Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), [2004] 3 R.C.S. 304, 2004 CSC 61
Les Entreprises Sibeca Inc. Appelante
c.
Municipalité de Frelighsburg Intimée
Répertorié : Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité)
Référence neutre : 2004 CSC 61.
No du greffe : 29600.
2004 : 23 mars; 2004 : 1er octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci*, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (2002), 40 M.P.L.R. (3d) 157, [2002] J.Q. no 5093 (QL), qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure, [2000] J.Q. no 5908 (QL). Pourvoi rejeté.
Jacques Jeansonne et Pierre Luc Blain, pour l’appelante.
Guy Pepin et Pierre Le Page, pour l’intimée.
Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie et Deschamps a été rendu par
1 La juge Deschamps — Le pourvoi met en question les règles régissant la responsabilité extracontractuelle des municipalités et plus particulièrement les circonstances qui peuvent entraîner leur condamnation à des dommages-intérêts dans le contexte de l’exercice de leur pouvoir de réglementation.
2 L’adoption de règlements de zonage constitue assurément un exercice pour lequel une municipalité bénéficie d’une grande marge de manœuvre. Tout pouvoir discrétionnaire, si grand soit‑il, connaît cependant des limites. L’appelante, Entreprises Sibeca Inc. (« Sibeca »), prétend que la municipalité a outrepassé ces limites. Partant d’une fausse prémisse, le juge de première instance lui a donné raison. La Cour d’appel a infirmé ce jugement. Pour les motifs exprimés ci-dessous, je suis d’avis que le pourvoi doit être rejeté.
I. Faits
3 Le 28 mai 1988, Sibeca achète un terrain d’environ 1 500 acres situé sur le territoire de la municipalité de Frelighsburg (« municipalité »). Ce terrain comprend le sommet du mont Pinacle, considéré comme l’espace le plus important de la municipalité, aux plans politique, économique et social. Peu de temps après avoir acheté le terrain, Sibeca présente à la municipalité un projet de développement récréatif et immobilier sur le flanc nord du mont Pinacle, couvrant environ 600 acres. Le projet comporte un centre de ski alpin, un parcours de golf et une aire résidentielle. L’ensemble du projet est compatible avec le schéma d’aménagement de la municipalité régionale de comté Brôme‑Missisquoi (« MRC ») tel que mis en vigueur le 19 mai 1987. Par résolution datée du 12 septembre 1988, la municipalité donne son accord de principe au projet, mais l’assortit de plusieurs conditions, dont celle de pouvoir en encadrer la réalisation au moyen de la réglementation qu’elle doit adopter incessamment.
4 En fait, au moment de l’approbation du projet de Sibeca, la municipalité n’a pas encore adopté la réglementation qui doit mettre en œuvre le schéma d’aménagement adopté en application de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, L.R.Q., ch. A-19.1. De plus, le terrain de Sibeca est situé dans une zone qui demeure désignée comme agricole en vertu de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, L.R.Q., ch. P‑41.1. Sibeca ne peut donc aller de l’avant avec son projet avant d’obtenir la modification de la désignation qui est nécessaire pour retirer le terrain de la zone protégée comme territoire agricole.
5 En 1987, la mise en vigueur du schéma d’aménagement avait mis en évidence une lutte ouverte depuis un bon moment déjà entre les partisans de l’exploitation du mont Pinacle et les partisans de sa conservation. Depuis 1976, le plan directeur de la municipalité prévoyait une orientation vouée à la conservation du territoire du mont Pinacle. Dès le début de l’élaboration du schéma d’aménagement, la MRC entérine cette orientation, et la proposition qu’elle soumet à la consultation publique incorpore cette vocation. Ce n’est que lors de l’adoption de la version définitive que la vocation est changée pour autoriser une zone récréative. La contestation, jusque-là politico-sociale, se judiciarise.
