Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857, 2003 CSC 35
Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta Appelante
c.
Devon Gary Ell, John Michael Maguire et
Roselynne Margaret Spencer Intimés
et
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec, procureur général de la
Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan
et Association of Justices of the Peace of Ontario Intervenants
Répertorié : Ell c. Alberta
Référence neutre : 2003 CSC 35.
No du greffe : 28261.
2003 : 12 février; 2003 : 26 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta, [2001] 1 W.W.R. 606, 83 Alta. L.R. (3d) 215, 266 A.R. 266, 25 Admin. L.R. (3d) 17, 49 C.P.C. (4th) 18, [2000] A.J. No. 1101 (QL), 2000 ABCA 248, confirmant une décision de la Cour du Banc de la Reine (1999), 240 A.R. 146, 28 C.P.C. (4th) 342, 60 C.R.R. (2d) 107, [1999] A.J. No. 451 (QL), 1999 ABQB 45. Pourvoi accueilli.
Robert C. Maybank et Christine Enns, pour l’appelante.
Alan D. Hunter, c.r., Sheilah L. Martin, c.r., et James T. Eamon, pour les intimés.
David Sgayias, c.r., et Jan Brongers, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Janet E. Minor et Sean Hanley, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Monique Rousseau et Julie Dassylva, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
George H. Copley, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
Graeme G. Mitchell, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Paul B. Schabas et Catherine Beagan Flood, pour l’intervenante Association of Justices of the Peace of Ontario.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Major — Le présent pourvoi porte sur la constitutionnalité de réformes législatives destinées à relever les qualifications des juges de paix albertains et à accroître leur indépendance. Les modifications contestées, qui ont été apportées à la Justice of the Peace Act, R.S.A. 1980, ch. J-3, exigent que tous les juges de paix qui exercent des fonctions judiciaires aient les qualifications fixées par un conseil de la magistrature indépendant.
2 Les intimés, ainsi que d’autres juges de paix nommés avant les modifications apportées, n’avaient pas les qualifications requises. Ils ont été destitués, mais se sont vu offrir des fonctions administratives à titre de juges de paix non présidant.
3 Les cours d’instance inférieure ont conclu que la destitution des intimés contrevient au principe de l’indépendance judiciaire. En toute déférence, je ne partage pas leur avis. Le principe de l’indépendance judiciaire doit être interprété à la lumière des intérêts du public qu’il est censé protéger : un pouvoir judiciaire fort et indépendant capable d’assurer le respect de la primauté du droit et de notre ordre constitutionnel, et la confiance du public dans l’administration de la justice. Les réformes dont il est question en l’espèce reflètent une décision que la législature a prise de bonne foi et de façon réfléchie dans le but de promouvoir ces intérêts. Par conséquent, la mesure législative en cause ne mine pas la perception d’indépendance qu’aurait une personne raisonnable et renseignée, et elle respecte le principe de l’indépendance judiciaire. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
I. Les faits
4 Les juges de paix jouent un rôle important dans l’administration de la justice au Canada depuis que la charge qu’ils occupent a été empruntée à l’Angleterre au XVIIIe siècle. Il est reconnu depuis longtemps que le par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 assujettit au contrôle total des provinces la nomination et la réglementation de ces officiers de justice. Voir Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398, p. 406, où le juge en chef Duff, cite le passage suivant de la décision R. c. Bush (1888), 15 O.R. 398 (B.R.), p. 405 :
[traduction] Il ne saurait y avoir d’administration efficace de la justice dans les provinces sans la nomination de juges de paix et de magistrats de police, et la conclusion que la nomination de ces officiers de justice et d’autres agents — dont la mission doit consister à faciliter l’administration de la justice — est censée relever des législatures provinciales me paraît incontournable.
5 Dans notre pays, les pouvoirs et le mandat des juges de paix ont varié au fil des ans. Dans maintes provinces, les juges de paix — compétents pour tenir des enquêtes sur cautionnement et décerner des mandats de perquisition — en sont venus à jouer un rôle crucial au seuil du système de justice criminelle. La reconnaissance accrue de l’importance de leurs fonctions est à l’origine de la publication de nombreux rapports de commission décrivant les problèmes liés à cette charge et recommandant des changements : voir l’honorable J. C. McRuer, Royal Commission Inquiry Into Civil Rights (1968), rapport no 1, vol. 2, ch. 38 (« commission McRuer »); A. W. Mewett, Report to the Attorney General of Ontario on the Office and Function of Justices of the Peace in Ontario (1981) (« rapport Mewett »); J. E. Klinck, Report of the Justice of the Peace Committee (1986); Commission de réforme du droit du Manitoba, The Independence of Justices of the Peace and Magistrates (1991), rapport no 75 (« rapport manitobain »); A. N. Doob, P. M. Baranek et S. M. Addario, Understanding Justices : A Study of Canadian Justices of the Peace (1991) (« rapport Doob »).
6 Ces rapports soulignent tous, sans exception, l’urgence d’accroître l’indépendance des juges de paix et de relever leurs qualifications. La commission McRuer a conclu ce qui suit à propos des juges de paix ontariens (à la p. 524) :
[traduction] . . . toute l’idée selon laquelle cette charge devrait servir à protéger les droits civils des particuliers contre l’exercice arbitraire des pouvoirs de la police n’est dans bien des cas, voire dans la plupart des cas, guère plus que de la frime. Nous ne voulons pas que l’on croie que, par ces propos, nous condamnons des personnes en particulier. Nous condamnons un système dans le cadre duquel de nombreuses personnes consciencieuses et dévouées doivent travailler.
