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13/01/2017 | CANADA | N°2017CSC1

Canada | Canada, Cour suprême, 13 janvier 2017, 2017CSC1


Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown

Motifs de jugement (par. 1 à 60) : Le juge Cromwell (avec l’accord des juges Karakatsanis, Wagner et Gascon)

Motifs concordants quant au résultat (par. 61 à 130) : La juge Abella

Motifs conjoints dissidents (par. 131 à 192) : La juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Brown (avec l’accord de la juge Côté)

Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3

Procureure gé

nérale du Québec,
Association canadienne des libertés civiles,
British Columbia Civil Liberties A...

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown

Motifs de jugement (par. 1 à 60) : Le juge Cromwell (avec l’accord des juges Karakatsanis, Wagner et Gascon)

Motifs concordants quant au résultat (par. 61 à 130) : La juge Abella

Motifs conjoints dissidents (par. 131 à 192) : La juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Brown (avec l’accord de la juge Côté)

Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3

Procureure générale du Québec,
Association canadienne des libertés civiles,
British Columbia Civil Liberties Association et
David Asper Centre for Constitutional Rights
Intervenants

No du greffe : 36167.

2016 : 12 janvier; 2017 : 13 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

Arrêt (la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver, Côté et Brown sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

1. Le juge Cromwell (avec l’accord des juges Karakatsanis, Wagner et Gascon) : Il y a lieu de radier la demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte et de rejeter le pourvoi. Il est évident et manifeste que l’art. 43 fait obstacle à première vue à la demande de dommages‑intérêts présentée par E en vertu de la Charte . Toutefois, comme l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut jamais constituer une réparation convenable et juste pour les violations de la Charte commises par l’Office, l’art. 43 ne limite pas la possibilité d’obtenir pareille réparation au titre de la Charte et la disposition ne saurait être inconstitutionnelle.

2. La juge Abella : Il y a lieu de radier la demande de dommages‑intérêts présentée par E en vertu de la Charte et de rejeter le pourvoi. E n’a pas tenté de contester la constitutionnalité de l’art. 43 lors des instances antérieures. À défaut d’un avis en bonne et due forme et d’un dossier de preuve complet, la Cour ne devrait pas connaître de l’argument constitutionnel. La constitutionnalité de l’art. 43 demeure donc intacte. Par conséquent, il est évident et manifeste que l’art. 43, une disposition d’immunité catégorique, fait obstacle à la demande de E. Bien que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne constitue probablement pas une réparation convenable et juste à l’encontre de l’Office, il faut d’abord statuer sur la constitutionnalité de la disposition d’immunité.

3. La juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Brown (avec l’accord de la juge Côté) : Il y a lieu de rejeter la requête en radiation de la demande de E et d’accueillir le pourvoi. Il n’est pas évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut pas constituer une réparation convenable et juste dans le cas de la demande de E visant l’Office. Il n’est pas non plus évident et manifeste qu’à première vue, l’art. 43 fait obstacle à la demande de dommages‑intérêts présentée par E en vertu de la Charte . Il n’est donc pas nécessaire de statuer sur la constitutionnalité de l’art. 43 à ce stade de l’instance.

Les juges Cromwell, Karakatsanis, Wagner et Gascon : Il est évident et manifeste que l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act fait obstacle à première vue à la demande de dommages‑intérêts présentée par E en vertu de la Charte . Les parties s’entendent sur cette conclusion. Il ne reste donc qu’une seule question à trancher : E a‑t‑elle contesté avec succès la constitutionnalité de l’art. 43? En l’espèce, même si elle a eu amplement l’occasion de le faire, E ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer que la loi est inconstitutionnelle. Par conséquent, il faut appliquer la disposition d’immunité et radier la demande de dommages‑intérêts présentée par E en vertu de la Charte .

L’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte peut défendre des droits garantis par la Charte , fournir une indemnité et dissuader de nouvelles violations. Cependant, l’octroi de dommages‑intérêts peut également gêner l’efficacité du gouvernement, et des réparations autres que les dommages‑intérêts peuvent offrir un redressement important sans avoir un effet préjudiciable général. Le paragraphe 24(1) de la Charte confère aux tribunaux un vaste pouvoir de réparation. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il convient toujours, ou même couramment, de remédier à des violations de la Charte en accordant des dommages‑intérêts. L’arrêt de principe quant aux circonstances dans lesquelles des dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte constituent une réparation convenable et juste est Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28. Si les dommages‑intérêts favoriseraient la réalisation d’un ou de plusieurs des objectifs d’indemnisation, de défense du droit en cause ou de dissuasion, il est loisible à l’État d’invoquer des facteurs faisant contrepoids pour établir que les dommages‑intérêts ne constituent pas une réparation convenable et juste. En l’espèce, quand on examine ensemble ces facteurs faisant contrepoids, on constate qu’ils rendent inappropriée la condamnation par ailleurs justifiée, d’un point de vue fonctionnel, de l’Office à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte .

Premièrement, il existe un autre moyen, plus efficace de surcroît, de remédier aux violations de la Charte commises par l’Office. Le contrôle judiciaire des décisions de l’Office permet de défendre rapidement les droits conférés à E par la Charte , d’obtenir un redressement concret en ce qui concerne les agissements futurs de l’Office, de réduire l’ampleur de tout préjudice découlant de la violation et de clarifier le droit pour aider à prévenir toute nouvelle violation semblable. De plus, la disposition législative prévoyant une immunité en l’espèce ne peut faire obstacle au contrôle judiciaire.

Deuxièmement, les préoccupations relatives au bon gouvernement entrent elles aussi en jeu car l’octroi de dommages‑intérêts nuirait au bon travail de l’Office et gênerait l’efficacité du gouvernement. Les seuils et moyens de défense issus du droit privé peuvent aider à établir dans quels cas les dommages‑intérêts fondés sur la Charte constituent peut‑être une réparation convenable. Les raisons de politique générale que l’on considère susceptibles d’écarter une obligation de diligence prima facie en droit privé de la négligence comprennent : (i) une ponction indue sur les ressources, (ii) l’effet paralysant que cette obligation peut avoir sur la conduite de l’acteur étatique et (iii) la protection du processus décisionnel quasi judiciaire. Les mêmes considérations de politique générale pèsent lourd dans la balance en l’espèce. L’Office a l’obligation publique de concilier plusieurs droits, intérêts et objectifs susceptibles de s’opposer ainsi que les intérêts publics et privés dans l’acquittement de ses obligations quasi judiciaires. La jurisprudence indique qu’il ne faut pas tenter de fractionner les fonctions d’un organisme de réglementation quasi judiciaire comme celui en l’espèce en dissociant le rôle juridictionnel du rôle de réglementation dans le but de décider si ses agissements devraient engager sa responsabilité. Et l’analyse des préoccupations relatives au bon gouvernement qui font contrepoids peut tenir compte également des raisons de politique générale qui ont amené les législateurs de partout au pays à adopter de nombreuses dispositions législatives prévoyant une immunité comme celle en l’espèce. Globalement, exposer l’Office à des demandes de dommages‑intérêts risque d’accaparer ses ressources et de le détourner des obligations que lui attribue la loi, ce qui pourrait avoir un effet paralysant sur sa prise de décisions, compromettre son impartialité et ouvrir la voie à de nouveaux moyens indésirables d’attaquer indirectement ses décisions.

Enfin, juger au cas par cas du caractère convenable d’une condamnation de ce type d’office à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte en mettant l’accent sur les faits et le contexte minerait grandement la raison d’être de l’immunité. Il n’y a pas lieu d’examiner sur le fond au cas par cas toutes les simples allégations selon lesquelles des dommages‑intérêts doivent être accordés en vertu de la Charte . L’immunité est aisément contrecarrée lorsqu’il suffit de plaider la mauvaise foi ou une conduite punitive dans une déclaration pour mettre en doute la conduite d’un décideur. Même une immunité restreinte diminue la capacité du décideur d’agir en toute impartialité et indépendance, car la simple menace de poursuite proférée à l’aide d’habiles plaidoiries obligera le décideur à se défendre contre des réclamations présentées contre lui.

À la lumière de ces facteurs faisant contrepoids, l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut jamais constituer une réparation convenable et juste pour les violations de la Charte commises par l’Office. Ainsi, l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act ne limite pas la possibilité d’obtenir une telle réparation au sens de la Charte et la disposition ne saurait être inconstitutionnelle.

La juge Abella : E demande à la Cour de se prononcer sur l’applicabilité et l’opérabilité, du point de vue constitutionnel, de l’art. 43, une disposition d’immunité de l’Energy Resources Conservation Act. Elle conteste essentiellement la constitutionnalité de l’art. 43. E n’a jamais donné l’avis officiel requis pour contester la constitutionnalité de cet article. Jusqu’au moment où elle s’est présentée devant la Cour, E niait carrément qu’elle contestait la constitutionnalité de l’art. 43. L’approche préconisée par E représente une attaque indirecte irrégulière de la constitutionnalité de l’art. 43.

On trouve dans toutes les provinces des lois exigeant qu’un avis soit donné au procureur général de la province concernée et la plupart des provinces exigent qu’un avis soit également donné au procureur général du Canada dans toute instance où la constitutionnalité d’une loi est en cause. L’obligation de donner avis a un objectif fondamental, en l’occurrence celui de faire en sorte que le tribunal se prononce sur la validité de la disposition à partir d’un dossier de preuve complet et que l’État ait vraiment l’occasion de soutenir la validité de la disposition. On ne doit pas répondre à une nouvelle question constitutionnelle à moins que la teneur du dossier, l’équité envers toutes les parties, l’importance que la question soit résolue, le fait que la question se prête à une décision et les intérêts de l’administration de la justice en général ne l’exigent. Le critère applicable pour décider de l’opportunité d’examiner une nouvelle question est strict et le pouvoir discrétionnaire d’examiner une nouvelle question ne devrait être exercé qu’à titre exceptionnel et jamais à moins que les parties n’en subissent pas un préjudice.

On ne trouve en l’espèce pas la moindre allusion au seuil qui permettrait d’exercer de façon exceptionnelle ce pouvoir discrétionnaire. Tout d’abord, l’intérêt public exige de soumettre à la Cour la preuve la meilleure et la plus complète possible lorsque la Cour est appelée à statuer sur la constitutionnalité d’une loi. Cela nécessite la participation et le concours des procureurs généraux concernés, surtout celui du ressort où a été adoptée la loi en question. En l’espèce, il n’y a aucun dossier de preuve de ce genre.

La notion d’« équité envers les parties » joue elle aussi en défaveur de l’exercice, par la Cour, de son pouvoir discrétionnaire de statuer sur la constitutionnalité de l’art. 43. L’Office a demandé à la Cour de ne pas instruire la question constitutionnelle parce qu’elle n’avait pas été régulièrement soulevée devant les juridictions inférieures, de sorte que c’est l’Office, et non le procureur général, qui s’est injustement retrouvé dans le rôle d’unique défenseur d’une disposition de sa loi habilitante. En Cour d’appel, le procureur général de l’Alberta avait pour sa part formulé lui aussi expressément des réserves au sujet du défaut d’avis et de son incapacité à présenter des éléments de preuve tant en première instance qu’en Cour d’appel. Le défaut de donner avis de l’intention de contester la constitutionnalité de l’art. 43 s’est traduit par une absence de dossier et par le fait que le procureur général de l’Alberta n’a pas été en mesure de répondre convenablement aux allégations formulées contre cet article. Dans ces conditions, il est inopportun d’accéder à la demande visant à faire établir la constitutionnalité de la disposition législative prévoyant une immunité.

On retrouve des dispositions d’immunité protégeant les organismes judiciaires et quasi judiciaires dans plusieurs lois canadiennes. Les décideurs judiciaires ou quasi judiciaires jouissent également d’immunités en common law. L’immunité à l’égard des recours personnels en dommages‑intérêts intentés contre ces décideurs est motivée par la volonté de protéger leur indépendance et leur impartialité et par le souci de favoriser la bonne administration de la justice et d’en renforcer l’efficacité.

La disposition d’immunité en l’espèce est sans équivoque et catégorique. La législature a clairement choisi de ne pas nuancer l’immunité de quelque façon que ce soit. Aucun argument selon lequel l’immunité ne devrait pas s’appliquer à une conduite qualifiée de punitive ou s’applique aux décisions de nature juridictionnelle de l’Office, mais non à ses autres décisions, ne ressort du texte de la loi. Il faut user de prudence avant de rogner la disposition d’immunité en cause. Une telle décision entraîne des conséquences profondes et évidentes pour l’ensemble des juges et des tribunaux et ne doit être prise que si l’on dispose d’un dossier de preuve complet qui a fait l’objet de vérifications. L’État pourra ou non être en mesure de justifier une immunité contre toute condamnation à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte , mais tant que les éléments de preuve justificatifs fondés sur l’article premier n’ont pas été analysés, la Cour ne devrait pas remplacer les éléments de preuve requis par ses propres déductions.

Bien qu’une analyse effectuée en conformité avec Vancouver (Ville) c. Ward, [2010] 2 R.C.S. 28, mène vraisemblablement à la conclusion que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne constitue pas une réparation convenable et juste dans les circonstances, il faut statuer sur la constitutionnalité de la disposition d’immunité avant de juger si pareils dommages‑intérêts sont convenables. Si la disposition est constitutionnelle, point n’est besoin de procéder à l’analyse prescrite par Ward. Si elle est jugée inconstitutionnelle, ce n’est que dans ce cas que l’analyse en question entre en jeu. En l’espèce, comme E n’a pas tenté de contester la constitutionnalité de l’art. 43 lors des instances antérieures, il n’y a pas de dossier pouvant servir à justifier ou à attaquer la disposition en question. Cela signifie que, pour l’instant, la constitutionnalité de cette disposition demeure intacte. Il est donc évident et manifeste que la demande de E est irrecevable. La demande présentée par E en vertu de la Charte devrait donc être rejetée.

Le moyen qu’E aurait dû utiliser pour formuler ses doléances était de se pourvoir en contrôle judiciaire. Le recours habituellement utilisé pour contester la décision d’un tribunal administratif est le contrôle judiciaire et non une action dirigée contre le tribunal administratif. Lorsque l’Office a décidé de cesser de communiquer avec E, concluant pour l’essentiel qu’elle était une plaideuse quérulente, il exerçait le pouvoir discrétionnaire que lui confère sa loi habilitante. La légalité, la rationalité ou l’équité de cette décision discrétionnaire sont des questions qui relèvent du contrôle judiciaire. E a eu l’occasion de solliciter en temps opportun le contrôle judiciaire de la décision de l’Office. Elle a choisi de ne pas se prévaloir de cette possibilité. Elle a plutôt tenté d’exprimer ses reproches sous forme de demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte . C’est précisément la raison d’être de l’art. 43 : empêcher les plaideurs de court‑circuiter la procédure prescrite et éviter ainsi à l’Office et au public des frais et des retards indus.

La juge en chef McLachlin et les juges Moldaver, Côté et Brown (dissidents) : Pour décider s’il y a lieu de radier une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte en raison d’une disposition législative prévoyant une immunité, le tribunal doit d’abord établir s’il est évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut pas constituer une réparation convenable et juste dans le cas de la demande du demandeur. S’il n’est pas évident et manifeste que cette réparation ne peut pas être convenable et juste, le tribunal doit alors décider s’il est évident et manifeste que la disposition d’immunité s’applique à première vue à la demande du demandeur. Si la disposition s’applique évidemment et manifestement, le tribunal doit donner effet à la disposition d’immunité et radier la demande du demandeur, à moins que ce dernier ne conteste avec succès la constitutionnalité de la disposition.

Les paramètres établis dans Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, pour déterminer si l’octroi de dommages‑intérêts est une réparation convenable et juste dans les circonstances peuvent s’appliquer au stade de la requête en radiation. Pour résister à une requête en radiation, le demandeur doit d’abord alléguer des faits qui, s’ils se révélaient véridiques, pourraient démontrer l’existence d’une violation de la Charte ; E a satisfait à ce critère en l’espèce. Les actes de procédure de E établissent les éléments constitutifs d’un moyen certes inédit, mais soutenable, tiré de l’al. 2b) . On ne saurait dire qu’il est évident et manifeste que E ne peut pas prouver l’existence d’une violation de l’al. 2b) de la Charte . La deuxième étape oblige le demandeur à démontrer que les dommages‑intérêts répondraient à l’un ou à plusieurs des objectifs d’indemnisation, de défense du droit en cause ou de dissuasion. E a satisfait également à ce critère. Ses allégations suffisent pour établir que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte permettrait de répondre aux objectifs de défense du droit et de dissuasion.

À la troisième étape, l’État peut démontrer qu’en raison de considérations faisant contrepoids, l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut évidemment et manifestement pas être convenable et juste. Ces considérations comprennent la possibilité d’exercer d’autres recours qui permettront d’atteindre les mêmes objectifs que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte et les préoccupations relatives au bon gouvernement, c.‑à‑d. des facteurs de principe justifiant que l’on restreigne les possibilités de recours en responsabilité civile contre l’État. En l’espèce, l’Office n’a pas démontré que le contrôle judiciaire permettra évidemment et manifestement d’atteindre les mêmes objectifs que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte , à savoir défendre le droit conféré à E par la Charte et dissuader de nouvelles violations. Quant au bon gouvernement, il faut garder à l’esprit deux principes interreliés. En premier lieu, le respect de la Charte constitue en soi un principe fondamental de bon gouvernement. En second lieu, il faut examiner les préoccupations relatives au bon gouvernement en se souciant de la protection des droits conférés par la Charte , car l’analyse de la réparation « convenable et juste » au sens du par. 24(1) est conçue pour remédier à la violation de la Charte . Bien que la common law reconnaisse aux juges et aux autres acteurs étatiques une immunité absolue à l’égard de la responsabilité personnelle dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, rien au dossier n’indique que l’Office exerçait une fonction juridictionnelle en l’espèce. Il n’y pas non plus de raison impérieuse de politique générale pour laquelle il faudrait soustraire les acteurs étatiques dans tous les cas, notamment ceux, comme en l’espèce, où l’on prétend que la conduite reprochée est de nature punitive. En outre, les considérations favorables à une immunité contre toute responsabilité pour négligence en droit privé ne sont pas nécessairement favorables à une immunité absolue contre les demandes de dommages‑intérêts présentées en vertu de la Charte pour une inconduite plus grave, y compris une conduite équivalant à de la mauvaise foi ou à un abus de pouvoir.

Ainsi, que les facteurs faisant contrepoids soient examinés individuellement ou collectivement, le dossier ne permet pas à ce stade de reconnaître à l’Office une immunité aussi large et étendue en l’espèce, encore moins dans tous les cas. En dernière analyse, il n’est pas évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut constituer une réparation convenable et juste dans le cas de la demande présentée par E contre l’Office.

Il n’est pas non plus évident et manifeste que la disposition législative prévoyant une immunité fait obstacle à la demande de E. Cette dernière réclame des dommages‑intérêts fondés sur la Charte en guise de réparation pour des agissements de l’Office qui, aux dires de E, avaient pour but de la punir. On peut soutenir que de tels actes punitifs échappent à la portée de l’immunité que confère l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act. Même si E n’a pas plaidé que le texte de l’art. 43 ne s’applique pas à sa demande, cette omission ne devrait pas entraver le règlement juste d’une nouvelle question de droit qui a des ramifications aussi vastes sur le public. La supposition de E selon laquelle l’art. 43 fait obstacle à toute action ou instance introduite contre l’Office, peu importe la nature de la demande, ne lie pas la Cour. Sa supposition pourrait s’avérer exacte en fin de compte, mais cela n’est pas évident et manifeste à ce stade. Puisqu’il n’est pas évident et manifeste que l’art. 43 fait obstacle à la demande de E, point n’est besoin de se prononcer sur la constitutionnalité de l’art. 43 à ce stade de l’instance. S’il est décidé par la suite que l’art. 43 fait bel et bien obstacle à la demande de dommages‑intérêts présentée par E en vertu de la Charte , elle pourra alors en attaquer la constitutionnalité à cette étape.

Le pourvoi doit donc être accueilli. Il n’a pas été satisfait au critère applicable pour radier au départ la demande de E et l’affaire doit être renvoyée aux tribunaux albertains pour qu’ils tranchent les questions importantes de liberté d’expression et de réparations fondées sur la Charte qu’évoque son cas.