6 Les partisans de la conservation défendent leur position sur plusieurs fronts. Ils forment l’Association pour la conservation du mont Pinacle (« Association »). Ils intentent un recours en contestation du schéma d’aménagement, alléguant que le changement de vocation est illégal. Leur action est rejetée le 22 mai 1992 ([1992] R.J.Q. 1613) par la juge Hélène LeBel de la Cour supérieure, au motif que la MRC n’est pas tenue par la version soumise à la consultation publique et, plus spécifiquement, que le changement d’orientation en est un qui tient à la qualité du processus décisionnel et non à sa légalité (p. 1634). La juge refuse aussi l’argument voulant que la MRC ait agi à l’instigation de la firme Desourdy inc., auteur de Sibeca, mais note qu’il est normal qu’un organisme comme la MRC, composé des maires de chacune des municipalités du territoire, soit enclin à accorder beaucoup de poids aux avis des municipalités locales. En 1991, les conservationnistes fondent aussi la Fiducie foncière mont Pinacle (« Fiducie ») en vue d’amasser des fonds pour acquérir des terrains destinés à des aires de protection. Ils contestent également la décision de la Commission de protection du territoire agricole du 12 novembre 1992 favorable à Sibeca. La contestation de l’Association est rejetée le 3 mai 1993.
7 Par ailleurs, à compter de 1991, en raison de la conjoncture économique, le projet de Sibeca bat de l’aile. Le projet de développement récréatif est mis en veilleuse. Selon le représentant de Sibeca, il est inutile, en pleine récession économique, de faire la promotion d’un centre de ski. Sibeca planifie plutôt un ensemble résidentiel du côté sud de la montagne, le Domaine de l’Aigle. Ce projet consiste en 50 lots d’environ 5 acres chacun. Au cours de l’année 1992, Sibeca obtient les permis de lotissement, d’abattage d’arbres et de construction de chemins, en vue de la réalisation du Domaine de l’Aigle. De plus, le 1er avril 1993, la municipalité délivre trois permis de construction pour trois maisons-témoins. Sibeca entame ce projet mais fait face à plusieurs écueils. Contestation administrative concernant la désignation comme terre agricole, mauvais temps, vandalisme, problèmes de sous‑traitance font que l’automne 1993 arrive sans que la promotion des ventes du Domaine de l’Aigle ne soit amorcée.
8 L’automne 1993 apporte aussi un changement, politique celui‑là. Un nouveau conseil municipal est élu. Plusieurs militants conservationnistes de longue date se retrouvent majoritaires au conseil. Leurs fonctions au sein de la Fiducie et de l’Association leur sont d’ailleurs reprochées. Le conseil municipal met de côté les travaux d’élaboration de la réglementation déjà amorcés. Il retient les services d’un nouveau cabinet d’urbanistes. Plutôt que d’adopter un tout nouveau règlement de zonage, le conseil prépare un projet de modification du règlement de zonage existant.
9 Les permis de construction de Sibeca, délivrés initialement pour six mois, mais prolongés jusqu’au 1er avril 1994 par tolérance, deviennent périmés. Sibeca n’a alors pas commencé la construction des trois maisons. Le 5 avril 1994, est déposé un avis de motion annonçant la modification du règlement de zonage 215‑82. À la suite de la modification, d’une part, le promoteur doit présenter à la municipalité un plan d’aménagement pour l’ensemble de son terrain (« PAE ») (donc le flanc nord et le versant sud) et, d’autre part, les constructions doivent être adjacentes à une rue publique. De plus, les activités de ski alpin ne sont pas autorisées. Le 21 août 1994, les personnes autorisées à voter se prononcent en faveur du règlement. Un certificat de conformité du règlement au schéma est émis par la MRC le 20 décembre 1994.
10 Sibeca doit faire face à un échéancier serré. Ses créanciers lui ont accordé une prorogation jusqu’au 31 décembre 1994. Elle estime cependant que les nouvelles exigences sont telles qu’elle ne croit pas pouvoir trouver de terrain d’entente avec la municipalité. Sibeca morcelle son terrain et procède à des ventes successives. Elle poursuit pour la perte des profits qu’elle aurait réalisés en vendant individuellement les lots du Domaine de l’Aigle.
11 Deux thèses s’affrontent devant la Cour supérieure : Sibeca prétend que la municipalité a bloqué son projet alors que la municipalité plaide qu’elle a légitimement utilisé des outils mis à sa disposition par le législateur pour encadrer la mise en valeur de son territoire.