Depuis lors, maintes provinces ont adopté des réformes importantes afin de dissiper les inquiétudes exprimées : en Ontario, la Loi de 1989 sur les juges de paix, L.O. 1989, ch. 46, par. 4(4); en Saskatchewan, Loi de 1988 sur les juges de paix, L.S. 1988‑89, ch. J‑5,1, par. 6(7); dans les Territoires du Nord‑Ouest, Loi modifiant la Loi sur les juges de paix, L.R.T.N.-O. 1988, ch. 39 (suppl.), art. 5 et 8.
7 En Alberta, la charge a été soumise à des réformes législatives en 1991 : voir la Miscellaneous Statutes Amendment Act, 1991, S.A. 1991, ch. 21, art. 16. Cette loi a apporté deux changements importants. Premièrement, tous les juges de paix seraient inamovibles jusqu’à l’âge de 70 ans. Il ne pourrait y avoir destitution que pour un motif suffisant, à la suite d’une recommandation du Justices of the Peace Review Council (« conseil de surveillance des juges de paix »). Deuxièmement, en vue d’adapter les qualifications des juges de paix à leurs fonctions particulières, la charge a été divisée en deux catégories, à savoir celle des juges de paix siégeant et celle des juges de paix non siégeant. Les juges de paix siégeant étaient autorisés à présider les procès relatifs à des infractions moins graves et à siéger à la Cour provinciale. Pour être nommé à cette charge, il fallait être membre de la Law Society of Alberta (« barreau de l’Alberta ») et avoir cinq ans d’expérience pertinente.
8 Les juges de paix non siégeant n’étaient assujettis à aucun critère d’admissibilité, à part celui de la citoyenneté canadienne. Ces officiers de justice étaient autorisés à présider les audiences de mise en liberté provisoire, à décerner des mandats de perquisition, des sommations, des assignations et des mandats d’arrestation, et à confirmer ou à annuler des actes de procédure obtenus par la police. Ils accomplissaient également de nombreuses tâches administratives, dont la réception des dénonciations et des affidavits, l’établissement du rôle et des dates d’audience et la prestation de serment. La charge était divisée en quatre sous‑catégories : les agents d’audience (hearing officers), travaillant à temps plein et touchant un salaire; les juges de paix ad hoc (ad hoc justices), travaillant à temps partiel et rémunérés à la journée; les juges de paix payés sur honoraires (fee justices), c’est‑à‑dire rémunérés à la tâche; les juges de paix salariés (staff justices), employés et rémunérés par le ministère de la Justice.
9 En 1998, l’Alberta a adopté des réformes plus importantes, qui font l’objet du présent pourvoi. Comme l’a affirmé le ministre de la Justice de l’Alberta, ces modifications visaient à
[traduction] garantir l’indépendance des tribunaux judiciaires albertains conformément à la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada.
(Alberta Hansard, 11 mars 1998, p. 811)
Toujours dans le but de garantir que les juges de paix aient les qualifications nécessaires pour exercer leurs fonctions, les modifications remplacent la charge de juge de paix non siégeant par celles de juge de paix présidant et de juge de paix non présidant. Essentiellement, les juges de paix présidant accomplissent les tâches judiciaires auparavant confiées aux juges de paix non siégeant, et les juges de paix non présidant se voient confier uniquement des tâches administratives.
10 Les modifications prévoient que pour être nommée juge de paix siégeant ou juge de paix présidant, une personne doit être jugée qualifiée par un conseil de la magistrature indépendant : Justice Statutes Amendment Act, 1998, S.A. 1998, ch. 18, par. 2.1(1). Le conseil de la magistrature a convenu à l’unanimité que, pour être nommé, il fallait au moins être membre du barreau de l’Alberta et avoir au moins cinq ans d’expérience pertinente. Les modifications empêchent également la nomination de personnes en situation de conflit d’intérêts inhérent (tels les employés du gouvernement, les agents responsables de l’application de la loi, les procureurs et les gardiens de prison) (par. 2.1(5)). Les personnes occupant déjà cette charge, mais ne satisfaisant pas à ces conditions minimales, ne pouvaient plus rester en fonction (par. 2.4(8)). Elles se sont vu offrir des fonctions administratives à titre de juges de paix non présidant.
11 Parmi plusieurs centaines de juges de paix non siégeant qui avaient été nommés avant l’entrée en vigueur des modifications, seulement 15 juges de paix ad hoc remplissaient les conditions objectives requises pour être nommés juges de paix présidant. Les trois intimés, qui faisaient partie de la sous-catégorie des agents d’audience et qui n’avaient pas les nouvelles qualifications requises, n’ont pas été nommés à cette charge, pas plus que les quelque 200 juges de paix payés sur honoraires et 250 juges de paix salariés. On leur a offert des postes de juge de paix non présidant.
12 Les intimés ont présenté à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta une demande de jugement déclarant que le par. 2.4(8), à l’origine de leur destitution, portait atteinte à l’inamovibilité et à l’indépendance dont ils doivent bénéficier en vertu de la Constitution. Le juge en chambre a accueilli la demande et déclaré la disposition inopérante à leur égard. La Cour d’appel de l’Alberta a confirmé la conclusion du juge en chambre. La province se pourvoit contre cette décision.
II. Les dispositions législatives pertinentes
13 Les dispositions suivantes de la Justice of the Peace Act, R.S.A. 1980, ch. J‑3, subséquemment abrogées par la Justice Statutes Amendment Act, 1998, sont pertinentes :
[traduction]
5 Le juge de paix occupe sa charge jusqu’à l’âge de 70 ans.
5.1(1) Sous réserve des règlements, le lieutenant‑gouverneur en conseil établit un conseil de surveillance des juges de paix.
