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04/11/2022 | CANADA | N°2022CSC39

Canada | Canada, Cour suprême, 4 novembre 2022, R. c. Sharma, 2022 CSC 39


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Sharma, 2022 CSC 39

 

 
Appel entendu : 23 mars 2022
Jugement rendu : 4 novembre 2022
Dossier : 39346


 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi du chef du Canada
Appelant
 
et
 
Cheyenne Sharma
Intimée
 
- et -
 
Procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, Aboriginal Legal Services Inc., Federation of Sovereign Indigenous Nations, British Columbia Civil Liberties Association, Queen’s Prison Law Clinic, HIV & AIDS

Legal Clinic Ontario, Réseau juridique VIH, Association du Barreau canadien, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, Legal Services Boar...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Sharma, 2022 CSC 39

 

 
Appel entendu : 23 mars 2022
Jugement rendu : 4 novembre 2022
Dossier : 39346

 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi du chef du Canada
Appelant
 
et
 
Cheyenne Sharma
Intimée
 
- et -
 
Procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, Aboriginal Legal Services Inc., Federation of Sovereign Indigenous Nations, British Columbia Civil Liberties Association, Queen’s Prison Law Clinic, HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Réseau juridique VIH, Association du Barreau canadien, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, Legal Services Board of Nunavut, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Association canadienne des libertés civiles, Association des femmes autochtones du Canada, David Asper Centre for Constitutional Rights, Ontario Native Women’s Association, Assembly of Manitoba Chiefs, Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry, Société John Howard du Canada, Criminal Trial Lawyers’ Association et Association québécoise des avocats et avocates de la défense
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 

Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 113)

Les juges Brown et Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver et Côté)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 114 à 260)

La juge Karakatsanis (avec l’accord des juges Martin, Kasirer et Jamal)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Sa Majesté le Roi du chef du Canada                                                            Appelant
c.
Cheyenne Sharma                                                                                             Intimée
et
Procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de la Saskatchewan,
Aboriginal Legal Services Inc.,
Federation of Sovereign Indigenous Nations,
British Columbia Civil Liberties Association,
Queen’s Prison Law Clinic,
HIV & AIDS Legal Clinic Ontario,
Réseau juridique VIH,
Association du Barreau canadien,
Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes,
Legal Services Board of Nunavut,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Association canadienne des libertés civiles,
Association des femmes autochtones du Canada,
David Asper Centre for Constitutional Rights,
Ontario Native Women’s Association,
Assembly of Manitoba Chiefs,
Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry,
Société John Howard du Canada,
Criminal Trial Lawyers’ Association et
Association québécoise des avocats et avocates de la défense               Intervenants
Répertorié : R. c. Sharma
2022 CSC 39
No du greffe : 39346.
2022 : 23 mars; 2022 : 4 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à l’égalité — Discrimination fondée sur la race — Droit à la liberté — Justice fondamentale — Détermination de la peine — Délinquants autochtones — Emprisonnement avec sursis — Délinquante autochtone plaidant coupable à une accusation d’importation de cocaïne et réclamant une peine d’emprisonnement avec sursis — Contestation par la délinquante de la constitutionnalité des dispositions du Code criminel qui rendent l’emprisonnement avec sursis inaccessible pour certaines infractions et catégories d’infractions graves — Juge chargé de la détermination de la peine concluant que la délinquante ne peut pas obtenir un sursis à l’emprisonnement et rejetant la contestation fondée sur la Charte — Dispositions contestées invalidées par la Cour d’appel au motif qu’elles ont une portée excessive et sont discriminatoires à l’égard des délinquants autochtones — L’impossibilité d’obtenir un sursis à l’emprisonnement porte‑t‑elle atteinte aux droits de la délinquante protégés par la Charte? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 15(1) — Code criminel, LR.C. 1985, c. C‑46, art. 718.2e), 742.1c), 742.1e)(ii).
                    En 2015, S, une femme d’ascendance ojibwée faisant partie de la Première Nation de Saugeen, est arrivée à Toronto à bord d’un vol international. On a découvert 1,97 kilogramme de cocaïne dans sa valise. Elle a avoué que son partenaire avait promis de lui payer 20 000 $ pour qu’elle apporte la valise au Canada, et elle a plaidé coupable à l’accusation d’avoir importé une substance inscrite à l’ann. I en violation du par. 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. À l’époque, S avait 20 ans, n’avait aucun casier judiciaire, avait deux mois de retard sur son loyer et risquait d’être expulsée. S était devenue mère célibataire à 17 ans et avait peu de soutien, et la perspective de se retrouver dans la rue avec son enfant l’avait incitée à accepter d’importer la drogue. En outre, un rapport présentenciel (Gladue) indiquait que la grand‑mère de S était une survivante des pensionnats, que la mère de S avait séjourné en foyer d’accueil, que S avait été agressée sexuellement et qu’elle avait abandonné ses études en raison de difficultés financières.
                    S a réclamé une peine d’emprisonnement avec sursis. L’emprisonnement avec sursis est un type d’incarcération prévu à l’art. 742.1 du Code criminel qui permet aux délinquants répondant aux critères prévus par la loi de purger leur peine sous une stricte surveillance dans leur collectivité, plutôt qu’en prison. En 2012, le Parlement a modifié le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement pour rendre l’emprisonnement avec sursis inaccessible pour certaines infractions graves. Trois conditions préalables doivent être remplies avant qu’un emprisonnement avec sursis puisse être octroyé : le délinquant ne doit pas avoir été reconnu coupable d’une des infractions énumérées aux al. 742.1b) à f) du Code criminel; le tribunal aurait autrement infligé une peine d’emprisonnement de moins de deux ans; et le fait pour le délinquant de purger sa peine au sein de la collectivité ne mettrait pas en danger la sécurité de celle‑ci. Lorsque ces conditions préalables sont réunies, le tribunal doit se demander si l’octroi du sursis à l’emprisonnement constitue une sanction appropriée, compte tenu de l’objectif essentiel et des principes de détermination de la peine énoncés aux art. 718 à 718.2. En particulier, l’al. 718.2e) prévoit « l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité ».
                    Les modifications apportées en 2012 au Code criminel empêchaient S de bénéficier d’un emprisonnement avec sursis. En particulier, l’al. 742.1c) empêchait le tribunal d’octroyer un sursis à l’emprisonnement lorsque l’infraction, comme celle à laquelle S a plaidé coupable, est passible d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou d’emprisonnement à perpétuité. S a contesté, sur le fondement de la Charte, l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii), selon lequel le sursis ne peut être octroyé dans le cas des infractions poursuivies par mise en accusation et passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de dix ans qui mettent en cause l’importation, l’exportation, le trafic ou la production de drogues. Le juge chargé de la détermination de la peine a estimé qu’il n’était pas possible d’octroyer à S le sursis à l’emprisonnement, a rejeté sa contestation fondée sur les art. 7 et 15 de la Charte, et lui a infligé une peine d’emprisonnement de 18 mois. La Cour d’appel a conclu à la majorité que l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) avaient une portée excessive au regard de l’art. 7, et qu’ils étaient discriminatoires à l’égard des délinquants autochtones comme S au sens du par. 15(1). Elle a invalidé les dispositions et a condamné S à la peine qu’elle avait déjà purgée.
                    Arrêt (les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et la peine infligée en première instance est rétablie.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe : L’alinéa 742.1c) et le sous‑al. 742.1(e)(ii) sont constitutionnels. Ils ne limitent pas les droits garantis à S par le par. 15(1) de la Charte; S n’a pas, comme elle était tenue de le faire à la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), démontré que les dispositions contestées créaient un effet disproportionné sur les délinquants autochtones par rapport aux délinquants non autochtones ou qu’elles contribuaient à un tel effet. Elles ne limitent pas non plus les droits garantis à S par l’art. 7 de la Charte. Elles visent à renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves, et c’est bel et bien ce qu’elles font. Les peines maximales sont un indicateur raisonnable de la gravité de l’infraction, et, par conséquent, les dispositions en question ne privent pas les individus de leur liberté dans des circonstances qui n’ont aucun lien avec l’objectif visé.
                    Le critère à deux volets applicable pour évaluer une demande fondée sur le par. 15(1) oblige le demandeur à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée a) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; et b) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage. Ce cadre d’analyse s’applique également dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, laquelle survient lorsqu’une loi en apparence neutre a une incidence disproportionnée sur des membres de groupes bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue. Toutefois, l’incertitude quant au fardeau de preuve dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable survient lorsque les tribunaux regroupent les deux étapes de l’analyse en une seule. Il n’y a pas de cloisons étanches entre les deux étapes de l’analyse, puisqu’à chaque étape, on s’attarde aux effets de la loi contestée sur le groupe protégé. Bien que les éléments de preuve puissent se recouper à chacune des étapes, les deux étapes posent des questions fondamentalement différentes. L’analyse effectuée à une étape doit donc demeurer distincte de l’analyse faite à l’autre. Bien que la juge Karakatsanis insiste sur le caractère de « pierre d’assise » de l’égalité réelle, le tribunal doit en fin de compte se concentrer sur le critère à deux volets. Si, en appliquant ce critère, il conclut que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait à l’une ou l’autre des étapes de l’analyse fondée sur le par. 15(1), il n’y a pas de violation de l’art. 15 et, par conséquent, pas d’inégalité réelle.
                    La première étape à suivre pour évaluer une demande fondée sur le par. 15(1) consiste à se demander si la loi contestée crée un effet disproportionné sur le groupe demandeur pour un motif protégé ou contribue à cet effet. L’obligation de démontrer l’existence d’un effet disproportionné entraîne nécessairement un exercice de comparaison à la première étape, et le lien de causalité joue un rôle capital. Le demandeur doit établir un lien entre la loi contestée et son effet discriminatoire, mais il n’a pas besoin de prouver pourquoi la loi contestée a cet effet. Deux types d’éléments de preuve sont utiles : les éléments de preuve portant sur tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs et les éléments de preuve sur les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée. Idéalement, les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable devraient s’appuyer sur les deux types d’éléments de preuve. Pour réaliser concrètement la promesse du par. 15(1), toutefois, il ne devrait pas être indûment difficile pour le demandeur de s’acquitter de son fardeau de preuve. Les tribunaux devraient garder à l’esprit que : aucune forme particulière de preuve n’est requise; le demandeur n’a pas à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée était la seule ou la principale cause de l’effet disproportionné; le lien de causalité peut être établi par une inférence raisonnable; les preuves scientifiques de causalité devraient être examinées attentivement; et les preuves scientifiques nouvelles ne devraient être admises que si elles ont un fondement fiable.
                    La deuxième étape vise à déterminer si cet effet impose des fardeaux ou refuse des avantages d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage. Toute distinction n’est pas discriminatoire. Les tribunaux doivent examiner les désavantages historiques ou systémiques dont a fait l’objet le groupe demandeur. Le fait de laisser subsister un tel désavantage n’est pas suffisant en soi pour satisfaire à l’exigence de la deuxième étape : une incidence négative ou l’aggravation de la situation est nécessaire. Plusieurs facteurs peuvent aider à déterminer si le demandeur s’est déchargé du fardeau qui lui incombait à la deuxième étape : l’arbitraire, les préjugés et les stéréotypes. En ce qui a trait à l’arbitraire, une distinction fondée sur les capacités réelles d’une personne sera rarement discriminatoire; mais une distinction qui ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe sera souvent discriminatoire. Les stéréotypes ou préjugés peuvent jouer un rôle déterminant si la loi contestée encourage les stéréotypes et les préjugés ou les idées stigmatisantes à propos des membres d’un groupe protégé et, ce faisant, elle perpétue le désavantage que subissent ces personnes. Pour ce qui est du fardeau de preuve à la deuxième étape, le demandeur n’a pas à prouver que le législateur avait l’intention de discriminer, le tribunal peut prendre connaissance d’office de faits notoires et non contestés, et il peut inférer qu’une loi a un effet discriminatoire lorsqu’une telle inférence est étayée par la preuve disponible.
                    En outre, pour déterminer si une distinction est discriminatoire à la deuxième étape de l’analyse, les tribunaux devraient également tenir compte du contexte législatif plus large. Constituent notamment des facteurs pertinents : les objets du régime, la question de savoir si la politique est conçue dans l’intérêt de divers groupes, l’affectation des ressources, les objectifs d’intérêt public particuliers visés par le législateur et la question de savoir si les limites prévues par le régime tiennent compte de ces facteurs. L’approche contextuelle est particulièrement importante lorsqu’on analyse la constitutionnalité d’un régime de détermination de la peine. Quant à la portée des obligations que le par. 15(1) impose à l’État, celui-ci n’a pas une obligation positive générale de remédier aux inégalités sociales ou d’adopter des lois réparatrices, et le législateur n’est pas non plus tenu de maintenir ses politiques actuelles. Qui plus est, lorsque l’État légifère pour s’attaquer à des inégalités, il peut procéder de manière graduelle.
                    En l’espèce, S ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait à la première étape et, par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner la deuxième étape. Il n’y a pas violation du par. 15(1). Les dispositions contestées n’ont pas un effet disproportionné sur S en tant que délinquante autochtone et elles ne contribuent pas à créer un tel effet. Bien que la crise relative à l’incarcération des Autochtones soit indéniable, S n’a produit aucune donnée statistique pour démontrer que les dispositions contestées ont pour effet d’accroître l’emprisonnement des délinquants autochtones pour les infractions pertinentes par rapport aux délinquants non autochtones ou qu’elles contribuent à un tel effet. Le juge chargé de la détermination de la peine devait tenir compte de la situation particulière des délinquants autochtones, ce qu’il a fait, et c’est ce que le Parlement a prescrit à l’al. 718.2e). Toutefois, cette disposition ne garantit pas que les délinquants autochtones sont à l’abri de peines d’emprisonnement. Bien qu’elle énonce un principe important, il s’agit d’une disposition législative, et non d’un impératif constitutionnel.
                    En ce qui concerne l’art. 7, les dispositions contestées limitent le droit à la liberté de S; la question qui se pose est de savoir si elles limitent ce droit d’une manière conforme aux principes de justice fondamentale — c.‑à‑d., si elles sont arbitraires ou ont une portée excessive. Comme l’objet de la règle de droit est le principal point de référence, il est crucial de bien l’identifier. Il est important de qualifier cet objet en fonction du bon degré de généralité, et la formulation de l’objet doit être précise et succincte. L’indicateur le plus significatif et le plus fiable serait un énoncé de l’objet dans la loi applicable, mais le tribunal peut également tenir compte du texte, du contexte et de l’économie de la loi, de même que d’éléments de preuve extrinsèques. La preuve extrinsèque doit être utilisée avec prudence : dans un dossier législatif, l’énoncé de l’objet peut se révéler rhétorique et imprécis ou peut s’avérer un mauvais indicateur de l’intention. Ce qu’il faut déterminer, c’est l’objectif du Parlement, et non l’intention des députés qui le composent. Le tribunal devrait s’efforcer d’en arriver à un énoncé précis et succinct qui représente fidèlement l’objet législatif. Des énoncés de l’objet trop larges peuvent artificiellement mettre les dispositions contestées à l’abri de toute contestation fondée sur la portée excessive ou le caractère arbitraire. En l’espèce, il ressort clairement du texte, du contexte et de l’économie de la loi, ainsi que de la preuve extrinsèque, que les modifications avaient pour objet de renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions graves. Le moyen choisi par le Parlement pour atteindre cet objet consistait à supprimer l’admissibilité à l’emprisonnement avec sursis pour ces infractions. Les modifications ont pour effet de réduire le nombre de peines qui sont purgées au sein de la collectivité.
                    Une loi a une portée excessive lorsqu’elle impose des limites d’une manière qui n’a aucun lien rationnel avec son objet. Étant donné l’objet des dispositions contestées, elles n’ont pas une portée excessive. Premièrement, la peine maximale est un indicateur approprié de la gravité de l’infraction. Ensuite, la définition d’une infraction grave représente une appréciation normative à l’égard de laquelle le Parlement doit disposer d’une grande marge de manœuvre. Enfin, il ne faut pas confondre la gravité de l’infraction et la situation du délinquant; bien que les circonstances ayant amené S à importer des drogues soient tragiques et que sa culpabilité morale s’en trouve atténuée, ces faits ne rendent pas moins grave l’infraction qu’elle a commise.
                    Pour ce qui est du caractère arbitraire, une disposition est arbitraire lorsqu’il n’y a pas de lien entre l’effet de la disposition et son objet. Les dispositions contestées ne sont pas arbitraires. Elles visent à renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions graves. Lorsqu’un juge détermine que l’emprisonnement est justifié, les délinquants reconnus coupables de ces infractions purgeront leur peine en prison plutôt que dans la collectivité. Il y a un lien évident entre l’effet des dispositions et leur objet, et les droits de S ne sont donc pas limités arbitrairement.
                    Les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal (dissidents) : En 1999, la Cour a qualifié la surincarcération des Autochtones de crise dans le système canadien de justice pénale. Depuis, on a constaté l’augmentation du taux d’incarcération des Autochtones et la hausse en flèche du nombre de femmes autochtones incarcérées. La surincarcération perpétue de génération en génération les torts causés aux familles et aux collectivités autochtones et témoigne de façon éloquente de la discrimination que subissent les peuples autochtones dans le système de justice pénale. Le droit relatif à la détermination de la peine est particulièrement bien placé pour contribuer à atténuer les inégalités raciales dans le système de justice pénale canadien. Il est donc essentiel de veiller à ce que les dispositions canadiennes en matière de détermination de la peine soient compatibles avec les droits à la liberté et à l’égalité garantis par la Charte. La présente affaire oblige la Cour à s’atteler à cette tâche.
                    Le pourvoi devrait être rejeté. L’alinéa 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) sont inconstitutionnels. Ils contreviennent à l’art. 7 parce qu’ils privent certaines personnes de leur liberté de manière excessive : en utilisant les peines maximales comme indicateur de la gravité de l’infraction, englobant ainsi tant les comportements criminels les plus graves que les moins graves, ils dépassent leur objectif de réprimer les infractions plus graves par l’incarcération. Ils enfreignent également le par. 15(1) en affaiblissant l’effet réparateur de l’al. 718.2e) — qui oblige les juges à examiner les sanctions substitutives à l’emprisonnement « plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones » — d’une manière qui crée une distinction fondée sur la race, et qui a pour effet de renforcer, de perpétuer et d’accentuer les désavantages historiques subis par les peuples autochtones.
                    En ce qui a trait à l’art. 7 de la Charte, l’incarcération priverait S de sa liberté. Il s’agit de savoir si cette privation est conforme aux principes de justice fondamentale, notamment le principe selon lequel la disposition législative qui porte atteinte au droit d’une personne à la vie, à la liberté ou à la sécurité ne doit pas avoir une portée excessive. Il y a portée excessive lorsqu’il n’existe aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets. Cela suppose de définir l’objet et la portée de la disposition contestée pour déterminer si elle va trop loin en faisant tomber sous le coup de son application un comportement qui n’a aucun rapport avec son objectif.
                    La première étape consiste à déterminer l’objet des dispositions contestées. La formulation de l’objet devrait s’attacher aux fins visées par la loi plutôt qu’aux moyens choisis pour les réaliser, et elle devrait présenter un niveau approprié de généralité et énoncer l’idée maîtresse du texte de loi en termes précis et succincts. Pour discerner l’objectif, il faut tenir compte de l’objectif énoncé, le cas échéant, dans la loi, ainsi que du texte, du contexte et de l’économie de la loi et d’éléments de preuves extrinsèques. En l’espèce, l’intention qu’avait le Parlement était de faire en sorte que les délinquants qui commettent des infractions plus graves purgent leur peine en prison. Cet objectif crée un juste équilibre entre la précision et la généralité, sans confondre la fin avec les moyens ni constituer une quasi‑répétition des dispositions.
                    La deuxième étape consiste à déterminer si la disposition législative va au‑delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre ses objectifs législatifs. Il s’agit au fond de déterminer si la disposition en cause viole des normes fondamentales du fait de l’absence de lien entre son objet et son effet. En l’espèce, le Parlement a utilisé les peines maximales pour mesurer la gravité de l’infraction. Mais les peines maximales indiquent seulement qu’une infraction est potentiellement grave, non pas qu’elle est nécessairement grave. Les peines maximales ne sont pas un bon indicateur de la gravité des infractions, qui peuvent être commises dans des circonstances de gravité variable. Bien que les peines maximales fournissent des indications générales et peuvent aider le tribunal à établir la fourchette des peines, l’utilité de ces indications est limitée dans les cas individuels. La peine juste est toujours définie en fonction de l’ensemble des circonstances. En outre, dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 7, on ne peut simplement faire preuve de déférence à l’égard des choix du Parlement en matière de criminalité et de châtiments. Il n’y a rien de nouveau, d’encombrant ou d’irrationnel à soumettre des dispositions législatives portant sur la détermination de la peine à un contrôle constitutionnel.
                    L’alinéa 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) ont une portée excessive et constituent une violation prima facie de l’art. 7 de la Charte. Ils vont au‑delà de leur objet parce qu’ils s’appliquent aux infractions dont le degré de gravité est des plus faible et ont certains effets qui n’ont aucun rapport avec leur objectif. Ils visent les infractions les plus graves par le truchement de l’indicateur que constitue la peine maximale, mais ils s’appliquent à des actes pour lesquels la peine maximale constituerait une sanction qui va bien au‑delà de la gravité de l’infraction. Cet impact n’a aucun rapport avec l’objectif des dispositions. Comme les dispositions ont une portée excessive, il n’est pas nécessaire de déterminer si elles sont également arbitraires.
                    Pour avoir gain de cause en vertu du par. 15(1), le demandeur doit démontrer que la loi ou l’acte de l’État crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage. Bien que distinctes, les deux étapes peuvent se chevaucher; les mêmes faits qui illustrent une distinction peuvent également en démontrer le caractère discriminatoire. Les exigences en matière de preuve varient selon le contexte. Lorsqu’une loi établit à première vue une distinction, on peut en règle générale satisfaire à ce critère en prenant connaissance du texte applicable. Mais, dans une affaire de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, le demandeur doit démontrer que bien qu’elle prévoie un traitement égal pour tous, la loi a un effet négatif disproportionné identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues. Aux deux étapes, les tribunaux peuvent prendre connaissance d’office de certains faits sociaux lorsque la situation s’y prête.
                    La première étape ne constitue ni une étape de filtrage initial sur le fond, ni un lourd obstacle visant à écarter certaines demandes pour des motifs techniques; son objectif consiste à faire en sorte que les personnes bénéficiant de la protection du par. 15(1) sont celles qu’il est censé protéger. Le critère indique clairement que la première étape n’exige que la démonstration qu’une loi ou une politique crée une distinction fondée sur un motif protégé. Même si une distinction peut se prouver de différentes façons, les éléments de preuve sur la situation du groupe de demandeurs et sur les obstacles, notamment physiques, sociaux ou culturels auxquels ils sont confrontés, et les éléments de preuve sur les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée sont particulièrement utiles. Idéalement, les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable doivent être étayées par des éléments de preuve sur ces deux aspects, mais les deux types d’éléments de preuve ne sont pas toujours requis. Et, même si tant une preuve de disparité statistique qu’une preuve de désavantage sur le groupe dans son ensemble peuvent s’avérer utiles, ni l’une ni l’autre n’est obligatoire.
                    À la deuxième étape, l’analyse porte sur l’impact de la distinction, et la question est de savoir si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage. Il est loisible au demandeur de prouver que la distinction est arbitraire ou qu’elle perpétue une attitude imbue de préjugés ou de stéréotypes, mais il n’est pas tenu de le faire. Et si la loi contestée peut satisfaire à la deuxième étape du fait qu’elle accentue le désavantage subi par le groupe, une loi peut être discriminatoire sans accentuer ce désavantage. Ce qui importe, c’est la situation du groupe de demandeurs et l’effet réel de la mesure législative sur leur situation. Cela signifie que les intentions de l’État ne sont pas décisives; l’État peut discriminer sans en avoir l’intention. L’absence de différence de traitement n’est pas non plus déterminante : la discrimination peut également découler de l’omission de tenir compte des véritables caractéristiques d’un groupe défavorisé. En pratique, l’égalité véritable peut parfois exiger un traitement différent, et toutes les distinctions ne sont pas discriminatoires. Même lorsque les modifications apportées par le législateur créent effectivement des effets discriminatoires, la Charte invite l’État à justifier les limites apportées à des droits au regard de l’article premier. Le paragraphe 15(1) n’est pas un code complet en soi; il doit être interprété conjointement avec l’article premier. Le clivage entre ces deux dispositions réside dans la justification de la mesure, une démonstration qui incombe à l’État. Le fardeau équitable imposé aux demandeurs consiste uniquement à démontrer l’existence d’un effet discriminatoire. Il incombe alors à l’État de justifier ses choix et ses objectifs.
                    Les juges majoritaires cherchent à revoir ce cadre d’analyse. L’objectif de leurs révisions est d’élever le seuil à chaque étape du critère : en renouvelant l’accent mis sur le lien de causalité — ce qui n’ajoute rien au cadre actuel et rappelle les approches antérieures à la Charte qui ont été rejetées; en délaissant le libellé du critère — « crée une distinction » — au profit des termes plus ambigus « a créé un effet disproportionné ou y a contribué »; en affirmant que le fait de laisser subsister le désavantage du groupe demandeur n’est pas suffisant en soi pour satisfaire à la deuxième étape du critère; en intégrant à la deuxième étape des éléments de justification de la part de l’État; en écartant d’emblée toute obligation positive générale de l’État de remédier aux inégalités sociales ou d’adopter des lois réparatrices; en affirmant, sans étayer leur affirmation, qu’il n’est pas suffisant de démontrer que la loi restreint l’accès à un programme améliorateur à la première étape; et en minimisant le rôle des intervenants. Ces révisions sont non sollicitées, inutiles et contraires à la règle du stare decisis, et elles écarteraient des prémisses fondamentales de la jurisprudence actuelle.
                    En l’espèce, S a satisfait aux deux étapes du critère du par. 15(1). La première question est de savoir si l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) créent, à première vue ou de par leur effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. Les dispositions portent atteinte à un accommodement — la fonction réparatrice de l’al. 718.2e) — d’une manière qui touche différemment les délinquants autochtones. Cela ne découle pas de la simple existence d’un désavantage historique, mais de l’effet combiné de l’al. 718.2e) et de l’art. 742.1. Les peines d’emprisonnement avec sursis prévues à l’art. 742.1 se sont avérées avantageuses pour une tranche bien précise de délinquants autochtones : ceux pour qui la probation était une mesure trop clémente, mais la prison une sanction trop sévère. Elles ont permis aux tribunaux d’intégrer les perspectives autochtones de la justice dans les sanctions purgées dans la collectivité. Avec l’al. 718.2e), elles ont fourni une mesure d’amélioration qui visait à faciliter l’acquittement du mandat d’égalité réelle prévu à l’al. 718.2e) et à réduire la surreprésentation des délinquants autochtones en prison. Bien que l’al. 718.2e) ne donne pas expressément pour instruction au tribunal d’envisager d’infliger une peine d’emprisonnement avec sursis à l’égard d’un délinquant autochtone, l’exclusion des peines d’emprisonnement avec sursis de son champ d’application aurait pour effet de miner considérablement son objectif réparateur. L’interdiction du recours à l’emprisonnement avec sursis pour certains délinquants autochtones a porté atteinte à l’accommodement spécifique qu’offrait l’al. 718.2e), c’est‑à‑dire une méthode différente de détermination de la peine guidée par leurs besoins et leur situation uniques. Compte tenu du rapport qui existe entre, d’une part, l’al. 718.2e) et, d’autre part, l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii), les dispositions contestées ont nécessairement un effet différent sur les délinquants autochtones. Une distinction découle de la façon dont ces dispositions interagissent dans un contexte factuel dont les tribunaux doivent prendre connaissance d’office. Il n’est pas nécessaire de présenter d’autres éléments de preuve parce que la distinction est claire.
                    Il faut ensuite se demander si la loi impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage. La situation historiquement désavantageuse du groupe de demandeurs en l’espèce est un enjeu dont il faut prendre connaissance d’office, et la vaste surreprésentation des Autochtones dans les prisons est un fait bien établi. Cette situation désavantageuse est encore pire pour les femmes autochtones, dont bon nombre continuent de faire face à des formes de discrimination multiples et aggravées. Les peines d’emprisonnement avec sursis n’ont jamais été conçues comme une solution universelle. Mais en affaiblissant le cadre d’analyse de l’arrêt Gladue, les dispositions contestées ont supprimé un accommodement susceptible de réduire, dans une certaine mesure, ces désavantages historiques pour S et d’autres délinquants autochtones, ce qui renforce, perpétue et accentue leurs désavantages. Premièrement, les dispositions contestées obligent logiquement les juges chargés de la détermination de la peine à infliger un plus grand nombre de peines d’emprisonnement qu’ils ne le feraient autrement. Dans le cas des délinquants autochtones dont les antécédents les rendent particulièrement inaptes à la prison, cela ne fait qu’aggraver le désavantage qu’ils ont subi. Deuxièmement, les dispositions privent les délinquants de la possibilité de se voir infliger une peine qui correspond davantage aux visions autochtones de la justice, puisque les peines d’emprisonnement avec sursis facilitent davantage des activités qui reflètent le lien sacré entre les peuples autochtones et le monde naturel. En ne laissant aucune autre option réaliste que l’incarcération, l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) suppriment un outil important, qui constitue parfois le seul dont disposent les juges pour concrétiser les principes de justice réparatrice nécessaires au façonnement d’une peine équitable dans le cas des délinquants autochtones. Cet état de fait perpétue non seulement la surreprésentation, mais aussi les pertes culturelles, l’éclatement et la fragmentation des communautés. L’égalité réelle commande une approche différente, qui tient compte des types de sanctions dans la détermination de la peine qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou de ses attaches autochtones.
                    Les limites imposées aux droits garantis par l’art. 7 et le par. 15(1) ne sont pas justifiées au sens de l’article premier. La Couronne doit démontrer que l’objet de la loi est urgent et réel et que les moyens choisis pour le réaliser sont proportionnels à cet objet, en ce que : (1) ils sont rationnellement liés à cet objet, (2) ils portent atteinte de façon minimale au droit, et (3) il y a proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi. Bien que les dispositions en cause visent un objectif urgent et réel, et bien qu’il existe un lien rationnel entre le fait de veiller à ce que les crimes graves soient punis par l’incarcération et la suppression de la possibilité de prononcer des peines d’emprisonnement avec sursis pour certaines infractions, les dispositions n’équivalent pas à une atteinte minimale. L’État doit démontrer qu’il n’y a pas de moyen moins attentatoire d’atteindre l’objectif; or, la Couronne n’a pas fait cette démonstration en ce qui concerne l’une ou l’autre violation. Il n’y a pas non plus de proportionnalité entre les effets bénéfiques des dispositions et leurs effets préjudiciables. La Couronne n’a présenté aucune preuve tendant à démontrer que les avantages de l’incarcération des délinquants qui étaient auparavant admissibles à une peine d’emprisonnement avec sursis l’emportent sur le prix qu’ils paient en perdant leur liberté. Et le prix que les Autochtones doivent payer en ce qui concerne leur droit à l’égalité est encore plus élevé, puisqu’ils risquent d’être séparés de leur communauté, de leur milieu de travail ou de leur famille — des préjudices forcément exacerbés dans le cas des jeunes mères célibataires — et que les dispositions contribuent à perpétuer la surreprésentation des délinquants autochtones dans les prisons. L’État ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombe en application de l’article premier.
Jurisprudence
Citée par les juges Brown et Rowe
                    Arrêts examinés : R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. C.P., 2021 CSC 19; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464; arrêts mentionnés : R. c. Wells, 2000 CSC 10, [2000] 1 R.C.S. 207; Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 497; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Symes c. Canada, 1993 CanLII 55 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 695; Weatherley c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 158; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398; Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971); R. c. J.-L.J., 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600; R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; Vriend c. Alberta, 1998 CanLII 816 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 493; R. c. Serov, 2016 BCSC 636, 353 C.R.R. (2d) 264; R. c. Chen, 2021 BCSC 697; Thibaudeau c. Canada, 1995 CanLII 99 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 627; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657; R. c. Edwards Books and Art Ltd., 1986 CanLII 12 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 713; McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229; Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 158 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 462; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; R. c. Marshall, 1999 CanLII 666 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 533; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; R. c. Heywood, 1994 CanLII 34 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 761; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Friesen, 2020 CSC 9; R. c. Parranto, 2021 CSC 46; R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 CanLII 87 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 711; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Neary, 2017 SKCA 29, [2017] 7 W.W.R. 730.
Citée par la juge Karakatsanis (dissidente)
                    Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Neary, 2017 SKCA 29, [2017] 7 W.W.R. 730; R. c. Safarzadeh-Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; R. c. Parranto, 2021 CSC 46; R. c. Laberge (1995), 1995 ABCA 196 (CanLII), 165 A.R. 375; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Sinclair (1980), 1980 CanLII 3097 (MB CA), 3 Man. R. (2d) 257; R. c. Cheddesingh, 2004 CSC 16, [2004] 1 R.C.S. 433; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163; R. c. Friesen, 2020 CSC 9; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Luxton, 1990 CanLII 83 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 711; R. c. Turtle, 2020 ONCJ 429, 467 C.R.R. (2d) 153; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145; Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 497; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; R. c. Turpin, 1989 CanLII 98 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1296; R. c. Chouhan, 2021 CSC 26; Miron c. Trudel, 1995 CanLII 97 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 418; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522; R. c. C.P., 2021 CSC 19; Bliss c. Procureur général du Canada, 1978 CanLII 25 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 183; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. Lavallee, 1990 CanLII 95 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 852; Moge c. Moge, 1992 CanLII 25 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 813; R. c. Wells, 2000 CSC 10, [2000] 1 R.C.S. 207; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; Inglis c. British Columbia (Minister of Public Safety), 2013 BCSC 2309, 298 C.R.R. (2d) 35; Vriend c. Alberta, 1998 CanLII 816 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 493; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103; McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229; Weatherall c. Canada (Procureur général), 1993 CanLII 112 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 872; Egan c. Canada, 1995 CanLII 98 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 513; Lavoie c. Canada, 2002 CSC 23, [2002] 1 R.C.S. 769; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 12, 15.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 57(1), 231(5), 236, 320.13(3), 320.21, 348(1), 450b), partie XXIII [rempl. 1995, c. 22, art. 6], 718 à 718.2, 730(1), 732(1), 742.1 [rempl. 2007, c. 12, art. 1; rempl. 2012, c. 1, art. 34], 752.01.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi de 1996 visant à améliorer la législation pénale, L.C. 1997, c. 18, art. 107.1.
Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, c. 22, art. 6.
Loi modifiant le Code criminel (emprisonnement avec sursis), L.C. 2007, c. 12, art. 1.
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19, art. 6(1), (3)a.1), 8.
Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 34.
Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, c. C‑47, art. 4(2)b).
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20.
Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, art. 37(10).
Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, art. 36(1)a).
Loi sur l’immunité des États, L.R.C. 1985, c. S‑18.
Projet de loi C‑16, Loi mettant fin à la détention à domicile de contrevenants violents et dangereux ayant commis des crimes contre les biens ou d’autres crimes graves, 3e sess., 40e lég., 2010.
Doctrine et autres documents cités
Association du Barreau canadien. Mémoire sur le projet de loi C-10, Loi sur la sécurité des rues et des communautés, octobre 2011 (en ligne : https://www.cba.org/CMSPages/GetFile.aspx?guid=e4bba9c8-bcad-4679-bf09-b5ff223bc658; version archivée : https://scc-csc.ca/cso-dce/2022SCC-CSC39_1_fra.pdf).
Canada. Bureau de l’enquêteur correctionnel. Rapport annuel 2014-2015, Ottawa, 2015.
Canada. Bureau de l’enquêteur correctionnel. Rapport annuel 2017-2018, Ottawa, 2018.
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Feldman, Gillese et Miller), 2020 ONCA 478, 152 O.R. (3d) 209, 390 C.C.C. (3d) 1, 465 C.R.R. (2d) 81, 65 C.R. (7th) 1, [2020] O.J. No. 3183 (QL), 2020 CarswellOnt 10511 (WL), qui a annulé une décision du juge Hill, 2018 ONSC 1141, 405 C.R.R. (2d) 119, 44 C.R. (7th) 341, [2018] O.J. No. 909 (QL), 2018 CarswellOnt 2566 (WL). Pourvoi accueilli, les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal sont dissidents.
                    Jennifer Conroy et Jeanette Gevikoglu, pour l’appelant.
                    Nader R. Hasan et Stephen Aylward, pour l’intimée.
                    Micah B. Rankin, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
                    Noah Wernikowski, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
                    Jonathan Rudin, pour l’intervenante Aboriginal Legal Services Inc.
                    Eleanore Sunchild, c.r., et Michael Seed, pour l’intervenante Federation of Sovereign Indigenous Nations.
                    Vincent Larochelle, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
                    Chris Rudnicki et Theresa Donkor, pour l’intervenante Queen’s Prison Law Clinic.
                    Robin Nobleman et Ryan Peck, pour les intervenants HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et le Réseau juridique VIH.
                    Chantelle van Wiltenburg et Eric V. Gottardi, c.r., pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
                    Alisa Lombard et Aubrey Charette, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes.
                    Eva Tache‑Green, pour l’intervenante Legal Services Board of Nunavut.
                    Promise Holmes Skinner et Andrew Bigioni, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
                    Michelle M. Biddulph et David M. Humphrey, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    Laura Ezeuka, pour l’intervenante l’Association des femmes autochtones du Canada.
                    Jessica Orkin et Adriel Weaver, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.
                    Alana Robert et Connor Bildfell, pour l’intervenante Ontario Native Women’s Association.
                    Carly Fox, pour l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs.
                    Emilie Taman, pour l’intervenante l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry.
                    Emily Young et Andrew Max, pour l’intervenante la Société John Howard du Canada.
                    Kathryn Quinlan, pour l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association.
                    Maxime Raymond et Emmanuelle Arcand, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.
 