Jurisprudence

Citée par le juge Cromwell

Arrêt appliqué : Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; arrêts mentionnés : R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357; Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; Crevier c. Québec (Procureur général), [1981] 2 R.C.S. 220; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621; Manuge c. Canada, 2010 CSC 67, [2010] 3 R.C.S. 672; Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585; Canada (Procureur général) c. McArthur, 2010 CSC 63, [2010] 3 R.C.S. 626; Parrish & Heimbecker Ltd. c. Canada (Agriculture et Agroalimentaire), 2010 CSC 64, [2010] 3 R.C.S. 639; Nu‑Pharm Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 65, [2010] 3 R.C.S. 648; Agence canadienne d’inspection des aliments c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2010 CSC 66, [2010] 3 R.C.S. 657; Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562, conf. (2000), 48 O.R. (3d) 329; Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716; Crispin c. Registrar of the District Court, [1986] 2 N.Z.L.R. 246; Sirros c. Moore, [1975] 1 Q.B. 118; Hazel c. Ainsworth Engineered Corp., 2009 HRTO 2180, 69 C.H.R.R. D/155; Agnew c. Ontario Assn. of Architects (1987), 64 O.R. (2d) 8; Ermina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8969; Cartier c. Nairn, 2009 HRTO 2208, 8 Admin. L.R. (5th) 150; Gonzalez c. British Columbia (Ministry of Attorney General), 2009 BCSC 639, 95 B.C.L.R. (4th) 185; Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298, autorisation de pourvoi refusée, [2000] 2 R.C.S. xiv; Garnett c. Ferrand (1827), 6 B. & C. 611, 108 E.R. 576; Fray c. Blackburn (1863), 3 B. & S. 576, 122 E.R. 217; Royer c. Mignault, [1988] R.J.Q. 670; Canada (Procureur général) c. Slansky, 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81; Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147; MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796.

Citée par la juge Abella

Arrêt appliqué : Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3; arrêts mentionnés : R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45; Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562, conf. (2000), 48 O.R. (3d) 329; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; R. c. Aberdeen, 2006 ABCA 164, 384 A.R. 395; TransCanada Pipelines Ltd. c. Beardmore (Township) (2000), 186 D.L.R. (4th) 403; R. c. Lilgert, 2014 BCCA 493, 16 C.R. (7th) 346; Broddy c. Alberta (Director of Vital Statistics) (1982), 142 D.L.R. (3d) 151; Seweryn c. Alberta (Appeals Commission for Alberta Workers’ Compensation), 2016 ABCA 239; R. c. Redhead, 2006 ABCA 84, 384 A.R. 206; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Alkasabi c. Ontario, 1994 CarswellOnt 3639 (WL Can.); Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716; MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298; Canada (Procureur général) c. Slansky, 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87.

Citée par la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Brown (dissidents)

R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263; Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; Sirros c. Moore, [1975] 1 Q.B. 118; Gonzalez c. British Columbia (Ministry of Attorney General), 2009 BCSC 639, 95 B.C.L.R. (4th) 185; Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298, autorisation de pourvoi refusée, [2000] 2 R.C.S. xiv; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562; Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537; Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170.

Lois et règlements cités

Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, c. 45, partie 8.

Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 124/2010, art. 3.24, 3.68.

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 2b), 24 .

Code des droits de la personne, C.P.L.M., c. H175, art. 62.

Court of Queen’s Bench Act, R.S.A. 2000, c. C‑31, art. 14.

Energy Resources Conservation Act, R.S.A. 2000, c. E‑10 [abr. 2012, c. R‑17.3, art. 112], art. 3, 16, 20, 43.

Gas Resources Preservation Act, R.S.A. 2000, c. G‑4.

Judicature Act, R.S.A. 2000, c. J‑2, art. 24.

Labour Board Act, S.N.S. 2010, c. 37, art. 11.

Labour Relations Code, R.S.B.C. 1996, c. 244, art. 145.4.

Loi constitutionnelle de 1982, art. 52 .

Loi de 1988 sur les juges de paix, L.S. 1988‑89, c. J‑5.1, art. 12.9.

Loi de 1997 sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail, L.O. 1997, c. 16, ann. A, art. 179(1).

Loi de 2000 sur le Tribunal de l’environnement, L.O. 2000, c. 26, ann. F, art. 8.1(1).

Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, c. 10 .

Loi sur le Barreau, L.R.O. 1990, c. L.8, art. 9.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7, art. 12(6) .

Loi sur les juges de paix, L.R.T.N.‑O. 1988, c. J‑3, art. 4(5).

Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43, art. 33.1(21), 49(27), 82, 86.2(19).

Oil and Gas Conservation Act, R.S.A. 2000, c. O‑6.

Oil Sands Conservation Act, R.S.A. 2000, c. O‑7, art. 7.

Pipeline Act, R.S.A. 2000, c. P‑15, art. 6, 12.

Provincial Court Act, R.S.A. 2000, c. P‑31, art. 68.

Provincial Court Act, R.S.B.C. 1996, c. 379, art. 27.3, 42.

Public Inquiry Act, S.B.C. 2007, c. 9, art. 32.

Responsible Energy Development Act, S.A. 2012, c. R‑17.3, art. 27.

Doctrine et autres documents cités

Alberta. Ministry of Energy. 2005‑2006 Annual Report, Edmonton, The Ministry, 2006.

Hogg, Peter W., Patrick J. Monahan, and Wade K. Wright. Liability of the Crown, 4th ed., Toronto, Carswell, 2011.

Kligman, Robert D. « Judicial Immunity » (2011), 38 Adv. Q. 251.

Linden, Allen M., and Bruce Feldthusen. Canadian Tort Law, 10th ed., Toronto, LexisNexis, 2015.

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Sugarman, Stephen D. « A New Approach to Tort Doctrine : Taking the Best From the Civil Law and Common Law of Canada » (2002), 17 S.C.L.R. (2d) 375.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Côté, Watson et Slatter), 2014 ABCA 285, 580 A.R. 341, 2 Alta. L.R. (6th) 293, 75 Admin. L.R. (5th) 162, 12 C.C.L.T. (4th) 274, 85 C.E.L.R. (3d) 39, 319 C.R.R. (2d) 309, 620 W.A.C. 341, [2014] 11 W.W.R. 496, [2014] A.J. No. 975 (QL), 2014 CarswellAlta 1588 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge en chef Wittmann, 2013 ABQB 537, 570 A.R. 317, 85 Alta. L.R. (5th) 333, 5 C.C.L.T. (4th) 285, 78 C.E.L.R. (3d) 227, 292 C.R.R. (2d) 333, [2013] 12 W.W.R. 738, [2013] A.J. No. 1045 (QL), 2013 CarswellAlta 1836 (WL Can.). Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver, Côté et Brown sont dissidents.

W. Cory Wanless et Murray Klippenstein, pour l’appelante.

Glenn Solomon, c.r., et Christy Elliott, pour l’intimé.

Argumentation écrite seulement par Robert Desroches et Carole Soucy, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

Argumentation écrite seulement par Stuart Svonkin, Brendan Brammall et Michael Bookman, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

Ryan D. W. Dalziel et Emily Lapper, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.

Raj Anand et Cheryl Milne, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.

Version française des motifs des juges Cromwell, Karakatsanis, Wagner et Gascon rendus par

Le juge Cromwell —

I. Introduction

[1] L’appelante, Mme Ernst, soutient qu’un organisme de réglementation quasi judiciaire, l’Alberta Energy Regulator (« Office »), a violé le droit à la liberté d’expression que lui garantit l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés . Elle a réclamé à l’Office pour cette violation des dommages‑intérêts en guise de réparation « convenable et juste » en vertu du par. 24(1) de la Charte . L’Office a sollicité la radiation de cette demande au motif notamment qu’il est protégé par une disposition d’immunité qui empêche l’exercice de tout recours pour des actes que l’Office aurait accomplis en conformité avec la loi qu’il applique.

[2] Mme Ernst prétend, à la fois dans son mémoire et sa plaidoirie, que la disposition d’immunité est inconstitutionnelle car elle vise à faire obstacle à sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte . Selon elle, la seule question en litige dans le présent pourvoi consiste à savoir si la disposition d’immunité est constitutionnellement inapplicable ou inopérante en ce qu’elle fait obstacle à une demande de dommages‑intérêts présentée contre l’Office en vertu de la Charte . Elle reconnaît, conformément à la conclusion des tribunaux albertains, que la disposition d’immunité fait obstacle à première vue à sa demande; la question qu’elle soumet à la Cour est de savoir si la disposition d’immunité est inconstitutionnelle dans cette mesure.

[3] L’idée que la disposition vise à faire obstacle à la demande de dommages‑intérêts de Mme Ernst représente le fondement sur lequel elle a plaidé son pourvoi. Ainsi, la Cour doit donner effet à la disposition d’immunité et radier la demande de Mme Ernst à moins qu’elle conteste avec succès la constitutionnalité de la disposition. À mon avis, elle n’y est pas parvenue.

[4] À l’instar des juridictions albertaines en l’espèce, quoique pour des raisons quelque peu différentes, je conclus que la demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte doit être radiée. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

II. Contexte

[5] Je parlerai très brièvement des circonstances pertinentes parce que mes collègues la Juge en chef et les juges Moldaver et Brown, ainsi que la juge Abella, ont exposé en détail les recours et procédures à l’origine du pourvoi.

[6] En somme, Mme Ernst soutient que l’Office a violé le droit à la liberté d’expression que lui garantit la Charte en la punissant pour avoir critiqué publiquement l’Office et en l’empêchant pendant 16 mois de s’adresser à ses bureaux clés. Comme elle l’allègue dans sa demande, ces restrictions ont limité sa faculté [traduction] « de porter plainte, d’exprimer des préoccupations et de participer au processus de surveillance de la conformité et d’application de la loi [de l’Office] » (d.a., p. 70). La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a conclu que Mme Ernst avait plaidé une violation de son droit à la liberté d’expression garanti par la Charte et qu’il n’y a pas lieu de radier cette allégation à cette étape préliminaire de la procédure (2013 ABQB 537, 570 A.R. 317). Malgré les arguments contraires de l’Office, je fais droit à cette conclusion pour les besoins de mon analyse.

[7] L’Office est un organisme quasi judiciaire indépendant créé par la loi qui a pour mission de réglementer les secteurs des ressources énergétiques et des services publics de l’Alberta (ministre de l’Énergie de l’Alberta, 2005‑2006 Annual Report, p. 7[1]). Ses obligations de réglementation et obligations quasi judiciaires lui sont imposées par plusieurs lois albertaines (Energy Resources Conservation Act, R.S.A. 2000, c. E‑10, art. 16 et 20, et voir, p. ex., Gas Resources Preservation Act, R.S.A. 2000, c. G‑4; Oil and Gas Conservation Act, R.S.A. 2000, c. O‑6; Pipeline Act, R.S.A. 2000, c. P‑15). L’Office est chargé de délivrer des permis et de voir au respect de leurs conditions ainsi que de rendre des ordonnances portant sur des activités dans le secteur de l’énergie, comme la construction d’un pipeline et l’exploitation des sables bitumineux (Oil Sands Conservation Act, R.S.A. 2000, c. O‑7, art. 7; Pipeline Act, art. 6 et 12). L’Office possède le pouvoir de mener des inspections et des enquêtes, de tenir des audiences ainsi que de prendre au besoin des mesures de réparation. En outre, l’Office dispose de mécanismes qui lui permettent de recevoir les plaintes et préoccupations du public et de veiller à l’application de la loi lorsque ses ordonnances ou décisions de nature réglementaire ne sont pas respectées.

[8] Il est désormais acquis aux débats que l’Office n’a aucune obligation de diligence envers Mme Ernst en common law, que son recours fondé sur la négligence a été radié pour cette raison et que la confirmation de l’ordonnance en question par la Cour d’appel n’a pas été portée en appel (2014 ABCA 285, 2 Alta. L.R. (6th) 293).

[9] L’Office est protégé par une disposition d’immunité formulée en termes larges, l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act :

[traduction]

Protection contre les poursuites

43 Aucune action ou instance ne peut être introduite contre l’Office, un commissaire ou toute personne mentionnée à l’article 10 ou au paragraphe 17(1) pour tout acte ou toute chose qui aurait été accompli en conformité avec la présente loi, toute loi appliquée par l’Office, tout règlement d’application des lois en question ou une décision, ordonnance ou directive de l’Office.

[10] Nous n’avons reçu pratiquement aucun argument à propos de l’interprétation de cette disposition car les parties conviennent qu’elle vise à première vue à faire obstacle à la demande présentée par Mme Ernst pour obtenir des dommages‑intérêts en vertu de la Charte , pour autant qu’elle ait un tel droit d’action contre l’Office. Ce point m’amène à entretenir certaines réserves au sujet des motifs de la Juge en chef et des juges Moldaver et Brown.

[11] La Juge en chef ainsi que les juges Moldaver et Brown sont d’avis d’accueillir le pourvoi parce que, contrairement à ce que fait valoir Mme Ernst, il n’est pas évident et manifeste que la disposition d’immunité fait obstacle à première vue à sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte . La Cour ne peut toutefois pas trancher l’appel sur cette base, et ce, pour plusieurs raisons connexes.

[12] Premièrement, non seulement Mme Ernst a‑t‑elle soutenu maintes fois par écrit et de vive voix que la disposition d’immunité fait obstacle à première vue à sa demande, mais elle fonde aussi son pourvoi sur cette position.

[13] Dans son mémoire adressé à la Cour, Mme Ernst a soutenu qu’à première vue, la disposition d’immunité vise à faire obstacle à sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte . Comme elle le dit dans son mémoire, la disposition [traduction] « élimine complètement le droit d’intenter une action contre [l’Office] en toutes circonstances [. . .] À première vue, l’art. 43 fait entièrement obstacle à toute “action ou instance” quelle qu’elle soit intentée contre [l’Office] par quiconque en toutes circonstances. L’article 43 détruit tous les droits d’action et écarte complètement la faculté de toute personne d’engager une poursuite contre [l’Office], peu importe la nature du recours » (m.a., par. 63 (souligné dans l’original)). Selon Mme Ernst, le seul point en litige dans le présent pourvoi est la question constitutionnelle de savoir si la disposition d’immunité est constitutionnellement inapplicable ou inopérante en ce qu’elle fait obstacle à une demande de dommages‑intérêts présentée contre l’Office pour violation de la Charte (m.a., par. 41).

[14] Mme Ernst a exprimé maintes fois la même position dans sa plaidoirie. Son avocat a affirmé que la disposition d’immunité [traduction] « fait clairement échec » à une cause d’action valable (transcription, p. 3-4). Il a mentionné que la disposition faisait obstacle à toute action intentée pour « tout acte ou toute chose [. . .] accompli » (p. 12). Il a également qualifié la disposition de « disposition d’immunité d’application générale » qui « semble tout simplement, à première vue, s’appliquer à toute demande présentée contre [l’Office], quelle qu’en soit la teneur » (p. 12 (je souligne)). Il a ajouté que la disposition d’immunité ne fait pas que limiter des droits ou restreindre les réparations convenables : « elle bloque tous les droits » (p. 12). Toujours selon l’avocat de Mme Ernst, « la question à trancher aujourd’hui est l’art. 43 [c.‑à‑d. la disposition d’immunité], une disposition législative générale prévoyant une immunité. Elle prévoit “aucune instance ou action”, peu importe ce que nous faisons » (p. 19-20 (je souligne)).

[15] Bien entendu, la Cour n’est pas liée par les positions que défendent les parties sur des questions de droit comme celle qui nous occupe (voir, p. ex., R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, par. 62). Je ne vois cependant aucune raison de considérer que le point de vue de Mme Ernst au sujet de l’interprétation de la disposition d’immunité est inexact en droit. Personne n’a cité de source laissant entendre que ce point de vue est inexact, et je n’en connais aucune. À l’instar de la juge Abella, j’estime que nous devons conclure qu’il est « évident et manifeste » que la disposition d’immunité fait obstacle à première vue à la demande de dommages‑intérêts présentée par Mme Ernst en vertu de la Charte .

[16] Conclure le contraire est injuste pour l’Office. Vu la position défendue par Mme Ernst dans son mémoire et pendant sa plaidoirie, l’Office n’avait aucune raison de croire qu’il persistait quelque doute que ce soit quant au fait que la disposition vise à faire obstacle à sa demande. Rien n’indiquait à l’Office que ce point était en jeu et encore moins qu’il pouvait devenir le motif pour lequel il pourrait être débouté en appel. La conclusion que proposent de tirer la Juge en chef ainsi que les juges Moldaver et Brown priverait l’Office de toute possibilité de faire valoir son point de vue sur ce qui est devenu, à l’insu des parties, la question clé en l’espèce. Cela est injuste.

[17] Enfin, les motifs de la Juge en chef et des juges Moldaver et Brown, qui ne citent aucune source à l’appui et ne disposent d’aucun argument sur ce point, jettent un doute sur la portée de cette disposition d’immunité alors qu’il n’y en avait aucun jusqu’à présent. Et ils jettent aussi par le fait même un doute sur la portée des multiples dispositions d’immunité que l’on trouve dans de nombreuses lois canadiennes. D’après moi, ce résultat est inutile, indésirable et injustifié.

[18] J’aborderai donc le pourvoi en me fondant sur la prémisse que Mme Ernst elle‑même nous exhorte à faire nôtre : la disposition d’immunité (art. 43) vise à faire obstacle à sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte .

[19] Il ne reste donc qu’une seule question à trancher : Mme Ernst a‑t‑elle contesté avec succès la constitutionnalité de l’art. 43? Si la disposition fait obstacle à première vue à sa demande et elle n’en a pas contesté avec succès la constitutionnalité, la Cour doit donner effet à la disposition d’immunité et radier la demande.

III. Analyse

[20] Mme Ernst n’a pas contesté avec succès la constitutionnalité de l’art. 43. Si, comme l’estiment mes collègues, le dossier était insuffisant pour examiner la constitutionnalité de l’art. 43, il doit alors s’ensuivre que la contestation constitutionnelle de Mme Ernst ne peut être accueillie et que le pourvoi doit être rejeté, contrairement au résultat auquel sont parvenus la Juge en chef ainsi que les juges Moldaver et Brown. Je suis toutefois d’avis qu’il y a lieu pour nous d’examiner au fond la contestation constitutionnelle et de rejeter encore le pourvoi à l’issue de cette tâche.

A. Si le dossier était insuffisant pour statuer sur la constitutionnalité de la disposition, il faut rejeter le pourvoi

[21] En présence d’une disposition d’immunité qui fait obstacle à la demande d’un demandeur (tout comme la disposition en l’espèce), le tribunal ne peut refuser de statuer sur la constitutionnalité de la loi, tout en refusant néanmoins d’appliquer la disposition. Même si elle a eu amplement l’occasion de le faire, Mme Ernst ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer que la loi est inconstitutionnelle, un fardeau parfois qualifié de présomption de constitutionnalité (Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, p. 124-125).

[22] Si la personne qui conteste la constitutionnalité d’une loi ne fournit pas un fondement factuel suffisant pour trancher la contestation, celle‑ci avorte. Comme l’a mentionné le juge Cory au nom de la Cour dans MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, p. 366, « [l]e fondement factuel n’est donc pas une simple formalité qui peut être ignorée et, bien au contraire, son absence est fatale à la thèse présentée par les appelants » (je souligne).

[23] Par conséquent, si, comme le soutient Mme Ernst, la disposition d’immunité vise clairement à faire obstacle à sa demande de dommages‑intérêts et si le dossier soumis à la Cour ne permet pas de statuer sur la constitutionnalité de cette disposition, il faut appliquer la disposition d’immunité, radier la demande de dommages‑intérêts présentée par Mme Ernst en vertu de la Charte et rejeter le pourvoi.

B. Il ne convient jamais de condamner l’Office à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte

[24] Si l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut jamais constituer une réparation convenable et juste pour les violations de la Charte commises par l’Office, l’art. 43 ne limite pas la possibilité d’obtenir une telle réparation au sens de la Charte et cette disposition ne saurait être inconstitutionnelle. À mon avis, l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut être une réparation convenable.

[25] Un thème plus général sous‑tend la question de savoir si l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte peut constituer une réparation convenable. Il s’agit de savoir comment établir un juste équilibre de manière à mieux protéger deux grands piliers de notre démocratie : les droits constitutionnels et l’efficacité gouvernementale (voir, p. ex., Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, par. 79). L’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte peut défendre des droits garantis par la Charte , fournir une indemnité et dissuader de nouvelles violations. Cependant, l’octroi de dommages‑intérêts peut également gêner l’efficacité du gouvernement, et des réparations autres que les dommages‑intérêts peuvent offrir un redressement important au demandeur sans avoir un tel effet préjudiciable général, d’où la nécessité d’un équilibre dans le choix des réparations. La Cour a souligné récemment ce souci de l’équilibre dans Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général) en des termes qui sont particulièrement valables en l’espèce : « Les tribunaux doivent, dans la mesure du possible, s’efforcer de rectifier les violations de la Charte en accordant des réparations convenables et justes. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’accorder des dommages‑intérêts en vertu de la Charte , ils doivent se garder d’en permettre trop largement l’attribution » (2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214, par. 91).