(2) Le conseil de surveillance des juges de paix :
a) examine les plaintes fondées sur l’incompétence, la conduite ou l’inconduite des juges de paix, ou sur leur manquement au devoir ou leur incapacité d’exercer leurs fonctions;
b) soumet au lieutenant‑gouverneur des recommandations relatives aux plaintes examinées en vertu de l’alinéa a).
5.2 Par dérogation à l’article 5, le lieutenant‑gouverneur en conseil peut destituer un juge de paix, sur recommandation du conseil de surveillance des juges de paix.
Les modifications pertinentes qui ont été apportées en 1998 à la Justice of the Peace Act sont les suivantes :
[traduction]
2.1(1) Le lieutenant‑gouverneur en conseil peut nommer une personne juge de paix désigné comme juge de paix siégeant ou comme juge de paix présidant, si le conseil de la magistrature juge que cette personne est qualifiée.
(2) Le décret pris en vertu du paragraphe (1) désigne la personne nommée juge de paix siégeant ou comme juge de paix présidant, et précise si la nomination est à temps plein ou à temps partiel.
2.2(1) Le ministre peut nommer une personne juge de paix désigné comme juge de paix non présidant.
(2) Le juge de paix non présidant n’est nommé juge de paix que pour exercer les fonctions suivantes, pourvu que leur exercice soit conforme aux exigences constitutionnelles d’indépendance, s’il en est :
a) faire prêter serment ou recevoir des affirmations ou déclarations solennelles;
b) traiter les ordonnances de mise en liberté provisoire;
c) ordonner des ajournements en cas d’absence d’un juge de la Cour provinciale ou d’un juge siégeant;
d) exercer toute autre attribution conférée par règlement.
2.4 . . .
(8) Une personne nommée juge de paix avant l’entrée en vigueur de la présente disposition, qui n’a toutefois pas été nommée en vertu du par. 2.1(1) ou de l’art. 2.2, ne peut exercer aucun pouvoir ni être rémunérée en qualité de juge de paix après l’entrée en vigueur de la présente disposition.
III. Historique des procédures judiciaires
14 Le juge McMahon de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a conclu que les intimés exerçaient des fonctions judiciaires ((1999), 240 A.R. 146, 1999 ABQB 45). Par conséquent, le principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire s’appliquait à leur charge. Le juge en chambre a souligné que l’inamovibilité était au cœur de ce principe. Il a estimé que l’exigence rétroactive d’un niveau particulier d’instruction, à laquelle les intimés ne pouvaient satisfaire, et la destitution subséquente de ces derniers mineraient nécessairement la perception d’indépendance qu’aurait une personne raisonnable et renseignée. Il a donc conclu que le par. 2.4(8) était inconstitutionnel et inopérant à l’égard des intimés, qui, selon lui, devraient continuer à occuper le poste de juge de paix non siégeant et à bénéficier de l’inamovibilité conformément aux art. 5, 5.1 et 5.2 de la Justice of the Peace Act.
15 La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté l’appel et confirmé la validité du jugement déclaratoire du juge en chambre ([2001] 1 W.W.R. 606, 2000 ABCA 248). Elle a noté que l’inamovibilité requiert essentiellement une protection contre « toute intervention discrétionnaire ou arbitraire de la part de l’exécutif ou de l’autorité responsable des nominations » : voir Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 698. La Cour d’appel était d’avis que, selon cette norme, un officier de justice ne pouvait être destitué que pour un motif suffisant, à la suite d’une audience tenue par un tribunal indépendant. En l’espèce, aucun motif suffisant n’a été allégué. Par conséquent, la destitution des intimés portait atteinte à leur inamovibilité et contrevenait au principe de l’indépendance.
IV. Les questions en litige
16 Le 1er mai 2002, la Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes :
1. Le paragraphe 2.4(8) de la Justice of the Peace Act, R.S.A. 1980, ch. J-3 et ses modifications, porte-t-il atteinte à l’inamovibilité des juges de paix non siégeant et contrevient-il, de ce fait, au principe de l’indépendance judiciaire garanti par :
a) le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 ou
b) l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Si la réponse à la première question est affirmative, s’agit-il d’une loi dont la justification peut se démontrer en tant que limite raisonnable prescrite par une règle de droit, conformément à l’article premier de la Charte?
V. Analyse
17 Les principales questions en litige dans le présent pourvoi sont de savoir si le principe de l’indépendance judiciaire s’applique à la charge des intimés et, dans l’affirmative, si la destitution des intimés par voie législative contrevient à ce principe. Je reconnais que le principe s’applique à la charge des intimés en raison de leur pouvoir d’exercer des fonctions judiciaires. Cependant, je conclus que les modifications en cause ne portent pas atteinte à l’inamovibilité dont les intimés doivent bénéficier en vertu de la Constitution et ne contreviennent donc pas au principe de l’indépendance judiciaire.
A. La portée de l’indépendance judiciaire
18 L’indépendance judiciaire a été reconnue comme étant « l’élément vital du caractère constitutionnel des sociétés démocratiques » : voir Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, p. 70, le juge en chef Dickson. Elle requiert des conditions objectives garantissant au pouvoir judiciaire une liberté d’agir sans ingérence de la part de quelque autre entité. Le principe est mentionné expressément aux art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. L’application de ces dispositions est limitée : dans le premier cas, les articles en question s’appliquent aux juges des cours supérieures, et dans le deuxième cas, l’alinéa mentionné s’applique aux tribunaux qui se prononcent sur la culpabilité de personnes accusées d’une infraction criminelle : voir le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale »), par. 84, le juge en chef Lamer. Les intimés ne font partie d’aucune de ces catégories. Néanmoins, comme notre Cour l’a reconnu, la portée du principe de l’indépendance judiciaire excède celle des dispositions susmentionnées.