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe rendu par
 
                    Les juges Brown et Rowe —
I.               Introduction
[1]                             L’emprisonnement avec sursis est un type de peine qui permet aux délinquants de purger leur peine dans la collectivité plutôt qu’en prison. Le Parlement a instauré le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en 1996. En 2012, il a modifié le régime pour rendre l’emprisonnement avec sursis inaccessible pour certaines infractions et catégories d’infractions graves. Le présent pourvoi porte sur la constitutionnalité de certaines de ces modifications.
[2]                             En 2015, Mme Sharma a introduit au Canada 1,97 kilogramme de cocaïne. Elle a plaidé coupable à l’accusation d’avoir importé une substance inscrite à l’ann. I en violation du par. 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 (« LRCDAS »), et elle a demandé une peine d’emprisonnement avec sursis. Toutefois, à la suite des modifications apportées en 2012 au Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, le sursis ne peut être octroyé dans le cas des infractions passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou d’emprisonnement à perpétuité (al. 742.1c)) et dans le cas des infractions poursuivies par mise en accusation et passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 10 ans qui mettent en cause l’importation, l’exportation, le trafic ou la production de drogues (sous‑al. 742.1e)(ii)). Le juge chargé de la détermination de la peine a estimé qu’il n’était pas possible d’octroyer le sursis à l’emprisonnement et a rejeté la contestation de Mme Sharma fondée sur l’art. 7 et le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Madame Sharma a fait appel. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu à la majorité que les dispositions contestées (al. 742.1c) et sous‑al. 742.1e)(ii)) avaient une portée excessive au regard de l’art. 7, et qu’elles étaient discriminatoires à l’égard des délinquants autochtones comme Mme Sharma au sens du par. 15(1). La Couronne se pourvoit contre la décision de la Cour d’appel.
[3]                             Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’ordonnance prononcée par le juge chargé de la détermination de la peine. Les dispositions contestées ne limitent pas les droits garantis à Mme Sharma par le par. 15(1). Bien que la crise relative à l’incarcération des Autochtones soit indéniable, Mme Sharma n’a pas, comme elle était tenue de le faire à la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), démontré que les dispositions contestées créaient un effet disproportionné sur les délinquants autochtones par rapport aux délinquants non autochtones ou qu’elles contribuaient à un tel effet.
[4]                             Les dispositions contestées ne limitent pas non plus les droits garantis à Mme Sharma par l’art. 7. Elles visent à renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves. Et c’est bel et bien ce qu’elles font. Les peines maximales sont un indicateur raisonnable de la gravité de l’infraction, et, par conséquent, les dispositions en question ne privent pas les individus de leur liberté dans des circonstances qui n’ont aucun lien avec l’objectif visé.
II.            Faits
[5]                             En juin 2015, Mme Sharma, une femme d’ascendance ojibwée faisant partie de la Première Nation de Saugeen, est arrivée à Toronto à bord d’un vol international. Lors d’une inspection, on a découvert 1,97 kilogramme de cocaïne dans sa valise. Elle a avoué ce jour‑là à la GRC que son partenaire avait promis de lui payer 20 000 $ pour qu’elle apporte la valise au Canada. À l’époque, elle avait deux mois de retard sur son loyer et risquait d’être expulsée. Madame Sharma avait alors 20 ans et n’avait aucun casier judiciaire.
[6]                             Madame Sharma a plaidé coupable à l’accusation d’avoir importé une substance inscrite à l’ann. I en violation du par. 6(1) de la LRCDAS. Sa peine a été contestée, et le juge a ordonné la rédaction d’un rapport Gladue. Ce rapport a révélé que Mme Sharma avait eu une vie marquée par de graves difficultés et des traumatismes intergénérationnels. Elle était devenue mère célibataire à 17 ans et avait peu de soutien, et la perspective de se retrouver dans la rue avec son enfant l’avait incitée à accéder à la demande de son partenaire. Le rapport Gladue indiquait que la grand‑mère de Mme Sharma était une survivante des pensionnats, que la mère de Mme Sharma avait séjourné en foyer d’accueil, et que Mme Sharma avait été agressée sexuellement et avait abandonné ses études en raison de difficultés financières.
III.         Cadre législatif
[7]                             L’emprisonnement avec sursis est un type d’incarcération prévu à l’art. 742.1 du Code criminel. Ce type de peine permet aux délinquants qui répondent aux critères prévus par la loi de purger leur peine sous une stricte surveillance dans leur collectivité, plutôt qu’en prison.
[8]                             Le Parlement a instauré l’emprisonnement avec sursis en 1996 en application de la Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, c. 22. La Loi a réformé en profondeur le droit relatif à la détermination de la peine (R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688, par. 39), en incluant un énoncé explicite des objectifs et des principes de la détermination de la peine, en créant le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement lui‑même et en adoptant l’art. 718.2, lequel énumère les facteurs dont les juges doivent tenir compte au moment de déterminer une peine juste. En particulier, l’al. 718.2e) prévoit « l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité ».
[9]                             Les principaux objectifs qu’avait le Parlement en adoptant cette loi étaient de réduire le nombre de peines d’emprisonnement et d’élargir l’application des principes de justice réparatrice au moment du prononcé de la peine (Gladue, par. 48; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 15). L’alinéa 718.2e) et le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement prévu à l’art. 742.1 visaient à atteindre ces buts (Proulx, par. 21, 90 et 127; Gladue, par. 40; R. c. Wells, 2000 CSC 10, [2000] 1 R.C.S. 207, par. 31).
[10]                        La Cour a examiné l’art. 742.1 pour la première fois dans l’affaire Proulx. Selon la version en vigueur à l’époque, le délinquant n’était pas admissible à l’octroi d’un sursis à l’emprisonnement dans les cas suivants : (1) il avait commis une infraction pour laquelle une peine minimale d’emprisonnement était prévue; (2) le tribunal lui infligerait une peine d’emprisonnement de plus de deux ans; (3) le fait de purger sa peine au sein de la collectivité mettrait en danger la sécurité de celle‑ci; ou (4) le prononcé d’une ordonnance d’emprisonnement avec sursis ne serait pas conforme aux objectifs et aux principes fondamentaux de la détermination de la peine. 
[11]                        En 2007, le Parlement a modifié l’art. 742.1 pour prévoir également qu’une « infraction [. . .] constitu[ant] des sévices graves à la personne » au sens de l’art. 752.01 et d’autres crimes précis ne pourraient plus faire l’objet d’un emprisonnement avec sursis (Loi modifiant le Code criminel (emprisonnement avec sursis), L.C. 2007, c. 12).
[12]                        Le Parlement a de nouveau modifié l’art. 742.1 en 2012 en application de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 34 (« LSRC »), ce qui a débouché sur la version actuelle de l’art. 742.1, dont voici le texte :
                  Octroi du sursis
                  742.1 Le tribunal peut ordonner à toute personne qui a été déclarée coupable d’une infraction de purger sa peine dans la collectivité afin que sa conduite puisse être surveillée — sous réserve des conditions qui lui sont imposées en application de l’article 742.3 —, si elle a été condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans et si les conditions suivantes sont réunies :
a)      le tribunal est convaincu que la mesure ne met pas en danger la sécurité de la collectivité et est conforme à l’objectif essentiel et aux principes énoncés aux articles 718 à 718.2;
b)     aucune peine minimale d’emprisonnement n’est prévue pour l’infraction;
c)      il ne s’agit pas d’une infraction poursuivie par mise en accusation et passible d’une peine maximale d’emprisonnement de quatorze ans ou d’emprisonnement à perpétuité;
d)     il ne s’agit pas d’une infraction de terrorisme ni d’une infraction d’organisation criminelle poursuivies par mise en accusation et passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de dix ans ou plus;
                        e) il ne s’agit pas d’une infraction poursuivie par mise en accusation et passible d’une peine maximale d’emprisonnement de dix ans, et, selon le cas :
                                    (i) dont la perpétration entraîne des lésions corporelles,
                                    (ii) qui met en cause l’importation, l’exportation, le trafic ou la production de drogues,
                                    (iii) qui met en cause l’usage d’une arme;
                        f) il ne s’agit pas d’une infraction prévue à l’une ou l’autre des dispositions ci‑après et poursuivie par mise en accusation :
                                    (i) l’article 144 (bris de prison),
                                    (ii) l’article 264 (harcèlement criminel),
                                    (iii) l’article 271 (agression sexuelle),
                                    (iv) l’article 279 (enlèvement),
                                    (v) l’article 279.02 (traite de personnes : tirer un avantage matériel),
                                    (vi) l’article 281 (enlèvement d’une personne âgée de moins de quatorze ans),
                                    (vii) l’article 333.1 (vol d’un véhicule à moteur),
                                    (viii) l’alinéa 334a) (vol de plus de 5 000 $),
                                    (ix) l’alinéa 348(1)e) (introduction par effraction dans un dessein criminel : endroit autre qu’une maison d’habitation),
                                    (x) l’article 349 (présence illégale dans une maison d’habitation),
                                    (xi) l’article 435 (incendie criminel : intention frauduleuse).
[13]                        Malgré ces diverses modifications, l’économie de l’art. 742.1 demeure essentiellement la même que celle décrite dans l’arrêt Proulx. En particulier, trois conditions préalables doivent être remplies avant qu’un emprisonnement avec sursis puisse être octroyé :
(1)   le délinquant n’a pas été reconnu coupable d’une des infractions énumérées aux al. 742.1b) à f) (« dispositions d’exclusion »);
(2)   le tribunal infligerait autrement une peine d’emprisonnement de moins de deux ans (voir Proulx, par. 49‑61);
(3)   le fait pour le délinquant de purger sa peine au sein de la collectivité ne mettrait pas en danger la sécurité de celle‑ci (voir Proulx, par. 62‑76).
[14]                        Lorsque ces conditions préalables sont réunies, le tribunal doit se demander si l’octroi du sursis à l’emprisonnement constitue une sanction appropriée, compte tenu de l’objectif essentiel et des principes de détermination de la peine énoncés aux art. 718 à 718.2 (Proulx, par. 77‑78).
IV.         Historique judiciaire
A.           La décision relative à la détermination de la peine : Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2018 ONSC 1141, 405 C.R.R. (2d) 119
[15]                        La peine infligée à Mme Sharma a été contestée. La Couronne a avisé Mme Sharma de la peine minimale obligatoire (tel que l’exige l’art. 8 de la LRCDAS) et a réclamé une peine d’emprisonnement de six ans. Pour sa part, Mme Sharma réclamait une peine d’emprisonnement avec sursis et des travaux communautaires. Sa demande s’est heurtée à trois obstacles législatifs : l’al. 6(3)a.1) de la LRCDAS, qui prévoit une peine minimale obligatoire de deux ans d’emprisonnement; l’al. 742.1b) du Code criminel, qui empêche le tribunal d’octroyer un sursis à l’emprisonnement lorsqu’une peine d’emprisonnement minimale obligatoire est prévue pour une infraction; et l’al. 742.1c) du Code criminel, qui empêche le tribunal d’octroyer un sursis à l’emprisonnement lorsque l’infraction est passible d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou d’emprisonnement à perpétuité. Madame Sharma a contesté ces trois dispositions sur le fondement de la Charte, en faisant valoir que l’al. 6(3)a.1) violait l’art. 12 et que les al. 742.1b) et 742.1c) violaient les art. 7 et 15 (bien qu’elle ait abandonné ses arguments fondés sur l’art. 7 lors de sa plaidoirie).
[16]                        À la lumière de ces contestations constitutionnelles, la Couronne a unilatéralement annulé l’avis qu’elle avait donné en vertu de l’art. 8 de la LRCDAS (afin que la peine minimale obligatoire ne s’applique pas à Mme Sharma). La Couronne a recommandé une peine d’emprisonnement de 18 mois. Bien que cette décision ait eu pour effet de rendre théorique la question de la constitutionnalité de l’al. 6(3)a.1), le juge chargé de la détermination de la peine a décidé de trancher la question en concluant que cette disposition violait l’art. 12 de la Charte et ne pouvait être sauvegardée par application de l’article premier. Comme la peine minimale obligatoire ne s’appliquait pas dans les circonstances, la constitutionnalité de l’al. 742.1b) est également devenue théorique et n’a pas été tranchée.
[17]                        Le juge chargé de la détermination de la peine a entendu la déposition d’un témoin expert, Mme Carmela Murdocca. Madame Murdocca est professeure agrégée au département de sociologie de l’Université York et étudie [traduction] « la racialisation, la criminalisation et l’exclusion sociale des personnes autochtones et racialisées au Canada » (par. 18). Dans son rapport, Mme Murdocca indiquait que [traduction] « la participation des femmes autochtones à la perpétration d’infractions graves s’explique en partie par certains aspects de leur vécu sur le plan social, économique et culturel » (par. 23). Elle s’est également dite d’avis que « des indicateurs spécifiques », comme les désavantages économiques et la pauvreté, pouvaient rendre certaines femmes autochtones « plus susceptibles d’être recrutées pour transporter de la drogue » (par. 25). Le témoignage de Mme Murdocca a ainsi établi un lien entre les infractions liées aux drogues commises par les femmes autochtones et [traduction] « le legs du racisme colonia[l] » (par. 25).
[18]                        Madame Murdocca a également témoigné au sujet de l’impossibilité d’octroyer un sursis à l’emprisonnement pour certaines infractions liées aux drogues. L’introduction de peines minimales obligatoires pour les crimes liés au trafic de drogues, ainsi que le retrait de l’emprisonnement avec sursis pour toute infraction passible d’une peine minimale obligatoire, nuisaient à la capacité du régime de détermination de la peine de tenir compte des [traduction] « facteurs contextuels et intersectionnels qui rendent les femmes autochtones susceptibles de [commettre] des crimes liés à la drogue » (par. 26).
[19]                        Le juge chargé de la détermination de la peine a conclu que la peine minimale obligatoire exigée par l’al. 6(3)a.1) de la LRCDAS était exagérément disproportionnée compte tenu de la situation de Mme Sharma, et qu’elle violait l’art. 12. Un emprisonnement de 18 mois était une peine juste. La Couronne n’a pas interjeté appel de cette décision.
[20]                        Abordant l’art. 15 et tenant compte de la preuve dont il disposait, le juge chargé de la détermination de la peine a rejeté la contestation par Mme Sharma de l’al. 742.1c). Madame Sharma n’avait produit [traduction] « aucune donnée statistique » sur l’effet du retrait de l’emprisonnement avec sursis pour diverses infractions (par. 257). Il s’est demandé s’il existait un tel effet, rappelant que les juges chargés de la détermination de la peine [traduction] « disposent d’un vaste pouvoir discrétionnaire leur permettant de rendre justice dans les cas individuels, notamment en infligeant des sanctions moins punitives pour les infractions graves » (par. 258). La durée de la peine demeure à la discrétion du juge, et il existe toujours des mesures de rechange à l’emprisonnement, y compris le sursis au prononcé de la peine et la probation.
B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2020 ONCA 478, 152 O.R. (3d) 209
[21]                        Madame Sharma a fait appel de sa peine et du rejet de sa contestation de l’al. 742.1c) fondée sur l’art. 15; elle a réclamé une peine d’emprisonnement avec sursis de 24 mois. La Cour d’appel a également permis à Mme Sharma de contester pour la première fois la constitutionnalité du sous‑al. 742.1e)(ii). De plus, la Cour d’appel a autorisé Mme Sharma à renouveler sa contestation de l’al. 742.1c) fondée sur l’art. 7. La cour a accueilli à la majorité l’appel de Mme Sharma, jugeant que les dispositions contestées contrevenaient à la fois à l’art. 7 et à l’art. 15, et l’a condamnée à la peine qu’elle avait déjà purgée.
[22]                        En ce qui concerne l’art. 15, les juges majoritaires ont conclu que, même si elles étaient en apparence neutres, les dispositions contestées créaient une distinction entre les délinquants autochtones et les délinquants non autochtones. Il était impossible de déterminer la constitutionnalité de l’art. 742.1 sans comprendre l’al. 718.2e). Étant donné que l’al. 718.2e) avait été adopté pour remédier à une [traduction] « inégalité réelle » dans le système de justice criminelle, le fait de miner son application en limitant la possibilité de prononcer des peines d’emprisonnement avec sursis avait eu pour effet de perpétuer cette inégalité réelle (par. 70 et 79). Lorsque, comme en l’espèce, une règle de droit supprime une disposition réparatrice qui a été mise en place pour atténuer l’effet discriminatoire d’autres règles de droit, le retrait de cette disposition réparatrice ne crée peut‑être pas une nouvelle distinction, mais elle renforce, perpétue ou accentue l’effet discriminatoire que la disposition réparatrice était censée atténuer. Les dispositions contestées avaient pour effet d’accentuer le désavantage subi par les délinquants autochtones. Cela était évident même en l’absence de preuve statistique. De l’avis des juges majoritaires, le juge chargé de la détermination de la peine avait commis une erreur de droit en exigeant de Mme Sharma qu’elle produise des données statistiques pour en faire la démonstration.
[23]                        Pour ce qui est de l’art. 7, les juges majoritaires ont conclu que les dispositions contestées avaient pour objet de [traduction] « maintenir l’intégrité du système de justice en veillant à ce que les délinquants qui commettent des infractions graves soient condamnés à des peines d’incarcération » (par. 148). Compte tenu de cet objet, la mesure législative n’était pas arbitraire, mais elle avait une portée excessive. Le Parlement voulait s’assurer que les délinquants qui commettent des crimes graves aillent en prison, mais les dispositions contestées avaient pour effet d’envoyer en prison des délinquants [traduction] « sans tenir compte des actes commis par le délinquant concerné » (par. 158). Le Parlement aurait pu restreindre la portée des dispositions ou accorder aux juges un pouvoir discrétionnaire dans des cas exceptionnels, mais il ne l’a pas fait. La Couronne n’a avancé aucun argument pour justifier la violation de l’art. 7 en vertu de l’article premier. Par conséquent, les juges majoritaires ont invalidé les dispositions.
[24]                        Le juge dissident a conclu que les dispositions contestées ne portaient pas atteinte aux droits garantis à Mme Sharma par les art. 7 ou 15. En ce qui concerne le par. 15(1), il a fait observer que le cadre d’analyse applicable suscitait la controverse. Le juge dissident a convenu avec les juges majoritaires que la demande de Mme Sharma avait satisfait à la première étape. Il a toutefois estimé que l’application que la majorité faisait du critère aurait pour effet [traduction] « d’empêcher toute modification ou abrogation des lois ordinaires » (par. 189), ce qui était inadmissible. Le Parlement n’avait aucune obligation constitutionnelle d’établir le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement et il devait par conséquent être autorisé à l’abroger. À son avis, Mme Sharma n’a pas réussi à démontrer que les dispositions contestées étaient arbitraires ou injustes, un élément nécessaire à la deuxième étape du cadre d’analyse fondé sur le par. 15(1). Les dispositions contestées ne portaient pas atteinte aux droits que lui garantit l’art. 15.
[25]                        Au sujet de l’art. 7, le juge dissident était pour l’essentiel d’accord avec la caractérisation de la loi faite par les juges majoritaires. Contrairement aux juges majoritaires, il a jugé que les dispositions contestées n’avaient pas une portée excessive, étant donné que la décision du Parlement d’utiliser les peines maximales comme [traduction] « indice approximatif de la gravité » était appropriée (par. 283).
V.           Analyse
[26]                        À titre préliminaire, nous constatons que, devant la Cour d’appel, Mme Sharma a contesté la constitutionnalité de l’al. 742.1c) et du sous‑al. 742.1e)(ii). Les juges majoritaires ont conclu que Mme Sharma était [traduction] « touchée par les cas d’exclusion » énumérés dans ces deux dispositions (par. 66). Nous ne considérons pas que Mme Sharma est visée par le sous‑al. 742.1e)(ii), car celui‑ci ne s’applique qu’aux infractions passibles d’une peine d’emprisonnement maximale de 10 ans. Cela dit, puisque les juges majoritaires de la Cour d’appel ont examiné le sous‑al. 742.1e)(ii) et que les parties nous ont soumis des observations à ce sujet, nous allons nous pencher sur sa constitutionnalité.
A.           L’article 15
[27]                        Le paragraphe 15(1) de la Charte dispose :
                    15 (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
[28]                        Le critère à deux volets applicable pour évaluer une demande fondée sur le par. 15(1) n’est pas en cause en l’espèce. Ce critère oblige le demandeur à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée :
a)      crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue;
b)      impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (R. c. C.P., 2021 CSC 19, par. 56 et 141; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 27; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 19‑20).
[29]                        Bien que ce cadre soit établi dans les arrêts précités, la façon dont il doit être appliqué et le fardeau de preuve à chaque étape ne sont pas clairs. C’est particulièrement le cas dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, laquelle « survient lorsqu’une loi en apparence neutre a une incidence disproportionnée sur des membres de groupes bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue » (Fraser, par. 30; voir aussi Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 64; Taypotat, par. 22). Plutôt que de cibler explicitement les membres du groupe protégé et de les soumettre à un traitement distinct, la loi le fait indirectement (Fraser, par. 30). C’est ce qui est allégué en l’espèce : quoique neutres en apparence, les dispositions contestées ont un effet disproportionné sur Mme Sharma, en tant que femme autochtone.
[30]                        L’incertitude quant au fardeau de preuve dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable survient lorsque les tribunaux regroupent les deux étapes de l’analyse en une seule, comme l’a fait la majorité de la Cour d’appel en l’espèce (voir par. 83). Il n’y a pas de « cloisons étanches » entre les deux étapes de l’analyse (Fraser, par. 82), puisqu’à chaque étape, on s’attarde aux effets de la loi contestée sur le groupe protégé. Bien que les éléments de preuve puissent se recouper à chacune des étapes, les deux étapes posent des questions fondamentalement différentes. L’analyse effectuée à une étape doit donc demeurer distincte de l’analyse faite à l’autre.
[31]                        La première étape consiste à se demander si la loi contestée a créé un effet disproportionné sur le groupe demandeur pour un motif protégé ou a contribué à cet effet. Pour ce faire, il faut nécessairement établir une comparaison entre le groupe demandeur et d’autres groupes ou la population générale (Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143, p. 164). La deuxième étape, à son tour, vise à déterminer si cet effet impose des fardeaux ou refuse des avantages d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage. La conclusion que la loi contestée a un effet disproportionné sur un groupe protégé (première étape) ne permet pas automatiquement de conclure que la distinction est discriminatoire (deuxième étape).
[32]                        Pour trancher les questions soulevées dans le présent pourvoi, nous devons résoudre trois incertitudes particulières associées au cadre d’analyse fondé sur le par. 15(1) :
a)      Le demandeur doit‑il prouver que l’effet disproportionné dont il fait l’objet a été causé par la loi ou la conduite de l’État contestée (en ce sens qu’elle a créé cet effet ou y a contribué)?
b)      L’ensemble du contexte législatif est‑il pertinent pour l’examen relatif au par. 15(1)?
c)      Le paragraphe 15(1) impose‑t‑il une obligation positive au législateur d’adopter des mesures législatives réparatrices et, dans le même ordre d’idées, le législateur peut‑il remédier de manière graduelle à un désavantage?
[33]                        Une lecture attentive de la jurisprudence de notre Cour révèle qu’on y trouve des réponses à ces trois questions. En disant cela, nous ne modifions pas le critère à deux volets applicable à l’analyse fondée sur le par. 15(1). Nous cherchons plutôt à rendre son application plus claire et prévisible, afin d’aider les parties aux contestations fondées sur la Charte, les juges qui tranchent ces contestations et le législateur qui cherche à favoriser la garantie d’égalité consacrée à l’art. 15.
[34]                        Nous ajoutons qu’il ne devrait pas être surprenant que des précisions soient nécessaires. Notre Cour a en effet qualifié le par. 15(1) de « disposition de la Charte la plus difficile à comprendre au niveau conceptuel » (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 2). L’élaboration de son cadre analytique est [traduction] « une tâche redoutable » (B. McLachlin, C.P., « Equality : The Most Difficult Right » (2001), 14 S.C.L.R. (2d) 17, p. 17), et il a connu de multiples formulations depuis 1989 (A. Puchta, « Quebec v A and Taypotat : Unpacking the Supreme Court’s Latest Decisions on Section 15 of the Charter » (2018), 55 Osgoode Hall L.J. 665, p. 665). Le cadre actuel est critiqué sous divers angles dans la doctrine, le fil conducteur étant que ce cadre n’est pas clair et, par conséquent, qu’il conduit à une application incohérente (voir, p. ex., J. Koshan et J. Watson Hamilton, « Meaningless Mantra : Substantive Equality after Withler » (2011), 16 R. études const. 31, p. 61; M. Young, « Unequal to the Task : “Kapp”ing the Substantive Potential of Section 15 » (2010), 50 S.C.L.R. (2d) 183, p. 185; R. Moon, « Comment on Fraser v Canada (AG) : The More Things Change » (2021), 30:2 Forum const. 85).
[35]                        Notre analyse se décline en deux parties. Premièrement, nous allons fournir des repères sur l’application des deux volets du cadre d’analyse fondé sur le par. 15(1), avec une remarque préliminaire au sujet du rapport entre l’égalité réelle et le critère à deux volets. À la première étape, nous examinerons le lien de causalité et sa relation avec le fardeau de preuve dont le demandeur doit s’acquitter pour établir l’existence d’un effet disproportionné. À la deuxième étape, nous traiterons de trois questions clés : (1) le fardeau de preuve qui incombe au demandeur d’établir qu’une distinction est discriminatoire; (2) le rôle que joue le contexte législatif; (3) l’étendue des obligations de l’État de remédier aux inégalités sociales. Deuxièmement, nous allons appliquer le cadre d’analyse fondé sur le par. 15(1) aux dispositions contestées.
[36]                        Nous concluons que Mme Sharma ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait à la première étape. Elle n’a pas démontré que les dispositions contestées ont pour effet d’accroître l’emprisonnement des délinquants autochtones pour les infractions pertinentes par rapport aux délinquants non autochtones ou qu’elles contribuent à un tel effet. Le juge chargé de la détermination de la peine a constaté que Mme Sharma n’avait produit aucune donnée statistique montrant que les dispositions contestées créaient une telle distinction. Même si la preuve d’un écart statistique n’était peut‑être pas nécessaire pour faire valoir sa demande fondée sur l’art. 15, le juge chargé de la détermination de la peine a eu raison de conclure que Mme Sharma ne s’était pas acquittée de son fardeau de preuve à la première étape, au vu du dossier présenté. La Cour d’appel a commis une erreur en modifiant la conclusion de fait tirée par le juge chargé de la détermination de la peine, et elle a aggravé cette erreur en affirmant qu’il n’était pas nécessaire de s’acquitter de ce fardeau de preuve.
(1)         Indications au sujet du cadre d’analyse fondé sur le par. 15(1)
a)            Remarques préliminaires à propos de l’égalité réelle
[37]                        Dans plusieurs de ses arrêts récents, notre Cour qualifie l’égalité réelle de « norme fondamentale » établie par l’art. 15 (Fraser, par. 42, citant Withler, par. 2; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 15‑16; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464, par. 25). Dans ces décisions, la Cour a affirmé que l’art. 15 de la Charte protège spécifiquement l’égalité réelle.
[38]                        L’égalité réelle est protégée par l’application du critère à deux volets qui a été énoncé dans chacun de ces arrêts (Fraser, par. 27; Withler, par. 30; Kapp, par. 17; Alliance, par. 25). Ce critère a été confirmé à maintes reprises par notre Cour. Bien que notre collègue insiste sur le fait que l’égalité réelle constitue la « pierre d’assise », le tribunal doit en fin de compte se concentrer sur le critère, tel qu’il est énoncé dans la jurisprudence. Et si, en appliquant ce critère, il conclut que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait à l’une ou l’autre des étapes de l’analyse fondée sur le par. 15(1), il n’y a pas de violation de l’art. 15 (et, par conséquent, pas d’inégalité réelle).
b)            Première étape : démontrer que la loi crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif protégé
[39]                        Deux questions se posent. Premièrement, selon quelle norme les tribunaux devraient‑ils mesurer l’effet en question? Deuxièmement, comment les demandeurs peuvent‑ils prouver cet effet?
[40]                        Il y a tout d’abord lieu de faire une différence entre un effet et un effet disproportionné. Toutes les lois sont censées avoir un certain effet sur les personnes; il ne suffit donc pas de démontrer que la loi a des effets sur un groupe protégé. À la première étape du critère du par. 15(1), les demandeurs doivent démontrer que la loi a un effet disproportionné sur un groupe protégé par rapport aux personnes qui ne font pas partie de ce groupe. Autrement dit, le fait de laisser subsister un écart entre le traitement d’un groupe protégé et le traitement des personnes ne faisant pas partie de ce groupe ne viole pas le par. 15(1).
[41]                        L’obligation de démontrer l’existence d’un effet disproportionné entraîne nécessairement un exercice de comparaison à la première étape. Comme l’a expliqué le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews, « [l’égalité] est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio‑politique où la question est soulevée » (p. 164; voir aussi Fraser, par. 55). Notre Cour n’exige plus un « groupe de comparaison aux caractéristiques identiques » (Withler, par. 55‑64; Fraser, par. 94). Toutefois, l’arrêt Withler confirme que la comparaison joue un rôle aux deux étapes de l’analyse fondée sur le par. 15(1). À la première étape, le mot « distinction » lui‑même implique que le demandeur est traité différemment des autres, que ce soit directement ou indirectement (Withler, par. 62, cité dans Fraser, par. 48).
