possession de marihuana en vue d’en faire le trafic au regard des art. 7 (justice fondamentale) et 15 (droits à l’égalité) de la Charte.
V. L’analyse
21 La controverse entourant la criminalisation de la consommation de marihuana fait rage au Canada depuis au moins 30 ans. En 1972, la Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales (la « Commission Le Dain »), dans son rapport provisoire intitulé Le cannabis, a recommandé que l’interdiction ne relève plus du droit criminel. En 1974, le gouvernement fédéral a présenté le projet de loi S‑19, qui prévoyait, dans le cas d’une première infraction, la suppression des sanctions pénales et leur remplacement par une amende. Le projet de loi est cependant mort au Feuilleton. Au début de la 32e législature, en 1980, le gouvernement a déclaré ceci dans le discours du Trône :
. . . le temps est aussi venu de faire relever de la Loi des aliments et drogues les infractions relatives au cannabis et de supprimer la peine d’emprisonnement dont est punissable la simple possession de cette drogue.
(Débats de la Chambre des communes, vol. I, 1re sess., 32e lég., 14 avril 1980, p. 5)
22 Dans l’affaire Caine, la juge du procès a estimé que plus de 600 000 Canadiens ont un casier judiciaire pour des infractions liées au cannabis et que l’usage largement répandu de cette substance, malgré l’interdiction pénale, incite au non‑respect de la loi. Au moment de l’audition du pourvoi par notre Cour, le gouvernement a annoncé son intention de déposer un projet de loi éliminant l’emprisonnement comme peine applicable pour la simple possession. Le projet de loi C‑38 précise que la possession de moins de 15 grammes de marihuana rend « passible, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, de l’amende maximale prévue » (par. 4(5.1)). En outre, l’infraction deviendrait une contravention, au sens de la Loi sur les contraventions, L.C. 1992, ch. 47, avec pour effet d’éviter à une personne déclarée coupable de telle possession d’avoir un casier judiciaire.
23 Les rapports et les mesures législatives susmentionnés visaient à façonner ce que l’on croyait être la meilleure solution législative pour mettre fin à la controverse sur la marihuana. La question de savoir si le projet de loi mentionné précédemment doit continuer à suivre la filière législative et, dans l’affirmative, sous quelle forme, est une question de politique législative qu’il appartient au Parlement de prendre. La question que nous sommes appelés à trancher est une pure question de droit. L’interdiction, y compris la possibilité d’emprisonnement qu’entraîne l’infraction de simple possession, excède‑t‑elle les pouvoirs du Parlement, soit parce qu’elle déborde sa compétence législative, soit parce que l’interdiction et plus particulièrement la peine d’emprisonnement dont elle est assortie portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Charte?
24 Les questions de droit que soulèvent les pourvois peuvent être regroupées sous les rubriques suivantes :
A. L’exclusion de la preuve des faits constitutionnels au procès de M. Malmo‑Levine
B. La Loi sur les stupéfiants
C. La preuve du préjudice
D. Le partage des compétences
E. L’article 7 de la Charte
F. L’article 15 de la Charte
25 Nous allons maintenant examiner la première question.
A. L’exclusion de la preuve des faits constitutionnels au procès de M. Malmo‑Levine
26 Le juge Curtis a refusé d’admettre la preuve d’expert concernant les faits législatifs et constitutionnels que voulait présenter M. Malmo‑Levine à l’égard de sa contestation fondée sur la Charte au motif que, même si ce dernier réussissait à prouver ce qu’il voulait établir, le résultat demeurerait le même sur le plan juridique. De l’avis du juge du procès, [traduction] « [i]l n’existe aucun fondement juridique justifiant d’autoriser la présentation des éléments de preuve invoqués à l’appui de la contestation par le défendeur de la constitutionnalité des dispositions sur la marihuana. Cette preuve n’est tout simplement pas pertinente » (p. 296).
27 Selon nous, la preuve que M. Malmo‑Levine souhaitait présenter — et qui était essentiellement la même que celle produite dans Caine — était pertinente dans le cadre de sa contestation fondée sur la Charte. Sa prétention n’était manifestement pas frivole. Le juge qui préside un procès n’est pas obligé d’entendre une preuve inutile, non pertinente ou redondante qui ne fait pas progresser l’instance. Mais, en l’espèce, la preuve offerte n’était pas de cette nature. M. Malmo-Levine était prêt à débattre sérieusement de questions importantes. Si le ministère public avait été disposé à concéder les points que M. Malmo‑Levine désirait prouver, une admission de son avocat ou un exposé conjoint des faits aurait pu être déposé afin de remplacer l’audition de témoignages de vive voix à cet égard. En l’absence de telles mesures, nous estimons, à l’instar de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, que le juge du procès a eu tort d’exclure cette preuve de « faits législatifs » dans les circonstances de l’espèce. Dans l’affaire Caine, la juge du procès a pris connaissance d’office de certains documents et rapports gouvernementaux et elle a entendu de vive voix des témoins experts sur les aspects plus litigieux de la controverse entourant la marihuana. C’était la bonne façon de faire.
28 Bien que les tribunaux appliquent les exigences relatives à la connaissance d’office moins strictement à l’égard des faits législatifs que des faits en litige (Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, p. 1099), ils doivent néanmoins faire montre de prudence avant de prendre connaissance d’office, même en tant que « faits législatifs », de points raisonnablement discutables, particulièrement lorsque ceux-ci portent sur une question qui pourrait être décisive : R. c. Find, [2001] 1 R.C.S. 863, 2001 CSC 32; Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), [2000] 1 R.C.S. 44, 2000 CSC 2. La preuve de l’existence ou de l’inexistence d’un préjudice était un aspect central de l’argumentation de MM. Malmo‑Levine et Caine. Ces derniers considéraient cet aspect comme déterminant. En outre, une bonne partie de la preuve du « préjudice » ne faisait pas l’unanimité et son bien-fondé devait être mis à l’épreuve par contre‑interrogatoire.
29 Le juge Curtis n’a manifestement pas été impressionné par ce que M. Malmo‑Levine souhaitait établir. Nous sommes d’ailleurs arrivés à la même conclusion que lui sur certains points. Toutefois, avec égards pour l’opinion du juge Curtis, dans les circonstances, celui-ci aurait dû malgré ses réserves admettre cette preuve, afin de permettre à M. Malmo‑Levine de constituer un dossier complet en prévision d’un éventuel appel.
30 Le fait que les parties aient convenu de considérer que la preuve relative aux faits législatifs présentée dans l’affaire Caine s’appliquait également dans l’appel de M. Malmo‑Levine a toutefois permis d’éviter les complications auxquelles l’audition de l’appel aurait autrement donné lieu. En conséquence, nous souscrivons à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle, dans les circonstances, l’erreur du juge du procès n’a pas causé préjudice à M. Malmo‑Levine.
B. La Loi sur les stupéfiants
1. Historique de la Loi
31 Conçue comme une mesure omnibus, la Loi s’appliquait à toutes les drogues contrôlées, notamment l’héroïne, le crack et l’opium. En 1908, une première loi a été adoptée pour réglementer l’usage des stupéfiants à des fins non thérapeutiques : Loi prohibant l’importation, la fabrication et la vente de l’opium à toutes fins autres que celles de la médecine, S.C. 1908, ch. 50. En 1911, cette loi a été remplacée par la Loi de l’opium et des drogues, S.C. 1911, ch. 17, qui étendait l’interdiction à la cocaïne, à la morphine et à l’eucaïne. En 1923, le Parlement a édicté la Loi de l’opium et des drogues narcotiques, 1923, S.C. 1923, ch. 22, qui ajoutait le cannabis à la liste des drogues interdites. Aucun débat n’a eu lieu à la Chambre quant à la justification de cet ajout. En 1932, un certain nombre de modifications importantes ont été apportées à la Loi modifiant la Loi de l’opium et des drogues narcotiques, 1929, S.C. 1932, ch. 20, notamment pour y inscrire des drogues synthétiques et des drogues naturelles. En 1938, l’annexe de la loi faisait état de plus de 15 drogues interdites (S.C. 1938, ch. 9) (voir le Rapport du Comité sénatorial, vol. II, p. 272‑275).
32 En 1954, la Loi sur l’opium et les drogues narcotiques a été modifiée et à la simple possession s’est ajoutée une nouvelle infraction, celle de « possession [d’]une drogue aux fins d’en faire le trafic » (S.C. 1954, ch. 38, art. 3). Dans le cas de cette infraction, la charge de la preuve était inversée, de sorte que les personnes trouvées en possession de grandes quantités de stupéfiants devaient établir que ce n’était pas pour en faire le trafic (Rapport du Comité sénatorial, vol. II, p. 282). La loi prévoyait des peines beaucoup plus sévères pour le trafic que pour la possession, ce qui a amené le juge Braidwood de la Cour d’appel à conclure que [traduction] « le principal objectif du Parlement était d’éliminer le trafic des stupéfiants et de punir les trafiquants » (par. 81).
33 Moins d’une décennie plus tard, la Loi sur l’opium et les drogues narcotiques a été remplacée par la Loi sur les stupéfiants, S.C. 1960‑61, ch. 35, qui donnait effet aux engagements internationaux du Canada découlant de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, R.T. Can. 1964 no 30. Pendant les débats relatifs au projet de loi, le ministre de la Santé nationale a qualifié la marihuana de drogue d’introduction, affirmant qu’elle pouvait fort bien « mener à l’accoutumance à l’héroïne » (Débats de la Chambre des communes, vol. VI, 4e sess., 24e lég., 7 juin 1961, p. 6194). La stratégie consistait à tenter de traiter et guérir les effets du « fléau » de la marihuana en diminuant l’offre de drogues par l’infliction de peines sévères et en réduisant la demande grâce au traitement des toxicomanes.
34 En 1997, la Loi et les parties III et IV de la Loi sur les aliments et drogues ont été abrogées et remplacées par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19 (« LRDS »). Cette nouvelle loi vise à permettre au Canada de s’acquitter des plus récentes obligations internationales qui lui incombent en matière de lutte contre les stupéfiants. Elle instaure un cadre légal régissant l’importation, l’exportation, la distribution et l’utilisation des substances figurant aux annexes des lois antérieures (Rapport du Comité sénatorial, vol. II, p. 305). Plus de 150 substances sont désormais énumérées dans les annexes de la LRDS.
2. Les sanctions prévues par la Loi
35 Depuis l’adoption de la Loi sur l’opium en 1908, on observe une diminution constante de la rigueur des sanctions infligées pour possession de drogue. En 1929, le délinquant était passible d’un emprisonnement d’au moins six mois et d’au plus sept ans, ainsi que d’une amende dont le montant allait de 200 $ à 1 000 $, ou de l’une de ces deux peines. Le tribunal avait également le pouvoir discrétionnaire de le condamner aux travaux forcés ou au fouet : Loi de l’opium et des drogues narcotiques, 1929, S.C. 1929, ch. 49, art. 4. Voir, par exemple, R. c. Forbes (1937), 69 C.C.C. 140 (C. cté C.-B.) (infliction d’une peine de 18 mois de travaux forcés et d’une amende de 200 $ pour possession de marihuana).
36 Après la modification de la Loi de l’opium et des drogues narcotiques en 1954, la sévérité des peines prévues pour les infractions comportant trafic a été haussée. Cependant, le Parlement a écarté la condamnation aux travaux forcés pour simple possession. L’emprisonnement minimal de six mois a été supprimé en 1961 lors de l’adoption de la Loi sur les stupéfiants. Toutefois, la nouvelle loi disposait, au par. 17(1), que le tribunal pouvait condamner un toxicomane à la détention aux fins de traitement pour une période indéterminée, à l’exclusion de toute autre peine.
37 En 1969, l’infraction de possession est devenue une infraction mixte, le contrevenant étant dès lors passible, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, pour une première infraction, d’une amende maximale de 1 000 $ et d’un emprisonnement maximal de six mois, ou de l’une de ces peines, et, en cas de récidive, d’une amende maximale de 2 000 $ et d’un emprisonnement maximal d’un an, ou de l’une de ces peines : S.C. 1968-69, ch. 41, art. 12. Les peines étaient évidemment plus sévères lorsque le ministère public optait pour la mise en accusation. Ces dispositions s’appliquaient toujours au moment de l’abrogation de la Loi en 1996.
3. Le cadre législatif de la Loi
38 Le Parlement n’a pas directement prévu de peines d’emprisonnement pour les infractions liées à la marihuana. La Loi dispose plutôt, au par. 3(1), que « [s]auf exception prévue par la présente loi ou ses règlements, il est interdit d’avoir un stupéfiant en sa possession ». Les substances considérées comme des stupéfiants sont énumérées aux annexes de la Loi. La marihuana y figure. Le juge du procès a conclu que, bien que la marihuana soit une drogue psychoactive, elle n’est pas (sur le plan médical) un stupéfiant. Elle est réputée être un « stupéfiant » uniquement pour les besoins de l’objectif législatif qui sous-tend l’annexe de la Loi.
39 Dans le pourvoi connexe R. c. Clay, [2003] 3 R.C.S. 735, 2003 CSC 75, affaire émanant de l’Ontario, cette mesure législative a fait l’objet de diverses attaques lui reprochant notamment d’avoir une portée excessive. Ces attaques sont analysées de manière approfondie dans les motifs que nous exposons pour rejeter ce pourvoi et qui sont déposés en même temps que les présents motifs.
C. La preuve du préjudice
40 L’argument d’inconstitutionnalité soulevé par les appelants s’appuie principalement sur une question de preuve — le « principe du préjudice » — et sur leur prétention que la possession de marihuana pour consommation personnelle est un « crime sans victime ». Les appelants soutiennent que, même en ce qui concerne le consommateur lui‑même, il n’existe aucune preuve convaincante de l’existence d’un préjudice « important » ou « non négligeable ».
41 M. Malmo‑Levine, qui se définit lui‑même comme un « consommateur chronique », ne nie pas l’existence d’un préjudice. Après tout, son organisation s’appelle « Harm Reduction Club ». Dans son mémoire, il reconnaît que [traduction] « le mésusage du cannabis peut être préjudiciable ». Au cours des plaidoiries, il a dit ceci :
[traduction] [M]on but ici était de faire en sorte qu’on cesse de se demander si les méfaits sont négligeables ou insignifiants, mais plutôt s’il est possible de les atténuer et de les réduire.
et
ce sont les groupes vulnérables, les consommateurs chroniques, les malades mentaux, les femmes enceintes et les jeunes en croissance, qui ont le plus besoin de mesures de réduction du préjudice.
1. Les aveux des appelants
42 Les appelants Malmo‑Levine, Caine et Clay ont déposé devant notre Cour un exposé conjoint des faits législatifs dans lequel ils font les aveux suivants :
(i) Dépendance
Les appelants affirment que [traduction] « [l]’usage du cannabis paraît ne créer que peu ou pas de risques de dépendance physique; toutefois, un faible pourcentage de consommateurs éprouveraient des problèmes de dépendance psychologique. [. . .] Seulement 2 % de l’ensemble des consommateurs de cannabis souffriraient de dépendance psychologique ».
(ii) Conduite d’un véhicule à moteur, pilotage d’un avion ou utilisation d’appareils complexes
Les appelants reconnaissent que [traduction] « [l]e cannabis peut être un facteur contribuant à des accidents ». Signalons également la mention suivante figurant sur la carte de membre du Harm Reduction Club (organisation dirigée par M. Malmo‑Levine) : « Le soussigné, [nom], s’engage à ne pas faire fonctionner de matériel lourd lorsqu’il est sous l’effet de la marihuana ».
(iii) Dommages pulmonaires
Les appelants reconnaissent que [traduction] « le Dr Tashkin a récemment démontré que le fait de fumer du cannabis de façon chronique entraîne une inflammation chronique des bronches ».
(iv) Schizophrénie et psychose
Les appelants soutiennent qu’[traduction] « [i]l n’a pas été prouvé que le cannabis cause des psychoses ou la schizophrénie, bien qu’on se demande s’il ne peut pas modifier l’évolution d’une psychose préexistante. »
(v) Syndrome amotivationnel
Les appelants affirment qu’[traduction] « une baisse de la motivation peut être un symptôme d’une intoxication chronique, mais ce symptôme disparaît lorsque la consommation cesse ».
(vi) Effet sur les fœtus ou les nouveau‑nés
Selon les appelants : [traduction] « Bien que certains tests aient révélé une certaine altération de la mémoire, de la parole et de l’expression verbale des idées chez des enfants d’âge scolaire, les changements étaient relativement mineurs. Fait plus important toutefois soulignons qu’aucun lien n’a été établi entre ces écarts minimes observés lors des tests et un mauvais rendement scolaire au cours des années qui ont suivi. »
(vii) Appareil reproducteur
Les appelants avancent qu’[traduction] « [i]l peut y avoir une chute brève ou aiguë d’hormones sexuelles dans le cerveau, mais ce taux revient vite à la normale, même si la personne ne cesse pas complètement de fumer du cannabis ».
43 Il est certain que la société canadienne est devenue beaucoup plus sceptique à l’égard des méfaits de la marihuana qu’elle ne l’était à l’époque où Emily Murphy, magistrate d’Edmonton, affirmait qu’un individu se trouvant sous l’effet de la marihuana [traduction] « perdait tout sens de la responsabilité morale [. . .] était insensible à la souffrance [. . .] devenait un fou furieux [. . .] capable de tuer [. . .] en faisant preuve de la plus grande cruauté » (The Black Candle (1922), p. 332-333). Toutefois, reconnaître le caractère excessif de tels propos n’équivaut pas à dire que la marihuana est inoffensive.
2. Le Rapport de la Commission Le Dain
44 Créée en 1969, la Commission Le Dain a déposé son rapport en 1972. Elle a recommandé la décriminalisation de la marihuana, exprimant cependant diverses inquiétudes relativement à la consommation de cette substance. La majorité des commissaires a fait état de quatre domaines importants de préoccupation sociale (à la p. 270) :
1. « les effets du cannabis sur le développement des adolescents; »
2. « ses répercussions sur la conduite des véhicules et des machines; »
3. « la possibilité de détériorations et d’affections mentales engendrées par le cannabisme; »
4. « l’effet d’entraînement qui peut occasionner des polytoxicomanies. »
45 Au cours des 30 années qui se sont écoulées depuis, d’autres recherches et études ont remis en question certaines de ces conclusions.
3. Les conclusions de la juge du procès dans Caine
46 Relativement à certaines des mises en garde les plus virulentes contre le préjudice que causerait l’usage de la marihuana, la juge Howard de la Cour provinciale a étudié l’abondante preuve dont elle disposait afin de mettre en perspective les méfaits potentiels associés à la consommation de marihuana, eu égard aux données actuelles, et elle a tiré les conclusions suivantes (au par. 40) :
[traduction]
1. la consommation occasionnelle ou modérée de marihuana par un adulte bien portant n’a généralement pas d’effets néfastes pour sa santé, même si elle se poursuit pendant une longue période;
2. il n’y a aucune preuve concluante de dommages physiques ou mentaux irréversibles pour les usagers, sauf pour ce qui est des poumons. On signale de tels dommages uniquement chez les usagers chroniques qui consomment de grandes quantités de marihuana, à savoir les personnes fumant au moins 1, et probablement 3 à 5 joints quotidiennement;
3. il n’y a aucune preuve que la consommation occasionnelle ou modérée de marihuana par un adulte en santé lui cause des dommages physiques ou mentaux irréversibles;
4. la consommation de marihuana agit sur les fonctions mentales et, pour cette raison, une personne ne devrait pas en consommer lorsqu’elle conduit un véhicule à moteur, pilote un avion ou fait fonctionner un appareil complexe;
5. il n’y a aucune preuve démontrant que la marihuana déclenche des psychoses chez les adultes en bonne santé qui n’en consomment qu’occasionnellement ou modérément; pour ce qui est des grands consommateurs, la preuve révèle que la psychose induite par la consommation de cannabis ne se manifeste que lorsque l’usager présente une prédisposition à une telle maladie mentale;
6. la marihuana ne crée pas de dépendance;
7. l’effet potentiellement toxicomanogène de la marihuana chez les grands consommateurs est un sujet de préoccupation, mais comme elle n’est pas une drogue à effet très renforçateur comme l’héroïne ou la cocaïne, la dépendance physique n’est pas un problème important; la dépendance psychique peut être un problème dans le cas des consommateurs chroniques;
8. il n’y a pas de lien de causalité entre la consommation de marihuana et la criminalité;
9. il n’y a aucune preuve que la marihuana soit une drogue d’introduction et la grande majorité des consommateurs de marihuana n’essaient pas des drogues dures . . .
10. la marihuana ne rend pas les gens agressifs ou violents; bien au contraire, elle a tendance à les rendre passifs et calmes;
11. il n’y a eu aucun décès attribuable à la consommation de marihuana;
12. il n’y a aucune preuve de l’existence d’un syndrome amotivationnel, bien que la consommation chronique de marihuana puisse réduire la motivation, notamment si l’usager en fume si souvent qu’il se trouve dans un état d’intoxication chronique;
13. si l’on présume que les niveaux actuels de consommation restent stables, les coûts des soins de santé liés à l’usage de la marihuana sont très très faibles si on les compare à ceux liés à la consommation du tabac et de l’alcool.
47 Dans l’affaire Caine, après avoir conclu que la consommation de la marihuana n’est pas aussi nocive qu’on le prétend parfois, la juge du procès a ajouté que la marihuana n’est pas [traduction] « une drogue complètement inoffensive pour tous les usagers » (par. 42). Elle a affirmé ceci (aux par. 121-122) :
[traduction] La preuve qui m’a été soumise démontre l’existence de motifs raisonnables de croire que [la consommation de marihuana] comporte les risques suivants pour la santé.
Les effets aigus de la marihuana présentent un risque général pour les consommateurs de cette drogue, mais ces effets néfastes sont rares et passagers. Les personnes qui subissent ces effets aigus sont moins aptes à conduire un véhicule à moteur, à piloter un avion ou à exercer d’autres activités exigeant de faire fonctionner des appareils complexes. Ces personnes créent, de ce point de vue, un risque de préjudice pour les autres membres de la société. Eu égard aux niveaux actuels de consommation, on ne saurait affirmer que le nombre d’accidents causés par des personnes sous l’effet de la marihuana est important.
48 Un aspect fondamental des conclusions de la juge Howard est l’existence de quelque 50 000 usagers chroniques qu’il n’est pas possible d’identifier à l’avance, mais qui constituent un risque pour eux‑mêmes et sont susceptibles d’engendrer des coûts pour la société (aux par. 123-126) :
[traduction] Il se peut également que la personne qui consomme occasionnellement de la marihuana devienne éventuellement un consommateur chronique ou fasse partie des personnes vulnérables mentionnées dans la documentation. Il est impossible d’identifier d’avance ces personnes.
Pour ce qui est des consommateurs chroniques de marihuana, ils courent des risques pour leur santé. Ces problèmes sont graves, mais ils découlent principalement du fait que la drogue est fumée, plutôt que des ingrédients actifs de celle-ci. Environ 5 % de tous les consommateurs de marihuana sont des consommateurs chroniques. Suivant les niveaux actuels de consommation, cela représente environ 50 000 personnes. La légalisation risque d’entraîner une augmentation des niveaux de consommation et, corollairement, du nombre absolu de consommateurs chroniques.
De plus, il existe également des risques pour la santé des personnes vulnérables mentionnées dans la documentation. On ne m’a fourni aucune information indiquant combien de personnes sont susceptibles d’entrer dans cette catégorie. Étant donné qu’il s’agit notamment de jeunes adolescents, personnes peut‑être plus disposées à devenir des consommateurs chroniques, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un groupe minuscule.
Tous les risques susmentionnés entraînent des coûts pour la société, tant pour le système de soins de santé que pour le régime d’aide sociale. Compte tenu des niveaux actuels de consommation, ces coûts sont négligeables si on les compare à ceux liés à l’alcool et aux drogues (sic). La légalisation risque d’entraîner une augmentation du nombre d’usagers et, en conséquence, de ces coûts. [Nous soulignons.]
49 Plus de 20 ans après le dépôt du rapport de la Commission Le Dain, le rapport Hall a été déposé en Australie. Dans l’affaire Caine, la juge du procès a signalé que [traduction] « [l]es témoins qui ont comparu devant moi (à l’exception peut‑être du Dr Morgan) s’accordaient pour dire que les conclusions du rapport Hall étaient valables [. . .], compte tenu des données scientifiques disponibles à l’époque » (par. 48). Les auteurs du rapport Hall, publié en 1994, ont considéré les effets suivants comme des « effets chroniques » :
[traduction] [L]es principaux effets néfastes probables [de la consommation chronique] semblent être les suivants :
— troubles respiratoires liés au fait que la substance est fumée, par exemple bronchite chronique et apparition de changements histopathologiques qui peuvent être des signes précurseurs du développement de tumeurs malignes;
— développement du syndrome de dépendance au cannabis, qui se caractérise par l’incapacité de s’abstenir d’en consommer ou de limiter sa consommation;
— formes subtiles d’affaiblissement des facultés cognitives, plus particulièrement manque d’attention et pertes de mémoire, qui persistent quand le consommateur reste intoxiqué de manière chronique et qui peuvent être réversibles ou non après une abstinence prolongée.
[L]es principaux effets néfastes possibles [de la consommation chronique c’est‑à‑dire les effets] qui restent à être confirmés par des recherches additionnelles [sont les suivants] :
— risque accru de cancers des voies aérodigestives, c’est-à-dire la cavité buccale, le pharynx et l’œsophage;
— risque accru de leucémie pour les enfants qui ont été exposés à la drogue pendant qu’ils étaient encore dans l’utérus de leur mère;
— baisse du rendement professionnel marquée par une improductivité chez les adultes dont les activités requièrent l’application d’habiletés intellectuelles poussées et par des résultats scolaires médiocres chez les adolescents;
— anomalies congénitales chez les enfants dont la mère a consommé du cannabis pendant la grossesse.
(W. Hall, N. Solowij et J. Lemon, National Drug Strategy : The health and psychological consequences of cannabis use (1994) (le « rapport Hall »), p. ix (en italique dans l’original))
50 Une version révisée du rapport Hall a été publiée en 2001. Les conclusions de cette version sont similaires à celles de 1994, si ce n’est que la probabilité d’affaiblissement des facultés cognitives est devenue une simple possibilité, le risque de cancer (associé à l’inhalation de marihuana) a été élevé au rang des probabilités et les risques de leucémie et d’anomalies congénitales ne sont plus signalés.
51 La juge du procès a souligné que le rapport Hall de 1994 faisait état de trois groupes traditionnels « à risque élevé » (au par. 46) :
[traduction]
(1) Les adolescents aux résultats scolaires médiocres [. . .];
(2) Les femmes en âge de procréer [. . .];
(3) Les personnes qui souffrent d’affections préexistantes comme des maladies cardiovasculaires, des troubles respiratoires, la schizophrénie ou d’autres toxicomanies . . .
Le bien-fondé de l’inclusion des « femmes en âge de procréer » pourrait devoir être réexaminé à la lumière d’études plus récentes selon lesquelles la marihuana pourrait ne pas causer d’anomalies congénitales. Toutefois, vu l’importance considérable de ce risque pour tous les intéressés et la nécessité généralement reconnue de poursuivre les recherches, nous devons accepter que, sur ce point, comme sur bien d’autres, « on ne peut pas encore se prononcer ».
52 La juge du procès a signalé, au par. 46, que les conclusions du rapport Hall de 1994 étaient similaires (sauf pour les inquiétudes touchant la leucémie et les anomalies congénitales) à celles d’un rapport publié quelques années plus tard par la Division de la santé mentale et de la prévention des toxicomanies de l’Organisation mondiale de la santé (Cannabis : a health perspective and research agenda (1997)), dont l’extrait suivant porte sur les [traduction] « effets aigus [. . .] sur la santé », c’est-à-dire les effets ressentis par l’usager pendant la consommation de la marihuana et durant une certaine période par la suite (à la p. 30) :
[traduction]
Effets aigus de la consommation du cannabis sur la santé
Les effets aigus de la consommation du cannabis sont reconnus depuis de nombreuses années et des études récentes sont venues confirmer et compléter les constatations antérieures. Ces effets peuvent être résumés ainsi :
— le cannabis nuit au développement cognitif (capacités d’apprentissage), y compris les processus associatifs; le rappel libre, au cours duquel des éléments mémorisés doivent être évoqués, est souvent perturbé lorsqu’il y a consommation de cannabis pendant les périodes d’apprentissage et de rappel;
— le cannabis nuit à la performance psychomotrice dans une grande variété de tâches, comme la coordination motrice, l’attention partagée et différentes tâches d’exécution; la performance humaine nécessaire au fonctionnement de machines complexes peut être altérée pendant une période pouvant aller jusqu’à 24 heures après que l’intéressé a fumé du cannabis contenant aussi peu que 20 mg de THC; les personnes qui conduisent sous l’effet du cannabis courent un plus grand risque d’accidents de la route.
53 L’Organisation mondiale de la santé a également dressé la liste des effets chroniques et thérapeutiques de la consommation de marihuana, liste qui est reproduite à l’annexe des présents motifs.
4. Les rapports parlementaires
54 Les parties ont porté à notre attention un certain nombre de rapports qui ont été présentés au Parlement depuis le prononcé des décisions attaquées et dont nous pouvons et devons prendre connaissance d’office.
55 En septembre 2002, le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites a conclu que « l’état des connaissances permet de penser que, pour la vaste majorité des usagers récréatifs, la consommation de cannabis ne présente pas des conséquences néfastes sur leur santé physique, psychologique ou sociale à court ou à long terme » (vol. I, p. 176).
56 Le Comité sénatorial a en même temps reconnu que la consommation de cette substance pouvait être dommageable pour une minorité d’usagers, notamment les personnes vulnérables mentionnées dans le rapport Hall et par la juge du procès (vol. I, p. 177-178) :
Le Comité est d’avis qu’en raison de ses effets potentiels sur le système cannabinoïde endogène et les fonctions cognitives et psychosociales, toute consommation chez les jeunes de moins de 16 ans est une consommation à risque.
Sur la base de nos estimations, ce seraient environ 50 000 jeunes.
. . .
L’usage excessif de cannabis fumé peut avoir certaines conséquences négatives sur la santé physique, notamment sur le système respiratoire (bronchites chroniques, cancer des voies respiratoires supérieures).
L’usage excessif de cannabis peut entraîner des conséquences psychologiques négatives sur les usagers, notamment des difficultés de concentration et d’apprentissage, ou, dans des cas rares et chez des personnes déjà prédisposées, déclencher des épisodes psychotiques ou schizophréniques.
L’usage excessif de cannabis peut entraîner des conséquences sur la santé sociale des usagers, notamment leur insertion professionnelle et sociale et leur capacité à accomplir des tâches.
L’usage excessif de cannabis peut entraîner une dépendance qui demandera un traitement; toutefois, la dépendance induite par le cannabis est moins sévère et moins fréquente que la dépendance à d’autres substances psychoactives y compris l’alcool et le tabac.
57 Faisant écho à bon nombre d’autres rapports et études, le Comité sénatorial a mis en relief la nécessité de poursuivre les recherches, notamment en ce qui concerne les répercussions potentielles de la consommation de marihuana sur certains troubles psychiatriques (vol. I, p. 161) :
En l’état, la plupart des rapports scientifiques s’entendent pour conclure qu’il convient de mener davantage de recherche, avec des protocoles plus rigoureux, permettant notamment la comparaison avec d’autres populations et d’autres substances.
58 En décembre 2002, le Comité spécial de la Chambre des communes sur la consommation non médicale de drogues ou médicaments a déposé un rapport sur les avantages thérapeutiques et les possibles effets néfastes de la marihuana sur certains consommateurs de cette substance et a recommandé que la possession de marihuana donne lieu « à la délivrance d’une contravention sauf en cas de circonstances aggravantes », comme la conduite avec les facultés affaiblies (Politique pour le nouveau millénaire : Redéfinir ensemble la stratégie canadienne antidrogue (2002), p. 144).
59 Le 27 mai 2003, le ministre de la Justice a présenté le projet de loi C‑38, qui prévoit la suppression de l’emprisonnement comme peine susceptible d’être infligée aux personnes reconnues coupables d’avoir eu en leur possession 15 grammes ou moins de marihuana.
60 Les rapports des comités du Sénat et de la Chambre des communes vont dans le sens des conclusions des tribunaux de la Colombie‑Britannique selon lesquelles, bien que la marihuana ne soit pas une drogue « inoffensive », le degré et l’étendue du préjudice associé à sa consommation demeurent une question controversée, tout comme le bien‑fondé du cadre législatif actuel.
61 Nous ne voyons aucune raison de remettre en question ces conclusions de fait. Il paraît clair que la consommation de marihuana a moins d’effets graves et permanents qu’on ne l’a déjà prétendu, mais ses effets psychoactifs et ses effets sur la santé peuvent être néfastes et, dans le cas des personnes vulnérables, le préjudice peut être grave et important.
62 Nous allons maintenant examiner les arguments juridiques des parties.
D. Le partage des compétences
63 L’appelant Caine soutient que le Parlement n’a pas compétence pour criminaliser la possession de marihuana aux fins de consommation personnelle, que ce soit en vertu de son pouvoir résiduel de faire des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » ou celui de légiférer en matière de droit criminel.
1. L’objet de la Loi
64 L’appelant Caine prétend en outre que le ministère public invoque à tort un « objet changeant » dans l’espoir de maintenir la validité de l’interdiction visant la marihuana. Il prétend que, à l’origine, la prohibition du cannabis ne reposait sur aucune allégation légitime que le cannabis serait préjudiciable à la santé publique, mais plutôt sur une attitude raciste à l’endroit des consommateurs orientaux, ainsi que sur des craintes irrationnelles, non démontrées et injustifiées. À la lumière de l’évolution des mentalités et des connaissances, les faits législatifs à la base de l’objectif initial auraient été réfutés. L’interdiction aurait donc cessé d’être intra vires. Comme l’a souligné notre Cour dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 335 :
L’objet d’une loi est fonction de l’intention de ceux qui l’ont rédigée et adoptée à l’époque, et non pas d’un facteur variable quelconque.