19 L’indépendance judiciaire est un principe fondamental du régime constitutionnel du Royaume‑Uni depuis l’Act of Settlement de 1700, 12 & 13 Will. 3, ch. 2. Voir les commentaires de lord Lane, reproduits dans l’arrêt Beauregard, précité, p. 71 :
[traduction] Peu de préceptes constitutionnels sont plus généralement acceptés en Angleterre, le pays qui se glorifie de n’avoir aucune constitution écrite, que la nécessité pour le pouvoir judiciaire d’être à l’abri de toute influence indue et d’être autonome dans son propre domaine de compétence (« Judicial Independence and the Increasing Executive Role in Judicial Administration », dans S. Shetreet et J. Deschênes (éd.), Judicial Independence : The Contemporary Debate (1985), à la p. 525).
Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 dote le Canada d’« une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni ». Du fait qu’ils évoquent l’adoption des principes fondamentaux de la Constitution du Royaume‑Uni, ces mots confirment par écrit un principe non écrit d’indépendance judiciaire au Canada. Le juge en chef Lamer a tiré la conclusion suivante dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 109 :
. . . c’est dans le préambule, qui constitue le portail de l’édifice constitutionnel, que se trouve la véritable source de notre engagement envers ce principe fondamental.
Le préambule reconnaît que l’indépendance judiciaire est l’un des piliers de notre démocratie constitutionnelle.
20 Autrefois, le principe de l’indépendance judiciaire s’appliquait uniquement aux cours supérieures. Depuis que les fonctions judiciaires ne sont plus l’apanage exclusif de ces cours, il est maintenant accepté que ce principe s’applique à tous les tribunaux judiciaires. Voir le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 106 :
. . . notre Constitution a évolué avec le temps. Tout comme notre compréhension des droits et des libertés a progressé, à tel point qu’ils ont été expressément constitutionnalisés par l’édiction de la Loi constitutionnelle de 1982, l’indépendance de la magistrature est devenue un principe qui vise maintenant tous les tribunaux, et non seulement les cours supérieures du pays.
Le principe non écrit de l’indépendance judiciaire doit être interprété conformément aux objets qui le sous‑tendent. En l’espèce, l’indépendance judiciaire ne s’appliquera à la charge des intimés que s’il est déterminé qu’ils exercent des fonctions judiciaires liées aux fondements de ce principe.
21 La raison d’être de l’indépendance judiciaire a toujours été de garantir que les juges, en tant qu’arbitres de différends, soient complètement libres de trancher chaque affaire au fond sans ingérence de la part de qui que ce soit : voir Beauregard, précité, p. 69. L’intégrité du processus décisionnel judiciaire n’est assurée que si la prise des décisions n’est assujettie à aucune pression extérieure. D’où l’aspect individuel de l’indépendance judiciaire, c’est-à-dire la nécessité de veiller à ce que le juge soit libre de trancher une affaire sans influence extérieure.
22 De nos jours, on reconnaît que le besoin d’impartialité dans chaque cas est loin d’être le seul impératif justifiant l’indépendance judiciaire. Le pouvoir judiciaire joue un rôle indispensable pour ce qui est de préserver la structure fondamentale de notre Constitution : voir le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 108. Au Canada, comme dans les autres États fédéraux, les tribunaux judiciaires tranchent les différends opposant le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et veillent au respect du partage constitutionnel des compétences. Ces mêmes tribunaux veillent également à ce que l’exercice du pouvoir étatique respecte la primauté du droit et les dispositions de notre Constitution. À ce titre, ils servent de bouclier contre les atteintes injustifiées de l’État aux droits et libertés des citoyens. Le juge en chef Dickson a décrit ainsi ce rôle dans l’arrêt Beauregard, précité, p. 70 :
[Les tribunaux judiciaires jouent le rôle de] protecteur de la constitution et des valeurs fondamentales qui y sont enchâssées — la primauté du droit, la justice fondamentale, l’égalité, la préservation du processus démocratique, pour n’en nommer peut‑être que les plus importantes.
Ce mandat constitutionnel est à l’origine de l’aspect institutionnel du principe : la nécessité de maintenir l’indépendance d’un tribunal judiciaire ou administratif dans son ensemble vis‑à‑vis des organes exécutif et législatif du gouvernement.
23 Par conséquent, en raison de son rôle d’arbitre des différends et de gardien de la Constitution, le pouvoir judiciaire doit être complètement indépendant. Un motif séparé, mais connexe, justifiant l’indépendance judiciaire est la nécessité de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice. Pour que règne la confiance dans notre système de justice, il faut s’assurer que les citoyens aient toujours une saine perception d’indépendance judiciaire. Sans cette perception d’indépendance, le pouvoir judiciaire ne peut pas « prétendre à la légitimité, ni commander le respect et l’acceptation qui lui sont essentiels » : voir Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13, par. 38, le juge Gonthier. Le principe exige que le pouvoir judiciaire soit non seulement effectivement indépendant, mais encore perçu comme étant indépendant.