[42]                        Comme nous l’avons expliqué, dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, la loi contestée est en apparence neutre. À la première étape, le demandeur doit présenter suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que, de par son effet, la loi contestée crée un effet disproportionné en raison d’une distinction fondée sur un motif protégé ou contribue à cet effet (Fraser, par. 60, citant Taypotat, par. 34; Alliance, par. 26; Symes c. Canada, 1993 CanLII 55 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 695, p. 764‑765). Le lien de causalité joue donc un rôle capital. Dans l’arrêt Withler, la Cour a fait observer :
                    Dans d’autres cas, [il] sera plus difficile [d’établir l’existence d’une distinction], parce que les allégations portent sur une discrimination indirecte : bien qu’elle prévoie un traitement égal pour tous, la loi a un effet négatif disproportionné sur un groupe ou une personne identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues. [. . .] Dans ce cas, le demandeur aura une tâche plus lourde à la première étape. [par. 64]
[43]                        Depuis l’adoption de la Charte, « les demandeurs ont été tenus de démontrer, preuve à l’appui, un certain lien entre un acte précis de l’État, comme une loi, et une atteinte à une liberté ou à un droit garantis par la Charte » (Weatherley c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 158, par. 42 (CanLII), citant SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441, p. 447 et 490; Symes, p. 764‑765; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 60; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 73‑78; Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S 176, par. 126 et 131‑134; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 251‑253).
[44]                        Une jurisprudence constante sur l’art. 15 confirme cette obligation : le demandeur doit établir un lien entre la loi contestée et l’effet discriminatoire. Dans l’arrêt Symes, la Cour a insisté sur l’importance d’établir une distinction entre les effets préjudiciables « causés en totalité ou en partie » par la loi contestée et les effets qui « existent indépendamment de » la disposition ou de la mesure de l’État contestée (p. 765). Comme l’a expliqué la juge Abella dans l’arrêt Taypotat :
                        . . . l’intuition peut fort bien nous amener à la conclusion que la disposition en question produit des effets distincts sur certains groupes, mais avant d’exiger [du gouvernement] qu’[il] justifie la violation de l’art. 15 [. . .], il doit y avoir suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’une atteinte à première vue. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de s’acquitter d’un lourd fardeau de présentation, la preuve doit comprendre davantage qu’une accumulation d’intuitions. [par. 34]
[45]                        Le lien de causalité exigé entre la loi ou la mesure de l’État contestée et l’effet disproportionné est reconnu dans la jurisprudence par l’emploi des mots « créé » ou « contribué à ». Les auteurs de demandes fondées sur le par. 15(1) doivent démontrer à la première étape que la loi ou la mesure de l’État contestée a créé un effet disproportionné sur le groupe demandeur ou y a contribué (Symes, p. 765). Les deux termes ⸺ « créé » et « contribué à » ⸺ désignent la cause. L’expression « contribué à » reconnaît simplement qu’il n’est pas nécessaire que la loi contestée soit la seule ou la principale cause de l’effet disproportionné.
[46]                        Cette conclusion s’accorde avec l’arrêt Fraser, dans lequel la juge Abella a confirmé qu’une fois qu’il a démontré que la loi ou la mesure de l’État contestée créait un effet disproportionné sur les membres d’un groupe ou contribuait à cet effet, le demandeur n’a pas besoin de prouver en plus pourquoi la loi contestée a cet effet (Fraser, par. 63 et 70; Weatherley, par. 66‑75).
[47]                        Deux exemples illustrent le raisonnement suivi par la juge Abella dans l’arrêt Fraser et le fardeau de la preuve dont le demandeur doit par conséquent s’acquitter à la première étape. Dans l’affaire Fraser, les demanderesses devaient démontrer que le régime de retraite créait un effet préjudiciable relatif au motif énuméré du sexe ou contribuait à cet effet. En d’autres termes, les demanderesses devaient prouver que la mesure de l’État (les restrictions imposées par la loi au régime de retraite) avait créé un effet ou y avait contribué (des pensions réduites de manière disproportionnée) pour les personnes faisant partie d’un groupe protégé (les femmes). La Cour n’a toutefois pas obligé en plus les demanderesses à démontrer que cet effet était attribuable au fait qu’elles faisaient partie d’un groupe protégé : les demanderesses n’avaient pas à prouver qu’elles n’étaient pas en mesure de racheter du service à temps plein ouvrant droit à pension parce qu’elles étaient des femmes.
[48]                        La juge Abella, qui s’exprimait au nom de la Cour, a invoqué l’arrêt Griggs c. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971), pour illustrer son raisonnement. Dans l’affaire Griggs, le demandeur n’avait pas à démontrer qu’on lui avait refusé des possibilités d’emploi parce qu’il était afro‑américain. Toutefois, il devait démontrer que l’exigence relative à l’obtention d’un diplôme d’études secondaires créait un effet préjudiciable, soit l’effet de disqualifier les Afro‑Américains qui postulaient pour ces emplois comparativement aux autres candidats, ou bien encore qu’elle contribuait à cet effet. Il suffit, à la première étape, de démontrer que les dispositions contestées ont créé un effet disproportionné sur un groupe protégé ou ont contribué à cet effet.
[49]                        En confirmant le lien de causalité que doit établir le demandeur à la première étape, nous sommes conscients des obstacles en matière de preuve ainsi que de ceux relatifs à l’asymétrie des connaissances (par rapport à l’État) auxquels font face de nombreux demandeurs. Dans l’arrêt Fraser, la juge Abella a mentionné deux types d’éléments de preuve utiles pour démontrer que la loi contestée a un effet disproportionné : les éléments de preuve portant sur « tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs » (Withler, par. 43, cité dans Fraser, par. 57) et les éléments de preuve sur « les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée » (Fraser, par. 58.) Idéalement, les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable devraient s’appuyer sur les deux types d’éléments de preuve (par. 60). Pour réaliser concrètement la promesse du par. 15(1), toutefois, il ne devrait pas être indûment difficile pour le demandeur de s’acquitter de son fardeau de preuve. À cet égard, les tribunaux devraient tenir compte des facteurs suivants :
a)      Aucune forme particulière de preuve n’est requise.
b)      Le demandeur n’a pas à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée était la seule ou la principale cause de l’effet disproportionné; il lui suffit de démontrer que la loi était une cause (c’est‑à‑dire que la loi a créé l’effet disproportionné en question sur un groupe protégé ou y a contribué).
c)      Le lien de causalité peut être établi par une inférence raisonnable. Selon la nature de la loi contestée ou de la mesure de l’État contestée, le lien de causalité peut être évident et ne nécessiter aucune preuve. Lorsque des éléments de preuve sont requis, les tribunaux doivent garder à l’esprit qu’il n’existe pas nécessairement de statistiques. Des témoignages d’experts, des études de cas ou d’autres preuves qualitatives peuvent suffire. Dans tous les cas, les tribunaux devraient examiner les éléments de preuve qui visent à démontrer l’existence d’un lien de causalité pour s’assurer qu’ils sont conformes aux normes associées à leur discipline.
d)      Les tribunaux devraient examiner attentivement les preuves scientifiques (voir Institut national de la magistrature, Manuel scientifique à l’intention des juges canadiens (2018); voir aussi National Research Council and Federal Judicial Center, Reference Manual on Scientific Evidence (3e éd. 2011)).
e)      Si les preuves scientifiques sont nouvelles, les tribunaux ne devraient les admettre que si elles ont un [traduction] « fondement fiable » (R. c. J.‑L.J., 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600, par. 33; voir aussi R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239, par. 36).
[50]                        En résumé, la première étape consiste à déterminer si les dispositions contestées créent un effet disproportionné pour un motif protégé sur le groupe demandeur par rapport à d’autres groupes ou contribuent à cet effet. Si le demandeur établit que la loi ou la mesure de l’État crée un effet disproportionné ou y contribue, le tribunal doit passer à la deuxième étape. Il faut toutefois bien comprendre que, même si le fardeau de preuve à la première étape ne doit pas être excessif, le demandeur doit s’en acquitter. La nature exacte du fardeau de preuve imposé aux demandeurs dépend de ce qu’ils demandent. Dans tous les cas cependant, il demeure que les demandeurs doivent s’acquitter d’un fardeau à la première étape.
c)            Seconde étape : démontrer que la loi impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage
(i)            Fardeau de la preuve
[51]                        Notre Cour n’a jamais été d’avis que toute distinction est discriminatoire (Andrews, p. 182). D’où l’importance de la deuxième étape du critère du par. 15(1), qui oblige le demandeur à démontrer que la loi contestée impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage subi par le groupe touché. La question qui se pose est la suivante : que doit‑on entendre par renforcer, perpétuer ou accentuer un désavantage?
[52]                        Les tribunaux doivent examiner les désavantages historiques ou systémiques dont a fait l’objet le groupe demandeur. Le fait de laisser subsister un tel désavantage n’est pas suffisant en soi pour satisfaire aux exigences de la deuxième étape. Deux arrêts de notre Cour le démontrent. Dans l’arrêt Fraser, la juge Abella a fait observer : « L’objectif est d’examiner l’effet du préjudice causé au groupe touché », lequel préjudice peut prendre la forme d’une exclusion ou d’un désavantage économique, d’une exclusion sociale, de préjudices psychologiques, de préjudices physiques ou d’une exclusion politique (par. 76 (nous soulignons), citant C. Sheppard, Inclusive Equality : The Relational Dimensions of Systemic Discrimination in Canada (2010), p. 62‑63). Dans l’arrêt Withler, notre Cour a expliqué qu’une incidence négative ou l’aggravation de la situation était nécessaire :
                        Qu’elle vise à déterminer si un désavantage est perpétué ou si un stéréotype est appliqué, l’analyse requise par l’art. 15 appelle l’examen de la situation des membres du groupe et de l’incidence négative de la mesure sur eux. Il s’agit d’une analyse contextuelle, non formaliste, basée sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la mesure contestée aggrave sa situation. [par. 37]
[53]                        Notre Cour a proposé plusieurs facteurs susceptibles d’aider le juge à déterminer si le demandeur s’est déchargé du fardeau qui lui incombait à la deuxième étape : l’arbitraire, les préjugés et les stéréotypes. Le juge n’est pas tenu de prendre en compte ces facteurs; même s’ils « peuvent aider à démontrer qu’une loi a des effets négatifs sur un groupe particulier, [. . .] ils ne sont “ni des éléments particuliers du critère établi dans l’arrêt Andrews, ni des catégories auxquelles doit se rattacher la plainte de discrimination” » (Fraser, par. 78, citant Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 329). Néanmoins, il peut être utile pour les tribunaux de déterminer si les facteurs suivants sont présents :
a)      Stéréotypes ou préjugés : Ces facteurs ont joué un rôle essentiel à la deuxième étape dans l’affaire Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que la loi contestée avait un effet discriminatoire parce qu’elle encourageait les stéréotypes et les « préjugés » sur les personnes handicapées (par. 62), qu’elle renforçait « l’idée stigmatisante selon laquelle les personnes souffrant de troubles mentaux sont en soi dangereuses et présenteront toujours un danger » et que, ce faisant, elle perpétuait le désavantage que subissaient ces personnes (par. 65).
b)      Arbitraire : Une distinction qui n’a pas pour effet de restreindre l’accès à des avantages ou d’imposer un fardeau, ou bien celle qui est fondée sur les capacités réelles d’une personne, sera rarement discriminatoire (Andrews, p. 174‑175). La juge Abella a expliqué le rôle que peut jouer l’arbitraire dans l’analyse tant dans l’arrêt Québec c. A (par. 221 et 331) que dans la décision Taypotat (par. 16, 18, 20, 28 et 34). Dans l’arrêt Taypotat, la Cour a axé l’analyse sur « les désavantages arbitraires — ou discriminatoires —, c’est‑à‑dire sur la question de savoir si la loi contestée ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes » (par. 20 (nous soulignons)).
[54]                        Encore une fois, l’affaire Fraser est un bon exemple. On se souviendra qu’à la première étape, les demanderesses devaient démontrer que le régime de retraite avait créé un effet disproportionné sur la base du motif énuméré que constitue le sexe ou bien encore qu’il avait contribué à un tel effet. Une fois cette étape complétée, elles devaient, à la deuxième étape, démontrer que cet effet préjudiciable leur imposait un fardeau ou leur niait un avantage d’une manière qui avait pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage historique ou systémique dont ce groupe était victime. Puisque les régimes de pension ont historiquement été conçus pour favoriser [traduction] « les employés à temps plein à revenu moyen et élevé comptant de nombreuses années de services, habituellement des hommes » (par. 108, citant Report of the Royal Commission on the Status of Pensions in Ontario (1980), p. 116), la mesure de l’État « perpétu[ait] une source de désavantage économique de longue date pour les femmes » (par. 113). La deuxième étape de l’analyse était donc franchie.
[55]                        À la lumière de ce critère, il est utile de souligner trois points concernant le fardeau de preuve à la deuxième étape :
a)      Le demandeur n’a pas à prouver que le législateur avait l’intention de discriminer (Fraser, par. 69; Ontario c. G, par. 46, citant Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 62; Andrews, p. 173).
b)      La connaissance d’office peut jouer un rôle à la deuxième étape. Comme l’a reconnu notre Cour dans l’arrêt Law, le « tribunal peut prendre connaissance d’office de faits notoires et non contestés, ou de faits que l’on peut démontrer immédiatement et avec exactitude en se reportant à des sources facilement accessibles d’une exactitude incontestable » (par. 77, citant J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), p. 976). Il convient de noter que la Cour a pris connaissance d’office de l’histoire du colonialisme et de la façon dont il s’est traduit par un taux élevé d’incarcération chez les Autochtones (R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 60).
c)      Les tribunaux peuvent inférer qu’une loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage, lorsqu’une telle inférence est étayée par la preuve disponible (Law, par. 75). Il faut cependant garder à l’esprit que l’inférence n’est pas une simple affirmation, ni un raisonnement a priori.
(ii)         Contexte législatif
[56]                        Pour déterminer si une distinction est discriminatoire à la deuxième étape de l’analyse, les tribunaux devraient également tenir compte du contexte législatif plus large.
[57]                        Cette approche est bien appuyée par notre jurisprudence. Dans l’arrêt Vriend c. Alberta, 1998 CanLII 816 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 493, notre Cour a déclaré que « [l]e fait que la Loi établit un régime complet doit être pris en considération dans l’analyse de l’effet qu’a l’exclusion d’un motif de distinction illicite » (par. 96). De même, dans l’arrêt Withler, la Cour a estimé que l’analyse commandait « l’appréciation de tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs et de l’effet réel de la mesure législative sur leur situation » (par. 43). La Cour a expliqué que, lorsque la disposition contestée s’inscrit dans un régime législatif général — comme c’est souvent le cas —, il faut tenir compte de l’économie générale de la loi (par. 3), et que « [l’]effet d’amélioration [de la mesure législative] sur la situation des autres participants et la multiplicité des intérêts qu’elle tente de concilier joueront également dans l’analyse du caractère discriminatoire » (par. 38 (nous soulignons)). Dans l’arrêt Taypotat, la juge Abella a exprimé « de sérieuses réserves » sur la question de savoir si la loi contestée avait pour effet d’imposer un désavantage arbitraire, surtout après avoir tenu compte de la loi applicable « dans son ensemble » (par. 28).
[58]                        Plus récemment, dans l’affaire C.P., la constitutionnalité du par. 37(10) de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1 (« LSJPA »), était en litige. La dispostion contestée privait les jeunes contrevenants d’un droit d’appel automatique à notre Cour lorsqu’un juge de la cour d’appel était dissident sur une question de droit, ce même droit d’appel étant pourtant accordé par le Code criminel aux contrevenants adultes. S’exprimant au nom de quatre juges de notre Cour, le juge en chef Wagner a expressément et soigneusement examiné le contexte législatif global. Il a fait observer que la LSJPA vise à établir un équilibre entre de multiples buts — non seulement la prise de mesures procédurales supplémentaires, mais aussi la prise de mesures opportunes et la résolution diligente des affaires (par. 146). Il a également expliqué qu’une « approche qui exigerait une parité absolue avec le Code criminel sans tenir compte de la nature distincte du régime qui sous‑tend la LSJPA serait en fait contraire à l’approche contextuelle » (par. 145). Il a conclu qu’en choisissant de refuser aux adolescents un droit d’appel automatique, « le Parlement n’a pas exercé de discrimination à leur endroit, mais il a plutôt tenu compte de la réalité de leur vie » (par. 162). Par conséquent, la deuxième étape n’avait pas été franchie. Nous souscrivons à cette approche, car elle est conforme aux arrêts Withler, Taypotat et Vriend.
[59]                        Parmi les facteurs pertinents, mentionnons : les objets du régime, la question de savoir si la politique est conçue dans l’intérêt de divers groupes, l’affectation des ressources, les objectifs d’intérêt public particuliers visés par le législateur et la question de savoir si les limites prévues par le régime tiennent compte de ces facteurs (Withler, par. 67; voir aussi par. 3, 38, 40 et 81).
[60]                        L’approche contextuelle est particulièrement importante lorsqu’on analyse la constitutionnalité d’un régime de détermination de la peine. En l’espèce, on ne peut examiner comme il se doit les dispositions contestées si on les dissocie du contexte plus large des règles régissant la détermination de la peine, lesquelles sont prévues à la partie XXIII du Code criminel. La partie XXIII reflète un équilibre ou une interaction entre les principes énoncés à l’art. 718 du Code criminel, y compris la réinsertion sociale, la dénonciation et la dissuasion, la réparation des torts causés aux victimes, l’isolement du délinquant du reste de la société et le principe de modération prévu à l’al. 718.2e). La limite interne prévue à l’al. 718.2e) est également pertinente dans ce contexte législatif. La disposition donne pour instruction aux tribunaux d’examiner à l’égard de l’ensemble des délinquants, « plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones [. . .] toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité » (voir Proulx, par. 94‑101).
[61]                        Le Parlement a le pouvoir exclusif de légiférer pour élaborer une politique en matière de détermination de la peine. Il n’existe pas de droit constitutionnel à une peine particulière, y compris à l’emprisonnement avec sursis (R. c. Serov, 2016 BCSC 636, 353 C.R.R. (2d) 264, par. 35; R. c. Chen, 2021 BCSC 697, par. 212 (CanLII)). Le Parlement n’avait aucune obligation positive de créer le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement. Notre Cour a déclaré, dans l’arrêt Proulx, que le Parlement « aurait pu facilement exclure certaines autres infractions » du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement lorsque celui‑ci est entré en vigueur en 1996 (par. 79). Il a choisi de le faire plus tard, tout comme il peut choisir de le faire dans le futur. Il s’agit là d’une caractéristique inhérente du rôle du Parlement, lequel est guidé dans ses décisions par l’expérience et par la volonté des électeurs. Comme nous l’expliquons plus en détail ci‑dessous, le Parlement n’est pas lié par ses choix antérieurs en matière de politique générale, et les dispositions législatives qui concernent la détermination de la peine doivent être évaluées en elles‑mêmes afin d’établir si elles sont conformes à la Constitution, sans égard au régime législatif antérieur (Alliance, par. 33). Dans le contexte d’allégations visant l’inégalité d’une politique en matière de détermination de la peine, un domaine du droit qui comporte des considérations de politique générale complexes et à multiples facettes, l’analyse fondée sur le par. 15(1) doit être effectuée avec une certaine sensibilité et en tenant dûment compte du régime législatif actuel.
(iii)      L’étendue des obligations de l’État de remédier aux inégalités sociales
[62]                        Compte tenu des questions soulevées dans le présent pourvoi, il est important de confirmer deux principes relatifs aux obligations que le par. 15(1) impose à l’État.
[63]                        Tout d’abord, le par. 15(1) n’a pas pour effet d’imposer à l’État une obligation positive générale de remédier aux inégalités sociales ou d’adopter des lois réparatrices (Thibaudeau c. Canada, 1995 CanLII 99 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 627, par. 37; Eldridge, par. 73; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657, par. 41; Alliance, par. 42). S’il en était autrement, les tribunaux seraient entraînés de manière inadmissible à s’ingérer dans le rôle complexe dévolu au législateur en matière d’élaboration de politiques et d’affectation des ressources, ce qui serait contraire au principe de la séparation des pouvoirs. Dans l’arrêt Alliance, notre Cour a invalidé des modifications apportées à la loi québécoise sur l’équité salariale au motif que ces modifications « entrav[aient] l’accès aux mesures antidiscrimination » en affaiblissant les protections législatives existantes en matière d’équité salariale (par. 39). Toutefois, ce faisant, la juge Abella a expressément refusé d’imposer « à l’État une obligation positive distincte d’adopter des régimes de prestations visant à corriger des inégalités sociales » (par. 42). La Cour a également affirmé que le par. 15(1) n’oblige pas le législateur à maintenir ses politiques actuelles :
                    Je ne partage pas le point de vue des syndicats selon lequel, après avoir adopté les art. 40 à 43, le Québec avait l’obligation constitutionnelle de les garder en vigueur, de sorte que toute modification du type ou de l’étendue de la protection offerte par ces dispositions équivaudrait à une violation constitutionnelle. Accepter cet argument dans les circonstances reviendrait à constitutionnaliser la décision de politique générale consacrée dans la première version de la Loi et, par le fait même, à axer indûment l’analyse sur la forme de la loi, plutôt que sur ses effets. Les dispositions législatives contestées ont plutôt un effet discriminatoire parce que, évaluées en elles‑mêmes et sans égard au régime législatif antérieur, elles perpétuent le désavantage préexistant des femmes. [Nous soulignons; italique dans l’original omis; par. 33.]
[64]                        Ensuite, dans l’arrêt Alliance, notre Cour a confirmé que, lorsque l’État légifère pour s’attaquer à des inégalités, il peut procéder de manière graduelle :
                        Contrairement à ce que fait valoir le Québec, conclure en l’espèce que les modifications apportées par cette province violent l’art. 15 n’a pas pour effet d’imposer à l’État une obligation positive distincte d’adopter des régimes de prestations visant à corriger des inégalités sociales. Une telle conclusion ne mine pas non plus la capacité de l’État à agir de manière graduelle pour s’attaquer aux inégalités systémiques. [Nous soulignons; par. 42.]
[65]                        Le gradualisme est solidement ancré dans la jurisprudence relative à la Charte. Dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., 1986 CanLII 12 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 713, la Cour a reconnu que l’État pouvait mettre en œuvre une réforme « étape par étape, en ne s’attaquant qu’à la phase du problème que le législateur estime la plus critique » (p. 772 (nous soulignons)). Développant l’idée contenue dans ce passage de l’arrêt Edwards Books, le juge La Forest a confirmé, dans McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229, que le législateur « doit avoir une marge de manœuvre raisonnable pour traiter des problèmes étape par étape, pour soupeser les inégalités qui peuvent découler de la loi en fonction des autres inégalités qui résultent de l’adoption d’une ligne de conduite, et pour tenir compte des difficultés, qu’elles soient de nature sociale, économique ou budgétaire, qui se présenteraient s’il tentait de traiter des problèmes socio‑économiques dans leur ensemble » (p. 317). Il a également souligné que, de façon générale, les tribunaux « ne devraient pas se servir à la légère de la Charte pour se prononcer après coup sur le jugement du législateur afin de déterminer le rythme qu’il devrait emprunter pour parvenir à l’idéal de l’égalité » (p. 318). Voir aussi Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; et Auton, par. 61‑62.
(2)         Application aux dispositions contestées
[66]                        Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis que la prétention de Mme Sharma échoue à la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1). Les dispositions contestées n’ont pas un effet disproportionné sur Mme Sharma en tant que délinquante autochtone ni ne contribuent à créer un tel effet.
[67]                        Le juge chargé de la détermination de la peine a rejeté la demande de Mme Sharma fondée sur le par. 15(1), concluant qu’il était [traduction] « difficile au vu du dossier » de conclure à l’existence d’un effet s’apparentant à une distinction (par. 257). Il a estimé que Mme Sharma n’avait produit [traduction] « aucune donnée statistique » démontrant que les mesures législatives contestées avaient causé une distinction (ibid.).
[68]                        La Cour d’appel n’a pas retenu la conclusion du juge chargé de la détermination de la peine sur la première étape, faisant plutôt observer que [traduction] « les délinquants autochtones sont, au départ, en situation d’inégalité réelle dans le système de justice criminelle » (par. 70). Puisque les dispositions contestées supprimaient une disposition réparatrice qui visait elle‑même à remédier à la surincarcération des délinquants autochtones, l’effet était donc [traduction] « d’accentuer l’effet discriminatoire » (par. 83).
[69]                        La Cour d’appel a regroupé en une seule les deux étapes du cadre d’analyse relatif au par. 15(1). Ce faisant, elle a commis deux erreurs. Premièrement, elle n’a pas clairement défini le fardeau de preuve dont Mme Sharma devait s’acquitter à chaque étape de l’analyse, se servant plutôt d’une preuve générale de désavantage historique afin de satisfaire au fardeau relatif à la causalité aux deux étapes :
[traduction] La distinction créée par l’effet des dispositions contestées concerne la surincarcération des délinquants autochtones, et non leur surreprésentation dans le système de justice pénale. En supprimant la possibilité pour le tribunal d’octroyer un sursis à l’emprisonnement plutôt qu’une peine d’emprisonnement pour une infraction, l’effet sur le délinquant autochtone est de miner l’objet et l’effet réparateurs de l’al. 718.2e), lequel vise à remédier à l’inégalité réelle entre les Autochtones et les non‑Autochtones — inégalité qui se traduit par la surincarcération des délinquants autochtones au sein du système de justice pénale, une situation qui, comme le Parlement et les tribunaux l’ont reconnu, devait être corrigée. [Nous soulignons; par. 79.]
[70]                        Deuxièmement, au moment d’analyser la preuve présentée par Mme Sharma à la première étape, la Cour d’appel a appliqué à tort les exigences prévues à la seconde étape de l’analyse relative au par. 15(1) :
                        [traduction] Lorsqu’une loi confère un nouvel avantage, mais le fait de manière discriminatoire, elle « crée » une distinction. Mais lorsque, comme dans le cas présent, une loi supprime une disposition réparatrice qui avait été adoptée pour atténuer l’effet discriminatoire d’autres lois, le retrait de cette disposition réparatrice ne crée pas nécessairement une nouvelle distinction, mais il renforce, perpétue ou accentue l’effet discriminatoire que la disposition réparatrice était censée atténuer. [Nous soulignons; par. 83.]
[71]                        Rappelons que la première étape concerne l’effet disproportionné, et non les désavantages historiques ou systémiques. La Cour d’appel ne s’est pas posé la bonne question à la première étape, en mettant l’accent sur le lien entre les politiques coloniales et la surincarcération des Autochtones. Bien que la situation du groupe demandeur soit pertinente à la première étape (voir Fraser, par. 56‑57), ce facteur ne suffit pas à lui seul à démontrer l’existence d’un effet disproportionné. Il ne suffit pas non plus de démontrer que la loi restreint l’accès à un programme améliorateur.
[72]                        Pour expliquer ce point, nous devons examiner directement l’argument que Mme Sharma a formulé devant notre Cour. Madame Sharma soutient que [traduction] « les peines d’emprisonnement avec sursis sont inextricablement liées à l’al. 718.2e), lequel établit effectivement une distinction fondée sur la race, en obligeant expressément le juge chargé de la détermination de la peine à tenir particulièrement compte de la situation des délinquants autochtones. Toute modification apportée au cadre d’analyse de l’arrêt Gladue a nécessairement des effets différents sur les délinquants autochtones par rapport aux délinquants non autochtones » (m.i., par. 63 (en italique dans l’original)). Elle fait également valoir que [traduction] « [b]ien que les dispositions contestées s’appliquent tant aux délinquants autochtones qu’aux délinquants non autochtones, l’affaiblissement du cadre d’analyse de l’arrêt Gladue n’affecte que les délinquants autochtones » (par. 63). Notre collègue adopte cet argument, affirmant que la distinction découle « de l’effet combiné de l’al. 718.2e) et de l’art. 742.1 » (par. 211).
[73]                        Nous convenons qu’il existe un lien entre le cadre d’analyse de l’arrêt Gladue portant sur l’al. 718.2e) et le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement. Ils ont tous les deux été adoptés dans le cadre de la même loi, qui visait à réduire le recours à l’emprisonnement comme sanction et à élargir l’application des principes de justice réparatrice au moment du prononcé de la peine (Gladue, par. 48; Proulx, par. 15 et 18‑21; Wells, par. 6). Toutefois, à la première étape, il incombait à Mme Sharma de démontrer que les dispositions précises qu’elle contestait créaient un effet disproportionné sur les délinquants autochtones ou contribuaient à un tel effet. Bien qu’elle n’ait pas eu à prouver que les dispositions contestées l’empêchaient de bénéficier d’une peine d’emprisonnement avec sursis parce qu’elle était autochtone ou que les dispositions contestées étaient la seule ou la principale cause de l’effet disproportionné, elle devait démontrer l’existence d’un lien de causalité.