65 Il n’est pas nécessaire que nous examinions le droit applicable en la matière, puisque cet argument a, au regard des faits, été rejeté par le juge Braidwood de la Cour d’appel, qui a procédé à une analyse détaillée de l’historique de la Loi et conclu que l’interdiction visant la simple possession de marihuana avait toujours eu [traduction] « plus d’un fondement. Elle a toujours visé à empêcher que la dépendance aux drogues ne cause préjudice à la société, qu’on pense par exemple aux larcins commis dans le but de se procurer l’argent nécessaire pour acheter des drogues » (par. 96). Les dispositions législatives postérieures à 1954 ont poursuivi cet objectif général en faisant une place plus grande au traitement et à la « guérison » des toxicomanes, en vue d’éliminer le « marché » que servent les trafiquants de drogues au Canada. Nous acceptons cette analyse. En conséquence, bien qu’aucune explication n’ait été donnée pendant les débats à la Chambre des communes pour justifier l’ajout du cannabis (marihuana) à la liste des substances interdites par la Loi en 1923, la preuve appuie la conclusion du juge Braidwood selon laquelle l’un des objectifs principaux de l’interdiction — depuis son adoption et par la suite — est la protection de la sécurité publique et de la santé. Cet objectif est demeuré lors de l’ajout à la Loi, en 1961, des dispositions concernant les traitements. L’objet et le caractère de la Loi sont restés les mêmes, mais de nouveaux moyens s’y sont greffés pour réaliser l’objectif initial de protection de la sécurité publique et de la santé. Vu ces circonstances, il est impossible d’affirmer que l’argument du ministère public est défectueux du fait qu’il s’appuierait à tort sur le critère de l’objet « changeant ».
2. Le pouvoir de légiférer sur les stupéfiants
66 Nous allons maintenant examiner la question de savoir si la Loi résulte de l’exercice par le Parlement soit de son pouvoir résiduel de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement, soit du pouvoir que lui reconnaît le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 de légiférer en matière de droit criminel, ou si, comme le prétendent les appelants, elle ne relève d’aucun de ces chefs de compétence fédérale et est en conséquence ultra vires.
a) Paix, ordre et bon gouvernement
67 Il y a de cela presque 25 ans, dans une décision rendue à la majorité, notre Cour a confirmé la constitutionnalité de la Loi sur le fondement du pouvoir résiduel du Parlement de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada : R. c. Hauser, [1979] 1 R.C.S. 984. S’exprimant pour la majorité, le juge Pigeon a dit que la Loi visait « essentiellement un problème récent qui n’existait pas à l’époque de la Confédération et n’entr[ait] manifestement pas dans la catégorie des “Matières d’une nature purement locale ou privée” » (p. 1000). Il a donc considéré que l’objet de la Loi s’apparentait à d’autres innovations telles l’aviation et la radiocommunication. Le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a exprimé sa dissidence sur ce point, estimant que la Loi devait être considérée comme relevant du pouvoir du fédéral de légiférer en matière de droit criminel. Au soutien de cette conclusion, il a invoqué l’arrêt Industrial Acceptance Corp. c. The Queen, [1953] 2 R.C.S. 273, dans lequel notre Cour avait confirmé la constitutionnalité de la Loi de l’opium et des drogues narcotiques, 1929, en tant qu’exercice valide de ce chef de compétence fédérale.
68 Dans son opinion dissidente dans l’arrêt Hauser, le juge Dickson s’est notamment demandé si la Couronne fédérale avait le pouvoir d’intenter des poursuites pénales (voir, par exemple, p. 1011). Certains commentateurs ont avancé l’hypothèse que, parce qu’elle était profondément divisée sur la question, la Cour s’était efforcée de valider la Loi au titre de la compétence relative à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement (voir, par exemple, P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. pour étudiants 2002), p. 438). Dans la mesure où ces considérations ont joué dans la décision des juges majoritaires, le pouvoir du procureur général fédéral d’engager des poursuites pour des infractions créées en vertu de la compétence fédérale relative au droit criminel a été confirmé dans Procureur général du Canada c. Transports Nationaux du Canada, Ltée, [1983] 2 R.C.S. 206 (pouvoir du fédéral d’intenter des poursuites en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C‑23, par. 15(2) et al. 32(1)c)), et R. c. Wetmore, [1983] 2 R.C.S. 284 (pouvoir du fédéral d’engager des poursuites en vertu de la Loi des aliments et drogues, S.R.C. 1970, ch. F‑27, art. 8, 9 et 26). Voir également R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254, p. 283 (le législateur fédéral a compétence pour déléguer à des fonctionnaires provinciaux le pouvoir d’engager des poursuites relativement aux infractions prévues par la Loi sur les jeunes contrevenants, S.C. 1980‑81‑82‑83, ch. 110, art. 4).
69 Dans Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980] 1 R.C.S. 914, p. 944‑945, notre Cour a fait état de trois situations qui relèvent du pouvoir résiduel du législateur fédéral :
(i) l’existence d’une situation d’urgence nationale;
(ii) la matière n’existait pas à l’époque de la Confédération et ne peut manifestement pas être placée dans la catégorie des sujets de nature purement locale ou privée; et
(iii) la matière « dépasse les préoccupations ou les intérêts locaux ou provinciaux et doit par sa nature même constituer une préoccupation pour le Dominion dans son ensemble ».
70 Aucune des parties ne prétend que le niveau de consommation de marihuana constitue une situation d’urgence nationale. Pour ce qui est de la deuxième possibilité, si, conformément à la conclusion à laquelle nous arrivons plus loin, la Loi résulte d’une application légitime par le fédéral de sa compétence relative au droit criminel, il serait contraire à cette conclusion de confirmer la validité de la Loi sur le fondement du volet du pouvoir résiduel de légiférer, soit celui concernant les champs de compétence législative « nouveaux », non attribués. Dans cette mesure, nous sommes en désaccord avec le point de vue exprimé par les juges majoritaires dans l’arrêt Hauser, précité.
71 Compte tenu des observations qui précèdent, seul le troisième volet du pouvoir résiduel pourrait encore être invoqué comme fondement potentiel de la Loi. Le procureur général du Canada fait valoir que la réglementation des stupéfiants est un objectif législatif qui « dépasse les préoccupations ou les intérêts locaux ou provinciaux et doit par sa nature même constituer une préoccupation pour le Dominion dans son ensemble ». Voici comment il formule son point de vue :
[traduction] L’importation, la fabrication, la distribution et l’utilisation de psychotropes ont, dans l’ensemble du pays, des répercussions auxquelles l’on ne peut s’attaquer que de manière intégrée à l’échelle nationale. En outre, vu la dimension internationale du problème, la prise de mesures locales ne saurait être efficace.
72 Nous n’excluons pas la possibilité que la Loi puisse être justifiable par application du volet « intérêt national » du raisonnement adopté dans R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401, p. 432, où la Cour a jugé qu’il était essentiel, pour que le Canada puisse s’acquitter de ses obligations internationales en matière d’environnement, que les provinces et le fédéral agissent de façon concertée, chacun à l’intérieur de ses champs respectifs de compétence législative. À notre avis, cependant, la Cour doit refuser en l’espèce de réexaminer la question de la compétence fédérale sur les drogues en général (ou la marihuana en particulier) découlant du pouvoir résiduel de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement. Si le Parlement retient l’une des options actuellement envisagées et soustrait entièrement la marihuana à l’application du droit criminel, son pouvoir de légiférer sur la consommation de la marihuana dans le seul but de la régir pourrait bien être remis en question. Dans un tel cas, il serait immanquablement présenté à notre Cour une plus grande quantité de faits législatifs et d’observations que les éléments dont nous disposons en l’espèce. Notre conclusion selon laquelle l’interdiction actuelle visant la consommation de la marihuana peut s’appuyer sur la compétence relative au droit criminel rend inutile l’examen de l’autre prétention du procureur général, où il invoque le pouvoir résiduel de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement. Cette question devra donc être tranchée à une autre occasion.
b) La compétence relative au droit criminel
73 La compétence du fédéral en matière criminel comporte « la plénitude des pouvoirs » à cet égard et a été interprétée de manière généreuse :
[traduction] Un crime est un acte que la loi défend en y attachant des sanctions pénales appropriées; mais comme les interdictions ne sont pas promulguées en vase clos, nous pouvons à bon droit rechercher le mal ou l’effet nuisible ou indésirable pour le public qui est visé par la loi. Cet effet peut viser des intérêts sociaux, économiques ou politiques; et le législateur a eu en vue la suppression du mal ou la sauvegarde des intérêts menacés.
(Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1 (le « Renvoi sur la margarine »), p. 49)
Dans la présente affaire, « le mal ou l’effet nuisible ou indésirable » pour le public est le préjudice imputé à la consommation de marihuana à des fins non thérapeutiques.
74 Pour qu’une loi puisse être considérée comme relevant du droit criminel, elle doit comporter les trois éléments suivants : un objet valide de droit criminel assorti d’une interdiction et d’une sanction (Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), [2000] 1 R.C.S. 783, 2000 CSC 31, par. 27). Le droit criminel englobe les lois favorisant la paix, la sécurité, l’ordre ou la santé publics et tout autre objectif public légitime. Dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, notre Cour a jugé que l’interdiction devait reposer sur un objectif public légitime. Dans Brasseries Labatt, précité, estimant qu’un risque pour la santé pouvait justifier une interdiction de nature pénale, le juge Estey a énoncé assez largement les objectifs que peut viser le droit criminel, notamment « l’ordre, la sécurité, la santé et les bonnes mœurs publics » (p. 933). Le Parlement ne peut évidemment pas exercer son pouvoir de manière illégitime, par exemple de façon déguisée, pour empiéter sur un champ de compétence provinciale : Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226, p. 237.
75 Dans de nombreuses affaires, notre Cour a confirmé la constitutionnalité de la Loi au regard du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel : Industrial Acceptance Corp., précité; Hauser, précité, le juge Dickson, dissident sur ce point, p. 1060; et Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112, le juge en chef Laskin, p. 115. D’autres tribunaux appelés à interpréter la Loi de l’opium et les lois qui lui ont succédé sont également arrivés à cette conclusion. Voir, par exemple, Dufresne c. The King (1912), 5 D.L.R. 501 (B.R. Qué.), et Ex p. Wakabayashi, [1928] 3 D.L.R. 226 (C.S.C.‑B.).
76 L’objectif de la Loi correspond au chef de compétence relatif au droit criminel, lequel vise notamment la protection des groupes vulnérables : Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, p. 595. Voir également l’arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 74‑75, où notre Cour a jugé que l’art. 251 du Code criminel — qui interdisait l’avortement sauf à des fins thérapeutiques — poursuivait un objectif valable, celui de protéger la vie et la santé des femmes enceintes, quoiqu’il n’ait pas satisfait à d’autres égards à l’analyse fondée sur l’article premier. Relativement à des questions sensiblement analogues soulevées en vertu de la Charte, notre Cour a également conclu, en application de l’article premier, que la protection de groupes vulnérables était un objectif valable justifiant l’exercice par le fédéral de sa compétence en matière de droit criminel. Dans R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, nous avons confirmé la constitutionnalité du par. 163.1(4) du Code criminel, qui interdit la possession de pornographie juvénile, en signalant qu’une atteinte à la liberté d’expression visant à prévenir un préjudice menaçant des membres vulnérables de la société constitue une mesure valide. De même, dans R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 497, notre Cour a conclu que « l’interdiction de l’obscénité dans un texte législatif constitue un objectif valide qui justifie une certaine atteinte au droit à la liberté d’expression ». Ce faisant, nous avons souligné les répercussions de l’exploitation des femmes et des enfants dans les publications et les films, phénomène qui peut dans certaines circonstances conduire à une « victimisation abjecte et servile ». Dans R. c. Keegstra, [1995] 2 R.C.S. 381, nous avons conclu que les limites apportées à la liberté d’expression par la disposition du Code criminel relative à la propagande haineuse étaient justifiées au regard de l’article premier, en raison du risque d’agression contre des minorités.
77 Contrairement aux prétentions de M. Caine, la protection de groupes vulnérables contre les préjudices que leurs membres sont susceptibles de s’infliger à eux‑mêmes n’équivaut pas seulement, à du [traduction] « moralisme juridique ». Les bonnes mœurs sont depuis toujours considérées comme une préoccupation légitime du droit criminel (Brasseries Labatt, précité, p. 933), bien que, de nos jours, cette notion ne vise pas de simples « normes de bienséance traditionnelles », mais s’entend des valeurs sociétales dépassant les attitudes pudiques ou prudes : Butler, précité, p. 498; R. c. Murdock (2003), 11 C.R. (6th) 43 (C.A. Ont.), par. 32. La protection des consommateurs chroniques mentionnés par la juge du procès, ainsi que des adolescents qui ne sont pas encore des consommateurs chroniques mais sont susceptibles de le devenir, est un objectif valable du droit criminel. Dans R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, notre Cour a jugé, au par. 131, que « le Parlement exerce depuis longtemps un vaste contrôle sur des matières comme les aliments et drogues au moyen d’interdictions fondées sur la compétence en matière de droit criminel ». Voir également Berryland Canning Co. c. La Reine, [1974] 1 C.F. 91 (1re inst.), p. 94-95; ainsi que l’arrêt Standard Sausage Co. c. Lee (1933), 60 C.C.C. 265 (C.A.C.‑B.), qui a été complété par des motifs additionnels publiés à (1934), 61 C.C.C. 95. À notre avis, la réglementation d’une [traduction] « drogue psychoactive » qui « agit sur les fonctions mentales » soulève manifestement des questions de santé et de sécurité publiques, tant en ce qui concerne le consommateur lui-même que les personnes dans la société qui sont touchées par son comportement.
78 La consommation de marihuana peut donc à juste titre faire l’objet de mesures édictées en vertu de la compétence relative au droit criminel. Dans l’arrêt Butler, p. 504, notre Cour a conclu que le Parlement peut agir sur le fondement d’une crainte raisonnée de préjudice et, à notre avis, il peut également intervenir sur le fondement d’une crainte raisonnée de préjudice même si, à l’égard de certains aspects de la question, « la situation n’est pas encore nette ». Au vu des conclusions concordantes des juridictions inférieures sur la question du « préjudice », nous confirmons que la Loi en général et l’inscription de la marihuana à l’annexe en particulier, ressortissent à la compétence législative reconnue au Parlement par le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.
79 Avant l’adoption de la Charte en 1982, cette conclusion, qui valide l’exercice de la compétence relative au droit criminel, aurait suffi pour débouter les appelants. Dorénavant, évidemment, lorsque le Parlement légifère, il doit non seulement avoir le pouvoir de le faire en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 mais également exercer ce pouvoir en tenant compte des droits et des libertés que la Charte garantit à chacun.
80 Nous allons maintenant examiner les arguments des appelants fondés sur la Charte.
E. L’article 7 de la Charte
81 L’appelant Malmo‑Levine soutient que fumer de la marihuana fait partie intégrante du mode de vie qu’il privilégie et que la criminalisation de la possession et du trafic de la marihuana constitue une atteinte inadmissible à sa liberté personnelle.
82 Pour sa part, l’appelant Caine attaque la menace d’emprisonnement que fait peser une déclaration de culpabilité pour possession de marihuana et plaide qu’une telle peine n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Si la peine est invalidée, l’infraction doit l’être aussi, dit-il.
83 Ces atteintes à la « liberté » sont évidemment très différentes. Nous nous proposons donc de déterminer d’abord quel « droit » garanti par l’art. 7 est en jeu, puis d’examiner les principes de justice fondamentale applicables. Enfin, nous nous demanderons si la privation du droit garanti par l’art. 7 qui aura été identifié est conforme aux principes de justice fondamentale pertinents dans les présents pourvois. Comme nous l’expliquons plus loin, nous estimons qu’il n’a pas été porté atteinte aux droits garantis par l’art. 7. Il ne sera donc pas nécessaire de faire l’analyse requise par l’article premier lorsqu’il y a atteinte et de se demander s’il s’agit d’une atteinte dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
1. Les droits en jeu
84 Nous affirmons d’emblée que la possibilité d’emprisonnement pour simple possession de marihuana suffit pour justifier un examen fondé sur l’art. 7 : Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486. Toutefois, la thèse de M. Malmo‑Levine (que défend également l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association) nous contraint à décider si des considérations d’autonomie personnelle plus générales, moins graves que l’emprisonnement, permettent également d’invoquer la protection de l’art. 7. L’appelant Caine, qui parle dans son mémoire de consommation [traduction] « récréative » ou « sociale » de cannabis, écrit ce qui suit, au par. 30 :
[traduction] On prétend que la décision d’avoir du cannabis (de la marihuana) en sa possession ou d’en consommer, même si cela peut être préjudiciable au consommateur, est analogue à la décision de manger certains aliments plutôt que d’autres, de manger ou non des aliments gras; il s’agit en conséquence d’une décision d’importance personnelle fondamentale comportant un choix de l’intéressé, qui touche à son autonomie personnelle.
85 Dans l’arrêt Morgentaler, précité, p. 166, la juge Wilson a émis l’opinion que le droit à la liberté « confère à l’individu une marge d’autonomie dans la prise de décisions d’importance fondamentale pour sa personne », « sans intervention de l’État ». En conséquence, la liberté n’est pas que l’absence de contraintes physiques. Elle s’entend aussi du « droit à une sphère irréductible d’autonomie personnelle où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État » : Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 66; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 80. Cette affirmation ne vaut que dans la mesure où les sujets en cause « peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles » : Godbout, précité, par. 66. Voir également Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, par. 54; Buhlers c. British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles) (1999), 170 D.L.R. (4th) 344 (C.A.C.‑B.), par. 109; Horsefield c. Ontario (Registrar of Motor Vehicles) (1999), 44 O.R. (3d) 73 (C.A.).
86 Bien que nous soyons prêts à admettre que fumer de la marihuana constitue pour M. Malmo‑Levine un aspect central de son mode de vie, la portée de la Constitution ne saurait être élargie pour protéger toute activité qu’une personne choisit de définir comme essentielle à son mode de vie. Il y a des personnes qui choisissent de fumer de la marihuana, alors que certaines sont obsédées par le golf et d’autres s’adonnent compulsivement aux jeux de hasard. L’appelant Caine parle même d’un goût pour les aliments gras. Une société qui étendrait la protection de sa Constitution à de telles préférences personnelles serait ingouvernable. Selon nous, de telles décisions concernant le mode de vie ne sont pas « des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles » (Godbout, précité, par. 66).
87 En toute déférence, nous estimons que la décision de M. Malmo-Levine de centrer son mode de vie sur la consommation récréative de marihuana ne bénéficie pas de la protection de la Charte. Il n’existe pas en soi de droit constitutionnel de fumer du « pot » à des fins récréatives.
88 Les appelants invoquent aussi le droit à la « sécurité de [leur] personne » que leur garantit l’art. 7. Dans l’arrêt Morgentaler, précité, p. 56, le juge en chef Dickson a reconnu que « la tension psychologique grave causée par l’État » (nous soulignons) suffit pour qu’il y ait atteinte à ce droit. Toutefois, comme les appelants soutiennent que la consommation de marihuana ne crée pas de dépendance, l’interdiction frappant cette substance ne pourrait donc pas avoir pour effet de créer un niveau de tension faisant intervenir un droit constitutionnel. La question serait très différente si les appelants fumaient de la marihuana à des fins thérapeutiques, mais ce n’est le cas d’aucun d’eux.
89 Il en va autrement de la possibilité d’emprisonnement. Il ne fait aucun doute à notre avis que le risque que courent les appelants d’être envoyés en prison met en jeu leur droit à la liberté. Par conséquent, il est nécessaire de passer à l’étape suivante de l’analyse fondée sur l’art. 7 et de se demander quels sont les principes de justice fondamentale pertinents et si ce risque de privation de liberté est conforme à ces principes.
2. Les principes de justice fondamentale
90 Les appelants reconnaissent que le Parlement peut prendre des mesures pour éviter que des personnes subissent un préjudice, sans pour autant porter atteinte aux principes de justice fondamentale. Ils plaident l’absence de préjudice et prétendent que le fait de les priver de leur liberté constitue une négation de leur droit à la justice fondamentale, négation qui ne favorise pas un intérêt légitime de l’État. Selon eux, toute autre conclusion exigerait des tribunaux qu’ils avalisent l’exercice arbitraire ou irrationnel de la compétence relative au droit criminel, en contravention des principes de justice fondamentale. Comme l’a dit le juge Sopinka dans l’arrêt Rodriguez, précité, p. 594 :
Lorsque la restriction du droit en cause ne fait que peu ou rien pour promouvoir l’intérêt de l’État (quel qu’il puisse être), il me semble qu’une violation de la justice fondamentale sera établie puisque la restriction du droit du particulier n’aura servi aucune fin valable.
91 Les arguments avancés par les appelants sur le fondement de l’art. 7 comportent plusieurs volets qui supposent l’exigence d’un préjudice. Premièrement, les appelants affirment que la seule raison susceptible de justifier une mesure législative de nature criminelle est la prévention d’un préjudice à autrui; selon eux, le droit criminel ne peut interdire un comportement qui ne cause préjudice qu’à son auteur. Deuxièmement, ils avancent que, de toute manière, la marihuana n’est pas une substance nocive et que, en conséquence, le fait d’interdire la simple possession de cette substance est une mesure arbitraire ou irrationnelle. Troisièmement, ils soutiennent que la criminalisation de la possession de cannabis a, tant sur les consommateurs qui sont accusés et reconnus coupables de l’infraction en question que sur l’administration de la justice en général — à cause de la déconsidération de la loi qu’engendre cette mesure — des effets néfastes qui sont tout à fait disproportionnés aux intérêts sociétaux que l’interdiction est censée favoriser. Enfin, ils affirment que la décision du Parlement de criminaliser la possession de cannabis constitue une mesure discriminatoire et inéquitable, étant donné que celui-ci ne criminalise pas la possession et la consommation d’alcool et de tabac.
92 L’appelant Malmo‑Levine prétend en outre que toute analyse axée sur le préjudice doit s’attacher aux consommateurs qui sont en bonne santé et prennent des mesures pour réduire le préjudice. Il ajoute que la Cour d’appel a commis une erreur [traduction] « en qualifiant d’intrinsèques les effets préjudiciables susceptibles de découler de la consommation de cannabis, au lieu de les considérer comme le résultat de méthodes inadéquates de culture, de distribution et de consommation » (mémoire de Malmo-Levine, par. 2).
93 Nous examinerons tout d’abord un certain nombre de points préliminaires soulevés par les appelants.
a) Le bien-fondé de la pondération des intérêts de la société et des droits de l’individu dans l’analyse requise par l’art. 7
94 L’appelant Caine plaide que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a eu tort de tenir compte, dans l’analyse fondée sur l’art. 7, d’un certain nombre d’intérêts sociétaux qui n’ont aucun rapport avec les « principes de justice fondamentale », et qui, à son avis, ne devraient être pris en considération, si tant est qu’ils doivent l’être, que pour justifier une atteinte conformément à l’article premier. En d’autres mots, il soutient que les intérêts sociétaux ne sont pas pertinents pour définir le droit garanti à l’art. 7, mais seulement pour décider si le droit est restreint par une règle de droit dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique.
95 Le juge Braidwood de la Cour d’appel a estimé que, en l’espèce, le [traduction] « principe de justice fondamentale applicable » était le principe du préjudice (voir le par. 159). Cependant, après avoir conclu que l’interdiction de la simple possession était conforme au principe du préjudice, il s’est penché sur une deuxième question, celle de savoir [traduction] « si la Loi sur les stupéfiants établit un “juste équilibre” entre les droits de l’individu et les intérêts de l’État » (par. 160). Les arrêts suivants ont été mentionnés au soutien de cette approche : Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 539, le juge La Forest; Rodriguez, précité, p. 592-593, le juge Sopinka. La juge Prowse a procédé à une pondération similaire dans ses motifs de dissidence.
96 Nous ne croyons pas que ces arrêts indiquent que les tribunaux doivent, en vertu de l’art. 7, se livrer à un examen distinct pour décider si une mesure législative donnée établit un « juste équilibre » entre les droits de l’individu et les intérêts de la société en général, ou que l’établissement d’un juste équilibre constitue en soi un principe de justice fondamentale dominant. Une telle démarche générale de mise en balance des droits individuels et des intérêts sociétaux, sans égard à un principe de justice fondamentale déterminé, intègre entièrement l’examen que commande l’article premier à l’analyse fondée sur l’art. 7. Les conséquences procédurales d’une telle « fusion » sont considérables. Par exemple, selon l’avocat de l’appelant Caine, comme les appelants ont établi l’existence d’une menace à leur liberté ou à la sécurité de leur personne, la charge de la preuve est immédiatement inversée et il incombe alors au ministère public, dans l’analyse fondée sur l’art. 7, [traduction] « de faire la preuve du préjudice important qu’il invoque pour justifier le recours à des sanctions pénales » (mémoire de Caine, par. 24).
97 Nous ne sommes pas d’accord. Dans R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, les juges majoritaires de notre Cour ont souligné que, malgré certaines similitudes entre la pondération des droits et intérêts faite dans l’application de l’art. 7 et celle faite dans l’application de l’article premier, ces pondérations présentent néanmoins des différences importantes. Premièrement, la question qui se pose en vertu de l’art. 7 est celle de la délimitation des droits et des principes en cause tandis que la question qui se pose en vertu de l’article premier est de savoir si une atteinte peut être justifiée (par. 66). Deuxièmement, il a été jugé que, dans l’application de l’art. 7, la charge de la preuve appartient au demandeur à toutes les étapes de l’analyse. Ce n’est que si une atteinte à l’art. 7 est établie qu’il incombe au ministère public de la justifier conformément à l’article premier. Troisièmement, l’éventail des intérêts à prendre en considération pour l’application de l’article premier est beaucoup plus large que pour l’art. 7. Dans l’arrêt Mills, notre Cour a dit ceci, au par. 67 :
À cause de ces différences, la nature des questions et des intérêts qui doivent être évalués n’est pas la même pour les deux articles. Comme le juge Lamer (maintenant Juge en chef) l’a dit dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, à la p. 503, « les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique ». Par contre, l’article premier touche les valeurs qui sous‑tendent une société libre et démocratique, qui sont plus larges par nature. Dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, le juge en chef Dickson a affirmé, à la p. 136, que ces valeurs et ces principes « comprennent [. . .] le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société ». Dans l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, à la p. 737, le juge en chef Dickson a décrit ces valeurs et principes comme étant « nombreux, englobant les garanties énumérées dans la Charte et plus encore ».
98 La pondération des droits individuels et des intérêts sociétaux dans l’analyse fondée sur l’art. 7 n’est pertinente que pour préciser un principe de justice fondamentale en particulier. Comme l’a expliqué le juge Sopinka dans l’arrêt Rodriguez, précité, « pour établir ces principes [de justice fondamentale], il est nécessaire de pondérer les intérêts de l’État et ceux de l’individu » (p. 592-593 (nous soulignons)). Cependant, une fois précisé le principe de justice fondamentale en cause, la prise en compte d’« intérêts sociétaux » tels les coûts des soins de santé ne fait plus partie de l’analyse fondée sur l’art. 7. Ces considérations seront examinées, si tant est qu’elles le sont, dans l’application de l’article premier. Comme l’a fait observer le juge en chef Lamer dans R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 977 :
Il n’est pas acceptable que l’État puisse contrecarrer l’exercice du droit de l’accusé en tentant de faire jouer les intérêts de la société dans l’application des principes de justice fondamentale, et restreindre ainsi les droits reconnus à l’accusé par l’art. 7. Les intérêts de la société doivent entrer en ligne de compte dans l’application de l’article premier de la Charte, lorsqu’il incombe au ministère public de démontrer que la justification de la règle de droit attaquée peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
99 Selon les appelants, les principes de justice fondamentale emportent que leur comportement ne doit les exposer à une sanction pénale que dans la mesure où il cause préjudice à autrui et que l’État ne peut porter atteinte à leurs droits d’une manière arbitraire ou irrationnelle, ni leur infliger une sanction pénale disproportionnée à l’importance de l’intérêt général en cause. Il va de soi qu’en énonçant chacun de ces principes les appelants reconnaissent implicitement qu’ils ne vivent pas en vase clos et font partie d’une société plus large. Dans la détermination des principes de justice fondamentale, il faut nécessairement prendre en considération la nature sociale de notre existence collective. Ce n’est que dans cette mesure que les valeurs sociétales jouent un rôle dans la définition de la portée des droits et des principes en question.
b) L’argument de M. Malmo‑Levine fondé sur la « réduction du préjudice »
100 Nous tenons à préciser que nous n’acceptons pas la prétention de M. Malmo‑Levine selon laquelle le Parlement doit supposer que la marihuana sera consommée « de manière responsable ». Nous admettons son argument qu’une consommation prudente peut atténuer les effets préjudiciables, mais il est loisible au Parlement de présumer, plus raisonnablement, que les drogues psychoactives seront jusqu’à un certain point utilisées sans discernement. D’ailleurs, la preuve révèle qu’il y a à la fois usage et mésusage par les consommateurs chroniques et par les membres de groupes vulnérables qui se font du tort à eux‑mêmes.
c) Le principe du plaisir invoqué par M. Malmo‑Levine
101 L’argument connexe de M. Malmo‑Levine — à savoir que le plaisir du plus grand nombre ne devrait pas être compromis à cause (selon lui) d’un préjudice relativement peu important subi par une minorité — n’a pas non plus sa place dans l’analyse fondée sur l’art. 7. Dans la mesure où ils sont pertinents pour l’application de la Charte, relèvent alors de l’analyse fondée sur l’article premier les arguments utilitaires commandant une analyse coûts-bénéfices des avantages dont jouirait la majorité par rapport aux inconvénients que subirait la minorité. Les appelants doivent tout d’abord établir qu’il a été porté atteinte aux droits que leur garantit l’art. 7. Ce n’est que s’ils y parviennent qu’il incombe ensuite à l’État de montrer qu’il s’agit d’une restriction dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
d) Le « principe du préjudice »
102 Les appelants font valoir que l’interdiction visant l’usage de la marihuana ne peut être conforme à l’art. 7 que si l’État peut prouver que la simple possession de cette substance est préjudiciable à autrui. Notre collègue la juge Arbour considère cette prétention comme fondée dans la mesure où « l’État a recours à l’emprisonnement » (par. 244). En conséquence, un examen plus approfondi du « principe du préjudice » ainsi invoqué s’impose.
103 Il est important de bien saisir le sens de l’argument des appelants. Toutes les parties conviennent que l’existence d’un préjudice, particulièrement un préjudice à autrui, constitue pour l’État un intérêt suffisant le justifiant d’exercer son pouvoir de légiférer en matière de droit criminel. De prétendre les appelants, toutefois, l’absence de préjudice à autrui prive le Parlement du pouvoir d’imputer quelque responsabilité criminelle que ce soit. Voilà ce que les appelants entendent par « principe du préjudice ».
104 Il nous paraît toutefois opportun de préciser d’entrée de jeu que nous ne croyons pas que le « principe du préjudice » joue le rôle essentiel que lui attribuent les appelants dans l’appréciation des règles de droit criminel au regard des exigences de la Charte. De plus, en ce qui concerne l’accent que met notre collègue sur la possibilité d’emprisonnement (sinon la condamnation à cette peine) pour l’infraction de simple possession de marihuana, nous estimons qu’il est plus opportun de débattre la question de la peine au regard de l’art. 12 de la Charte (« traitements ou peines cruels et inusités ») que de l’art. 7, bien que cette question intéresse manifestement l’art. 7 et l’article premier, comme nous l’expliquerons un peu plus loin.
105 La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a elle aussi examiné l’affaire en tenant pour acquis que le principe du préjudice est un principe dominant pour l’application de l’art. 7 de la Charte. Il convient donc que nous examinions ce principe plus en détail.
(i) Historique et définition du principe du préjudice
106 Qu’est‑ce que le « principe du préjudice »? Les appelants s’appuient en particulier sur les écrits du théoricien libéral J. S. Mill, qui a tenté d’établir clairement les limites de l’ingérence légitime de l’État dans la vie privée :
L’objet de cet essai est de poser un principe très simple, fondé à régler absolument les rapports de la société et de l’individu dans tout ce qui est contrainte ou contrôle, que les moyens utilisés soient la force physique par le biais de sanctions pénales ou la contrainte morale exercée par l’opinion publique. Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. [. . .] Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui‑même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain. [Nous soulignons.]
(J. S. Mill, De la liberté (1990), trad. L. Lenglet, p. 74-75)
107 Le principe dégagé par Mill comporte donc deux caractéristiques essentielles. Premièrement, il rejette le paternalisme — c’est‑à‑dire l’interdiction d’un comportement qui ne cause préjudice qu’à son auteur. Deuxièmement, il exclut ce que l’on pourrait appeler le « préjudice moral ». Selon Mill, de telles atteintes morales ne sauraient justifier le recours au droit criminel. Il doit plutôt y avoir une atteinte claire et tangible aux droits et intérêts d’autrui.
108 En même temps, Mill reconnaît la nécessité d’établir, au profit des personnes vulnérables, une exception à sa condition requérant l’existence d’un préjudice « à autrui ». Il a écrit ceci, à la p. 75, « cette doctrine n’entend s’appliquer qu’aux êtres humains dans la maturité de leurs facultés. [. . .] Ceux qui sont encore dépendants des soins d’autrui doivent être protégés contre leurs propres actions aussi bien que contre les risques extérieurs ».
109 L’exposé de Mill est à la fois clair et pénétrant, mais il convient de signaler que ce dernier défendait alors certains principes philosophiques généraux, il n’interprétait pas un texte constitutionnel. Qui plus est, même ceux qui souscrivent à sa philosophie tendent à reconnaître que la justification de l’intervention de l’État ne peut se réduire à un seul facteur — le préjudice — et que la question est beaucoup plus complexe. L’un des plus éminents, le professeur H. L. A. Hart, a écrit ceci :
[traduction] La formulation du point de vue libéral par Mill pourrait bien être trop simple. Les raisons d’empiéter sur la liberté des gens sont beaucoup plus variées que ce que suggère le critère du « préjudice à autrui » : la notion de préjudice à autrui ne s’applique pas facilement, comme l’a constaté Mill lui‑même, à la cruauté envers les animaux ou à l’organisation de la prostitution à des fins lucratives. À l’inverse, même lorsqu’un préjudice est causé à autrui au sens le plus littéral de ce terme, d’autres principes peuvent fort bien restreindre la mesure dans laquelle une activité préjudiciable doit être réprimée par la loi. En conséquence, de multiples critères, et non un seul, permettent de déterminer s’il est permis de restreindre la liberté des gens. [Nous soulignons.]