12 Le juge Arsenault de la Cour supérieure estime que, même en l’absence de droits acquis, Sibeca pouvait légitimement s’attendre, en ce qui concerne le Domaine de l’Aigle, à ce que le projet ne soit pas bloqué arbitrairement par un conseil hostile au projet ski‑golf au mont Pinacle. Selon lui, le règlement ne visait que le Domaine de l’Aigle. Se fondant sur l’arrêt City of Ottawa c. Boyd Builders Ltd., [1965] R.C.S. 408, le juge impose à la municipalité de prouver sa bonne foi. Il accepte que des conseillers municipaux soient en droit de militer pour la conservation du mont Pinacle, mais il reproche à la municipalité d’avoir exigé un PAE, étant d’opinion que le conseil déviait du schéma d’aménagement. Il dit aussi être enclin à penser que le conseil s’est écarté du but poursuivi par la disposition de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme concernant le PAE en incluant l’obligation de construire sur un terrain adjacent à une rue publique. Il met donc en doute les intentions réelles de la municipalité et de ses conseillers, estimant qu’ils étaient sans doute au courant que l’éventuelle mise en chantier du projet ski-golf était liée au succès financier du Domaine de l’Aigle. Il conclut que le projet de Sibeca a été bloqué. Il qualifie l’attitude de la municipalité de mauvaise foi dite administrative. Il condamne la municipalité à payer des dommages-intérêts de 330 500 $. Selon lui, les conseillers municipaux n’ont cependant pas agi malicieusement et ne peuvent encourir de responsabilité personnelle.
13 La Cour d’appel casse la condamnation. Dans des motifs auxquels souscrivent ses deux collègues, la juge Mailhot s’appuie sur la conclusion voulant que les conseillers ne sont pas de mauvaise foi pour mettre en relief le résultat contradictoire auquel la Cour supérieure est arrivée pour ce qui est de la municipalité. Analysant les faits et le droit, la juge Mailhot conclut que la municipalité avait le pouvoir de modifier le règlement de zonage, que ce pouvoir n’a pas été utilisé de façon illégitime et que les membres du conseil municipal n’étaient pas fermés aux idées de Sibeca.
14 Devant notre Cour, Sibeca réitère que la municipalité a utilisé ses pouvoirs pour une fin impropre. Les conseillers auraient agi de façon discriminatoire et de mauvaise foi. Conjuguée à l’obligation de construire sur un chemin public, l’obligation de déposer un PAE avait pour effet de bloquer le projet du Domaine de l’Aigle. De plus, plusieurs conseillers se seraient placés en situation de conflit d’intérêts. Par ailleurs, Sibeca soumet que son appel incident devant la Cour d’appel aurait dû être accueilli.
II. Analyse
15 Il importe de ne pas confondre les règles du droit administratif avec celles du droit de la responsabilité extracontractuelle d’un corps public. Les premières permettent de présenter à la Cour supérieure une demande de révision judiciaire d’une décision d’un corps public. L’annulation d’une telle décision n’entraîne pas nécessairement la responsabilité civile de la municipalité.
16 Le recours en dommages-intérêts contre un corps public fait intervenir les règles de la responsabilité civile. Le présent pourvoi ne concerne que les règles de la responsabilité civile. Sibeca s’est départie de ses biens et ne demande pas l’annulation du règlement de zonage. Son recours se limite à une réclamation pour la perte des profits escomptés de la vente des lots du Domaine de l’Aigle. L’action en dommages-intérêts est fondée sur l’art. 1457 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 :
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.
17 Suivant le Code civil du Bas Canada, la responsabilité civile d’une municipalité était guidée par les règles élaborées par notre Cour dans l’arrêt Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705. Ces règles ont été revues dans l’arrêt Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, 2002 CSC 85, à la suite de l’entrée en vigueur de l’art. 1376 du Code civil du Québec en 1994. Cet article se lit :
1376. Les règles du présent livre s’appliquent à l’État, ainsi qu’à ses organismes et à toute autre personne morale de droit public, sous réserve des autres règles de droit qui leur sont applicables.
18 Dans Prud’homme, la Cour a conclu que l’art. 1376 du Code civil du Québec rend applicables les règles générales du droit civil, à moins que le corps public ne démontre que des principes de droit public priment les règles du droit civil (par. 31) :
Somme toute, l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions du Code civil du Québec, et de l’art. 1376 plus particulièrement, ne permet plus de retenir la méthode prescrite par l’arrêt Laurentide Motels, précité, dans la mesure où celle‑ci imposait au particulier l’obligation d’identifier une règle de common law publique rendant le droit privé applicable à son action en responsabilité contre l’administration publique. Dorénavant, le régime civiliste de la responsabilité s’applique en principe à l’acte fautif de l’administration. Il revient alors à la partie qui entend se prévaloir du droit public pour éviter ou restreindre l’application du régime général de responsabilité civile de démontrer, le cas échéant, que des principes de droit public pertinents priment sur les règles du droit civil.