[74]                        Le juge chargé de la détermination de la peine n’a pas considéré que les dispositions contestées avaient un effet disproportionné sur les délinquants autochtones, et pour cause. Madame Murdocca a témoigné qu’on [traduction] « ignore si les modifications législatives récentes qui ont restreint le recours à l’emprisonnement avec sursis peuvent toucher les délinquants autochtones de façon disproportionnée comparativement aux délinquants non autochtones » (d.a., vol. II, p. 86‑90 (nous soulignons)). Vu l’ensemble de la preuve, le juge chargé de la détermination de la peine a conclu que Mme Sharma n’avait pas franchi avec succès la première étape. Bien qu’elle ait infirmé la conclusion du juge chargé de la détermination de la peine, la Cour d’appel n’a fait état d’aucun élément de preuve appuyant l’argument de Mme Sharma suivant lequel les dispositions contestées avaient un effet disproportionné sur les délinquants autochtones ou avaient contribué à un tel effet (voir par. 68‑89). En disant cela, nous reconnaissons que la Cour d’appel s’est fondée sur de nouveaux éléments de preuve présentés par les intervenants, ainsi que sur le témoignage d’expert de Mme Murdocca. Toutefois, elle a examiné cette preuve à la deuxième étape de son analyse (voir par. 90‑105).
[75]                        Nous exprimons ici, au passage, nos sérieuses réserves en ce qui concerne le fait que les intervenants complètent le dossier en appel. Comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 158 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 462, « [u]ne intervention vise à saisir la cour d’allégations utiles et différentes du point de vue d’un tiers qui a un intérêt spécial ou une connaissance particulière de la question visée par la procédure d’appel » (p. 463, cité dans R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 52‑53). Les intervenants doivent toutefois accepter le dossier tel que les parties l’ont défini en première instance (Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; R. c. Marshall, 1999 CanLII 666 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 533, par. 9; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, par. 59). Les intervenants qui créent un nouveau dossier de preuve en appel nuisent au déroulement du procès. Ce n’est pas ainsi qu’est censé fonctionner notre système de justice, y compris lorsqu’il s’agit de décisions en matière constitutionnelle.
[76]                        En somme, la Cour d’appel a commis une erreur en supprimant le fardeau de la preuve de Mme Sharma à la première étape. Cela est incompatible avec la conclusion du juge chargé de la détermination de la peine selon laquelle Mme Sharma n’avait pas su établir l’existence d’une distinction fondée sur un motif protégé (par. 257). La Cour d’appel a substitué à tort sa propre opinion à ce sujet. En l’espèce, bien que Mme Sharma n’ait pas été tenue de présenter un type de preuve spécifique, elle devait démontrer que les dispositions contestées avaient eu un effet disproportionné ou y avaient contribué. Madame Sharma aurait pu, par exemple, présenter une preuve d’expert ou des données statistiques montrant qu’après l’entrée en vigueur de la LSRC, l’emprisonnement des Autochtones avait connu une hausse disproportionnée par rapport à l’incarcération des délinquants non autochtones dans le cas des infractions précises visées par les dispositions contestées. Une telle preuve pourrait démontrer que le retrait des peines d’emprisonnement avec sursis a eu un effet disproportionné sur les délinquants autochtones ou y a contribué.
[77]                        En infirmant la peine, la Cour d’appel s’est non seulement écartée du rôle qui lui revient, mais elle a mal appliqué la jurisprudence de notre Cour. À la lumière des conclusions du juge chargé de la détermination de la peine, l’argument que Mme Sharma a avancé devant notre Cour ⸺ à savoir que les dispositions contestées ont « nécessairement des effets différents sur les délinquants autochtones » ⸺ ne peut être retenu.
[78]                        Madame Sharma a soutenu que le retrait du recours à l’emprisonnement avec sursis empêchait le juge du procès de donner effet à l’al. 718.2e). Elle affirme que le retrait d’un « accommodement », en l’occurrence l’admissibilité à l’emprisonnement avec sursis pour certaines infractions, a des effets disproportionnés sur les délinquants autochtones. Nous n’acceptons pas cet argument. Il est évident que l’al. 718.2e) continue d’opérer efficacement, puisqu’on lui a donné effet en l’espèce. Dès lors que les juges conservent un large pouvoir discrétionnaire leur permettant d’infliger un éventail de peines, nous nous demandons si le fait de modifier une seule disposition portant sur la détermination de la peine peut compromettre l’al. 718.2e) de la manière dont le laisse entendre Mme Sharma.
[79]                        Il est incontestable que le juge chargé de la détermination de la peine doit tenir compte de la situation particulière des délinquants autochtones, car c’est ce que le Parlement a prescrit à l’al. 718.2e). La façon de le faire peut prendre diverses formes, et le Code criminel accorde aux juges un large pouvoir discrétionnaire pour arrêter une peine proportionnée, compte tenu du degré de responsabilité du délinquant, de la gravité de l’infraction et des circonstances particulières de chaque cas (R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 58). Par exemple, le juge chargé de la détermination de la peine peut envisager d’autres solutions non privatives de liberté telles le sursis au prononcé de la peine et la probation. Il peut également réduire la peine en dessous de la fourchette habituelle.
[80]                        Certes, le sursis au prononcé de la peine est « principalement une mesure de réinsertion sociale », alors que le sursis à l’emprisonnement « vise à la fois des objectifs punitifs et des objectifs de réinsertion sociale » (Proulx, par. 23). Le sursis au prononcé de la peine n’est pas sans rapport avec l’application de l’al. 718.2e). L’arrêt Proulx n’interdit pas aux juges de surseoir au prononcé d’une peine d’emprisonnement « pour en arriver à une peine véritablement adaptée et appropriée dans un cas donné » (Gladue, par. 33). Lorsqu’il n’est pas possible de recourir à l’emprisonnement avec sursis, le juge peut donner effet à l’al. 718.2e) en envisageant dans un esprit d’ouverture et de souplesse la possibilité de surseoir au prononcé de la peine.
[81]                        En tout état de cause, comme nous l’avons déjà signalé, il est évident qu’on a donné effet à l’al. 718.2e) en l’espèce. Le juge a condamné Mme Sharma à une peine d’emprisonnement de 18 mois, en tenant compte de son vécu en tant qu’Autochtone, conformément au cadre d’analyse de l’arrêt Gladue, et cette peine était bien inférieure à la fourchette établie pour des infractions similaires (motifs de détermination de la peine, par. 80). En guise de rappel, l’al. 718.2e) ne garantit pas que les délinquants autochtones sont à l’abri de peines d’emprisonnement.
[82]                        Enfin, bien que notre collègue nous assure que « [l]’abrogation ou la modification de l’art. 742.1, ou même de l’al. 718.2e), ne contreviendra pas automatiquement au par. 15(1) » (par. 244), la conclusion logique de ses motifs suggère le contraire. Bien que l’al. 718.2e) énonce un principe important, il s’agit d’une disposition législative, et non d’un impératif constitutionnel, et il est loisible au Parlement de le modifier, ne serait‑ce que pour limiter les cas dans lesquels il s’applique. Vue sous cet angle, la proposition de notre collègue est nouvelle, et ses retombées sont profondes et de grande portée. Le Parlement serait dans de nombreux cas empêché d’abroger ou de modifier les politiques d’amélioration existantes, à moins que les tribunaux ne soient persuadés que de tels changements sont justifiés en vertu de l’article premier. Cela équivaudrait à un transfert du rôle d’élaboration des politiques en matière de détermination de la peine du Parlement aux juges. Un tel résultat serait contraire au principe de la séparation des pouvoirs et irait à l’encontre de décennies de jurisprudence insistant sur la marge de manœuvre dont dispose le Parlement en matière de détermination de la peine dans les limites de la Constitution, et ce résultat doit être rejeté.
[83]                        Vu ce qui précède, il n’est pas nécessaire d’examiner la deuxième étape. Il n’y a pas violation du par. 15(1).
B.            L’article 7
(1)         Introduction
[84]                        L’article 7 prévoit :
                    7 Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[85]                        Les parties s’entendent pour dire que les dispositions contestées limitent le droit à la liberté de Mme Sharma. La question qui se pose ensuite est de savoir si elles limitent ce droit d’une manière conforme aux principes de justice fondamentale. Madame Sharma a fait valoir devant la Cour d’appel que les dispositions contestées sont arbitraires et qu’elles ont une portée excessive. Les juges majoritaires ont convenu que les dispositions contestées avaient une portée excessive, sans toutefois conclure qu’elles étaient arbitraires. À notre avis, les dispositions contestées n’ont pas une portée excessive et elles ne sont pas arbitraires.
[86]                        Pour déterminer si une loi est arbitraire et a une portée excessive, il faut examiner le lien entre l’objet de la loi contestée et les limites qu’elle apporte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne (Bedford, par. 114‑119). Une loi est arbitraire lorsqu’elle impose des limites à ces droits d’une manière dépourvue de lien avec son objet ⸺ c’est‑à‑dire lorsqu’elle « porte atteinte à des droits reconnus par la Constitution sans promouvoir le bien public que l’on dit être l’objet de la loi » (Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 83). Et une loi a une portée excessive lorsqu’elle impose des limites aux droits en question d’une manière qui n’a aucun lien rationnel avec son objet (Bedford, par. 112; Carter, par. 85).
[87]                        Comme l’objet de la règle de droit est le principal point de référence, il est crucial de bien l’identifier pour procéder à l’analyse fondée sur l’art. 7 (R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 24; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 24). D’ailleurs, l’identification de l’objet de la règle de droit peut être déterminante pour sa constitutionnalité (R. J. Sharpe et K. Roach, The Charter of Rights and Freedoms (7e éd. 2021), p. 279). Il est important de qualifier l’objet de la règle de droit en fonction du bon degré de généralité (Safarzadeh‑Markhali, par. 27; Moriarity, par. 28). À une extrémité du spectre, on trouve un objet abstrait, semblable à la valeur sociale directrice. À l’autre extrémité, on trouve une « quasi‑répétition de la disposition contestée dissociée de son contexte » (Safarzadeh‑Markhali, par. 27). La bonne formulation de l’objet se situe quelque part entre ces deux pôles et est précise et succincte (Moriarity, par. 29).
[88]                        L’indicateur le plus significatif et le plus fiable de l’objet législatif serait, bien entendu, un énoncé de l’objet dans la loi applicable. Sinon, en règle générale, le tribunal qui cherche à déterminer l’objet législatif peut tenir compte du texte, du contexte et de l’économie de la loi, de même que d’éléments de preuve extrinsèques, notamment (sous réserve de la mise en garde que nous formulons ci‑dessous) les Débats de la Chambre des communes, l’historique législatif, les publications gouvernementales et l’évolution des dispositions contestées (Safarzadeh‑Markhali, par. 31; Moriarity, par. 31; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 37).
[89]                        La preuve extrinsèque doit être utilisée avec prudence. Dans un dossier législatif, l’énoncé de l’objet peut se révéler rhétorique et imprécis (Safarzadeh‑Markhali, par. 36; R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 293). Citées hors de leur contexte, les déclarations faites par les députés peuvent s’avérer de mauvais indicateurs de l’intention du Parlement (voir, p. ex., Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 67‑68). Ce qu’il faut déterminer, c’est l’objectif du Parlement, c’est‑à‑dire l’intention collective de la législature exprimée par le biais de l’acte législatif, et non l’intention des députés qui la composent. Comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt R. c. Heywood, 1994 CanLII 34 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 761, p. 788, « l’intention de certains députés n’est pas toujours la même que celle de l’ensemble du Parlement ».
[90]                        Mis à part cet avertissement quant au danger de l’imprécision, l’historique législatif peut être utile pour déterminer l’objet législatif (Safarzadeh‑Markhali, par. 36). À cet égard, deux étapes du processus législatif sont particulièrement utiles (et cela vaut tant pour le Parlement fédéral que pour les législatures provinciales). À la deuxième lecture, le ministre qui présente le projet de loi précise, habituellement de façon formelle et structurée, ce que le projet de loi vise à accomplir et les moyens proposés pour y parvenir. La deuxième lecture est une approbation de principe. À la suite de cette approbation, le projet de loi est renvoyé en comité pour une étude détaillée article par article. Les explications fournies au comité législatif par le ministre, le secrétaire parlementaire du ministre ou les fonctionnaires du ministère peuvent constituer d’autres déclarations faisant autorité concernant l’intention. Au niveau fédéral, les procédures du Sénat sont parallèles à celles de la Chambre des communes. Ainsi, le discours de deuxième lecture du sénateur qui présente le projet de loi, de même que les explications des fonctionnaires du ministère lors des audiences du comité, peuvent également se révéler utiles.
[91]                        Après avoir consulté les sources disponibles, le tribunal devrait s’efforcer d’en arriver à un énoncé précis et succinct qui représente fidèlement l’objet législatif de la disposition contestée (Safarzadeh‑Markhali, par. 28; Moriarity, par. 29). Des énoncés de l’objet trop larges et multifactoriels peuvent artificiellement mettre les dispositions contestées à l’abri de toute contestation fondée sur la portée excessive ou le caractère arbitraire. Dans l’arrêt Safarzadeh‑Markhali, la Cour a expliqué que l’objet visé par l’exclusion du crédit majoré pour la détention présentencielle était « d’accroître la sûreté et la sécurité publiques en élargissant l’accès des délinquants violents et chroniques à des programmes de réadaptation » (par. 47 (italique omis)). Dans l’arrêt R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, l’objet de la loi était « la lutte contre le passage de clandestins » (par. 34; voir aussi Moriarity, par. 29). Les tribunaux doivent reprendre ce même énoncé précis et succinct de l’objet dans l’analyse subséquente. L’énoncé de l’objet doit demeurer le même tout au long de l’analyse.
(2)         Application aux dispositions contestées
a)            Les dispositions contestées visent à renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves
[92]                        En gardant ces directives à l’esprit, nous passons à la première étape de l’analyse : déterminer l’objet de l’al. 742.1c) et du sous‑al. 742.1e)(ii). Comme nous allons l’expliquer, les dispositions contestées ont le même objet : renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves.
[93]                        À notre avis, il est significatif que les dispositions contestées se retrouvent dans des dispositions d’exclusion, en l’occurrence les alinéas 742.1b) à f). Ces dispositions d’exclusion énumèrent les infractions et catégories d’infractions pour lesquelles le tribunal ne peut octroyer un sursis à l’emprisonnement. Le Parlement a adopté ces dispositions d’exclusion ensemble en 2012 dans la LSRC; les remarques du ministre au Parlement à l’étape de la deuxième lecture traitaient de ces exclusions comme un tout. Compte tenu du texte législatif, l’objet des deux dispositions contestées — l’al. 742.1c) et le sous‑al. 741.2e)(ii) — est le même. Conclure le contraire aurait pour conséquence de lier les objets trop étroitement aux moyens employés pour les atteindre, ce qui n’est pas permis.
[94]                        Deux événements fournissent des renseignements importants quant à la décision du Parlement d’adopter ces dispositions d’exclusion : l’arrêt Proulx de notre Cour et les modifications apportées en 2007 à l’art. 742.1. Nous expliquons chacun de ces événements ci‑dessous.
[95]                        L’arrêt Proulx portait sur la version initiale de l’art. 742.1 et proposait divers facteurs dont les juges peuvent tenir compte pour décider d’octroyer un sursis à l’emprisonnement. À l’époque, les dispositions d’exclusion ne faisaient pas partie de l’art. 742.1. Plusieurs parties avaient plaidé en faveur d’une présomption d’inapplicabilité du sursis à l’emprisonnement dans le cas de certaines infractions graves, telles que les infractions d’ordre sexuel commises contre des enfants, l’homicide involontaire coupable et le trafic ou la possession de certains stupéfiants (par. 80). La Cour a rejeté ces propositions, affirmant qu’« une ordonnance de sursis à l’emprisonnement peut, en principe, être rendue à l’égard de toute infraction pour laquelle les préalables prévus par la loi sont réunis » (par. 79 (souligné dans l’original)). La Cour a expliqué que, bien que la gravité des infractions soit pertinente pour déterminer si l’octroi du sursis à l’emprisonnement est justifié dans les circonstances d’une affaire donnée, il serait à la fois « inutile et peu avisé que les tribunaux créent des présomptions d’inapplicabilité du sursis à l’emprisonnement à certaines infractions » (par. 81 (nous soulignons); Wells, par. 45).
[96]                        Bien que notre Cour ait refusé à juste titre de créer des exclusions jurisprudentielles, le Parlement les a créées dans l’exercice légitime de ses pouvoirs par le biais de modifications législatives. Comme nous l’avons déjà mentionné, en 2007, le Parlement a modifié l’art. 742.1. Les modifications de 2007 permettent de mieux comprendre le désir du Parlement de rendre le régime plus cohérent en 2012. Les modifications de 2007 prévoyaient que les délinquants reconnus coupables d’une « infraction constituant des sévices graves à la personne » ne pouvaient pas bénéficier d’un emprisonnement avec sursis. Lorsqu’il a été par la suite question d’abroger cette condition préalable, le ministre a expliqué que les tribunaux avaient défini les « infractions constituant des sévices graves à la personne » de façon incohérente et d’une manière qui ne s’accordait pas avec la volonté du Parlement (Débats de la Chambre des communes, vol. 145, no 38, 3e sess., 40e lég., 3 mai 2010, p. 2282‑2283).
[97]                        La version actuelle de l’art. 742.1 a été adoptée en 2012 au moyen de la LSRC. La LSRC regroupait plusieurs projets de loi antérieurs qui étaient morts au feuilleton après la dissolution du Parlement. Notamment, la LSRC reprenait textuellement le projet de loi C‑16, Loi mettant fin à la détention à domicile de contrevenants violents et dangereux ayant commis des crimes contre les biens ou d’autres crimes graves, 3e sess., 40e lég., 2010, lequel visait initialement à remplacer l’art. 742.1. Pour comprendre la version actuelle de l’art. 742.1, il faut se reporter aux discours prononcés lors de la deuxième lecture du projet de loi C‑16, dans lequel les modifications ont été proposées pour la première fois.
[98]                        Dans son discours à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C‑16, le ministre a expliqué que les modifications visaient à clarifier que l’emprisonnement avec sursis ne pouvait être accordé dans les cas d’infractions graves contre des biens ou d’infractions violentes :
                    Le projet de loi C‑16 propose des modifications au Code criminel visant à faire en sorte que les contrevenants violents et dangereux n’aient jamais droit à une peine d’emprisonnement avec sursis et que les infractions graves contre les biens n’y donnent pas droit non plus, ce qui n’avait jamais été l’intention au départ.
                    . . .
                     C’est cet aspect des dispositions sur l’emprisonnement avec sursis qui cause des problèmes, et c’est ce qui fait l’objet du projet de loi dont nous sommes saisis aujourd’hui. Plutôt que de laisser les tribunaux déterminer au cas par cas si l’infraction correspond à la définition de sévices graves à la personne, ce projet de loi définit précisément quelles sont les infractions pour lesquelles un accusé n’aura jamais droit à un emprisonnement avec sursis. Une telle mesure dissipe les doutes et clarifie la loi.
                    . . .
                        . . . ce projet de loi préciserait et confirmerait les infractions qui ne pourraient pas faire l’objet de peines avec sursis . . .
                    . . .
                        J’estime que le régime actuel d’emprisonnement avec sursis est inapproprié, puisque bon nombre de crimes très graves peuvent donner lieu à une peine avec sursis. Il faut davantage de clarté et de cohérence pour limiter l’accessibilité aux peines d’emprisonnement avec sursis et pour protéger les Canadiens des délinquants coupables de crimes graves et violents.
                    . . .
                        L’emprisonnement avec sursis constitue une peine appropriée dans de nombreux cas, mais il y a lieu d’en limiter l’utilisation dans les cas d’infractions graves contre les biens et de crimes violents. [Nous soulignons.]
                    (Débats de la Chambre des communes, 3 mai 2010, p. 2282‑2284)
[99]                        Le ministre a mentionné expressément le projet de loi C‑16 dans son discours à l’étape de la deuxième lecture de la LSRC. Il a répété que « les mesures visent à interdire explicitement les peines [d’emprisonnement] avec sursis » dans le cas des catégories d’infractions et des infractions spécifiquement énumérées (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 17, 1re sess., 41e lég., 21 septembre 2011, p. 1299). À la deuxième lecture devant le Sénat, le sénateur qui a présenté le projet de loi au nom du ministre avait souligné que « [l]e manque de cohérence [dans l’octroi du sursis à l’emprisonnement] pose problème dans notre système de justice » (Débats du Sénat, vol. 148, no 39, 1re sess., 41e lég., 8 décembre 2011, p. 831). Comme le révèle le dossier parlementaire, la LSRC s’inscrivait dans le cadre d’une stratégie plus vaste du Parlement visant à adopter une approche fondée sur la dissuasion pour s’attaquer à la criminalité (Association du Barreau canadien, Mémoire sur le projet de loi C‑10, Loi sur la sécurité des rues et des communautés, octobre 2011 (en ligne), p. 2). En mettant cette approche de l’avant, le Parlement a voulu s’attaquer à ce qu’il considérait comme un recours à l’emprisonnement avec sursis pour des infractions graves qui justifiaient l’emprisonnement.
[100]                     Le Parlement a désigné certaines infractions pour lesquelles les tribunaux n’auraient plus la possibilité d’imposer des peines d’emprisonnement avec sursis. Les dispositions d’exclusion sont précises : elles ne s’appliquent qu’à certaines infractions ou catégories d’infractions. Le Parlement a donc cherché à définir clairement les limites du recours à l’emprisonnement avec sursis.
[101]                     Il ressort du texte, du contexte et de l’économie de la loi, ainsi que de la preuve extrinsèque, que ces modifications avaient pour objet de renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves. C’est l’objet visé par les dispositions d’exclusion.
[102]                     Le moyen choisi par le Parlement pour atteindre cet objet consistait à supprimer l’admissibilité à l’emprisonnement avec sursis pour certaines infractions et catégories d’infractions. Ce faisant, le Parlement a tout de même laissé entrevoir la possibilité que des actes criminels relativement moins graves fassent l’objet d’une peine non carcérale (sursis au prononcé de la peine, probation, absolution conditionnelle, etc.) ou d’une peine carcérale flexible (peine discontinue). Le Parlement a toutefois précisé qu’un délinquant devait généralement être condamné à une peine d’emprisonnement pour les infractions énumérées dans les dispositions d’exclusion.
[103]                     Enfin, les dispositions d’exclusion de l’art. 742.1 ont pour effet de réduire le nombre de délinquants qui purgent leur peine au sein de la collectivité.
b)            Les dispositions contestées n’ont pas une portée excessive
[104]                     La Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait [traduction] « aucun lien rationnel entre l’objet des dispositions contestées et certains de leurs effets » (par. 174). Dans la mesure où les dispositions contestées empêchent les délinquants qui commettent des infractions sans gravité de bénéficier d’un emprisonnement avec sursis, elles ont une portée excessive (par. 174). La peine maximale, que les dispositions utilisent comme indicateur de la gravité, ne constitue pas, de l’avis de la Cour d’appel, un indicateur acceptable (par. 164).
[105]                     Comme nous l’avons expliqué, en adoptant les dispositions contestées, le Parlement voulait renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves. Étant donné cet objet, la Cour d’appel a commis trois erreurs. Premièrement, la peine maximale est un indicateur approprié de la gravité. Ensuite, la définition d’une infraction grave représente une appréciation normative à l’égard de laquelle le Parlement doit disposer d’une grande marge de manœuvre. Enfin, la Cour d’appel a confondu la gravité de l’infraction avec la situation du délinquant et sa culpabilité morale. Nous expliquons chaque point à tour de rôle.
[106]                     Tout d’abord, notre Cour a accepté à maintes reprises que la peine maximale pour une infraction reflète sa gravité et sert d’indicateur de celle‑ci (R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 36 et 56; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 95‑96; R. c. Parranto, 2021 CSC 46, par. 60; R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328, par. 60; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 CanLII 87 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 711, p. 734). Dans de nombreux domaines, le Parlement a structuré des politiques en utilisant la peine maximale comme mesure de la gravité — p. ex. la possibilité d’obtenir une absolution inconditionnelle ou sous condition (Code criminel, par. 730(1)); la possibilité d’obtenir la suspension de son casier judiciaire (Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, c. C‑47, al. 4(2)b)); l’interdiction de territoire au Canada dans le contexte de l’immigration (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, al. 36(1)a)). Dans le cas qui nous occupe, l’objectif premier du Parlement était de renforcer la cohérence dans la détermination de la peine. Il a estimé que des règles claires, établies en fonction de la peine maximale, constituaient le meilleur moyen d’atteindre ce but. Il y a lieu de faire preuve de déférence envers le Parlement, d’autant plus que le concept d’« infraction grave » ne fait toujours pas l’objet d’une définition précise.
[107]                     Cela nous amène à la deuxième erreur que nous relevons dans l’analyse de la portée excessive faite par la Cour d’appel. Des personnes raisonnables peuvent diverger d’opinions sur les infractions suffisamment « graves » pour justifier des peines d’emprisonnement. C’est une question d’appréciation, et il n’y a aucune raison évidente de préférer une opinion à une autre. En fin de compte, comme notre Cour l’a expliqué, le choix final ne repose pas sur les préférences des juges, mais sur l’intention collective exprimée par le Parlement en tant que représentant de l’électorat. Comme la Cour l’explique dans l’arrêt R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 45 :
                        Le Parlement possède le pouvoir de faire des choix de politique générale en ce qui a trait à l’infliction de peines aux auteurs d’actes criminels et d’arrêter les peines qu’il juge appropriées pour tenir compte des objectifs que sont la dissuasion, la dénonciation, la réadaptation et la protection de la société.
[108]                     Enfin, dans la mesure où la Cour d’appel a estimé que la situation de Mme Sharma illustrait bien la portée excessive des dispositions, elle a aussi confondu l’analyse de la gravité de l’infraction et celle de la situation du délinquant et des particularités du crime. À cet égard, nous souscrivons aux propos tenus par le juge chargé de la détermination de la peine : [traduction] « [Mme Sharma] a commis une infraction grave en important de la cocaïne, une réalité à laquelle sa culpabilité personnelle ou l’existence de circonstances atténuantes ne changent rien » (par. 141 (nous soulignons)). La Cour d’appel de la Saskatchewan a fait valoir un point semblable dans l’arrêt R. c. Neary, 2017 SKCA 29, [2017] 7 W.W.R. 730 : [traduction] « La gravité des infractions n’est pas atténuée par la situation personnelle de l’accusé » (par. 39). Nous acceptons sans réserve que les circonstances qui ont amené Mme Sharma à importer des drogues sont tragiques et que, de ce fait, sa culpabilité morale s’en trouve atténuée (ce qui s’est traduit par une peine de 18 mois plutôt que par la peine de 6 ans d’emprisonnement réclamée au départ par la Couronne). Cependant, ces faits ne rendent pas moins grave l’importation d’une substance inscrite à l’ann. I, surtout compte tenu de la quantité qu’elle transportait.
[109]                     Étant donné l’objet des dispositions contestées, tel que formulé ci‑dessus, et de leurs effets, nous concluons qu’elles n’ont pas une portée excessive.
c)            Les dispositions contestées ne sont pas arbitraires
[110]                     Madame Sharma fait valoir que les dispositions contestées sont arbitraires, car elles créent un « écart » entre les différentes sanctions que les juges chargés de déterminer la peine peuvent infliger. L’idée est que, dans les cas où l’emprisonnement avec sursis aurait été une peine proportionnée, la peine qui est réellement infligée en raison des dispositions contestées serait soit trop sévère, soit trop clémente.
[111]                     Mais l’existence d’un « écart », si tant est qu’il en existe un, n’a rien à voir avec le caractère arbitraire. Une disposition est arbitraire lorsqu’il n’y a pas de lien entre l’effet de la disposition et son objet. Dans cette optique, les dispositions contestées ne sont pas arbitraires. Comme nous l’avons déjà affirmé, elles visent à renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves. Lorsqu’un juge détermine qu’une peine d’emprisonnement est justifiée, les délinquants reconnus coupables de ces infractions purgeront leur peine en prison plutôt que dans la collectivité. Il y a un lien évident entre l’effet des dispositions et leur objet, et les droits de Mme Sharma ne sont pas limités arbitrairement.
[112]                     Par conséquent, bien que l’art. 742.1 limite le droit à la liberté de Mme Sharma, il le fait en conformité avec les principes de justice fondamentale. Il n’est donc pas nécessaire pour nous de tenir compte de l’article premier, car aucune restriction des droits garantis par l’art. 15 ou l’art. 7 n’a été démontrée.
VI.         Dispositif
[113]                     Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi. L’alinéa 742.1c) et le sous‑alinéa 742.1e)(ii) sont constitutionnels. Nous sommes d’avis d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel et de rétablir la peine infligée en première instance. Comme Mme Sharma a déjà purgé sa peine, aucune autre ordonnance n’est requise.
 