(H. L. A. Hart, « Immorality and Treason », publié initialement dans The Listener (30 juillet 1959), p. 162‑163, publié à nouveau dans Morality and the Law (1971), 49, p. 51)
Dans le même sens, voir Professeur J. Feinberg, The Moral Limits of the Criminal Law (1984), vol. 1, Harm to Others, p. 12; vol. 4, Harmless Wrongdoing, p. 323.
(ii) Le principe du préjudice est‑il un principe de justice fondamentale?
110 Les appelants prétendent que, pour l’application de l’art. 7, le principe du préjudice est un principe de justice fondamentale qui a pour effet de limiter le type de comportement que l’État peut criminaliser. Cette restriction existe indépendamment du partage des compétences établi aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. En d’autres mots, les appelants plaident l’existence d’une double exigence. Même si le ministère public peut prouver qu’en créant une infraction criminelle donnée le Parlement a validement exercé son pouvoir de légiférer en matière de droit criminel, l’art. 7 de la Charte ajoute une deuxième exigence quant au type de comportement susceptible d’être criminalisé.
111 Nous admettons qu’il existe une sorte de « double exigence », en ce que la Charte impose des exigences distinctes de celles découlant des art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Nous refusons cependant d’élever le principe du préjudice au rang de principe de justice fondamentale. À notre avis, le principe du préjudice ne constitue pas la norme constitutionnelle applicable pour déterminer, au regard de l’art. 7, si un comportement peut ou non être criminalisé.
112 Dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., précité, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a expliqué que les principes de justice fondamentale se trouvent dans « les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l’ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire » (p. 503). Dans l’arrêt Rodriguez, précité, le juge Sopinka a précisé davantage en quoi consistent les principes de justice fondamentale visés à l’art. 7 (aux p. 590-591 et 607) :
Une simple règle de common law ne suffit pas pour former un principe de justice fondamentale. Au contraire, comme l’expression l’implique, les principes doivent être le fruit d’un certain consensus quant à leur caractère primordial ou fondamental dans la notion de justice de notre société. Les principes de justice fondamentale ne doivent toutefois pas être généraux au point d’être réduits à de vagues généralisations sur ce que notre société estime juste ou moral. Ils doivent pouvoir être identifiés avec une certaine précision et appliqués à diverses situations d’une manière qui engendre un résultat compréhensible. Ils doivent également, à mon avis, être des principes juridiques.
. . .
Si les principes de justice fondamentale ne s’appliquent pas seulement au processus, il faut se référer aux principes qui sont « fondamentaux » en ce sens qu’ils seraient généralement acceptés parmi des personnes raisonnables. [Nous soulignons.]
113 La condition requérant que les principes soient « généralement acceptés parmi des personnes raisonnables » accroît la légitimité du contrôle judiciaire d’une mesure de l’État et fait en sorte que les valeurs au regard desquelles la mesure de l’État est appréciée ne sont pas fondamentales « aux yeux de l’intéressé seulement » : Rodriguez, p. 607 et 590 (souligné dans l’original). En résumé, pour qu’une règle ou un principe constitue un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7, il doit s’agir d’un principe juridique à l’égard duquel il existe un consensus substantiel dans la société sur le fait qu’il est essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et ce principe doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne.
a. Le principe du préjudice est-il un principe juridique?
114 À notre avis, le « principe du préjudice » est moins un principe « juridique » normatif qu’un critère permettant de définir un intérêt important de l’État. Quoi qu’il en soit, même si le principe du préjudice pouvait être qualifié de principe juridique, nous ne croyons pas qu’il satisferait aux autres conditions, comme nous l’expliquons ci‑après.
b. Absence d’un consensus suffisant quant au caractère primordial ou fondamental du principe du préjudice dans la notion de justice pénale au sein de notre société
115 Contrairement à ce que prétendent les appelants, nous ne pensons pas qu’il y a consensus sur le fait que le principe du préjudice est la seule justification possible d’une interdiction en droit criminel. Il ne fait aucun doute que la jurisprudence et la doctrine canadiennes regorgent d’énoncés disant que le droit criminel s’intéresse aux comportements qui « nuisent au public », qui constituent « un mal compromettant le bien‑être public », qui sont « préjudiciables au public » ou qui « perturbent la collectivité ». Certes, l’existence d’un préjudice causé à autrui peut justifier le Parlement de légiférer en vertu de sa compétence en matière de droit criminel. Toutefois, nous ne croyons pas que l’absence de preuve de préjudice fait totalement obstacle à l’adoption d’une mesure législative comme le suggèrent les appelants. Au contraire, il peut parfois arriver que l’État soit justifié de criminaliser un comportement qui soit n’est pas préjudiciable (au sens envisagé par le principe du préjudice) soit ne cause préjudice qu’à l’accusé.
116 Au soutien de leur thèse, les appelants citent l’observation suivante formulée par le juge Sopinka, au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Butler, précité, p. 498 : « [l]’objectif de maintenir des normes de bienséance traditionnelles, indépendamment du préjudice causé à la société, n’est plus justifié compte tenu des valeurs relatives à la liberté individuelle qui sous‑tendent la Charte ». Cependant, le juge Sopinka a par ailleurs précisé que le Parlement pouvait légiférer « en se fondant sur une certaine conception fondamentale de la moralité aux fins de protéger les valeurs qui font partie intégrante d’une société libre et démocratique » (p. 493 (nous soulignons)).
117 Le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, établit plusieurs crimes qui ne causent pas préjudice à autrui. Le cannibalisme (art. 182) est un acte qui ne cause pas de préjudice à un autre être doué de sensation, mais qui est néanmoins interdit pour des considérations sociales et morales fondamentales. La bestialité (art. 160) et la cruauté envers les animaux (art. 446) sont des exemples de comportements criminalisés non pas à cause du « principe du préjudice » de Mill, mais plutôt parce qu’ils portent atteinte à des valeurs profondément enracinées dans notre société.
118 Un duel opposant deux adultes consentants est un exemple de crime où la victime de l’infraction n’est pas moins coupable que l’auteur de celle-ci et où il y a eu consentement au préjudice, mais la prohibition de ce comportement (art. 71 du Code) fait néanmoins partie intégrante de notre conception d’une société civilisée. Voir également R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714. De même, dans R. c. F. (R.P.) (1996), 105 C.C.C. (3d) 435, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a maintenu l’interdiction visant l’inceste que prévoit l’art. 155 du Code criminel, à l’issue d’une contestation sur le fondement de la Charte par cinq adultes consentants. Dans aucun de ces cas mettant en cause des adultes consentants la règle de droit criminel ne satisfait au principe du préjudice formulé par Mill, savoir que « [s]ur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain », cité précédemment au par. 106.
119 De prétendre les appelants, divers juristes et commentateurs souscrivent à l’idée que l’existence d’un préjudice doit être établie. Nous pensons toutefois que, considérées dans le contexte qui leur est propre, ces sources n’appuient pas le « principe du préjudice » au sens où l’entendent les appelants.
120 Une source invoquée par les appelants — les écrits de Sir James Fitzjames Stephen — illustre ce que nous venons de dire. Les appelants se sont référés à l’énoncé de Stephen selon lequel le droit criminel
[traduction] doit être étroitement délimité et n’être appliqué qu’à des actions ou omissions précises et manifestes susceptibles de preuve nette, actes ou omissions engendrant des maux précis pour des personnes données ou pour la collectivité en général.
(J. F. Stephen, A History of the Criminal Law of England (1883), vol. II, p. 78-79)
121 Cependant, Stephen a lui‑même critiqué ouvertement le principe du préjudice de Mill. Il estimait qu’un comportement « immoral » peut légitimement être criminalisé. Manifestement, lorsqu’il parle des « maux » infligés à la collectivité, il vise aussi les préjudices moraux, que Mill exclut expressément de sa notion de « principe du préjudice ». Stephen préconisait donc une interprétation beaucoup plus large des objets légitimes du droit criminel que celle que permet l’argumentation des appelants.
122 Les appelants invoquent en outre un rapport publié en 1982 par la Commission de réforme du droit du Canada et intitulé Le droit pénal dans la société canadienne, dans lequel la Commission conclut, à la p. 53, que le droit pénal « doit être réservé au comportement qui est hautement nuisible ». De prime abord, cette conclusion semble étayer le principe du préjudice. Cependant, la Commission poursuit, à la p. 53, en précisant que le préjudice
peut être aussi le fait de causer ou de menacer de causer un tort à la sécurité de la collectivité ou à l’intégrité de la société par des dommages directs ou en sapant ce que la Commission de réforme du droit qualifie de valeurs fondamentales — ces valeurs ou intérêts qui sont nécessaires à la vie sociale ou qui servent de fondement au genre de société que veulent les Canadiens. [Nous soulignons.]
Cette définition du « préjudice » va clairement à l’encontre du principe du préjudice énoncé par Mill et défendu par les appelants.
c. L’absence de consensus quant à l’importance déterminante de la distinction entre le préjudice à autrui et le préjudice à soi-même
123 Notre collègue la juge Arbour est d’avis que, dans les cas où l’État veut rendre passible d’emprisonnement l’auteur d’un comportement criminel donné, il doit être en mesure d’établir que ce comportement est susceptible de causer préjudice à autrui (par. 244). En toute déférence, nous ne croyons pas qu’il existe un tel principe dans notre droit. Comme l’a signalé notre Cour dans l’arrêt Rodriguez, précité, la tentative de suicide a constitué une infraction en droit criminel canadien (qui était prévue à l’art. 238 du Code original) jusqu’à son abrogation par S.C. 1972, ch. 13, art. 16. À la page 597 de cet arrêt, le juge Sopinka a souligné le point suivant :
. . . on ne peut dire que la décriminalisation de la tentative de suicide traduit un consensus, chez le législateur ou au sein de la population canadienne en général, selon lequel le droit à l’autonomie de ceux qui souhaitent se tuer l’emporte sur l’intérêt qu’a l’État à protéger la vie de ses citoyens.
L’infraction de tentative de suicide a été supprimée dans le Code criminel, parce que le Parlement en est venu à préférer d’autres moyens de lutter contre le problème du suicide. Dans cette affaire tout comme en l’espèce, une distinction importante devait être faite entre la validité d’une mesure législative au regard de la Constitution, question sur laquelle il appartient aux tribunaux de statuer, et l’opportunité d’une telle mesure, question qui ressortit au Parlement, pour autant que la mesure relève de ses attributions constitutionnelles.
124 Abstraction faite, pour l’instant, de l’analyse qui s’impose pour statuer sur le caractère approprié de l’emprisonnement (et qui, nous l’avons dit, devrait se faire au regard de l’art. 12 plutôt que de l’art. 7), nous rejetons la notion d’un interdit général sur la criminalisation des comportements causant préjudice à leur auteur. Le Canada possède encore des lois paternalistes. Le port obligatoire de la ceinture pour les automobilistes et du casque protecteur pour les motocyclistes vise à « protéger les citoyens malgré eux ». Il n’existe pas de consensus selon lequel ce genre de mesures heurterait notre conception de la justice en tant que société. Le caractère convenable de l’emprisonnement comme peine applicable à l’égard d’une telle infraction est une tout autre question. Toutefois, c’est la validité de la peine prévue — et non l’interdiction du comportement visé — qui est contestée.
125 Un document de discussion intitulé Qu’est‑ce qu’un crime? Des défis et des choix, publié en 2003 par la Commission du droit du Canada, met en évidence la difficulté de différencier les notions de préjudice à autrui et de préjudice à soi‑même. On dit que, « dans une société qui reconnaît l’interdépendance de ses citoyennes et citoyens, notamment par la contribution de tous aux besoins en matière de santé ou d’éducation, c’est souvent la collectivité qui porte le fardeau du préjudice qu’on se cause à soi‑même » (p. 18).
126 En bref, il n’existe pas de consensus voulant qu’un préjudice tangible à autrui soit un préalable à la création d’une infraction criminelle.
d. Le principe du préjudice ne constitue pas une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne
127 Même les tenants du « principe du préjudice » comme facteur de régulation du droit criminel sont fréquemment en désaccord sur sa définition et sur la nature des infractions qui respectent ce principe. Comme l’explique un auteur, vu l’absence de définition généralement reconnue de la notion de « préjudice », des allégations et contre‑allégations invoquant l’existence ou l’absence de préjudice non négligeable peuvent être formulées de part et d’autre en ce qui concerne pratiquement toute question de droit pénal :
[traduction] Le principe du préjudice croule en effet sous le poids de sa popularité. Les prétentions relatives au préjudice sont devenues courantes au point de vider le principe du préjudice de tout sens : celui-ci a cessé de jouer un rôle décisif du fait que les arguments évoquant un préjudice non négligeable sont omniprésents. De nos jours, la question n’est plus de savoir si une atteinte morale cause un préjudice, mais plutôt quel type et quel degré de préjudice le comportement reproché cause, et comment se comparent les préjudices. Le principe du préjudice n’offre aucune réponse à ces questions. [En italique dans l’original.]
(B. E. Harcourt, « The Collapse of the Harm Principle » (1999), 90 J. Crim. L. & Criminology 109, p. 113)
Le professeur Harcourt ajoute que ce sont [traduction] « les dimensions normatives cachées [. . .] qui sont déterminantes dans le principe du préjudice, et non la simple notion abstraite de préjudice » (p. 185). En d’autres termes, l’existence d’un préjudice (quelle qu’en soit la définition) ne fait que lancer le débat, sans fournir d’indications précises sur la façon de le trancher.
128 Selon la jurisprudence, le préjudice peut revêtir une multitude de formes. Il peut s’agir notamment d’un préjudice économique, physique ou social (par exemple une atteinte aux valeurs fondamentales de la société). Dans le présent pourvoi, à titre d’exemple, les intimés énumèrent les « préjudices » qu’ils associent à la consommation de marihuana, alors que les appelants dressent la liste des « préjudices » qu’ils imputent à l’interdiction de la marihuana. Chaque partie accorde peu de valeur aux « préjudices » invoqués par l’autre, plaidant plutôt que le résultat « net » lui est favorable.
129 Par conséquent, nous ne croyons pas que, de par sa teneur, le principe du « préjudice » décrit par Mill et invoqué par les appelants constitue une norme fonctionnelle permettant de contrôler la validité d’une disposition — pénale ou autre — au regard de l’art. 7 de la Charte. Nous estimons que le Parlement peut, en application de sa compétence en matière de droit criminel, faire des lois pour protéger les intérêts légitimes de l’État, et non pas seulement pour prévenir un préjudice à autrui, dans la mesure où il respecte les limites fixées par la Charte, notamment celles visant les mesures législatives arbitraires, irrationnelles ou exagérément disproportionnées et qui sont examinées plus loin.
(iii) La « prévention des préjudices » constitue néanmoins un objectif légitime de l’État
130 Bien que nous ne partagions pas l’opinion des juridictions inférieures selon laquelle le « principe du préjudice » est un principe de justice fondamentale, il n’en demeure pas moins que l’intérêt qu’a l’État à prévenir les préjudices aux personnes assujetties à ses lois peut le justifier de légiférer.
131 En d’autres mots, la prévention des préjudices est un « intérêt de l’État » au sens de la règle qui interdit à l’État de prendre des mesures arbitraires ou irrationnelles, règle mentionnée dans Rodriguez, p. 594, et citée plus tôt en l’espèce :
Lorsque la restriction du droit en cause ne fait que peu ou rien pour promouvoir l’intérêt de l’État (quel qu’il puisse être), il me semble qu’une violation de la justice fondamentale sera établie puisque la restriction du droit du particulier n’aura servi aucune fin valable. [Nous soulignons.]
132 La conclusion que l’État a un intérêt particulier à protéger les groupes vulnérables est également compatible avec les décisions relatives à la Charte qui confirment le pouvoir de l’État d’intervenir pour protéger les enfants dont la vie est menacée et pour favoriser leur bien‑être : Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 70; et B. (R.), précité, par. 88 (le juge La Forest).
133 Nous ne souscrivons pas à l’opinion de la juge Prowse de la Cour d’appel selon laquelle le Parlement ne peut imposer une interdiction que s’il est en mesure de convaincre le tribunal de l’existence d’un préjudice [traduction] « grave » et « important ». Une fois qu’il est prouvé, comme en l’espèce, que le préjudice n’est pas minime ou, pour reprendre les termes employés par le juge Braidwood, de la Cour d’appel, qu’il n’est [traduction] « ni [in]signifiant ni négligeable », l’appréciation et la détermination exactes de la nature et de l’étendue du préjudice relève du Parlement. Les députés sont élus pour prendre de telles décisions et ils ont accès à un plus large éventail de données, à un plus grand nombre de points de vue et à des moyens d’enquête plus souples que les tribunaux. L’application par ces derniers d’une norme de contrôle fondée sur le caractère « grave et important » du préjudice les amènerait à micro-gérer les travaux du Parlement. Le mécanisme de contrôle constitutionnel pertinent n’est pas la microgestion, mais bien l’application du principe général voulant que la mesure législative ne doive pas être exagérément disproportionnée à l’intérêt de l’État qu’elle est censée protéger, comme nous l’expliquerons plus loin.
134 Cela dit, il nous semble que les juridictions inférieures ont considéré que, eu égard aux faits de l’espèce, le risque de préjudice pour la grande majorité des consommateurs se situe à la limite inférieure des préjudices « qui ne sont ni négligeables ni insignifiants » alors que le risque de préjudice pour les personnes vulnérables rejoint la limite supérieure des préjudices « graves et importants ». Cette distinction fait tout simplement ressortir les difficultés que doit surmonter le tribunal qui tente de mesurer un « préjudice » plus que mineur.
(iv) Au vu de l’intérêt de l’État ainsi défini, l’interdiction n’est ni arbitraire ni irrationnelle
135 Une disposition de droit criminel qui est jugée arbitraire ou irrationnelle porte atteinte à l’art. 7 : R. c. Arkell, [1990] 2 R.C.S. 695, p. 704; R. c. Hamon (1993), 85 C.C.C. (3d) 490 (C.A. Qué.), p. 492. Nos collègues les juges LeBel et Deschamps estiment que l’interdiction de la marihuana est disproportionnée aux problèmes sociétaux concernés et qu’elle est, de ce fait, arbitraire. Nous croyons que cette conclusion a pour effet de placer trop bas le seuil à partir duquel les tribunaux sont fondés à intervenir. Le juge LeBel écrit qu’« il est indéniable que la marihuana peut causer à certaines personnes ou à certains groupes des problèmes de nature et de gravité variables » (par. 280). Cela étant, nous estimons que la Charte confère au Parlement une grande latitude — qui n’est évidemment pas illimitée — quant aux mesures législatives qu’il peut adopter à l’égard de ces problèmes. Selon le juge du procès, la marihuana est une drogue psychoactive dont [traduction] « la consommation agit sur les fonctions mentales ». Cette action crée un risque pour autrui lorsque le consommateur [traduction] « condui[t] un véhicule à moteur, pilot[e] un avion ou exerc[e] d’autres activités exigeant de faire fonctionner des appareils complexes ». Les consommateurs chroniques peuvent éprouver de « graves » problèmes de santé. Les groupes vulnérables sont particulièrement à risque, notamment les adolescents qui ont déjà des résultats scolaires médiocres, les femmes enceintes et les personnes qui souffrent d’affections préexistantes comme des maladies cardiovasculaires, des troubles respiratoires, la schizophrénie ou d’autres toxicomanies. Ces conclusions de fait révèlent l’existence d’un intérêt de l’État suffisant pour justifier la mesure législative si le Parlement juge opportun de la maintenir, pourvu qu’elle respecte la norme constitutionnelle de la disproportion exagérée dont il est question ci-après.
136 La criminalisation de la possession est l’expression de la désapprobation collective de notre société pour la consommation d’une drogue psychoactive telle la marihuana (Morgentaler, précité, p. 70) et, par l’entremise du Parlement, de l’opinion persistante que la consommation de cette substance doit être découragée. L’interdiction n’a pas un caractère arbitraire, mais est rationnellement liée à une crainte raisonnable de préjudice. Plus particulièrement, la criminalisation de la marihuana vise à priver de cette substance les consommateurs actuels et potentiels, de façon à prévenir le préjudice associé à sa consommation et à éliminer le marché de la marihuana pour les trafiquants. Vu ces conclusions de fait, il est impossible d’affirmer que l’interdiction visant la possession de marihuana est arbitraire ou irrationnelle, bien qu’il soit toujours loisible au Parlement de reconsidérer l’opportunité de l’interdiction et des peines dont elle est assortie.
137 Il est vrai que le Parlement peut (comme il l’a d’ailleurs fait) s’attaquer directement à certains des comportements susceptibles d’être préjudiciables en créant d’autres infractions dans le Code criminel. L’article 253, par exemple, interdit la conduite avec les facultés affaiblies. Le recours à une mesure législative donnée pour prévenir un préjudice n’exclut pas logiquement le recours à d’autres mesures du genre, sous réserve toujours du respect du critère de la disproportion exagérée, qui est examiné plus loin.
138 Les appelants soutiennent également que le fait que le Parlement n’a pas criminalisé la consommation d’alcool et de tabac, alors qu’il a criminalisé celle de la marihuana (substance pourtant moins nocive selon eux) témoigne du caractère arbitraire des dispositions contestées. Il est clair que la consommation d’alcool et de tabac peut être préjudiciable. En outre, ce préjudice est, à certains égards, comparable à celui causé par la marihuana. Par exemple, les dommages causés aux bronches par la consommation de marihuana sont en grande partie imputables au fait que celle-ci est fumée plutôt qu’aux propriétés intoxicantes de cette substance.
139 Toutefois, si le Parlement respecte les limites de sa compétence lorsqu’il édicte une disposition interdisant la consommation de marihuana, il ne perd pas le pouvoir de le faire du seul fait qu’il existe d’autres substances dont les effets sur la santé et la sécurité pourraient justifier des mesures législatives similaires. Conclure différemment amènerait les tribunaux non seulement à fixer les limites de l’action législative autorisée par la Constitution, mais aussi à établir les priorités du Parlement à l’intérieur de ces limites. Ce n’est pas le rôle que leur confie la Constitution.
140 Suivant notre droit constitutionnel, le Parlement peut décider de ce qui est criminel et de ce qui ne l’est pas. Le choix de recourir au droit criminel dans un contexte donné n’oblige pas à y recourir dans un autre : RJR-MacDonald, précité, par. 50. La décision du Parlement d’intervenir dans un domaine intéressant la santé et la sécurité publiques et pas dans un autre n’est pas, de ce seul fait, arbitraire ou irrationnelle.
(v) L’argument fondé sur la disproportion
141 Après avoir rejeté la prétention des appelants que le Parlement peut seulement criminaliser les comportements préjudiciables à autrui, de même que celle selon laquelle la criminalisation de la marihuana est une mesure arbitraire et irrationnelle, nous allons maintenant examiner le volet suivant de leur argumentation, à savoir que, même si la criminalisation n’a pas un caractère arbitraire et irrationnel, elle est néanmoins disproportionnée à tout risque associé à la consommation de marihuana.
142 Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, par. 47, notre Cour a reconnu qu’il peut arriver que les mesures prises pour réaliser un objectif soient si disproportionnées au résultat recherché qu’elles contreviennent aux principes de justice fondamentale :
Pour décider si une expulsion impliquant un risque de torture viole les principes de justice fondamentale, il faut mettre en balance [suivant l’art. 7] l’intérêt du Canada à combattre le terrorisme d’une part, et le droit d’un réfugié au sens de la Convention de ne pas être expulsé vers un pays où il risque la torture d’autre part. Le Canada a un intérêt à la fois légitime et impérieux à lutter contre le terrorisme. Mais notre pays adhère également aux principes de justice fondamentale. La notion de proportionnalité est un aspect fondamental de notre régime constitutionnel. Par conséquent, nous devons nous demander si la mesure projetée par le gouvernement est raisonnable par rapport à la menace. Dans le passé, notre Cour a jugé que certaines mesures étaient à ce point extrêmes qu’elles étaient en soi disproportionnées à tout intérêt légitime du gouvernement : voir Burns, précité. Nous devons nous demander si une expulsion impliquant un risque de torture constitue une telle mesure. [Nous soulignons.]
Voir également États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7, par. 78.
143 Pour résumer, une fois qu’il est établi que le Parlement a agi sur le fondement d’un intérêt légitime de l’État, il est encore possible de se demander, au regard de l’art. 7, si les mesures législatives adoptées à l’égard de la consommation de la marihuana étaient, pour reprendre les termes employés dans Suresh, « à ce point extrêmes qu’elles étaient en soi disproportionnées à tout intérêt légitime du gouvernement » (par. 47 (nous soulignons)). Comme nous l’expliquons plus loin, le critère applicable est celui de la disproportion exagérée, dont la preuve incombe au demandeur.
144 L’aspect de la notion de proportionnalité qui intéresse les appelants est, selon eux, l’absence de proportionnalité qu’il y aurait entre l’apport de l’interdiction de la marihuana à la santé et à la sécurité publiques (l’interdiction étant selon eux si inefficace que cet apport est minime) et ses effets préjudiciables pour les personnes touchées par l’interdiction, y compris celles accusées et reconnues coupables de l’infraction (les appelants affirment que ces effets sont graves et durables). Les effets pertinents sont notamment ceux qui touchent à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne et qui sont la conséquence de la mesure reprochée à l’État.
145 Nous avons rejeté plus tôt le « principe du plaisir » invoqué par M. Malmo‑Levine. En effet, priver le consommateur ordinaire de la liberté de fumer du « pot » ne porte pas atteinte à un droit constitutionnel autonome. Examinons maintenant les conséquences de la criminalisation de la possession de marihuana pour les personnes accusées de cette infraction.
3. La possibilité d’emprisonnement
146 Bien que la question relève de l’analyse fondée sur l’art. 7, nous tenons à en souligner l’importance pour exprimer notre désaccord avec la juge Arbour, qui considère la possibilité d’emprisonnement comme le facteur décisif (par. 216, 244, 256 et 257).
147 Notre collègue dit ce qui suit au par. 257 :
Bien que les arrêts invoqués par mes collègues montrent clairement que l’État a intérêt à protéger les groupes vulnérables contre les personnes qui pourraient causer préjudice à ces groupes, ces décisions sont loin de suggérer qu’on envoie les personnes vulnérables en prison pour assurer leur propre protection. La proposition de mes collègues sous‑entend que l’État serait justifié de menacer d’emprisonnement les adolescents ayant des résultats scolaires médiocres, les femmes en âge de procréer et les personnes souffrant de maladies préexistantes — par exemple des troubles cardiovasculaires, des problèmes respiratoires, la schizophrénie et d’autres toxicomanies — , autant de personnes qui risquent plus particulièrement de se faire du tort en consommant de la marihuana. Je ne pense pas qu’il soit justifié de déroger au principe du préjudice et de permettre à l’État de menacer d’emprisonnement des personnes vulnérables afin de les empêcher de se causer préjudice à elles‑mêmes.
148 Nous ne partageons pas l’opinion de notre collègue selon laquelle l’État agit inconstitutionnellement lorsqu’il tente de dissuader des personnes vulnérables de se causer préjudice à elles‑mêmes en criminalisant le comportement préjudiciable et en assortissant l’infraction de la « menace » d’emprisonnement, peine applicable dans les cas opportuns. Nous sommes en désaccord avec la prémisse que les catégories de personnes vulnérables qu’elle décrit sont en fait menacées d’emprisonnement ou que l’incarcération dans les circonstances qu’elle envisage serait considérée comme une peine appropriée ou une peine constitutionnellement valide.
149 Le fait de conclure qu’une peine donnée viole l’art. 12 peut exiger une réparation constitutionnelle liée à la peine sans pour autant remettre en cause la criminalisation du comportement, lequel peut encore, constitutionnellement, être punissable par un autre type de peine.
150 Le juge Braidwood de la Cour d’appel a lui aussi fondé son analyse sur la possibilité d’emprisonnement. Il a conclu qu’[traduction] « il est logique qu’on ne vous envoie pas en prison, à moins que vos actes ne soient susceptibles de causer préjudice à autrui » (par. 134). Dans l’arrêt Clay, précité, arrêt rendu simultanément, l’appelant a présenté un argument au même effet au par. 25 de son mémoire, faisant valoir que, [traduction] « [b]ien qu’une crainte raisonnable de subir un préjudice “non insignifiant” ou “non négligeable” puisse suffire, dans un cadre réglementaire, pour justifier d’interdire la consommation personnelle et privée d’une substance, elle n’est pas suffisante, sur le plan constitutionnel, pour justifier le recours à l’incarcération et l’établissement d’un casier judiciaire pour décourager ce genre de consommation » (nous soulignons). Nous souscrivons à l’observation selon laquelle le concept clé en l’espèce est le recours à l’incarcération, et non la possibilité d’incarcération.
151 Outre la possibilité d’emprisonnement, les appelants soulignent un certain nombre de conséquences additionnelles découlant du fait d’être accusé et déclaré coupable de possession de marihuana, dont l’existence d’un casier judiciaire, les coûts liés à la présentation d’une défense et les possibles effets préjudiciables du point de vue des études et des perspectives d’emploi (même avant le procès, puis au terme de celui-ci, qu’il aboutisse ou non à une déclaration de culpabilité). Ils avancent que ces préjudices causés à l’accusé sont disproportionnés à tout intérêt sociétal favorisé par l’interdiction (par ailleurs largement inefficace) visant la consommation de marihuana.
152 Étant donné que l’argument principal des appelants sur cet aspect du pourvoi porte sur la possibilité d’emprisonnement, nous allons d’abord examiner cette question.
a) L’absence de peine minimale obligatoire
153 La possession de marihuana n’expose le délinquant à aucune peine minimale. Cependant, le cadre général de la Loi permet l’emprisonnement et la marihuana est l’une des drogues figurant à l’annexe. La faculté que donne le Parlement de choisir entre diverses peines reflète sa perception de la gravité de l’infraction et est généralement prise en compte par le juge appelé à déterminer la peine.
154 Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que les tribunaux infligent l’emprisonnement pour simple possession de marihuana. Comme nous l’avons mentionné précédemment, notre collègue la juge Arbour parle de la menace d’emprisonnement qui pèserait sur les adolescents sous-performants à l’école, les femmes en âge de procréer et les personnes atteintes de troubles mentaux, mais la jurisprudence révèle que cette analyse s’appuie sur une prémisse erronée. Dans la plupart des affaires de possession, le délinquant (qu’il s’agisse ou non d’une personne vulnérable) fait l’objet d’une absolution ou d’une peine d’emprisonnement avec sursis. Cela se produit particulièrement lorsqu’il est question d’une petite quantité de marihuana à des fins récréatives, auquel cas l’absolution sous condition est la peine habituellement infligée. Voir, par exemple, C. C. Ruby et D. L. Martin, Criminal Sentencing Digest (feuilles mobiles), 30§320, p. 1251; R. c. Fleming (1992), 21 W.A.C. 79 (C.A.C.‑B.); R. c. Culley (1977), 36 C.C.C. (2d) 433 (C.A. Ont.).
155 La réalité est la suivante. Aucun obstacle (telle une peine minimale obligatoire) n’empêche le juge du procès d’infliger une peine appropriée à la personne déclarée coupable de simple possession de marihuana. La « possibilité » d’emprisonnement pour possession d’une drogue figurant à l’annexe de la Loi fait partie intégrante du cadre législatif applicable aux drogues en général et non pas seulement à la marihuana en particulier. L’examen de la jurisprudence révèle que ce n’est qu’en présence de circonstances aggravantes — circonstances peu susceptibles d’être présentes dans le cas des « personnes vulnérables » dont fait mention notre collègue — que le tribunal a estimé, dans l’affaire dont il était saisi, qu’une peine d’emprisonnement constituait une peine appropriée à l’égard de l’infraction de simple possession de marihuana.
156 Dans l’arrêt R. c. Dauphinee (1984), 62 N.S.R. (2d) 156 (C.S. Div. app.), une peine de trois mois d’emprisonnement pour simple possession d’une once de marihuana a été confirmée en appel parce que le contrevenant avait déjà été déclaré coupable de cinq infractions de possession de stupéfiants et que, selon le juge du procès, l’accusé ne manifestait aucune intention de s’amender. Il arrive également qu’une peine d’emprisonnement soit infligée lorsque l’individu a déjà été condamné pour une infraction plus grave en matière de drogue. Voir, par exemple, R. c. Witter, [1997] O.J. No. 2248 (QL) (Div. gén.) (six mois d’emprisonnement pour possession de marihuana à purger concurremment avec une peine de trois ans pour trafic de cocaïne, l’accusé ayant déjà été déclaré coupable à neuf reprises d’infractions touchant les stupéfiants); R. c. Coady (1994), 24 W.C.B. (2d) 459 (C.S.T.‑N. 1re inst.) (14 jours d’emprisonnement pour possession de 70 grammes de marihuana à purger concurremment avec une peine de neuf mois pour possession de hachisch en vue d’en faire le trafic); R. c. Richards (1989), 88 N.S.R. (2d) 425 (C.S. Div. app.) (quatre mois d’emprisonnement pour possession de 113,5 grammes de marihuana à purger concurremment avec une peine d’un an pour possession de 15 grammes de cocaïne, plus une année de probation; l’accusé avait déjà été reconnu coupable de six infractions liées aux stupéfiants; la cour a signalé que son comportement compromettait la sécurité de sa famille et qu’aucune clémence n’était justifiée étant donné la récidive). En outre, dans certains cas, l’emprisonnement pour possession de stupéfiants résulte soit du défaut du délinquant de payer l’amende, soit de l’inscription d’un plaidoyer de culpabilité pour une infraction moindre et incluse à l’issue de négociations avec le ministère public. Voir B. A. MacFarlane, R. J. Frater et C. Proulx, Drug Offences in Canada (3e éd. (feuilles mobiles)), p. 29‑20.