Lorsqu’une règle de droit public est identifiée et qu’elle est jugée applicable, elle doit être intégrée dans le droit de la responsabilité civile. Il importe donc de préciser les règles de droit public applicables aux municipalités, de vérifier si elles priment les règles du droit civil et, s’il y a lieu, de les intégrer à ce droit.
19 En l’occurrence, le Code civil du Québec ne précise pas de norme particulière pour établir la responsabilité d’un corps public pour les actes accomplis dans un contexte de politique générale. En droit public, par contre, les corps publics bénéficient de l’immunité pour les actes accomplis dans l’exercice de leur pouvoir législatif ou réglementaire.
20 Les règles de droit public applicables aux corps publics exerçant un pouvoir législatif ont fait l’objet de nombreux arrêts de la Cour. Un des arrêts clés demeure Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957. Dans cette affaire, un promoteur immobilier avait poursuivi le corps public concerné, alléguant l’existence d’une obligation de diligence dans l’adoption d’un règlement de zonage. À la suite de l’annulation du règlement, le promoteur invoquait la responsabilité du corps public pour les dommages subis. Exprimant l’opinion de la Cour, le juge Laskin a établi des principes de base clairs (p. 966 et 968-970) :
En l’espèce, il importe de signaler que l’obligation de diligence de la défenderesse envers la demanderesse ne peut naître du seul fait qu’il en résulterait, ainsi qu’il est prévisible, une perte financière pour cette dernière si le règlement no 177 était invalide. . .
. . .
. . . Au niveau qu’on pourrait appeler celui des opérations, une municipalité n’est pas la même qu’au niveau législatif ou quasi judiciaire où elle exerce un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi. Elle peut alors (tout comme une législature provinciale ou le Parlement du Canada) excéder ses pouvoirs, ainsi que le penserait finalement un tribunal, bien qu’elle ait suivi le conseil d’avocats. Dans ces circonstances, il serait inconcevable qu’on puisse dire qu’elle a une obligation de diligence qui entraîne sa responsabilité pour dommages si elle y manque. « L’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité » . . .
. . .
. . . Si au lieu d’établir le terrain ici en cause dans une nouvelle zone de façon à en augmenter la valeur aux fins d’aménagement, la défenderesse l’avait établi dans une zone qui lui aurait fait perdre de la valeur et si les propriétaires l’avaient ensuite vendu, aurait‑on pu obtenir alors, quand le règlement de nouveau zonage aurait été déclaré invalide pour les mêmes motifs que le règlement no 177, que les propriétaires avaient le droit de se faire indemniser de leurs pertes par la municipalité? Je ne le crois pas, parce que le risque de perte par suite de l’exercice d’un pouvoir législatif ou déclaratoire est un risque couru par le public en général et non un risque à l’égard duquel on peut réclamer une indemnité en se fondant sur l’existence d’une obligation particulière de diligence. . .
21 L’adoption, la modification ou l’annulation d’un règlement de zonage ne sont pas, en elles-mêmes, sources de responsabilité d’une municipalité même si ces actes entraînent une diminution de valeur des terrains visés. En vertu du droit public, une municipalité bénéficie d’un grand pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de son pouvoir de réglementation. Cette discrétion est cependant limitée. L’affaire Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, traite de la portée de ce pouvoir et de ses limites (p. 140) :
[traduction] Dans une réglementation publique de cette nature, il n’y a rien de tel qu’une « discrétion » absolue et sans entraves, c’est-à-dire celle où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. La fraude et la corruption au sein de la commission ne sont peut-être pas mentionnées dans des lois de ce genre, mais ce sont des exceptions que l’on doit toujours sous-entendre. La « discrétion » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice d’un devoir public. Une loi doit toujours s’entendre comme s’appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption. [Je souligne.]