                  Version française des motifs des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal rendus par
 
                    La juge Karakatsanis —
I.               Introduction
[114]                     La surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes est le résultat du passé colonial du Canada. Vu l’augmentation du taux d’incarcération des Autochtones et la hausse en flèche du nombre de femmes autochtones incarcérées, certains ont comparé les établissements correctionnels canadiens aux pensionnats (voir Commission de vérité et réconciliation, Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation, vol. 5, Les séquelles (2015), p. 249‑250). Comme les pensionnats avant elle, cette surincarcération perpétue de génération en génération les torts causés aux familles et aux collectivités autochtones. Elle témoigne de façon éloquente de la discrimination que subissent les peuples autochtones et qui s’étend « à l’ensemble du système de justice pénale » (Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165, par. 57). Elle demeure un obstacle poignant à la réalisation de l’impératif constitutionnel de la réconciliation.
[115]                     Le droit relatif à la détermination de la peine ne peut pas effacer le passé colonial de notre pays. Il ne peut pas non plus éliminer les causes des crimes commis par des délinquants. Mais il est particulièrement bien placé pour contribuer à atténuer — ou, au contraire, à aggraver — les inégalités raciales dans notre système de justice pénale. Il est donc essentiel de veiller à ce que les dispositions canadiennes en matière de détermination de la peine soient compatibles avec les droits à la liberté et à l’égalité garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. La présente affaire nous oblige à nous atteler à cette tâche.
[116]                     Cheyenne Sharma, une Autochtone âgée de 20 ans, mère d’une petite fille, devait deux mois de loyer et risquait d’être expulsée lorsque son conjoint de l’époque lui a fait une offre : prendre l’avion pour le Suriname, récupérer une valise et revenir au Canada avec celle‑ci moyennant une somme de 20 000 $. Lorsque les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada ont fouillé la valise à son retour, ils y ont découvert près de deux kilogrammes de cocaïne, d’une valeur d’environ 130 000 $. Madame Sharma a été arrêtée et accusée d’avoir importé plus d’un kilogramme d’une substance interdite en violation du par. 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 (LRCDAS).
[117]                     Madame Sharma a plaidé coupable, mais a contesté plusieurs dispositions de la LRCDAS et du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, en vertu des art. 7 et 12 et du par. 15(1) de la Charte. Le juge du procès a condamné Mme Sharma à 18 mois d’emprisonnement, concluant que l’al. 742.1c) du Code criminel — qui interdit les peines d’emprisonnement avec sursis pour une série d’infractions — l’empêchait de prononcer une peine à purger dans la collectivité. La Cour d’appel de l’Ontario a ensuite invalidé l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) — ce dernier interdisant les peines d’emprisonnement avec sursis pour certaines infractions liées à la drogue — au motif qu’ils violaient l’art. 7 et le par. 15(1) de la Charte. Elle a substitué à la peine initiale une peine d’emprisonnement avec sursis de deux ans moins un jour.
[118]                     Je partage l’avis des juges majoritaires de la Cour d’appel. L’alinéa 742.1c) et le sous‑alinéa 742.1e)(ii) contreviennent à l’art. 7 parce qu’ils privent certaines personnes de leur liberté de manière excessive : en utilisant les peines maximales comme indicateur de la gravité de l’infraction, englobant ainsi tant les comportements criminels les plus graves que les moins graves, ils dépassent leur objectif de réprimer les infractions plus graves par l’incarcération. Ils enfreignent également le par. 15(1) en affaiblissant l’effet réparateur de l’al. 718.2e) — qui oblige les juges à examiner les sanctions substitutives à l’emprisonnement « plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones » — d’une manière qui crée une distinction fondée sur la race qui a pour effet de renforcer, de perpétuer et d’accentuer les désavantages historiques subis par les peuples autochtones.
[119]                     Étant donné que la Couronne n’a justifié ni l’une ni l’autre de ces contraventions en vertu de l’article premier de la Charte, je suis d’avis de conclure que les dispositions sont inconstitutionnelles et de confirmer le jugement déclaratoire de la Cour d’appel portant qu’elles sont inopérantes en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Je suis par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi.
II.            Contexte
[120]                     Nous sommes tous, en partie, le produit de notre histoire. Dans le présent pourvoi, l’histoire personnelle de Mme Sharma en recoupe trois autres : les effets intergénérationnels du colonialisme; les taux correspondants, et croissants, d’incarcération des Autochtones; et les réponses du Parlement et des tribunaux en ce qui a trait à la détermination de la peine des délinquants autochtones.
[121]                     Madame Sharma est une femme d’ascendance ojibwée qui fait partie de la Première Nation de Saugeen. Les obstacles qui ont jalonné sa vie ont été considérables. Petite‑fille d’une survivante des pensionnats, elle a perdu son père à l’âge de 5 ans, lorsque celui‑ci a été arrêté, expulsé à Trinidad, reconnu coupable de meurtre et condamné à 12 ans de prison. À l’âge de 13 ans, après s’être enfuie de chez elle, elle a sombré dans l’alcoolisme et a été agressée sexuellement. À 15 ans, employée comme travailleuse du sexe, elle a failli succomber à une surdose de drogue. À l’âge de 16 ans, incapable de payer l’uniforme de l’école, elle a abandonné l’école secondaire. À l’âge de 17 ans, abandonnée par le père, elle a donné naissance à une fille. Et, à 20 ans, sans le soutien du père de l’enfant, en retard sur le loyer et confrontée à l’itinérance, elle a choisi de commettre le crime en cause. Son casier judiciaire était jusqu’alors vierge. Ayant déjà survécu à plusieurs tentatives de suicide, elle est retombée dans la dépression, le stress, l’anxiété et la dépendance à l’alcool lorsque sa mère est décédée pendant la procédure de détermination de la peine. Au moment du prononcé de sa peine, elle avait déménagé dans une réserve de l’île Christian et elle travaillait à sa sobriété et avait repris ses études secondaires.
[122]                     L’histoire de Mme Sharma est tragique, mais pas unique. Le colonialisme continue de causer à la population autochtone du Canada des torts de longue date, omniprésents et persistants, avec des racines aussi profondes que ses effets ont été vastes. Les tribunaux reconnaissent maintenant cette réalité sur le plan juridique. De nos jours, les tribunaux « doivent prendre connaissance d’office de questions telles que l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats et la façon dont ces événements se traduisent encore aujourd’hui chez les peuples autochtones par un faible niveau de scolarisation, des revenus peu élevés, un taux de chômage important, des abus graves d’alcool ou d’autres drogues, un taux élevé de suicide et, bien entendu, un taux élevé d’incarcération » (R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 60).
[123]                     La surincarcération des Autochtones est un problème particulièrement aigu et visible depuis quelques décennies. Déjà un [traduction] « fait notoire au sein des collectivités autochtones dans les années 1970 », le phénomène a été décrit de façon de plus en plus alarmante dans les rapports qui se sont succédé à partir de la fin des années 1980 (J. Rudin, « Aboriginal Over‑representation and R. v. Gladue : Where We Were, Where We Are and Where We Might Be Going » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 687, p. 687; voir, en particulier, M. Jackson, « Locking Up Natives in Canada » (1989), 23 U.B.C. L. Rev. 215; Public Inquiry into the Administration of Justice and Aboriginal People, Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba, vol. 1, The Justice System and Aboriginal People (1991); Commission royale sur les peuples autochtones, Par‑delà les divisions culturelles : un rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada (1996); J. Rudin, Aboriginal Peoples and the Criminal Justice System (2005)).
[124]                     La situation n’a pourtant cessé de se détériorer. Dans les années 1980, alors que les Autochtones ne représentaient que 2 p. 100 de la population du Canada, les délinquants autochtones constituaient environ 17 p. 100 de la population carcérale provinciale et territoriale (R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688, par. 58, citant Jackson, p. 215‑216) et 10 p. 100 de la population carcérale fédérale (J. V. Roberts et R. Melchers, « The Incarceration of Aboriginal Offenders : Trends from 1978 to 2001 » (2003), 45 R.C.C.J.P. 211, p. 220). Pourtant, en 2018‑2019, les Autochtones, qui constituaient seulement 4,5 p. 100 de la population adulte canadienne, représentaient 31 p. 100 des admissions en détention dans un établissement provincial ou territorial et 29 p. 100 des admissions en détention dans un établissement fédéral (Statistique Canada, Statistiques sur les services correctionnels pour les adultes et les jeunes au Canada, 2018‑2019 (décembre 2020), p. 5). Au Manitoba et en Saskatchewan, les provinces où vit la population relative la plus forte d’adultes autochtones, ces derniers représentent les trois quarts des admissions en détention (p. 5‑6). Fait incroyable, la population carcérale autochtone du Canada a augmenté de près de 43 p. 100 entre 2009 et 2018, alors même que le phénomène de la surreprésentation était condamné avec de plus en plus de véhémence (Bureau de l’enquêteur correctionnel du Canada (BECC), Rapport annuel 2017‑2018 (2018), p. 67).
[125]                     Aussi frappants soient‑ils, ces chiffres sous‑estiment le taux réel d’incarcération des femmes autochtones. Alors qu’elles ne constituent qu’environ 4 p. 100 de la population féminine, les femmes autochtones représentent maintenant 42 p. 100 des femmes incarcérées dans des établissements fédéraux. Leur population a connu une hausse fulgurante de 73,8 p. 100 au cours des 10 dernières années (BECC, Rapport annuel 2020‑2021 (2021), p. 42‑43).
[126]                     À l’intérieur des prisons, les délinquants autochtones subissent également certains des effets les plus durs de l’incarcération. Ils sont plus susceptibles que les autres délinquants de « se voir attribuer une cote de sécurité de niveau supérieur, de passer plus de temps en isolement, de passer une plus grande partie de leur peine derrière les barreaux avant leur première mise en liberté, d’être sous‑représentés parmi les délinquants sous surveillance dans la collectivité et d’être incarcérés de nouveau si leur libération conditionnelle est révoquée » (Ewert, par. 60).
[127]                     Comme pour les taux d’incarcération eux‑mêmes, ces préjudices sont encore plus prononcés dans le cas des femmes autochtones (Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final, vol. 1a (2019), p. 700; m. interv., Queen’s Prison Law Clinic, par. 7), dont environ 70 p. 100 de celles détenues dans des établissements fédéraux sont également mères d’enfants mineurs (BECC, Rapport annuel 2014‑2015 (2015), p. 50‑51). Ces mères sont le plus souvent jeunes et célibataires et le seul parent qui subvient aux besoins de leurs enfants (K. Miller, « Canada’s Mother‑Child Program and Incarcerated Aboriginal Mothers : How and Why the Program is Inaccessible to Aboriginal Female Offenders » (2018), 37 C.F.L.Q. 1, p. 7).
[128]                     Les perturbations que ces statistiques impliquent — emplois perdus, familles éclatées, aliénation culturelle, sociétés brisées — sont plus difficiles à quantifier, mais non moins graves. Notant qu’un garçon autochtone né en Saskatchewan en 1960 avait 70 p. 100 de probabilité d’être incarcéré à l’âge de 25 ans, le professeur Jackson écrivait en 1988 que la prison était [traduction] « devenue pour beaucoup de jeunes autochtones l’équivalent contemporain de ce que le pensionnat indien représentait pour leurs parents » (p. 216). Bien des années plus tard, la Commission de vérité et réconciliation du Canada a fait écho à ces commentaires dans son Rapport final de 2015, où elle comparait l’expérience vécue par les délinquants autochtones en prison à celle des enfants autochtones dans les pensionnats :
                        Aujourd’hui, la prison est, pour beaucoup d’Autochtones, ce que les pensionnats ont été : l’expérience d’un isolement qui éloigne les Autochtones de leur famille et de leur communauté. Les prisons sont des lieux de violence qui mènent à un engagement plus avant dans la criminalité parce que les détenus autochtones, surtout les plus jeunes, recherchent l’appartenance à un gang comme forme de protection. Les prisons d’aujourd’hui ne pratiquent peut‑être plus le dénigrement institutionnalisé des cultures et langues autochtones avec autant d’agressivité que les pensionnats, mais le racisme en prison est un problème important. En outre, les prisons n’offrent pas toujours la sécurité culturelle aux détenus autochtones, par négligence ou marginalisation. Un grand nombre de gens abîmés sont sortis des pensionnats; rien ne permet de croire qu’il n’en sera pas de même des prisons d’aujourd’hui.
                    (motifs de détermination de la peine, par. 123, citant Commission de vérité et réconciliation, p. 249.)
Parmi ses 94 « appels à l’action », la Commission a demandé aux gouvernements de s’engager à « éliminer, au cours de la prochaine décennie, la surreprésentation des Autochtones en détention » et en particulier celle des jeunes Autochtones (Commission de vérité et réconciliation, Appels à l’action (2015), appels 30 et 38). À l’approche de la fin de cette décennie, ces appels sont plus urgents que jamais.
[129]                     Les efforts déployés pour remédier à ce problème ne datent cependant pas d’hier. Dans les années 1980, alors que la surreprésentation devenait plus difficile à ignorer, les parlementaires se sont attelés à la réforme de la détermination de la peine (D. Daubney et G. Parry, « An Overview of Bill C‑41 (The Sentencing Reform Act) », dans J. V. Roberts et D. P. Cole, dir., Making Sense of Sentencing (1999), 31, p. 31‑33). Puis, en 1995, à la suite de travaux préparatoires s’échelonnant sur plusieurs années, le Parlement a adopté le projet de loi C‑41, Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, c. 22. Cette loi, qui est entrée en vigueur l’année suivante et qui créait la partie XXIII du Code criminel, a marqué la « la première codification et la première réforme substantielle des principes de détermination de la peine dans l’histoire du droit criminel canadien » (Gladue, par. 39).
[130]                     Le projet de loi C‑41 instaurait notamment deux mesures essentielles qui avaient pour objet de s’attaquer à la surreprésentation. L’alinéa 718.2e) obligeait les juges chargés de la détermination de la peine à examiner « toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones ». De plus, l’art. 742.1 a créé les peines d’emprisonnement avec sursis — élargissant ainsi la gamme de « sanctions substitutives applicables » —, permettant aux délinquants de purger leur peine dans la collectivité, sous des conditions strictes, plutôt qu’en prison. Dans le cadre des débats parlementaires, le ministre de la Justice, Allan Rock, a expliqué qu’il s’agissait, dans le premier cas, d’une mesure visant « particulièrement dans le contexte des initiatives permettant aux communautés autochtones de se doter d’une justice communautaire [à] encourager les tribunaux à recourir à des mesures de rechange dans la mesure où celles‑ci sont compatibles avec la protection du public — je parle des mesures de rechange préférables à l’emprisonnement — et non pas à recourir simplement à ce moyen facile dans tous les cas » (Gladue, par. 47 (soulignement omis)).
[131]                       La Cour a été saisie de ce régime pour la première fois en 1998, dans l’affaire Gladue. L’accusée, une mère crie âgée de 19 ans, avait plaidé coupable à des accusations d’homicide involontaire coupable après avoir poignardé à mort son conjoint de fait. À l’exception de son ascendance crie, et du fait qu’elle résidait en dehors d’une réserve à McLennan, en Alberta, on n’a presque rien dit à propos de son identité autochtone lors de la détermination de la peine. Estimant que l’al. 718.2e) ne s’appliquait pas, étant donné que l’accusée ne vivait pas dans une réserve, le juge l’a condamnée à trois ans d’emprisonnement. La majorité de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté l’appel, concluant que, même si le juge chargé de la détermination de la peine avait commis une erreur en n’appliquant pas l’al. 718.2e), cette erreur ne portait pas à conséquence, puisque rien dans les antécédents de Mme Gladue n’aurait fait une différence dans sa peine. Madame Gladue avait ensuite interjeté appel devant notre Cour.
[132]                       La question était de savoir comment interpréter l’al. 718.2e) et de déterminer s’il avait modifié le droit en introduisant une nouvelle méthode de détermination de la peine à l’endroit des délinquants autochtones.
[133]                     Notre Cour a jugé que l’al. 718.2e) avait modifié le droit : cette disposition donnait pour directive aux juges « d’aborder différemment le processus de détermination de la peine à l’égard des délinquants autochtones » (par. 33), non pas parce que ces derniers méritent « plus » d’attention au moment de la détermination de la peine, mais parce leurs « circonstances sont particulières, et différentes de celles dans lesquelles se trouvent les non‑autochtones » (par. 37 (souligné dans l’original)). La Cour a expliqué que la mention des délinquants autochtones « donn[ait] à penser qu’il y a, dans le cas des autochtones, quelque chose de différent qui pourrait précisément faire de l’emprisonnement une sanction moins appropriée ou moins utile » (par. 37).
[134]                     Ces différences étaient, de façon générale, de deux ordres. Tout d’abord, les délinquants autochtones sont souvent confrontés à des « facteurs systémiques ou historiques distinctifs », soit de « faibles revenus, un fort taux de chômage, un manque de débouchés et d’options, une instruction insuffisante ou inadéquate, l’abus de drogue et d’alcool, l’isolement et la fragmentation des communautés » en raison des traces profondes laissées par des années de perturbations qui contribuent à l’incidence élevée du crime et de l’incarcération (par. 66‑67). Ensuite, les origines autochtones du délinquant peuvent influencer « les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant » (par. 66), car, même s’ils « varient grandement », les concepts autochtones de la détermination de la peine mettent souvent davantage l’accent sur la justice réparatrice et « l’importance des sanctions rattachées à la communauté » que ne le font les règles de droit générales en matière de détermination de la peine (par. 73‑74).
[135]                     L’alinéa 718.2e) oblige les juges chargés de la détermination de la peine à tenir compte de ces deux facteurs et à leur donner effet à l’aide des outils créés par le projet de loi C‑41. La possibilité de prononcer une peine d’emprisonnement avec sursis, en particulier, a donné « un sens entièrement nouveau » à l’objectif réparateur de l’al. 718.2e), en élargissant la gamme des mesures de rechange à l’emprisonnement (par. 40). Il fallait porter attention « au fait que la partie XXIII, par l’art. 718, l’al. 718.2e) et l’art. 742.1 notamment, a[vait] réaffirmé l’importance de la réduction du recours à l’incarcération » (par. 93(4.)).
[136]                     Cet élément était essentiel pour permettre aux juges chargés de la détermination de la peine de s’attaquer, même modestement, aux injustices systémiques dont sont victimes les peuples autochtones dans le système de justice pénale :
                    Mais ce qu’on peut et doit examiner, c’est le rôle limité que joueront les juges chargés d’infliger les peines dans le redressement des injustices subies par les autochtones au Canada. Les juges qui prononcent les peines comptent parmi les décideurs qui ont le pouvoir d’influer sur le traitement des délinquants autochtones dans le système de justice. Ce sont eux qui décident le plus directement si un délinquant autochtone ira en prison, ou s’il est possible d’envisager des solutions de rechange qui permettront peut‑être davantage de restaurer un certain équilibre entre le délinquant, la victime et la collectivité, et de prévenir d’autres crimes. [par. 65]
Dans toutes les affaires impliquant des délinquants autochtones, les juges chargés de la détermination de la peine devaient donc désormais tenir compte de la situation particulière des délinquants autochtones, en prenant connaissance d’office « des facteurs systémiques ou historiques et de la conception de la peine pertinents » dans leur cas (par. 83), et en intégrant ces considérations dans des peines justes.
[137]                       L’arrêt Gladue semblait annoncer un tournant dans la détermination de la peine des délinquants autochtones. La Cour craignait toutefois que l’al. 718.2e) « n’en vienne à être interprété et appliqué de telle manière qu’il n’aurait aucun effet réel sur la façon dont se pratique quotidiennement la détermination de la peine dans le cas des délinquants autochtones au Canada » (par. 34). Effectivement, en 2012, face à la recrudescence de la surreprésentation, la Cour a, dans l’affaire Ipeelee, constaté que les tribunaux avaient « considérablement restreint la portée et le potentiel réparateur » de l’al. 718.2e), et qu’ils avaient ainsi « compromis la réalisation des objectifs recherchés dans l’arrêt Gladue » (par. 80).
[138]                       Dans l’arrêt Ipeelee, notre Cour a réitéré les directives qu’elle avait déjà données. Elle a souligné qu’en tant que « disposition réparatrice destinée à remédier au grave problème de la surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes », l’al. 718.2e) « invite les juges à utiliser une méthode d’analyse différente pour déterminer la peine appropriée dans le cas d’un délinquant autochtone » en tenant compte des facteurs systémiques et historiques qui leur sont propres et des peines adaptées à leur culture (par. 59). Elle a rappelé que les tribunaux « doivent prendre connaissance d’office » des effets persistants du colonialisme (par. 60), « intimement liés » à la surreprésentation (par. 77). Elle a précisé que les tribunaux ne devraient pas obliger les délinquants autochtones à établir un « lien de causalité entre les facteurs historiques et la perpétration de l’infraction » pour que le juge de la peine puisse appliquer l’al. 718.2e), relevant les « extrêmes difficultés » à affronter pour établir ce lien (par. 81 et 83). Et elle a mis en garde contre une dilution de l’effet de l’al. 718.2e) dans le cas des « crime[s] grave[s] ou violent[s] » (par. 84), estimant que toute tentative d’établir une exception ferait perdre à l’alinéa 718.2e) « une bonne partie de son pouvoir réparateur » (par. 86). Le juge a l’obligation de tenir compte des circonstances propres aux délinquants autochtones dans tous les cas, à défaut de quoi il contreviendrait non seulement à l’al. 718.2e), mais risquerait d’infliger « une peine injuste et incompatible avec le principe fondamental de la proportionnalité » (par. 87).
[139]                       Le cadre d’analyse de l’emprisonnement avec sursis a, entre temps, fait l’objet de certains changements. Lorsqu’elles ont été instaurées en 1996, les peines d’emprisonnement avec sursis pouvaient être prononcées chaque fois que l’infraction n’était pas passible d’une peine minimale obligatoire, que la peine d’emprisonnement appropriée était de moins de deux ans et que le délinquant ne « met[tait] pas en danger la sécurité de [la collectivité] » (projet de loi C‑41, art. 6). Les modifications apportées en 1997 ont précisé que les peines d’emprisonnement avec sursis devaient être « conforme[s] à l’objectif essentiel et aux principes énoncés aux articles 718 à 718.2 » (Loi de 1996 visant à améliorer la législation pénale, L.C. 1997, c. 18, art. 107.1). Puis en 2007, d’autres modifications ont exclu le recours à l’emprisonnement avec sursis dans le cas des « infraction[s] constituant des sévices graves à la personne au sens de l’article 752 » et des infractions de terrorisme et d’organisation criminelle poursuivies par mise en accusation et passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 10 ans ou plus (Loi modifiant le Code criminel (emprisonnement avec sursis), L.C. 2007, c. 12, art. 1).
[140]                       En 2012, la même année où l’arrêt Ipeelee a été rendu, le Parlement a de nouveau reformulé les peines d’emprisonnement avec sursis dans la Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1 (LSRC). La LSRC a supprimé la mention des « infractions constituant des sévices graves à la personne » et a précisé qu’il ne serait plus possible d’infliger une peine d’emprisonnement avec sursis notamment pour les infractions passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de quatorze ans ou d’emprisonnement à perpétuité (al. 742.1c)) et pour certaines infractions mettant en cause des drogues et passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 10 ans (sous‑al. 742.1e)(ii)) :
                  742.1 Le tribunal peut ordonner à toute personne qui a été déclarée coupable d’une infraction de purger sa peine dans la collectivité afin que sa conduite puisse être surveillée — sous réserve des conditions qui lui sont imposées en application de l’article 742.3 —, si elle a été condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans et si les conditions suivantes sont réunies :
                    . . .
                    c) il ne s’agit pas d’une infraction poursuivie par mise en accusation et passible d’une peine maximale d’emprisonnement de quatorze ans ou d’emprisonnement à perpétuité;
                    e) il ne s’agit pas d’une infraction poursuivie par mise en accusation et passible d’une peine maximale d’emprisonnement de dix ans, et, selon le cas :
                    . . .
                     (ii) qui met en cause l’importation, l’exportation, le trafic ou la production de drogues . . .
[141]                       Lorsque Mme Sharma a été condamnée six ans plus tard, l’al. 742.1c) l’empêchait de purger sa peine dans la collectivité, alors qu’elle était par ailleurs une [traduction] « candidate toute désignée pour une peine d’emprisonnement avec sursis » (motifs de la C.A., par. 88).
[142]                       En 1999, notre Cour a qualifié la situation de « crise dans le système canadien de justice pénale » (Gladue, par. 64). Treize ans plus tard, reprenant les propos du professeur Rudin, elle posait la question suivante : [traduction] « Si la surreprésentation des Autochtones représentait une crise en 1999, comment peut‑on qualifier la situation aujourd’hui? » (Ipeelee, par. 62, citant J. Rudin, « Addressing Aboriginal Overrepresentation Post‑Gladue : A Realistic Assessment of How Social Change Occurs » (2009), 54 Crim. L.Q. 447, p. 452). À l’époque, les paroles étaient insuffisantes, et c’est toujours le cas. Le temps de se contenter d’exprimer des préoccupations est depuis longtemps révolu. Bref, nous devons faire mieux.
III.         Historique procédural
A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2018 ONSC 1141, 405 C.R.R. (2d) 119 (le juge Hill)
[143]                     Le juge Hill a conclu que la peine minimale obligatoire que Mme Sharma aurait autrement purgée conformément à l’al. 6(3)a.1) de la LRCDAS contrevenait à l’art. 12 de la Charte et ne pouvait pas être sauvegardée par application de l’article premier. Il a toutefois rejeté l’argument selon lequel l’al. 742.1c) enfreignait le par. 15(1), estimant que le tribunal n’avait à sa disposition [traduction] « aucune donnée statistique » qui l’aiderait à « connaître l’ampleur réelle et l’incidence probable ou démontrée de cet effet préjudiciable, s’il en est, afin de déterminer si la suppression des peines avec sursis peut être qualifiée de “distinction” fondée sur le statut d’Autochtone » (par. 257). Il a condamné Mme Sharma à 18 mois d’emprisonnement.
B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2020 ONCA 478, 152 O.R. (3d) 209 (les juges Feldman et Gillese, le juge Miller, dissident)
[144]                     Madame Sharma a ajouté le sous‑al. 742.1e)(ii) à sa contestation constitutionnelle en appel avec le consentement de la Couronne. Elle a également avancé de nouveau son argument fondé sur l’art. 7 de la Charte, qu’elle avait abandonné en première instance. La Couronne n’a pas interjeté appel de la conclusion selon laquelle la peine minimale prévue à l’al. 6(3)a.1) était inconstitutionnelle.
[145]                     S’exprimant au nom de la majorité, la juge Feldman a conclu que l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) contrevenaient à l’art. 7 et au par. 15(1) de la Charte et ne pouvaient être sauvegardés par application de l’article premier.
[146]                     En ce qui concerne l’art. 7, Mme Sharma a clairement été privée de sa liberté; il s’agissait de savoir si les dispositions en cause étaient arbitraires ou avaient une portée excessive. Ces dispositions avaient pour objet de [traduction] « maintenir l’intégrité du système de justice en veillant à ce que les délinquants qui commettent des infractions graves soient condamnés à des peines d’emprisonnement » (par. 148). Les dispositions n’étaient pas arbitraires parce que la suppression des peines avec sursis coïncidait avec l’objectif du Parlement. Elles avaient toutefois une portée excessive parce que, [traduction] « en utilisant une peine maximale élevée comme indicateur de la gravité de l’infraction » (par. 154), les dispositions en question visaient certains délinquants auxquels elles « n’étaient pas censées s’appliquer » (par. 161), à savoir ceux dont les infractions, quoique susceptibles de faire l’objet de peines sévères, étaient moins graves dans les circonstances.
[147]                     En ce qui concerne le par. 15(1), les juges majoritaires ont expliqué que l’emprisonnement avec sursis [traduction] « revêt une importance particulière dans le cas des délinquants autochtones » comme solution pour remédier au problème de la « surincarcération systémique » (par. 70). En limitant ainsi l’octroi du sursis à l’emprisonnement, ces dispositions contrecarraient [traduction] « l’objectif et l’effet de l’al. 718.2e), qui visait à remédier à l’inégalité réelle entre les Autochtones et les non‑Autochtones » au sein du système carcéral canadien (par. 79). Elles créaient ainsi une distinction fondée sur la race et avaient pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer les désavantages que subissait Mme Sharma en tant qu’Autochtone. Le juge chargé de la détermination de la peine a commis une erreur en exigeant d’autres preuves matérielles, puisqu’il lui était loisible de prendre connaissance d’office du [traduction] « désavantage historique subi par les Autochtones au Canada » (par. 90) et du « fait qu’il est reconnu que la discrimination systémique est une cause directe » de leur surreprésentation dans le système de justice pénale (par. 102).
[148]                     La majorité a conclu que les dispositions ne pouvaient pas être sauvegardées en application de l’article premier, et elle les a déclarées inopérantes.
[149]                     Le juge Miller, dissident, aurait rejeté l’appel. Selon lui, les dispositions ne contrevenaient ni à l’art. 7 ni à l’art. 15. Elles avaient pour objet de [traduction] « veiller à ce que les délinquants qui commettent des crimes graves soient condamnés à des peines justes, réputées inclure une période d’incarcération » (par. 283). Elles n’avaient pas de portée excessive parce qu’il appartient au Parlement, et non aux tribunaux, de décider ce qui constitue un crime grave. Même si les dispositions établissaient une distinction fondée sur la race, le Parlement ne traitait pas les délinquants autochtones comme moins égaux que les autres délinquants, de sorte que la distinction n’était pas discriminatoire. Si les dispositions enfreignaient le par. 15(1), le juge en aurait confirmé la validité en vertu de l’article premier.
IV.         Analyse
[150]                     Le présent pourvoi porte sur deux droits garantis par la Charte — ceux garantis à l’art. 7 et au par. 15(1). Chacun appelle une analyse distincte. Je vais donc les examiner à tour de rôle.
A.           L’article 7
[151]                     La première question à trancher est celle de savoir si l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) contreviennent à l’art. 7 de la Charte, lequel prévoit que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. » L’incarcération priverait Mme Sharma de sa liberté. Il s’agit donc de savoir si cette privation est conforme aux principes de justice fondamentale. La présente affaire met en jeu deux principes : la portée excessive et le caractère arbitraire. Comme j’estime que les dispositions contestées ont une portée excessive, il n’est pas nécessaire de déterminer si elles sont également arbitraires.
(1)         Portée excessive
[152]                     Selon un principe de justice fondamentale, la disposition législative qui porte atteinte au droit d’une personne à la vie, à la liberté ou à la sécurité ne doit pas avoir une portée excessive. Il y a portée excessive lorsqu’« il n’existe aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous » (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 112 (italique omis)). En d’autres termes, la disposition à la portée excessive est « en partie arbitraire » (par. 112 (italique omis)).
[153]                     L’analyse suppose de définir l’objet et la portée de la disposition contestée pour déterminer si elle « va trop loin en faisant tomber sous le coup de son application un comportement qui n’a aucun rapport avec son objectif » (Bedford, par. 117). Je traite de chacun de ces points ci‑dessous.
(2)         Objet
[154]                     La première étape consiste à déterminer l’objet des dispositions contestées. La formulation de l’objet devrait « s’attacher aux fins visées par la loi plutôt qu’aux moyens choisis pour les réaliser, et elle devrait présenter un niveau approprié de généralité et énoncer l’idée maîtresse du texte de loi en termes précis et succincts » (R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 26). Cela nécessite un certain discernement, car un objet exprimé « en termes trop généraux ne permettra pas de contrôler efficacement les moyens employés pour le réaliser : pratiquement toute disposition contestée est susceptible de présenter un lien rationnel avec un objet formulé en termes très larges » (par. 28).
[155]                     Les parties ne s’entendent pas sur l’énoncé de l’objet législatif qu’il y a lieu de retenir : la Couronne opte pour celui adopté par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’arrêt R. c. Neary, 2017 SKCA 29, [2017] 7 W.W.R. 730, tandis que Mme Sharma propose la définition qui a été adoptée en l’espèce par la majorité de la Cour d’appel et avec laquelle le juge dissident était essentiellement d’accord (par. 148 et 282).
[156]                     Dans l’arrêt Neary, la cour a conclu que la LSRC reflétait [traduction] « au moins les objectifs généraux suivants : a) assurer la cohérence et la clarté du régime de détermination de la peine; b) promouvoir la sûreté et la sécurité publiques; c) affirmer la primauté des principes secondaires de dénonciation et de dissuasion en matière de détermination de la peine pour les infractions nommément désignées; d) traiter les infractions graves non violentes comme des infractions graves aux fins de détermination de la peine » (par. 35). J’estime toutefois que ces objectifs secondaires sont trop axés sur les objectifs généraux qui sous‑tendent la loi dans son ensemble, plutôt que sur les dispositions spécifiques en cause, de sorte qu’ils ne permettent pas de procéder en l’espèce à une analyse de la portée excessive (R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 30).
[157]                     Je ne peux pas non plus adopter entièrement l’énoncé de l’objet proposé par la Cour d’appel, en l’occurrence [traduction] « maintenir l’intégrité du système de justice en veillant à ce que les délinquants qui commettent des infractions graves soient condamnés à des peines d’emprisonnement » (motifs de la C.A., par. 148). Tout comme « assurer la cohérence et la clarté du régime de détermination de la peine » et « promouvoir la sûreté et la sécurité publiques » sont des objectifs trop généraux, il en va de même pour l’objectif de « maintenir l’intégrité du système de justice ». Il s’agit plutôt à mon avis d’une « valeur sociale directrice » (Moriarity, par. 28).
[158]                     Quel est donc l’objet des dispositions contestées? Pour le discerner, notre Cour doit tenir compte de l’objectif énoncé, le cas échéant, dans la loi, ainsi que du texte, du contexte et de l’économie de la loi et d’éléments de preuves extrinsèques tels que l’historique du texte de loi et son évolution (Moriarity, par. 31).
[159]                     Les modifications apportées à l’art. 742.1 faisaient partie d’une série de mesures énoncées dans la LSRC, laquelle modifiait plusieurs lois, y compris la LRCDAS, le Code criminel, la Loi sur l’immunité des États, L.R.C. 1985, c. S‑18, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27. La raison d’être de ce projet de loi était d’agir rapidement pour « présenter à nouveau des mesures législatives sur la loi et l’ordre regroupées pour lutter contre le crime et le terrorisme » (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 2, 1re sess., 41e lég., 3 juin 2011, p. 15‑19). Par conséquent, le régime canadien de détermination de la peine a prévu des sanctions plus sévères et plus prévisibles : par exemple, il a introduit des peines d’emprisonnement minimales obligatoires pour les infractions liées aux drogues et les infractions sexuelles et a durci les peines pour les crimes violents commis par des adolescents.