157 Il est sans doute vrai que, à une autre époque, les juges ont pu infliger l’emprisonnement plus fréquemment que ce qui serait considéré acceptable aujourd’hui compte tenu de la Charte, mais l’argument formulé en l’espèce vise la période postérieure à l’adoption de celle‑ci. La question posée est la suivante : L’interdiction de la marihuana peut‑elle — et doit‑elle — être appliquée en conformité avec la Charte? À notre sens, il faut répondre par l’affirmative aux deux volets de la question.
158 Premièrement, nous le répétons, la question de la sanction doit selon nous être examinée au regard de l’art. 12 de la Charte (qui protège chacun contre « tous traitements ou peines cruels et inusités ») et, dans de tels cas, la norme constitutionnelle applicable est celle de la disproportion exagérée. Deuxièmement, nous sommes d’avis que l’absence de peine minimale obligatoire et l’existence de principes de détermination de la peine bien établis signifient que la possibilité d’emprisonnement pour une infraction liée à la marihuana ne saurait à elle seule constituer une mesure dont la disproportion est exagérée.
b) La norme d’application de l’art. 12 — la disproportion exagérée
159 La norme énoncée à l’art. 12 de la Charte aide à saisir les exigences prévues par l’art. 7. Comme l’a expliqué le juge Lamer dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, les art. 8 à 14 de la Charte peuvent être considérés comme des exemples précis des principes de justice fondamentale visés à l’art. 7. Bien que la proportionnalité « constitue l’essence même de l’analyse fondée sur l’art. 12 » (R. c. Morrisey, [2000] 2 R.C.S. 90, 2000 CSC 39, par. 44), la norme constitutionnelle est celle de la disproportion exagérée. Dans cet arrêt, les juges majoritaires ont donné les explications suivantes, au par. 26 :
Lorsque la peine est simplement disproportionnée, aucune réparation ne peut être accordée en vertu de l’art. 12. Le tribunal doit plutôt être convaincu que la peine qui a été infligée est exagérément disproportionnée en ce qui concerne ce délinquant, au point où les Canadiens et Canadiennes considéreraient cette peine odieuse ou intolérable. [Premier soulignement ajouté; deuxième soulignement dans l’original.]
Voir R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, le juge Lamer, p. 1072 :
Le critère applicable à l’examen en vertu de l’art. 12 de la Charte est celui de la disproportion exagérée, étant donné qu’il vise les peines qui sont plus que simplement excessives. Il faut éviter de considérer que toute peine disproportionnée ou excessive est contraire à la Constitution et laisser au processus normal d’appel en matière de sentence la tâche d’examiner la justesse d’une peine. [Nous soulignons.]
Voir aussi Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385, p. 1417 : « Le critère qui sert à déterminer si une peine est beaucoup trop longue est à bon droit strict et exigeant. Un critère moindre tendrait à banaliser la Charte »; voir également R. c. Latimer, [2001] 1 R.C.S. 3, 2001 CSC 1, par. 77.
160 En conséquence, existe-t-il un principe de justice fondamentale consacré à l’art. 7 qui donnerait droit à une réparation constitutionnelle lorsqu’une peine ne contrevient pas à l’art. 12? Nous ne le croyons pas. Conclure qu’une disproportion exagérée et excessive est requise pour qu’une peine porte atteinte à l’art. 12, mais qu’un degré de disproportion moindre suffit pour qu’il y ait atteinte à l’art. 7 rendrait incohérent l’ensemble des « garanties juridiques » interreliées énoncées aux art. 7 à 14 de la Charte en assignant aux art. 12 et 7 des normes contradictoires pour une même question. Un tel résultat serait selon nous inacceptable.
161 Par conséquent, même si notre collègue la juge Arbour nous convainquait que la peine doit être examinée au regard de l’art. 7 et non de l’art. 12, le résultat serait le même. Dans les deux cas, la norme constitutionnelle applicable est la disproportion exagérée et, dans les deux cas, on n’y a pas satisfait.
162 Qui plus est, même si l’emprisonnement était jugé une peine disproportionnément exagérée, la réparation constitutionnelle devrait être déterminée en choisissant parmi la gamme des peines applicables, et non en envisageant la décriminalisation de la possession de marihuana.
c) La proportionnalité de la peine
163 À ce stade-ci, nous délaissons la Charte pour nous attacher au Code criminel, dans lequel le Parlement a indiqué que la notion de proportionnalité est l’élément central des principes de détermination de la peine. L’article 718.1 du Code criminel énonce que « [l]a peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. » Notre Cour a examiné à plusieurs occasions l’importance de la proportionnalité de la peine. Voir, par exemple, R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61, 2000 CSC 5, par. 82, où le juge en chef Lamer, s’exprimant pour la Cour, a fait état du « principe fondamental de détermination de la peine suivant lequel la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant ». Voir aussi R. c. Wust, [2000] 1 R.C.S. 455, 2000 CSC 18, par. 18; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 40; et Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, la juge Wilson (motifs concourants), p. 533.
164 L’exigence de proportionnalité de la peine a davantage pour effet d’affaiblir la thèse des appelants que de l’étayer. Point n’est besoin d’invoquer la Charte pour obtenir réparation à l’encontre d’une peine inappropriée. Lorsque, dans un cas donné, une peine d’emprisonnement n’est pas indiquée, elle ne sera pas infligée, et, si elle l’est, elle sera annulée en appel.
165 Il ne pèse aucune menace plausible d’emprisonnement, expresse ou tacite, sur un accusé — y compris une personne vulnérable — pour qui une telle mesure ne serait pas une peine appropriée.
166 Dans un autre volet de l’argumentation fondé sur la possibilité d’emprisonnement, notre collègue la juge Arbour avance que l’État agit de manière inconstitutionnelle en tentant d’empêcher les justiciables en général, sous menace d’emprisonnement, d’adopter un comportement qui ne leur est pas préjudiciable, pour le motif que d’autres personnes plus vulnérables pourraient se causer préjudice à elles-mêmes si elles adoptaient ce comportement (par. 258). En toute déférence, nous estimons que cette proposition est énoncée de façon trop générale. Dans la présente affaire, comme nous l’avons signalé plus tôt, la preuve révèle qu’il n’est généralement pas possible d’identifier à l’avance les personnes plus vulnérables au sein de l’ensemble de la population. Les consommateurs chroniques peuvent en effet présenter des profils inattendus. Si notre collègue voit juste, l’impossibilité d’identifier à l’avance avec certitude les « consommateurs chroniques » aurait pour effet d’empêcher le Parlement de prendre quelque mesure que ce soit pour venir en aide à ceux qui ont besoin de sa protection, conclusion que nous n’acceptons pas. De plus, nous ne partageons pas l’opinion de notre collègue selon laquelle il est facile de distinguer entre le préjudice à soi‑même et le préjudice à autrui. Nous avons fait état plus tôt du commentaire suivant, formulé récemment par la Commission du droit du Canada : « dans une société qui reconnaît l’interdépendance de ses citoyennes et citoyens, notamment par la contribution de tous aux besoins en matière de santé ou d’éducation, c’est souvent la collectivité qui porte le fardeau du préjudice qu’on se cause à soi‑même » (p. 18).
167 Nous partageons l’avis des appelants que l’emprisonnement constitue habituellement une peine inappropriée pour l’infraction de simple possession de marihuana, mais nous n’admettons pas que ceci emporte une conclusion d’inconstitutionnalité. Dans les cas appropriés, une telle situation justifie plutôt un recours en appel visant la justesse de la peine.
168 Par conséquent, en l’absence de peine minimale obligatoire, le seul fait de la possibilité d’infliction d’une peine d’emprisonnement pour l’infraction de possession de marihuana ne viole pas le principe de la disproportion exagérée prévu par l’art. 7. Comme nous l’avons indiqué, il est des circonstances où l’emprisonnement constitue une peine appropriée.
4. Un principe plus général de disproportion
169 Nous le répétons, l’argument relatif à la proportionnalité présenté par les appelants ne vise pas seulement la disproportion de la peine. Les appelants signalent avec raison que la personne aux prises avec le système de justice pénale s’expose à un certain nombre de conséquences, dont la possibilité d’avoir un casier judiciaire n’est pas la moindre. Nous reconnaissons que le principe de la proportionnalité, principe de justice fondamentale reconnu par notre Cour dans Burns et Suresh, ne se résume pas à son expression à l’art. 12. Le contenu de l’art. 7 n’est pas uniquement la somme des art. 8 à 14 de la Charte. Voir, par exemple, R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; Thomson Newspapers, précité. En conséquence, nous admettons que le principe de la disproportion exagérée prévu par l’art. 7 est plus large que les exigences découlant de l’art. 12 et ne se limite pas seulement à l’examen de la peine applicable en cas de déclaration de culpabilité. Néanmoins, la norme applicable pour l’analyse fondée sur l’art. 7, tout comme pour celle fondée sur l’art. 12, demeure la disproportion exagérée. En d’autres termes, si les appelants établissaient que le recours au droit criminel a sur les accusés des effets exagérément disproportionnés compte tenu de l’objectif de protection contre le préjudice causé par la consommation de marihuana, l’interdiction serait contraire à la justice fondamentale ainsi qu’à l’art. 7 de la Charte.
170 À cet égard, les appelants invoquent trois facteurs. Premièrement, ils soulignent les autres conséquences fâcheuses auxquelles l’accusé est exposé en plus de l’emprisonnement. Deuxièmement, ils affirment que l’inefficacité relative de l’interdiction montre que celle-ci sert peu l’intérêt de l’État et que cette situation devrait inciter à conclure qu’il y a disproportion exagérée. Troisièmement, sur un plan plus général, les appelants plaident que les effets préjudiciables des dispositions contestées dépassent largement leurs effets bénéfiques.
171 Nous allons examiner successivement ces trois volets de l’argument des appelants fondé sur la disproportion.
a) Les conséquences autres que l’emprisonnement
172 En plus de la possibilité d’emprisonnement, les appelants font état des conséquences préjudiciables découlant de l’existence d’un casier judiciaire. Voici ce qu’ils disent au par. 26 de leur exposé conjoint des faits législatifs :
[traduction] Les répercussions d’une déclaration de culpabilité sur les perspectives d’avenir des jeunes Canadiens sont depuis toujours considérées comme l’un des préjudices sociaux les plus graves causés par la criminalisation du cannabis. Dès le dépôt des accusations, des frais considérables sont faits durant la période qui précède le procès, situation qui tend à être beaucoup plus grave pour les jeunes. En effet, la plupart des jeunes qui sont accusés d’infractions liées au cannabis se situent au bas de l’échelle socio‑économique et, de ce fait, la charge financière est particulièrement lourde pour eux. Une fois déclarée coupable d’une infraction liée au cannabis, la personne subit les effets préjudiciables additionnels découlant du fait d’avoir un casier judiciaire pour une telle infraction.
Il est certain que l’existence d’un casier criminel a de graves conséquences. D’ailleurs, selon la politique législative qu’exprime la Loi, une déclaration de culpabilité pour possession de marihuana est censée avoir de graves conséquences. C’est en cela que réside l’effet dissuasif de l’interdiction. Comme nous l’avons signalé, le Parlement est à réexaminer l’à-propos de cette politique, examen qui résulterait en partie de la reconnaissance des répercussions importantes d’une accusation au pénal. À titre d’exemple, un document d’information de Santé Canada donne les précisions suivantes :
Le fait d’être poursuivie et condamnée par un tribunal pénal stigmatise la personne et peut avoir des conséquences profondes sur sa vie dans des domaines tels que les choix d’emploi, les voyages et l’éducation. Participer à des procédures pénales peut aussi provoquer des bouleversements personnels.
Santé Canada. Information : Projet de loi sur la réforme concernant le cannabis, mai 2003.
173 Cependant, la question que nous sommes appelés à trancher n’est pas de savoir si le Parlement devrait modifier sa politique, mais bien s’il est tenu par la Constitution de le faire. Comme l’a fait observer le juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1142 : « La question n’est pas de savoir si le régime législatif est insatisfaisant ou peu judicieux mais si le régime porte atteinte aux préceptes fondamentaux de notre système juridique. »
174 En ce qui concerne ce volet de l’analyse, la Cour peut seulement se demander si les effets sur l’accusé sont si exagérément disproportionnés qu’ils rendent l’interdiction contraire à l’art. 7 de la Charte. Comme il a été jugé que le Parlement s’est fondé sur un intérêt légitime de l’État pour tenter de mettre fin à la consommation récréative d’une drogue psychoactive donnée et compte tenu des constatations exposées précédemment sur le préjudice causé par la consommation de marihuana, nous ne croyons pas que, en l’espèce, les conséquences commandent de conclure qu’il y a disproportion exagérée. Premièrement, ces conséquences sont en grande partie le fruit d’une désobéissance délibérée à la loi du pays. Dans son mémoire, au par. 10, M. Malmo‑Levine parle de [traduction] « désobéissance civile massive » :
[traduction] L’hypocrisie scandaleuse de la guerre contre « certaines » drogues de même que les effets bénéfiques évidents du cannabis inciteront toujours les consommateurs à poursuivre leur lutte, et nous entendons nous débarrasser du stigmate de gens « fonctionnant au ralenti » qu’on nous inflige et prendre notre place légitime en tant que segment de la société formé des citoyens « posés et imaginatifs ».
Il est possible que ce soit le cas, mais l’évaluation des effets préjudiciables doit tenir compte de la nature de cet affrontement politique. Deuxièmement, si le tribunal inflige à la personne déclarée coupable une peine qui n’est rien d’autre qu’appropriée, ce qu’il est tenu de faire, les autres conséquences préjudiciables sont en fait liées au système de justice pénale en général plutôt qu’à cette infraction en particulier. Dans tout système de droit pénal, il arrive qu’une poursuite se révèle non fondée, que la publicité qui l’entoure soit injustement préjudiciable, qu’une défense fructueuse occasionne des frais, qu’une déclaration de culpabilité pour une infraction relativement mineure ait des conséquences persistantes et peut‑être injustes dans d’autres ressorts, et ainsi de suite. Il s’agit de conséquences graves, mais elles font partie des coûts sociaux et personnels qu’entraîne le fait de posséder un système de justice pénale. Chaque fois que le Parlement exerce sa compétence en matière de droit criminel, de tels coûts en résultent. Prétendre que ces coûts « intrinsèques » invalident l’exercice de cette compétence a pour effet d’exagérer le rôle de l’art. 7.
175 Nous reconnaissons que la criminalisation de la possession de marihuana a des effets graves sur les personnes accusées de cette infraction. Ces effets sont légitimement à l’origine d’une controverse au sein de la population et ils feront sans aucun doute l’objet d’un débat parlementaire. À notre avis, toutefois, si l’on applique la norme de la disproportion exagérée, les effets sur les accusés des dispositions actuelles, y compris la possibilité d’emprisonnement, n’excèdent pas la vaste latitude que la Constitution accorde au Parlement.
b) L’inefficacité de l’interdiction de la marihuana
176 Les appelants plaident par ailleurs que les effets préjudiciables sur les accusés de l’interdiction visant la possession sont exagérément disproportionnés à tout intérêt légitime de l’État, puisque l’interdiction est tout simplement inefficace. Elle ne contribue pratiquement pas à la réalisation de l’objectif de l’État, qui est d’empêcher la consommation de marihuana. Ils invoquent à cet égard l’opinion de la juge du procès dans l’affaire Caine : [traduction] « En conséquence, il semble que, au Canada, les variations des taux de consommation susmentionnées (en particulier la baisse observée depuis 1969) n’aient pas de relations statistiques avec quelque renforcement ou atténuation de la sévérité de la loi ou de son application » (par. 57). La juge ajoute ceci, au par. 62 : [traduction] « Il est logique et raisonnable de conclure que la légalisation ferait augmenter la consommation de marihuana et, en conséquence, le nombre absolu de consommateurs chroniques et de personnes vulnérables subissant les effets dommageables de la drogue. Cependant, la preuve dont je dispose ne permet pas de conclure que cette augmentation serait substantielle, modérée ou négligeable. »
177 Notre Cour fait montre de prudence dans l’acceptation d’arguments fondés sur la prétendue inefficacité d’une mesure législative : voir le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), précité, où elle a jugé que « [l]’efficacité ou le manque d’efficacité d’une loi n’est pas pertinent pour déterminer si le Parlement a le pouvoir de l’adopter en vertu de l’analyse relative au partage des pouvoirs » (par. 57). Bien que des considérations quelque peu différentes jouent dans le cadre d’une analyse fondée sur la Charte, il demeure important de faire preuve d’une certaine déférence à l’endroit du Parlement dans l’appréciation de l’utilité des mesures qu’il choisit pour remédier à ce qu’il considère comme des maux sociaux.
178 Il est légitime qu’on continue de s’interroger sur les mesures et sanctions les plus susceptibles de décourager un comportement que le Parlement juge indésirable. La prétendue « inefficacité » est simplement une autre façon de désigner le refus des gens dans la situation des appelants de respecter la loi. Il est difficile de voir comment, en invoquant les principes de justice fondamentale, on pourrait faire de ce refus un argument d’inconstitutionnalité. De fait, il serait contraire à la primauté du droit de permettre que le respect d’une interdiction de nature pénale soit laissé à la discrétion de chacun, en fonction de ses goûts personnels.
c) La pondération des effets bénéfiques et des effets préjudiciables
179 Enfin, les appelants affirment que l’interdiction est disproportionnée à l’intérêt de l’État, du fait que ses conséquences préjudiciables sont exagérément disproportionnées à ses effets bénéfiques, s’il en est.
180 À cet égard, le juge Braidwood de la Cour d’appel a reproduit un résumé de la preuve du préjudice causé à la société par l’interdiction. Ce résumé fait notamment état des éléments suivants : inobservation de la loi par ceux qui la désapprouvent; méfiance envers les autorités scolaires et sanitaires, qui ont [traduction] « défendu des affirmations erronées et exagérées au sujet de la marihuana »; manque de communication entre les jeunes et leurs aînés au sujet de la consommation de la marihuana; risques découlant de la fréquentation de criminels et d’adeptes des drogues dures; absence de contrôle par le gouvernement de la qualité de la drogue; [traduction] « création d’une sous‑culture anarchique »; coût d’application de la loi; [traduction] « incapacité d’effectuer des recherches sérieuses sur les propriétés, les effets et les risques de la drogue, du fait qu’il est illégal d’en avoir en sa possession » (par. 28).
181 Dans les faits, le juge Braidwood a procédé à la pondération des effets bénéfiques et des effets préjudiciables de la Loi. En toute déférence, nous estimons qu’une telle démarche relève davantage de l’application de l’article premier. Il s’agit là de préjudices sociaux et économiques qui n’ont généralement pas leur place dans l’analyse fondée sur l’art. 7.
182 Les appelants ont avec raison dénoncé la tentative de l’État d’importer en bloc dans l’analyse fondée sur l’art. 7 les « intérêts sociétaux » visés à l’article premier, dans le but d’étayer la constitutionnalité de l’interdiction. Selon nous, il faut également empêcher les appelants d’essayer de justifier la thèse opposée en important dans l’analyse fondée sur l’art. 7 la pondération des effets « bénéfiques et préjudiciables » faite dans l’analyse fondée sur l’article premier.
183 Comme, à notre avis, les appelants n’ont pas établi l’existence d’une atteinte aux droits garantis par l’art. 7, il n’est pas nécessaire de demander à l’État de procéder à la justification requise par l’article premier.
F. L’article 15 de la Charte
184 L’appelant Malmo‑Levine fait valoir en outre que la criminalisation de la marihuana porte atteinte à l’art. 15 de la Charte. Il soutient que les consommateurs de marihuana ont une [traduction] « orientation liée à une substance » qui constituerait une caractéristique personnelle analogue aux autres motifs énumérés à l’art. 15, par exemple l’orientation sexuelle : Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493. Il prétend également que l’art. 15 vise à protéger les personnes qui ont été victimes de persécution pour des activités qui ne sont pas en soi dommageables à la société et, à son avis, la consommation de cannabis est simplement une [traduction] « pratique hédoniste inoffensive ».
185 Le goût pour la marihuana ne constitue pas une « caractéristique personnelle » emportant l’application de la garantie prévue à l’art. 15 : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143. Comme le dit par ailleurs M. Malmo‑Levine lui-même, il s’agit d’un choix de mode de vie. Il n’y a pas d’analogie avec les caractéristiques personnelles énumérées à l’art. 15, soit la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. Ce serait banaliser cette énumération que de considérer que la consommation de « pot » est analogue au sexe ou à la religion en ce qu’elle constituerait une « caractéristique profondément personnelle qui est soit immuable, soit susceptible de n’être modifiée qu’à un prix personnel inacceptable » : Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 5; Vriend, précité, par. 90. L’argument de M. Malmo‑Levine fondé sur le droit à l’égalité ne satisfait pas à la première des exigences énoncées dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. L’objet véritable de l’art. 15 est de « corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne » : Swain, précité, p. 992, le juge en chef Lamer; Rodriguez, précité, p. 616. Accueillir l’argument de M. Malmo‑Levine et étendre la protection de l’art. 15 de la Charte à une activité récréative (ou à un mode de vie) équivaudrait tout bonnement à dénaturer ce noble objectif.
VI. Conclusion
186 Pour ces motifs, nous sommes d’avis que les contestations fondées sur la Charte ne sauraient être accueillies et que les pourvois doivent être rejetés.
187 Les questions constitutionnelles énoncées dans le pourvoi Malmo‑Levine doivent en conséquence recevoir les réponses suivantes :
1. Est‑ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) en vue d’en faire le trafic que prévoit le par. 4(2) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19), porte atteinte à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, l’atteinte est‑elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
3. Est‑ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) en vue d’en faire le trafic que prévoit le par. 4(2) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19), porte atteinte au par. 15(1) de la Charte en traitant un certain groupe de personnes de façon discriminatoire sur le fondement de leur orientation sous l’angle de la substance concernée, de leur orientation sous l’angle de leur occupation ou de leur orientation sous ces deux aspects?
Réponse : Non.
4. Si la réponse à la question 3 est affirmative, l’atteinte est‑elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
188 Les questions constitutionnelles énoncées dans le pourvoi Caine doivent recevoir les réponses suivantes :
1. Est‑ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) aux fins de consommation personnelle — interdiction prévue au par. 3(1) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19) — porte atteinte à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, l’atteinte est‑elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
3. Est‑ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) aux fins de consommation personnelle — interdiction prévue au par. 3(1) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19) — relève de la compétence législative du Parlement du Canada en tant que règle de droit édictée soit en vertu de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour assurer la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, soit en vertu du pouvoir de légiférer sur le droit criminel prévu au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, soit en vertu d’un autre pouvoir?
Réponse : Oui.
Version française des motifs rendus par
189 La juge Arbour (dissidente dans Caine) — Dans son pourvoi, l’appelant Caine attaque la constitutionnalité des dispositions interdisant la possession de cannabis (marihuana) aux fins de consommation personnelle. Il plaide qu’elles ne relèvent pas de la compétence législative du Parlement du Canada et qu’elles contreviennent à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour sa part, en plus de la prohibition visant la possession simple, l’appelant Malmo-Levine conteste en outre l’interdiction ayant trait à la possession de marihuana en vue d’en faire le trafic, soutenant qu’elle viole les art. 7 et 15 de la Charte. Le pourvoi de l’appelant Clay (R. c. Clay, [2003] 3 R.C.S. 735, 2003 CSC 75), qui interjette appel de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario ((2000), 49 O.R. (3d) 577), a été entendu en même temps que celui des appelants Caine et Malmo-Levine, qui font appel de la décision de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique les concernant ((2000), 138 B.C.A.C. 218, 2000 BCCA 335). Le pourvoi Clay soulève des questions identiques à celles du pourvoi Caine et repose sur des conclusions de fait similaires. Par conséquent, je vais examiner ces trois pourvois dans les présents motifs et me reporter aux conclusions tirées par les juridictions inférieures en Ontario et en Colombie-Britannique.
190 Pour la première fois, la Cour est directement appelée à se demander si la Charte a pour effet d’exiger, comme élément constitutif essentiel d’une infraction punissable par l’emprisonnement, la preuve d’un préjudice pour d’autres personnes ou pour la société. Dans un arrêt historique datant de 1985, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a dit : « Une loi qui permet de déclarer coupable une personne qui n’a véritablement rien fait de mal viole les principes de justice fondamentale et, si elle prévoit une peine d’emprisonnement, une telle loi viole le droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte » (Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 492 (« Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act »)). À mon avis, une « personne qui n’a véritablement rien fait de mal » est une personne dont le comportement n’a créé que peu ou pas de risques véritables de préjudice, ou qui n’est pas responsable de son comportement préjudiciable. Par conséquent, pour les motifs qui suivent, j’estime que l’art. 7 de la Charte requiert non seulement que toute infraction punissable par l’emprisonnement comporte un élément moral minimal, mais aussi que l’acte prohibé soit préjudiciable ou présente un risque de préjudice pour d’autres personnes. Une loi qui permet de déclarer coupable une personne dont le comportement ne crée que peu ou pas de risques véritables de préjudice pour d’autres personnes viole les principes de justice fondamentale et, si elle prévoit une peine d’emprisonnement, elle viole le droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte. On ne peut recourir à l’emprisonnement que pour punir un comportement blâmable qui est préjudiciable à d’autres personnes.
I. Les faits et la procédure
191 Mes collègues les juges Gonthier et Binnie ont exposé les faits pertinents. Les faits en litige dans chaque affaire ne sont pas contestés et mes collègues les ont habilement résumés. Je me propose simplement de dégager les éléments que je considère essentiels pour trancher les présents pourvois et qui, pour la plupart, figurent dans les conclusions de fait tirées par les juges de première instance relativement aux méfaits de la consommation de marihuana. Mes collègues ont également fait état de rapports parlementaires et d’études publiés récemment sur les effets de la consommation de marihuana. Les conclusions et recommandations formulées dans ces documents récents sont similaires à celles qui ont été présentées aux juges de première instance et, selon moi, n’ajoutent rien aux dossiers factuels complets sur lesquels ces juges et les cours d’appel ont appuyé leurs conclusions dans ces affaires. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire à mon avis que nous procédions à notre propre évaluation des faits. En l’absence d’erreur flagrante et dominante des tribunaux de première instance, nous devons plutôt nous en remettre à leur appréciation des faits. Je vais donc m’appuyer entièrement sur les conclusions de fait des juridictions inférieures, puisque je ne vois rien dans les nouveaux documents déposés devant nous qui tende à indiquer que ces conclusions étaient erronées.
192 Les conclusions de fait tirées par les juges de première instance dans les affaires Caine et Clay sont à tous égards similaires (elles sont exposées en détail au par. 40 des motifs de la juge Howard de la Cour provinciale dans Caine, ainsi qu’au par. 25 de l’arrêt de la Cour d’appel dans Clay, le juge McCart). Dans Clay, le juge McCart a tiré les conclusions de fait suivantes qui ont été acceptées par le juge Rosenberg de la Cour d’appel de l’Ontario (au par. 10) :
[traduction]
1. La consommation de marihuana est relativement peu dommageable si on la compare à la consommation de drogues dites dures, ainsi qu’au tabac et à l’alcool.
2. Il n’existe aucune preuve tangible que la consommation de marihuana cause des dommages physiques ou mentaux irréversibles.
3. Le cannabis agit sur les fonctions mentales et, pour cette raison, il ne serait pas prudent de prendre le volant après en avoir consommé.
4. Il n’y a aucune preuve tangible que la consommation de cannabis déclenche des psychoses.
5. Le cannabis n’est pas une substance créant une dépendance.
6. La marihuana n’est pas criminogène, en ce sens qu’il n’y a aucune preuve établissant un lien de causalité entre la consommation de cannabis et la criminalité.
7. Pour la vaste majorité des usagers, le fait de consommer de la marihuana ne les amène probablement pas à essayer des « drogues dures », bien qu’il semble exister des liens statistiques entre la consommation de marihuana et celle de diverses autres drogues psychotropes.
8. La marihuana ne rend pas les gens plus agressifs ou plus violents.
9. Aucun décès n’a été attribué à la consommation de marihuana.
10. Il n’y a aucune preuve que la marihuana cause le syndrome amotivationnel.
11. Moins de 1 % des consommateurs de marihuana en consomment quotidiennement.
12. La consommation dans les pays dits « pays de décriminalisation » n’augmente pas de façon démesurée par rapport à la consommation dans ceux où il n’y a pas décriminalisation.
13. Les coûts des soins de santé liés à la consommation de cannabis sont négligeables quand on les compare à ceux imputables à la consommation du tabac et de l’alcool.
193 Après avoir ainsi établi quels sont les problèmes qui ne sont pas liés à la consommation de marihuana, le juge McCart a dit ceci, aux par. 26-27 :
[traduction] Cela dit, les experts qui ont témoigné s’accordaient généralement pour dire que la consommation de marihuana n’est pas complètement inoffensive. Bien que la marihuana ne puisse causer la schizophrénie, elle peut la déclencher. La consommation excessive de cette substance peut être à l’origine de troubles broncho-pulmonaires. Il faut toutefois admettre que les experts qui ont témoigné ont aussi généralement reconnu qu’une consommation modérée de marihuana n’entraîne aucun trouble physique ou psychique. Des études sur le terrain en Grèce, au Costa Rica et en Jamaïque permettent de façon générale de penser que la marihuana est une drogue relativement inoffensive — qui sans être totalement sans danger, est néanmoins peu susceptible d’avoir des effets néfastes graves pour la plupart des personnes qui en consomment ou pour la société.
La Commission Le Dain a relevé quatre aspects principaux constituant des sources de préoccupation pour la société : l’effet probablement dommageable du cannabis sur le développement des adolescents; les dangers de la route résultant de l’altération des fonctions cognitives et facultés psychomotrices sous la double influence du cannabis et de l’alcool, aggravés par les difficultés de dépistage de l’ivresse cannabique; selon des rapports publiés à l’étranger et des observations cliniques effectuées sur le continent nord-américain, une grande consommation de cannabis à long terme pourrait entraîner d’importantes détériorations des facultés mentales et des troubles mentaux sérieux; le rôle du cannabis dans le développement de polytoxicomanies et la propagation de ce phénomène, du fait que sa consommation stimule le désir d’expérimenter d’autres drogues et réduit les inhibitions à cet égard. Le rapport ajoute que nous n’avons pas encore une connaissance suffisante du cannabis pour être en mesure de dire avec certitude en quoi consiste un usage modéré et un usage excessif.
194 Dans l’affaire Caine, la juge Howard a tiré les conclusions suivantes relativement aux effets néfastes qui ne sont pas liés à l’usage de marihuana (au par. 40) :
[traduction]
1. la consommation occasionnelle ou modérée de marihuana par un adulte bien portant n’a généralement pas d’effets néfastes pour sa santé, même si elle se poursuit pendant une longue période;
2. il n’y a aucune preuve concluante de dommages physiques ou mentaux irréversibles pour les usagers, sauf pour ce qui est des poumons. On signale de tels dommages uniquement chez les usagers chroniques qui consomment de grandes quantités de marihuana, à savoir les personnes fumant au moins 1, et probablement 3 à 5 joints quotidiennement;
3. il n’y a aucune preuve que la consommation occasionnelle ou modérée de marihuana par un adulte en santé lui cause des dommages physiques ou mentaux irréversibles;
4. la consommation de marihuana agit sur les fonctions mentales et, pour cette raison, une personne ne devrait pas en consommer lorsqu’elle conduit un véhicule à moteur, pilote un avion ou fait fonctionner un appareil complexe;
5. il n’y a aucune preuve démontrant que la marihuana déclenche des psychoses chez les adultes en bonne santé qui n’en consomment qu’occasionnellement ou modérément; pour ce qui est des grands consommateurs, la preuve révèle que la psychose induite par la consommation de cannabis ne se manifeste que lorsque l’usager présente une prédisposition à une telle maladie mentale;
6. la marihuana ne crée pas de dépendance;
7. l’effet potentiellement toxicomanogène de la marihuana chez les grands consommateurs est un sujet de préoccupation, mais comme elle n’est pas une drogue à effet très renforçateur comme l’héroïne ou la cocaïne, la dépendance physique n’est pas un problème important; la dépendance psychique peut être un problème dans le cas des consommateurs chroniques;
8. il n’y a pas de lien de causalité entre la consommation de marihuana et la criminalité;
9. il n’y a aucune preuve que la marihuana soit une drogue d’introduction et la grande majorité des consommateurs de marihuana n’essaient pas des drogues dures; des études expérimentales effectuées récemment avec des animaux et portant sur la libération de dopamine et de corticolibérine (cortico releasing factor) en situations de stress ne corroborent pas la théorie selon laquelle la marihuana est une drogue d’introduction;
10. la marihuana ne rend pas les gens agressifs ou violents; bien au contraire, elle a tendance à les rendre passifs et calmes;
11. il n’y a eu aucun décès attribuable à la consommation de marihuana;
12. il n’y a aucune preuve de l’existence d’un syndrome amotivationnel, bien que la consommation chronique de cannabis puisse réduire la motivation, notamment si l’usager en fume si souvent qu’il se trouve dans un état d’intoxication chronique;
13. si l’on présume que les niveaux actuels de consommation restent stables, les coûts des soins de santé liés à l’usage de la marihuana sont très très faibles si on les compare à ceux liés à la consommation du tabac et de l’alcool.
195 La juge de première instance a dit que ces conclusions concordaient notamment avec celles de la Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales présidée par Gerald Le Dain (plus tard juge à la Cour suprême du Canada). Au terme de presque quatre années d’audiences publiques et de recherches, la majorité des commissaires ont conclu que la simple possession de marihuana ne devrait pas constituer une infraction criminelle. La Commission a tiré les conclusions suivantes au sujet des méfaits qui ne sont pas liés à l’usage de marihuana :
1. le cannabis n’est pas un « stupéfiant »;
2. l’usage actuel du cannabis au Canada révèle peu d’effets physiques aigus;
3. peu de consommateurs de cannabis (moins de un pour cent) deviennent des consommateurs de drogues plus dures et plus dangereuses;
4. il n’a pas été démontré scientifiquement que l’usage du cannabis est la cause d’autres comportements criminels;
5. eu égard aux niveaux actuels de consommation, les risques d’effets néfastes du cannabis sont moindres que ceux découlant de la consommation d’alcool;
6. les effets à court terme du cannabis sur l’organisme sont relativement minimes et il n’a pas été démontré que cette drogue pouvait avoir des effets physiques durables.