[26] L’arrêt de principe quant aux circonstances dans lesquelles des dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte constituent une réparation convenable et juste est Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28. Après application des principes énoncés dans cet arrêt, force est de constater que les dommages‑intérêts ne constituent pas une réparation convenable et juste pour les violations de la Charte commises par l’Office. Il n’y a pas lieu d’examiner sur le fond au cas par cas toutes les simples allégations selon lesquelles des dommages‑intérêts doivent être accordés en vertu de la Charte . D’après Ward, les dommages‑intérêts fondés sur la Charte ne sont pas une réparation convenable et juste s’il existe une autre réparation efficace ou si les dommages‑intérêts seraient contraires aux impératifs du bon gouvernement. Prises ensemble, ces considérations étayent la conclusion selon laquelle on atteint un juste équilibre en concluant que les dommages‑intérêts ne constituent pas une réparation convenable.

[27] Le paragraphe 24(1) de la Charte confère aux tribunaux un vaste pouvoir de réparation. Comme on l’a dit, « [i]l est difficile de concevoir [. . .] un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu » (Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, p. 965). Il ne faut pas restreindre ce large pouvoir discrétionnaire en « l’enserrant dans un corset de conditions d’origine jurisprudentielle » (Ward, par. 18). Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il convient toujours, ou même couramment, de remédier à des violations de la Charte en accordant des dommages‑intérêts en vertu de celle-ci. Des dommages‑intérêts ne peuvent être octroyés que dans des cas où ils sont « convenables et justes » parce qu’ils répondent à un ou à plusieurs des objectifs d’indemnisation, de défense du droit en cause et de dissuasion qui appuient ce choix de réparation (Ward, par. 32). Des facteurs faisant contrepoids peuvent établir que les dommages‑intérêts ne constituent pas une réparation convenable et juste même s’ils serviraient ces fins (Ward, par. 33).

[28] La liste des facteurs qui font contrepoids n’est pas exhaustive. Deux d’entre eux ont été relevés jusqu’à présent : l’existence d’autres recours et les préoccupations relatives au bon gouvernement (Ward, par. 33; voir aussi le par. 42). Je conclus donc que Ward n’empêche pas l’Office de se soustraire à une condamnation à des dommages‑intérêts fondée sur la Charte . Cet arrêt a plutôt énoncé deux facteurs faisant contrepoids qui peuvent rendre inapproprié l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte et a expressément maintenu la possibilité qu’apparaissent d’autres facteurs de ce genre.

[29] La jurisprudence n’exige pas que chaque demande de dommages‑intérêts présentée en vertu de la Charte soit examinée au cas par cas. L’arrêt Ward, par exemple, prévoit explicitement l’éclosion de nouveaux moyens de défense opposables à des demandes de dommages‑intérêts fondées sur la Charte et ces moyens de défense vont au‑delà des seuils de responsabilité plus élevés. Les facteurs faisant contrepoids en raison desquels il ne convient pas d’octroyer des dommages‑intérêts en vertu de la Charte peuvent être de nature plus générale, ce qui révèle la possibilité d’obtenir d’autres réparations, la sagesse acquise en common law et des fortes indications d’intérêt public.

[30] Premièrement, il existe un autre recours, le contrôle judiciaire, qui permet de remédier substantiellement à la violation alléguée de la Charte . Il est possible de recourir au contrôle judiciaire pour défendre des droits garantis par la Charte et pour clarifier le droit dans le but de prévenir de semblables violations à l’avenir. Deuxièmement, les préoccupations relatives au bon gouvernement entrent elles aussi en jeu car l’octroi de dommages‑intérêts nuit au bon travail de l’Office et gêne l’efficacité du gouvernement. Troisièmement, juger au cas par cas du caractère convenable d’une condamnation de ce type d’office à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte en mettant l’accent sur les faits et le contexte mine grandement la raison d’être de l’immunité.

[31] Quand on examine ensemble ces facteurs faisant contrepoids, c’est‑à‑dire en se penchant sur leur effet cumulatif, on constate qu’ils rendent inappropriée la condamnation par ailleurs justifiée, d’un point de vue fonctionnel, de l’Office à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte . Bref, les dommages‑intérêts ne sont pas une réparation convenable et juste pour les violations de la Charte commises par l’Office.

(1) La possibilité de recourir également au contrôle judiciaire

[32] Le premier facteur faisant contrepoids dont traite l’arrêt Ward est la possibilité d’exercer d’autres recours (par. 33). Une fois que le demandeur établit que les dommages‑intérêts favoriseraient la réalisation d’un ou de plusieurs des objectifs d’indemnisation, de défense du droit en cause ou de dissuasion, il est loisible à l’État de démontrer que d’autres recours permettraient de remédier suffisamment à la violation (par. 35). Comme l’indique Henry, lorsqu’il existe un autre recours permettant de remédier efficacement à une violation de la Charte , les dommages‑intérêts peuvent être exclus en raison de ce facteur faisant contrepoids (par. 38). À mon avis, la possibilité de recourir au contrôle judiciaire pour remédier aux violations de la Charte qu’on reproche à l’Office est un important facteur faisant contrepoids.

[33] Je n’ai aucun doute, comme le signale ma collègue la juge Abella, qu’il est possible d’avoir recours au contrôle judiciaire pour remédier aux violations de la Charte reprochées à l’Office. C’est la conclusion à laquelle arrivent la Cour du Banc de la Reine et la Cour d’appel de l’Alberta. Mme Ernst ne le nie pas dans son mémoire et les brefs arguments de vive voix selon lesquels il était impossible de se pourvoir en contrôle judiciaire n’étaient pas convaincants. De plus, la disposition législative prévoyant une immunité ne peut faire obstacle au contrôle judiciaire (Crevier c. Québec (Procureur général), [1981] 2 R.C.S. 220).

[34] La possibilité de recourir au contrôle judiciaire est importante pour deux raisons.

[35] En premier lieu, le contrôle judiciaire permet d’obtenir une réparation substantielle et efficace pour les violations de la Charte reprochées à un organisme de réglementation quasi judiciaire comme celui en l’espèce. Les faits de l’espèce illustrent de manière frappante l’utilité du recours au contrôle judiciaire. Ce que Mme Ernst reproche fondamentalement à l’Office, c’est d’avoir abusé de son pouvoir discrétionnaire et d’avoir violé la Charte en refusant de traiter avec elle. Si le bien‑fondé de cette allégation était établi dans le cadre d’un contrôle judiciaire, une cour supérieure pourrait annuler la directive qui, aux dires de Mme Ernst, avait été adoptée pour que l’Office cesse de communiquer avec elle et ordonner la prise de mesures correctives. Pareilles ordonnances contribueraient grandement à la défense des droits garantis à Mme Ernst par la Charte .

[36] Qui plus est, le contrôle judiciaire permettrait selon toute vraisemblance de défendre ces droits beaucoup plus rapidement qu’une action en dommages‑intérêts. Là encore, les faits de l’espèce illustrent bien comment cet objectif peut être atteint. Mme Ernst n’a intenté son action en dommages‑intérêts que quelque deux ans après la violation alléguée et plusieurs mois après que l’Office eut annulé la directive qu’elle contestait. Une demande de contrôle judiciaire présentée avec célérité pouvait déboucher beaucoup plus tôt sur un redressement concret. Certes, une demande de contrôle judiciaire n’aurait pas donné lieu à l’octroi de dommages‑intérêts, mais elle aurait fort bien pu remédier à la violation beaucoup plus tôt et réduire considérablement par le fait même l’ampleur de ses répercussions, en plus de défendre le droit à la liberté d’expression garanti à Mme Ernst par la Charte . Enfin, le contrôle judiciaire aurait fourni un moyen commode de préciser ce que la Charte exigeait de l’Office. Ce genre de précision joue un rôle important dans la prévention d’autres atteintes semblables aux droits à l’avenir.

[37] Le contrôle judiciaire des décisions et directives de l’Office permet donc de défendre rapidement des droits protégés par la Charte , d’obtenir un redressement concret en ce qui concerne les agissements futurs de l’Office, de réduire l’ampleur de tout préjudice découlant de la violation et de clarifier le droit pour aider à prévenir toute nouvelle violation semblable. Bien que les dommages‑intérêts fondés sur la Charte ne fassent pas partie des réparations auxquelles donne ouverture le contrôle judiciaire, Ward nous enjoint de prendre en considération l’existence d’autres recours, et non de recours identiques (par. 33).

[38] La possibilité de se pourvoir en contrôle judiciaire est importante pour une seconde raison : c’est ce qui distingue la présente affaire de celles où la Cour a élaboré un seuil de responsabilité élevé plutôt qu’une immunité complète. Par exemple, la raison d’être du refus d’accorder une immunité absolue aux poursuivants dans Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, ne vaut pas pour les réclamations contre des organismes de réglementation quasi judiciaires. Le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a conclu dans Nelles qu’aucune des autres réparations sur lesquelles peut déboucher une action civile pour poursuite abusive ne permettait de réparer adéquatement ce tort (p. 198). Or, contrairement à la demanderesse dans Nelles, le demandeur qui prétend que la décision ou la mesure d’un organisme de réglementation quasi judiciaire a porté atteinte aux droits ou libertés que lui garantit la Charte n’est pas sans recours, car il lui est possible de recourir au contrôle judiciaire. De même, dans Henry, où la Cour a établi un seuil élevé de responsabilité applicable aux dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte pour manquement du poursuivant à son devoir de communication, les juges majoritaires de la Cour ont signalé qu’une telle conduite est, dans les faits, soustraite en grande partie au contrôle judiciaire (par. 49). Contrairement aux demandes découlant d’une inconduite reprochée à des poursuivants, comme dans Nelles et Henry, une vaste gamme de réparations peuvent être obtenues par voie de contrôle judiciaire pour les violations de la Charte commises par des organismes de réglementation quasi judiciaires comme celui en l’espèce. La possibilité et l’utilité de recourir au contrôle judiciaire dans ce contexte justifient un équilibre réparateur différent de celui atteint dans Nelles et Henry.

[39] À l’instar de l’arrêt Henry, l’arrêt Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, souligne l’importance que revêt tout le contexte quand vient le temps d’établir cet équilibre réparateur. Et, bien sûr, la possibilité de recourir au contrôle judiciaire n’est qu’une de ces considérations. Dans Hinse, il s’agissait de savoir si l’État fédéral est assujetti au régime général de responsabilité civile extracontractuelle du Québec en ce qui a trait à l’exercice de la prérogative royale de clémence (par. 45). Pour décider de la portée que doit avoir l’immunité, la Cour a examiné le contexte : la nature des fonctions dont s’acquitte le ministre dans l’exercice de la prérogative royale de clémence; le droit applicable au seuil de responsabilité des procureurs de la Couronne; la possibilité d’avoir recours au contrôle judiciaire; les principes généraux du droit civil. Comme l’a indiqué la Cour, des différences importantes dans la teneur des fonctions à l’examen commandent d’analyser les fonctions sous un éclairage différent (par. 44). Hinse et Henry démontrent tous deux que les contours de la responsabilité doivent être examinés eu égard notamment à l’acteur étatique en cause, à la nature des fonctions, à la possibilité d’intenter d’autres recours et aux principes généraux de la responsabilité. Voilà l’analyse que j’ai faite en l’espèce.

[40] Mme Ernst fait valoir que la possibilité de se voir accorder une réparation par voie de contrôle judiciaire ne saurait être utilisée pour faire échec à une demande présentée en vertu du par. 24(1) de la Charte . Citant Manuge c. Canada, 2010 CSC 67, [2010] 3 R.C.S. 672, elle soutient que, si un demandeur a plaidé une cause d’action valable en dommages‑intérêts fondés sur la Charte , la cour supérieure provinciale ne devrait pas décliner compétence au motif qu’il est possible d’exercer la demande par voie de contrôle judiciaire. Cet argument surestime toutefois la portée de la conclusion tirée dans Manuge et les autres arrêts rendus dans la foulée de TeleZone (Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585; Canada (Procureur général) c. McArthur, 2010 CSC 63, [2010] 3 R.C.S. 626; Parrish & Heimbecker Ltd. c. Canada (Agriculture et Agroalimentaire), 2010 CSC 64, [2010] 3 R.C.S. 639; Nu‑Pharm Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 65, [2010] 3 R.C.S. 648; Agence canadienne d’inspection des aliments c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2010 CSC 66, [2010] 3 R.C.S. 657). La question en litige dans ces affaires était de savoir s’il fallait avoir gain de cause en contrôle judiciaire avant de réclamer des dommages‑intérêts. La Cour a décidé que ce n’était pas le cas. Elle ne s’est pas prononcée sur l’opportunité de condamner un organisme quasi judiciaire à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte .

[41] En résumé, le contrôle judiciaire est un autre moyen, plus efficace de surcroît, de remédier aux violations de la Charte commises par l’Office. Et, comme je l’expliquerai, la possibilité de recourir au contrôle judiciaire n’est qu’un des facteurs faisant contrepoids qui militent fortement contre l’opportunité de condamner l’Office à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte .

(2) Les préoccupations relatives au bon gouvernement

a) La « sagesse pratique » du droit privé

[42] Les « préoccupations relatives au bon gouvernement » formaient la seconde catégorie de facteurs en raison desquels, selon l’arrêt Ward, les dommages‑intérêts ne sont pas une réparation convenable et juste (par. 38). Dans Ward, la Cour a souligné que « l’État doit pouvoir jouir d’une certaine immunité qui écarte sa responsabilité pour les dommages résultant de certaines fonctions qu’il est seul à pouvoir exercer. [. . .] L’immunité est justifiée, car le droit ne saurait paralyser l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière d’élaboration de politiques » (par. 40). L’Office est essentiellement un acteur étatique qui a pour fonctions d’élaborer des politiques et de rendre des décisions.

[43] Bien entendu, les dommages‑intérêts fondés sur la Charte constituent une réparation distincte et indépendante, mais il ne s’ensuit pas pour autant que l’évolution de cette réparation doit négliger les enseignements du droit en général. Selon Ward, les seuils et les moyens de défense issus du droit privé peuvent aider à établir dans quels cas les dommages‑intérêts fondés sur la Charte constituent peut‑être une réparation convenable parce que « les causes d’action existantes contre les représentants de l’État recèlent une certaine “sagesse pratique” à l’égard du genre de situations où il serait convenable ou non de contraindre l’État à verser des dommages‑intérêts » (par. 43). Il va de soi que l’examen du droit privé ne consiste pas à transposer simplement ses règles dans le contexte de la Charte . Par exemple, les juges majoritaires dans Henry se sont penchés sur les facteurs de politique générale qui se dégagent du cas de poursuite abusive dans Nelles et ont estimé opportun de s’en remettre énormément à ces facteurs pour établir le seuil de responsabilité ouvrant droit à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte (Henry, par. 66-74). Il est donc utile d’analyser les règles de droit applicables à la poursuite pour négligence intentée par Mme Ernst en droit privé contre l’Office.

[44] Personne ne conteste que l’Office n’a aucune obligation de diligence envers Mme Ernst en droit privé de la négligence. Dans ce domaine, la présence d’une obligation de diligence dépend de la prévisibilité, de la proximité et de l’absence de considérations de politique générale faisant contrepoids (Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537, par. 30; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129). Dans le cas des organismes de réglementation publics, les tribunaux ont généralement jugé que ces acteurs étatiques n’avaient pas d’obligation de diligence envers les demandeurs pour cause de proximité insuffisante ou à cause de considérations de principe faisant contrepoids (Cooper; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562).

[45] Les raisons de politique générale que l’on considère susceptibles d’écarter une obligation de diligence prima facie comprennent : (i) une ponction indue sur les ressources, (ii) l’« effet paralysant » que cette obligation peut avoir sur la conduite de l’acteur étatique et (iii) la protection du processus décisionnel quasi judiciaire (voir, p. ex., A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (10e éd. 2015), §9.65, citant S. Sugarman, « A New Approach to Tort Doctrine : Taking the Best From the Civil Law and Common Law of Canada » (2002), 17 S.C.L.R. (2d) 375, p. 388).

[46] Dans ses motifs, la Cour d’appel se fonde sur ces considérations de politique générale pour confirmer la conclusion de la Cour du Banc de la Reine selon laquelle l’Office n’avait pas d’obligation de diligence envers Mme Ernst :

[traduction] Il serait irréalisable en fait et mal avisé en droit de forcer l’Office à se pencher sur la mesure dans laquelle elle doit concilier les intérêts de certains particuliers tout en essayant d’établir des règlements dans l’intérêt public général. Reconnaître pareille obligation en droit privé aurait pour effet de détourner l’Office de son obligation générale de protéger le public ainsi que de son obligation de traiter équitablement avec les acteurs de l’industrie réglementée. Toute obligation de diligence de ce genre envers un particulier entraînerait clairement une responsabilité indéterminée et diminuerait la capacité de l’Office de remplir efficacement les obligations publiques générales que lui impose le régime législatif auquel il est assujetti. [par. 18]

[47] Une brève mention du mandat de l’Office fait ressortir la sagesse de ces observations. L’article 3 de la Energy Resources Conservation Act obligeait l’Office à exercer ses fonctions relativement aux projets d’extraction de ressources énergétiques à la lumière de l’intérêt public ainsi que des effets du projet sur les plans social, économique et environnemental. L’Office avait l’obligation publique de concilier plusieurs droits, intérêts et objectifs susceptibles de s’opposer. Le fait de permettre aux demandeurs d’intenter des recours en dommages‑intérêts contre l’Office risque d’accaparer les ressources financières et le temps de ce dernier. Cela risque également de mettre l’Office sur la défensive et de « paralyser » ainsi son aptitude à remplir par ailleurs efficacement et dans l’intérêt public les obligations que lui attribue la loi. De même, l’Office est tenu de concilier les intérêts publics et privés dans l’acquittement de ses obligations quasi judiciaires, une responsabilité incompatible avec le fait de devoir verser des dommages‑intérêts à un demandeur donné.

[48] La jurisprudence précitée indique également qu’il ne faut pas tenter de fractionner les fonctions d’un organisme de réglementation quasi judiciaire comme celui en l’espèce en dissociant le rôle juridictionnel du rôle de réglementation dans le but de décider si ses agissements devraient engager sa responsabilité. Par exemple, dans Edwards, notre Cour a fait sien le refus de la Cour d’appel de l’Ontario de distinguer la fonction juridictionnelle du Barreau de sa fonction d’enquêteur pour les besoins de l’analyse de l’obligation de diligence (voir par. 11, citant (2000), 48 O.R. (3d) 329 (C.A.), par. 30). Le large mandat confié à l’Office l’oblige notamment à mener des enquêtes, à effectuer des inspections et à tenir des audiences. Il est donc impossible et factice d’essayer de faire la distinction entre ses différentes attributions pour les besoins de la responsabilité.