[160]                     Les modifications apportées à l’art. 742.1 en particulier visaient à supprimer les peines à purger dans la collectivité dans le cas des délinquants qui commettent des infractions plus graves. Le ministre de la Justice a souligné que cette réforme du régime de la détermination de la peine « empêchera [. . .] ceux qui commettent des crimes graves avec violence ou contre la propriété de bénéficier d’une peine avec sursis » (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 17, 1re sess., 41e lég., 21 septembre 2011, p. 1298‑1299; voir aussi Débats de la Chambre des communes, 3 juin 2011, p. 15‑19; motifs de la C.A., par. 146‑147). Pour le secrétaire parlementaire du ministre de la Justice, le gouvernement se montrait ainsi « attentif aux préoccupations des Canadiens et des Canadiennes qui ne veulent plus voir l’emprisonnement avec sursis utilisé lors de crimes graves, qu’ils soient commis avec violence ou reliés à la propriété » (Débats de la Chambre des communes, 21 septembre 2011, p. 1316‑1318). Cette préoccupation explique la raison pour laquelle le Parlement a restreint la portée de l’admissibilité à l’emprisonnement avec sursis.
[161]                     À mon avis, l’intention qu’avait le Parlement en adoptant l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) était de faire en sorte que les délinquants qui commettent des infractions plus graves purgent leur peine en prison. En ce sens, je suis d’accord avec la majorité de la Cour d’appel. Cet objectif crée un juste équilibre entre la précision et la généralité, sans confondre la fin avec les moyens ni constituer une « quasi‑répétition de la disposition contestée dissociée de son contexte » (Moriarity, par. 28).
(3)         Effets
[162]                     La deuxième étape consiste à déterminer si la disposition législative va au‑delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre ses objectifs législatifs (Safarzadeh‑Markhali, par. 50). Il s’agit au fond de déterminer si la disposition en cause viole des normes fondamentales du fait de l’absence de lien entre son objet et son effet (Bedford, par. 119). Un effet excessif sur une seule personne suffit pour établir l’atteinte au droit garanti à l’art. 7 (Bedford, par. 123; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 85). La question de savoir si l’ampleur de ces effets est justifiable relève de l’article premier.
[163]                     En cherchant à s’assurer que les délinquants qui commettent des infractions plus graves purgent leur peine en prison, le Parlement a utilisé les peines maximales pour mesurer la gravité de l’infraction. Les deux dispositions en question font en sorte qu’il n’est plus possible d’infliger une peine d’emprisonnement avec sursis pour les infractions passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou d’emprisonnement à perpétuité (al. 742.1c)) ni pour les infractions passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 10 ans qui mettent en cause l’importation, l’exportation, le trafic ou la production de drogues (sous‑al. 742.1e)(ii)).
[164]                     Mais les peines maximales indiquent seulement qu’une infraction est potentiellement grave, non pas qu’elle est nécessairement grave. Bien qu’en théorie, les infractions désignées soient graves par définition, elles visent divers actes qui peuvent être moins graves. Les pires des scénarios ne tiennent pas compte des situations courantes. Je suis d’accord avec la majorité de la Cour d’appel pour dire que les peines maximales ne sont pas un bon indicateur de la gravité des infractions qui peuvent être commises dans des circonstances de gravité variable, allant de relativement plus graves à relativement moins graves.
[165]                     Prenons l’exemple des infractions désignées : elles sont très diversifiées et ne rendent pas compte de façon uniforme ou cohérente de la gravité d’une infraction donnée. Les infractions qui tombent sous le coup de l’al. 742.1c), par exemple, vont de l’homicide involontaire coupable (art. 236) et de la conduite dangereuse d’un véhicule à moteur causant la mort (par. 320.13(3) et art. 320.21) à des infractions telles la fabrication d’un faux passeport (par. 57(1)) et la possession de monnaie contrefaite (al. 450b)).
[166]                     Comme c’est habituellement le cas, bon nombre de ces infractions « visent une large gamme d’actes et sont assorties d’une foule de peines » (R. c. Parranto, 2021 CSC 46, par. 53). Dans le cas de l’homicide involontaire coupable, par exemple, l’infraction va de situations [traduction] « frôlant l’accident » à celles « frôlant le meurtre » (R. c. Laberge (1995), 1995 ABCA 196 (CanLII), 165 A.R. 375 (C.A.), par. 6; voir aussi R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 72, la juge Arbour). Cette infraction comporte [traduction] « l’éventail le plus large possible de peines parmi toutes les infractions du Code criminel », de sorte que l’emprisonnement à perpétuité et un sursis au prononcé de la peine peuvent tous les deux être appropriés dans des contextes différents (R. c. Sinclair (1980), 1980 CanLII 3097 (MB CA), 3 Man. R. (2d) 257 (C.A.), par. 2). Cette diversité a amené les juridictions d’appel à définir divers degrés de gravité des infractions aux fins de détermination de la peine (voir Parranto, par. 53 et 56‑57).
[167]                     Le sous‑alinéa 742.1e)(ii) couvre également une vaste gamme d’actes. Il ne fait pas de distinction entre le type de drogues faisant l’objet du trafic ou entre les quantités distribuées, englobant les réseaux de distribution à grande échelle et l’importation à petite échelle pour usage personnel. Pour citer l’Association canadienne des libertés civiles, il met sur un pied d’égalité, en termes de gravité relative, l’individu qui [traduction] « importe 30 kg de fentanyl pour en faire la distribution à des toxicomanes à l’échelle du pays » et celui qui « rapporte au Canada un quart d’once de cocaïne pour la consommer lors d’une fête » (m. interv., par. 16).
[168]                     De plus, « [e]n raison de leur nature même, les peines maximales, quelles qu’elles soient, sont rarement infligées » (R. c. Cheddesingh, 2004 CSC 16, [2004] 1 R.C.S. 433, par. 1; voir aussi R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163, par. 20). Elles sont réservées aux crimes suffisamment graves et répréhensibles. Ainsi, l’infraction d’introduction par effraction prévue au par. 348(1) du Code criminel est passible de l’emprisonnement à perpétuité si elle est commise dans une maison d’habitation ou d’un emprisonnement maximal de 10 ans si elle est commise ailleurs. Or, avant l’adoption des dispositions contestées, la peine moyenne à laquelle la plupart des délinquants étaient condamnés était de moins d’un an de détention, si tant est qu’ils fussent condamnés à la prison (D. Plecas et autres, Do Judges Take Prior Record into Consideration? An Analysis of the Sentencing of Repeat Offenders in British Columbia (2012), p. 7).
[169]                     Certes, notre Cour a dit que non seulement les peines maximales « aident à déterminer la gravité de l’infraction », mais aussi qu’elles « sont l’un des principaux outils dont dispose le législateur pour établir la gravité de l’infraction » (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 95‑96). Les peines maximales fournissent effectivement des indications générales quant à la gravité de l’infraction et peuvent aider le tribunal à établir la fourchette des peines. Mais l’utilité de ces indications générales est limitée dans les cas individuels. La peine juste est toujours définie en fonction de l’ensemble des circonstances. La question est toujours la suivante : pour « cette infraction, commise par ce délinquant, ayant causé du tort à cette victime, dans cette communauté, quelle est la sanction appropriée au regard du Code criminel? » (Gladue, par. 80 (souligné dans l’original)). Pour cette raison, « le régime de peines maximales prévu par le Code donne souvent peu d’indications au juge chargé de déterminer la peine » (R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 36).
[170]                     Les peines minimales obligatoires constitutionnellement valides sont différentes en ce qu’elles établissent un seuil, et non un plafond : les infractions auxquelles elles s’appliquent sont si graves qu’il convient dans leur cas d’infliger la peine minimale, et ce, même dans le cas d’un délinquant très sympathique et de circonstances très atténuantes. Par exemple, une peine obligatoire d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans — la peine minimale prévue pour le meurtre au premier degré commis dans le cadre d’un crime comportant domination (Code criminel, par. 231(5)) — a été jugée conforme à l’art. 7 parce que l’infraction à laquelle elle correspond est si intrinsèquement ignoble que la peine sera toujours proportionnée (R. c. Luxton, 1990 CanLII 83 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 711, p. 721‑723). Les infractions visées à l’al. 742.1c) et au sous‑al. 742.1e)(ii) ne comportent pas de point de référence semblable.
[171]                     La Couronne affirme toutefois que l’approche du Parlement est constitutionnellement acceptable, et ce, pour trois raisons.
[172]                     La Couronne soutient tout d’abord qu’évaluer la gravité au moyen de peines maximales est loin d’être une nouveauté. Le Parlement a utilisé ailleurs les peines maximales pour déterminer la gravité objective d’une infraction, par exemple dans le cas des absolutions inconditionnelles ou sous conditions, qui, aux termes du par. 730(1), ne peuvent être accordées dans le cas des infractions punissables d’un emprisonnement de 14 ans ou de l’emprisonnement à perpétuité. La Cour n’est pas appelée en l’espèce à se prononcer sur la constitutionnalité de ces dispositions, et notamment du par. 730(1). Mais la présente situation est également unique. De toute évidence, comme le souligne Mme Sharma, les restrictions apportées par les dispositions contestées à l’emprisonnement avec sursis constituent les seules mesures législatives qui limitent la liberté physique d’une personne uniquement en fonction de la peine maximale potentielle. Et, comme je l’ai déjà expliqué, dans le cas qui nous occupe, la peine maximale ne tient pas compte de la gravité de chaque infraction; elle ne justifie pas rationnellement l’emprisonnement de chaque accusé auquel elle s’applique.
[173]                     Ensuite, la Couronne suggère que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge empêchera tout impact démesuré : l’existence de solutions de rechange à l’emprisonnement fera en sorte que les délinquants qui ne méritent pas d’être emprisonnés n’auront pas à purger leur peine derrière les barreaux. Comme l’a souligné l’Association canadienne des libertés civiles, cet argument ne fait que mettre davantage en évidence la vaste portée de ces dispositions, qui englobent des infractions parmi les moins graves. Les actes qui justifient presque un sursis au prononcé de la peine n’ont rien en commun avec les actes qui méritent la peine maximale. Mais surtout, la plus pertinente de ces mesures de rechange — peine discontinue ou sursis au prononcé de la peine — ne sera pas toujours possible ou proportionnée, et elle n’offre qu’une protection très limitée.
[174]                     La durée d’une peine discontinue ne peut excéder 90 jours (par. 732(1)), et elle risque donc de ne pas être proportionnée dans le cas du délinquant qui serait autrement assigné à résidence pour une période plus longue. Ce ne sont pas non plus tous les délinquants qui peuvent passer leurs fins de semaine en prison; comme le suggère l’intervenante Legal Services Board of Nunavut, il n’est pas toujours possible d’infliger une peine discontinue à certains délinquants autochtones vivant dans des communautés éloignées, où les déplacements fréquents sont impossibles (m. interv., par. 13‑15; voir aussi R. c. Turtle, 2020 ONCJ 429, 467 C.R.R. (2d) 153).
[175]                     Et le sursis au prononcé de la peine vise un objectif différent des peines d’emprisonnement avec sursis. L’emprisonnement avec sursis vise manifestement « les personnes [. . .] qui seraient autrement en prison, mais qu’on peut maintenir dans la collectivité en exerçant des contrôles serrés » (R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 36 (soulignement omis)). Il vise à [traduction] « permettre à l’accusé d’éviter l’emprisonnement, mais non la punition », et peut contribuer à l’atteinte des objectifs de la dissuasion générale et de la dénonciation (par. 35 et 127(8.)). En revanche, le sursis au prononcé de la peine est principalement une mesure de réinsertion sociale, et il est par conséquent moins bien adapté lorsque la dissuasion et la dénonciation revêtent une importance capitale (par. 23). Il y a « de fortes indications que le législateur a voulu que l’emprisonnement avec sursis ait un effet plus punitif que la probation » (par. 28 et 55).
[176]                     Enfin, la Couronne avance l’idée qu’en concluant à la portée excessive, la Cour substituerait de façon illégitime son opinion à celle du Parlement en ce qui concerne la gravité d’une infraction donnée, ce qui constituerait une ingérence dans les choix de politique générale du Parlement. Dans le même ordre d’idées, mes collègues les juges Brown et Rowe suggèrent que, en l’absence de définition précise, il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de la définition établie par le Parlement en ce qui concerne les infractions graves — à l’instar d’autres choix de politique générale, il s’agit d’« une question d’appréciation » qui « ne repose pas sur les préférences des juges, mais sur l’intention collective exprimée par le Parlement en tant que représentant de l’électorat » (par. 107).
[177]                     Mais, dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 7, on ne peut simplement faire preuve de déférence à l’égard des choix du Parlement en matière de criminalité et de châtiments. Toutes les lois sont le fruit de décisions fondées sur des considérations subjectives et certaines utilisent des termes qui ne peuvent être définis avec précision, ce qui ne signifie pas pour autant qu’une loi est plus susceptible de respecter la Charte. Il n’y a rien de nouveau, d’encombrant ou d’irrationnel à soumettre des dispositions législatives portant sur la détermination de la peine à un contrôle constitutionnel. En fait, c’est le rôle du tribunal de s’assurer que les lois sont conformes à la Charte.
[178]                     Mes collègues soulèvent un autre point. La Cour d’appel a, selon eux, « confondu l’analyse de la gravité de l’infraction et celle de la situation du délinquant et des particularités du crime » (par. 108). Bien que je convienne que la situation personnelle du délinquant soit distincte, sur le plan conceptuel, de la gravité de l’infraction elle‑même, la gravité de l’infraction dépend des circonstances entourant sa perpétration (Friesen, par. 96). Comme je l’ai déjà expliqué, les permutations d’une infraction sont nombreuses et variées.
[179]                     J’estime donc que les dispositions en question vont au‑delà de leur objet parce qu’elles s’appliquent aux infractions dont le degré de gravité est des plus faibles. Elles ont certains effets qui n’ont aucun rapport avec leur objectif. Elles ont une portée excessive.
(4)         Conclusion
[180]                     L’alinéa 742.1c) et le sous‑alinéa 742.1e)(ii) visent les infractions les plus graves par le truchement de l’indicateur que constitue la peine maximale, mais ils s’appliquent à des actes pour lesquels la peine maximale constituerait une sanction qui va bien au‑delà de la gravité de l’infraction. Ces dispositions traitent le cas de Mme Sharma sur le même pied qu’un réseau d’importation de stupéfiants sophistiqué et à grande échelle. Cet impact n’a aucun rapport avec l’objectif des dispositions. Je conclus donc que les dispositions contestées ont une portée excessive et qu’elles constituent une violation prima facie de l’art. 7 de la Charte.
B.            Le paragraphe 15(1)
[181]                     En 1996, le Parlement a pris deux importantes mesures pour tenter de réduire le taux élevé d’incarcération des Autochtones. Il a adopté le principe de la modération à l’al. 718.2e), en obligeant le tribunal à procéder à « l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables [. . .], plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones » (projet de loi C‑41, art. 6), et il a introduit les peines d’emprisonnement avec sursis à l’art. 742.1, qui prévoit une mesure de rechange à l’emprisonnement en permettant aux délinquants de purger leur peine dans la collectivité (Roberts et Melchers, p. 216).
[182]                     Avant 2012, ces dispositions offraient aux délinquants autochtones se trouvant dans la situation de Mme Sharma la possibilité de purger leur peine au sein de leur communauté, pourvu qu’il s’agissait d’une solution de rechange raisonnable à l’emprisonnement. Toutefois, après l’entrée en vigueur de la LSRC en 2012, ce même délinquant devait purger sa peine en prison sauf si l’infraction qu’il avait commise était si mineure qu’elle justifiait une peine non privative de liberté moins sévère. Il en était ainsi, peu importe si les antécédents du délinquant ou des facteurs systémiques étaient à l’origine de sa criminalité, si ces facteurs rendaient l’incarcération particulièrement contre‑indiquée ou si des conditions adaptées à sa culture au sein de la collectivité permettaient de mieux préserver son lien avec son patrimoine.
[183]                     En limitant la possibilité de prononcer des peines d’emprisonnement avec sursis, l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) ont ainsi retiré aux juges chargés de la détermination de la peine le principal outil dont ils disposaient pour éviter que de nombreux délinquants autochtones aillent en prison, et ce, malgré l’obligation que la loi leur imposait continuellement de chercher des solutions de rechange à l’incarcération, à une époque où le mot « crise » était trop faible pour rendre compte de l’ampleur du phénomène de la surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes (Ipeelee, par. 62). Les dispositions violent‑elles ainsi, sur le fondement de la race, le droit à l’égalité garanti par le par. 15(1) de la Charte?
[184]                     À mon avis, la réponse est oui. Je suis d’accord avec les juges d’appel Feldman et Gillese dans la décision du tribunal inférieur pour dire que les dispositions sont discriminatoires du fait qu’elles portent atteinte à une mesure d’amélioration conçue spécifiquement pour les délinquants autochtones.
[185]                     J’aborde maintenant le cadre juridique applicable aux allégations de discrimination fondées sur le par. 15(1) de la Charte avant d’examiner son application dans le cas qui nous occupe.
(1)         Cadre juridique
[186]                     Le paragraphe 15(1) de la Charte dispose : « La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. » Comme pour les autres droits protégés par la Charte, ce paragraphe doit recevoir une interprétation large et téléologique (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155‑156). Il a pour objet de garantir « l’égalité dans la formulation et l’application de la loi » afin de « favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération » (Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143, p. 171).
[187]                     La pierre d’assise de cet engagement est l’égalité réelle. Une interprétation étroite du par. 15(1) aurait pu protéger des individus contre une discrimination formelle découlant du libellé de la loi ou de son application, mais elle n’aurait pas tenu compte de la façon dont des lois en apparence neutres peuvent, lorsqu’on les applique fidèlement, produire en pratique des résultats discriminatoires. La Cour a plutôt constamment rappelé que les lois peuvent être discriminatoires de par leur effet ou leur application, tout comme de par leur libellé. Face à ce simple formalisme, l’égalité réelle « transcende les similitudes et distinctions apparentes » et s’attache à « l’effet réel de la mesure législative contestée, compte tenu de l’ensemble des facteurs sociaux, politiques, économiques et historiques inhérents au groupe » (Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 39).
[188]                     Le critère reflète cette optique. Pour avoir gain de cause en vertu du par. 15(1), le demandeur doit démontrer que la loi ou l’acte de l’État : (1) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; (2) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 27).
[189]                     Les exigences en matière de preuve de ce critère varient selon le contexte. Lorsqu’une loi établit à première vue une distinction, on peut en règle générale satisfaire à ce critère en prenant connaissance du texte applicable. Mais, dans une affaire de « discrimination par suite d’un effet préjudiciable », le demandeur aura généralement « une tâche plus lourde » (Withler, par. 64). Sa tâche consiste à démontrer que « bien qu’elle prévoie un traitement égal pour tous, la loi a un effet négatif disproportionné sur un groupe ou une personne identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues » (par. 64).
[190]                     La première étape « ne constitue ni une étape de filtrage initial sur le fond, ni un lourd obstacle visant à écarter certaines demandes pour des motifs techniques » (Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464, par. 26); son objectif consiste à « faire en sorte que les personnes bénéficiant de la protection du par. 15(1) sont celles qu’il est censé protéger » (Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, par. 41). Bien qu’il soit parfois formulé de différentes façons — en exigeant par exemple que l’on démontre que la loi a « un effet disproportionné » sur les membres d’un groupe protégé dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable (Fraser, par. 52) — le critère indique clairement que la première étape n’exige que la démonstration « qu’une loi ou une politique crée une distinction fondée sur un motif protégé » (par. 50). Cette norme vise « à exclure les demandes qui “n’ont rien à voir avec l’égalité réelle” » (Alliance, par. 26); elle ne vise pas à imposer une rigueur scientifique ou à transposer des éléments de justification qui relèvent de l’article premier.
[191]                     Dans certains cas, la distinction est « visible et immédiat[e] » (Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 33; Fraser, par. 61). L’absence de services d’interprétation gestuelle pour les usagers des services de santé publique, par exemple, constitue un obstacle évident pour les personnes ayant une déficience auditive (Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624). Dans d’autres cas, lorsque le lien est moins évident, la preuve de la distinction devra être davantage étoffée.
[192]                     Même si une distinction « peut se prouver de différentes façons », les éléments de preuve sur « la situation du groupe de demandeurs » et sur « les obstacles, notamment physiques, sociaux ou culturels » auxquels ils sont confrontés, et les éléments de preuve « sur les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée » sont particulièrement utiles (Fraser, par. 55‑59). Idéalement, les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable doivent être étayées par des éléments de preuve sur ces deux aspects, étant donné que des éléments de preuve portant uniquement sur la situation du groupe de demandeurs peuvent constituer une simple « accumulation d’intuitions », tandis que le fait de ne se fonder que sur la disparité statistique peut « laiss[er] la porte ouverte à des résultats qui ne sont pas fiables » (par. 60). Mais « [c]ela ne veut pas dire [. . .] que les deux types d’éléments de preuve sont toujours requis » (par. 61). Et, même si tant « une preuve de disparité statistique qu’une preuve de désavantage sur le groupe dans son ensemble » peuvent s’avérer utiles, ni l’une ni l’autre n’est obligatoire, et leur importance variera selon l’affaire (par. 67).
[193]                     À la deuxième étape, l’analyse porte sur l’impact de la distinction, et « la question est de savoir si la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage » (Fraser, par. 76). Bien qu’il n’existe pas de modèle rigide, cet impact peut inclure [traduction] « une exclusion ou un désavantage économique, une exclusion sociale [. . .] des préjudices psychologiques [. . .] des préjudices physiques [. . .], [ou] une exclusion politique », et il doit être « examiné à la lumière des désavantages systémiques ou historiques auxquels fait face le groupe de demandeurs » (par. 76, citant C. Sheppard, Inclusive Equality : The Relational Dimensions of Systemic Discrimination in Canada (2010), p. 62‑63). Il est loisible au demandeur de prouver que la distinction est arbitraire ou qu’elle perpétue une attitude imbue de préjugés ou de stéréotypes, mais il n’est pas tenu de le faire (par. 78 et 80). Et si la loi contestée peut satisfaire à la deuxième étape du fait qu’elle accentue le désavantage relatif subi par le groupe, le terme « perpétuer » indique qu’une loi peut être discriminatoire même si elle n’accentue pas ce désavantage. Il faut bien veiller à ne pas négliger la possibilité que la discrimination découle [traduction] « du fait d’agir “comme nous l’avons toujours fait” » (F. Faraday, « One Step Forward, Two Steps Back? Substantive Equality, Systemic Discrimination and Pay Equity at the Supreme Court of Canada » (2020), 94 S.C.L.R. (2d) 301, p. 310; voir aussi J. Koshan, « Intersections and Roads Untravelled : Sex and Family Status in Fraser v Canada » (2021), 30:2 Forum const. 29, p. 31).
[194]                     Bien que distinctes, les deux étapes peuvent se chevaucher; les mêmes faits qui illustrent une distinction peuvent également en démontrer le caractère discriminatoire (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 85; Fraser, par. 82). Les mêmes éléments de preuve peuvent servir plusieurs fins analytiques.
[195]                     Comme chaque fois que la situation s’y prête, les tribunaux peuvent prendre connaissance d’office de certains faits sociaux « tout en se gardant d’admettre, de cette façon, l’existence de phénomènes sociaux qui peuvent être absents en réalité » (Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 154).
[196]                     Parce que l’égalité réelle s’attache aux effets concrets, l’analyse est toujours contextuelle. Ce qui importe, ce n’est pas la situation du groupe de demandeurs par rapport à celle de personnes se trouvant dans une situation semblable (Withler, par. 60; Fraser, par. 94), mais « la situation du groupe de demandeurs et [. . .] l’effet réel de la mesure législative sur leur situation » (Withler, par. 43, voir aussi par. 40; R. c. Turpin, 1989 CanLII 98 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1296, p. 1334; Law, par. 30; Québec c. A, par. 51; Taypotat, par. 18; Ontario c. G, par. 43). Les motifs de discrimination à l’origine d’une situation donnée peuvent se chevaucher et leur accumulation en vient à constituer l’expérience d’une personne ou d’un groupe (Withler, par. 58). D’ailleurs, dans le contexte de la discrimination systémique au sein du système de justice, il est particulièrement important d’être conscient de l’intersectionnalité du désavantage.
[197]                     L’accent qui est mis sur les répercussions signifie que les intentions de l’État ne sont pas décisives; l’État peut discriminer sans en avoir l’intention. L’absence de différence de traitement n’est pas non plus déterminante : la discrimination peut également découler de « l’omission des dispositions de tenir compte des véritables caractéristiques d’une personne ou d’un groupe défavorisés au sein de la société canadienne (p. ex., en accordant un traitement formellement identique à tous) » (Law, par. 36). En pratique, l’égalité véritable peut parfois exiger un traitement différent; par exemple, seuls des services d’interprétation supplémentaires peuvent garantir que les personnes malentendantes ont un accès égal aux soins de santé publics. Si certains actes créent une discrimination en donnant « un coup de pouce » à certains groupes ou à certains individus, d’autres établissent une discrimination en ne le faisant pas. Il n’existe pas de modèle unique.
[198]                     Toutes les distinctions ne sont pas discriminatoires, et toutes les situations uniformes ne sont pas constitutionnelles. Déterminer dans quel cas une demande révèle l’existence d’une discrimination requiert une analyse rigoureuse.
[199]                     Cela requiert également un équilibre. La garantie offerte par le par. 15(1) a été décrite comme la « plus générale de toutes » (Andrews, p. 185). La Cour a pris soin de ne pas exclure d’emblée certains types d’allégations du champ d’application du par. 15(1), y compris relativement à l’étendue de l’obligation pour l’État de prendre des mesures correctives positives (Eldridge, par. 73; Alliance, par. 42). Mais une grande partie de la controverse dans la présente affaire résulte du risque de définir le droit en cause de façon trop générale, ce qui, selon certains, pourrait compromettre la séparation des pouvoirs. Pour la Couronne, le cadre d’analyse appliqué en l’espèce par les juges majoritaires de la Cour d’appel pourrait avoir pour effet de constitutionnaliser des dispositions législatives ordinaires en empêchant l’État de modifier ou d’abroger ses mesures d’amélioration (m.a., par. 60‑61).
[200]                     À mon avis, cet argument confond la forme et les effets. Comme dans le cas de l’art. 7, les choix du Parlement — y compris celui de modifier ou d’abroger des lois — sont toujours assujettis à la Constitution. Le paragraphe 15(1) ne fait qu’« exige[r] que l’État veille à ce que toutes les mesures qu’il prend effectivement n’aient pas d’effet discriminatoire » (Alliance, par. 42 (en italique dans l’original)). Si les modifications ou l’abrogation créent une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues, et imposent un fardeau ou refusent un avantage d’une manière qui renforce, perpétue ou accentue le désavantage subi par le groupe, le par. 15(1) oblige les tribunaux à le préciser. En d’autres termes, le problème découle non pas du fait que « les dispositions législatives elles‑mêmes sont constitutionnellement protégées », mais plutôt du fait que « leur abrogation ou leur modification donne lieu à des effets inconstitutionnels » (R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, par. 145, le juge Rowe, motifs concordants). S’il n’y a pas de discrimination, le par. 15(1) donne carte blanche au législateur.
[201]                     Même lorsque les modifications apportées par le législateur créent effectivement des effets discriminatoires, la Charte invite l’État à justifier les limites apportées à des droits au regard de l’article premier, ce qui la distingue singulièrement des autres instruments qui confèrent des droits (Andrews, p. 175‑178; Turpin, p. 1330). Le paragraphe 15(1) n’est pas un code complet en soi; il doit être interprété « conjointement » avec l’article premier (Miron c. Trudel, 1995 CanLII 97 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 418, par. 141, la juge McLachlin). Ce n’est que si l’État ne parvient pas à justifier la limitation que la loi ou la mesure étatique contestée sera jugée inconstitutionnelle.
[202]                     Le clivage entre le par. 15(1) et l’article premier réside dans la justification de la mesure, une démonstration qui incombe à l’État. Le fardeau équitable imposé aux demandeurs, dont les ressources — financières ou informationnelles — sont généralement beaucoup plus limitées, consiste uniquement à démontrer que la loi ou la mesure étatique contestée a un effet discriminatoire sur un groupe défavorisé (Miron, par. 139; Fraser, par. 79). Il incombe alors à l’État de justifier ses choix de politique générale et ses objectifs législatifs, conformément à « la directive à laquelle notre Cour s’est conformée depuis les premiers arrêts portant sur la Charte : les tribunaux devraient interpréter les droits qui y sont énumérés d’une façon large et libérale, et ce sera alors à l’étape de l’analyse fondée sur l’article premier qu’il faudra restreindre la protection prima facie ainsi accordée pour la rendre conforme aux intérêts opposés sur les plans social et législatif » (Miron, par. 130).
[203]                     Cette démarche que notre Cour suit depuis longtemps — et qui repose sur l’égalité réelle et sur la répartition de la charge de la preuve entre le demandeur et l’État (voir Law, par. 88) — protège en grande partie le « puissant objet réparateur » du par. 15(1) (Ontario c. G, par. 39). Une conception large et généreuse du par. 15(1) « permet l’évolution et l’adaptation de l’analyse relative à l’égalité au fil du temps afin que celle‑ci tienne compte des significations nouvelles ou différentes que ce terme pourrait acquérir et des questions nouvelles qui pourraient être soulevées dans le cadre de différentes situations de fait » (Law, par. 3). Elle donne sa vitalité à la directive constitutionnelle qui exige, pour se conformer au par. 15(1), d’être constamment à l’affût de tout changement dans la société pour suivre l’évolution du droit canadien. Dans la mesure où les lois ou les actes de l’État ne sont pas justifiés, l’égalité risque fort bien d’ébranler le statu quo. Le paragraphe 15(1) n’exige rien de moins.
[204]                     J’ajouterais ceci. Le cadre d’analyse décrit précédemment est bien établi en droit. Bien que sa forme ait évolué au fil du temps, sa version actuelle a été confirmée à cinq reprises au cours des quatre dernières années (Alliance, par. 25; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522, par. 22; Fraser, par. 27; Ontario c. G, par. 40; R. c. C.P., 2021 CSC 19, par. 56 et 141). Les racines de ce cadre sont ancrées beaucoup plus profondément dans la jurisprudence. Pourtant, sous prétexte de rendre son application « plus claire », mes collègues cherchent à revoir ce critère. Ce faisant, ils ressuscitent leurs arguments qui ont été écartés dans les arrêts Alliance et Fraser, ajoutant ainsi créance à la crainte que les auteurs de demandes fondées sur des allégations d’inégalité doivent [traduction] « à chaque nouvelle affaire, [. . .] être prêts à se battre pour les gains précis qui ont été réalisés à maintes reprises dans le passé » (Fraser, par. 135, citant Faraday, p. 330).
[205]                     Les révisions proposées par mes collègues sont omniprésentes dans leurs motifs. Leur objectif est d’élever le seuil à chaque étape du critère : en renouvelant l’accent mis sur le lien de causalité (aux par. 42‑49) — ce qui n’ajoute rien au cadre d’analyse actuel et rappelle les approches antérieures à la Charte qui ont été rejetées (Bliss c. Procureur général du Canada, 1978 CanLII 25 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 183); en délaissant le libellé du critère — « a créé [. . .] une distinction » — au profit des termes plus ambigus « a créé un effet disproportionné ou a contribué à cet effet » (par. 3, 29, 31, 32a), 35‑36, 40‑42, 45‑50, 54, 66, 71, 73‑74 et 76); en affirmant que « [l]e fait de laisser subsister [le] désavantage [du groupe demandeur] n’est pas suffisant en soi pour satisfaire aux exigences de la deuxième étape » (par. 52), ce qui affaiblit potentiellement la portée du terme « perpétuer » à la deuxième étape du critère; en intégrant à la deuxième étape des éléments de justification de la part de l’État, ce qui a pour effet d’exiger des tribunaux qu’ils tiennent compte des « choix […] de politique générale » et des « objectifs » législatifs du Parlement (par. 57‑61); en écartant d’emblée toute « obligation positive générale [de l’État] de remédier aux inégalités sociales ou d’adopter des lois réparatrices » (par. 63); en affirmant, sans étayer leur affirmation, qu’il n’est pas « suffisant [de] démontrer que la loi restreint l’accès à un programme améliorateur » à la première étape (par. 71); et en minimisant le rôle des intervenants (par. 74‑75) en critiquant leur utilisation des sciences sociales et d’autres preuves de faits législatifs sur lesquelles notre Cour s’est couramment appuyée (R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 57, citant R. c. Lavallee, 1990 CanLII 95 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 852; Moge c. Moge, 1992 CanLII 25 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 813, p. 853; R. c. Wells, 2000 CSC 10, [2000] 1 R.C.S. 207, par. 53; Gladue, par. 83; voir aussi R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 89‑97).
[206]                     Les révisions proposées par mes collègues sont non seulement non sollicitées, inutiles et contraires à la règle du stare decisis, mais elles écarteraient des prémisses fondamentales de notre jurisprudence en matière d’égalité. Il ne s’agit pas d’une « clarification », mais d’une révision en profondeur.
(2)         Application
[207]                     À mon avis, Mme Sharma a satisfait aux deux étapes du critère du par. 15(1). En termes simples, l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) établissent une distinction et renforcent, perpétuent et accentuent un désavantage fondé sur la race parce qu’ils portent atteinte à une mesure d’amélioration conçue spécifiquement pour les délinquants autochtones, qui sont déjà désavantagés dans le système de justice canadien.
[208]                     Je vais d’abord déterminer si les dispositions en cause créent une distinction fondée sur la race. Pour ce faire, il est nécessaire d’examiner l’interdépendance des peines d’emprisonnement avec sursis et du cadre de l’arrêt Gladue à l’al. 718.2e). Je vais ensuite passer à la seconde étape et me demander si cette distinction renforce, perpétue ou accentue un désavantage.
a)      Distinction fondée sur la race