(Le Cannabis : Rapport de la Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales (1972), p. 267‑311)
196 La juge Howard a toutefois ajouté que la marihuana n’est pas [traduction] « une drogue complètement inoffensive pour tous les usagers » (par. 42). Elle a d’abord examiné les risques que présente la marihuana pour la santé de l’usager et elle a résumé ses conclusions de la manière suivante (au par. 39) :
[traduction] Pour ce qui est de savoir si les personnes qui consomment de la marihuana courent des risques pour leur santé, la distinction entre la « consommation faible, occasionnelle ou modérée » et la « consommation chronique » est très importante. En bref, les risques que présente l’usage de la marihuana varient selon le groupe concerné. Tous les témoins que j’ai entendus, y compris le Dr Kalant, semblent s’entendre pour dire que rien n’indique que les personnes qui n’en font qu’une consommation faible, occasionnelle ou modérée courent des risques importants pour leur santé dans la mesure où il s’agit d’adultes bien portants et n’appartenant pas à l’un des groupes vulnérables, à savoir les jeunes consommateurs, les femmes enceintes et les personnes atteintes de maladies mentales. Par contre, pour ceux qui en font une consommation chronique, les risques pour la santé sont importants, quoiqu’ils découlent principalement du fait que la drogue est fumée, plutôt que de la composition chimique de celle-ci.
Au paragraphe 42 de ses motifs, la juge Howard s’est de nouveau reportée aux conclusions de la Commission Le Dain, en ce qui a trait cette fois aux méfaits qui peuvent découler de l’usage de la marihuana. Ces conclusions, qui sont reproduites ci‑dessus, ont également été mentionnées dans Clay, par. 27. Je vais néanmoins les répéter une fois de plus, par souci de commodité :
1. « l’effet probablement dommageable du cannabis sur le développement des adolescents; »
2. « les dangers de la route résultant de l’altération des fonctions cognitives et facultés psychomotrices . . . ; »
3. « selon des rapports publiés à l’étranger et des observations cliniques effectuées sur le continent nord-américain, une grande consommation de cannabis à long terme pourrait entraîner d’importantes détériorations des facultés mentales et des troubles mentaux sérieux; »
4. « le rôle du cannabis dans le développement de polytoxicomanies et la propagation de ce phénomène, du fait que sa consommation stimule le désir d’expérimenter d’autres drogues et réduit les inhibitions à cet égard. »
197 La juge Howard a également fait état du rapport Hall (W. Hall, N. Solowij et J. Lemon, National Drug Strategy : The health and psychological consequences of cannabis use (1994)), dont elle a résumé les conclusions sur les [traduction] « [e]ffets aigus » de l’usage de la marihuana, c’est‑à‑dire les conséquences néfastes susceptibles de se produire pendant que la personne est sous l’effet de cette substance (au par. 44) :
[traduction] Considérées globalement, voici ce qui ressort des conclusions : (1) les consommateurs inexpérimentés devraient faire montre de prudence et, s’ils choisissent de fumer du cannabis, ils devraient le faire en compagnie de consommateurs expérimentés et dans un lieu approprié; (2) nul ne devrait étudier, se présenter à un examen ou se livrer à d’autres activités intellectuelles complexes dans l’état d’intoxication provoqué par le cannabis (ou d’ailleurs par l’alcool); (3) les femmes enceintes ne devraient pas fumer de cannabis (et ne devraient évidemment pas fumer la cigarette ni boire de l’alcool); (4) les personnes atteintes de maladies mentales ou celles possédant des antécédents familiaux à cet égard ne devraient pas consommer du cannabis; (5) comme c’est le cas pour l’alcool, nul ne devrait conduire un véhicule à moteur, piloter un avion ou faire fonctionner un appareil complexe lorsque ses facultés sont affaiblies par la marihuana.
Pour ce qui est des « effets chroniques », c’est‑à‑dire les effets néfastes que peut entraîner la consommation à long terme de cannabis (usage quotidien pendant de nombreuses années), le rapport Hall précise qu’il existe encore beaucoup d’[traduction] « incertitude » à cet égard; la juge Howard a résumé ainsi les conclusions du rapport (aux par. 45-46) :
[traduction] Les « principaux effets néfastes probables » de la consommation chronique semblent être les suivants :
— troubles respiratoires liés au fait que la substance est fumée, par exemple bronchite chronique et apparition de changements histopathologiques qui peuvent être des signes précurseurs du développement de tumeurs malignes;
— développement du syndrome de dépendance au cannabis, qui se caractérise par l’incapacité de s’abstenir d’en consommer ou de limiter sa consommation;
— formes subtiles d’affaiblissement des facultés cognitives, plus particulièrement manque d’attention et pertes de mémoire, qui persistent quand le consommateur reste intoxiqué de manière chronique et qui peuvent être réversibles ou non après une abstinence prolongée.
Les « principaux effets néfastes possibles » de la consommation chronique (c’est-à-dire les effets qui restent à être confirmés par des recherches additionnelles) sont les suivants :
— risque accru de cancers des voies aérodigestives, c’est-à-dire la cavité buccale, le pharynx et l’œsophage;
— risque accru de leucémie pour les enfants qui ont été exposés à la drogue pendant qu’ils étaient encore dans l’utérus de leur mère (la preuve du contraire a été apportée depuis);
— baisse du rendement professionnel marquée par une improductivité chez les adultes dont les activités requièrent l’application d’habiletés intellectuelles poussées et par des résultats scolaires médiocres chez les adolescents;
— anomalies congénitales chez les enfants dont la mère a consommé du cannabis pendant la grossesse (la preuve du contraire a été apportée depuis).
Les Drs Kalant et Connolly ont reconnu que les recherches effectuées depuis la publication du rapport Hall (1994) n’ont pas démontré le bien‑fondé des inquiétudes concernant (1) la leucémie chez les descendants et (2) les anomalies congénitales chez les enfants des femmes ayant consommé de la marihuana pendant la grossesse. Ces problèmes ne seraient désormais plus considérés comme des « risques » dans les milieux scientifiques.
Enfin, le rapport Hall identifie les trois groupes traditionnels « à risque élevé » :
(1) Les adolescents aux résultats scolaires médiocres dont la réussite scolaire peut être compromise davantage par des déficiences cognitives, en cas d’intoxication chronique, ou ceux qui commencent à consommer du cannabis lorsqu’ils sont très jeunes (on s’inquiète des risques accrus que ces jeunes deviennent des consommateurs chroniques de cannabis et d’autres drogues).
(2) Les femmes en âge de procréer en raison des effets de la consommation de cannabis pendant la grossesse.
(3) Les personnes qui souffrent d’affections préexistantes comme des maladies cardiovasculaires, des troubles respiratoires, la schizophrénie ou d’autres toxicomanies, du fait que la consommation du cannabis risque de précipiter la manifestation des symptômes de leurs maladies ou de les exacerber.
198 S’appuyant sur ces éléments de preuve, la juge Howard a tiré les conclusions suivantes au sujet des risques que présente la marihuana pour la santé de ceux qui en consomment (au par. 48) :
[traduction] Les témoins qui ont comparu devant moi (à l’exception peut-être du Dr Morgan) s’accordaient pour dire que les conclusions du rapport Hall étaient valables (sauf pour ce qui est des mentions concernant la leucémie et les anomalies congénitales) compte tenu des données scientifiques disponibles à l’époque. Il convient de souligner que, exception faite des données sur les « effets aigus », qui sont rares et passagers, aucun des rapports susmentionnés ne fait état d’inquiétudes importantes au sujet du bien‑être d’adultes en santé ne faisant qu’une consommation faible, occasionnelle ou modérée de marihuana.
199 La juge Howard a ensuite examiné la question du risque de préjudice pour d’autres personnes et pour l’ensemble de la société. Elle a conclu que le seul préjudice possible pour d’autres membres de la société est lié au fait qu’une [traduction] « personne en état d’intoxication après avoir consommé de la marihuana présente un risque pour la santé et la sécurité d’autres personnes si elle conduit un véhicule à moteur, pilote un avion ou fait fonctionner un appareil complexe » (par. 49). La juge Howard a toutefois souligné que, bien qu’il soit légitime pour l’État de protéger les membres de la société contre un tel comportement, l’al. 253a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, atteint déjà cet objectif. Quant au préjudice pour l’ensemble de la société, la juge de première instance a tiré la conclusion suivante (aux par. 51-52) :
[traduction] L’usage répandu qui est fait actuellement de la marihuana ne semble pas avoir d’effets importants sur le régime de soins de santé de la province et, facteur plus important, il n’est pas considéré par les autorités sanitaires comme un problème de santé important à l’échelle provinciale ou nationale. . .
La preuve montre que les inquiétudes relatives aux soins de santé (y compris les inquiétudes financières) que suscite l’usage de la marihuana dans notre pays sont mineures par rapport aux coûts d’ordre social, criminel et financier liés à la consommation d’alcool et de tabac.
200 Enfin, la juge Howard a examiné et résumé ainsi, au par. 63, le préjudice causé par l’interdiction relative à la marihuana :
[traduction]
1. Existence d’un nombre incalculable de Canadiens, en majorité des adolescents et des jeunes adultes, qui sont poursuivis devant les cours « criminelles », sont menacés d’emprisonnement (lorsqu’ils ne sont pas effectivement emprisonnés) et traînent ensuite un casier judiciaire pour s’être livrés à une activité complètement inoffensive (on estime que plus de 600 000 Canadiens possèdent maintenant un casier judiciaire pour des infractions liées au cannabis); pendant ce temps, d’autres citoyens sont libres de consommer les drogues préférées de la société, l’alcool et le tabac, même si l’on sait qu’elles sont meurtrières.
2. Inobservation de la loi par plus d’un million de personnes qui sont prêtes à se livrer à cette activité, et ce bien que la loi l’interdise.
3. Méfiance des usagers à l’égard des autorités scolaires et sanitaires qui, dans le passé, ont défendu des affirmations erronées et exagérées au sujet de la marihuana, situation entraînant le risque que les consommateurs de marihuana, les jeunes en particulier, fassent la sourde oreille, même dans les cas où ce qu’on leur dit est vrai.
4. Manque de communication franche entre les jeunes et leurs aînés au sujet de la consommation de marihuana par les premiers ou des problèmes qu’ils vivent à cet égard, du fait que l’usage de cette drogue est illégal.
5. Risque que les jeunes s’associent avec de véritables criminels et des consommateurs de drogues dures qui sont les principaux fournisseurs de la drogue.
6. Absence de contrôle par le gouvernement de la qualité de la drogue, étant donné que celle‑ci n’est vendue que sur le marché noir.
7. Création d’une sous-culture anarchique dont la seule raison d’être est la culture, l’importation et la distribution d’une drogue qu’il est impossible de se procurer par des voies légales.
8. Énormes coûts financiers liés à l’application de la loi.
9. Incapacité d’effectuer des recherches sérieuses sur les propriétés, les effets et les dangers de la drogue, du fait qu’il est illégal d’en avoir en sa possession.
201 C’est à la lumière de ces faits que nous devons analyser les questions constitutionnelles soulevées dans les présents pourvois. Bien que la criminalisation de la marihuana soit une question politique délicate et qu’elle soulève de nombreuses considérations d’ordre social, les conclusions de fait des juges de première instance, qui sont bien étayées par un dossier détaillé, viennent circonscrire le cadre de notre analyse. C’est à partir de ces conclusions que nous devons décider si le Parlement peut criminaliser et rendre passible d’emprisonnement — et, dans l’affirmative, dans quelle mesure — la possession de marihuana aux fins de consommation personnelle ou aux fins de trafic. Nous devons décider si, compte tenu de ces faits, les exigences constitutionnelles ont été respectées au regard du partage des compétences et de considérations fondées sur la Charte. Les affaires dont nous avons été saisis ne portent pas sur la question de savoir si le Parlement doit interdire ou réglementer la possession de marihuana, si la loi est juste ou injuste à l’égard des consommateurs de marihuana ou encore si elle permet de réduire le préjudice découlant de l’usage de cette substance. Nous sommes plutôt appelés à déterminer les limites que la Charte impose au Parlement lorsqu’il a recours à l’emprisonnement pour punir le comportement qu’il prohibe.
II. Analyse
202 Le Parlement possède la plénitude du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel, y compris pour établir les éléments constitutifs essentiels de tout crime. Avant l’édiction de la Charte, le Parlement pouvait interdire n’importe quel acte et imposer n’importe quelles conséquences pénales pour manquement à cette interdiction, pourvu seulement que celle-ci vise [traduction] « un intérêt public qui [pouvait] lui donner un fondement la rattachant au droit criminel » (Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1 (« Renvoi sur la margarine »), p. 50; appel au Conseil privé rejeté, [1951] A.C. 179). Une fois que le tribunal avait jugé que la mesure législative respectait ce critère, il n’avait pratiquement plus aucun rôle à jouer dans l’examen de cette mesure. Toutefois, depuis l’ajout de la Charte à la Constitution, les tribunaux doivent désormais non seulement se demander si la loi est intra vires, mais aussi déterminer si elle respecte les garanties prévues par la Charte (R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636, p. 651; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act, précité, p. 496-497, le juge Lamer, p. 525, la juge Wilson).
203 Les tribunaux appelés à contrôler la conformité d’une mesure législative avec la Charte doivent examiner à la fois l’objet de cette mesure et ses effets (R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1071, le juge Lamer). Comme l’a dit le juge Dickson au nom de la majorité de la Cour dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 334, « si, de par ses répercussions, une loi qui a un objet valable porte atteinte à des droits et libertés, il serait encore possible à un plaideur de tirer argument de ses effets pour la faire déclarer inapplicable, voire même invalide ». Ainsi, comme l’a dit le juge Lamer dans l’arrêt Smith, précité, p. 1071 :
. . . même si la poursuite d’un objectif inconstitutionnel entraîne l’invalidité de la loi attaquée, indépendamment de ses effets, un objectif régulier ne met pas un terme à l’analyse constitutionnelle. Les moyens choisis par le législateur pour atteindre cet objectif régulier peuvent avoir des effets qui privent les Canadiens des droits que leur garantit la Charte. Dans un tel cas, il incombe aux autorités de démontrer, en vertu de l’article premier, que l’importance de cet objectif régulier est telle que, indépendamment de l’effet de la loi, il s’agit d’une limite raisonnable apportée dans le cadre d’une société libre et démocratique.
Par conséquent, dans les présents pourvois, même si le Parlement a le pouvoir de légiférer pour interdire et sanctionner la possession de marihuana, c’est‑à‑dire s’il existe un objectif législatif légitime relevant d’un chef de compétence fédérale, il est possible que les moyens retenus par le législateur pour réaliser cet objectif — par exemple le type de sanction choisi pour faire respecter l’interdiction — portent atteinte aux droits à la vie, à la liberté ou à la sécurité des appelants d’une manière qui ne soit pas conforme aux principes de justice fondamentale protégés par l’art. 7 de la Charte.
204 Dans les affaires qui nous occupent, il s’agit de décider si les dispositions interdisant la possession de marihuana aux fins de consommation personnelle et, dans l’autre cas, aux fins de trafic, relèvent de la compétence législative du Parlement du Canada soit en vertu de son pouvoir général d’assurer « la paix, l’ordre et le bon gouvernement », soit en vertu de son pouvoir de légiférer sur le droit criminel prévu au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Il faut également se demander si les dispositions contestées contreviennent à l’art. 7 de la Charte. Ces deux limites connexes mais distinctes assujettissant le pouvoir législatif du Parlement ont suscité beaucoup de confusion au cours des débats devant nous et devant les juridictions inférieures. De fait, une bonne partie du débat a jusqu’ici porté sur la question de savoir si le Parlement pouvait « criminaliser » la possession de marihuana. Cette question, qui doit être tranchée conformément aux principes régissant le partage des compétences, ne constitue que l’un des aspects de la contestation constitutionnelle dont nous sommes saisis. La Charte a pour effet d’assujettir le Parlement au respect de certaines limites additionnelles lorsqu’il choisit d’établir une peine privative de liberté. Je vais analyser chacune de ces deux limites restreignant le pouvoir de légiférer et m’efforcer de différencier les critères à respecter, puisque, à mon avis, il s’agit effectivement de limites distinctes visant des fins différentes.
A. La question du partage des compétences
205 Les appelants Clay et Caine contestent l’interdiction relative à la possession de marihuana, affirmant qu’elle outrepasse la compétence reconnue au Parlement par la Loi constitutionnelle de 1867. Mes collègues les juges Gonthier et Binnie concluent que les dispositions contestées relèvent du chef de compétence concernant le droit criminel. Pour cette raison, ils estiment qu’il n’est pas nécessaire de réexaminer la justesse de la conclusion tirée dans l’arrêt R. c. Hauser, [1979] 1 R.C.S. 984, en ce qui concerne le pouvoir résiduel du Parlement de légiférer sur les drogues en général ou sur la marihuana en particulier en vertu de sa compétence touchant à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement. Je souscris pour l’essentiel à la conclusion de mes collègues et je vais me contenter de faire quelques commentaires qui sous-tendront mon analyse fondée sur la Charte.
206 Comme je l’ai mentionné précédemment, une mesure législative qui peut être rattachée à un chef de compétence fédérale résistera à une contestation fondée sur le partage des compétences, mais il est néanmoins possible que le tribunal juge qu’elle porte atteinte à un droit ou à une liberté garanti par la Charte. En vertu de la compétence qui lui est reconnue à l’égard du droit criminel par le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement est habilité à faire des lois régissant le droit criminel au sens le plus large du terme (voir, notamment, RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 28; R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, par. 118; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), [2000] 1 R.C.S. 783, 2000 CSC 31, par. 28-31). Le Parlement a entière discrétion pour décider des maux qu’il désire réprimer au moyen d’une interdiction pénale et quel intérêt menacé il souhaite ainsi protéger. Outre la Charte, le seul tempérament dont est assorti le pouvoir du Parlement en matière de droit criminel est le fait qu’il ne peut pas être utilisé de façon déguisée. Comme les autres pouvoirs législatifs, il n’autorise pas le Parlement à empiéter, au moyen d’une loi par ailleurs valide, sur des domaines de compétence législative provinciale exclusive. Pour décider si on est en présence d’une telle tentative d’empiétement, nous devons déterminer si l’interdiction criminelle repose sur un objectif public légitime (Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226, p. 237; Hydro‑Québec, précité, par. 121).
207 Dans le Renvoi sur la margarine, précité, p. 49-50, le juge Rand a insisté sur la nécessité d’identifier le mal ou l’effet nuisible que vise l’interdiction criminelle et il a expliqué qu’une interdiction ne possède un caractère criminel que si elle tend à la réalisation [traduction] « d’un intérêt public qui peut lui donner un fondement la rattachant au droit criminel ». Il a en outre expliqué que les « buts habituels, bien que non exclusifs » que sert le droit criminel sont « [l]a paix publique, l’ordre, la sécurité, la santé [et] la moralité » (je souligne).
208 L’objet principal de la loi contestée en l’espèce est la protection contre les possibles effets néfastes pour la santé de l’usage de cette substance. L’objectif que poursuit l’État en interdisant l’usage de la marihuana a été résumé ainsi par le juge Rosenberg, dans l’arrêt R. c. Parker (2000), 146 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), par. 143, affaire connexe à l’affaire Clay :
[traduction] Tout d’abord, l’État a intérêt à protéger la population contre les effets néfastes de la consommation de cette drogue. Il s’agit notamment des affections broncho-pulmonaires chez les humains; l’affaiblissement des facultés psychomotrices causé par la consommation de la marihuana, qui entraîne des risques d’accidents d’automobiles et qu’aucun mécanisme simple ne permet de détecter; le déclenchement possible de rechutes chez les personnes souffrant de schizophrénie; les effets néfastes pour le système immunitaire; les effets néfastes à long terme sur les capacités cognitives des enfants dont les mères ont consommé de la marihuana pendant la grossesse; les possibles effets négatifs à long terme sur les capacités cognitives des consommateurs chroniques et certaines preuves indiquant que les grands consommateurs peuvent développer une dépendance. Les autres objectifs sont les suivants : le respect des obligations découlant des traités internationaux auxquels le Canada est partie et la lutte contre le commerce intérieur et international des drogues illicites.
Tant les législatures provinciales que le Parlement ont compétence pour légiférer en matière de santé; leur compétence respective dépend du caractère véritable de la mesure en cause.
209 Dans l’arrêt RJR-MacDonald, précité, il s’agissait de décider si le Parlement pouvait validement invoquer sa compétence sur le droit criminel pour interdire aux fabricants de produits du tabac de faire de la publicité sur leurs produits auprès des Canadiens et pour sensibiliser davantage ces derniers aux méfaits de cette substance. Au paragraphe 32, le juge La Forest a conclu que les effets néfastes de l’usage du tabac sur la santé sont à la fois graves et importants et que le Parlement pouvait validement invoquer sa compétence sur le droit criminel :
Vu que la santé comme matière constitutionnelle présente un caractère « informe » et qu’il s’ensuit que tant le Parlement que les législatures provinciales peuvent validement légiférer dans ce domaine, il importe de faire ressortir de nouveau la nature plénière de la compétence en matière de droit criminel. Dans le Renvoi sur la margarine, précité, aux pp. 49 et 50, le juge Rand établit clairement que la protection de la « santé » constitue un des « buts habituels » du droit criminel, et que la compétence en matière de droit criminel peut validement être exercée pour protéger le public contre un « effet nuisible ou indésirable ». Le fédéral possède une vaste compétence pour ce qui est de l’adoption de lois en matière criminelle relativement à des questions de santé, et cette compétence n’est circonscrite que par les exigences voulant qu’elles comportent une interdiction accompagnée d’une sanction pénale, et qu’elles visent un mal légitime pour la santé publique. Si une loi fédérale donnée possède ces caractéristiques et ne constitue pas par ailleurs un empiétement « spécieux » sur la compétence provinciale, c’est alors une loi valide en matière criminelle; voir Scowby, précité, aux pp. 237 et 238. [Je souligne.]
210 L’intimée soutient que le législateur n’a pas à établir quelque niveau ou seuil de préjudice que ce soit avant d’être autorisé à invoquer sa compétence sur le droit criminel. Se référant aux arrêts R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128, par. 29, et Hydro-Québec, précité, par. 121, le ministère public plaide que le fait de reconnaître que la Charte a pour effet d’empêcher le Parlement de criminaliser un comportement à moins qu’il ne puisse démontrer l’existence d’un risque de préjudice grave ou important serait incompatible avec le principe constitutionnel bien établi suivant lequel le droit criminel peut être utilisé pour édicter des lois visant des intérêts sociaux, politiques ou économiques ou [traduction] « un objectif public légitime ». L’intimée prétend que, même dans les cas où une interdiction d’origine légale ou réglementaire possède un fondement logique, l’application du « principe du préjudice » assujettirait au pouvoir de contrôle des tribunaux des mesures qui constituent essentiellement des décisions de politique générale. Le procureur général de l’Ontario a présenté des observations similaires sur ce point. Selon lui, que l’on contrôle la constitutionnalité d’une infraction criminelle par une analyse de sa validité au regard de la doctrine du partage des compétences ou par l’application d’un « principe du préjudice » au regard de l’art. 7, le résultat sera nécessairement le même. Il plaide que le « principe du préjudice », du moins tel qu’il a été formulé par les juges Braidwood et Rosenberg, ne fait que réaffirmer le critère préalable que doit respecter le Parlement avant d’être autorisé à exercer son pouvoir de légiférer en matière de droit criminel. Le procureur général de l’Ontario soutient en outre que l’analyse faite par le juge Lamer dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act ne saurait s’appliquer à l’examen de l’élément matériel (actus reus) de l’infraction. Il avance que cet examen ne peut être fait parce que [traduction] « la décision de criminaliser certains comportements relève entièrement du Parlement » (mémoire du procureur général de l’Ontario, par. 12).
211 Il n’appartient pas aux tribunaux de se prononcer sur la sagesse de mesures législatives validement adoptées. Comme l’a dit la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Hinchey, précité, par. 34, « les tribunaux ne devraient pas récrire [les lois] pour [les] rendre conforme[s] à leur propre conception des catégories de comportements qui peuvent être considérés comme criminels ». Elle a ajouté ceci, au par. 36 : « Si le législateur choisit de rendre criminel un comportement qui, malgré un examen en vertu de la Charte, ne semble pas faire partie des comportements qu’un juge considère comme “criminels”, il faut faire preuve de retenue à l’égard de l’autorité législative qui a expressément inclus ces éléments. »
212 Bien que les tribunaux ne puissent remettre en question la sagesse des lois, ils doivent cependant évaluer la constitutionnalité de celles-ci. La Constitution ne requiert pas en soi l’existence d’un préjudice minimal pour justifier l’exercice du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel. Il y a eu, dans le passé, un certain flottement à cet égard, car certains auraient subordonné la validité d’une prohibition fondée sur la compétence relative au droit criminel à l’existence d’un « risque de préjudice grave et important pour la santé du public, sa moralité ou sa sécurité » (voir, par exemple, RJR‑MacDonald, précité, par. 199‑202, le juge Major). Il est désormais établi que si la loi vise un mal légitime pour la santé publique, comporte une interdiction assortie d’une sanction pénale et ne constitue pas par ailleurs un empiétement déguisé sur un chef de compétence provinciale, le Parlement possède, en vertu du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, le pouvoir discrétionnaire de déterminer l’étendue du préjudice qu’il juge suffisant pour justifier une mesure législative (RJR-MacDonald, précité, par. 32; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), précité, par. 27). De toute évidence, toutefois, lorsque le Parlement invoque la protection de la santé comme objectif public légitime, il doit démontrer l’« effet nuisible ou indésirable » contre lequel il souhaite protéger la population. Il pourra vraisemblablement le faire en démontrant que le préjudice pour la santé de certaines personnes ou du public en général est lié au comportement prohibé. Bien que la Constitution n’ait pas pour effet de requérir la preuve d’un préjudice minimal avant que le Parlement puisse utiliser son vaste pouvoir législatif en matière de droit criminel, un comportement ne présentant que peu ou pas de risques de préjudice est peu susceptible d’être considéré comme un « mal [. . .] pour la santé publique ».
213 Dans l’arrêt Hydro‑Québec, précité, par. 120, s’exprimant pour les juges majoritaires de la Cour, le juge La Forest a tiré une conclusion au même effet en ce qui a trait à l’élément moral d’une infraction criminelle. Il a dit ceci :
. . . aux termes du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, il relève également du pouvoir discrétionnaire du Parlement de déterminer le degré de culpabilité qu’il souhaite attacher à une interdiction criminelle. [. . .] Cela découle du fait que le Parlement a été investi du plein pouvoir d’adopter des règles de droit criminel au sens le plus large du terme. Ce pouvoir est assujetti, naturellement, aux exigences de la « justice fondamentale » prescrites à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui peuvent dicter un degré plus élevé de mens rea dans le cas des crimes graves ou « proprement dits » . . .
Tout comme le Parlement peut déterminer la nature de l’élément moral relatif à divers crimes, il peut déterminer la nature du « mal » ou l’« effet nuisible » contre lesquels il souhaite protéger le public. Cependant, quoique le Parlement ait la faculté de définir les éléments constitutifs d’un crime, les tribunaux ont pour mission de contrôler cette définition pour s’assurer qu’elle est conforme à la Charte (voir, par exemple, Vaillancourt, précité, p. 652). Comme je vais l’expliquer plus loin, dans les cas où l’emprisonnement est une des sanctions prévues, les principes de « justice fondamentale » de l’art. 7 de la Charte peuvent avoir pour effet d’exiger l’existence d’un « mal ou [d’un] effet nuisible » d’une certaine nature et d’un certain degré.
214 Les inquiétudes exprimées par l’intimée et par le procureur général de l’Ontario reflètent l’importance que les juridictions inférieures ont à tort accordée à la question de savoir si le Parlement pouvait « criminaliser » la possession de marihuana. De fait, la juge Howard a écrit ce qui suit aux par. 117-120 de l’affaire Caine, dans son examen du « principe du préjudice » :
[traduction] À mon avis, la proposition de ne recourir au droit criminel que pour prévenir un comportement qui cause effectivement préjudice à une ou plusieurs autres personnes ou à l’ensemble de la société ou un comportement qui cause un préjudice grave ou important à la société ne sont pas des « principes de justice fondamentale ». La jurisprudence indique le contraire. . .
En fait, la Cour suprême a constamment reconnu au Parlement « une compétence discrétionnaire étendue pour interdire certains comportements considérés comme criminels et pour déterminer quelle doit être la sanction appropriée ». R. c. Hinchey (1996), 111 C.C.C. (3d) 353, p. 369 et 370. Les principes applicables au pouvoir du Parlement de légiférer en matière criminelle indiquent clairement qu’il jouit d’une large compétence lui permettant de « criminaliser » des comportements afin de tenir compte d’intérêts sociaux, politiques ou économiques. . .
S’il existait des doutes quant à la manière dont ce principe pourrait être appliqué dans le présent contexte, ils ont été dissipés lorsque la Cour suprême du Canada a indiqué, dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada, précité, que le Parlement peut, en vertu de sa compétence en matière de droit criminel, légiférer pour protéger les Canadiens contre les drogues nocives. . .
À mon avis, la position appropriée est celle qui a été énoncée dans l’arrêt Butler, précité, p. 165. Je vais l’exprimer en des termes applicables à l’affaire dont je suis saisie : le Parlement peut adopter des lois à caractère pénal pour interdire l’usage d’une drogue lorsqu’il a des motifs raisonnables de conclure à l’existence d’un risque de préjudice pour la santé de l’usager ou d’un risque de préjudice pour l’ensemble de la société. [Je souligne.]
En toute déférence, j’estime que la juge de première instance a confondu, d’une part, les critères élaborés par la Cour dans ses arrêts sur le partage des pouvoirs et utilisés pour déterminer si le Parlement a validement exercé sa compétence en droit criminel d’une manière qui ne constitue pas un empiétement déguisé sur des compétences provinciales, et, d’autre part, les contraintes que la Charte impose au Parlement et dont les tribunaux doivent contrôler le respect lorsqu’il est plaidé qu’une loi pénale par ailleurs valide porte atteinte aux droits garantis par la Charte. À mon humble avis, la même confusion est présente dans l’analyse du juge Braidwood.
215 Après un examen approfondi de la common law, des ouvrages faisant autorité en droit criminel, de rapports émanant de commissions de réforme du droit, des arrêts sur le fédéralisme canadien (portant sur la compétence fédérale en matière de droit criminel) et de la jurisprudence relative à la Charte, le juge Braidwood a estimé que le principe du préjudice est effectivement un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7. Après avoir conclu à l’existence de ce principe, le juge Braidwood a fixé [traduction] « le seuil approprié justifiant l’édiction de sanctions pénales » (par. 139) en précisant que [traduction] « [l]e préjudice ne doit être ni insignifiant ni négligeable » (par. 138). Il a expliqué que, pour fixer le seuil approprié, il avait dû s’interroger sur [traduction] « les liens et les parallèles entre le pouvoir reconnu au Parlement sur le droit criminel par le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, d’une part, et le critère qui doit être utilisé pour l’application de l’art. 7 de la Charte, d’autre part » (par. 139). Il semble que le juge Braidwood voulait ainsi faire montre envers le Parlement de la déférence à laquelle ce dernier a droit lorsqu’il légifère sur le droit criminel, et par la même occasion donner un sens au principe du préjudice parce que, ainsi qu’il l’a dit, [traduction] « il est logique qu’on ne vous envoie pas en prison, à moins que vos actes ne soient susceptibles de causer préjudice à autrui » (par. 134). Ce tiraillement l’a amené à conclure ainsi, aux par. 158‑160 :
[traduction] En conclusion, la privation de liberté qu’entraînent pour les appelants les dispositions pénales de la Loi sur les stupéfiants respecte le principe du préjudice. Je reconnais que la preuve montre que le risque présenté par la marihuana n’est pas élevé. Cependant, il n’est pas nécessaire qu’il le soit pour que le Parlement prenne des mesures. Il appartient au Parlement de déterminer le niveau de risque qui est acceptable et celui qui exige son intervention. La Charte requiert seulement [. . .] une « crainte raisonnée de préjudice » qui ne soit ni [in]signifiante ni négligeable. Les appelants ne m’ont pas convaincu de l’absence d’un tel préjudice en l’espèce.
Par conséquent, je considère que l’interdiction légale de posséder de la marihuana ne contrevient pas au principe de justice fondamentale applicable en l’espèce.
Il est plus difficile de déterminer si la Loi sur les stupéfiants établit un « juste équilibre » entre les droits de l’individu et les intérêts de l’État. En fin de compte, j’ai décidé qu’il était préférable de laisser ces questions à l’appréciation du Parlement. [. . .] Je ne crois pas que ce soit le rôle de la cour d’annuler à ce moment-ci l’interdiction relative à la possession de marihuana pour usage non médical. [Je souligne.]
En toute déférence, j’estime que le juge Braidwood a eu tort de centrer son analyse sur le pouvoir du Parlement de criminaliser la possession de marihuana. Comme je l’ai expliqué brièvement plus tôt, et comme mes collègues les juges Gonthier et Binnie l’ont eux aussi indiqué, les principes concernant l’étendue de la compétence du Parlement en matière criminelle sont désormais bien établis et l’existence d’un préjudice ne saurait être le seul fondement justifiant le recours au droit criminel. Le Parlement dispose peut‑être du pouvoir d’interdire certains comportements, que ce soit en vertu de sa compétence sur le droit criminel ou en vertu d’un autre pouvoir, mais il doit respecter les exigences minimales établies par la Charte avant de recourir à l’emprisonnement comme sanction. En d’autres mots, en tant que principe de justice fondamentale, le principe du préjudice a pour effet d’empêcher la restriction du droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte mais il ne constitue pas une limite inhérente au pouvoir du Parlement de légiférer en matière criminelle.