24 À la lumière de ces raisons d’être de l’indépendance judiciaire — l’impartialité dans la prise de décisions et le maintien de notre ordre constitutionnel et de la confiance du public dans l’administration de la justice — il est clair que la protection offerte par le principe s’applique également à la charge judiciaire occupée par les intimés. Les juges de paix albertains non siégeant exerçaient des fonctions judiciaires directement liées à l’application de la loi au sein du système judiciaire. Ils étaient sur la ligne de feu du processus de justice criminelle et exerçaient maintes fonctions judiciaires ayant une incidence importante sur les droits et libertés des citoyens. Leur compétence en matière d’enquêtes sur cautionnement revêtait une importance particulière. Les juges de paix étant visés par la définition de l’expression « juge de paix » figurant à l’art. 2 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, les intimés étaient, de ce fait, autorisés à se prononcer sur des mises en liberté provisoire, conformément à l’art. 515 du Code. Les décisions en matière de mise en liberté provisoire ont une incidence sur le droit à la sécurité de la personne et sur le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable, garantis respectivement par l’art. 7 et l’al. 11e) de la Charte. Le professeur Friedland a commenté ainsi l’importance des enquêtes sur cautionnement dans Detention before Trial : A Study of Criminal Cases Tried in the Toronto Magistrates’ Courts (1965), p. 172 :
[traduction] La période précédant le procès est trop importante pour être livrée à la conjecture et à l’arbitraire. C’est la valeur accordée à la liberté individuelle qui est alors en jeu. La détention avant le procès touche non seulement aux aspects moral, social et physique de la vie de l’accusé et de sa famille, mais peut également avoir une incidence considérable sur l’issue du procès lui‑même. Le droit devrait avoir en horreur toute privation inutile de liberté, et des mesures concrètes devraient être prises pour faire en sorte que la détention avant le procès soit réduite au minimum.
Les intimés devaient exercer un pouvoir discrétionnaire judiciaire important en rendant des décisions à cet égard.
25 Les intimés étaient également habilités à décerner des mandats de perquisition, qui ont une incidence sur le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, garanti par l’art. 8 de la Charte. Dans l’arrêt Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416, p. 444‑445, le juge Sopinka a décrit ainsi l’effet des mandats de perquisition sur le droit à la protection de la vie privée :
La perquisition dans des locaux privés [. . .] constitue la plus grave atteinte à la vie privée, abstraction faite de l’atteinte à l’intégrité physique . . .
Les mandats de perquisition constituent une atteinte importante à la vie privée d’un particulier qui est à la fois contrariante et perturbatrice.
À la page 439 de cet arrêt, la Cour a conclu que, pour être conforme à la Constitution, la délivrance d’un mandat de perquisition devait relever de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par un officier de justice indépendant de l’État et de ses mandataires.
26 Il ressort clairement de chacune des fonctions judiciaires susmentionnées que les intimés aidaient grandement les cours provinciales et supérieures à remplir le mandat constitutionnel confié au pouvoir judiciaire. La conclusion suivante du professeur Mewett concernant les juges de paix ontariens s’applique également aux intimés (rapport Mewett, p. 39) :
[traduction] . . . le juge de paix est la personne qui s’interpose entre le citoyen et l’exercice arbitraire de pouvoir par l’État ou ses fonctionnaires. Il est essentiel que ce soit une personne indépendante qui décide s’il y a lieu de délivrer l’acte de procédure, de décerner un mandat de perquisition ou de mettre un accusé en liberté sous caution et, le cas échéant, à quelles conditions, et ainsi de suite. Il s’agit d’un principe fondamental [. . . qui] doit être jalousement préservé.
Il est évident que l’indépendance des intimés dans l’exercice de leurs fonctions était une exigence constitutionnelle.
27 Cet examen nous amène au contenu de l’indépendance judiciaire et à la question de savoir si la mesure législative en cause contrevient à ce principe.
B. Les conditions essentielles de l’indépendance
28 Comme nous l’avons vu, l’indépendance judiciaire comporte à la fois un aspect individuel et un aspect institutionnel. Le premier aspect concerne l’indépendance du juge lui-même, et le deuxième, l’indépendance du tribunal judiciaire où il siège. Chacun de ces aspects est tributaire de l’existence de conditions ou garanties objectives destinées à soustraire le pouvoir judiciaire à toute influence ou à toute intervention extérieure : voir Valente, précité, p. 685. Les garanties nécessaires sont l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative : voir le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 115.
29 La principale question qui se pose en l’espèce est de savoir si la destitution des intimés par la législature portait atteinte à leur inamovibilité. En examinant cette question, il faut considérer que les conditions d’indépendance sont censées protéger les intérêts du public. L’indépendance judiciaire est non pas une fin en soi, mais un moyen de préserver notre ordre constitutionnel et de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice : voir le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 9. Ce principe existe au profit de la personne jugée et non des juges. Si les conditions d’indépendance ne sont pas « interprété[e]s en fonction des intérêts d’ordre public qu’[elles] visent à servir, il y a danger que leur application compromette la confiance du public dans les tribunaux, au lieu de l’accroître » : voir l’arrêt Mackin, précité, par. 116, le juge Binnie dissident.
30 La manière de remplir les conditions essentielles de l’indépendance varie selon la nature du tribunal judiciaire ou administratif et les intérêts en jeu. Voir les arrêts Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, par. 83, le juge en chef Lamer, et Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, 2001 CSC 35, par. 65, où la Cour a préconisé une approche contextuelle en matière d’indépendance judiciaire :
. . . bien que ce puisse être souhaitable, il n’est pas raisonnable de poser comme exigences constitutionnelles les conditions les plus rigoureuses et élaborées de l’indépendance judiciaire parce que l’al. 11d) de la Charte canadienne est susceptible de s’appliquer à une grande diversité de tribunaux. Ces conditions essentielles devront plutôt respecter cette diversité et être interprétées de façon souple. Ainsi, il ne saurait être question d’imposer une norme uniforme ou de dicter une formule législative particulière qui devrait prévaloir. Il suffira que l’essence de ces conditions soit respectée . . .