[209]                     La première question est de savoir si l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) créent, à première vue ou de par leur effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue (Fraser, par. 27). Il n’est pas contesté qu’en tant qu’Autochtone, Mme Sharma fait partie d’un groupe protégé par le par. 15(1). Ce qui est contesté, c’est la question de savoir si les dispositions attaquées établissent une distinction fondée sur la race.
[210]                     La Couronne affirme qu’il n’y a pas de distinction fondée sur la race et soutient, au contraire, que la surreprésentation des Autochtones dans les prisons peut être imputée à des facteurs sociaux qui existent indépendamment des dispositions en cause. Madame Sharma rétorque que les dispositions portent atteinte à un accommodement — la fonction réparatrice du cadre d’analyse de l’arrêt Gladue — d’une manière qui touche différemment les délinquants autochtones.
[211]                     J’abonde dans le sens de Mme Sharma. La suppression des peines d’emprisonnement avec sursis pour certaines infractions a un effet différent sur les délinquants autochtones parce qu’elle empêche les juges chargés de la détermination de la peine de remplir le mandat d’égalité réelle du cadre d’analyse de l’arrêt Gladue. Cette distinction ne découle pas, contrairement à ce que prétend la Couronne, de la simple existence d’un désavantage historique, mais de l’effet combiné de l’al. 718.2e) et de l’art. 742.1.
[212]                     Je vais examiner le rapport qui existe entre ces deux dispositions avant de voir comment les restrictions imposées à l’égard des peines d’emprisonnement avec sursis compromettent la fonction réparatrice du cadre d’analyse de l’arrêt Gladue en créant une distinction fondée sur la race.
(i)            Rapport entre l’al. 718.2e), l’art. 742.1 et le cadre d’analyse de l’arrêt Gladue
[213]                     Comme je l’ai expliqué, l’al. 718.2e) reflète l’attention que le Parlement accorde aux « facteurs systémiques et contextuels particuliers qui touchent les peuples autochtones, ainsi qu[’à] leurs valeurs culturelles et [à] leur vision du monde fondamentalement différentes » (Ewert, par. 58). En cherchant à s’attaquer à la surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes et à encourager les juges à aborder la détermination de la peine dans une perspective corrective (Gladue, par. 93), l’al. 718.2e) « invite les juges à utiliser une méthode d’analyse différente pour déterminer la peine appropriée dans le cas d’un délinquant autochtone », et ainsi à « éviter de présumer que tous les délinquants et toutes les collectivités partagent les mêmes valeurs, et à reconnaître que, compte tenu de la présence de conceptions du monde foncièrement différentes, l’imposition de sanctions différentes ou substitutives peut permettre d’atteindre plus efficacement les objectifs de détermination de la peine dans une collectivité donnée » (Ipeelee, par. 59 et 74). Comme l’approche uniforme n’avait pas permis de freiner la surreprésentation, l’al. 718.2e) visait à instaurer l’égalité réelle dans la détermination de la peine.
[214]                     En pratique, cette méthode — maintenant communément appelée le cadre d’analyse de l’arrêt Gladue — invite les juges à entamer différemment le processus de détermination de la peine dans le cas des délinquants autochtones. Elle les oblige à prêter une « attention [spéciale] aux facteurs historiques et systémiques particuliers qui ont pu contribuer à ce que ce délinquant soit traduit devant les tribunaux » et à « adapter le processus de détermination de la peine et les sanctions infligées à la façon de voir autochtone » (Gladue, par. 69 et 74). Comme les intervenants qui représentent les peuples autochtones l’ont souligné, les nombreuses approches autochtones en matière de détermination de la peine partagent souvent des principes communs, dont la guérison communautaire, la réconciliation et la réinsertion sociale du délinquant (m. interv., Federation of Sovereign Indigenous Nations, par. 15‑16; m. interv., Assembly of Manitoba Chiefs, par. 18‑22; m. interv., Association des femmes autochtones du Canada, par. 12 et 23; m. interv., Legal Services Board of Nunavut, par. 10‑12).
[215]                     L’alinéa 718.2e) énonce l’exigence de l’égalité réelle; les peines d’emprisonnement avec sursis constituent un moyen de mettre en œuvre cette exigence. Les peines d’emprisonnement avec sursis « ont changé de façon importante la gamme des sanctions pénales applicables » en « modifi[ant] le paysage de telle manière qu’elle[s] donne[nt] un sens entièrement nouveau au principe du recours à l’emprisonnement dans le seul cas où aucune autre option n’est justifiée dans les circonstances » (Gladue, par. 40). La disposition qui les a créées — l’art. 742.1 — « comme telle, tradui[sai]t le désir de diminuer le recours à l’incarcération » (par. 40). Et « [c]’est dans cet esprit qu’il faut interpréter et appliquer le principe général énoncé à l’al. 718.2e) » (par. 40).
[216]                     En réalité, la nouvelle approche en matière de détermination de la peine et les nouvelles sanctions non privatives de liberté étaient, à dessein, intimement liées. Le Parlement voulait que « l’on n’emprisonne que les personnes qui méritent d’être emprisonnées », ce qui signifiait que « [l]orsqu’il est approprié de le faire, le recours aux solutions de rechange doit être envisagé, surtout lorsqu’il s’agit de contrevenants autochtones » (Débats de la Chambre des communes, vol. V, 1re sess., 35e lég., 20 septembre 1994, p. 5871 et 5873 (l’hon. Allan Rock)).
[217]                     Comme « il arrive souvent que le fait d’infliger une peine d’emprisonnement à un délinquant autochtone ne favorise pas l’objectif réparateur de l’al. 718.2e) » (Wells, par. 39), la peine d’emprisonnement avec sursis constitue une option qui permet « de réaliser plus efficacement que l’incarcération les objectifs de justice corrective que sont la réinsertion sociale du délinquant, la réparation des torts causés aux victimes et à la collectivité et la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités » (Proulx, par. 22). Malgré tout, l’emprisonnement avec sursis demeure une sanction punitive propre à permettre la réalisation des objectifs de dénonciation et de dissuasion (par. 22).
[218]                     Les peines d’emprisonnement avec sursis se sont avérées avantageuses pour une tranche bien précise de délinquants autochtones : ceux pour qui la probation était une mesure trop clémente, mais la prison une sanction trop sévère, compte tenu de leurs besoins et de leur situation uniques. Elles ont par ailleurs permis aux tribunaux d’intégrer les perspectives autochtones de la justice dans les sanctions purgées dans la collectivité. Avec l’al. 718.2e), elles ont fourni une mesure d’amélioration qui était destinée aux Autochtones et qui visait à faciliter l’acquittement du mandat d’égalité réelle prévu à l’al. 718.2e) et à réduire la surreprésentation des délinquants autochtones en prison.
[219]                     La Couronne soutient que l’objectif réparateur de l’al. 718.2e) existe indépendamment des peines d’emprisonnement avec sursis; il oblige uniquement le tribunal à examiner, « toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances », et c’est au Parlement qu’il appartient de déterminer quelles sont ces « sanctions substitutives » (m.a., par. 49‑53 (italique omis)). L’alinéa 718.2e) [traduction] « ne donne pas expressément “pour instruction au tribunal d’envisager d’infliger une peine d’emprisonnement avec sursis” dans le cas d’un délinquant autochtone » (m.a., par. 51).
[220]                     On peut sans aucun doute imaginer l’al. 718.2e) sans l’art. 742.1; d’ailleurs, l’al. 718.2e) oblige le juge à « soigneusement examin[er] » la durée de la peine d’emprisonnement même lorsqu’il n’existe pas de solutions de rechange à l’incarcération, de sorte que la période d’emprisonnement imposée à un délinquant autochtone peut être moins longue que celle imposée à un délinquant non autochtone pour la même infraction (Gladue, par. 93(8.) et (12.)). Mais s’il n’existe pas de sanctions substitutives raisonnables dans les circonstances, l’al. 718.2e) ne peut que donner un effet partiel à la reconnaissance des antécédents et du point de vue uniques des Autochtones lors de la détermination de la peine. Comme notre Cour l’avait prévu dans l’arrêt Proulx, l’exclusion des peines d’emprisonnement avec sursis du champ d’application de l’al. 718.2e) aurait pour effet de « miner considérablement l’objectif réparateur qui animait le législateur lorsqu’il a édicté [l’al. 718.2e)], qui envisage le recours accru au sursis à l’emprisonnement et aux autres mesures de rechange à l’incarcération dans le cas des délinquants autochtones » (par. 92). De même, dans l’arrêt Ipeelee, la Cour a prévenu que le fait de créer une exception au cadre d’analyse de l’arrêt Gladue pour les infractions graves ferait perdre à l’alinéa 718.2e) « une bonne partie de son pouvoir réparateur, étant donné l’accent mis dans cette disposition sur l’atténuation du recours excessif à l’incarcération » (par. 86).
[221]                     L’alinéa 718.2e) et l’art. 742.1 ne sont ni totalement indépendants ni indissociables à jamais, mais ils s’influencent invariablement l’un l’autre. Pour cette raison, ils ont longtemps été conceptualisés ensemble, tant par le Parlement au moment de leur adoption que par notre Cour dans sa jurisprudence faisant suite à l’arrêt Gladue.
[222]                     Mes collègues reconnaissent cette association, mais affirment que « les dispositions précises qu[e] contestait [Mme Sharma] » étaient pertinentes à la première étape (par. 73). Mais le fait de se concentrer sur des dispositions spécifiques sans tenir compte du contexte plus large amputerait le critère juridique et irait à l’encontre de la directive de longue date selon laquelle, dans les affaires de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, les distinctions doivent être analysées en tenant compte de tout leur contexte (Withler, par. 43). Cela irait également à l’encontre d’un arrêt récent dans lequel notre Cour a conclu à l’existence d’une distinction en raison de l’interaction de deux lois (Ontario c. G). S’agissant d’un critère axé sur les effets préjudiciables, il n’y a aucune raison d’ignorer certains types d’effets en les considérant comme non pertinents.
(ii)         Les restrictions aux peines d’emprisonnement avec sursis compromettent la fonction réparatrice du cadre d’analyse de l’arrêt Gladue
[223]                     En interdisant le recours à l’emprisonnement avec sursis pour de nombreuses infractions, la LSRC a supprimé une option en matière de détermination de la peine pour tous les délinquants. Mais pour certains délinquants autochtones, dont Mme Sharma, cette interdiction a porté atteinte à l’accommodement spécifique qu’offrait l’al. 718.2e), c’est‑à‑dire une méthode différente de détermination de la peine guidée par leurs besoins et leur situation uniques en tant qu’Autochtones. En d’autres termes, ces modifications ont touché les délinquants autochtones de manière plus aiguë que les autres délinquants, créant ainsi un effet différent sur un groupe sur le fondement de la race. Cette distinction découle de la manière dont la mesure législative interagit avec d’autres dispositions législatives ou circonstances (Ontario c. G, par. 51).
[224]                     Cet effet différent est évident dans le cas de Mme Sharma. Ses antécédents reflétaient, aux dires du juge chargé de déterminer la peine, [traduction] « une constellation de facteurs classiques de l’arrêt Gladue » (par. 266). Comme elle en était à sa première infraction et qu’elle présentait un risque peu élevé de récidive, en plus d’être mère célibataire d’une petite fille, elle était sans aucun doute une [traduction] « candidate toute désignée » pour une peine d’emprisonnement avec sursis (motifs de la C.A., par. 88). Or, en raison des dispositions contestées, cette peine — qui aurait tenu compte de ses antécédents en tant que femme autochtone et se serait appuyée sur des points de vue juridiques autochtones — ne pouvait être prononcée.
[225]                     À mon avis, l’affaiblissement de l’al. 718.2e) constitue plus qu’une accumulation d’intuitions. Il témoigne d’une réalité reconnue depuis longtemps dans toute notre jurisprudence rendue dans la foulée de l’arrêt Gladue : la suppression de l’emprisonnement avec sursis pour de nombreuses infractions a un impact particulier sur les délinquants autochtones. Cette distinction fondée sur la race est évidente.
[226]                     Mes collègues feraient plutôt leur le raisonnement du juge chargé de la détermination de la peine selon lequel Mme Sharma n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve à la première étape, et ils reprocheraient à la Cour d’appel de n’avoir « fait état d’aucun élément de preuve » présenté par Mme Sharma à la première étape (par. 74 (en italique dans l’original)). Ils ajoutent que Mme Sharma n’a « produit aucune donnée statistique » montrant qu’il existe une distinction (par. 36 (en italique dans l’original)); que Mme Murdocca, un témoin expert, a déclaré qu’on [traduction] « ignor[ait] » si les dispositions contestées avaient « touch[é] les délinquants autochtones de façon disproportionnée comparativement aux délinquants non autochtones » (par. 74 (soulignement omis)); et que Mme Sharma « aurait pu [. . .] présenter une preuve d’expert ou des données statistiques montrant qu’après l’entrée en vigueur de la LSRC, l’emprisonnement des Autochtones avait connu une hausse disproportionnée par rapport à l’incarcération des délinquants non autochtones dans le cas des infractions précises visées par les dispositions contestées » (par. 76).
[227]                     Mais, compte tenu du rapport qui existe entre, d’une part, l’al. 718.2e) et, d’autre part, l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii), les dispositions contestées ont nécessairement un effet différent sur les délinquants autochtones. Une distinction découle de la façon dont ces dispositions interagissent dans un contexte factuel dont les tribunaux doivent prendre connaissance d’office (Ipeelee, par. 60). Il n’est pas nécessaire de présenter d’autres éléments de preuve parce que la distinction est claire.
[228]                     Et, en tout état de cause, ni la preuve d’expert ni la preuve de disparités statistiques ne sont obligatoires dans le cadre d’une demande fondée sur le par. 15(1) (Fraser, par. 57 et 67). Mes collègues n’expliquent pas pourquoi il y aurait lieu de rendre plus exigeantes les conditions en matière de preuve à la première étape.
[229]                     J’ai déjà traité, dans mon analyse fondée sur l’art. 7, de la raison pour laquelle la suppression de l’emprisonnement avec sursis est importante, même s’il est possible pour le tribunal d’infliger des peines non privatives de liberté moins sévères (voir par. 174‑176). Et comme je l’ai déjà expliqué, l’emprisonnement avec sursis revêt une importance particulière pour les délinquants autochtones. Je ne puis donc accepter les autres affirmations de mes collègues selon lesquelles les dispositions contestées ne créent aucune distinction parce que l’al. 718.2e) continue d’« opérer efficacement » et que « les juges conservent un large pouvoir discrétionnaire » quant à la manière de « tenir compte de la situation particulière des délinquants autochtones » (par. 78‑79). La question à ce stade vise seulement à savoir si les dispositions contestées établissent une distinction fondée sur un motif protégé. Et pour les motifs que j’ai exposés, j’estime que c’est effectivement le cas.
b)            Discrimination
[230]                     Il faut ensuite se demander si la loi impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage (Taypotat, par. 19‑20). Pour la Couronne, les désavantages sociaux auxquels sont confrontés les Autochtones existent indépendamment des dispositions contestées. En revanche, Mme Sharma soutient que les dispositions contestées refusent un avantage, ce qui a pour effet de perpétuer ou d’accentuer les désavantages que subissent les Autochtones en tant que groupe, et elle‑même en tant qu’individu.
[231]                     Je suis d’accord avec Mme Sharma. En ne tenant pas compte de la situation et des besoins distincts des délinquants autochtones, les dispositions contestées renforcent, perpétuent et accentuent les désavantages historiques subis par les Autochtones en matière de détermination de la peine.
[232]                     Mon analyse à la deuxième étape se décline en deux parties. Je vais tout d’abord montrer comment, en portant atteinte à une mesure d’amélioration, les dispositions en question renforcent, perpétuent et accentuent une discrimination systémique. Je vais ensuite discuter des implications de cette conclusion, et en particulier de la crainte qu’il n’en résulte une déstabilisation du droit criminel dans son ensemble, étant donné l’ampleur de la discrimination à l’égard des Autochtones dans l’ensemble de notre système de justice.
(i)            Les dispositions renforcent, perpétuent et accentuent la discrimination systémique
[233]                     La situation historiquement désavantageuse du groupe de demandeurs en l’espèce est un enjeu dont il faut prendre connaissance d’office (Gladue, par. 83; Wells, par. 53; Ipeelee, par. 60). Et, encore une fois, la vaste surreprésentation des Autochtones dans les prisons est un fait bien établi.
[234]                     Ces désavantages sont encore pires pour les femmes autochtones, dont bon nombre continuent de faire face à des formes de discrimination multiples et cumulatives. Les politiques qui ont retiré les enfants autochtones de leurs familles — en partant du système des pensionnats et de la « rafle des années 1960 » jusqu’à la surreprésentation des enfants autochtones placés en famille d’accueil — ont eu un impact disproportionné sur les mères autochtones, qui sont habituellement les principales personnes qui subviennent aux besoins de leurs enfants (Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, p. 306‑308). La privation de leurs droits en vertu de la Loi sur les indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5, les mesures coercitives de régulation des naissances comme la stérilisation forcée, les stéréotypes omniprésents et l’épidémie permanente de violence contre les femmes et les filles autochtones ont été des causes plus directes de préjudices dans le cas des femmes autochtones (p. 274‑278, 288‑289, 695‑698 et 714‑721).
[235]                     Ce lourd passé suit les femmes autochtones et façonne leur expérience du système de justice pénale tant comme victimes que comme délinquantes. Il aide à expliquer pourquoi les femmes autochtones sont incarcérées en proportion plus élevée que tout autre groupe, pourquoi, derrière les barreaux, elles sont plus susceptibles d’avoir subi dans le passé des traumatismes, de souffrir de problèmes de santé mentale et de présenter des tendances à l’automutilation (BECC (2021), p. 43‑45), pourquoi elles font l’objet des conditions carcérales les plus répressives (m.i., par. 7‑8; BECC (2021), p. 27‑28 et 44) et pourquoi elles font face de façon disproportionnée au risque de perdre définitivement leurs droits parentaux (L. Kerr, « How Sentencing Reform Movements Affect Women », dans D. Cole et J. Roberts, dir., Sentencing in Canada : Essays in Law, Policy, and Practice (2020), 250, p. 254, citant Inglis c. British Columbia (Minister of Public Safety), 2013 BCSC 2309, 298 C.R.R. (2d) 35, par. 485). Reproduisant sans cesse le cycle intergénérationnel, leurs enfants finissent souvent eux‑mêmes par avoir des démêlés avec le système de justice pénale et à se retrouver dans ce qu’on appelle le « pipeline de l’aide à l’enfance à la prison » (motifs de la C.A., par. 96, citant Commission des droits de la personne de l’Ontario, Enfances interrompues : Surreprésentation des enfants autochtones et noirs au sein du système de bien‑être de l’enfance de l’Ontario (2018), p. 29‑31).
[236]                     En retraçant l’origine des traumatismes intergénérationnels, on voit bien que notre système de justice pénale est une source importante et constante de discrimination envers les peuples autochtones. Le fait que les dispositions contestées ne sont pas la cause du problème n’est pas pertinent (Alliance, par. 32; Vriend c. Alberta, 1998 CanLII 816 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 493, par. 84; Fraser, par. 71). En imputant la surreprésentation uniquement aux désavantages préexistants subis par les Autochtones, on ignore la simple réalité que l’incarcération est un exercice du pouvoir de l’État. Et comme il est profondément impliqué dans l’incarcération des femmes autochtones par le truchement du système de justice pénale, l’État a l’obligation constitutionnelle, suivant le par. 15(1) de la Charte, de veiller à ce que ses lois n’aient pas pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer des conditions d’inégalité.
[237]                     Les peines d’emprisonnement avec sursis n’ont jamais été conçues comme une solution universelle. Mais en affaiblissant le cadre d’analyse de l’arrêt Gladue, les dispositions contestées ont supprimé un accommodement susceptible de réduire, dans une certaine mesure, ces désavantages historiques pour Mme Sharma et d’autres délinquants autochtones. À mon avis, la suppression de cette mesure renforce, perpétue et accentue leurs désavantages historiques.
[238]                     Premièrement, les dispositions contestées obligent logiquement les juges chargés de la détermination de la peine à infliger un plus grand nombre de peines d’emprisonnement qu’ils ne le feraient autrement, même si des solutions de rechange à l’emprisonnement seraient conformes au cadre d’analyse de l’arrêt Gladue et aux autres principes de détermination de la peine. Dans le cas des délinquants autochtones dont les antécédents les rendent particulièrement inaptes à la prison et dont la situation justifierait à la limite une peine d’emprisonnement, mais pour lesquels une peine non privative de liberté moins sévère ne serait pas indiquée, cela ne fait qu’aggraver le désavantage qu’ils ont subi.
[239]                     Deuxièmement, les dispositions privent les délinquants de la possibilité de se voir infliger une peine qui correspond davantage aux visions autochtones de la justice. Une conception uniforme de la détermination de la peine est « souvent très éloigné[e] de la vision qu’ont [les] délinquants [autochtones] et leur communauté de la détermination de la peine » (Gladue, par. 70). Et le défaut de répondre aux besoins, au vécu et à la façon de voir des délinquants autochtones nuit à l’efficacité de la peine elle‑même (Ipeelee, par. 74).
[240]                     Certains des intervenants dans le présent pourvoi ont abordé ce dernier point. L’intervenante Legal Services Board of Nunavut a fait valoir que les établissements de détention sont souvent éloignés géographiquement, ce qui éloigne les Autochtones de leur famille et de leur communauté, ainsi que de leur culture, de leur ordre juridique et de leurs terres. La Federation of Sovereign Indigenous Nations a, pour sa part, expliqué que les peines d’emprisonnement avec sursis facilitent davantage [traduction] « des activités telles que les camps de guérison “sur le territoire” ou “dans la forêt”, reflétant ainsi le lien sacré entre les peuples autochtones et le monde naturel » —, ajoutant que ces expériences « ne peuvent être reproduites en milieu carcéral » (m. interv., par. 32). La Ontario Native Women’s Association a évoqué les répercussions plus graves que l’incarcération peut avoir dans le cas des femmes autochtones, chez qui les préjudices personnels subis sur le plan de l’identité culturelle et du bien‑être spirituel peuvent s’ajouter aux conséquences profondes et continues de leur absence sur leur communauté (m. interv., par. 19).
[241]                     La discrimination est évidente. En ne laissant aucune autre option réaliste que l’incarcération, dans les cas où toute peine moins sévère que l’emprisonnement avec sursis serait inappropriée, l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) suppriment [traduction] « un outil important, qui constitue parfois le seul dont disposent les juges pour concrétiser les principes de justice réparatrice nécessaires au façonnement d’une peine équitable dans le cas des délinquants autochtones » (m. interv., Federation of Sovereign Indigenous Nations, par. 5). Ces restrictions privent certains délinquants autochtones de peines qui correspondent mieux à leurs besoins et à leur vision de la justice. Cet état de fait perpétue non seulement la surreprésentation, mais aussi les pertes culturelles, l’éclatement et la fragmentation des communautés. L’égalité réelle commande une approche différente, qui tient compte des « types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou de ses attaches autochtones » (Gladue, par. 66(B); Ipeelee, par. 66).
[242]                     À mon avis, Mme Sharma s’est acquittée du fardeau qui lui incombait. En empêchant cette mesure d’accommodement, les dispositions en question renforcent, perpétuent et accentuent les désavantages que subit un délinquant autochtone.
(ii)         L’argument de l’avalanche de poursuites
[243]                     La Couronne soutient essentiellement que cette conclusion aurait des répercussions profondes sur notre paysage constitutionnel et notre système de justice pénale. Mes collègues reprennent cette préoccupation dans leurs motifs (voir par. 82). Je ne partage pas leur avis. Bien au contraire, le rejet du présent pourvoi a pour effet de renforcer la primauté du droit en donnant effet au par. 15(1) de la Charte.
[244]                     Le paragraphe 15(1) ne fige pas le régime d’octroi de l’emprisonnement avec sursis dans le temps, ni ne confère une protection constitutionnelle à des dispositions réparatrices. L’abrogation ou la modification de l’art. 742.1, ou même de l’al. 718.2e), ne contreviendra pas automatiquement au par. 15(1), qui, je le répète, s’intéresse d’abord et avant tout aux effets de la loi et non à sa forme (Alliance, par. 33). Le Parlement aurait pu promouvoir ses politiques par d’autres moyens, par exemple en limitant l’octroi de l’emprisonnement avec sursis tout en accordant aux juges chargés de la détermination de la peine un pouvoir discrétionnaire résiduel, ou un « mécanisme », pour éviter de prononcer des peines inconstitutionnelles (voir R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 36). L’adoption par le Parlement de sanctions plus sévères en général n’est pas le problème; le problème réside dans la façon dont il s’y prend pour le faire.
[245]                     Et le fait de présenter les dispositions contestées comme des décisions de politique générale n’assainit pas leur effet, ni ne les soustrait à un contrôle fondé sur la Charte (Alliance, par. 35). Le Parlement a le fardeau de justifier toute inégalité qui découle de l’application de ses propres lois, et les préoccupations hypothétiques concernant leurs éventuels « effet[s] paralysant[s] » sur des mesures réparatrices ne sauraient le dispenser de ce fardeau (par. 42; Fraser, par. 132‑136). Conclure le contraire reviendrait à nier aux tribunaux, et de façon plus générale à la Charte, leur rôle de mécanismes de contrôle dans notre ordre constitutionnel. Il n’y a rien de nouveau à ce que les tribunaux assument ce rôle, même si cela donne lieu à une remise en question d’hypothèses établies concernant le traitement des personnes désavantagées. La véritable nouveauté résiderait dans le fait de soustraire au contrôle de la Charte une catégorie de mesures étatiques, comme celles abrogeant ou modifiant des politiques d’amélioration existantes. Rien ne limite les tribunaux, qui sont « constitutionnellement tenus de trancher » les contestations « dûment exercé[es] » sur le fondement du par. 15(1) (Vriend, par. 56). Enfin, comme je l’ai déjà expliqué, il est plus approprié d’examiner dans le contexte de l’article premier les raisons de principe qui militent en faveur de l’annulation de mesures d’amélioration (Eldridge, par. 77), dans les cas où l’État est en mesure de justifier ses actes. Ce cadre d’analyse de longue date ne protège pas seulement les législatures contre l’activisme judiciaire, il « manifeste [lui‑même] un aspect important de la séparation des pouvoirs en définissant, dans son texte, des limites de la souveraineté législative » (Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381, par. 104; voir aussi C.P., par. 173‑175, le juge Kasirer).
[246]                     La reconnaissance d’une violation du par. 15(1) ne déstabiliserait pas non plus les dispositions pénales d’application générale. La thèse de Mme Sharma, encore une fois, ne repose pas uniquement sur l’existence d’un désavantage social, mais sur l’affaiblissement du cadre d’analyse de l’arrêt Gladue, qui a été conçu précisément pour résoudre des problèmes dans la détermination de la peine des délinquants autochtones. Bien que l’art. 742.1 soit une disposition d’application générale, la contestation ne porte pas sur cette disposition prise isolément. L’article 742.1 a été édicté en partie pour renforcer l’al. 718.2e), et la contestation de Mme Sharma est directement liée à ses répercussions sur le cadre d’analyse de l’arrêt Gladue. La Couronne a donc tort de laisser entendre que l’application du par. 15(1) de la Charte à la présente affaire faciliterait la contestation de toutes les lois d’application générale en fonction de leur effet sur les peuples autochtones défavorisés.
[247]                     En résumé, précisons que les présents motifs ne doivent pas être interprétés comme conférant une protection constitutionnelle à des dispositions réparatrices. Par le biais de l’al. 718.2e), le Parlement a imposé « aux tribunaux l’obligation » (Gladue, par. 34) « d’aborder différemment le processus de détermination de la peine à l’égard des délinquants autochtones, pour en arriver à une peine véritablement adaptée et appropriée dans un cas donné » (par. 33). Notre Cour a conclu que le Parlement avait manifesté à l’al. 718.2e) l’intention de reconnaître qu’il y a lieu d’accorder une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones et « qui pourrai[ent] précisément faire de l’emprisonnement une sanction moins appropriée ou moins utile » dans le cas de ces délinquants (par. 37). L’une de ces circonstances tient à ce que, pour bon nombre des délinquants en question, « les sanctions rattachées à la communauté coïncident avec la conception autochtone de la détermination de la peine et avec les besoins des autochtones et de leurs communautés » (par. 74). Il faut s’acquitter de cette obligation imposée par l’al. 718.2e) en conformité avec les principes de la modération, de la proportionnalité et de l’individualisation de la peine.
[248]                     La faculté des tribunaux de donner effet à l’al. 718.2e) et d’appliquer le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Gladue se situe au cœur du présent pourvoi. L’article 742.1 et l’al. 718.2e) sont intimement liés tant de par leur objet que de par leur application. Vu la « situation particulière » des délinquants autochtones, les sanctions rattachées à la communauté sont de mise dans bien des cas et même commandées par l’al. 718.2e) par souci d’infliger des peines équitables et proportionnelles à des délinquants qui, collectivement, sont considérés comme désavantagés (Gladue, par. 37‑38). La majorité de la Cour d’appel a fait remarquer à juste titre qu’en restreignant la possibilité d’infliger un emprisonnement avec sursis, les dispositions attaquées perpétuent un désavantage dont souffrent déjà les délinquants autochtones (par. 83‑85). Dans ces circonstances précises, les tribunaux ne peuvent donner convenablement effet à la volonté exprimée par le Parlement au moyen de l’al. 718.2e) et aux directives qu’a données notre Cour dans Gladue sans l’outil que représentent les peines d’emprisonnement avec sursis à purger dans la collectivité.
[249]                     En reconnaissant les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable et en leur donnant effet, on évite que la promesse contenue au par. 15(1) soit vaine. Plutôt que de la nier, on confirme ainsi la primauté du droit.
(3)         Conclusion
[250]                     La présente affaire offre l’occasion de garantir que les Autochtones aux prises avec le système de justice pénale ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi. Je conclus que l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) limitent les droits garantis à Mme Sharma par le par. 15(1) de la Charte.
V.           L’article premier
[251]                     Il faut se demander si la justification des limites imposées aux droits garantis par l’art. 7 et le par. 15(1) de la Charte « p[eut] se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » au sens de l’article premier. À mon avis, ce n’est pas le cas.
[252]                     Le cadre d’analyse de l’article premier est bien établi. La Couronne doit démontrer que l’objet de la loi est urgent et réel, et que les moyens choisis pour le réaliser sont proportionnels à cet objet, en ce que « (1) les moyens adoptés sont rationnellement liés à cet objet, (2) [qu’]elle porte atteinte de façon minimale au droit en question, et (3) [qu’]il y a proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi » (Carter, par. 94, citant R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103).
[253]                     Comme je l’ai expliqué, les dispositions contestées limitent deux droits distincts protégés par la Charte, ce qui influence l’analyse fondée sur l’article premier de différentes façons. En général, « [i]l est difficile de justifier » une violation de l’art. 7 en vertu de l’article premier, bien qu’il puisse arriver que l’État soit en mesure de démontrer que la violation est justifiée au nom du bien public pour une raison qui ne relève pas de la catégorie du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne (Carter, par. 95). Des violations du par. 15(1) ont toutefois été considérées comme justifiées en vertu de l’article premier (McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229; Weatherall c. Canada (Procureur général), 1993 CanLII 112 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 872; Egan c. Canada, 1995 CanLII 98 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 513; Lavoie c. Canada, 2002 CSC 23, [2002] 1 R.C.S. 769; N.A.P.E.; Québec c. A). Lorsqu’une loi ou un acte de l’État limite plusieurs droits garantis par la Charte, l’État doit justifier toutes les limitations pour éviter une conclusion d’inconstitutionnalité.
[254]                     Les parties conviennent que les dispositions visent un objectif urgent et réel, mais ne s’entendent pas sur la question de savoir si elles satisfont au volet proportionnalité du critère. À ce stade, la norme n’est pas la perfection; il y a lieu de faire preuve d’une certaine déférence à l’endroit du législateur, surtout lorsqu’il légifère dans des domaines où « il peut y avoir plusieurs solutions à un problème social particulier » (Carter, par. 97).
[255]                     Il n’en demeure pas moins que le fardeau incombe à la Couronne à ce stade. Toutefois, comme l’ont fait remarquer les deux juridictions inférieures, la Couronne n’a guère tenté de justifier les dispositions dans les instances devant les tribunaux inférieurs. L’histoire s’est répétée devant notre Cour.
[256]                     Madame Sharma soutient qu’il n’y a pas de lien rationnel entre les objectifs des dispositions et les moyens choisis pour atteindre ces objectifs : même si les dispositions contestées ont supprimé l’emprisonnement avec sursis, elles ont conservé la possibilité pour le juge de prononcer des [traduction] « peines non privatives de liberté moins sévères », tel le sursis au prononcé de la peine (m.i., par. 86). Je ne peux pas accepter cet argument. Il existe un lien rationnel entre le fait de veiller à ce que les crimes graves soient punis par l’incarcération et la suppression de la possibilité de prononcer des peines d’emprisonnement avec sursis pour certaines infractions.
[257]                     Mais les dispositions n’équivalent pas à une atteinte minimale. L’État doit démontrer qu’il n’y a pas de « moyen moins attentatoire d’atteindre l’objectif de façon réelle et substantielle » (Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 55). Or, la Couronne n’a pas fait cette démonstration en ce qui concerne l’une ou l’autre violation. L’argument de la Couronne suivant lequel les dispositions ne suppriment qu’une des peines possibles n’explique pas pourquoi on n’a pas mieux circonscrit cette peine pour l’adapter aux Autochtones et pour mieux protéger le droit à la liberté et le droit à l’égalité en cause. À l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel, je suis d’avis de rejeter cet argument.
[258]                     Il n’y a pas non plus de proportionnalité entre les effets bénéfiques des dispositions et leurs effets préjudiciables. La Couronne n’a présenté aucune preuve tendant à démontrer que les avantages de l’incarcération des délinquants qui étaient auparavant admissibles à une peine d’emprisonnement avec sursis l’emportent sur le prix qu’ils paient en perdant leur liberté. Et le prix que les Autochtones doivent payer en ce qui concerne leur droit à l’égalité est encore plus élevé, puisqu’ils risquent d’être séparés de leur communauté, de leur milieu de travail ou de leur famille — des préjudices forcément exacerbés dans le cas des jeunes mères célibataires — et que les dispositions contribuent à perpétuer la surreprésentation des délinquants autochtones dans les prisons, avec toutes les répercussions intergénérationnelles que cela comporte.
[259]                     L’État ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombe en application de l’article premier.
VI.         Conclusion
[260]                     Je conclus que l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) sont inconstitutionnels. Aucune des parties n’a présenté d’observations sur la réparation appropriée et, à mon avis, la déclaration immédiate d’invalidité prononcée à la majorité par la Cour d’appel en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 était de toute manière la bonne issue. Je suis par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi.
 