216 Il faut donc s’attacher à la question du recours à l’emprisonnement comme sanction du comportement prohibé. Cette démarche ressort clairement de l’examen des diverses sources de pouvoir législatif en vertu desquelles le Parlement peut interdire et sanctionner certaines activités ou certains comportements. Classer le principe du préjudice parmi les principes touchant à la compétence du Parlement sur le droit criminel exclurait en fait l’applicabilité de ce principe de justice fondamentale aux autres interdictions dont l’inobservation est punissable par l’emprisonnement et, évidemment, au contrôle des lois provinciales. Par exemple, comme l’ont expliqué mes collègues, le pouvoir résiduel concernant la paix, l’ordre et le bon gouvernement ne s’applique que dans trois situations : (i) il existe une urgence nationale; (ii) le fédéral a compétence parce que la matière n’existait pas à l’époque de la Confédération et qu’elle ne relève pas de la catégorie des sujets de nature purement locale ou privée; (iii) la matière « dépasse [. . .] les intérêts locaux ou provinciaux et doit par sa nature même constituer une préoccupation pour le Dominion dans son ensemble » (Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980] 1 R.C.S. 914). L’analyse permettant de décider si la loi contestée respecte ces critères porte donc essentiellement sur les caractéristiques de celle-ci qui n’ont rien à voir avec celles des lois relevant du pouvoir de légiférer sur le droit criminel, telle la nécessité de reconnaître le mal ou l’effet nuisible visé par l’interdiction et un objectif valide en droit criminel. Il va sans dire qu’aucun préjudice — que ce soit à l’intéressé lui-même, à d’autres personnes identifiables ou à la société en général — n’est requis ni même pertinent pour juger si la loi relève du pouvoir relatif à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement. Le principe du préjudice, tel qu’il a été appliqué par les juridictions inférieures, serait donc inapplicable aux interdictions édictées en vertu de ce pouvoir ou de tout autre chef de compétence fédérale ne touchant pas au droit criminel.
217 La décision de recourir à l’emprisonnement, que ce soit à l’égard d’une infraction criminelle, d’une interdiction édictée en vertu du pouvoir relatif à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement ou de quelque autre infraction créée pour faire respecter une loi à caractère non criminel, y compris les infractions provinciales, doit respecter les exigences établies par la Charte évoquées plus haut. Les commentaires du juge en chef Lamer dans l’arrêt R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, p. 189, s’appliquent également en l’espèce :
À mon avis, la question n’est pas de savoir si cette infraction (ou la Loi en général) doit être qualifiée de « pénale » ou de « réglementaire ». Dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B. et l’arrêt Vaillancourt, l’analyse portait avant tout sur le recours à l’emprisonnement pour faire respecter l’interdiction de certains actes ou activités. La personne privée de sa liberté par l’emprisonnement n’est pas privée de moins de liberté parce qu’elle a été punie en raison de la perpétration d’une infraction réglementaire et non d’un crime. L’emprisonnement, c’est l’emprisonnement, peu importe la raison. À mon sens, c’est le fait que l’État a infligé une peine privative de liberté, en l’occurrence l’emprisonnement, pour faire respecter la loi qui est décisif du point de vue des principes de justice fondamentale. [Souligné dans l’original.]
De même, dans la présente affaire, c’est le fait que l’État a choisi de restreindre la liberté par l’emprisonnement pour faire respecter la loi qui fait intervenir le principe du préjudice en tant que principe de justice fondamentale. Je souligne ici qu’il ne s’agit pas de déterminer si l’emprisonnement est infligé fréquemment ou seulement dans des cas rarissimes. Le seul fait que la peine existe dicte le critère constitutionnel à appliquer (Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act, précité, p. 515).
218 Selon la conclusion de mes collègues, la mesure législative contestée relève des pouvoirs législatifs du Parlement. Pour les besoins des présents motifs, une fois qu’il a été jugé que la mesure correspond à un chef de compétence fédérale prévu par la Constitution, il importe peu de savoir si elle relève du pouvoir du Parlement en matière de droit criminel. Il s’agit plutôt fondamentalement de se demander si les moyens choisis par celui-ci pour faire respecter l’interdiction visant la possession de marihuana sont conformes aux exigences établies par la Charte. La présente affaire offre donc une occasion à la Cour d’évaluer les principes formulés dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act à l’égard de l’élément matériel de l’infraction.
B. Les questions touchant à la Charte
219 Les appelants Caine et Clay affirment que l’interdiction visant la possession de marihuana contrevient à l’art. 7 de la Charte. Dans l’analyse fondée sur cet article, les appelants doivent démontrer que la privation de liberté n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. En fait, comme le précise le juge Iacobucci dans l’arrêt R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 38, l’analyse fondée sur l’art. 7 comporte trois étapes :
La première question à résoudre est s’il y a privation réelle ou imminente de la vie, de la liberté, de la sécurité de la personne ou d’une combinaison de ces trois droits. La deuxième étape consiste à identifier et à qualifier le ou les principes de justice fondamentale pertinents. Enfin, il faut déterminer si la privation s’est produite conformément aux principes pertinents . . .
Je vais maintenant examiner chacune de ces trois étapes. Je signale que mon analyse portera essentiellement sur la contestation des dispositions interdisant la simple possession de marihuana. À la fin de mon analyse, j’examinerai la contestation par M. Malmo‑Levine de l’interdiction visant la possession de marihuana en vue d’en faire le trafic.
(1) Atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne
220 L’intimée concède, conformément à la conclusion à cet effet des juridictions inférieures, que la peine d’emprisonnement prévue par le par. 3(1) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N-1, met en cause le droit à la liberté garanti aux appelants par l’art. 7. Cette conclusion est conforme aux décisions antérieures de la Cour : Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act, précité, p. 515; R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, p. 789.
221 Les appelants soutiennent aussi que le droit d’une personne de consommer de la marihuana dans l’intimité de son foyer constitue un aspect fondamental de l’autonomie et de la dignité de la personne. Sur ce point, je suis entièrement d’accord avec mes collègues les juges Gonthier et Binnie. Ni l’interprétation la plus large de la liberté, qu’a exprimée le juge La Forest en son propre nom et au nom des juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin dans l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 80, ni l’interprétation selon laquelle le droit à la sécurité inclue le droit à l’autonomie personnelle ne visent la consommation de marihuana à des fins récréatives, même dans l’intimité du foyer. Cet usage ne constitue pas une question d’importance fondamentale qui mettrait en jeu le droit à la liberté et à la sécurité garanti par l’art. 7 de la Charte. En d’autres mots :
. . . l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles.
(Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 66)
222 La menace d’emprisonnement fait clairement intervenir le droit à la liberté garanti aux appelants par l’art. 7. Étant donné que personne n’a abordé la question de savoir si d’autres sanctions que l’emprisonnement pourraient mettre en cause le droit à la liberté ou à la sécurité de la personne, je vais limiter mon analyse à la menace d’emprisonnement. En conséquence, vu le cadre de mon analyse et la nature du présent pourvoi, je n’ai pas à me demander si, dans le cas de l’infraction de simple possession de marihuana, l’infliction d’une amende, l’infliction d’une peine d’emprisonnement en cas de non‑paiement de cette amende ou le seul fait de l’établissement d’un casier judiciaire mettent en jeu le droit à la sécurité ou à la liberté de la personne. Ces questions n’ont pas été examinées par les juridictions inférieures et il serait à la fois inopportun et inutile de le faire maintenant. Comme la menace d’emprisonnement soulève manifestement le droit à la liberté garanti aux appelants par l’art. 7, il est essentiel de dégager les principes de justice fondamentale pertinents, tâche à laquelle je vais maintenant m’appliquer.
(2) Les principes de justice fondamentale pertinents
223 Les appelants invoquent en premier lieu le « principe du préjudice » qui, selon eux, constituerait un principe de justice fondamentale. Dans l’arrêt Caine, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a reconnu que ce principe est un principe de justice fondamentale, quoique les juges majoritaires et les juges minoritaires aient eu des conceptions divergentes quant au préjudice minimal requis par un tel principe. Dans l’arrêt Clay, le juge Rosenberg de la Cour d’appel de l’Ontario ne s’est pas prononcé sur cette question, mais il était disposé à reconnaître, pour les besoins de l’affaire dont il était saisi, que le principe du préjudice était un principe de justice fondamentale. Les appelants ont plaidé d’autres principes de justice fondamentale qui, selon eux, s’appliquent à la présente espèce, à savoir le principe de la modération, le principe interdisant les lois irrationnelles et arbitraires et le principe de la portée excessive (voir le par. 31 du mémoire de l’appelant Caine).
224 Le juge Sopinka a défini ainsi les principes de justice fondamentale dans l’arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, p. 591 :
Les principes de justice fondamentale ne doivent toutefois pas être généraux au point d’être réduits à de vagues généralisations sur ce que notre société estime juste ou moral. Ils doivent pouvoir être identifiés avec une certaine précision et appliqués à diverses situations d’une manière qui engendre un résultat compréhensible. Ils doivent également, à mon avis, être des principes juridiques. Le juge Lamer a tenu ces propos maintenant bien connus, dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, aux pp. 512 et 513 :
En conséquence, les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux non seulement de notre processus judiciaire, mais aussi des autres composantes de notre système juridique.
. . .
La question de savoir si un principe donné peut être considéré comme un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 dépendra de l’analyse de la nature, des sources, de la raison d’être et du rôle essentiel de ce principe dans le processus judiciaire et dans notre système juridique à l’époque en cause.
225 Comme je l’ai dit précédemment, afin de dégager les principes de justice fondamentale en cause dans la présente affaire et de déterminer leur portée et leur contenu, il faut s’attacher à la décision de l’État de recourir à l’emprisonnement pour faire respecter l’interdiction visant la possession de marihuana aux fins de consommation personnelle ou aux fins de trafic (Wholesale Travel Group Inc., précité, p. 189, le juge en chef Lamer).
a) Le principe du préjudice
226 Comme l’a rappelé le juge Lamer dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act, précité, p. 513, « [d]epuis des temps immémoriaux, il est de principe dans notre système juridique qu’un innocent ne doit pas être puni. » Ce principe fondamental constitue la pierre angulaire de ses remarques introductives à la p. 492 :
Une loi qui permet de déclarer coupable une personne qui n’a véritablement rien fait de mal viole les principes de justice fondamentale et, si elle prévoit une peine d’emprisonnement, une telle loi viole le droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés . . .
En d’autres termes, la responsabilité absolue et la peine d’emprisonnement ne peuvent être combinées.
Depuis cet arrêt de principe, les tribunaux ont « “le pouvoir et même le devoir d’apprécier le contenu de la loi” en fonction des principes de justice fondamentale évoqués à l’art. 7 de la Charte et, en particulier, de voir à ce que les personnes moralement innocentes n’encourent aucune sanction » (R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 17).
227 Selon un principe fondamental du droit criminel, il ne saurait y avoir responsabilité criminelle en l’absence d’une action ou omission accompagnée d’une faute. La maxime latine applicable est actus non facit reum, nisi mens sit rea ou « [u]n acte ne rend pas une personne coupable à moins que son intention ne soit coupable » (Fowler c. Padget (1798), 7 T.R. 509, 101 E.R. 1103 (K.B.), p. 1106; voir K. Roach, Criminal Law (2e éd. 2000), p. 8; D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (4e éd. 2001), p. 359; G. Côté-Harper, P. Rainville et J. Turgeon, Traité de droit pénal canadien (4e éd. rév. 1998), p. 263‑264; J. C. Smith et B. Hogan, Criminal Law : Cases and Materials (7e éd. 1999), p. 27; A. P. Simester et G. R. Sullivan, Criminal Law : Theory and Doctrine (2000), p. 21). La causalité juridique, qui vise à rattacher les conséquences prohibées à un acte coupable de l’accusé, reflète également le principe fondamental selon lequel les personnes moralement innocentes ne doivent pas être punies (voir R. c. Nette, [2001] 3 R.C.S. 488, 2001 CSC 78, par. 45). Pour décider si la causalité juridique a été établie, il faut se demander si l’accusé doit être tenu criminellement responsable des conséquences ayant résulté de sa conduite. Comme je l’ai dit dans l’arrêt Nette, précité, par. 47, « [b]ien que la causalité soit une question distincte de la mens rea, le critère de causalité approprié comporte un élément de faute qui, outre l’élément moral requis, est suffisant en droit pour conclure à la responsabilité criminelle. » Cette analyse, qui consiste à décider si l’accusé peut être blâmé, illustre bien le souci du droit criminel de s’assurer que les éléments matériel et moral d’une infraction coïncident pour refléter le caractère blâmable associé à l’infraction et au délinquant.
228 Afin de déterminer si l’application du principe élaboré dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act permet de dégager un élément de faute dans l’actus reus, il est utile de considérer l’interaction de l’élément moral et de l’élément matériel de l’infraction et de voir comment la Cour a appliqué le principe susmentionné à la mens rea. Comme l’a expliqué le juge Lamer dans l’arrêt Vaillancourt, précité, p. 652 :
En fait, dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., on reconnaît que dans tous les cas où l’État recourt à la restriction de la liberté, comme l’emprisonnement, pour assurer le respect de la loi, même si, comme dans ce renvoi, il ne s’agit que d’une simple infraction à une réglementation provinciale, la justice fondamentale exige que la présence d’un état d’esprit minimal chez l’accusé constitue un élément essentiel de l’infraction. [. . .] Dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., on ne précise pas le degré de mens rea qu’exige la Constitution pour chaque type d’infraction, mais on établit indirectement que, même dans le cas d’une infraction à une réglementation provinciale, la négligence est au moins requise, en ce sens que l’accusé qui risque d’être condamné à l’emprisonnement s’il est déclaré coupable doit toujours pouvoir au moins invoquer un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable. [Souligné dans l’original.]
Le juge Lamer a en outre donné les explications suivantes, aux p. 653-654 :
. . . quelle que soit la mens rea minimale requise pour l’acte ou le résultat, il existe, quoiqu’ils soient très peu nombreux, des crimes pour lesquels, en raison de la nature spéciale des stigmates qui se rattachent à une déclaration de culpabilité de ceux-ci ou des peines qui peuvent être imposées le cas échéant, les principes de justice fondamentale commandent une mens rea qui reflète la nature particulière du crime en question. Tel est le cas du vol dont, selon moi, on ne peut être déclaré coupable que s’il y a preuve d’une certaine malhonnêteté. Le meurtre en est un autre exemple.
La constitutionnalisation des exigences relatives à l’existence d’une faute a d’ailleurs remis en question la validité de certaines infractions prévues par le Code criminel et, dans les arrêts Vaillancourt, précité, et R. c. Martineau, [1990] 2 R.C.S. 633, par exemple, la Cour a utilisé les stigmates et la peine rattachés à une infraction comme critères de détermination du degré de faute ou de mens rea requis pour qu’il y ait déclaration de culpabilité. Plus précisément, la Cour a jugé que, pour le meurtre et le vol, les principes de justice fondamentale garantis par l’art. 7 de la Charte exigent qu’il y ait intention subjective ou insouciance. En conséquence, ont été jugées inconstitutionnelles les dispositions du Code créant l’infraction de meurtre par imputation, qui n’exigeaient que la prévisibilité objective de la mort et, dans certaines circonstances, un simple lien de causalité.
229 L’élément moral spécial requis pour ces infractions est la source de la culpabilité morale justifiant les stigmates et la peine associés à celles‑ci : Vaillancourt, précité, p. 654; Martineau, précité, p. 646. Dans ce dernier arrêt, la Cour a décidé que la condition requérant la prévisibilité subjective de la mort dans le contexte d’un meurtre avait essentiellement pour rôle de « maintenir une proportionnalité entre les stigmates et la peine rattachés à une déclaration de culpabilité de meurtre et la culpabilité morale du délinquant » (p. 646). En raison du caractère particulier des stigmates liés à la déclaration de culpabilité pour meurtre et des peines applicables à cette infraction, les principes de justice fondamentale exigent que la mens rea reflète la nature particulière du crime. La culpabilité morale d’un délinquant découle donc de l’élément moral requis sur le plan constitutionnel, dont on détermine l’existence en examinant les stigmates et la sanction criminelle se rattachant au comportement prohibé.
230 À mon avis, le principe qui exige la proportionnalité entre, d’une part, les stigmates et la peine et, d’autre part, la culpabilité morale du délinquant ne reste valable que si l’actus reus lui-même comporte un caractère suffisamment blâmable. L’état d’esprit coupable associé à un comportement ne peut être jugé « coupable » que si le délinquant et son comportement doivent être blâmés (voir A. von Hirsch et N. Jareborg, « Gauging Criminal Harm : A Living-Standard Analysis » (1991), 11 Oxford J. Legal Stud. 1, p. 6). Cette condition a été reconnue implicitement par la Cour dans l’arrêt R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944, p. 964-965, où le juge Sopinka a dit ceci : « [à] la condition qu’il existe un élément suffisamment blâmable dans l’actus reus auquel se rattache un état d’esprit coupable, la loi n’exige pas qu’un autre élément de l’actus reus soit lié à cet état d’esprit ou à un autre état d’esprit coupable » (je souligne). Voilà pourquoi j’estime que les principes formulés dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act commandent l’examen du caractère blâmable d’un comportement donné, c’est‑à‑dire ce qui est à l’origine des stigmates et de la peine. Les infractions comportent à la fois un élément moral et un élément matériel. L’évaluation du caractère blâmable d’un comportement doit tenir compte de ces deux éléments afin qu’un comportement fautif ne soit pas jugé blâmable en l’absence de l’élément moral nécessaire et, à l’inverse, qu’un acte délibéré (ou encore insouciant ou négligent) ne soit pas jugé blâmable s’il n’est pas au départ fautif. Par conséquent, pour juger de la culpabilité morale du délinquant, il faut tenir compte de la nature intrinsèque de l’acte commis ou du caractère fautif de l’actus reus.
231 L’élément précis qui, dans une infraction criminelle, est fautif ou blâmable fait rarement l’objet de débats et on le désigne habituellement en faisant état du préjudice ou risque de préjudice lié au comportement. De fait, l’existence d’un préjudice est un aspect tellement intrinsèque à la plupart des infractions que rares sont les personnes qui contesteraient, par exemple, le préjudice que causent à autrui le meurtre, les voies de fait ou le vol. Le meurtre porte atteinte au droit fondamental à la vie, les voies de fait touchent à la sécurité et à la dignité de la victime et le vol s’attaque au confort matériel de la victime en plus, dans certaines circonstances, de violer son droit à la sécurité, à la dignité et à la vie privée. En fait, le préjudice est souvent l’élément central de l’obligation de proportionnalité entre la peine et la culpabilité morale du délinquant; en d’autres mots, « le principe fondamental d’un système de droit fondé sur la morale [est] que ceux qui causent un préjudice intentionnellement [devraient] être punis plus sévèrement que ceux qui le font involontairement » (Martineau, précité, p. 645; Creighton, précité, p. 46; H. L. A. Hart, « Punishment and the Elimination of Responsibility », dans Punishment and Responsibility : Essays in the Philosophy of Law (1968), p. 162). En général, il ne s’agit pas de déterminer si le comportement est préjudiciable en soi, mais plutôt si l’ampleur du préjudice causé ou la gravité intrinsèque du comportement justifient une qualification ou une peine plus sévère.
232 De fait, les tribunaux procèdent souvent à l’évaluation du caractère blâmable de l’actus reus. Une même intention (par exemple l’intention de causer la mort) peut entraîner des qualifications différentes si l’acte mérite davantage d’être condamné. À titre d’exemple, dans l’arrêt R. c. Arkell, [1990] 2 R.C.S. 695 (rendu en même temps que l’arrêt Martineau, précité), la Cour a examiné, au regard de l’art. 7, la constitutionnalité d’un régime de détermination de la peine qui qualifiait de façon plus sérieuse les meurtres commis durant la perpétration de certaines infractions et qui les assortissait en conséquence de peines plus sévères. La Cour a conclu à la constitutionnalité de ces qualifications et peines plus sévères au regard de l’art. 7. Le juge en chef Lamer est arrivé à cette conclusion par suite de l’examen du caractère blâmable de l’infraction (à la p. 704) :
Le paragraphe est fondé sur un principe directeur qui considère que le meurtre commis pendant que son auteur domine illégalement une autre personne est plus grave qu’un autre meurtre. De plus, il y a nettement un rapport entre la classification et la culpabilité morale du délinquant. [. . .] La décision du Parlement de traiter plus sévèrement les meurtres commis pendant que leur auteur exploitait une situation de puissance par la domination illégale de la victime est conforme au principe qu’il doit y avoir proportionnalité entre une peine et la culpabilité morale du délinquant, ainsi qu’à d’autres considérations comme la dissuasion et la réprobation sociale des actes du délinquant. [Je souligne.]
233 En présence d’actes également blâmables sur le plan moral, le préjudice est souvent le facteur déterminant dans l’évaluation de la gravité d’une infraction et dans la différenciation des degrés de responsabilité. Par exemple, dans l’arrêt DeSousa (le juge Sopinka), la Cour a jugé, au regard de l’art. 7, que le législateur pouvait considérer certains crimes, qui entraînaient des conséquences données, comme plus graves que les crimes ne produisant pas ces conséquences : « il est acceptable d’établir une distinction quant à la responsabilité criminelle entre des actes également répréhensibles en fonction du préjudice qui est effectivement causé » (p. 967). Voir également R. c. Williams, [2003] 2 R.C.S. 134, 2003 CSC 41, par. 43-46.
234 Ces principes sont également conformes à tous les principes de détermination de la peine adoptés par la Cour. De fait, le préjudice — ou la gravité du comportement prohibé — et la culpabilité morale constituent le fondement même de la culpabilité et vont de pair pour déterminer la peine appropriée (voir D. E. Scheid, « Constructing a Theory of Punishment, Desert, and the Distribution of Punishments » (1997), 10 Can. J.L. & Juris. 441, p. 484; von Hirsch et Jareborg, loc. cit., p. 2). Selon un principe fondamental de détermination de la peine, tant la gravité de l’infraction que la culpabilité morale du délinquant doivent dicter la sévérité de la peine. Comme l’a dit le juge en chef Lamer dans l’arrêt R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 36, « [d]ans le cas des infractions punissables par l’emprisonnement, le Code fixe des durées maximales d’incarcération correspondant à la gravité relative de chaque crime. » Il a ajouté ceci, au par. 40, « [i]l existe un principe bien établi de notre droit criminel selon lequel l’importance de la peine infligée doit être généralement proportionnelle à la gravité de l’infraction commise et à la culpabilité morale du contrevenant ». Voir aussi l’art. 718.1 du Code criminel, qui précise que « [l]a peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » : R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61, 2000 CSC 5, par. 82; R. c. Wust, [2000] 1 R.C.S. 455, 2000 CSC 18, par. 18; G. P. Fletcher, Rethinking Criminal Law (1978), p. 461‑462.
235 Par conséquent, le préjudice ou le risque de préjudice constitue un facteur déterminant dans l’appréciation de la gravité ou du caractère fautif du comportement interdit. Le préjudice découlant d’un comportement attentatoire, c’est‑à‑dire un comportement portant atteinte aux droits et libertés de personnes identifiables, est quelque chose d’évident et la difficulté consiste habituellement à déterminer son étendue. Ce préjudice dicte généralement la sévérité de la peine ou la qualification de l’infraction ainsi que le degré de mens rea nécessaire pour établir la culpabilité. D’autres formes de comportement causent un préjudice plus imprécis. Il s’agit des situations où le comportement ne porte pas atteinte aux droits ou libertés de personnes identifiables, où le préjudice est collectif et où c’est l’intérêt public qui subit l’effet préjudiciable. Enfin, il existe d’autres comportements qui sont encore plus éloignés de cette notion de préjudice et dont l’interdiction vise à défendre des intérêts publics distincts de la protection de personnes données ou de la société.
236 La question fondamentale que soulèvent les présents pourvois consiste à décider si, suivant la Constitution, le préjudice constitue un élément essentiel de l’actus reus de toute infraction punissable par l’emprisonnement. Nous avons vu précédemment que l’existence d’un préjudice n’est pas la seule raison susceptible d’amener le Parlement à décider d’interdire ou de réglementer un comportement donné. Nous devons maintenant nous demander si par l’effet de la Charte le préjudice est le seul motif justifiant l’État de recourir à la menace d’emprisonnement comme sanction d’un comportement interdit.
237 Le débat sur le principe du préjudice s’inscrit dans le débat concernant l’opposition historique entre préjudice et moralité comme raison justifiant de restreindre la liberté de l’individu. L’interprétation libérale a au départ été défendue par le philosophe et économiste de l’ère victorienne, John Stuart Mill, dans son essai intitulé De la liberté, où il a écrit ceci :
L’objet de cet essai est de poser un principe très simple, fondé à régler absolument les rapports de la société et de l’individu dans tout ce qui est contrainte ou contrôle, que les moyens utilisés soient la force physique par le biais de sanctions pénales ou la contrainte morale exercée par l’opinion publique. Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. Un homme ne peut pas être légitimement contraint d’agir ou de s’abstenir sous prétexte que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait plus heureux ou que, dans l’opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste. Ce sont certes de bonnes raisons pour lui faire des remontrances, le raisonner, le persuader ou le supplier, mais non pour le contraindre ou lui causer du tort s’il agit autrement. La contrainte ne se justifie que lorsque la conduite dont on désire détourner cet homme risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui‑même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain. [Je souligne.]
(J. S. Mill, De la liberté (1990), trad. de L. Lenglet, p. 74‑75)
Le principe énoncé par Mill avait un caractère exclusif : « La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres » (p. 74 (je souligne)).
238 Cette affirmation de Mill a été contestée par sir James Fitzjames Stephen dans l’ouvrage Liberty, Equality, Fraternity (1967), publié pour la première fois en 1874, où l’auteur s’opposait farouchement à toute restriction du pouvoir de l’État de faire respecter la moralité. L’extrait suivant, désormais célèbre, résume parfaitement le raisonnement de Stephen : [traduction] « certains actes sont d’une méchanceté à ce point grave et intolérable que, exception faite des situations de légitime défense, ils doivent autant que possible être réprimés, et ce quel qu’en soit le coût pour le délinquant, et, s’ils sont commis, ils doivent être punis avec une sévérité exemplaire » (p. 162). Ce débat entre Mill et Stephen a été ranimé en Angleterre lorsque le Committee on Homosexual Offences and Prostitution a recommandé en 1957 la décriminalisation de l’homosexualité parce qu’il ne ressortit pas au droit de se préoccuper de l’immoralité en tant que telle (The Wolfenden Report (1963), par. 61-62). Le Wolfenden Report a suscité de vives réactions. Par ailleurs, dans un texte qu’il a prononcé dans le cadre des Maccabaean Lectures devant la British Academy en 1959 (et qui a plus tard été publié : P. Devlin, The Enforcement of Morals (1965)), lord Patrick Devlin a soutenu que des activités censément immorales telles l’homosexualité et la prostitution devraient rester des infractions criminelles. Il a alors été associé au principe du moralisme juridique — principe selon lequel les infractions à la morale devraient être réglementées parce qu’elles sont immorales (voir, à ce sujet, B. E. Harcourt, « The Collapse of the Harm Principle » (1999), 90 J. Crim. L. & Criminology 109, p. 111‑112; B. Lauzon, Les champs légitimes du droit criminel et leur application aux manipulations génétiques transmissibles aux générations futures (2002), p. 26).
239 Cette position est contraire au point de vue libéral préconisé par les professeurs Hart et Feinberg qui ont réaffirmé le principe du préjudice énoncé par Mill. Selon J. Feinberg, qui adopte une conception moins exclusive de ce principe dans le premier volume, intitulé Harm to Others, de son ouvrage The Moral Limits of the Criminal Law (1984), p. 26, [traduction] « [i]l est toujours justifié d’adopter une loi pénale susceptible d’empêcher [. . .] un préjudice à d’autres personnes qu’à l’auteur de l’acte. » Le débat opposant moralisme juridique et principe du préjudice a stimulé les discussions entre théoriciens et on a écrit abondamment sur ce sujet (voir, notamment, en plus des autres sources citées dans les présents motifs : « Symposium : The Moral Limits of the Criminal Law » (2001), 5 Buff. Crim. L. Rev. 1-319; Mill’s On Liberty : Critical Essays (1997), dir. Gerald Dworkin). Aux paragraphes 107‑112, le juge Braidwood de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a cité plusieurs auteurs qui soit ont souscrit au principe du préjudice soit l’ont incorporé dans leurs travaux. L’un des plus connus, H. L. Packer, a dit, à la p. 267 de son important ouvrage intitulé The Limits of the Criminal Sanction (1968), que [traduction] « le préjudice à autrui » doit être considéré comme un « critèr[e] restreignant le recours aux sanctions pénales ». Ce débat qui, comme je l’ai dit plus tôt, est resté axé sur ce qui devrait être criminalisé, a aussi influencé les travaux des diverses commissions de réforme de droit au Canada qui ont étudié de possibles changements au Code criminel. Il n’est pas nécessaire que je m’attarde à leurs recommandations dans les présents motifs. Il suffit de dire que le juge Braidwood a fait état de différents rapports qui ont tous essentiellement proposé que, sauf circonstances exceptionnelles, le législateur ne puisse avoir recours au droit criminel que dans les cas où le comportement litigieux cause ou est susceptible de causer un préjudice grave ou important à d’autres personnes ou à la société (voir les par. 113-116).
240 Ce débat théorique et philosophique présente un grand intérêt et constitue un instrument utile pour les législateurs. Il peut également servir de guide dans la définition du principe du préjudice comme principe de justice fondamentale. Toutefois, le rôle des tribunaux en tant que gardiens des principes de justice fondamentale garantis par la Constitution ne consiste pas simplement à choisir entre les diverses thèses avancées par les théoriciens du droit criminel à l’égard du principe du préjudice. Comme l’a dit le juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. Murdock (2003), 11 C.R. (6th) 43, par. 31 :
[traduction] Il ne faut pas non plus considérer que le principe du préjudice invite les tribunaux judiciaires à ériger en principe de justice fondamentale une théorie particulière en matière de responsabilité criminelle, et ce même si cette théorie a obtenu l’appui de réformateurs du droit, dont certains sont également des juges. Le contrôle judiciaire d’une loi pénale au regard de l’art. 7 ne saurait être confondu avec le processus de réforme du droit. Le contrôle judiciaire vérifie la validité d’une mesure législative au regard des normes minimales prévues par la Charte, alors que, dans le cadre de la réforme du droit, on compare le statu quo juridique sur une question à ce que devrait être, de l’avis du réformateur, le droit sur cette question.
241 La Cour a déjà analysé, au regard de l’article premier toutefois, l’interaction de la moralité et du préjudice comme raison justifiant de restreindre les droits garantis par la Charte. Dans l’arrêt R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, le juge Sopinka, qui s’exprimait au nom des juges majoritaires, a dit que « [l]’objectif de maintenir des normes de bienséance traditionnelles, indépendamment du préjudice causé à la société, n’est plus justifié compte tenu des valeurs relatives à la liberté individuelle qui sous‑tendent la Charte » (p. 498). Précédemment, aux p. 492-493, le juge Sopinka avait dit qu’« [i]mposer une certaine norme de moralité publique et sexuelle, seulement parce qu’elle reflète les conventions d’une société donnée, va à l’encontre de l’exercice et de la jouissance des libertés individuelles qui forment la base de notre contrat social. [. . .] La prévention de “l’obscénité pour l’obscénité” ne constitue pas un objectif légitime qui justifierait la violation de l’une des libertés les plus fondamentales consacrées dans la Charte. » Il a cependant reconnu, à la p. 493, que le Parlement avait le droit, en se fondant sur une certaine conception fondamentale de la moralité, de légiférer pour protéger les valeurs qui font partie intégrante d’une société libre et démocratique :
[traduction] La désapprobation morale est reconnue comme une réponse appropriée lorsqu’elle repose sur les valeurs de la Charte.
Comme l’intimée et de nombreux intervenants l’ont fait ressortir, une bonne partie du droit criminel repose sur des conceptions morales de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et le simple fait qu’un texte législatif soit fondé sur la moralité ne le rend pas automatiquement illégitime. À cet égard, criminaliser la prolifération du matériel qui porte atteinte à un autre droit fondamental garanti par la Charte peut bien constituer un objectif légitime.
Le juge Sopinka a conclu que la disposition contestée ne visait toutefois pas à exprimer la désapprobation morale, mais à éviter qu’un préjudice soit causé à la société, objectif qui constituait selon lui une préoccupation réelle justifiant de porter atteinte à la liberté d’expression.
242 Dans des motifs concourants, le juge Gonthier, s’exprimant en son nom et au nom de la juge L’Heureux-Dubé, a dit, à la p. 522, que « le fait d’éviter qu’un préjudice soit causé à la société n’est qu’un exemple de conception fondamentale de la moralité ». Commentant les types de prétentions morales susceptibles de justifier une atteinte à l’al. 2b) de la Charte, il a écrit ceci, aux p. 523‑524 :
Premièrement, les prétentions morales doivent être fondées. Elles doivent porter sur des problèmes concrets, comme la vie, le préjudice, le bien-être pour n’en nommer que quelques-uns; il ne doit pas s’agir simplement de divergences d’opinions ou de goûts. Le Parlement ne saurait restreindre les droits garantis par la Charte simplement pour des motifs d’aversion; c’est ce qu’on entend par préoccupation « réelle et urgente ».
Deuxièmement, il doit exister un consensus au sein de la population quant à ces prétentions. Elles doivent bénéficier de l’appui de plus d’une majorité simple de la population. Dans une société pluraliste comme la nôtre, les divers segments de la population ont maintes conceptions différentes de ce qui est bien. [. . .] En ce sens, il doit exister un vaste consensus entre les tenants des diverses conceptions du bien pour que l’État puisse intervenir en invoquant la moralité.
243 En l’espèce, l’État n’invoque pas la moralité pour restreindre le droit des appelants à la liberté, bien que ce motif semble avoir joué un rôle important dans l’ajout initial du cannabis à la liste des stupéfiants interdits (dans les deux procès, les juges ont particulièrement insisté sur les écrits provocateurs de la magistrate Emily Murphy d’Edmonton en Alberta qui, selon la juge Howard, [traduction] « étaient constitués d’allégations de fait inconsidérées et tout bonnement fausses », « ayant contribué à créer un climat de crainte irrationnelle qui, sans aucun doute, a donné un élan au mouvement en faveur de l’interdiction de la marihuana » (par. 32)). Si l’intimée avait fondé sa mesure législative sur des principes de moralité, il nous aurait fallu statuer sur le caractère suffisant de ces motifs comme justification du recours à l’emprisonnement au regard du principe du préjudice en tant que principe de justice fondamentale. Il est toutefois inutile de commenter les chances de succès d’un tel argument, étant donné que quoi qu’il en soit, tout comme c’était le cas dans l’arrêt Butler, précité, l’objectif principal de l’interdiction en l’espèce n’est pas la désapprobation morale mais plutôt la protection contre un préjudice. En conséquence, nous n’avons pas, dans les présents pourvois, à prendre parti dans le débat opposant « préjudice et moralité » ni à déterminer s’il est possible de considérer qu’un comportement choquant la moralité ait pour effet de causer préjudice à d’autres personnes ou à la société en général et, si oui, dans quelles circonstances. L’État veut interdire un comportement qui, selon lui, est directement préjudiciable à la santé de certaines personnes et indirectement préjudiciable à l’ensemble de la société.