31 Le degré d’inamovibilité constitutionnellement requis dépend du contexte particulier du tribunal judiciaire ou administratif. Les juges des cours supérieures ne peuvent être destitués que sur adresse conjointe de la Chambre des communes et du Sénat, comme le prévoit l’art. 99 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce degré d’inamovibilité reflète la position traditionnelle et contemporaine que les cours supérieures occupent en leur qualité de composante fondamentale de la structure judiciaire canadienne et de principales gardiennes de la primauté du droit. Des conditions moins rigoureuses s’appliquent dans le cas des cours provinciales, qui sont constituées par des lois, mais qui accomplissent néanmoins des tâches constitutionnelles importantes. Voir l’arrêt Mackin, précité, par. 52 :
. . . la magistrature provinciale est investie d’importantes fonctions constitutionnelles, notamment en ce qu’elle est habilitée à faire : respecter la primauté de la Constitution en application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982; accorder réparation pour violation de la Charte, en vertu de l’art. 24; appliquer les art. 2, et 7 à 14 de la Charte; veiller au respect du partage des pouvoirs au sein de la fédération en vertu des art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867; et rendre des décisions relatives aux droits des peuples autochtones protégés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.
Bien que les intimés soient investis de fonctions importantes, leur compétence est beaucoup plus limitée que celle des juges des cours provinciales. Leur rôle de protecteur de la Constitution a une portée plus restreinte. Par conséquent, des conditions moins rigoureuses sont nécessaires pour respecter leur inamovibilité.
32 Dans chaque cas, il faut se demander, en définitive, si en examinant les dispositions législatives pertinentes dans leur contexte historique complet, une personne raisonnable et renseignée conclurait que le tribunal judiciaire ou administratif en question est indépendant : Valente, précité, p. 689. Il y a perception d’indépendance lorsque chaque condition est remplie pour l’essentiel. L’inamovibilité vise essentiellement à empêcher que les membres d’un tribunal fassent l’objet d’une destitution arbitraire ou discrétionnaire. Voir l’arrêt Valente, précité, p. 698 :
L’essence de l’inamovibilité pour les fins de l’al. 11d), que ce soit jusqu’à l’âge de la retraite, pour une durée fixe, ou pour une charge ad hoc, est que la charge soit à l’abri de toute intervention discrétionnaire ou arbitraire de la part de l’exécutif ou de l’autorité responsable des nominations.
33 À mon avis, la destitution raisonnablement conçue pour servir les intérêts qui sous‑tendent le principe de l’indépendance judiciaire n’est pas arbitraire. Comme nous l’avons vu, ces intérêts sont la confiance du public dans l’administration de la justice et le maintien d’un pouvoir judiciaire fort et indépendant capable de faire respecter la primauté du droit et les valeurs consacrées par notre Constitution. La destitution nécessaire pour servir ces intérêts ne peut pas être qualifiée d’arbitraire et ne mine pas la perception d’indépendance qu’aurait une personne raisonnable et renseignée.
34 Notre Cour a déjà statué qu’un régime législatif qui permet à l’exécutif de destituer sans motif suffisant un officier de justice est généralement jugé arbitraire : voir Valente, précité, p. 698; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, p. 285; Matsqui, précité, par. 101. Cette question ne se pose pas dans le présent pourvoi. Aucune des parties n’a plaidé l’insuffisance des garanties législatives contre l’ingérence de l’exécutif.
35 En l’espèce, il s’agit de savoir si la destitution des intimés par la législature est arbitraire. En ce qui concerne l’opinion contraire exprimée par la Cour d’appel, on ne saurait, dans le présent contexte, appliquer rigoureusement l’exigence d’un motif suffisant sans tenir compte de l’objet de l’indépendance judiciaire. Si la destitution des intimés reflète une décision que la législature a prise de bonne foi et de façon réfléchie dans le but de promouvoir les intérêts du public que l’indépendance judiciaire est censée protéger, alors le fait d’empêcher cette destitution ne contribue qu’à contrecarrer ces intérêts.
36 L’inamovibilité ne saurait être considérée comme absolue. Si elle était absolue, il serait quasi impossible de mettre en œuvre des réformes nécessaires. À l’inverse, reconnaître le besoin de réforme lorsque cela est indiqué revient à reconnaître que des particuliers peuvent être touchés. Une modification apportée par voie législative, qui entraîne une destitution sur avis d’un conseil de la magistrature indépendant, est justifiée si elle est nécessaire pour mettre en œuvre d’importantes réformes jugées essentielles au maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice. Une telle mesure législative n’est ni arbitraire ni discrétionnaire. Par contre, une destitution sans motif suffisant ordonnée par l’exécutif ne saurait être justifiée par ce motif et serait presque certainement arbitraire.
37 Eu égard aux circonstances à l’origine des réformes en cause dans la présente affaire, il est évident qu’une personne raisonnable et renseignée considérerait que les modifications renforcent l’indépendance des juges de paix albertains et relèvent leurs qualifications, au lieu de les diminuer. Il est évident que la législature a conclu que l’incidence positive des réformes sur les intérêts qui sous‑tendent l’indépendance judiciaire l’emporte sur l’incidence négative de la destitution des intimés. Leur destitution était nécessaire à la mise en œuvre de ces réformes. Par conséquent, elle ne saurait être qualifiée d’arbitraire et ne contrevient pas au principe de l’indépendance judiciaire.
38 Plusieurs considérations mènent à cette conclusion. Premièrement, on ne conteste pas que les dispositions en cause ont été adoptées dans l’intérêt du public. Rien n’indique que les modifications constituaient une tentative déguisée de destituer des juges de paix en particulier. Au contraire, les qualifications requises étaient fixées par un conseil de la magistrature indépendant. Les réformes avaient pour but de pallier les obstacles institutionnels à l’indépendance et aux qualifications des juges de paix. Dans l’arrêt Valente, précité, p. 703-704, la Cour a statué que le rôle joué en matière d’inamovibilité par un conseil de la magistrature provincial avait contribué de façon importante à assurer l’indépendance judiciaire qui, à son tour, dissipait toute crainte raisonnable que la mesure en cause ait été arbitraire ou discrétionnaire. La bonne foi de la législature élimine tout risque d’effet paralysant sur les juges de paix qui président en vertu du nouveau régime.