22 Ce critère a, entre autres, été repris dans Brown c. Colombie‑Britannique (Ministre des Transports et de la Voirie), [1994] 1 R.C.S. 420, p. 442 :
Une décision de [politique générale] ne peut être examinée en regard de la norme du caractère raisonnable du droit privé. Étant donné que l’on n’a pas allégué que la décision n’a pas été prise de bonne foi ou qu’elle était à ce point irrationnelle qu’elle ne saurait constituer l’exercice légitime d’un pouvoir discrétionnaire, elle ne peut être attaquée. [Je souligne.]
23 En vertu du droit public, une municipalité ne peut donc être tenue responsable de l’exercice de son pouvoir réglementaire si elle a agi de bonne foi ou si l’exercice de ce pouvoir ne peut être qualifié d’irrationnel. Un règlement déclaré invalide parce que fondé sur une mauvaise interprétation de la loi ou sur une considération jugée non pertinente dans le contexte d’une révision judiciaire n’engage pas nécessairement la responsabilité extracontractuelle de la municipalité. La municipalité bénéficie d’une marge d’erreur légitime. Le droit public lui reconnaît en effet une protection qui peut être qualifiée d’immunité relative. Cette immunité prime‑t‑elle les règles du droit civil?
24 Pour répondre à cette question, je me reporte aux propos du juge Laskin dans Welbridge, précité, qui, à mon avis, transcendent la common law. Les municipalités exercent des fonctions qui requièrent la prise en considération d’intérêts multiples, parfois contradictoires. Pour favoriser pleinement la résolution démocratique des conflits politiques, les corps publics élus doivent disposer d’une marge de manœuvre considérable. Hors d’un contexte constitutionnel, il serait inconcevable que les tribunaux s’immiscent dans ce processus et s’imposent comme arbitres pour dicter la prise en considération d’un intérêt particulier. Ils ne peuvent intervenir que s’il y a preuve de mauvaise foi. La lourdeur et la complexité des fonctions inhérentes à l’exercice du pouvoir de réglementation justifient l’incorporation d’une protection, tant en droit civil qu’en common law. Cette protection était d’ailleurs reconnue par le Code civil du Bas Canada, comme l’illustre l’arrêt Laurentide Motels, précité, même si la démarche suivie pour la reconnaître était différente. Les considérations à l’origine de la formulation de l’immunité de droit public reconnue par le droit civil régi par le Code civil du Bas Canada demeurent toujours présentes depuis l’entrée en vigueur du Code civil du Québec. Il reste donc à déterminer comment cette immunité relative peut s’intégrer dans le droit civil.
25 L’application en droit civil du critère de la mauvaise foi ne cause aucun problème. Cette notion n’est pas unique au droit public. Elle trouve d’ailleurs application dans les domaines les plus divers du droit. La notion de mauvaise foi est cependant flexible et son contenu varie selon les domaines du droit. Comme le souligne le juge LeBel dans l’affaire Finney c. Barreau du Québec, [2004] 2 R.C.S. 17, 2004 CSC 36, la mauvaise foi peut avoir un contenu qui dépasse la faute intentionnelle (par. 39) :
[La notion de mauvaise foi] inclut certainement la faute intentionnelle, dont le comportement du procureur général du Québec, examiné dans l’affaire Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, représente un exemple classique. Une telle conduite constitue un abus de pouvoir qui permet de retenir la responsabilité de l’État ou parfois du fonctionnaire. Cependant, l’insouciance grave implique un dérèglement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir, à tel point qu’on peut en déduire l’absence de bonne foi et présumer la mauvaise foi. L’acte, dans les modalités de son accomplissement, devient inexplicable et incompréhensible, au point qu’il puisse être considéré comme un véritable abus de pouvoir par rapport à ses fins. . .
26 Cette interprétation du concept de mauvaise foi permet d’englober non seulement les actes qui sont délibérément accomplis dans l’intention de nuire, ce qui correspond à la mauvaise foi classique, mais aussi ceux qui se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés qu’un tribunal ne peut raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi. Ce qui paraît être une extension de la mauvaise foi n’est, en quelque sorte, que l’admission en preuve de faits qui correspondent à une preuve circonstancielle de la mauvaise foi à défaut par la victime de pouvoir en présenter une preuve directe.