[49] Bien que, comme je l’ai mentionné précédemment, les dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte soient une réparation indépendante et que chaque acteur étatique doive respecter la Charte , les mêmes considérations de politique générale présentes en droit de la négligence pèsent néanmoins lourd dans la balance en l’espèce, surtout au vu de la possibilité de recourir au contrôle judiciaire pour faire respecter des droits constitutionnels.

b) Les immunités accordées par la loi et la common law

[50] La solide immunité reconnue par la common law aux juges contre les poursuites civiles a été étendue par la common law et la loi à de nombreux organismes quasi judiciaires, y compris les organismes administratifs tel l’Office, comme l’a si bien dit ma collègue la juge Abella dans ses motifs (et voir aussi, p. ex., Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716; Crispin c. Registrar of the District Court, [1986] 2 N.Z.L.R. 246 (H.C.), p. 252; Sirros c. Moore, [1975] 1 Q.B. 118 (C.A.), p. 136, cité dans Morier, p. 739-740; Hazel c. Ainsworth Engineered Corp., 2009 HRTO 2180, 69 C.H.R.R. D/155, par. 84; Agnew c. Ontario Assn. of Architects (1987), 64 O.R. (2d) 8 (C. div.); Ermina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8969 (C.F. 1re inst.); Cartier c. Nairn, 2009 HRTO 2208, 8 Admin. L.R. (5th) 150; Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43; Provincial Court Act, R.S.A. 2000, c. P‑31; Court of Queen’s Bench Act, R.S.A. 2000, c. C‑31; A. A. Olowofoyeku, Suing Judges : A Study of Judicial Immunity (1993), p. 1-32; P. W. Hogg, P. J. Monahan et W. K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 289. Il s’agit d’une large immunité qui a été appliquée même en dépit de violations alléguées des droits de la personne (Hazel; Cartier; Gonzalez c. British Columbia (Ministry of Attorney General), 2009 BCSC 639, 95 B.C.L.R. (4th) 185; Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298 (C.A.), autorisation d’appel refusée, [2000] 2 R.C.S. xiv). La common law est une source de « sagesse pratique » quant au fait d’exposer des organismes de réglementation quasi judiciaires tels que l’Office à des demandes de dommages‑intérêts. Et l’analyse des préoccupations relatives au bon gouvernement qui font contrepoids peut tenir compte également des raisons de politique générale qui ont amené les législateurs de partout au pays à adopter de nombreuses dispositions législatives prévoyant une immunité comme celle qui protège l’Office en l’espèce. Bien entendu, ce genre de disposition législative ne saurait l’emporter sur les droits constitutionnels, mais le tribunal siégeant en révision peut et doit tenir compte des raisons de politique générale sur lesquelles se fondent ces dispositions.

[51] Les fondements de l’immunité accordée par la common law et la loi aux organismes de réglementation quasi judiciaires entrent dans deux catégories interreliées principales. Premièrement, l’immunité à l’égard des poursuites civiles permet aux décideurs de rendre des décisions de façon équitable et efficace en garantissant qu’ils sont à l’abri de toute intervention, une condition nécessaire à leur indépendance et à leur impartialité (Morier, p. 737-738, citant Garnett c. Ferrand (1827), 6 B. & C. 611, 108 E.R. 576, p. 581-582, et Fray c. Blackburn (1863), 3 B. & S. 576, 122 E.R. 217). Deuxièmement, l’immunité assure la capacité de ces institutions juridictionnelles de s’acquitter de leurs fonctions sans être distraites par un long procès.

[52] Ces fondements de l’immunité trouvent un écho dans le contexte des demandes de dommages‑intérêts fondées sur la Charte .

[53] Si des actions en dommages‑intérêts fondées sur la Charte étaient intentées contre l’Office, il serait inévitablement tenu de se défendre contre ces poursuites et, du même coup, détourné des responsabilités que lui attribue la loi. Comme le font remarquer les auteurs Hogg, Monahan et Wright à propos de l’immunité judiciaire, le public compte sur les juges et les tribunaux pour résoudre des problèmes épineux et [traduction] « le juge se trouverait dans une situation de vulnérabilité insoutenable et les poursuites en justice n’auraient jamais de fin si la partie déçue pouvait intenter un nouveau recours contre lui » (p. 283). Cela vaut également pour les décideurs quasi judiciaires (Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on the Liability of the Crown (1989), p. 29).

[54] De plus, le fait de permettre la présentation de demandes de dommages‑intérêts en vertu de la Charte pour des mesures et décisions de l’Office risque de dénaturer le processus d’appel et de contrôle. L’immunité a pour corollaire la possibilité de contester une décision judiciaire ou quasi judiciaire uniquement par voie de contrôle judiciaire ou d’appel (Royer c. Mignault, [1988] R.J.Q. 670 (C.A.), p. 673-674). Cela soustrait les décideurs judiciaires et décideurs quasi judiciaires à l’obligation de justifier leurs décisions au‑delà de ce que révèle le dossier qui pourra être consulté pour les besoins de l’appel ou du contrôle judiciaire (Canada (Procureur général) c. Slansky, 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81, par. 136, le juge Mainville, motifs concordants). Il convient de rappeler que, pour éviter de compromettre son impartialité ou le caractère définitif de sa décision, le décideur joue un rôle limité dans une procédure d’appel ou de contrôle judiciaire (voir, p. ex., Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147). Cependant, aucune restriction de ce genre ne peut s’appliquer au moyen de défense qu’un organisme de réglementation quasi judiciaire peut opposer à des demandes de dommages‑intérêts. En outre, les demandes de dommages‑intérêts dirigées contre pareils organismes, que ce soit en vertu de la Charte ou d’une autre source, ouvrent de nouvelles pistes de contestation indirecte. En soustrayant les décideurs judiciaires et décideurs quasi judiciaires à l’obligation de défendre leurs décisions contre des poursuites en dommages‑intérêts, l’immunité renforce la confiance du public dans le système juridique tout en préservant l’impartialité, à la fois dans les faits et en apparence, et écarte les possibilités de contestation indirecte. Voir MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, p. 828-830.

[55] Pour conclure sur ce point, les raisons de politique générale qui sous‑tendent les immunités accordées par la common law et la loi aux organismes de réglementation quasi judiciaires tels que celui en l’espèce se rapportent directement au genre de préoccupation relative au bon gouvernement dégagée dans Ward. Exposer l’Office à des demandes de dommages‑intérêts le détournera des obligations que lui attribue la loi et cela pourrait avoir un effet paralysant sur sa prise de décisions, compromettre son impartialité et ouvrir la voie à de nouveaux moyens indésirables d’attaquer indirectement ses décisions.

(3) L’examen au cas par cas mine la raison d’être de l’immunité

[56] Mme Ernst soutient qu’il faut évaluer au cas par cas les demandes de dommages‑intérêts fondées sur la Charte pour décider si les dommages‑intérêts constitueraient une réparation convenable et juste. Or, comme on l’a souligné à maintes reprises, exiger un examen au cas par cas de certaines demandes mine en grande partie le motif pour lequel l’immunité est accordée au départ (Gonzalez, par. 49).

[57] L’immunité est aisément contrecarrée lorsqu’il suffit de plaider la mauvaise foi ou une conduite punitive dans une déclaration pour mettre en doute la conduite d’un décideur (Gonzalez, par. 53). Même une immunité restreinte diminue la capacité du décideur d’agir en toute impartialité et indépendance, car la simple menace de poursuite proférée à l’aide d’habiles plaidoiries obligera le décideur à se défendre contre des réclamations présentées contre lui. Tel que l’a affirmé le maître des rôles lord Denning, pour être réellement libre d’esprit, le juge ne doit pas être [traduction] « inquiété par des allégations de mauvaise foi, de préjudice ou d’autre chose de semblable » (Sirros, p. 136, cité dans Morier, p. 739-740).

C. Synthèse

[58] Comme le reconnaît Mme Ernst, la disposition d’immunité vise à faire obstacle à sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte . Cela étant, il faut radier sa demande et rejeter l’appel à moins qu’elle réussisse à contester la constitutionnalité de cette disposition. Elle n’y est pas parvenue. En conséquence, il y a lieu de radier sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte et de rejeter le pourvoi.

[59] Je réponds ainsi à la question constitutionnelle :

L’article 43 de la loi intitulée Energy Resources Conservation Act, R.S.A. 2000, c. E‑10, est‑il inapplicable ou inopérant du point de vue constitutionnel en ce qu’il fait obstacle à la présentation d’une action contre l’organisme de réglementation pour violation de l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés , ainsi qu’à la présentation d’une demande de réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés ?

Réponse : La réponse est non en ce que l’art. 43 vise à faire obstacle à une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte .

IV. Dispositif

[60] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Version française des motifs rendus par

[61] La juge Abella — Il y a deux dispositions législatives en jeu. La première est une disposition d’une loi albertaine qui oblige un demandeur, avant de pouvoir contester la constitutionnalité d’une loi, à donner un avis au gouvernement pour permettre un examen approfondi de la loi et pour donner à tous les intéressés l’occasion de présenter et de contester la preuve. Cette disposition protège l’intérêt public en garantissant que les lois ne sont pas invalidées ou confirmées à la légère ou de façon cavalière. Elle assure également l’existence d’un dossier complet et adéquat en appel.

[62] La seconde disposition est une disposition d’immunité qui protège les tribunaux administratifs (comme la quasi‑totalité des organismes judiciaires et quasi judiciaires de l’Alberta et du reste du Canada) contre les poursuites en dommages‑intérêts. Cette immunité protège l’intérêt public en garantissant que les organismes juridictionnels qui doivent rendre des décisions en toute indépendance ne se voient pas entraînés à la légère ou de façon cavalière dans des procès qui distrairaient leur attention et draineraient les ressources publiques.

[63] Jessica Ernst demande à notre Cour de décider si une disposition d’immunité mettant un tribunal quasi judiciaire à l’abri des poursuites en justice l’empêche d’intenter une action en dommages‑intérêts en vertu de la Charte contre ce tribunal.

[64] Mme Ernst réclame, en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés , des dommages‑intérêts d’un organisme administratif quasi judiciaire, l’Energy Resources Conservation Board (« Office »)[2]. Elle prétend que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte est justifié en raison de la décision de l’Office de cesser de communiquer avec elle et de conclure pour l’essentiel qu’elle est une plaideuse quérulente. Contournant la procédure de contrôle judiciaire, elle a plutôt jugé inconstitutionnelle la décision de l’Office et prétendu qu’elle violait le droit à la liberté d’expression que lui garantit l’al. 2b) de la Charte . La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta et la Cour d’appel de cette province n’ont eu aucune difficulté à conclure que l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act, R.S.A. 2000, c. E‑10, une disposition d’immunité de la loi habilitante de l’Office, rend irrecevable toute demande dirigée contre lui, y compris les demandes de dommages‑intérêts fondées sur la Charte .

[65] Mme Ernst n’a jamais donné l’avis officiel requis pour contester la constitutionnalité de l’art. 43. En fait, lors des deux instances antérieures, elle a expressément nié qu’elle contestait la constitutionnalité de la disposition d’immunité. Elle affirmait plutôt contester l’applicabilité de cette disposition à sa demande fondée sur la Charte . Elle soutenait avoir droit, en vertu du par. 24(1) , à une réparation pour une violation de la Charte , peu importe si l’art. 43 lui donnait droit à une réparation.

[66] L’argument de Mme Ernst suivant lequel elle ne cherchait pas à contester la validité de l’art. 43, mais seulement son applicabilité à une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte , est insoutenable. Ou bien la disposition d’immunité est conforme à la Charte , ou bien elle ne l’est pas. Mais dans un cas comme dans l’autre, une décision judiciaire doit être rendue au sujet de la constitutionnalité de cette disposition et, partant, au sujet de son applicabilité sur le plan constitutionnel. L’argument de Mme Ernst que la disposition d’immunité ne s’applique pas lorsque la réparation est demandée en vertu de la Charte revient à affirmer qu’il n’est pas nécessaire de franchir les étapes prévues pour déterminer si une disposition est conforme à la Charte avant de décider s’il y a lieu de l’écarter. Un tel raisonnement semble tiré du roman Alice au pays des merveilles.

[67] Puisque Mme Ernst n’a pas tenté de contester la constitutionnalité de l’art. 43 lors des instances antérieures, il n’y a pas de dossier pouvant servir à justifier ou à attaquer la disposition en question. Cela signifie que, pour l’instant, la constitutionnalité de cette disposition demeure intacte, de sorte que l’immunité de l’Office est elle aussi intacte et que, dans ces conditions, Mme Ernst ne peut soutenir en droit que l’Office est susceptible d’être condamné à des dommages‑intérêts, que ce soit en vertu de la Charte ou autrement. Par conséquent, je suis d’accord avec les tribunaux albertains pour conclure qu’il y a lieu de radier la demande de Mme Ernst.

[68] L’arrêt R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2011] 3 R.C.S. 45, énonce le test reconnu qui s’applique à la radiation d’une demande :

. . . l’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable : Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, par. 15; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 980. Autrement dit, la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Sinon, il faut lui laisser suivre son cours : voir généralement Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., 2007 CSC 38, [2007] 3 R.C.S. 83; Succession Odhavji; Hunt; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735.

. . .

. . . L’histoire de notre droit nous apprend que souvent, des requêtes en radiation ou des requêtes préliminaires semblables, à l’instar de celle présentée dans Donoghue c. Stevenson, [[1932] A.C. 562 (H.L.),] amorcent une évolution du droit. Par conséquent, le fait qu’une action en particulier n’a pas encore été reconnue en droit n’est pas déterminant pour la requête en radiation. Le tribunal doit plutôt se demander si, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, il est raisonnablement possible que l’action soit accueillie. L’approche doit être généreuse et permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable (par. 17‑21).

[69] Il ne s’agit pas d’un test comportant de multiples facteurs à analyser en cascade. Ce test est simple : est‑il évident et manifeste que l’art. 43 fait obstacle à la demande de Mme Ernst?

[70] La disposition d’immunité en l’espèce est sans équivoque et catégorique :

[traduction]

43 Aucune action ou instance ne peut être introduite contre l’Office, un commissaire ou toute personne mentionnée à l’article 10 ou au paragraphe 17(1) pour tout acte ou toute chose qui aurait été accompli en conformité avec la présente loi, toute loi appliquée par l’Office, tout règlement d’application des lois en question ou une décision, ordonnance ou directive de l’Office.

[71] La législature a clairement choisi de ne pas nuancer l’immunité de quelque façon que ce soit. Aucun argument selon lequel l’immunité ne devrait pas s’appliquer à une conduite qualifiée de punitive ou s’applique aux décisions de nature juridictionnelle de l’Office, mais non à ses autres décisions, ne ressort du texte de la loi. Voilà précisément pourquoi il est si important de trancher la constitutionnalité de la disposition sur la foi d’un dossier de preuve complet. Il se peut que l’on modifie la disposition afin de permettre l’exercice de recours dans les cas de conduite punitive, mais ce n’est pas ce que prévoit la disposition aujourd’hui. Qui plus est, je considère que créer une nouvelle distinction entre la conduite juridictionnelle et la conduite non juridictionnelle dans le but de restreindre la portée de la disposition d’immunité a pour effet de démêler inutilement la jurisprudence établie.

[72] Par conséquent, il est manifeste et évident, au vu des termes évidents et manifestes de l’art. 43, que la demande de Mme Ernst est irrecevable. Le fait qu’une conduite « punitive » soit alléguée dans sa demande ne peut emporter modification du texte catégorique de l’art. 43.

[73] Faute d’une décision en bonne et due forme sur la constitutionnalité de la disposition d’immunité, il est impossible de juger de son inapplicabilité ou de son inopérabilité. Par conséquent, la demande de dommages‑intérêts présentée par Mme Ernst en vertu de la Charte doit être radiée, et le pourvoi, rejeté.

Contexte

[74] L’Office est un organisme quasi judiciaire indépendant chargé de réglementer l’exploitation des ressources énergétiques de l’Alberta. Il délivre des permis pour l’exploitation de puits de pétrole et applique les dispositions législatives et réglementaires visant à protéger les réserves d’eau souterraine contre les interférences et la contamination attribuables à l’exploitation des hydrocarbures. L’Office a établi une procédure détaillée pour recevoir et étudier les plaintes du public, procéder à des inspections en vue de vérifier la conformité et prendre les mesures coercitives et correctrices nécessaires. Comme le précise sa loi habilitante, l’Office est autorisé à mener des audiences, des enquêtes et des investigations, à accorder des dépens et à entendre des témoins.

[75] Mme Ernst possède un terrain situé près de Rosebud (Alberta). Elle s’est opposée aux activités d’EnCana Corporation, qui a effectué des travaux de fracturation hydraulique et de forage à proximité de sa propriété. En 2004 et 2005, Mme Ernst a fréquemment exprimé ses inquiétudes au sujet des impacts négatifs de l’exploitation des ressources pétrolières et gazières près de chez elle. Elle s’est adressée aux services de l’Office chargés de la surveillance de la conformité, des enquêtes et de l’application de la loi. Elle a également exprimé ses préoccupations sur la place publique.

[76] Les activités d’EnCana ont incité Mme Ernst à poursuivre EnCana, l’Office et le gouvernement de l’Alberta en décembre 2007.

[77] La demande visant EnCana était fondée sur les dommages causés à l’approvisionnement en eau de Mme Ernst. L’Alberta était poursuivie en raison de son défaut de répondre aux plaintes formulées par Mme Ernst relativement aux activités d’EnCana en dépit de son obligation de protéger l’approvisionnement en eau de Mme Ernst. La Cour n’a pas été saisie des recours intentés par Mme Ernst contre EnCana et la province.

[78] Quant à la demande dirigée contre l’Office, elle comportait deux volets. Le premier était fondé sur la négligence : Mme Ernst alléguait que l’Office, qui exerce une compétence réglementaire sur les activités d’EnCana, avait fait preuve de négligence dans l’application du régime réglementaire prévu par l’Energy Resources Conservation Act.

[79] D’après le second volet de la demande formulée contre l’Office, ce dernier a violé le droit à la liberté d’expression garanti à Mme Ernst par l’al. 2b) de la Charte en restreignant [traduction] « arbitrairement et illégalement » ses communications avec l’Office.

[80] Mme Ernst a prétendu qu’en raison des critiques qu’elle avait exprimées publiquement et du fait qu’elle avait mentionné le nom de Weibo Ludwig (qui avait été reconnu coupable d’attentats à la bombe et d’autres actes de vandalisme perpétrés contre des installations pétrolières en Alberta), l’Office avait interdit à Mme Ernst de communiquer avec lui. Mme Ernst affirmait par conséquent qu’elle n’avait pas été en mesure d’exprimer valablement ses préoccupations suivant lesquelles EnCana nuisait à l’aquifère de Rosebud et à son approvisionnement souterrain en eau.

[81] Le directeur de la Direction de la conformité de l’Office a écrit à Mme Ernst pour l’informer que tous les membres de son personnel avaient reçu pour instructions de cesser de communiquer avec elle et qu’il avait signalé son cas au procureur général de l’Alberta, à la GRC et à la Direction de la surveillance sur le terrain de l’Office.

[82] Lorsqu’elle a cherché à obtenir des éclaircissements au sujet des restrictions qui lui avaient été imposées, Mme Ernst a été dirigée vers les services juridiques de l’Office qui lui ont fait savoir que l’Office [traduction] « a[vait] décidé en 2005 de cesser de communiquer avec » elle et n’accepterait de reprendre contact avec elle par les voies de communication habituelles que si elle acceptait de formuler ses doléances uniquement à l’Office.

[83] En mars 2007, Mme Ernst a été informée qu’elle était de nouveau libre de communiquer avec tous les membres du personnel de l’Office.

[84] Au lieu de demander le contrôle judiciaire de la décision de l’Office de cesser de communiquer avec elle lorsqu’elle avait été informée pour la première fois de cette mesure en novembre 2005, Mme Ernst a attendu deux ans avant de produire une déclaration le 3 décembre 2007, une déclaration modifiée le 21 avril 2011, puis une deuxième déclaration modifiée le 7 février 2012.

[85] La réparation que Mme Ernst réclamait pour cette seconde violation était [traduction] « la somme de 50 000 $ à titre de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés ».

[86] L’Office a présenté une requête en vue de faire radier des éléments des actes de procédure de Mme Ernst au motif qu’ils ne révélaient aucune cause d’action raisonnable. L’Office a invoqué sa disposition d’immunité, l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act, en faisant valoir qu’elle rendait entièrement irrecevable tant la poursuite pour négligence que la demande de dommages‑intérêts présentée en vertu de la Charte contre l’Office. Ce dernier a soutenu par ailleurs que le moyen que devait utiliser Mme Ernst pour contester la décision discrétionnaire de l’Office consistait à se pourvoir en contrôle judiciaire.

[87] Le juge de la Cour du Banc de la Reine chargé de la gestion de l’instance, le juge en chef Wittmann, a conclu que l’action en négligence projetée était insoutenable en droit, puisque l’Office n’avait aucune obligation de diligence de droit privé envers Mme Ernst selon les arrêts de notre Cour dans Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, et Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, [2001] 3 R.C.S. 562 ((2013), 85 Alta. L.R. (5th) 333 (B.R.), par. 28-29).