244 J’estime que les principes de justice fondamentale font en sorte que, dans tous les cas où l’État a recours à l’emprisonnement, l’existence d’un préjudice minimal à autrui est nécessairement un élément essentiel de l’infraction. L’État ne peut pas sanctionner par l’emprisonnement un comportement qui ne crée peu ou pas de véritables risques pour autrui. Le comportement prohibé que l’on punit par l’emprisonnement ne peut pas être un comportement inoffensif ou préjudiciable uniquement à son auteur. Comme l’a dit le juge Braidwood dans l’arrêt Caine, [traduction] « il est logique qu’on ne vous envoie pas en prison, à moins que vos actes ne soient susceptibles de causer préjudice à autrui » (par. 134).
245 Dans l’arrêt Murdock, précité, le juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario a fait les observations suivantes au sujet du principe du préjudice, au par. 33 :
[traduction] En tant que principe de justice fondamentale, le principe du préjudice ne fait qu’empêcher la criminalisation d’un comportement ne soulevant aucune « crainte raisonnée de préjudice » à l’égard d’un droit personnel ou sociétal légitime. Si le comportement soulève une telle crainte, il n’est pas possible d’affirmer que sa criminalisation risque d’entraîner la condamnation d’une personne qui n’a rien fait de mal. Des questions épineuses comme celles de savoir si le préjudice justifie la création d’une interdiction pénale ou si le droit criminel est le meilleur moyen de remédier au préjudice sont des questions de politique générale qui débordent la compétence reconnue aux tribunaux judiciaires par la Constitution et la capacité, en tant qu’institution, du système de débat contradictoire applicable en droit criminel.
À l’instar des juges Braidwood dans Caine et Rosenberg dans Clay, le juge Doherty voulait, selon ses propres termes, faire la distinction [traduction] « entre le principe du préjudice comme principe de justice fondamentale et les questions de politique générale — intimement liées mais distinctes — concernant l’application du droit criminel » (par. 34). En fait, il a ajouté ceci, dans une note en bas de page au par. 33 :
[traduction] Par exemple, bon nombre de personnes soutiennent que la création de sanctions criminelles ne devrait être utilisée que comme moyen de dernier ressort, lorsque toutes les autres formes d’intervention gouvernementale ne permettent pas de corriger adéquatement le préjudice découlant du comportement. Il est fort possible que cette conception minimaliste du droit criminel soit une politique judicieuse mais elle tient si peu compte de la réalité historique du champ d’application du droit criminel qu’elle peut difficilement être qualifiée de principe de justice fondamentale. Toute tentative d’appliquer une doctrine minimaliste à une mesure législative donnée soulèverait de complexes questions de politique sociale peu susceptibles d’être réglées efficacement dans le cadre du système de débat contradictoire applicable en matière criminelle.
246 Toutefois, comme je l’ai dit précédemment, l’analyse doit être axée sur la décision de l’État de recourir à l’emprisonnement pour sanctionner un comportement qu’il a choisi d’interdire en exerçant son pouvoir de légiférer sur le droit criminel ou en vertu d’un autre chef de compétence. Le Parlement dispose d’un large pouvoir en matière de droit criminel et c’est aux représentants élus qu’il revient de décider des comportements qui doivent être criminalisés. Cependant, que l’emprisonnement soit utilisé comme sanction d’un crime ou d’une autre prohibition, je suis d’avis que la Constitution requiert au minimum que cette peine soit réservée aux individus dont le comportement crée un véritable risque de préjudice pour autrui. En ce sens, « ne rien faire de mal » s’entend du fait d’agir d’une manière qui ne crée que peu ou pas de risques véritables de préjudice pour d’autres personnes ou pour la société. La Charte exige que la forme la plus totale de restriction de la liberté ne soit infligée qu’aux individus qui, au minimum, violent les droits ou libertés d’autres personnes ou causent de quelque autre façon préjudice à la société. Je souligne que la notion de préjudice n’est pas étrangère à l’art. 7. En effet, outre les arrêts mentionnés plus tôt, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), dans ses motifs de dissidence dans l’arrêt Rodriguez, précité, p. 618, a fait état de la notion de préjudice à autrui dans le cours de son examen de la portée du droit à la sécurité garanti par l’art. 7 :
La sécurité de la personne comporte un élément d’autonomie personnelle protégeant la dignité et la vie privée des individus à l’égard des décisions concernant leur propre corps. Le pouvoir de décider de façon autonome ce qui convient le mieux à son propre corps est un attribut de la personne et de la dignité de l’être humain. Cela rejoint les propos du juge en chef McEachern de la Colombie-Britannique, selon lequel [traduction] « l’art. 7 a été adopté afin de protéger la dignité humaine et la maîtrise individuelle, pour autant que cela ne nuise pas à autrui » : (1993), 76 B.C.L.R. (2d) 145, à la p. 164. [Je souligne.]
247 Lorsqu’une mesure législative dont l’application est susceptible de priver des individus de leur liberté a pour objet de protéger d’autres personnes ou la société contre le risque de préjudice causé par le comportement interdit, les tribunaux doivent examiner soigneusement le préjudice allégué. Dans le cas d’un comportement attentatoire, l’imputation de la faute est relativement simple en raison des liens étroits qui existent entre le comportement coupable et le préjudice en résultant pour la victime. La Cour a appliqué certains principes d’interprétation pour exclure du domaine criminel des comportements ayant des liens très ténus avec le préjudice allégué. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, l’accusé reconnaissait que le préjudice susceptible d’être causé aux enfants justifiait la criminalisation de la possession de certains types de pornographie juvénile. La question fondamentale consistait plutôt à décider si l’interdiction allait trop loin et criminalisait sans justification la possession d’un éventail trop large de matériel. S’exprimant au nom de la majorité, la juge en chef McLachlin a fait les observations suivantes relativement au caractère suffisant du lien de causalité entre l’interdiction et le préjudice causé aux enfants, aux par. 74, 75 et 95 :
Ces exclusions étayent l’affirmation faite plus tôt que l’intention du législateur était d’interdire la possession de la pornographie juvénile suscitant une crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants. La définition fondamentale de la pornographie juvénile n’englobe pas tous les types de matériel qui pourraient théoriquement présenter un risque de préjudice pour les enfants, mais semble plutôt viser le matériel nettement pornographique. . .
Il reste que certains problèmes subsistent. Selon l’interprétation proposée plus haut, la disposition peut viser du matériel qui fait particulièrement intervenir la valeur de l’épanouissement personnel et ne présente que peu ou pas de risques de préjudice pour les enfants.
. . .
Si la disposition est rédigée de manière à englober inutilement du matériel qui n’a que peu ou rien à voir avec la prévention du préjudice causé aux enfants, alors la suppression de la liberté d’expression n’est pas justifiée. [Je souligne.]
Bien que ces commentaires aient été faits dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier, ils illustrent le critère minimal qui doit être respecté pour établir l’existence d’un lien de causalité suffisant entre le comportement interdit et le préjudice qui, prétend-on, serait causé par celui-ci. Par conséquent, pour les besoins des présents motifs, si l’interdiction d’un comportement met en jeu un droit protégé par l’art. 7, comme le fait la menace d’emprisonnement, alors que le comportement ne présente que « peu ou pas de risques de préjudice pour d’autres personnes », la mesure législative contrevient alors à l’art. 7.
248 Lorsque l’existence d’un préjudice pour l’ensemble de la société est alléguée, comment doit‑on apprécier ce préjudice? Il n’est pas facile de quantifier le préjudice causé à des intérêts collectifs par opposition à celui causé à des personnes identifiables, et il est encore moins facile d’imputer la responsabilité de ce préjudice à une activité ou à un acteur reconnaissable. Pour déterminer si le comportement en question, qui ne cause peut‑être qu’un préjudice direct à son auteur ou semble plutôt bénin, ne cause que « peu ou pas de risques de préjudice pour d’autres personnes », les tribunaux doivent évaluer l’intérêt qu’a la société à interdire ce comportement et à le punir. Les « intérêts sociétaux » peuvent effectivement faire partie de l’analyse fondée sur l’art. 7 lorsque le principe de justice fondamentale pertinent fait intervenir des préoccupations telle la protection de la société. Dans l’arrêt Rodriguez, précité, la juge McLachlin a très bien résumé cette idée. Elle a dit ceci, à la p. 622 :
Comme le souligne mon collègue le juge Sopinka, notre Cour a décidé que les principes de justice fondamentale peuvent dans certains cas refléter un équilibre entre les intérêts de l’individu et ceux de l’État. Cela dépend de la nature du principe de justice fondamentale en cause. Quand, par exemple, la Cour détermine si sont conformes à la justice fondamentale la prise d’empreintes digitales d’une personne qui a été arrêtée, mais pas encore déclarée coupable (R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387), ou un changement précis apporté au droit correctionnel qui a pour effet de priver un prisonnier d’un intérêt de liberté (Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143), il se peut alors que le principe allégué ne soit compréhensible que si l’intérêt de l’État est pris en compte à l’étape de l’art. 7.
(Voir, notamment, Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, p. 151‑152; Godbout, précité, par. 78 : « Il ressort clairement de l’analyse qui précède que, pour déterminer si l’atteinte à un droit garanti par l’art. 7 est conforme à la justice fondamentale, il faut, dans certains cas, soupeser d’une part le droit en cause et d’autre part les objectifs poursuivis par l’État en portant atteinte à ce droit »; Parker, précité, par. 113; R. c. Pan (1999), 134 C.C.C. (3d) 1, par. 177-187; pourvoi rejeté [2001] 2 R.C.S. 344, 2001 CSC 42, par. 39‑40.) Vu la nature du principe du préjudice, l’appréciation des intérêts sociétaux doit se faire dans les cas où le préjudice qu’entraînerait le comportement prohibé touche l’ensemble de la société plutôt que des personnes identifiables.
249 L’appréciation de l’intérêt qu’a la société à interdire un comportement consiste à soupeser, d’une part, les effets préjudiciables qu’aurait pour celle‑ci le fait de ne pas interdire par voie législative le comportement en cause et, d’autre part, les effets qui découleraient de la prohibition de celui-ci. Il serait d’ailleurs erroné de faire cette appréciation en examinant seulement le préjudice collectif que l’État désire prévenir et non les coûts qu’entraînerait pour la collectivité la prévention de ce préjudice (voir Packer, op. cit., p. 267 : [traduction] « [i]l est impossible d’analyser à fond la question du “préjudice pour autrui” sans soupeser les avantages et les inconvénients »). Le préjudice ou risque de préjudice que crée pour la société le comportement prohibé doit être plus grand que tout préjudice susceptible de résulter des mesures visant à le prévenir.
250 L’effet d’un comportement sur la société est déterminé en mesurant la tolérance de la société à l’égard des répercussions négatives (ou préjudice) de celui-ci. Comme l’a dit le juge Sopinka dans l’arrêt Butler, précité, p. 485, plus le risque de préjudice auquel on conclut est élevé, moins il y a de chances qu’il soit toléré. Cette appréciation est contextuelle; elle ne saurait être effectuée dans l’abstrait et elle doit par conséquent être réalisée in concreto, au moyen si possible d’une comparaison avec la tolérance que manifeste la société à l’égard d’un préjudice découlant d’un comportement analogue. Le risque de préjudice pour la société doit être examiné à la lumière des coûts que l’interdiction du comportement entraîne pour la société. Plus le risque de préjudice pour la société est élevé, plus celle-ci est disposée à supporter des coûts considérables pour faire respecter son interdiction. Encore une fois, si l’interdiction d’un comportement met en jeu un droit garanti par l’art. 7, comme le fait la menace d’emprisonnement, alors que le comportement ne présente que peu ou pas de risques de préjudice pour autrui, la mesure législative contestée contrevient à l’art. 7.
251 Je tiens à souligner que, dans les cas où un comportement cause directement préjudice à des personnes identifiables, les intérêts sociétaux en jeu sont plus faciles à reconnaître en raison de la nature des liens existant entre l’État, le délinquant et la victime. Comme l’a mentionné le juge Doherty dans l’arrêt Murdock, précité, par. 35, dans une telle situation l’intérêt de l’État est la protection de certains membres de la collectivité contre le préjudice résultant du comportement en cause. En interdisant le comportement, et en menaçant d’avoir recours à l’emprisonnement pour faire respecter son interdiction, l’État restreint la liberté de celui qui s’adonne à ce comportement, et ce dans le but de protéger les droits ou libertés d’autres personnes. Lorsque les droits et les libertés d’une personne sont directement menacés par les actes d’une autre, l’État est justifié de recourir à l’emprisonnement pour punir le comportement, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’un comportement ne créant que peu ou pas de risques de préjudice pour autrui. La mesure trouve alors sa justification aux confins de la notion de liberté individuelle, c’est-à-dire là où commence la nécessité de protéger les droits et les libertés d’autrui. En présence de telles circonstances, il serait inopportun de poursuivre l’analyse et de se demander si les coûts nécessaires pour faire respecter l’interdiction sont tels qu’ils l’emportent sur les droits de la victime. Toutefois, lorsque le comportement prohibé ne menace pas directement les droits et intérêts d’autrui, la justification trouve sa source ailleurs. Dans un tel cas, les intérêts sociétaux — c’est-à-dire les avantages et les inconvénients de l’interdiction — doivent être tels que la restriction de la liberté de l’intéressé se traduise globalement par un avantage net.
b) D’autres principes de justice fondamentale sont en cause
252 Le principe du préjudice permet de trancher les présents pourvois. Je n’ai en conséquence pas besoin de me demander si d’autres principes de justice fondamentale sont en cause et si les dispositions contestées sont conformes à ceux‑ci.
253 Nous devons maintenant déterminer si le préjudice lié à la consommation de marihuana justifie la décision de l’État d’avoir recours à l’emprisonnement pour faire respecter l’interdiction visant la possession de cette substance.
(3) La privation de liberté est-elle conforme aux principes de justice fondamentale?
254 À ce stade-ci, il convient de rappeler brièvement les effets néfastes de l’usage de la marihuana qui ont été constatés par les juges de première instance. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de reproduire toutes leurs conclusions sur les effets qui ne sont pas liés à l’usage de la marihuana, rappelons qu’ils ont écarté, dans leurs conclusions, de nombreuses hypothèses largement répandues mais totalement erronées quant aux effets de la consommation de cette substance (voir le par. 192 des présents motifs). Pour ce qui est des effets néfastes de l’usage de la marihuana, il convient de rappeler que, dans Clay, le juge McCart a dit que la marihuana [traduction] « n’est pas complètement inoffensive » mais qu’elle « est néanmoins peu susceptible d’avoir des effets néfastes graves pour la plupart des personnes qui en consomment ou pour la société » (par. 26).
255 Dans l’affaire Caine, par. 121‑126, la juge Howard de la Cour provinciale a résumé ainsi ses conclusions générales sur la question du préjudice :
[traduction] La preuve qui m’a été soumise démontre l’existence de motifs raisonnables de croire que [la consommation de marihuana] comporte les risques suivants pour la santé.
Les effets aigus de la marihuana présentent un risque général pour les consommateurs de cette drogue, mais ces effets néfastes sont rares et passagers. Les personnes qui subissent ces effets aigus sont moins aptes à conduire un véhicule à moteur, à piloter un avion ou à exercer d’autres activités exigeant de faire fonctionner des appareils complexes. Ces personnes créent, de ce point de vue, un risque de préjudice pour les autres membres de la société. Eu égard aux niveaux actuels de consommation, on ne saurait affirmer que le nombre d’accidents causés par des personnes sous l’effet de la marihuana est important.
Il se peut également que la personne qui consomme occasionnellement de la marihuana devienne éventuellement un consommateur chronique ou fasse partie des personnes vulnérables mentionnées dans la documentation. Il est impossible d’identifier d’avance ces personnes.
Pour ce qui est des consommateurs chroniques de marihuana, ils courent des risques pour leur santé. Ces problèmes sont graves, mais ils découlent principalement du fait que la drogue est fumée, plutôt que des ingrédients actifs de celle-ci. Environ 5 % de tous les consommateurs de marihuana sont des consommateurs chroniques. Suivant les niveaux actuels de consommation, cela représente environ 50 000 personnes. La légalisation risque d’entraîner une augmentation des niveaux de consommation et, corollairement, du nombre absolu de consommateurs chroniques.
De plus, il existe également des risques pour la santé des personnes vulnérables mentionnées dans la documentation. On ne m’a fourni aucune informations indiquant combien de personnes sont susceptibles d’entrer dans cette catégorie. Étant donné qu’il s’agit notamment de jeunes adolescents, personnes peut‑être plus disposées à devenir des consommateurs chroniques, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un groupe minuscule.
Tous les risques susmentionnés entraînent des coûts pour la société, tant pour le système de soins de santé que pour le régime d’aide sociale. Compte tenu des niveaux actuels de consommation, ces coûts sont négligeables si on les compare à ceux liés à l’alcool et aux drogues (sic). La légalisation risque d’entraîner une augmentation du nombre d’usagers et, en conséquence, de ces coûts.
256 La conclusion qui s’impose est que, exception faite des risques que comporte l’usage de la marihuana pour la personne qui conduit un véhicule à moteur, pilote un avion ou fait fonctionner un appareil complexe et des répercussions de l’usage de cette substance sur les systèmes de soins de santé et d’aide sociale, questions sur lesquelles je vais revenir plus loin, les effets néfastes de la consommation de marihuana présentent exclusivement des risques pour la santé de l’usager, risques qui vont de quasi inexistants pour les personnes qui n’en font qu’une consommation faible, occasionnelle ou modérée à relativement élevés pour les consommateurs chroniques. Comme je l’ai dit précédemment, j’estime que le préjudice qu’une personne se cause à elle‑même ne satisfait pas à l’exigence constitutionnelle selon laquelle, dans tous les cas où l’État a recours à l’emprisonnement, l’existence d’un préjudice minimal à autrui est un des éléments essentiels de l’infraction. L’interdiction d’un comportement qui ne cause préjudice qu’à son auteur, peu importe la gravité de ce préjudice, n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale et, si celui qui y contrevient est passible d’emprisonnement, la violation de l’art. 7 de la Charte est établie.
257 Il est important, à ce stade-ci, d’examiner une question précise qu’ont soulevée mes collègues. Bien que ces derniers concluent que la mesure législative contestée a pour objet de protéger la santé et la sécurité du public en général (voir les motifs de la majorité, par. 65), mes collègues insistent beaucoup sur le fait qu’elle vise aussi à protéger des groupes vulnérables contre les préjudices qu’ils peuvent s’infliger à eux‑mêmes (voir les par. 76, 77, 100, 108, 123-126 et 132). De façon plus particulière, ils rappellent que l’État a intérêt à prendre des mesures pour protéger les groupes vulnérables, invoquant à cet effet les arrêts Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 70, et B. (R.), précité, par. 88. Se référant aux arrêts Rodriguez, précité, p. 595; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 74‑75; R. c. Keegstra, [1995] 2 R.C.S. 381; Sharpe, précité; et Butler, précité, ils affirment également que le législateur exerce validement sa compétence sur le droit criminel lorsqu’il légifère pour protéger des groupes vulnérables. Bien que les arrêts invoqués par mes collègues montrent clairement que l’État a intérêt à protéger les groupes vulnérables contre les personnes qui pourraient causer préjudice à ces groupes, ces décisions sont loin de suggérer qu’on envoie les personnes vulnérables en prison pour assurer leur propre protection. La proposition de mes collègues sous‑entend que l’État serait justifié de menacer d’emprisonnement les adolescents ayant des résultats scolaires médiocres, les femmes en âge de procréer et les personnes souffrant de maladies préexistantes — par exemple des troubles cardiovasculaires, des problèmes respiratoires, la schizophrénie et d’autres toxicomanies — , autant de personnes qui risquent plus particulièrement de se faire du tort en consommant de la marihuana. Je ne pense pas qu’il soit justifié de déroger au principe du préjudice et de permettre à l’État de menacer d’emprisonnement des personnes vulnérables afin de les empêcher de se causer préjudice à elles‑mêmes. À cet égard, je tiens à signaler le solide raisonnement énoncé par la juge Abella de la Cour d’appel de l’Ontario (auquel ont souscrit les autres juges qui ont entendu l’affaire, quoique pour des motifs plus restreints) dans l’arrêt R. c. M. (C.) (1995), 30 C.R.R. (2d) 112, p. 121-123. Dans cette affaire, la Cour d’appel devait se prononcer sur la constitutionnalité de la criminalisation des relations anales entre personnes non mariées âgées de moins de 18 ans, indépendamment de la question du consentement :
[traduction] La question qui se pose est donc la suivante : Est‑il raisonnable pour l’État d’envoyer des jeunes en prison pour les protéger contre les risques liés aux relations anales consensuelles?
Si l’objectif poursuivi est de prévenir le préjudice en dissuadant les intéressés de s’exposer aux risques, il est difficile d’imaginer méthode plus envahissante que les poursuites criminelles pour protéger un individu contre un préjudice. [. . .] Le risque lié aux relations sexuelles non protégées est un risque pour la santé. Il me semble carrément inapproprié d’essayer de réduire les risques pour la santé, quel que soit l’âge en ayant recours aux mesures coercitives du Code criminel, particulièrement dans le cas de personnes aussi jeunes.
. . .
Il n’existe aucune preuve que la menace d’emprisonnement protège les adolescents ou les adolescentes contre les risques découlant des relations sexuelles anales. Il n’y a selon moi aucun rapport logique entre le fait de protéger une personne contre les conséquences potentiellement dangereuses de l’exercice de ses préférences sexuelles et l’emprisonnement de cette personne parce qu’elle les a exercées. Il n’y a pas de commune mesure entre les objectifs en matière de santé clairement exprimés et les dispositions pénales draconiennes choisies pour les réaliser.
258 Bien que ces commentaires aient été faits à l’étape de la proportionnalité de l’analyse fondée sur l’article premier, ils reflètent mon opinion selon laquelle le fait d’envoyer des personnes vulnérables en prison pour les protéger contre elles‑mêmes ne respecte pas le principe du préjudice en tant que principe de justice fondamentale. De même, le fait que certaines personnes vulnérables puissent se faire du tort en consommant de la marihuana n’est pas une raison suffisante pour emprisonner d’autres personnes se livrant à cette activité. En d’autres mots, l’État ne peut pas, en les menaçant d’emprisonnement, empêcher les justiciables en général d’adopter un comportement qui ne leur est pas préjudiciable, pour le motif que d’autres personnes plus vulnérables pourraient se causer préjudice à elles-mêmes si elles adoptaient ce comportement, particulièrement si on reconnaît que l’emprisonnement ne serait pas une mesure appropriée pour les groupes vulnérables visés. À l’instar de Packer, j’estime qu’invoquer ce motif pour justifier l’emprisonnement des personnes vulnérables et d’autres membres de la société aurait pour effet de créer une société dans laquelle [traduction] « tous sont à l’abri du danger mais nul n’est libre » (Packer, op. cit., p. 65).
259 Mes collègues les juges Gonthier et Binnie ont avancé que les membres de groupes vulnérables déclarés coupables de possession de marihuana ne risquent pas sérieusement l’emprisonnement, puisque ce n’est qu’en présence de « circonstances aggravantes » que l’emprisonnement constitue une peine appropriée. Cette affirmation n’étaye pas leur position, mais fait plutôt ressortir la principale difficulté que soulève la situation. L’emprisonnement est une peine qui peut être infligée à l’égard de la simple possession. Comme l’illustrent les affaires mentionnées par mes collègues (au par. 156), des tribunaux canadiens ont, dans le passé, condamné à l’emprisonnement des personnes déclarées coupables de simple possession et cette peine continue d’être infligée. Par définition, les groupes vulnérables sont constitués de personnes susceptibles de subir des préjudices découlant de la consommation de marihuana. Toutefois, si on applique le raisonnement de mes collègues, c’est sur les délinquants qui ne font pas partie de groupes vulnérables — c’est-à-dire les personnes qui créent tout au plus un risque négligeable de préjudice pour eux-mêmes et pour autrui — que pèsera la menace d’emprisonnement à cause de la « présence de circonstances aggravantes » (par. 155).
260 L’argument de la majorité selon lequel il est préférable d’examiner au regard de l’art. 12 plutôt que de l’art. 7 la question de savoir si, en l’espèce, la seule possibilité d’emprisonnement constitue une peine appropriée n’est pas convaincant. L’article 12 de la Charte accorde à chacun la protection contre « tous traitements ou peines cruels et inusités ». Bien que l’emprisonnement soit indubitablement une mesure très sérieuse, une telle peine n’est pas intrinsèquement « cruelle et inusitée ». L’article 7 établit le cadre approprié pour l’examen de la question de savoir si la décision du législateur de prévoir la possibilité d’emprisonnement à l’égard d’une infraction — et l’atteinte au droit à la liberté en découlant — est conforme aux principes de justice fondamentale. Ces remarques sont compatibles avec les observations suivantes du juge Lamer dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act, précité, p. 515 :
Une loi qui définit une infraction de responsabilité absolue ne violera l’art. 7 de la Charte que si et dans la mesure où elle peut avoir comme conséquence de porter atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne.
Manifestement, l’emprisonnement [. . .] prive les personnes de leur liberté. Une infraction peut avoir cet effet dès que le juge peut imposer l’emprisonnement. Il n’est pas nécessaire que l’emprisonnement soit obligatoire comme c’est le cas au par. 94(2). [Je souligne.]
Il ne convient pas de se limiter à l’art. 12 dans l’examen d’une atteinte au droit à la liberté d’une personne. Une telle position va à l’encontre de l’idée que les art. 8 à 14 de la Charte sont des exemples précis de principes de justice fondamentale visés à l’art. 7, comme l’a expliqué le juge Lamer dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act, précité, p. 502. Dans les cas où, comme en l’espèce, on invoque un principe de justice fondamentale non mentionné expressément aux art. 8 à 12 — en l’occurrence le principe du préjudice — il faut procéder à l’analyse fondée sur l’art. 7.
261 Pour ce qui est du préjudice que la consommation de marihuana cause à d’autres personnes ou à l’ensemble de la société, la juge Howard (le juge McCart est arrivé à la même conclusion) a dégagé les éléments suivants : (i) le risque que les personnes ayant consommé de la marihuana soient moins aptes à conduire un véhicule à moteur, à piloter un avion ou à exercer d’autres activités exigeant de faire fonctionner des appareils complexes, (ii) [traduction] « des coûts pour la société, tant pour le système de soins de santé que pour le régime d’aide sociale » (par. 126). En ce qui concerne le premier élément, la juge a reconnu que « [e]u égard aux niveaux actuels de consommation, on ne saurait affirmer que le nombre d’accidents causés par des personnes sous l’effet de la marihuana est important » (par. 122). Pour ce qui est du deuxième élément, elle a reconnu que « [l]a preuve montre que les inquiétudes relatives aux soins de santé (y compris les inquiétudes financières) que suscite l’usage de la marihuana dans notre pays sont mineures par rapport aux coûts d’ordre social, criminel et financier liés à la consommation d’alcool et de tabac » (par. 52), mais elle a considéré que « [l]a légalisation risque d’entraîner une augmentation du nombre d’usagers et, en conséquence, de ces coûts » (par. 126). Par conséquent, décrivant les deux risques de préjudice à autrui (celui découlant de la conduite automobile et celui découlant du fardeau créé pour les systèmes de soins de santé et d’aide sociale), la juge Howard a dit, eu égard aux niveaux actuels de consommation, que, d’une part, « on ne saurait affirmer » que le premier risque « est important » et, d’autre part, que le second est « mineu[r] ».
262 En toute déférence, je ne vois aucune différence, aux fins de détermination de l’étendue du préjudice à autrui causé par la consommation de marihuana, entre les mots « insignificant » (insignifiant) et « trivial » (négligeable), utilisés par le juge Braidwood dans Caine et par le juge Rosenberg dans Clay pour décrire le préjudice, et les mots « cannot be said to be significant » (on ne saurait affirmer que le nombre [. . .] est important) et « negligible » (négligeable) utilisés par la juge Howard de la Cour provinciale pour quantifier le préjudice causé à la société. Les juges Braidwood et Rosenberg ont tous deux considéré que les conclusions de fait des juges de première instance montrent que la marihuana présente effectivement, tant pour d’autres personnes que pour la société, un risque de préjudice qui n’est ni négligeable ni insignifiant (par. 141-143 dans Caine; par. 34 dans Clay). Cependant, le juge Braidwood a tiré cette conclusion après avoir cité intégralement le passage des motifs de la juge Howard dans lequel elle résume tous les effets néfastes possibles liés à l’usage de la marihuana, y compris les risques pour la santé de l’usager. Le juge Rosenberg de la Cour d’appel a apparemment fait la même chose, puisqu’il a repris intégralement les constatations du juge McCart et conclu qu’elles indiquaient l’existence de [traduction] « certains effets préjudiciables liés à l’usage de la marihuana » (par. 34). Les juges Braidwood et Rosenberg n’ont visiblement pas fait de distinction entre le préjudice causé à soi‑même uniquement et celui créant un risque pour d’autres personnes ou pour l’ensemble de la société. Comme je fais cette distinction essentielle, j’estime que la preuve ne permet pas de conclure que l’usage de la marihuana crée, pour d’autres personnes ou pour la société en général, un risque véritable de préjudice qui n’est ni insignifiant ni négligeable, pour reprendre les termes utilisés par le juge Braidwood.
263 Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que les deux risques pour autrui ou pour la société en général dont l’existence a été constatée par les juges de première instance ne suffisent pas pour justifier l’application de la peine la plus sévère prévue par la loi, sanction qui est généralement considérée comme une solution de dernier recours (voir le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act, précité, p. 532, la juge Wilson). Ces deux risques ne démontrent pas que la consommation de marihuana cause plus qu’un faible préjudice à autrui ou à la société. Tout d’abord, bien que le risque que des personnes ressentant les effets aigus de la drogue puissent être moins aptes à conduire un véhicule à moteur, à piloter un avion ou à exercer d’autres activités exigeant de faire fonctionner un appareil complexe soit effectivement une préoccupation valide, le fait de conduire sous l’effet de l’alcool ou de drogues constitue toutefois une activité distincte du simple fait de posséder et consommer une telle substance. La conduite dangereuse fait déjà l’objet de dispositions dans le Code criminel, à juste titre d’ailleurs, parce que c’est cet acte qui risque de causer préjudice à d’autres personnes identifiables ainsi qu’à l’ensemble de la société. À mon avis, l’État ne peut pas invoquer cette infraction distincte pour justifier l’interdiction visant le simple fait d’être en possession de marihuana. C’est effectivement l’attitude qu’a adoptée le Parlement à l’égard de l’alcool. Je signale que, dans l’affaire Caine, précitée, la juge Howard a expressément dit que, [traduction] « exception faite du problème susmentionné [conduite, en état d’intoxication, de véhicules à moteur ou d’autres appareils], il n’y a aucune preuve que des actes accomplis par des consommateurs de marihuana causeront préjudice à certains membres de la société » (par. 50).
264 Le deuxième effet préjudiciable à l’ensemble de la société dont le juge de première instance a constaté l’existence, c’est-à-dire le préjudice général aux systèmes de soins de santé et d’aide sociale, est tout simplement trop éloigné et trop mineur pour justifier de punir par l’emprisonnement la simple possession de marihuana. Plusieurs comportements en apparence inoffensifs peuvent avoir des conséquences néfastes. En fait, il n’est pas facile de trouver un comportement au sujet duquel on peut affirmer, sans craindre de se tromper, qu’il ne présente aucun risque de préjudice à long terme (voir, notamment, A. von Hirsch, « Extending the Harm Principle : “Remote”, Harms and Fair Imputation », dans A. P. Simester et A. T. H. Smith, dir., Harm and Culpability (1996), 259, p. 260; Harcourt, loc. cit.). Les Canadiens ont un régime universel de soins de santé applicable aux blessures et maladies, indépendamment de toute faute contributive. On ne saurait invoquer uniquement de vagues coûts généraux pour le système de soins de santé dans le but de justifier l’infliction de l’emprisonnement pour tous les comportements à risque. Il est difficile d’affirmer que la société tirerait un avantage net du fait d’emprisonner certaines personnes qui peuvent avoir besoin de services de santé ou de services sociaux en raison des coûts qu’elles entraînent pour ces services. Les Canadiens ne s’attendent pas à aboutir en prison chaque fois qu’ils adoptent un comportement susceptible de leur être préjudiciable. Je ne vois aucune raison de réserver un traitement particulier aux personnes qui peuvent mettre leur santé en péril en fumant de la marihuana.
265 Dans les présents pourvois, l’intérêt qu’a la société à interdire la possession de marihuana doit tenir compte, d’une part, du fardeau que constitue la consommation de cette substance pour les systèmes de soins de santé et d’aide sociale et, d’autre part, des coûts de l’interdiction pour la société. La juge Howard a souligné que, compte tenu des niveaux actuels de consommation, les coûts qu’entraîne la consommation de marihuana pour les systèmes de soins de santé et d’aide sociale sont négligeables si on les compare à ceux liés à l’alcool et à d’autres drogues. Comme je l’ai indiqué précédemment, la tolérance de la société à l’égard des effets préjudiciables que le comportement peut entraîner doit si possible être appréciée par comparaison avec la tolérance de la société à l’égard d’un comportement analogue. Je vais donc simplement prendre acte de la conclusion des juges de première instance selon laquelle le fardeau qu’impose la consommation de marihuana à la société est [traduction] « négligeable » ou « très, très faible » si on le compare aux coûts liés à des comportements analogues que la société tolère (c’est-à-dire la consommation d’alcool et le tabagisme).