27 On peut conclure de cette analyse que l’immunité de droit public attachée à l’exercice du pouvoir législatif et réglementaire peut être intégrée dans le régime de responsabilité applicable aux organismes publics. La formulation de l’art. 1457 du Code civil du Québec permet d’incorporer l’obligation faite au demandeur de démontrer que le corps public a agi de mauvaise foi ou dans des circonstances qui font conclure à sa mauvaise foi.
III. Application du droit aux faits
28 L’analyse faite par le juge de première instance débute à juste titre par des commentaires sur le devoir de réserve des tribunaux à l’égard de l’exercice du pouvoir réglementaire d’une municipalité. Normalement, dit le juge, la responsabilité des élus est déterminée à l’occasion des scrutins. Ce dernier se fonde cependant sur l’arrêt Boyd Builders, précité, pour imposer un renversement du fardeau de preuve de la mauvaise foi ([2000] J.Q. no 5908 (QL), par. 125) :
L’avis de motion du 4 avril 1994, en ce qui concerne le Domaine de l’Aigle, a créé une situation juridique quelque peu identique à celui en l’arrêt Boyd Builders, les dissemblances en l’instance conduisent pratiquement au même effet en regard du fardeau de preuve.
29 L’arrêt Boyd Builders ne justifie pas cette conclusion. Dans cette affaire, le promoteur avait déposé une demande de permis à la suite de laquelle la ville d’Ottawa avait modifié son règlement de zonage. La Cour a établi que, lorsque la réglementation municipale autorise un usage, le demandeur de permis bénéficie dès le dépôt de la demande d’un droit prima facie à la délivrance du permis. De plus, lorsque la réglementation est modifiée après le dépôt de la demande de permis, la municipalité doit prouver que la modification était prévue avant la demande. La Cour s’exprime ainsi (p. 411) :
[traduction] Suivant les dispositions du par. 30(9) de la Loi sur l’aménagement du territoire, le règlement ne produit pas ses effets tant qu’il n’a pas été approuvé par la Commission des affaires municipales. Par conséquent, lorsque Boyd Builders Limited a demandé un permis de construction et, après le rejet de cette demande, une ordonnance de faire exigeant qu’on lui délivre un tel permis, il n’existait aucun règlement valide et en vigueur en prohibant la délivrance. Boyd Builders Limited possédait donc un droit prima facie à ce permis et, après qu’on lui eut refusé le permis en question, un droit prima facie à une ordonnance de faire en intimant la délivrance. Ce droit ne peut être refusé que si la municipalité démontre qu’elle possède clairement un plan de zonage du quartier qu’elle met en œuvre de bonne foi et avec diligence.
30 L’arrêt Boyd Builders fixe les droits d’un demandeur de permis à la date du dépôt de sa demande et impose un fardeau de preuve de bonne foi à la municipalité lorsqu’elle procède à une modification d’un règlement affectant la demande de permis après son dépôt. Cet arrêt s’inscrit spécifiquement dans un contexte de demande de permis. Les circonstances de la présente affaire sont tout autres. Sibeca n’avait pas demandé de renouvellement de ses permis périmés et n’avait fait aucune demande de nouveau permis. Elle ne bénéficiait donc pas d’un droit prima facie à la délivrance d’un permis. En fait, au moment de l’avis de motion, aucune demande de permis n’était en suspens.
31 Les principes énoncés dans Boyd Builders, précité, n’ont aucune application en l’espèce. Les déboires qui ont entraîné l’interruption du projet d’exploitation du sommet du mont Pinacle sont indépendants des actes de la municipalité. La mise en veilleuse du projet ski-golf a d’ailleurs eu lieu alors qu’un conseil municipal favorable au développement était en poste. Pour ce qui est du Domaine de l’Aigle, un an s’était écoulé depuis la délivrance des permis de construction des maisons, et les chemins n’étaient pas achevés. Le juge de première instance a mal interprété l’arrêt Boyd Builders, précité, et a, à tort, opéré un renversement du fardeau de preuve. Cette fausse prémisse a malheureusement guidé toute son analyse.
32 Le juge de première instance analyse quatre éléments pour conclure que la municipalité était responsable envers Sibeca : l’obligation de présenter un PAE, l’obligation de construire sur un terrain adjacent à un chemin public, l’intérêt manifesté par les conseillers pour la conservation du mont Pinacle, et l’avis de motion du 4 avril 1994. Il conclut que le règlement présente un caractère injuste, abusif, indûment discriminatoire et illégal, assimilable à de la mauvaise foi dite « administrative ». Sa conclusion est cependant tributaire, à chaque étape, de l’erreur de droit qu’il a commise, à savoir le fardeau de preuve qu’il a imposé à la municipalité.