[88] Le juge en chef Wittmann a également conclu que l’art. 43 rendait irrecevable la demande présentée par Mme Ernst afin d’obtenir des dommages‑intérêts en vertu de la Charte . Il a déclaré que, pour pouvoir contester régulièrement la constitutionnalité de l’art. 43, Mme Ernst devait donner l’avis requis aux procureurs généraux de l’Alberta et du Canada, mais qu’elle ne l’avait pas fait :

[traduction] . . . si Mme Ernst réclame, à titre de réparation, un jugement déclaratoire invalidant l’article 43 de l’[Energy Resources Conservation Act], un avis de question constitutionnelle doit être donné aux procureurs généraux de l’Alberta et du Canada conformément à l’article 24 de la Judicature Act, RSA 2000, c. J‑2. La contestation constitutionnelle qui s’ensuivrait pourrait se dérouler ensuite dans un cadre procédural où seraient examinées la constitutionnalité de la disposition législative contestée et la question de savoir si la législature pourrait invoquer en défense l’article premier de la Charte en cas de conclusion de violation de la Charte . L’obligation procédurale de donner un avis de question constitutionnelle facilite un débat exhaustif sur toute question constitutionnelle. C’est également une question d’équité procédurale qui est nécessaire pour veiller à ce que les procureurs généraux de l’Alberta et du Canada aient la possibilité d’être entendus (par. 89).

[89] Selon le juge en chef Wittmann, si l’on permettait que des demandes personnelles visant à obtenir des dommages‑intérêts en vertu de la Charte contournent des dispositions législatives prévoyant une immunité, [traduction] « les justiciables s’adresseraient aux tribunaux vêtus des atours de la Charte chaque fois qu’ils le pourraient » et invoqueraient « ce type de violation [. . .] dans les litiges les opposant à l’État chaque fois que cela serait possible ».

[90] Quoi qu’il en soit, le juge en chef Wittmann a fait remarquer que Mme Ernst n’était pas sans recours, puisqu’à l’instar de l’Office, il estimait qu’elle aurait pu présenter une demande de contrôle judiciaire, [traduction] « le recours éprouvé habituellement utilisé pour contester la décision d’un tribunal administratif ».

[91] Mme Ernst a formulé trois questions dans son avis d’appel officiel :

[traduction] La cour a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la disposition législative prévoyant une immunité contenue à l’article 43 de l’Energy Resources Conservation Act fait obstacle à une demande par ailleurs valide pour violation du droit à la liberté d’expression présentée en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés ?

La cour a‑t‑elle commis une erreur en concluant que [l’Office] n’a aucune obligation de diligence de droit privé envers Mme Ernst?

La cour a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la disposition législative prévoyant une immunité contenue à l’article 43 de l’Energy Resources Conservation Act fait obstacle à la demande fondée sur la négligence par omission que Mme Ernst a présentée contre [l’Office]?

[92] La réponse de Mme Ernst à la question 7 de l’avis d’appel revêt une importance particulière. La question était ainsi énoncée dans le formulaire : [traduction] « La constitutionnalité d’une loi ou d’un règlement est‑elle contestée par suite du présent appel? » Mme Ernst a répondu : « Non. L’appel concerne toutefois une demande présentée en vertu de l’art. 24 de la Charte canadienne des droits et libertés . »

[93] En d’autres termes, Mme Ernst a une fois de plus nié qu’elle cherchait à contester la constitutionnalité de l’art. 43.

[94] Elle a néanmoins adressé aux procureurs généraux de l’Alberta et du Canada une lettre dans laquelle, paradoxalement, elle confirmait qu’elle ne contestait pas la constitutionnalité de l’art. 43 en invoquant la Charte , mais qu’elle remettait en cause l’applicabilité de l’art. 43 aux demandes fondées sur la Charte :

[traduction] Nous tenons à signaler que l’appelante ne conteste la constitutionnalité d’aucune disposition législative (c.‑à‑d. qu’elle ne cherche pas à obtenir, à titre de réparation, un jugement déclaratoire invalidant l’article en question), mais qu’elle conteste l’applicabilité, sur le plan constitutionnel, de l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act (« ERCA ») aux demandes présentées en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés . Plus précisément, sa thèse est que l’immunité d’origine législative contenue à l’art. 43 de l’ERCA ne saurait s’appliquer à des demandes fondées sur la Charte . À titre subsidiaire, l’appelante réclame un jugement déclarant inopérant l’art. 43 de l’ERCA en ce qu’il est incompatible avec le par. 24(1) de la Charte . Comme l’appelante ne conteste la constitutionnalité d’aucune disposition législative, sa thèse est qu’elle n’avait pas l’obligation de donner l’avis prévu au par. 24(1) de la Judicature Act. L’appelante donne néanmoins cet avis par surcroît de prudence.

. . .

L’appelante a introduit contre l’Energy Resources Conservation Board (« Office ») une demande dans laquelle elle allègue que l’Office a violé son droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés . L’appelante réclame une réparation, en l’occurrence des dommages‑intérêts, en vertu du par. 24(1) de la Charte .

. . .

L’appelante entend soutenir qu’une disposition législative prévoyant une immunité ne peut accorder l’immunité contre des poursuites valablement intentées en vertu de la Charte . La Charte garantit non seulement les libertés fondamentales, mais, chose essentielle, elle garantit aussi le droit des citoyens canadiens de réclamer une réparation lorsque les droits et libertés fondamentaux que leur garantit la Charte ont été violés. Le paragraphe 24(1) de la Charte permet expressément d’obtenir réparation pour les actes inconstitutionnels commis par l’État. Ces droits constitutionnels ne peuvent être retirés par un texte de loi censé accorder une immunité de poursuite à l’Office.

. . .

En somme, l’appelante conteste l’applicabilité de l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act aux demandes présentées en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés . L’article 43 de l’ERCA est inopérant en ce qu’il est incompatible avec le par. 24(1) de la Charte (je souligne; notes en bas de page omises).

[95] Le procureur général de l’Alberta est intervenu en faisant valoir que, comme l’avis exigé par l’art. 24 de la Judicature Act, R.S.A. 2000, c. J‑2, de l’Alberta n’avait pas été régulièrement donné, il avait été privé de la possibilité de présenter des éléments de preuve fondés sur l’article premier. La Cour d’appel a résumé ainsi l’argument du procureur général :

[traduction] Le ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta est intervenu dans l’appel en soutenant que l’avis (prévu à l’art. 24 de la Judicature Act, RSA 2000, c. J‑2) n’avait pas été régulièrement donné pour contester la constitutionnalité de l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act. Le ministre de la Justice s’est dit d’avis que l’appelante tentait de présenter un nouvel argument en appel et que l’Alberta s’était vu refuser la possibilité de produire des éléments de preuve à ce sujet.

[96] La Cour d’appel a rejeté l’appel.

[97] Dans le cadre du pourvoi formé devant notre Cour, Mme Ernst a reformulé sa demande pour y contester également la constitutionnalité de l’art. 43.

Analyse

[98] On trouve dans toutes les provinces des lois exigeant qu’un avis soit donné au procureur général de la province dans toute instance où la constitutionnalité d’une loi est en cause. La plupart des provinces exigent que cet avis soit également donné au procureur général du Canada. En Alberta, on trouve cette exigence à l’art. 24 de la Judicature Act :

[traduction]

24(1) Le texte de loi du Parlement du Canada ou de la législature de l’Alberta dont la validité constitutionnelle est mise en cause dans une instance judiciaire ne peut être invalidé que si un préavis écrit de 14 jours a été donné au procureur général du Canada et au ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta.

(2) Lorsque, dans une instance judiciaire, l’applicabilité d’un texte de loi du Parlement du Canada ou de la législature de l’Alberta à une question est soulevée, aucune décision ne peut être prise tant qu’un préavis écrit de 14 jours n’a pas été donné au procureur général du Canada et au ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta.

(3) L’avis doit préciser le texte de loi ou la partie du texte en question et fournir des éléments suffisamment détaillés de l’argumentation proposée.

(4) Le procureur général du Canada et le ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta peuvent, de plein droit, se faire entendre, en personne ou par l’entremise d’un avocat, même si Sa Majesté n’est pas partie à l’instance.

[99] L’obligation de donner avis a un « objectif fondamental » lorsque des questions constitutionnelles sont soulevées dans le cadre d’un procès, en l’occurrence « celui de faire en sorte que le tribunal se prononce sur la validité de la disposition à partir d’un dossier de preuve complet et que l’État ait vraiment l’occasion de soutenir la validité de la disposition » (Guindon c. Canada, [2015] 3 R.C.S. 3, par. 19; voir aussi Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 58-59; R. c. Aberdeen (2006), 384 A.R. 395 (C.A.); TransCanada Pipelines Ltd. c. Beardmore (Township) (2000), 186 D.L.R. (4th) 403 (C.A. Ont.), par. 160-162; R. c. Lilgert (2014), 16 C.R. (7th) 346 (C.A. C.‑B.), par. 7-22).

[100] En Alberta, la Cour d’appel a insisté sur la nécessité de respecter rigoureusement les dispositions relatives aux avis en matière de questions constitutionnelles qui figurent dans la Judicature Act (Aberdeen; Broddy c. Alberta (Director of Vital Statistics) (1982), 142 D.L.R. (3d) 151 (C.A. Alb.), par. 41; Seweryn c. Alberta (Appeals Commission for Alberta Workers’ Compensation), 2016 ABCA 239, par. 3-5 (CanLII); R. c. Redhead (2006), 384 A.R. 206 (C.A.), par. 46-47). Dans l’affaire Aberdeen, Sa Majesté avait interjeté appel d’une décision portant sur la constitutionnalité de l’application rétroactive de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, c. 10 , au motif que l’avis prévu par la Judicature Act n’avait pas été régulièrement donné aux procureurs généraux de l’Alberta et du Canada. La Cour d’appel a accueilli l’appel en tenant des propos qui présentent un intérêt en l’espèce :

[traduction] L’obligation de donner avis vise, d’une part, à garantir que l’État a la possibilité voulue de soutenir la constitutionnalité de ses lois ou de défendre son action ou son inaction et, d’autre part, à veiller à ce que les tribunaux disposent d’un dossier de preuve suffisant lorsqu’ils sont saisis d’une affaire constitutionnelle. Les exigences en matière d’avis s’appliquent si la réparation demandée est d’ordre constitutionnel et si elle relève du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 ou des par. 24(1) ou 24(2) de la Charte .

D’où la question de savoir quelle est la nature de la réparation constitutionnelle réclamée en l’espèce. Les intimés affirment que la réparation est fondée sur le par. 24(1) de la Charte et qu’aucun avis n’est donc requis. Nous ne sommes pas d’accord avec eux sur ce point. Il s’agit essentiellement d’une réparation de la nature de celles qui sont prévues au par. 52(1) . Nous estimons que le raisonnement suivi par la cour dans l’arrêt R. c. Murrins (D.) (2002), 201 N.S.R. (2d) 288 [C.A.], est convaincant. Dans l’arrêt Murrins, précité, la cour s’est penchée sur l’application rétroactive d’une ordonnance de prélèvement génétique dans une affaire où était invoqué le même argument tiré de l’al. 11i) de la Charte que celui qui nous est soumis en l’espèce. La cour a statué que si l’application rétroactive de l’ordonnance de prélèvement génétique donnait lieu à une violation des droits de M. Murrins, elle violerait le droit garanti par l’al. 11i) de la Charte à tout contrevenant faisant l’objet d’une telle requête qui aurait commis l’infraction désignée avant son adoption. Il ne s’agissait donc pas simplement de savoir si le droit garanti à M. Murrins par l’al. 11i) de la Charte avait été violé, mais aussi de savoir si cette disposition était constitutionnelle.

Cette logique s’applique avec autant de vigueur dans les appels dont nous sommes saisis. Malgré les tentatives qu’a faites l’avocat de la défense pour qualifier la question de recours fondé sur le par. 24(1) de la Charte , il s’agit en réalité d’une demande de réparation fondée sur le par. 52(1) pour violation de la Charte et de contestation de la constitutionnalité de l’application rétroactive de [la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, c. 10 ].

La preuve n’appuie pas l’argument suivant lequel il y a eu un avis de facto. La Cour suprême du Canada s’est penchée sur l’effet juridique concret de l’absence d’avis dans Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241[,] [. . .] où elle était favorable à l’opinion selon laquelle, en l’absence d’avis, la décision est ipso facto invalide. Si nous faisons erreur quant à l’approche à adopter, le dossier lui‑même démontre le préjudice subi par Sa Majesté : personne n’a comparu au nom de la Couronne fédérale, qui n’a donc pas eu la possibilité de faire valoir son point de vue ou d’étoffer le dossier. En second lieu, aucun des deux procureurs généraux n’a eu l’occasion de soumettre un dossier de preuve à l’appui d’un moyen tiré de l’article premier de la Charte .

(Aberdeen, par. 12-15, la juge Paperny)

[101] C’est précisément la démarche qu’a adoptée Mme Ernst presque une décennie après son rejet par la Cour d’appel de l’Alberta, en soutenant que sa demande était fondée sur le par. 24(1) de la Charte et qu’elle n’avait donc pas à donner d’avis. Tout comme dans l’affaire Aberdeen, sa demande se fonde à mots couverts sur l’art. 52 .

[102] Notre Cour a repris à son compte dans Guindon la censure de la Cour d’appel de l’Alberta. Dans cet arrêt, notre Cour a en effet conclu qu’elle ne devait pas répondre à une nouvelle question constitutionnelle à cette étape à moins que la teneur du dossier, l’équité envers toutes les parties, l’importance que la question soit résolue par la Cour, le fait que la question se prête à une décision et les intérêts de l’administration de la justice en général ne l’exigent. Dans l’arrêt Guindon, notre Cour a souligné que le « critère applicable pour décider de l’opportunité d’examiner une question nouvelle est strict » et que la Cour ne devait exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui permettait d’examiner une question nouvelle « qu’à titre exceptionnel et jamais sans que le plaideur ne démontre que les parties n’en subiront pas un préjudice ».

[103] On ne trouve en l’espèce pas la moindre allusion au seuil qui permettrait à notre Cour d’exercer de façon exceptionnelle son pouvoir discrétionnaire pour répondre à une nouvelle question constitutionnelle. Ce seuil a été formulé tout récemment dans Guindon, et ce, en toute connaissance de l’arrêt antérieur Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241.

[104] Tel que le confirme la jurisprudence, le fait que la Juge en chef a formulé une question constitutionnelle à la demande d’une partie n’oblige pas la Cour à y répondre s’il serait inopportun de le faire (Bell ExpressVu Limited Partnership, par. 59; Eaton, par. 47).

[105] Le procureur général de l’Alberta et l’Office ont tous deux explicitement fait part de leurs préoccupations en s’opposant à l’avis irrégulier et à l’évocation de nouvelles questions constitutionnelles en appel. L’Office a soulevé la question devant notre Cour en réponse à la requête de Mme Ernst en formulation d’une question constitutionnelle. Le procureur général de l’Alberta a pour sa part soulevé la question de l’avis en Cour d’appel de l’Alberta et ses documents accompagnaient également ceux déposés par l’Office à l’appui de sa réponse.

[106] Bien que ces préoccupations aient été exprimées avant le prononcé de l’arrêt Guindon, elles reposaient néanmoins sur la jurisprudence analogue de l’Alberta et de notre Cour. Par exemple, l’Office a affirmé ce qui suit dans sa réponse à la requête de Mme Ernst en formulation d’une question constitutionnelle :

[traduction] Sauf circonstances exceptionnelles, la Cour ne formule généralement pas une question constitutionnelle dans un cas, comme en l’espèce, où cette question n’a pas été soulevée devant les juridictions inférieures. L’appelante n’a pas contesté la validité ou l’applicabilité constitutionnelle de l’art. 43 de l’ERCA en Cour du Banc de la Reine. En Cour d’appel, l’appelante n’a pas soulevé une question constitutionnelle régulière à l’égard de cet article. La Cour d’appel n’a pas non plus abordé l’applicabilité ou la validité constitutionnelle de celui‑ci.

La distinction entre la question soulevée par l’appelante devant les juridictions inférieures et une question constitutionnelle régulière n’est pas un simple point technique sans importance pour les parties. C’est une question d’équité procédurale. Si l’appelante cherche à contester l’applicabilité ou la validité constitutionnelle d’une disposition législative, elle doit le faire en termes exprès, comme il se doit et avec précision. Si elle veut soulever une question constitutionnelle, les autres parties ont le droit de la connaître. En fait, l’Office ne doit pas devenir le défenseur principal de la constitutionnalité d’une loi. C’est là la fonction première du procureur général.

[107] Cela nous amène aux facteurs énoncés dans Guindon, qui donne une structure à la jurisprudence de notre Cour. Pour ce qui est tout d’abord de la « teneur du dossier », Mme Ernst demande à notre Cour de se prononcer sur l’applicabilité et l’opérabilité, du point de vue constitutionnel, de l’art. 43 sans qu’aucun argument ou élément de preuve n’ait été présenté par le procureur général de l’Alberta. Ce fait est troublant pour plusieurs raisons.

[108] Tout d’abord, l’intérêt public exige de soumettre à la Cour la preuve la meilleure et la plus complète possible lorsque la Cour est appelée à statuer sur la constitutionnalité d’une loi. C’est ce que le juge Sopinka explique dans l’arrêt Eaton :

Dans notre démocratie constitutionnelle, ce sont les représentants élus du peuple qui adoptent les lois. Bien que les tribunaux aient reçu le pouvoir de déclarer invalides les lois qui contreviennent à la Charte et qui ne sont pas sauvegardées en vertu de l’article premier, c’est un pouvoir qui ne doit être exercé qu’après que le gouvernement a vraiment eu l’occasion d’en soutenir la validité. Annuler par défaut une disposition législative adoptée par le Parlement ou une législature causerait une injustice grave non seulement aux représentants élus qui l’ont adoptée mais également au peuple. En outre, devant notre Cour, qui a la responsabilité ultime de déterminer si une loi contestée est inconstitutionnelle, il est important que, pour rendre cette décision, nous disposions d’un dossier qui résulte d’un examen en profondeur des questions constitutionnelles soulevées devant les cours ou le tribunal dont les jugements sont portés en appel (italiques ajoutés; par. 48).

[109] Cela nécessite la participation et le concours des procureurs généraux concernés, surtout celui du ressort où a été adoptée la loi en question. En l’espèce, il n’y a pas de dossier de preuve portant sur la constitutionnalité de l’art. 43 parce que, jusqu’au moment où elle s’est présentée devant notre Cour, Mme Ernst niait carrément qu’elle contestait la constitutionnalité de l’art. 43.

[110] Dans Guindon, la Cour s’est dite également préoccupée par le gaspillage de ressources judiciaires qui résulterait du refus de la Cour de se prononcer sur l’affaire au fond si l’on « [s]’attach[ait] au respect de la disposition qui prescrit l’avis devant les juridictions inférieures lorsque [. . .] cela ne servirait à rien », d’autant plus que, dans cette affaire, notre Cour « dispos[ait] [. . .] des motifs de jugement détaillés des deux juridictions inférieures sur la question constitutionnelle » et que plusieurs procureurs généraux s’étaient « exprimés sur le bien‑fondé de l’argument constitutionnel » devant notre Cour (par. 35-36).

[111] Dans l’affaire qui nous occupe, la constitutionnalité de l’art. 43 n’a jamais été pleinement ou correctement abordée, là encore parce que Mme Ernst niait expressément qu’elle la contestait. Cela veut dire qu’à l’instar d’autres intéressés, le procureur général de l’Alberta a été empêché de soumettre des éléments de preuve justificatifs à l’examen de la Cour d’appel et de notre Cour.

[112] Le facteur de l’« équité envers les parties » joue lui aussi lourdement en défaveur de l’exercice, par notre Cour, de son pouvoir discrétionnaire pour se prononcer sur la constitutionnalité de l’art. 43. Dans l’arrêt Guindon, pour conclure qu’il y avait lieu de se prononcer sur la constitutionnalité de la disposition en litige, la Cour a fait observer que « [n]ul ne soutient qu’une preuve supplémentaire s’impose, sans compter qu’aucune demande d’autorisation d’étoffer la preuve n’a été présentée » (par. 35). En l’espèce, c’est plutôt le contraire. Comme je l’ai déjà dit, l’Office a demandé à notre Cour de ne pas instruire la question constitutionnelle parce qu’elle n’avait pas été régulièrement soulevée devant les juridictions inférieures, de sorte que c’est l’Office, et non le procureur général, qui s’est injustement retrouvé dans le rôle d’unique défenseur d’une disposition de sa loi habilitante. En Cour d’appel de l’Alberta, le procureur général de cette province avait pour sa part formulé lui aussi expressément des réserves au sujet du défaut d’avis et de son incapacité à présenter des éléments de preuve tant en première instance qu’en cour d’appel. Il a déclaré que l’État avait été [traduction] « priv[é] [. . .] de toute possibilité de produire des éléments de preuve pertinents » et qu’il avait été « empêché d’examiner l’opportunité de présenter des éléments de preuve justificatifs fondés sur l’article premier », essentiellement en raison de la façon indirecte et ambiguë dont la question avait été soulevée dans cette affaire.