                    Pourvoi accueilli, les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal sont dissidents.
                    Procureur de l’appelant : Service des poursuites pénales du Canada, Toronto.
                    Procureurs de l’intimée : Stockwoods, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Ministry of Attorney General of British Columbia — Criminal Appeals and Special Prosecutions, Victoria.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Attorney General of Saskatchewan — Ministry of Justice Saskatchewan, Regina.
                    Procureur de l’intervenante Aboriginal Legal Services Inc. : Aboriginal Legal Services Inc., Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Federation of Sovereign Indigenous Nations : Sunchild Law, Battleford (Sask.).
                    Procureur de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Larochelle Law, Whitehorse.
                    Procureurs de l’intervenante Queen’s Prison Law Clinic : Rudnicki & Company, Toronto.
                    Procureur des intervenants HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et le Réseau juridique VIH : HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Peck and Company, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes : Lombard Law, Saskatoon; Aubrey Charette, Ottawa.
                    Procureur de l’intervenante Legal Services Board of Nunavut : Nunavut Legal Aid, Iqaluit.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Promise Holmes Skinner Barrister & Solicitor, Toronto; Daniel Brown Law, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Greenspan Humphrey Weinstein, Toronto.
                    Procureur de l’intervenante l’Association des femmes autochtones du Canada : Association des femmes autochtones du Canada, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Goldblatt Partners, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Ontario Native Women’s Association : McCarthy Tétrault, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs : Fox Fraser, Calgary.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry : Champ and Associates, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenante la Société John Howard du Canada : Polley Faith, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association : Dawson Duckett Garcia & Johnson, Edmonton.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Le Groupe Campeau Raymond Inc., Montréal.


Synthèse
Référence neutre : 2022CSC39 ?
Date de la décision : 04/11/2022

Analyses

emprisonnement ; détermination ; Parlement ; dispositions contestées ; tribunaux ; délinquants autochtones ; distinction fondée ; peines ; juges chargés ; discriminatoires ; libertés ; portée excessive ; désavantagés ; délinquants ; prisons ; application


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Sharma
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 4 novembre 2022, R. c. Sharma, 2022 CSC 39


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2022-11-04;2022csc39 ?

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