266 S’il subsiste encore des doutes quant à la question de savoir si les préjudices liés à la consommation de marihuana justifiaient le recours par l’État à l’emprisonnement comme sanction applicable en cas de possession de cette substance, ils disparaissent lorsque l’on jette dans la balance les effets préjudiciables de l’interdiction. Il ressort du dossier et des constatations des juges de première instance que l’interdiction de la simple possession de marihuana vise à empêcher un faible préjudice pour la société, mais qu’elle le fait à un coût très élevé. Il est tout simplement impossible d’affirmer qu’un fardeau « négligeable » pour les systèmes de soins de santé et d’aide sociale, conjugué aux nombreux effets négatifs importants de l’interdiction, crée davantage qu’un faible risque véritable de préjudice pour la société. En conséquence, j’estime que les par. 3(1) et (2) de la Loi sur les stupéfiants, dans la mesure où ils interdisaient la possession de marihuana aux fins de consommation personnelle sous peine d’emprisonnement, portaient atteinte, en contravention de l’art. 7 de la Charte, au droit à la liberté des appelants d’une manière qui n’est pas conforme au principe du préjudice, un principe de justice fondamentale.
(4) Possession aux fins de trafic
267 Avant de se demander si l’atteinte est justifiée au regard de l’article premier de la Charte, je vais me pencher brièvement sur les divers points soulevés par l’appelant Malmo-Levine. Ce dernier prétend que l’interdiction visant la possession de stupéfiants en vue d’en faire le trafic que prévoit le par. 4(2) de la Loi sur les stupéfiants contrevient aux art. 7 et 15 de la Charte. Mes collègues les juges Gonthier et Binnie ont examiné cet argument présenté par M. Malmo-Levine sur le fondement de l’art. 15 et ils ont conclu que le par. 4(2) de la Loi sur les stupéfiants n’est pas discriminatoire à l’égard de l’appelant, étant donné que la décision d’avoir de la marihuana en sa possession et d’en faire le trafic n’est pas une caractéristique personnelle immuable, et que le fait de traiter différemment les personnes qui choisissent d’agir ainsi ne porte d’aucune façon atteinte à la dignité humaine ni ne renforce des stéréotypes préjudiciables ou des désavantages historiques. Je suis entièrement d’accord avec cette conclusion.
268 Ayant conclu que l’interdiction visant la simple possession de marihuana ne contrevient pas à l’art. 7 de la Charte, mes collègues les juges Gonthier et Binnie n’ont pas examiné la question soulevée par M. Malmo-Levine au sujet de l’art. 7, et les juridictions inférieures ne l’ont pas fait non plus, pour le même motif. En fait, devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, M. Malmo-Levine a uniquement contesté le chef d’accusation de possession (le juge Braidwood, par. 8). De plus, les conclusions de fait des juges de première instance dans les affaires Clay et Caine concernent le préjudice lié à la consommation de marihuana, mais rien dans le dossier factuel ne porte sur le préjudice découlant du trafic de marihuana. La plupart des arguments qui ont été soumis à la Cour portent essentiellement sur la possession aux fins de consommation personnelle. À la lumière du dossier, il est virtuellement impossible de déterminer si la possession de marihuana en vue d’en faire le trafic cause davantage qu’un faible préjudice à autrui. Je suis consciente que les risques pour la santé qui résultent de la consommation de marihuana pourraient servir à démontrer que le trafiquant, dont les activités touchent des tiers, met la santé de ces personnes en danger et risque de causer davantage qu’un faible préjudice à d’autres personnes qu’à lui‑même. Toutefois, cet argument évident ne peut pas être examiné adéquatement sans considérer d’autres facteurs qui n’ont pas été débattus par les parties, notamment la question du consentement (voir, par exemple, P. Alldridge, « Dealing with Drug Dealing », dans Harm and Culpability, op. cit., p. 239). Toute conclusion sur cette question soulevée par l’appelant Malmo‑Levine ne serait que pure conjecture. À la lumière du dossier, je ne puis conclure que l’appelant s’est acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait et, par conséquent, sa contestation constitutionnelle est rejetée.
(5) L’atteinte est-elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
269 Dans l’arrêt R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, la Cour a expliqué le lien qui existe entre l’art. 7 et l’article premier. S’exprimant au nom des juges majoritaires, les juges McLachlin et Iacobucci ont tiré les conclusions suivantes, aux par. 65‑67 :
Il est également important d’établir une distinction entre l’évaluation des principes de justice fondamentale au sens de l’art. 7 et l’évaluation d’intérêts fondée sur l’article premier de la Charte. La jurisprudence de notre Cour relative à l’article premier est, à maints égards, fort semblable au processus d’évaluation prescrit par l’art. 7. . .
Il y a cependant plusieurs différences importantes entre l’évaluation fondée sur l’article premier et celle qui est fondée sur l’art. 7. La différence la plus importante réside dans le fait que la question qui se pose en vertu de l’art. 7 est celle de la délimitation des droits en question tandis que la question qui se pose en vertu de l’article premier est de savoir si le non-respect de ces limites peut être justifié. Le rôle différent que jouent l’article premier et l’art. 7 a également des répercussions importantes sur l’identité de la partie à qui incombe le fardeau de la preuve. Si les intérêts sont évalués en vertu de l’art. 7, c’est la personne qui revendique des droits qui a le fardeau de prouver que l’équilibre établi par la mesure législative contestée viole l’art. 7. Si les intérêts sont évalués en vertu de l’article premier, il incombe alors à l’État de justifier l’atteinte aux droits garantis par la Charte.
À cause de ces différences, la nature des questions et des intérêts qui doivent être évalués n’est pas la même pour les deux articles. Comme le juge Lamer (maintenant Juge en chef) l’a dit dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act de la C.-B., précité, à la p. 503, « les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique ». Par contre, l’article premier touche les valeurs qui sous-tendent une société libre et démocratique, qui sont plus larges par nature. Dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, le juge en chef Dickson a affirmé, à la p. 136, que ces valeurs et ces principes « comprennent (. . .) le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société ». Dans l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, à la p. 737, le juge en chef Dickson a décrit ces valeurs et principes comme étant « nombreux, englobant les garanties énumérées dans la Charte et plus encore ». [Je souligne.]
270 Dans les présents pourvois, il est préférable d’évaluer certains facteurs dans l’analyse fondée sur l’article premier — étape à laquelle il incombe au ministère public d’en faire la preuve — plutôt que dans l’analyse fondée sur l’art. 7. Comme l’a dit le juge Rosenberg dans l’arrêt Parker, précité (dossier connexe de l’affaire Clay devant la Cour d’appel de l’Ontario, au par. 119) :
[traduction] En conséquence, la différence entre l’analyse fondée sur l’article premier et celle fondée sur l’art. 7 est importante non seulement en raison des intérêts distincts dont il faut tenir compte, mais aussi à cause de l’inversion du fardeau de la preuve. Par exemple, le ministère public a soutenu que, le tribunal appelé à décider si la mesure législative a établi l’équilibre requis par l’art. 7 entre les droits de l’accusé et ceux de l’État doit prendre en compte les obligations découlant de traités internationaux auxquels le Canada est partie. Il se peut toutefois qu’il soit préférable d’examiner ces droits au regard de l’article premier, auquel cas il incombe au ministère public de démontrer que la violation de l’art. 7 était nécessaire pour permettre au Canada de respecter ses obligations issues de traités. Voir R. c. Malmo‑Levine, 2000 BCCA 335, par. 151, 145 C.C.C. (3d) 225.
En l’espèce, une certaine mise en balance des intérêts de la société a été faite, au cours de l’analyse fondée sur l’art. 7, pour décider si le principe du préjudice est un principe de justice fondamentale et, si oui, quel est son contenu. Dans bon nombre de cas, les obligations issues de traités du Canada sont pertinentes dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 7. D’ailleurs, dans certaines affaires, l’examen du droit international fournit des indications indispensables sur la portée qui doit être reconnue aux « principes de justice fondamentale » (Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act, précité, p. 503; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, par. 46; États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7, par. 79-81). Nous ne sommes toutefois pas en présence d’une telle affaire en l’espèce. Vu la nature du principe du préjudice, les obligations issues de traités du Canada ne sont pas particulièrement utiles pour établir l’existence ou l’application du principe de ce préjudice en tant que principe de justice fondamentale. Évidemment, ces obligations ainsi que le droit international en général peuvent néanmoins être également pris en compte dans l’analyse fondée sur l’article premier, pour décider si la violation de l’art. 7 peut être justifiée (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 140-141; Mills, précité, par. 65-67).
271 Toutefois, bien que certaines violations de l’art. 7 puissent être justifiables au regard de l’article premier, cela ne se produit que rarement, comme l’a expliqué le juge en chef Lamer dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires), précité, par. 99 :
Il n’est pas facile de sauver une atteinte à l’art. 7 par application de l’article premier. . .
. . .
Deux raisons expliquent ceci. D’abord, les intérêts protégés par l’art. 7 — la vie, la liberté et la sécurité de la personne — revêtent une grande importance et généralement, des exigences sociales concurrentes ne pourront prendre le pas sur eux. Ensuite, le non-respect des principes de justice fondamentale — et, en particulier, du droit à une audience équitable — sera rarement reconnu comme une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
En droit international, on considère qu’un État ne peut invoquer les dispositions de son droit interne pour justifier la non-exécution des obligations prévues par un traité (Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 no 37, art. 27; Zingre c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 392, p. 410). Toutefois, l’exécution par le Canada de ses obligations issues de traités en matière de lutte contre la drogue est subordonnée, entre autres choses, au respect de ses « dispositions constitutionnelles » (Convention unique sur les stupéfiants de 1961, R.T. Can. 1964 no 30, art. 36) et « de ses principes constitutionnels et des concepts fondamentaux de son système juridique » (Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, R.T. Can. 1990 no 42, par. 3(2)). La subordination expresse de ces traités aux exigences du droit constitutionnel interne tend à indiquer que les premiers ne seraient pas très utiles pour tenter de justifier, à l’étape de l’article premier, la violation d’un droit garanti par l’art. 7.
272 L’intimée n’a pas présenté d’observations au sujet de l’article premier et aucune des juridictions inférieures n’a examiné cette question. Comme il incombait au ministère public d’établir que l’atteinte est justifiée au regard de l’article premier, j’estime qu’il ne s’est pas acquitté de ce fardeau.
III. Conclusion
A. Malmo-Levine
273 Pour les motifs qui précèdent, dans le cas de l’appelant David Malmo-Levine, je rejetterais le pourvoi.
274 Je répondrais de la manière suivante aux questions constitutionnelles soulevées dans le pourvoi Malmo-Levine :
1. Est-ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) en vue d’en faire le trafic que prévoit le par. 4(2) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19), porte atteinte à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, l’atteinte est‑elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
3. Est-ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) en vue d’en faire le trafic que prévoit le par. 4(2) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19), porte atteinte au par. 15(1) de la Charte en traitant un certain groupe de personnes de façon discriminatoire sur le fondement de leur orientation sous l’angle de la substance concernée, de leur orientation sous l’angle de leur occupation ou de leur orientation sous ces deux aspects?
Réponse : Non.
4. Si la réponse à la question 3 est affirmative, l’atteinte est-elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
B. Caine
275 Dans le cas de l’appelant Victor Eugene Caine, j’accueillerais le pourvoi et j’annulerais la déclaration de culpabilité pour simple possession.
276 Je répondrais de la manière suivante aux questions constitutionnelles soulevées dans le pourvoi Caine :
1. Est-ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) aux fins de consommation personnelle — interdiction prévue au par. 3(1) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19) — porte atteinte à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui.
2. Si la réponse à la question 1 est affirmative, l’atteinte est‑elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
Réponse : Non.
3. Est-ce que l’interdiction d’avoir en sa possession du Cannabis (marihuana) aux fins de consommation personnelle — interdiction prévue au par. 3(1) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N‑1, du fait de la mention de cette substance à l’art. 3 de l’annexe de cette loi (maintenant l’art. 1 de l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19) — relève de la compétence législative du Parlement du Canada en tant que règle de droit édictée soit en vertu de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour assurer la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, soit en vertu du pouvoir de légiférer sur le droit criminel prévu au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, soit en vertu d’un autre pouvoir?
Réponse : Oui.
Version française des motifs rendus par
277 Le juge LeBel (dissident dans Caine) — J’ai pris connaissance des motifs conjoints des juges Gonthier et Binnie, qui sont d’avis de rejeter le pourvoi, ainsi que des motifs de la juge Arbour, qui pour sa part l’accueillerait. Avec égards pour l’avis contraire, je souscris au dispositif que propose la juge Arbour de même qu’aux réponses qu’elle donne aux questions constitutionnelles. Néanmoins, je ne suis pas convaincu que nous devrions élever le principe du préjudice au rang des principes de justice fondamentale visés à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Sur ce point, je partage le scepticisme de mes collègues les juges Binnie et Gonthier. Je ne peux toutefois me ranger à leur conclusion selon laquelle l’interdiction visant la simple possession de marihuana ne constitue pas une réponse législative arbitraire ou irrationnelle. À la lumière de la preuve dont nous disposons et qu’a soigneusement examinée la juge Arbour, dans sa forme actuelle la loi apporte effectivement une solution arbitraire à certains problèmes sociaux. Le ministère public n’a pas été en mesure de bien définir les préoccupations sociales et les droits individuels qui sont en jeu, plus particulièrement le droit à la liberté que soulève le présent pourvoi.
278 Pour définir correctement les droits garantis par l’art. 7, il faut immanquablement mettre en balance des droits et intérêts opposés (R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 65-66). À cet égard, on doit soupeser les craintes concernant le préjudice causé à la société ou à certains de ses membres, voire à l’accusé lui‑même, et les conséquences de la criminalisation de la simple possession de marihuana. Une telle mise en balance s’impose lorsque l’accusé prétend qu’on a porté atteinte à son droit à la liberté d’une manière incompatible avec les préceptes de la justice fondamentale visés à l’art. 7 de la Charte. Cette analyse n’est pas aussi étroitement circonscrite que l’examen d’une sanction au regard de l’art. 12 de la Charte, où le tribunal doit se demander si la peine en question possède un caractère exagérément disproportionné et si elle doit, de ce fait, être tenue pour cruelle et inusitée.
279 Dans l’analyse fondée sur l’art. 7, l’examen auquel doit se livrer le tribunal est plus subtil, il a une portée plus large, et il est aussi plus ardu. Bien que l’applicabilité de l’art. 7 découle de la possibilité d’emprisonnement, le tribunal ne doit pas limiter son examen à la seule question de la peine, mais il lui faut aussi tenir compte de tous les facteurs pertinents, considérés globalement, pour décider si une atteinte à un droit fondamental a été établie. Il y a atteinte lorsque la mesure législative édictée pour répondre à un problème social peut avoir une portée à ce point excessive qu’elle en devient arbitraire. (Voir, par exemple, Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, par. 47; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 76; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 621 et 625.)
280 À la lumière de la preuve dont nous disposons dans le présent pourvoi, la mesure législative en cause présente une portée excessive. Il n’est pas nécessaire que je procède à un examen supplémentaire de cette preuve, que mes collègues ont déjà soigneusement examinée et analysée. Je ne tenterai même pas de la résumer à nouveau. À mon avis, il est indéniable que la marihuana peut causer à certaines personnes ou à certains groupes des problèmes de nature et de gravité variables. Néanmoins, compte tenu de la preuve qui nous a été présentée, le préjudice susceptible d’être causé par la consommation de cette substance paraît assez peu important. À l’opposé, le préjudice et les problèmes associés à la forme de criminalisation retenue par le législateur paraissent clairs et importants. Il semble que peu de gens soient emprisonnés pour simple possession de marihuana, mais il n’en reste pas moins que la loi continue de prévoir cette possibilité. La réticence des tribunaux à infliger cette peine et à emprisonner effectivement une personne déclarée coupable de simple possession semble confirmer la perception selon laquelle la loi, dans sa forme actuelle, constitue en quelque sorte une réaction législative démesurée aux problèmes que fait craindre la consommation de marihuana. Non seulement la loi permet-elle l’emprisonnement, mais son application signifie que des centaines de milliers de Canadiens sont aux prises avec les stigmates qu’entraînent des antécédents judiciaires et doivent, comme le signale la juge Arbour, supporter les conséquences de l’existence d’un casier judiciaire. L’adoption et l’application d’une mesure législative qui est disproportionnée aux problèmes sociétaux visés ont porté atteinte au droit fondamental à la liberté. Cette mesure est en conséquence arbitraire et contrevient à l’art. 7 de la Charte. Pour ces motifs, j’estime, à l’instar de la juge Arbour, que des droits fondamentaux sont en jeu, que ces droits ont été violés et que notre Cour doit intervenir dans le cadre de l’obligation qui lui incombe, en vertu de la Constitution, de faire respecter les principes fondamentaux de notre ordre constitutionnel.
Les motifs suivants ont été rendus par
281 La juge Deschamps (dissidente dans Caine) — Les appelants contestent le pouvoir du Parlement de prohiber la simple possession de marihuana. Leur contestation comporte deux volets : le partage des pouvoirs et la Charte canadienne des droits et libertés.
282 Comme mes collègues, je conclus que la prohibition de la possession de drogues au Canada relève de la compétence du législateur fédéral. Que ce soit en vertu de son pouvoir de légiférer pour assurer la paix, l’ordre et le bon gouvernement ou de sa compétence en matière de droit criminel, ce qui est en jeu ici, c’est le pouvoir d’intervention du Parlement pour prohiber une conduite et la sanctionner par l’emprisonnement. Comme l’exercice requis pour déterminer si le partage des pouvoirs est respecté relève davantage de la catégorisation de la nature de la loi que de l’évaluation de sa légalité, comme c’est le cas pour l’application de la Charte, je constate que le Parlement fédéral peut avoir recours à son pouvoir de contrainte puisqu’il peut invoquer une matière qui relève de sa compétence sur le droit criminel, soit la santé.
283 Reste la question de la conformité à la Charte. Quatre arguments principaux sont plaidés : le Parlement ne peut utiliser son pouvoir de contrainte pour violer le choix personnel de faire usage de marihuana; l’objet de la loi originale (Loi de l’opium et des drogues narcotiques, 1923, S.C. 1923, ch. 22) ne peut plus être légitimement invoqué; la prohibition est inconstitutionnelle parce que la marihuana ne causerait de dommage qu’aux usagers eux-mêmes; la prohibition est disproportionnée et arbitraire.
284 Je me rallie à mes collègues de la majorité quant aux arguments ayant trait à la protection du mode de vie et à la modification de l’objet original de la Loi. Je limiterai mes commentaires aux arguments concernant le « principe du préjudice » et le caractère arbitraire de la Loi. Je retiens le dernier argument pour conclure que l’inclusion du cannabis dans l’annexe de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N-1 (abr. L.C. 1996, ch. 19, art. 94), porte atteinte au droit à la liberté des appelants.
I. Le « principe du préjudice »
285 Le « principe du préjudice », défini par John Stuart Mill, est cité et interprété tant dans l’opinion de la majorité que dans celle de la juge Arbour. Je souscris à la conclusion de mes collègues de la majorité, en ce que je ne suis pas d’avis que le « principe du préjudice » est un principe de justice fondamentale en soi, mais je crois utile de préciser un élément du raisonnement et même d’y ajouter.
286 Si attrayante que soit la vision du droit criminel qui se dégage de l’ouvrage de Mill, elle ne laisse pas place à l’intervention de l’État pour garantir le respect de certaines valeurs morales de notre société qui demeurent fondamentales à la réalisation d’une société libre et démocratique : voir R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 493. La position restrictive de Mill colle donc mal à la réalité canadienne où il est acquis que la moralité sociale est inextricablement liée au droit criminel. Ainsi, maintes prohibitions ne peuvent être rationalisées par le « principe du préjudice », comme la majorité le souligne au par. 118. De plus, l’intervention de l’État pour sanctionner un crime traduit généralement un consensus populaire concernant une conduite socialement répréhensible, tel le meurtre ou l’agression sexuelle. À cet égard, la réprobation d’une conduite implique généralement l’exigence que la personne comprenne que sa conduite est répréhensible, autrement dit qu’elle ait une intention coupable (mens rea) : voir à ce sujet H. L. Packer, The Limits of the Criminal Sanction (1968), p. 262; V. V. Ramraj, « Freedom of the Person and the Principles of Criminal Fault » (2002), 18 S. Afr. J. Hum. Rts. 225. Certes, la morale ne peut, à elle seule, justifier le recours de l’État au droit criminel. Il reste que la moralité sociale fait partie intégrante du cadre justificatif permettant à l’État de recourir au droit criminel et que son exclusion catégorique du « principe du préjudice » met en relief l’insuffisance du concept.
287 Par ailleurs, j’estime que la restriction du droit criminel aux situations où un dommage est causé à autrui minimise le rôle de l’État comme protecteur de la société. En effet, le principe de base de la justice criminelle est de protéger la société : voir à ce sujet le Rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle — Justice pénale et correction : un lien à forger (Rapport Ouimet) (1969), p. 11. Le « principe du préjudice » peut s’avérer difficile d’application, par exemple, lorsque la victime ne peut être identifiée facilement, comme dans certains crimes commis contre la société dans son ensemble. Mill est lui-même ambigu à cet effet. Le recours de l’État à des sanctions dissuasives peut aussi contribuer à l’élimination de conduites dans les cas où il pourrait s’avérer difficile d’évaluer et de prouver le dommage, par exemple dans certaines affaires de corruption.
288 Le droit criminel trouve donc sa justification dans la protection de la société, vue tant dans son ensemble que dans ses composantes. En ce sens, s’il est certain que l’État est justifié d’intervenir en utilisant les outils du droit criminel pour prévenir le dommage à autrui, ce principe est trop étroit pour réunir tous les éléments qui peuvent limiter l’action de l’État en droit criminel. Il ne peut valablement être qualifié de principe de justice fondamentale.
II. Le caractère arbitraire de l’inclusion de la marihuana dans l’annexe de la Loi sur les stupéfiants
289 Le droit criminel est une des armes les plus puissantes dont l’État dispose pour faire respecter ses prescriptions. Cette arme doit être utilisée avec discernement. Les tribunaux doivent intervenir lorsque la loi viole les garanties constitutionnelles, en particulier, et je ne reviendrai pas sur les énoncés détaillés de mes collègues, lorsque le droit à la liberté est enfreint sans égards pour les principes de justice fondamentale. En l’espèce, j’estime que l’exercice législatif est arbitraire.
290 Lorsque l’État prohibe une conduite socialement neutre, c’est-à-dire une conduite qui ne cause pas de préjudice, qui n’est pas immorale et pour laquelle il n’y a pas de consensus social concernant la réprobation, il ne peut que faire face à un problème de légitimité et, par conséquent, de perte de crédibilité. Les citoyens sont enclins à banaliser le système de justice criminelle et perdent confiance dans l’administration de la justice. Les juges hésitent à imposer les sanctions prévues par ces lois.
291 La prise de conscience de ces réactions en chaîne permet de saisir toute l’importance du principe de justice fondamentale qui veut qu’avant de pouvoir justifier la limitation de la liberté d’un individu, l’État doit se fonder sur une loi qui n’est pas arbitraire : voir, par exemple, R. c. Arkell, [1990] 2 R.C.S. 695, p. 704; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, p. 619-620 (motifs dissidents de la juge McLachlin (maintenant Juge en chef)); R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, p. 793. Plusieurs règles de base du droit criminel peuvent être utilisées pour mesurer le caractère arbitraire d’une prohibition. J’aurai ici recours à trois de ces règles, soit le besoin de l’État de protéger la société contre un préjudice, la possibilité pour l’État d’avoir recours à d’autres outils que le droit criminel pour réprimer adéquatement une conduite et la proportionnalité de la mesure par rapport au problème à enrayer. Le choix de ces trois règles ne signifie pas qu’on ne peut en utiliser d’autres pour statuer sur le caractère arbitraire d’une loi, ni qu’elles doivent toujours toutes trois être respectées dans un cas donné. Elles circonscrivent cependant le champ d’application légitime du droit criminel. Ces règles ne sont pas nouvelles. Elles ont déjà été mentionnées il y a plus de 35 ans par le Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle (Rapport Ouimet, op. cit., p. 12) au chapitre traitant des principes de base et des buts de la justice criminelle. Je conçois qu’un tel groupe de travail cherche habituellement à décrire ce que la loi devrait être, au sens normatif, mais, dans ce chapitre, le Comité s’attardait à retracer les fondements propres à notre droit criminel. Ces facteurs sont toujours d’actualité.
292 Qu’en est-il de l’inclusion de la marihuana dans l’annexe de la Loi sur les stupéfiants?
293 Comme le mentionne la majorité, les motifs justifiant l’ajout de la marihuana dans l’annexe de la Loi sur les stupéfiants sont des plus nébuleux. Il ressort certainement de l’historique fait par le juge de première instance dans le dossier de l’appelant Caine que la décision du gouvernement a été prise à une époque où régnait un climat de crainte irrationnelle engendrée par une campagne menée par une magistrate d’Edmonton, Emily Murphy, qui prétendait que la marihuana faisait perdre la raison, et donc tout sens de responsabilité morale, et que ses adeptes devenaient des maniaques capables de tuer ou d’infliger toutes sortes de traitements cruels.
294 Les conséquences de l’usage de la marihuana sont, heureusement, totalement étrangères à ce qui a pu alors être décrit. Même si je ne reconnais pas le « principe du préjudice » comme principe autonome, j’estime que le besoin de l’État de protéger la société contre un dommage joue un rôle actif dans l’évaluation du caractère arbitraire de la législation. Ainsi, le fait qu’une personne cause volontairement un dommage constitue, règle générale, une justification pour l’État de recourir aux outils de contrainte du droit criminel.
295 Bien que je n’adopte pas l’approche de ma collègue la juge Arbour qui limite le droit d’imposer l’emprisonnement aux cas de dommages à autrui, je souscris à la description qu’elle fait des conséquences de l’usage de la marihuana. Les risques inhérents à l’usage de la marihuana, mis à part ceux liés à la conduite de véhicules et à l’impact sur les régimes publics de soins et d’aide, ne pèsent que sur les usagers eux-mêmes. Ces risques se situent sur une échelle qui va d’une absence de risque pour les usagers occasionnels à des risques plus significatifs pour les consommateurs fréquents ou pour les groupes vulnérables. Dans l’ensemble, sauf exceptions, l’usage modéré de la marihuana s’avère inoffensif. Pour cette raison, il y a lieu de douter de la pertinence de sa classification comme conduite donnant ouverture à un recours légitime au droit criminel sous le régime de la Charte.
296 L’étude du second critère, celui du choix du droit criminel pour réprimer une conduite alors que d’autres moyens plus adaptés sont disponibles, laisse tout aussi perplexe.
297 Le droit criminel s’avère une arme indispensable dans des circonstances très circonscrites : lorsque la société a besoin d’être protégée contre les délinquants, lorsqu’une punition est nécessaire pour créer un effet dissuasif sur un individu ou sur la société en général et lorsque les mesures correctrices propres à ce domaine du droit sont nécessaires (voir l’art. 718 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46). Le peu de préjudice causé par la marihuana cadre mal avec les conduites habituellement réprimées par le droit criminel.
298 Je me reporte aux commentaires élaborés de la juge Arbour (au par. 192 à 200) au sujet des risques relevés par les juges de première instance. Seulement trois groupes sont traditionnellement identifiés comme justifiant l’intervention de l’État dans son rôle de protecteur : les jeunes, les femmes enceintes et certains malades. Sans qu’il soit nécessaire de pousser le raisonnement très loin, il paraît évident que ce ne sont pas là des groupes pour lesquels la société privilégie le recours au droit criminel comme moyen de contrôle. Le recours à l’emprisonnement, et même à l’appareil criminel tout entier, y compris, entre autres, l’imposition de casiers judiciaires, pour réprimer une conduite qui ne cause que peu de dommages aux utilisateurs modérés ou pour encadrer des groupes à risque pour lesquels l’effet dissuasif ou correctif est plus que douteux ne me paraît pas à la hauteur des normes de justice de la société canadienne.
299 Cette réflexion m’amène à l’étude du troisième facteur, la proportionnalité. Les effets préjudiciables de l’usage de la marihuana ont déjà été discutés, et sont très discutables. Ceux causés par la prohibition sont toutefois certains et importants. Pour les détails, je me reporte à nouveau à l’énumération de la juge Arbour (par. 200). Il ressort de la comparaison de ces deux données que les effets préjudiciables de la prohibition sont foncièrement disproportionnés par rapport au problème créé par l’usage que l’État cherche à enrayer.
300 Quoique je préfère évaluer la conformité constitutionnelle d’après trois critères plutôt qu’un seul, je me rallie par ailleurs à l’analyse du juge LeBel au sujet de la proportionnalité.
301 Les effets préjudiciables du recours au droit criminel pour sanctionner le simple usage de la marihuana dépassent de loin les bienfaits de la prohibition. Le juge LeBel note d’ailleurs que le fait que la peine d’emprisonnement ne soit pas fréquemment imposée illustre la réaction des juges : l’emprisonnement n’est pas une sanction compatible avec les dangers inhérents à l’usage de la marihuana. La juge Howard de la Cour provinciale, dans le dossier de l’appelant Caine, constate aussi que la prohibition a eu pour effet de discréditer la loi chez plus d’un million de personnes. Ce sont justement ces réactions qui dénotent le caractère arbitraire de la loi. Comme je l’ai déjà mentionné, lorsque l’État prohibe une conduite socialement neutre, il s’expose à ce que sa crédibilité soit érodée. C’est la constatation qu’a faite la juge Howard.
302 La société canadienne se transforme, ses connaissances s’accroissent et sa morale évolue. La prohibition du cannabis, si elle l’a un jour été, ce que je ne crois pas, n’est de toute évidence aujourd’hui plus de mise. Suite à mon analyse, je conclus que le peu de dommage causé par la marihuana fait douter de la pertinence de l’intervention de l’État en l’espèce. En outre, lorsque je jauge la prohibition par rapport, premièrement, aux autres moyens disponibles pour circonscrire le dommage que l’usage représente et, deuxièmement, aux problèmes qu’elle engendre, je ne peux que conclure que la loi n’est pas conforme à la garantie constitutionnelle de l’art. 7 de la Charte.
303 L’intimée n’a pas tenté de justifier la prohibition en vertu de l’article premier de la Charte. Elle ne s’est donc pas acquittée de son fardeau.
304 Pour ces motifs, je suis d’accord avec le dispositif proposé par la juge Arbour.
ANNEXE
Extraits du rapport intitulé Cannabis : a health perspective and research agenda, Division de la santé mentale et de la prévention des toxicomanies, Organisation mondiale de la santé (1997), p. 30-31 :
[traduction]
Effets chroniques de la consommation de cannabis sur la santé
La consommation chronique de cannabis crée d’autres risques pour la santé, notamment les suivants :
— troubles sélectifs du fonctionnement cognitif, touchant notamment l’organisation et l’intégration d’informations complexes dans lesquels interviennent divers mécanismes d’attention et processus mnémoniques;
— une consommation prolongée peut entraîner des troubles plus importants, qui peuvent être irréversibles même si la personne cesse de consommer du cannabis et qui peuvent affecter les fonctions de la vie quotidienne;
— les consommateurs chroniques risquent fort de développer un syndrome de dépendance qui se caractérise par l’incapacité de limiter leur consommation de cannabis;
— la consommation de cannabis peut aggraver la schizophrénie chez les personnes atteintes de cette maladie;
— le fait de fumer du cannabis pendant une très longue période cause des lésions épithéliales de la trachée et des bronches souches;
— la consommation soutenue de cannabis pendant des périodes prolongées peut provoquer des lésions des voies aériennes, des inflammations pulmonaires et l’affaiblissement des mécanismes pulmonaires de défense contre les infections;
— une forte consommation de cannabis est associée à une prévalence plus grande des symptômes de bronchite chronique et à une incidence plus élevée de la bronchite aiguë qu’au sein de la cohorte des non-consommateurs;
— la consommation de cannabis pendant la grossesse est associée à l’altération du développement du fœtus causant une réduction du poids à la naissance;
— la consommation de cannabis pendant la grossesse peut entraîner un risque postnatal de formes rares de cancer, quoique des recherches plus poussées soient requises dans ce domaine.
Dans les pays en développement, les conséquences de l’usage du cannabis pour la santé sont largement inconnues car la recherche sur le sujet est limitée et non systématique. Cependant, a priori, il n’y a aucune raison de s’attendre à ce que les effets biologiques sur ces populations soient sensiblement différents de ceux observés dans les pays développés. En revanche, d’autres conséquences pourraient être différentes compte tenu des particularités culturelles et sociales des pays.
Usage thérapeutique des cannabinoïdes
Plusieurs études ont montré les effets thérapeutiques des cannabinoïdes chez les personnes souffrant de nausées et de vomissements à des stades avancés de maladies comme le cancer ou le sida. Aux États‑Unis, le dronabinol (tétrahydrocannabinol) est délivré sur ordonnance depuis plus de dix ans. Des études contrôlées révèlent que les cannabinoïdes peuvent être utilisés à d’autres fins thérapeutiques, entre autres pour le traitement de l’asthme et du glaucome ainsi que comme antidépresseurs, stimulants de l’appétit, anticonvulsivants et antispasmodiques. Il y a donc lieu de poursuivre les recherches dans ce domaine. Par exemple, des recherches fondamentales plus poussées sur les mécanismes centraux et périphériques des effets des cannabinoïdes sur la fonction gastro‑intestinale pourraient permettre de trouver de meilleurs moyens d’atténuer les nausées et les vomissements. Il faut aussi effectuer davantage de recherches sur la neuropharmacologie fondamentale du THC et des autres cannabinoïdes de manière à découvrir de meilleurs agents thérapeutiques.
Pourvoi rejeté dans Malmo-Levine.
Pourvoi rejeté dans Caine, les juges Arbour, LeBel et Deschamps sont dissidents.
Procureurs de l’appelant Caine : Conroy & Company, Abbotsford.
Procureur de l’intimée : Procureur général du Canada, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Arvay Finlay, Victoria.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare, Roland, Rosenberg, Rothstein, Toronto.