[113] Le défaut de Mme Ernst de donner avis de son intention de contester la constitutionnalité de l’art. 43 s’est par conséquent traduit par une absence de dossier et par le fait que le procureur général de l’Alberta a perdu la possibilité de répondre convenablement aux allégations formulées contre cet article. Dans ces conditions, il est inopportun et mal avisé pour Mme Ernst de demander à notre Cour de se prononcer sur l’application de la disposition législative prévoyant une immunité.

[114] L’approche préconisée par Mme Ernst représente non seulement une attaque indirecte irrégulière de la constitutionnalité de l’art. 43, mais aussi un revirement jurisprudentiel radical qui a de profondes répercussions sur les décideurs judiciaires et quasi judiciaires partout au Canada. Il est indispensable de rappeler que des dispositions d’immunité protégeant les organismes judiciaires et quasi judiciaires se retrouvent, entre autres, dans les lois canadiennes suivantes : la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43, par. 33.1(21), 49(27), art. 82 et par. 86.2(19), qui accorde l’immunité de poursuite aux juges, aux protonotaires, aux protonotaires chargés de la gestion des causes et au Conseil de la magistrature; la Provincial Court Act, R.S.A. 2000, c. P‑31, art. 68, qui accorde l’immunité aux médiateurs; la Court of Queen’s Bench Act, R.S.A. 2000, c. C‑31, art. 14, qui accorde l’immunité aux protonotaires; la Provincial Court Act, R.S.B.C. 1996, c. 379, art. 27.3 et 42, qui accorde l’immunité aux tribunaux administratifs, aux personnes agissant en leur nom et aux juges de la Cour provinciale; la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7, par. 12(6) , qui accorde aux protonotaires l’immunité de poursuite; la Loi sur les juges de paix, L.R.T.N.‑O. 1988, c. J‑3, par. 4(5), qui accorde l’immunité au Conseil de surveillance des juges de paix; la Loi de 1988 sur les juges de paix, L.S. 1988-89, c. J‑5.1, art. 12.9, qui accorde l’immunité de poursuite au Juge en chef, au Conseil de révision des activités des juges de paix, au comité d’enquête et aux membres et dirigeants du Conseil ou d’un comité; le Code des droits de la personne, C.P.L.M., c. H175, art. 62, qui accorde l’immunité à la Commission des droits de la personne du Manitoba de même qu’à ses membres, cadres, employés et arbitres; l’Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, c. 45, partie 8, qui accorde l’immunité aux membres, arbitres et greffiers des tribunaux administratifs; la Loi sur le Barreau, L.R.O. 1990, c. L.8, art. 9, qui accorde l’immunité aux conseillers, dirigeants et employés du Barreau; la Labour Board Act, S.N.S. 2010, c. 37, art. 11, qui accorde l’immunité à la Commission des relations de travail et à ses membres; le Labour Relations Code, R.S.B.C. 1996, c. 244, art. 145.4, qui accorde l’immunité aux médiateurs et à la commission d’enquête sur les relations de travail; la Loi de 1997 sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail, L.O. 1997, c. 16, ann. A, par. 179(1), qui accorde l’immunité aux membres, administrateurs et employés de la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail et à toute personne engagée par la Commission pour procéder à un examen; la Loi de 2000 sur le Tribunal de l’environnement, L.O. 2000, c. 26, ann. F, par. 8.1(1), qui accorde l’immunité aux membres et aux employés du Tribunal; et la Public Inquiry Act, S.B.C. 2007, c. 9, art. 32, qui accorde l’immunité à une commission, aux commissaires et aux personnes agissant au nom d’un commissaire ou sous son autorité.

[115] La jurisprudence confirme par ailleurs que les décideurs judiciaires ou quasi judiciaires jouissent d’immunités en common law. Sont protégés notamment les conseillers du Barreau et les enquêteurs agissant en leur nom (Edwards), les commissaires agissant dans le cadre d’une enquête publique (Alkasabi c. Ontario, 1994 CarswellOnt 3639, 48 A.C.W.S. (3d) 1306, par. 15-17; Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716, p. 737-745) et les juges (MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, p. 830-831; Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298 (C.A.), par. 25‑29); voir également les commentaires dans Peter W. Hogg, Patrick J. Monahan et Wade K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 283-291; et dans Robert D. Kligman, « Judicial Immunity » (2011), 38 Adv. Q. 251, p. 251-261.

[116] L’immunité à l’égard des recours personnels en dommages‑intérêts intentés contre les décideurs judiciaires et quasi judiciaires susmentionnés est motivée par la volonté de protéger leur indépendance et leur impartialité et par le souci de favoriser la bonne administration de la justice et d’en renforcer l’efficacité. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Slansky, [2015] 1 R.C.F. 81 (C.A.), par. 134-137, le juge Mainville résume ainsi le rôle que joue l’immunité dans le cas des juges :

Le principe de l’indépendance judiciaire a donné lieu à des immunités concomitantes, notamment a) l’immunité d’un juge contre les poursuites, et b) l’immunité d’un juge contre l’obligation de témoigner ou de fournir une quelconque justification au sujet des motifs d’une décision donnée, mis à part les motifs rendus au cours de l’audience publique : MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796 (MacKeigan), à la page 830.

L’immunité des juges contre les poursuites est depuis longtemps reconnue comme étant nécessaire pour maintenir la confiance du public envers le système judiciaire : Garnett c. Ferrand (1827), 6 B. & C. 611, aux pages 625 et 626, cité avec approbation dans l’arrêt Morier et autre c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716 (Morier), à la page 737. L’immunité sert à garantir que le juge est libre d’esprit et indépendant de pensée : Morier, aux pages 737 à 745. Comme le fait remarquer lord Denning dans la décision Sirros c. Moore, [1975] 1 Q.B. 118 (C.A.), cité avec approbation dans l’arrêt Morier, à la page 739 et dans l’arrêt R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, aux pages 155 et 156 :

[traduction] Si la raison d’être de l’immunité est de garantir qu’ils « soient libres d’esprit et indépendants de pensée », elle s’applique à tous les juges indépendamment de leur rang. Tout juge doit être à l’abri de toute action en responsabilité lorsqu’il agit de façon judiciaire. Tout juge devrait être en mesure de travailler en toute indépendance et à l’abri de toute crainte. Il ne doit pas feuilleter ses recueils en tremblant et en se demandant « Si je prends ce parti, suis‑je exposé à une action en responsabilité? »

L’immunité supplémentaire contre le fait d’avoir à rendre des comptes ou à fournir des justifications concernant les décisions judiciaires, au‑delà des motifs donnés en audience publique, sert également à garantir l’indépendance des juges et à accroître la confiance du public envers le processus judiciaire : MacKeigan, aux pages 828 à 830. Comme le fait remarquer la juge McLachlin (qui n’était pas encore juge en chef à l’époque) à la page 831 de cette décision, « [d]onner suite à l’exigence qu’un juge témoigne devant un organisme civil, émanant du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif, quant à savoir comment et pourquoi il a rendu sa décision, serait attaquer l’élément le plus sacro‑saint de l’indépendance judiciaire. »

Il est important de ne pas oublier que ces immunités existent non pas au bénéfice personnel des juges, mais plutôt au bénéfice de la collectivité dans son ensemble. En effet, un pouvoir judiciaire indépendant et libre de toute influence indue est un élément essentiel d’une société libre et démocratique.

[117] Cette analyse vaut aussi pour les décideurs quasi judiciaires, ce qui explique pourquoi les législatures et le Parlement fédéral ont étendu l’immunité légale aux commissions et tribunaux administratifs (voir Hogg, Monahan et Wright, p. 289, et Klingman, p. 259-261).

[118] De plus, notre Cour a déjà reconnu une immunité qui met les organismes de réglementation à l’abri des poursuites pour négligence découlant de leurs décisions de politique générale, que ces décisions soient prises ou non dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle (Cooper, par. 38, et Edwards). Dans l’affaire Edwards, par exemple, le Barreau du Haut‑Canada était poursuivi pour négligence pour ne pas avoir enquêté adéquatement et ne pas avoir remédié à une situation dans laquelle le compte en fiducie d’un avocat avait été compromis malgré le fait que le Barreau avait été prévenu par l’avocat lui‑même de l’utilisation douteuse du compte en question. On trouve une disposition d’immunité dans la Loi sur le Barreau, à l’art. 9 qui prévoit :

9. Sont irrecevables les actions ou autres instances en dommages‑intérêts intentées contre le trésorier, les conseillers, les dirigeants du Barreau ou les personnes nommées au Conseil, en raison d’un acte accompli de bonne foi dans l’exercice, réel ou projeté, d’un devoir ou d’une fonction aux termes de la présente loi, d’un règlement, d’un règlement administratif ou d’une règle de pratique et de procédure, ou en raison d’une négligence ou d’une omission dans l’exécution, de bonne foi, de ce devoir ou de cette fonction.

[119] Le juge Sharpe avait radié la demande pour absence de cause d’action, concluant que la fonction quasi judiciaire qu’exerçait le Barreau le protégeait contre toute responsabilité pour négligence. Le juge Finlayson, de la Cour d’appel, avait abondé dans le sens du juge Sharpe et estimé que la jurisprudence [traduction] « établi[ssait] clairement une immunité judiciaire à l’égard de la négligence en faveur du processus disciplinaire du Barreau » ((2000), 48 O.R. (3d) 329 (C.A.), p. 343). Dans le cadre du pourvoi formé devant notre Cour, personne n’a contesté la conclusion du juge Finlayson suivant laquelle l’immunité quasi judiciaire prévue à l’art. 9 de la Loi sur le Barreau s’étendait aussi aux employés du Barreau chargés d’enquêter sur les plaintes. Selon la même logique, l’immunité prévue à l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act s’appliquerait à la décision de la Direction de la conformité de cesser de communiquer avec Mme Ernst. Par conséquent, il y a lieu d’éviter de faire des distinctions binaires factices entre les décisions de nature juridictionnelle et celles de nature administrative, puisque ces décisions sont également susceptibles de contrôle judiciaire.

[120] Compte tenu des fonctions analogues qu’exercent les tribunaux judiciaires et les décideurs quasi judiciaires, notre Cour doit user d’encore plus de prudence avant de rogner la disposition d’immunité en l’espèce. Une telle décision entraîne des conséquences profondes et évidentes pour l’ensemble des juges et des tribunaux et ne doit être prise que si l’on dispose d’un dossier de preuve complet qui a fait l’objet de vérifications. L’État pourra ou non être en mesure de justifier une immunité contre toute condamnation à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte , mais tant que les éléments de preuve justificatifs fondés sur l’article premier n’ont pas été analysés, notre Cour ne devrait pas remplacer les éléments de preuve requis par ses propres déductions.

[121] Notre Cour a déclaré dans Vancouver (Ville) c. Ward, [2010] 2 R.C.S. 28, que « l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte constitue une nouveauté, et les règles servant à déterminer s’il s’agit d’une réparation convenable et juste devraient se développer graduellement » (par. 21). Il vaut la peine de signaler le fait que notre Cour n’a permis l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte à titre de réparation pour une violation de la Charte que dans deux cas, à savoir : en réponse à une violation de la Charte résultant d’un abus de pouvoir des forces policières contre un suspect détenu (Ward) et en réponse à une violation de la Charte découlant du défaut du poursuivant de communiquer suffisamment d’éléments de preuve à l’accusé (Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2015] 2 R.C.S. 214). Dans un cas comme dans l’autre, la conduite répréhensible justifiant la condamnation à des dommages‑intérêts était le fait de représentants de l’État. Des décideurs judiciaires ou quasi judiciaires indépendants n’ont encore jamais été condamnés à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte . Il ne faut pas en conclure pour autant que de tels dommages‑intérêts ne peuvent jamais être accordés, mais leur octroi dépend de la constitutionnalité de la disposition d’immunité et de la mesure dans laquelle elle doit être interprétée restrictivement.

[122] En outre, il importe de signaler que, dans les affaires Ward et Henry, notre Cour avait pu compter sur le précieux concours de divers procureurs généraux pour l’aider à trancher les demandes de dommages‑intérêts fondées sur le par. 24(1) . Dans l’affaire Ward, le procureur général de la Colombie‑Britannique avait participé directement à l’instance dès l’étape du procès et, devant notre Cour, les procureurs généraux du Canada, de l’Ontario et du Québec étaient intervenus. De même, dans l’affaire Henry, les procureurs généraux de la Colombie‑Britannique et du Canada étaient intervenus dès le procès et, devant notre Cour, huit autres procureurs généraux provinciaux étaient intervenus.

[123] Je conviens qu’une analyse effectuée en conformité avec Ward mène vraisemblablement à la conclusion que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne constitue pas une réparation « convenable et juste » dans les circonstances. Or, à mon humble avis, il faut statuer sur la constitutionnalité de la disposition d’immunité avant de juger si pareils dommages‑intérêts sont convenables. Si la disposition est constitutionnelle, point n’est besoin de procéder à l’analyse prescrite par Ward. Si, en revanche, elle est jugée inconstitutionnelle, ce n’est que dans ce cas que l’analyse en question entre en jeu.

[124] Je tiens à formuler une dernière observation au sujet de la façon douteuse dont la nouvelle question constitutionnelle a été soulevée devant notre Cour. Mme Ernst a reconnu à l’audience tenue devant nous qu’elle savait que l’art. 43 était invoqué pour faire obstacle à sa demande en Cour du Banc de la Reine et pourtant, elle n’a pas donné l’avis prescrit au cours de cette instance. Il faut également présumer qu’elle avait connaissance de son obligation de donner un avis de question constitutionnelle, comme l’a confirmé la Cour d’appel de l’Alberta, qui a expressément rejeté la manière dont Mme Ernst avait fait valoir qu’elle tentait d’obtenir une conclusion d’inapplicabilité constitutionnelle en vertu du par. 24(1) plutôt qu’une déclaration d’inconstitutionnalité en vertu de l’art. 52 . Or, devant la Cour d’appel, Mme Ernst a précisé dans son avis d’appel qu’elle ne contestait pas la constitutionnalité de l’art. 43 et que, par conséquent, aucun avis n’était exigé. Elle a également déclaré de façon confuse qu’elle plaiderait que l’art. 43 était [traduction] « inopérant ». Ce n’est guère le genre d’avis qu’exige l’art. 24 de la Judicature Act. Ce n’est que devant notre Cour qu’elle a pour la première fois exprimé clairement son intention de contester la constitutionnalité de l’art. 43, privant essentiellement à la fois le procureur général de l’Alberta et d’autres intéressés de la possibilité de participer utilement aux instances précédentes.

[125] Notre Cour ne devrait pas récompenser une telle conduite en faisant preuve de clémence et en rétablissant Mme Ernst dans ses droits. Par ses agissements, Mme Ernst a, sur le plan procédural, agi à l’encontre de la jurisprudence et des exigences légales de sa province et contrairement à l’intérêt public que la jurisprudence et la loi étaient censées protéger.

[126] Je suis donc d’accord tant avec le juge en chef Wittmann qu’avec la Cour d’appel de l’Alberta pour dire que la demande présentée par Mme Ernst en vertu de la Charte devrait être rejetée au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action raisonnable au sens de l’art. 3.68 des Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 124/2010, compte tenu de la disposition d’immunité.

[127] Je suis également d’accord avec eux pour dire que le moyen qu’elle aurait dû utiliser pour formuler ses doléances était de se pourvoir en contrôle judiciaire. Ainsi que l’a conclu le juge en chef Wittmann, [traduction] « le recours éprouvé habituellement utilisé pour contester la décision d’un tribunal administratif est le contrôle judiciaire et non une action dirigée contre le tribunal administratif ». La Cour d’appel s’est dite du même avis et a déclaré ce qui suit :

[traduction] . . . le fait qu’il existe des restrictions aux réparations ne contrevient pas à la primauté du droit tant qu’il reste une voie de recours efficace (Ward, par. 34‑35 et 43). Le contrôle judiciaire constitue depuis longtemps le recours ouvert pour sanctionner un acte répréhensible de l’Administration. Rien à l’art. 43 n’aurait empêché l’appelante de solliciter un bref de mandamus ou de certiorari pour forcer l’Office à recevoir ses communications. De plus, elle aurait pu, sur autorisation, interjeter appel de toute décision de l’Office devant notre cour . . . (par. 30).

[128] Lorsque l’Office a décidé de cesser de communiquer avec Mme Ernst dans le cadre du processus habituel de règlement des plaintes, il exerçait le pouvoir discrétionnaire que lui confère sa loi habilitante (art. 16 de l’Energy Resources Conservation Act). La légalité, la rationalité ou l’équité de cette décision discrétionnaire sont des questions qui relèvent du contrôle judiciaire (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 28). Même les mots employés par Mme Ernst dans sa déclaration, en l’occurrence que la décision de l’Office [traduction] « a été rendue arbitrairement et illégalement », rappellent la terminologie d’une demande de contrôle judiciaire.

[129] Mme Ernst a eu l’occasion de solliciter en temps opportun le contrôle judiciaire de la décision de l’Office. Elle a choisi de ne pas se prévaloir de cette possibilité. Elle a plutôt tenté d’exprimer ses reproches sous forme de demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte . C’est précisément la raison d’être de l’art. 43 : empêcher les plaideurs de court‑circuiter la procédure prescrite et éviter ainsi à l’Office et au public des frais et des retards indus (Hryniak c. Mauldin, [2014] 1 R.C.S. 87).

[130] Je rejetterais le pourvoi avec dépens.

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver, Côté et Brown rendus par

[131] La Juge en chef et les juges Moldaver et Brown (dissidents) — Le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux personnes victimes de violation de leurs droits ou de leurs libertés la possibilité d’obtenir une réparation « convenable et juste ». Toutefois, le par. 24(1) n’a pas été édicté en l’absence de tout contexte. Il a vu le jour au sein d’un système juridique qui comporte des limites faisant parfois obstacle à la présentation de demandes, y compris celles dirigées contre l’État. Le présent pourvoi concerne l’application d’une telle limite, en l’occurrence une disposition législative prévoyant une immunité, à une requête en radiation d’une demande de réparation fondée sur le par. 24(1) .

[132] L’appelante, Jessica Ernst, a présenté une demande contre l’intimé, l’Alberta Energy Regulator (« Office »), afin d’obtenir entre autres des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) pour violation du droit à la liberté d’expression que lui confère l’al. 2b) de la Charte . Pour solliciter la radiation de cette demande, l’Office s’est notamment fondé sur l’art. 43 de sa loi habilitante[3], qui faisait essentiellement obstacle à toute demande visant l’Office. Le juge chargé de la gestion de l’instance a conclu que même si les actes de procédure de Mme Ernst donnaient ouverture à une demande fondée sur la Charte qui pouvait être plaidée, l’art. 43 protégeait l’Office. Il a par conséquent radié sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte , une décision qui a été confirmée par la Cour d’appel de l’Alberta.

[133] Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi. Il n’est pas évident et manifeste que l’art. 43 fait obstacle à la demande de Mme Ernst, tout comme il n’est pas évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut en aucun cas constituer une réparation convenable et juste dans le cadre d’une demande présentée contre l’Office ou tout autre décideur quasi judiciaire analogue. Mme Ernst réclame des dommages‑intérêts fondés sur la Charte en guise de réparation pour des agissements de l’Office qui, aux dires de Mme Ernst, avaient pour but de la punir. On peut soutenir que de tels actes punitifs échappent à la portée de l’immunité que confère l’art. 43. Nous concluons donc à l’impossibilité de radier la demande de Mme Ernst sur la base de l’art. 43.

[134] Devant notre Cour, Mme Ernst a soutenu qu’il n’est pas évident et manifeste que l’art. 43 fait obstacle à sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte parce que, selon ses arguments, l’art. 43 est inconstitutionnel. Puisque nous concluons qu’il n’est pas évident et manifeste que l’art. 43 fait obstacle à sa demande, point n’est besoin de se prononcer sur la constitutionnalité de l’art. 43 à ce stade de l’instance. S’il est décidé par la suite que l’art. 43 fait bel et bien obstacle à la demande de dommages‑intérêts présentée par Mme Ernst en vertu de la Charte , elle pourra alors en attaquer la constitutionnalité à cette étape.