39 Deuxièmement, les recommandations des commissions indépendantes susmentionnées ont amplement démontré la nécessité d’accroître l’indépendance et la compétence des juges de paix albertains. Comme le juge en chambre l’a noté, [traduction] « les changements proposés sont très bien fondés. Le besoin de changement a été démontré à plusieurs reprises » (par. 54). La mesure législative reflète, pour l’essentiel, les recommandations des divers rapports et suit de près les conclusions du rapport manitobain (1991) qui est l’étude canadienne la plus récente en la matière.
40 Le rapport manitobain proposait que la charge soit divisée en trois catégories, les fonctions des juges de paix de chaque catégorie devant être édictées par voie législative ou réglementaire (p. 52). Il recommandait que les qualifications requises pour occuper la charge en question soient fixées par un comité indépendant présidé par le juge en chef de la Cour provinciale, et qu’il soit interdit aux personnes en situation de conflit d’intérêts inhérent d’occuper cette charge (p. 59). Finalement, il était recommandé que, pour assurer la mise en œuvre en temps utile des réformes, les titulaires ne satisfaisant pas aux nouvelles qualifications requises soient destitués, mais de façon à bouleverser le moins possible leur carrière (p. 76).
41 Les modifications législatives apportées par l’Alberta suivent toutes ces recommandations. Chaque modification est clairement destinée à accroître l’indépendance des juges de paix albertains et à relever leurs qualifications, tout en tenant compte du bouleversement causé à la carrière des personnes destituées de leurs fonctions.
(1) Reclassification des fonctions
42 Les modifications apportées en Alberta répartissent les juges de paix en trois catégories, à savoir les juges de paix siégeant, les juges de paix présidant et les juges de paix non présidant. Cette mesure permet de définir exactement — par voie législative ou réglementaire — la compétence rattachée à chaque charge. Auparavant, la compétence de chaque juge de paix non siégeant était définie au moyen d’une directive administrative sous forme de [traduction] « lettres d’habilitation » (letters of authority) du juge en chef de la Cour provinciale. En raison de la diversité des qualifications et des fonctions des juges de paix non siégeant, le système posait des problèmes insurmontables. Étant donné qu’il n’existait aucune condition d’admissibilité à la charge, il était loin d’être assuré que les juges de paix étaient qualifiés pour exercer les fonctions particulières qui leur étaient assignées. Les modifications permettent de bien adapter les qualifications de chaque juge de paix aux fonctions de sa charge.
43 De même, avant les modifications, la perception d’indépendance risquait d’être compromise en raison de l’important pouvoir discrétionnaire administratif rattaché au rôle de surveillance du juge en chef. Voir le rapport manitobain, p. 51 :
[traduction] La restriction par voie de directive administrative est également désavantageuse en ce sens qu’elle risque d’être perçue comme un moyen détourné de mettre en œuvre un processus disciplinaire, perception qui devrait être éliminée par des restrictions légales pouvant être régies et appliquées publiquement.
La clarification de l’étendue de la compétence de chaque juge de paix contribue à réduire ce pouvoir discrétionnaire administratif et le risque que la perception d’indépendance soit minée à cet égard.
(2) Élimination des conflits d’intérêts
44 Les modifications empêchent de nommer juge de paix siégeant ou juge de paix présidant les personnes en situation de conflit d’intérêts (par. 2.1(5)). Ces personnes sont notamment les employés du gouvernement, les personnes chargées d’appliquer la loi, les procureurs et les gardiens de prison. À l’époque où les modifications ont été apportées, plusieurs centaines de juges de paix non siégeant étaient des employés du ministère de la Justice. L’embauche d’officiers de justice par le pouvoir exécutif avait pour effet de compromettre sérieusement la perception d’indépendance relative à leur charge. Le fait de destituer ces personnes de leur charge d’officier de justice permet de pallier cet effet.
(3) Qualifications fixées par un conseil de la magistrature indépendant
45 On a longtemps cru que les nominations en question reposaient uniquement sur des motifs politiques. La commission McRuer (1968) a qualifié la situation en Ontario de [traduction] « simulacre de charge judiciaire [qui ne peut] que dévaloriser le respect de la loi et de l’ordre dans la collectivité » (p. 518). Il est à espérer que, à défaut d’avoir été éliminé, le favoritisme dans le processus de nomination a au moins été réduit depuis ce rapport. Il est incontestable que la perception selon laquelle la nomination à une charge judiciaire est de nature politique mine la confiance du public dans l’administration de la justice.
46 Une mesure destinée à améliorer cette perception consistait à exiger que les candidats et candidates aient les qualifications fixées par un comité indépendant échappant à toute influence politique. Dans le présent pourvoi, les modifications apportées en Alberta prévoyaient que seule la personne ayant les qualifications fixées par le conseil de la magistrature pouvait être nommée juge de paix siégeant ou juge de paix présidant (par. 2.1(1)). L’établissement, par ce comité indépendant, des qualifications requises pour occuper la charge remédie à la perception de favoritisme dans le processus de nomination.
47 La délégation de cette tâche à un conseil de la magistrature indépendant garantit également que les qualifications pertinentes sont fixées par un organisme qui connaît bien les fonctions des juges de paix et le niveau d’instruction et de formation nécessaire pour les exercer. Le rapport manitobain fait remarquer ceci, à la p. 58 :
[traduction] . . . nous sommes d’avis que le comité lui‑même devrait fixer le niveau d’instruction requis. Cela est particulièrement pertinent, étant donné que les responsables de la formation et de la surveillance des juges de paix sont représentés au comité.