33 Pour chacun des éléments relevés par le juge de première instance, la juge Mailhot de la Cour d’appel rappelle les points saillants de la preuve. Cette autre perspective prend toute son importance lorsque le fardeau de preuve n’est pas déplacé ((2002), 40 M.P.L.R. (3d) 157, par. 62-64) :
La preuve montre que le Mont Pinacle a toujours été une préoccupation du conseil municipal et ce, autant de l’actuel que de celui qui l’a précédé. L’on se rappellera qu’en adoptant la résolution accordant une approbation de principe au projet de Sibeca, l’ancien conseil a émis la condition suivante :
8) Que la municipalité puisse aussi contrôler les usages et la densité dans les secteurs contigus au projet de façon à protéger le milieu naturel.
L’adoption d’un PAE était tout indiquée dans les circonstances. La sauvegarde du milieu naturel du Mont Pinacle demandait plus qu’une simple vérification de l’esthétisme architectural. Le conseil municipal se devait d’obtenir une vue d’ensemble du projet avant d’y donner son accord et de permettre le changement de zonage approprié. Il ne faut pas oublier que le projet du Domaine de l’Aigle n’avait pas fait l’objet d’un accord de principe comme celui de la piste de ski alpin sise sur le flanc Nord de la montagne.
Les conseillers municipaux Duval, Audette, Vanasse ainsi que le maire Riel n’ont jamais caché leur intention face au Mont Pinacle. En tant que contribuables de la municipalité de Frelighsburg, ils ont intenté des procédures judiciaires afin de conserver la montagne dans son état naturel. Il s’agit d’une préoccupation plus que louable. Il s’avère qu’en voulant la mettre à exécution, le conseil municipal a dû passer par l’adoption des deux règlements ci‑haut mentionnés. Ce faisant, les projets de Sibeca ont été perturbés si tant est qu’ils eussent pu être relancés en avril 1994 ce qui, selon la preuve, n’est pas certain. [Caractères gras supprimés.]
34 La Cour d’appel signale aussi que le juge de première instance conclut de façon inexplicable à la mauvaise foi de la municipalité, bien qu’il déclare que les conseillers n’étaient, eux‑mêmes, animés d’aucune malice.
35 Je ne peux expliquer l’approche contradictoire du juge de première instance que par l’erreur de droit qu’il a faite en imposant à la municipalité le fardeau de prouver sa bonne foi, alors qu’il n’a pas commis cette erreur à l’égard des conseillers. Cette différence de traitement n’avait pas sa place. Il n’existe pas de notion qu’on appellerait mauvaise foi administrative. Une personne morale ne peut agir que par ses agents et ne peut avoir d’intention distincte de ces derniers. Si un conseil municipal formé de conseillers de bonne foi adopte un règlement, la municipalité sera considérée de bonne foi. C’est donc avec raison que la juge Mailhot note encore (par. 71-72) :
Bref, malgré qu’il soit manifeste que le nouveau conseil municipal n’était pas favorable au projet de l’intimée, il n’y a pas pour autant une preuve déterminante de mauvaise foi de la part du conseil municipal, d’autant plus que le juge de première instance refuse toute condamnation personnelle des conseillers, parce qu’eux‑mêmes de bonne foi, alors que l’entité qu’ils forment est taxée de mauvaise foi. Il est à noter qu’une grande portion de la déclaration [par. 55 à 101] et de la preuve a porté sur la responsabilité des défendeurs fondée sur leur prétendue mauvaise foi que le juge a écartée.
Comment peut‑on retenir la responsabilité du conseil si ses membres ont agi avec bonne foi en son nom? Comment une décision prise séparément par chaque membre votant peut‑elle être exempte de mauvaise foi alors qu’une fois les votes compilés, on la dit de mauvaise foi? Étant donné qu’une municipalité ne peut être tenue responsable des conséquences de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en l’absence de mauvaise foi, la condamnation du conseil municipal est, en l’espèce, sans fondement.