[135] Nous ajoutons ceci. Il s’agit d’une affaire qui soulève des questions nouvelles et épineuses. Il n’est guère étonnant que les avocats et les juges de toutes les instances aient eu du mal à trouver le bon cadre d’analyse par lequel il faut voir la demande de Mme Ernst. En fin de compte, et malgré tout le respect que nous avons pour les opinions contraires, nous avons conclu qu’il n’a pas été satisfait au critère applicable pour radier au départ la demande de Mme Ernst et que l’affaire doit être renvoyée aux tribunaux albertains pour qu’ils tranchent les questions importantes de liberté d’expression et de réparations fondées sur la Charte qu’évoque son cas.

I. Contexte factuel

[136] En 2007, Mme Ernst a poursuivi l’Office, EnCana Corporation et la province de l’Alberta, en alléguant qu’EnCana avait contaminé son eau lors d’un forage superficiel visant à extraire du gaz de méthane et que l’Alberta et l’Office étaient indirectement responsables de cette contamination. Le présent pourvoi ne porte que sur la demande visant l’Office.

[137] La demande de Mme Ernst contre l’Office comporte deux volets. En premier lieu, Mme Ernst dit que l’Office a fait preuve de négligence dans l’application de son régime légal et que son défaut de se conformer à certaines obligations que la loi lui imposait a entraîné la contamination de son puits à elle. En second lieu, elle affirme que l’Office a violé son droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte et qu’elle a droit à des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) . Nous ne sommes saisis que de ce second volet de sa demande.

[138] Comme la présente affaire découle d’une requête en radiation, les allégations de Mme Ernst doivent être tenues pour avérées. Ces allégations sont simples.

[139] Mme Ernst vit près de Rosebud, en Alberta. Un puits extrait de l’eau pour sa maison à partir de formations géologiques qui comprennent un aquifère ou une série d’aquifères.

[140] L’Office est un organisme gouvernemental créé par la loi dont la mission est de réglementer l’industrie des hydrocarbures en Alberta. Il réalise des enquêtes et inspections relatives aux dispositions législatives et réglementaires visant à protéger les eaux souterraines contre la contamination attribuable à l’exploitation de ressources pétrolières et gazières, et prend des mesures coercitives au besoin. À ces fins, un mécanisme particulier lui permet de communiquer avec le public et d’entendre ses plaintes.

[141] En 2004 et 2005, Mme Ernst a critiqué l’Office. Elle a fréquemment exprimé à l’Office ses inquiétudes au sujet de l’exploitation des ressources pétrolières et gazières près de chez elle. Elle s’est également adressée aux médias et au public à cet égard.

[142] Mme Ernst allègue que ses critiques publiques ont plongé l’Office dans l’embarras, ce qui a incité ce dernier à prendre des mesures pour la faire taire. En novembre 2005, le directeur de la Direction de la conformité de l’Office l’a informée par lettre que tous les membres de son personnel avaient reçu l’ordre de ne pas communiquer avec elle. Quand Mme Ernst a écrit plusieurs lettres afin de savoir pourquoi on l’avait écartée du processus de règlement des plaintes publiques de l’Office, il l’a dirigée vers ses services juridiques qui, après l’avoir d’abord ignorée, ont refusé de donner suite à sa demande d’explications. L’Office a fini par dire à Mme Ernst qu’il ne communiquerait avec elle que si elle acceptait d’exprimer ses préoccupations directement à l’Office et non par l’entremise des médias ou du public.

[143] En octobre 2006, Mme Ernst a demandé par écrit à l’Office de la laisser communiquer avec lui sans condition, au même titre que tout autre simple citoyen. Cette lettre est restée sans réponse. Ce n’est qu’en mars 2007 que l’Office a informé Mme Ernst qu’elle était désormais libre de communiquer avec lui sans condition.

[144] Dans sa déclaration, Mme Ernst reproche à l’Office d’avoir violé le droit à la liberté d’expression que lui accorde l’al. 2b) de la Charte , en ce sens que les agissements de l’Office [traduction] « constituaient un moyen de [la] punir pour avoir critiqué publiquement dans le passé [et] de [l’]empêcher de critiquer publiquement [l’Office] à l’avenir » (d.a., p. 72). Plus particulièrement, Mme Ernst allègue que l’Office l’a exclue « de façon punitive » de son processus de règlement des plaintes, d’enquête et d’application de la loi « en guise de représailles pour ses critiques de vive voix » et l’a écartée « arbitrairement d’une tribune de communication publique avec un organisme gouvernemental qui avait été créée pour recevoir les plaintes et préoccupations du public » (d.a., p. 72 (italiques ajoutés)). Mme Ernst réclame des dommages‑intérêts de 50 000 $ et invoque le par. 24(1) de la Charte , qui dispose :

Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[145] L’Office a sollicité la radiation de l’action de Mme Ernst en négligence ainsi que sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte , soutenant que l’art. 43 de l’ERCA fait évidemment et manifestement obstacle à ces deux recours. L’article 43 est ainsi libellé :

[traduction]

43 Aucune action ou instance ne peut être introduite contre l’Office, un commissaire ou toute personne mentionnée à l’article 10 ou au paragraphe 17(1) [spécialistes techniques ou employés] pour tout acte ou toute chose qui aurait été accompli en conformité avec la présente loi, toute loi appliquée par l’Office, tout règlement d’application des lois en question ou une décision, ordonnance ou directive de l’Office.

II. Décisions des juridictions inférieures

[146] Le juge chargé de la gestion de l’instance a radié les deux recours intentés par Mme Ernst (2013 ABQB 537, 570 A.R. 317). Il a rejeté l’action en négligence au motif qu’elle était irrecevable par application de l’art. 43 et, bien qu’il ait rejeté l’argument de l’Office selon lequel les actes de procédure de Mme Ernst ne révélaient aucune violation de l’al. 2b) de la Charte , il a également radié sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte , la jugeant irrecevable elle aussi par application de la même disposition.

[147] La Cour d’appel a rejeté à l’unanimité l’appel de Mme Ernst (2014 ABCA 285, 580 A.R. 341). Pour ce faire, elle ne s’est pas demandé si les actes de procédure de Mme Ernst établissaient le bien‑fondé d’un moyen tiré de l’al. 2b) , puisque l’Office n’avait pas soulevé cette question en appel. La Cour d’appel a convenu avec le juge chargé de la gestion de l’instance que l’art. 43 de l’ERCA faisait obstacle à la demande de dommages‑intérêts présentée par Mme Ernst en vertu de la Charte .

III. Analyse

[148] L’action « ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable » (R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 17; voir aussi l’art. 3.68 des Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 124/2010). La question à trancher dans le présent pourvoi est donc de savoir s’il y a lieu de radier la demande de Mme Ernst car elle ne révèle aucune cause d’action, soit parce qu’il est évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut pas constituer une réparation convenable et juste dans le cas de l’action intentée par Mme Ernst contre l’Office, soit parce qu’il est évident et manifeste que la disposition d’immunité contenue à l’art. 43 de l’ERCA fait obstacle à sa demande.

[149] Pour décider s’il y a lieu de radier une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte en raison d’une disposition législative prévoyant une immunité, le tribunal doit d’abord établir s’il est évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut pas constituer une réparation convenable et juste dans le cas de la demande du demandeur. S’il n’est pas évident et manifeste que cette réparation ne peut pas être convenable et juste, le tribunal doit alors décider s’il est évident et manifeste que la disposition d’immunité s’applique à première vue à la demande de dommages‑intérêts présentée par le demandeur en vertu de la Charte . Si la disposition s’applique évidemment et manifestement, le tribunal doit donner effet à la disposition d’immunité et radier la demande du demandeur, à moins que ce dernier ne conteste avec succès la constitutionnalité de la disposition.

[150] Ainsi, il s’agit en l’espèce de déterminer d’abord s’il est évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut pas constituer une réparation convenable et juste dans le cas de la demande de Mme Ernst. Si c’est le cas, on peut rejeter le pourvoi et radier la demande sans invoquer le moindrement la disposition d’immunité. Notre collègue le juge Cromwell va plus loin : selon lui, non seulement l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte n’est pas convenable et juste dans le cas de la demande de Mme Ernst, mais il ne peut jamais être convenable et juste pour toute demande contre l’Office, ni même contre n’importe quel autre décideur quasi judiciaire analogue. Le juge Cromwell conclut donc que l’art. 43 n’est pas inconstitutionnel en ce qu’il fait obstacle à une demande de dommages‑intérêts présentée contre l’Office en vertu de la Charte .

[151] Si, par contre, il n’est pas évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut pas constituer une réparation convenable et juste, la Cour doit se pencher sur la deuxième question : l’art. 43 de l’ERCA s’applique‑t‑il évidemment et manifestement à la demande de Mme Ernst? Dans l’affirmative, il faut rejeter le pourvoi et radier la demande en raison de la disposition d’immunité, à moins que la disposition d’immunité ne soit inconstitutionnelle et par conséquent inopérante.

[152] S’il n’est toutefois pas évident et manifeste que l’art. 43 s’applique à la demande de Mme Ernst, le pourvoi doit être accueilli et il ne sera pas nécessaire de statuer sur la constitutionnalité de l’art. 43 à ce stade. Nous sommes d’avis de trancher le pourvoi sur ce fondement.

A. Il n’est pas évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut constituer une réparation convenable et juste

[153] Dans Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, la Cour a établi des paramètres servant à déterminer si l’octroi de dommages‑intérêts est une réparation convenable et juste dans les circonstances. Nous nous penchons maintenant sur la manière dont ces paramètres peuvent s’appliquer en l’espèce, au stade de la requête en radiation.

[154] Pour résister à une requête en radiation, le demandeur doit d’abord alléguer des faits qui, s’ils se révélaient véridiques, pourraient démontrer l’existence d’une violation de la Charte (voir Ward, par. 23). Mme Ernst a satisfait à ce critère.

[155] L’Office soutient que le moyen que Mme Ernst tire de l’al. 2b) doit être radié parce que cet alinéa ne garantit pas le droit d’être entendu. Nous ne sommes pas d’avis que le succès de la demande de Mme Ernst dépend nécessairement de son aptitude à démontrer que l’al. 2b) garantit le droit positif qu’elle revendique.

[156] Il peut y avoir violation de l’al. 2b) lorsque l’action du gouvernement a pour objet ou pour effet de « restreindre la transmission d’une signification » (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 973). Si le message que transmet l’individu favorise l’un des principes qui sous‑tendent l’al. 2b) de la Charte et que l’action du gouvernement a pour effet de restreindre son expression, une violation de l’al. 2b) peut en résulter (Irwin Toy, p. 976). Ces principes ont été résumés ainsi dans l’arrêt Irwin Toy :

. . . (1) la recherche de la vérité est une activité qui est bonne en soi; (2) la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée; et (3) la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante, non seulement à l’égard de ceux qui transmettent un message, mais aussi à l’égard de ceux à qui il est destiné. [p. 976]

[157] Mme Ernst a allégué que l’Office est un organisme gouvernemental public qui encourageait la participation et la communication du public dans le cadre de son processus de réglementation. Elle a expliqué qu’elle avait critiqué l’Office [traduction] « de façon véhémente et efficace », mais que ce dernier avait pris des mesures pour restreindre son droit de parole en refusant de communiquer avec elle ou en ne lui permettant de participer au processus de surveillance de la conformité et d’application de la loi que si elle « acceptait d’exprimer ses préoccupations uniquement à [l’Office] et non publiquement par l’entremise des médias ou en s’adressant à d’autres citoyens » (d.a., p. 70-71). Les agissements de l’Office ont eu pour effet de « limit[er] considérablement sa capacité de porter plainte, de formuler ses préoccupations et de prendre part au processus de surveillance de la conformité et d’application de la loi [de l’Office] » (d.a., p. 70).

[158] Les actes de procédure de Mme Ernst évoquent deux tentatives possibles de restreindre sa liberté d’expression : (1) l’Office lui a dit qu’elle devait cesser de s’adresser aux médias et au public, à défaut de quoi l’Office refuserait d’entendre ses plaintes; (2) on a interdit à Mme Ernst de participer au processus public de règlement des plaintes et d’application de la loi. Dans le premier cas, l’allégation de Mme Ernst revient à dire que l’Office a agi dans le but de restreindre ses activités expressives dans l’espace public. Dans le second cas, son allégation revient à dire que les agissements de l’Office ont eu pour effet de restreindre sa liberté d’expression dans le cadre du processus de règlement des plaintes et d’application de la loi, chaque fois que cette liberté d’expression se traduisait par sa participation à la prise de décisions sociales et politiques en matière d’exploitation pétrolière et gazière dans le sud de l’Alberta.

[159] Dans un cas comme dans l’autre, les actes de procédure de Mme Ernst établissent les éléments constitutifs d’un moyen certes inédit tiré de l’al. 2b) . Le critère applicable en matière de radiation est rigoureux : ce n’est « que si la déclaration est vouée à l’échec parce qu’elle contient un “vice fondamental” que le demandeur devrait être privé d’un jugement » (Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, par. 15). Le tribunal doit « permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable » (Imperial Tobacco, par. 21). Nous ne pouvons pas affirmer, sur la foi de ces actes de procédure, que Mme Ernst ne peut évidemment et manifestement pas prouver l’existence d’une violation de l’al. 2b) de la Charte .

[160] Mme Ernst a donc plaidé un moyen valable tiré de l’al. 2b) à l’encontre de l’Office pour les besoins de la première étape de l’analyse prescrite par Ward dans le cas d’une requête en radiation. La deuxième étape à suivre en pareil cas oblige le demandeur à démontrer que les dommages‑intérêts répondraient à l’un ou à plusieurs des objectifs d’indemnisation, de défense du droit en cause ou de dissuasion (Ward, par. 24‑31). Mme Ernst a satisfait également à ce critère. Elle n’a pas plaidé de préjudice causé par l’Office qui pourrait donner ouverture à des dommages‑intérêts compensatoires fondés sur la Charte . Mais l’absence de préjudice indemnisable subi par le demandeur « n’empêche pas l’octroi de dommages‑intérêts [en vertu de la Charte ] si ceux‑ci sont par ailleurs manifestement exigés par les objectifs de défense du droit ou de dissuasion » (Ward, par. 30). Dans ses actes de procédure, Mme Ernst allègue que les agissements de l’Office étaient punitifs et arbitraires et qu’il s’agissait de mesures de représailles. Ces allégations suffisent pour établir que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte permettrait de répondre aux objectifs de défense du droit et de dissuasion.

[161] Nous prenons note du souci du juge chargé de la gestion de l’instance selon lequel, si les dispositions législatives prévoyant une immunité ne s’appliquent pas automatiquement, [traduction] « [l]es justiciables s’adresseraient aux tribunaux vêtus des atours de la Charte chaque fois qu’ils le pourraient » (motifs de première instance, par. 81). Toutefois, un justiciable ne peut s’adresser au tribunal « vêtu des atours de la Charte » que s’il a plaidé tous les éléments d’une violation de la Charte et les faits en raison desquels l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte peut être fondé d’un point de vue fonctionnel. Il n’est pas facile d’établir le bien‑fondé d’une demande présentée en vertu de la Charte ; une demande de ce genre doit être fondée sur des allégations de fait précises. Si l’État démontre qu’un demandeur s’est contenté de décrire comme étant « fondée sur la Charte » une demande qui, en réalité, constitue une action de droit privé, il y a lieu de radier cette demande à l’une des deux premières étapes de l’analyse prescrite par Ward.

[162] À la troisième étape de l’analyse prescrite par Ward, dans le cas d’une requête en radiation, l’État peut démontrer qu’en raison de considérations faisant contrepoids, l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut évidemment et manifestement pas être convenable et juste (voir Ward, par. 32‑45). Nous reviendrons sur cette étape sous peu. La quatrième étape de l’analyse en question s’attache au montant des dommages‑intérêts qui serait convenable et juste dans les circonstances. Puisqu’il vaut mieux trancher cette question dans le cadre d’une procédure ou d’un procès sommaire, le demandeur n’a pas à alléguer de faits démontrant que le montant des dommages‑intérêts réclamés est convenable et juste.

[163] En termes clairs, il n’est pas nécessaire que les demandes franchissant l’étape de la requête en radiation fassent l’objet d’un procès complet sur le fond. On peut avoir recours à d’autres procédures sommaires — par exemple le jugement ou procès sommaire en Alberta — sur la foi d’un dossier plus étoffé.

[164] Le juge Cromwell reconnaît que Mme Ernst a allégué des faits qui franchissent avec succès les deux premières étapes de l’analyse prescrite par Ward pour les besoins d’une requête en radiation. À la troisième étape, cependant, il estime qu’en raison de facteurs faisant contrepoids, l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut évidemment et manifestement pas constituer une réparation convenable et juste dans le cas de la demande présentée par Mme Ernst contre l’Office, ni même, en fait, dans le cas de toute demande visant l’Office ou n’importe quel autre décideur quasi judiciaire analogue. Avec égards, nous ne partageons pas son avis.

[165] Des dommages‑intérêts fondés sur la Charte ne peuvent être obtenus s’il ne serait pas convenable ou juste d’accorder cette réparation en vertu du par. 24(1) à cause de facteurs faisant contrepoids. Dans Ward, notre Cour a précisé que ces facteurs comprennent la possibilité d’exercer d’autres recours et les préoccupations relatives au bon gouvernement. Nous donnerons brièvement des détails sur ces deux facteurs.

(1) L’existence d’autres recours

[166] Pour pouvoir être accordés, les dommages‑intérêts fondés sur la Charte doivent atteindre au moins un des objectifs suivants : compenser la perte causée par la violation, défendre ou revendiquer le droit pour ce qui est du préjudice causé au demandeur et à la société, et dissuader de nouvelles violations du droit en encadrant le comportement de l’État. Si le demandeur a allégué des faits pouvant fonder l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte pour réaliser un ou plusieurs de ces objectifs, il incombe à l’État de démontrer que l’on peut évidemment et manifestement atteindre ces mêmes objectifs par d’autres recours.

[167] L’Office affirme que Mme Ernst était en mesure d’obtenir une autre réparation efficace parce qu’elle aurait pu demander le contrôle judiciaire des agissements de l’Office, et nos collègues les juges Abella et Cromwell souscrivent à cet argument. Nous ne pouvons y souscrire. À notre avis, l’Office n’a pas démontré que le contrôle judiciaire permettra évidemment et manifestement d’atteindre les mêmes objectifs que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte , à savoir défendre le droit conféré à Mme Ernst par la Charte et dissuader de nouvelles violations. Il serait à tout le moins prématuré de conclure, sur la seule foi des actes de procédure, que le contrôle judiciaire offrirait une réparation efficace à la place de dommages‑intérêts fondés sur la Charte en l’espèce, encore moins dans tous les cas, à l’encontre de l’Office. Nous constatons que les Alberta Rules of Court ne permettent pas d’obtenir des dommages‑intérêts par la voie du contrôle judiciaire[4].

(2) Préoccupations relatives au bon gouvernement

[168] La Cour a reconnu dans Ward que des préoccupations relatives au bon gouvernement peuvent faire en sorte que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne soit pas juste ou convenable. Les préoccupations de ce genre ont été décrites dans Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214, comme des « facteurs de principe justifiant que l’on restreigne les possibilités de recours en responsabilité civile contre l’État » (par. 39).

[169] Le tribunal doit garder à l’esprit deux principes interreliés lorsqu’il examine ces préoccupations. En premier lieu, comme l’indique clairement Ward, le respect de la Charte constitue en soi un principe fondamental de bon gouvernement (par. 38). En second lieu, le tribunal doit examiner les préoccupations relatives au bon gouvernement en se souciant de la protection des droits conférés par la Charte , car l’analyse de la réparation « convenable et juste » au sens du par. 24(1) est conçue pour remédier à la violation de la Charte .

[170] Compte tenu de ces principes, si l’État peut établir, sans invoquer de disposition d’immunité, que des préoccupations relatives au bon gouvernement font en sorte que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut manifestement pas être convenable ou juste dans les circonstances, la demande du demandeur sera radiée. C’est essentiellement ce que conclut le juge Cromwell. Il cite les immunités qu’accordent la common law et la loi aux juges et aux différents décideurs quasi judiciaires de même que les préoccupations relatives au bon gouvernement ancrées dans la « sagesse pratique » de la common law pour étayer sa conclusion selon laquelle les dommages‑intérêts fondés sur la Charte ne peuvent jamais constituer une réparation convenable et juste dans le cas d’une action intentée contre l’Office.