Le conseil de la magistrature a convenu à l’unanimité que, pour être nommé, il fallait au moins être membre en règle du barreau de l’Alberta et avoir au moins cinq ans d’expérience pertinente à titre d’avocat.
48 Ces critères d’admissibilité sont raisonnables compte tenu des fonctions judiciaires des juges de paix siégeant et des juges de paix présidant et de l’incidence importante qu’elles ont sur les droits et libertés des particuliers. Le rapport Doob a révélé que 84 pour 100 des juges de paix interrogés en Ontario et en Colombie‑Britannique pensaient [traduction] « qu’il serait utile que les juges de paix nommés aient quelque formation en droit » (p. 64). Il est raisonnable de conclure que les exigences minimales en matière d’instruction et d’expérience des juges de paix tendront à améliorer la qualité des décisions judiciaires. En étant mieux formé, le juge de paix cherchera moins à consulter d’autres personnes, ce qui aura pour effet d’accroître son indépendance sur le plan décisionnel.
(4) Application des réformes aux intimés
49 Les intimés ne contestent pas le bien-fondé des réformes susmentionnées. Cependant, ils font valoir que les modifications ne devraient s’appliquer qu’aux nouvelles nominations. Je ne suis pas de cet avis. Comme un bon nombre des rapports l’ont souligné, dès qu’il est établi que la charge a besoin d’une réforme structurelle importante, l’établissement d’une disposition maintenant les « droits acquis » des titulaires de la charge ne contribue qu’à retarder la mise en œuvre de cette réforme. Voir le rapport manitobain, p. 75‑76 :
[traduction] Étant donné que les juges de paix et les magistrats peuvent rester en fonction pendant de nombreuses années, une solution qui ne s’appliquerait pas à ceux qui sont déjà nommés n’aurait aucune incidence appréciable pendant longtemps.
Les réformes adoptées en Ontario, en Saskatchewan et dans les Territoires du Nord‑Ouest ne comportaient aucune disposition maintenant les droits acquis des titulaires de la charge. En l’espèce, l’exigence que la destitution soit fondée sur un motif suffisant commanderait que, outre les intimés, les 190 juges de paix payés sur honoraires et les 242 juges de paix salariés restent en fonction jusqu’à leur retraite. Il s’ensuivrait que toute mise en œuvre significative des réformes serait impossible pendant plusieurs années. Compte tenu du besoin démontré de changement, un tel délai ne sert pas les intérêts du public.
50 De plus, le maintien en poste de personnes ne satisfaisant pas aux conditions minimales d’admissibilité fixées par un conseil de la magistrature indépendant, qui a une connaissance approfondie des fonctions de la charge, pourrait avoir pour effet d’ébranler la confiance du public dans l’administration de la justice. Indépendamment de la question de savoir si les intimés sont effectivement qualifiés pour occuper leur charge, leur défaut de satisfaire aux conditions minimales en matière d’instruction pourrait miner la perception qu’ont de leurs qualifications les personnes qui comparaissent devant eux.
51 Enfin, la manière dont les réformes ont été mises en œuvre a réduit au minimum l’incidence négative de la mesure législative sur les intimés. Ceux-ci se sont vu offrir une charge de juge de paix non présidant, laquelle charge comporte les fonctions administratives qu’ils exerçaient en leur qualité de juges de paix non siégeant. Bien que ses titulaires ne bénéficient pas de l’inamovibilité, la charge de juge de paix non présidant permet aux intimés de recevoir la même rémunération et les mêmes avantages que leur procurait leur charge antérieure.
(5) Conclusion
52 Compte tenu de ces facteurs, je conclus qu’une personne raisonnable et renseignée considérerait que les modifications législatives renforcent l’indépendance des juges de paix albertains et relèvent leurs qualifications. Les réformes sont le fruit de la décision mûrement réfléchie de la législature, selon laquelle il est nécessaire, dans l’intérêt du public, de modifier la charge par la promotion des intérêts qui sous‑tendent l’indépendance judiciaire. Elles renforcent la capacité des juges de paix de défendre la Constitution et de trancher des différends, et elles augmentent la confiance du public dans l’administration de la justice. La destitution des intimés n’est ni arbitraire ni discrétionnaire, et ne mine pas la perception d’indépendance qu’aurait une personne raisonnable et renseignée.
53 En toute déférence, je ne suis pas d’accord avec la conclusion des cours d’instance inférieure. J’estime que le par. 2.4(8) ne contrevient pas au principe de l’indépendance judiciaire applicable aux intimés.
C. L’article premier de la Charte
54 Compte tenu de la conclusion que l’al. 11d) de la Charte n’est pas en jeu en l’espèce, il n’est pas nécessaire de se demander si la Loi est justifiée au regard de l’article premier.
VI. Dispositif
55 En conséquence je suis d’avis d’accueillir le pourvoi sans dépens dans notre Cour et, compte tenu des circonstances exceptionnelles de la présente affaire, je suis d’avis de ne pas modifier les dépens accordés par les cours d’instance inférieure.
56 Les réponses données aux questions constitutionnelles sont les suivantes :
Réponse à la première question : Non.
Réponse à la deuxième question : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelante : Ministère de la Justice de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs des intimés : Code Hunter, Calgary.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Sous‑procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Sainte‑Foy.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Ministère du Procureur général, Victoria.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Sous‑procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureurs de l’intervenante Association of Justices of the Peace of Ontario : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.