36 En fait, le juge de première instance souligne à plusieurs reprises que la volonté de « conserver le Mont Pinacle en son état naturel dans la mesure du possible, d’encadrer plus rigidement le site du Mont Pinacle à l’égard de futurs projets de développement touchant la montagne ne peut, certes en soi, être motif de reproche à quiconque » (par. 50). Le juge affirme aussi que, « [s]’agissant [. . .] d’un choix politique, bien que discutable, [il] ne peut [. . .] reprocher au nouveau conseil d’avoir voulu, le moment venu, encadrer davantage le projet de ski et de golf, bien qu’un [plan d’implantation et d’intégration architecturale] aurait pu servir aux mêmes fins » (par. 56). Le seul reproche qu’il fait à la municipalité concerne l’aire du Domaine de l’Aigle (par. 57) :
Mais le règlement P.A.E. de la municipalité, concernant la zone REC‑2, avait un effet de blocage plus que prévisible à l’égard du développement du Domaine de l’Aigle puisqu’il obligeait Sibeca à procéder à la présentation et acceptation, à nouveau, d’un projet devant toucher l’ensemble de la zone REC‑2 y compris le projet, mis en veilleuse, du sommet du versant nord (ski et golf).
37 Le règlement de zonage d’une municipalité doit être conforme au schéma d’aménagement du territoire dans lequel elle est située. À l’intérieur de ce cadre, la municipalité peut régir le développement de son territoire et favoriser les objectifs qu’elle estime d’intérêt municipal.
38 Le règlement de zonage modifié a été déclaré conforme au schéma d’aménagement, et aucune contestation de cette décision n’a été déposée. Même si la conservation de l’environnement fait l’objet de lois spécifiques, la protection de l’environnement naturel du territoire municipal ne peut constituer un but illégitime pour un conseil municipal. Corollairement, un tel objectif ne devient pas illégitime parce qu’il est poursuivi par des conseillers publiquement identifiés à la conservation du mont Pinacle.
IV. Conclusion
39 Si la municipalité pouvait intervenir pour encadrer le développement de la montagne, elle pouvait aussi décider que le Domaine de l’Aigle pouvait difficilement être détaché du PAE. En obligeant la municipalité à prouver sa bonne foi, le juge de la Cour supérieure dérogeait aux principes juridiques applicables. En accordant préséance aux vœux de Sibeca, il intervenait dans une sphère réservée au conseil municipal. C’est donc avec raison que la Cour d’appel est intervenue pour casser la condamnation. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de discuter du moyen fondé sur le rejet de l’appel incident.
40 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Les motifs des juges LeBel et Fish ont été rendus par
41 Le juge LeBel — J’ai pris connaissance de l’opinion de ma collègue, madame la juge Deschamps. Je suis d’accord avec son analyse du cadre de la responsabilité civile de la municipalité de Frelighsburg dans ce dossier et avec le dispositif qu’elle propose. Je ne crois pas nécessaire, cependant, d’exprimer d’opinion sur l’application de ces principes aux faits du présent pourvoi, ni de porter un jugement sur les motifs, les intentions ou le comportement de la municipalité en l’espèce.
42 En effet, bien que cette question n’ait guère été évoquée devant nous qu’au cours de l’audience, la position de l’appelante dans cette affaire souffrait d’une faiblesse fondamentale. En effet, comme l’ont souligné les procureurs de l’intimée, en un sens, l’appelante est l’auteur de son propre malheur. Par ses propres décisions, elle aurait rompu tout lien de causalité, même si on concluait que la municipalité avait commis une faute susceptible d’engager sa responsabilité civile.
43 L’appelante avait obtenu des permis de construction depuis déjà longtemps. Elle n’a pas effectué de travaux et a laissé les permis se périmer. Elle n’a posé aucun des gestes qui auraient pu lui permettre de maintenir en vigueur des autorisations qui la protégeaient, suivant la jurisprudence, contre les changements ultérieurs de réglementation et de politique administrative de la municipalité. Ce faisant, elle ne peut imputer à autrui les conséquences de sa propre inaction, ni réclamer une indemnisation du fait qu’un projet qu’elle a laissé en suspens pendant longtemps ne se soit pas réalisé.
44 Pour ces motifs, je suggère donc de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Deslauriers Jeansonne, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Bélanger Sauvé, Montréal.
* Le juge Iacobucci n’a pas pris part au jugement.