[171] Certes, notre common law reconnaît aux juges une immunité absolue à l’égard de la responsabilité personnelle dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle. Cette immunité est nécessaire pour préserver l’indépendance et l’impartialité judiciaires (Sirros c. Moore, [1975] 1 Q.B. 118 (C.A.); Gonzalez c. British Columbia (Ministry of Attorney General), 2009 BCSC 639, 95 B.C.L.R. (4th) 185; Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298 (C.A.), autorisation d’appel refusée, [2000] 2 R.C.S. xiv). Pareille immunité n’est pas incompatible avec la Charte , puisque l’immunité judiciaire elle‑même est un principe constitutionnel fondamental (Taylor, par. 57). De même, nous prédisons qu’il existera des préoccupations impérieuses relatives au bon gouvernement en raison desquelles il ne sera pas convenable ou juste de condamner à des dommages‑intérêts en vertu de la Charte l’acteur étatique qui a violé un droit conféré par celle‑ci dans l’exercice d’une fonction juridictionnelle.

[172] Or, nous ne sommes pas saisis d’une telle situation en l’espèce. Rien au dossier n’indique que l’Office exerçait une fonction juridictionnelle quand il a avisé Mme Ernst qu’elle ne pouvait plus lui écrire avant de cesser de le critiquer publiquement. Nous ne voyons aucune raison impérieuse de politique générale pour laquelle il faudrait soustraire les acteurs étatiques dans tous les cas, notamment ceux, comme en l’espèce, où l’on prétend que la conduite reprochée est de nature « punitive ». Plus précisément, ce que Mme Ernst allègue, c’est que l’Office, loin d’exercer une fonction juridictionnelle, a bel et bien cherché à la punir en lui refusant l’accès à ces fonctions tant qu’elle continuait à le critiquer publiquement. Notre collègue la juge Abella laisse entendre que, quand il a décidé de cesser de communiquer avec Mme Ernst, l’Office a « concl[u] pour l’essentiel [que Mme Ernst était] une plaideuse quérulente » (par. 64). La description de notre collègue nous paraît dénuée de fondement.

[173] En outre, nous ne partageons pas l’opinion de notre collègue le juge Cromwell selon laquelle les préoccupations de politique générale qui sous‑tendent l’exclusion de toute obligation de diligence de l’Office en droit de la négligence envers Mme Ernst justifient que l’Office bénéficie d’une immunité absolue à l’égard des demandes de dommages‑intérêts fondées sur la Charte . Selon lui, certaines des préoccupations qui excluent une obligation de diligence devraient aussi faire en sorte que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne soit pas convenable ou juste, en l’occurrence : (i) une ponction indue sur les ressources, (ii) l’« effet paralysant » que cette obligation peut avoir sur la conduite de l’acteur étatique et (iii) la protection du processus décisionnel quasi judiciaire. Toutefois, l’immunité en droit de la négligence n’emporte pas nécessairement immunité sous le régime de la Charte . Bien qu’il soit rare de conclure que des organismes de réglementation publics comme l’Office ont une obligation de diligence en droit de la négligence (Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562, par. 18; Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537), notre Cour a rejeté dans Henry l’argument selon lequel « la mise en balance des considérations de principe [. . .] qui a amené notre Cour à établir une immunité restreinte protégeant les poursuivants contre toute responsabilité délictuelle en l’absence d’une démonstration de malveillance [. . .] tranche également » la question des dommages‑intérêts fondés sur la Charte (par. 52 et 56). Les considérations favorables à une immunité contre toute responsabilité pour négligence en droit privé ne sont pas nécessairement favorables à une immunité absolue contre les demandes de dommages‑intérêts présentées en vertu de la Charte pour une inconduite plus grave, y compris une conduite équivalant à de la mauvaise foi ou à un abus de pouvoir.

[174] Comme les préoccupations relatives au bon gouvernement ne doivent limiter la possibilité d’obtenir des dommages‑intérêts en vertu de la Charte que dans la mesure nécessaire, notre Cour a reconnu des immunités relatives contre les demandes de dommages‑intérêts fondées sur la Charte , et établi comme condition préalable à l’octroi de ces dommages‑intérêts la démonstration par le demandeur d’un seuil d’inconduite ou de faute. Dans Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, la Cour a reconnu qu’il faut accorder aux acteurs étatiques une certaine immunité à l’égard des demandes de dommages‑intérêts fondées sur la Charte afin de ne pas limiter indûment l’efficacité des mesures prises par l’État en vertu de lois déclarées invalides par la suite. On a affirmé que l’immunité relative constituait « un moyen d’établir un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité d’avoir un gouvernement efficace » (par. 79). L’arrêt Mackin prévient toutefois que l’immunité — même sous cette forme restreinte — n’a pas été étendue au comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » (ibid.). L’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les droits constitutionnels. Cela est logique parce que, comme notre Cour l’a fait remarquer dans Henry, les violations de la Charte « peuvent découler d’un éventail de comportements répréhensibles, allant de l’erreur de bonne foi — corrigée rapidement — aux rares cas [de défauts] tout à fait inacceptable[s] » (par. 91). La Cour a conclu dans cet arrêt qu’il faut atteindre un seuil de responsabilité plus élevé dans les cas de défaut injustifié de communiquer des renseignements. Ce seuil répondait aux préoccupations concernant le « risque d’entraver indûment la possibilité, pour les poursuivants, d’exercer en toute liberté leurs fonctions » (par. 76).

[175] En droit privé, notre Cour a reconnu dans Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, que le ministre de la Justice n’a droit qu’à une immunité relative contre les demandes de dommages‑intérêts dans l’exercice de son pouvoir de clémence. Dans cet arrêt, notre Cour a conclu qu’il est encore possible d’octroyer des dommages‑intérêts dans une action civile lorsque le ministre de la Justice fait preuve de « mauvaise foi ou [d’]insouciance grave » dans l’examen d’une demande de clémence (par. 69). De même, dans Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a signalé qu’il y a ouverture à action pour poursuites abusives contre le procureur général ou le procureur de la Couronne uniquement s’il a « commis une fraude dans le processus de justice criminelle et que, dans la perpétration de cette fraude, il [a] abusé de ses pouvoirs et perverti le processus de justice criminelle » (p. 194).

[176] Cette jurisprudence démontre que certains acteurs étatiques bénéficient d’une immunité relative. Bien qu’il jouisse d’une immunité absolue à l’égard de son rôle juridictionnel, le juge n’est pas nécessairement protégé pour ce qui est des actes ou omissions qui ne relèvent pas de ce rôle. Le poursuivant n’est pas protégé lorsqu’il pervertit son pouvoir ou en abuse, ou s’abstient délibérément de produire des éléments de preuve qu’il sait essentiels à la faculté de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Le ministre de la Justice n’est pas protégé lorsqu’il fait preuve de mauvaise foi ou d’insouciance grave dans l’examen d’une demande de clémence. Notre Cour n’a jamais conclu que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut en aucun cas constituer une réparation convenable et juste du simple fait qu’un décideur gouvernemental remplit une fonction juridictionnelle, une fonction de poursuivant ou encore une fonction ministérielle, et ce, peu importe les circonstances.

[177] Le juge Cromwell affirme que, lorsque les facteurs faisant contrepoids qu’il énonce sont examinés cumulativement, plutôt qu’individuellement ou isolément, ils justifient une immunité absolue en faveur de l’Office et des décideurs analogues à l’égard des demandes de dommages‑intérêts fondées sur la Charte . Il arrive donc pour la première fois à la conclusion que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut jamais constituer une réparation convenable ou juste dans quelque action que ce soit intentée contre tout décideur quasi judiciaire tel l’Office. À notre avis, que les facteurs faisant contrepoids soient examinés individuellement ou collectivement, le dossier ne permet pas à ce stade de reconnaître à l’Office une immunité aussi large et étendue en l’espèce, encore moins dans tous les cas.

[178] En dernière analyse, il n’est pas évident et manifeste pour nous que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut constituer une réparation convenable et juste dans le cas de la demande présentée par Mme Ernst contre l’Office. En conséquence, il reste à décider si l’art. 43 de l’ERCA fait évidemment et manifestement obstacle à cette demande. À notre avis, ce n’est pas le cas.

B. Il n’est pas évident et manifeste que la disposition d’immunité fait obstacle à la demande de la demanderesse

[179] Rappelons que l’art. 43 de l’ERCA prévoit ce qui suit : [traduction] « Aucune action ou instance ne peut être introduite contre l’Office [. . .] pour tout acte ou toute chose qui aurait été accompli en conformité avec la présente loi, toute loi appliquée par l’Office, tout règlement d’application des lois en question ou une décision, ordonnance ou directive de l’Office. » La question consiste donc à savoir s’il est évident et manifeste que le tort allégué — c’est‑à‑dire les actes visant à punir Mme Ernst — relèverait toujours et inévitablement de l’interdiction de poursuite prévue par l’art. 43. Plus précisément, il s’agit de déterminer si la conduite punitive est clairement visée par le segment de phrase « tout acte ou toute chose qui aurait été accompli en conformité avec » l’ERCA, une autre loi appliquée par l’Office, tout règlement ou toute « décision, ordonnance ou directive ».

[180] Nous ne saurions conclure qu’il est évident et manifeste que les mesures prises par l’Office dans l’unique but de punir un membre du public seraient nécessairement visées par l’expression « qui aurait été accompli en conformité avec » l’ERCA ou tout autre instrument. On peut soutenir que l’ERCA n’autorise ni expressément ni implicitement une conduite punitive. Elle n’accorde pas non plus évidemment et manifestement aux personnes qui s’en réclament ou se réclament de tout autre instrument le pouvoir de punir qui que ce soit comme il aurait puni Mme Ernst. Si, tel que le soutient Mme Ernst, [traduction] « la décision de restreindre ses communications avec [l’Office] et celle de poursuivre pareille restriction ont été prises arbitrairement et illégalement » (d.a., p. 72 (nous soulignons)), la disposition d’immunité ne s’applique peut‑être pas aux recours que Mme Ernst a intentés relativement à ces allégations précises.

[181] Les juridictions inférieures ont supposé que, de par son libellé, l’art. 43 de l’ERCA fait évidemment et manifestement obstacle à la demande de Mme Ernst au complet. Dans sa plaidoirie devant notre Cour, l’avocat de Mme Ernst a supposé la même chose. Cette supposition pourrait s’avérer exacte en fin de compte, mais cela n’est pas évident et manifeste à ce stade. S’il est finalement établi que les actes dont se plaint Mme Ernst [traduction] « aurai[en]t été [en fait] accompli en conformité » avec l’ERCA, une autre loi ou un règlement, ou une décision, ordonnance ou directive de l’Office, la disposition d’immunité fera obstacle à sa demande à moins que l’art. 43 soit inconstitutionnel. Nous estimons qu’il reste à trancher ces questions sur la foi d’un dossier plus étoffé.

[182] Notre collègue le juge Cromwell s’inscrit en faux contre la manière dont nous abordons la disposition d’immunité. Il souligne que Mme Ernst n’a pas avancé cet argument devant notre Cour, ce que nous reconnaissons. Toutefois, comme il le signale à juste titre, la Cour n’est pas liée par les positions qu’adoptent les parties sur des questions de droit. La supposition de Mme Ernst selon laquelle l’art. 43 de l’ERCA fait obstacle à toute action ou instance introduite contre l’Office, [traduction] « peu importe la nature de la demande » (m.a., par. 63), ne nous lie pas. L’interprétation de l’art. 43, plus particulièrement le segment de phrase [traduction] « pour tout acte ou toute chose qui aurait été accompli en conformité avec la présente loi », soulève une question de droit, soit un point d’interprétation législative.

[183] Outre le fait que nous ne sommes pas liés par les positions des parties sur des questions de droit, comme nous l’expliquerons, les circonstances de l’espèce sont exceptionnelles et, selon nous, elles contraignent la Cour à étudier une question que les parties n’ont pas soulevée.

[184] Premièrement, Mme Ernst soulève un problème juridique nouveau et difficile à résoudre qui met en jeu l’interaction entre les dispositions législatives prévoyant une immunité et le par. 24(1) de la Charte . On ne saurait surestimer l’importance de ce point qui s’est révélé épineux pour les avocats et les juridictions inférieures. Naturellement, la complexité de cet enjeu s’est traduite par des observations qui ne traitaient pas exhaustivement des questions en l’espèce. Dans ces circonstances, la Cour peut aller au‑delà des observations des parties pour trancher correctement l’enjeu conformément à la loi.

[185] Deuxièmement, les questions que soulève Mme Ernst dans sa demande sont d’une grande importance pour le public. Les allégations formulées contre l’Office sont graves. Mme Ernst dit que l’Office a abusé de ses pouvoirs pour punir une citoyenne et restreindre sa liberté d’expression, violant par le fait même le droit que lui garantit l’al. 2b) de la Charte . La possibilité ou non pour Mme Ernst d’aller de l’avant avec une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte à l’encontre de l’Office malgré une disposition législative prévoyant une immunité qui fait peut‑être obstacle à de telles demandes aura des conséquences qui débordent largement les faits de l’espèce. À notre avis, le fait que Mme Ernst n’a pas plaidé que l’art. 43 ne s’applique pas à sa demande ne devrait pas entraver le règlement juste d’une question de droit qui a des ramifications aussi vastes sur le public.

[186] Puisqu’il n’est pas évident ou manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut jamais être convenable et juste ou que l’art. 43 de l’ERCA fait obstacle à la demande de Mme Ernst, la requête en radiation doit être rejetée, et le pourvoi, accueilli. Il n’est donc pas nécessaire de statuer sur la constitutionnalité de l’art. 43 et nous refusons de le faire.

C. Nous refusons de répondre à la question constitutionnelle.

[187] La question constitutionnelle en litige dans le présent pourvoi a été formulée en ces termes par la Juge en chef :

L’article 43 de la loi intitulée Energy Resources Conservation Act, R.S.A. 2000, c. E‑10, est‑il inapplicable ou inopérant du point de vue constitutionnel en ce qu’il fait obstacle à la présentation d’une action contre l’organisme de réglementation pour violation de l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés , ainsi qu’à la présentation d’une demande de réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés ?

[188] Si l’État réclame la radiation d’une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte en raison d’une disposition législative prévoyant une immunité, et il n’est pas évident et manifeste que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne peut constituer une réparation convenable et juste, alors qu’il est évident et manifeste que la disposition d’immunité ferait obstacle à la demande du demandeur, ce dernier peut faire échec à la requête en radiation en contestant avec succès la constitutionnalité de la disposition. C’est ce que Mme Ernst a tenté de faire dans le présent pourvoi.

[189] Nous refusons son invitation de déclarer l’art. 43 inconstitutionnel pour deux raisons. En premier lieu, point n’est besoin de le faire pour trancher le présent pourvoi; comme nous l’avons expliqué précédemment, il n’est pas évident et manifeste qu’à première vue, l’art. 43 fait obstacle à la demande de dommages‑intérêts présentée par Mme Ernst en vertu de la Charte . En second lieu, même s’il était nécessaire d’examiner la constitutionnalité de l’art. 43, le dossier dont nous disposons ne fournit pas un fondement adéquat à cet examen; nous n’avons reçu, par exemple, aucun argument ou élément de preuve au sujet de l’application, s’il en est, de l’article premier de la Charte à l’art. 43.

[190] Nous sommes donc d’avis de reporter à une autre occasion l’analyse de la question de savoir si l’art. 43 ou une disposition d’immunité semblable fait obstacle à une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte . Tout ce que nous avons décidé en l’espèce, c’est qu’en ce qui concerne la requête en radiation, il n’est pas évident et manifeste que l’art. 43 s’applique à la demande de Mme Ernst. Si un tribunal finit par conclure que l’art. 43 fait bel et bien obstacle à cette demande, Mme Ernst aurait néanmoins la possibilité de solliciter un jugement déclarant que l’art. 43 de l’ERCA est inconstitutionnel et d’aviser comme il se doit le procureur général du Canada ainsi que le ministre de la Justice et solliciteur général de l’Alberta de sa contestation constitutionnelle conformément à l’art. 24 de la Judicature Act, R.S.A. 2000, c. J‑2, de l’Alberta.

[191] Il sera possible par la suite de se prononcer sur la constitutionnalité de l’art. 43 en première instance. L’État pourrait alors produire la preuve de considérations faisant contrepoids et susceptibles de faire en sorte que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte ne soit pas convenable ou juste, présenter des arguments sur la mesure, le cas échéant, dans laquelle l’article premier s’applique à la demande présentée par Mme Ernst en vertu du par. 24(1) et déposer tout autre élément de preuve à l’appui de la constitutionnalité de la disposition. Bien entendu, il serait tout aussi loisible à Mme Ernst de répliquer à ces éléments de preuve ou arguments par ses propres éléments de preuve et arguments.

IV. Conclusion

[192] Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et d’annuler l’ordonnance radiant la demande, le tout avec dépens en faveur de Mme Ernst dans toutes les cours. Mme Ernst peut aller de l’avant avec sa demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte à moins qu’il soit établi qu’elle est irrecevable par application de l’art. 43.

Pourvoi rejeté avec dépens, la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver, Côté et Brown sont dissidents.

Procureurs de l’appelante : Klippensteins, Toronto.

Procureurs de l’intimé : Jensen Shawa Solomon Duguid Hawkes, Calgary.

Procureure de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Québec.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Chernos Flaherty Svonkin, Toronto.

Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Bull, Housser & Tupper, Vancouver.

Procureurs de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : WeirFoulds, Toronto; University of Toronto Faculty of Law, Toronto.

[1] Ce document parle de l’Energy and Utilities Board, dont faisaient partie notamment des membres de l’Energy Resources Conservation Board, le prédécesseur de l’Alberta Energy Regulator.

[2] Organisme maintenant connu sous le nom d’Alberta Energy Regulator.

[3] La loi habilitante de l’Office s’est intitulée Energy Resources Conservation Act, R.S.A. 2000, c. E‑10 (« ERCA »), à toutes les époques pertinentes. Cette loi a depuis été abrogée et remplacée par la Responsible Energy Development Act, S.A. 2012, c. R‑17.3. La nouvelle loi renferme une disposition semblable à l’art. 43 de l’ERCA (l’art. 27). À l’époque de l’ERCA, l’organisme de réglementation s’appelait l’Energy Resources Conservation Board (« ERCB »). La nouvelle loi a remplacé l’ERCB par l’Office, d’où la désignation de l’Office comme intimé parce qu’il a succédé à l’ERCB.

[4] Règle 3.24.


Synthèse
Référence neutre : 2017CSC1 ?
Date de la décision : 13/01/2017

Analyses

Droit constitutionnel — Charte des droits — Application — Réparation — Dommages‑intérêts — Demande de dommages‑intérêts présentée en vertu de la Charte contre un office créé par la loi pour violation du droit à la liberté d’expression — Office sollicitant la radiation de la demande sur la base d’une disposition d’immunité — Y a‑t‑il lieu de radier la demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte parce qu’elle ne révèle aucune cause d’action? — La disposition d’immunité est‑elle inapplicable ou inopérante du point de vue constitutionnel en ce qu’elle fait obstacle à une demande de dommages‑intérêts présentée contre l’office en vertu de la Charte? — Y a‑t‑il lieu de trancher la question constitutionnelle à ce stade de l’instance ?

L’Alberta Energy Regulator (« Office ») est un organisme quasi judiciaire indépendant créé par la loi qui a pour mission de réglementer les secteurs des ressources énergétiques et des services publics. E soutient que l’Office a violé le droit à la liberté d’expression que lui garantit l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés en la punissant pour avoir critiqué publiquement l’Office et en l’empêchant pendant 16 mois de s’adresser à ses bureaux clés. E a réclamé à l’Office pour cette violation des dommages‑intérêts en guise de réparation « convenable et juste » en vertu du par. 24(1) de la Charte . L’Office a sollicité la radiation de cette demande au motif notamment qu’il est protégé par une disposition d’immunité, soit l’art. 43 de l’Energy Resources Conservation Act, qui empêche l’exercice de tout recours pour des actes que l’Office aurait accomplis en conformité avec la loi qu’il applique. La Cour du Banc de la Reine et la Cour d’appel de l’Alberta ont toutes deux conclu que la disposition d’immunité fait obstacle à première vue à la demande de dommages‑intérêts présentée par E en vertu de la Charte et que cette demande doit donc être radiée. Dans le présent pourvoi, E a reformulé sa demande pour contester la constitutionnalité de l’art. 43.


Parties
Demandeurs : Jessica Ernst
Défendeurs : Alberta Energy Regulator
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 13 janvier 2017, 2017CSC1


Origine de la décision
Date de l'import : 16/03/2018
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2017-01-13;2017csc1 ?
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