Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal , [2004] 1 R.C.S. 789, 2004 CSC 30
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
en faveur de Jean-Marc Larocque Appelante
c.
Communauté urbaine de Montréal (maintenant désignée
sous le nom de Ville de Montréal) Intimée
et
Procureur général du Québec et Tribunal des droits
de la personne Intervenants
Répertorié : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal
Référence neutre : 2004 CSC 30.
No du greffe : 29231.
2003 : 9 décembre; 2004 : 14 mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Binnie, Arbour, LeBel et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2002] J.Q. no 367 (QL), qui a infirmé en partie une décision du Tribunal des droits de la personne, [2000] J.T.D.P.Q. no 17 (QL). Pourvoi accueilli en partie.
Pierre-Yves Bourdeau, pour l’appelante.
Pierre Yves Boisvert, pour l’intimée.
Hugo Jean et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
François Aquin et Sylvie Gagnon, pour l’intervenant le Tribunal des droits de la personne.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi porte sur l’étendue des pouvoirs de réparation que peut exercer le Tribunal des droits de la personne du Québec (le « Tribunal ») en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (la « Charte québécoise »), dans des cas de discrimination illicite. Le problème en cause découle d’un refus d’examiner une candidature à un poste de policier municipal, en raison d’un handicap auditif. Pour les motifs que j’expose ici, le pourvoi devrait être accueilli en partie afin d’ordonner à l’intimée de réexaminer la candidature du plaignant, dans le cadre de la procédure de recrutement qu’elle applique maintenant, malgré la présence d’un handicap.
II. L’origine du litige
2 Le 3 février 1992, la Communauté urbaine de Montréal (la « Communauté ») — aux droits de laquelle se trouve maintenant la Ville de Montréal à la suite des fusions municipales réalisées sur l’île de Montréal — engage M. Jean-Marc Larocque comme policier municipal. Le 12 février 1993, ce dernier démissionne pour des raisons personnelles. Quelques mois plus tard, le 3 mai 1993, il demande toutefois sa réintégration. La Communauté lui répond qu’elle ne peut le réintégrer sans qu’il se soumette à nouveau à la procédure habituelle de candidature et de sélection. Monsieur Larocque dépose donc à nouveau sa candidature, que la Communauté examine.
3 En vertu des pouvoirs réglementaires que lui confère sa loi constitutive, la Loi sur la Communauté urbaine de Montréal, L.R.Q., ch. C-37.2, la Communauté a alors adopté, comme exigences minimales de recrutement, les normes d’acuité auditive prévues par le Règlement sur les normes d’embauche des agents et cadets de la Sûreté du Québec et des corps de police municipaux, R.R.Q. 1981, ch. P-13, r. 14. Ce règlement serait applicable en l’absence de réglementation municipale pertinente. Son article 6 accorde une exemption à un candidat qui a été policier au cours des deux années précédentes. Les normes municipales ne reprennent toutefois pas cette exemption.
4 Au cours de l’étude de sa nouvelle candidature, M. Larocque passe un examen médical. Il découvre qu’il ne satisfait pas à la norme minimale d’acuité auditive. En conséquence, en application des pouvoirs que lui confère alors la Loi sur la Communauté urbaine de Montréal, le comité exécutif de la Communauté rejette sa candidature. Le 8 novembre 1994, M. Larocque est informé que sa candidature est écartée en raison de la perte d’acuité auditive détectée au cours de son examen médical. Nul ne conteste aujourd’hui que cette perte n’entraîne aucune incapacité fonctionnelle et ne l’empêcherait pas de remplir les fonctions d’un policier municipal, mais la norme lui est appliquée mécaniquement.
5 Le 5 décembre 1994, M. Larocque dépose une plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (la « Commission »). Il allègue qu’il a été victime d’un refus d’embauche discriminatoire, fondé sur son handicap auditif, en violation des art. 10 et 16 de la Charte québécoise. Après enquête, la Commission propose une mesure de redressement en faveur de M. Larocque. Comme aucune suite n’est donnée à cette proposition, la Commission saisit le Tribunal d’une demande introductive d’instance, qui donne naissance au litige dont notre Cour est maintenant saisie.
III. Dispositions législatives pertinentes
6 Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
13. Nul ne peut, dans un acte juridique, stipuler une clause comportant discrimination.
Une telle clause est réputée sans effet.
16. Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi.
49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages exemplaires.
52. Aucune disposition d’une loi, même postérieure à la Charte, ne peut déroger aux articles 1 à 38, sauf dans la mesure prévue par ces articles, à moins que cette loi n’énonce expressément que cette disposition s’applique malgré la Charte.
80. Lorsque les parties refusent la négociation d’un règlement ou l’arbitrage du différend, ou lorsque la proposition de la Commission n’a pas été, à sa satisfaction, mise en œuvre dans le délai imparti, la Commission peut s’adresser à un tribunal en vue d’obtenir, compte tenu de l’intérêt public, toute mesure appropriée contre la personne en défaut ou pour réclamer, en faveur de la victime, toute mesure de redressement qu’elle juge alors adéquate.
111. Le Tribunal a compétence pour entendre et disposer de toute demande portée en vertu de l’un des articles 80, 81 et 82 et ayant trait, notamment, à l’emploi, au logement, aux biens et services ordinairement offerts au public, ou en vertu de l’un des articles 88, 90 et 91 relativement à un programme d’accès à l’égalité.
Seule la Commission peut initialement saisir le Tribunal de l’un ou l’autre des recours prévus à ces articles, sous réserve de la substitution prévue à l’article 84 en faveur d’un plaignant et de l’exercice du recours prévu à l’article 91 par la personne à qui le Tribunal a déjà imposé un programme d’accès à l’égalité.
Loi sur la Communauté urbaine de Montréal, L.R.Q., ch. C-37.2
77. La Communauté est seule responsable des dommages et des actions provenant de la mise en vigueur d’un règlement ou de partie d’un règlement dont la cassation a été ainsi obtenue.
80. Les procès-verbaux, résolutions et autres ordonnances de la Communauté peuvent être cassés, pour cause d’illégalité, de la même manière, dans le même délai et avec les mêmes effets qu’un règlement du Conseil. Ils sont soumis à l’application de l’article 65.
IV. Historique judiciaire
A. Tribunal des droits de la personne, [2000] J.T.D.P.Q. no 17 (QL) (le juge Simon Brossard, président, MM. Hyppolite et Schabas, assesseurs)
7 Après un parcours procédural assez compliqué, marqué d’incidents divers et de modifications à la demande initiale, un jugement du Tribunal, rédigé par le juge Brossard, accueille la réclamation de la Commission. À son avis, la Communauté a exclu M. Larocque du processus d’embauche en raison d’une distinction fondée sur l’évaluation de ses capacités auditives et la perception de l’existence d’un handicap. Comme la preuve démontre que M. Larocque n’est atteint d’aucune véritable incapacité fonctionnelle, son exclusion de la procédure d’engagement résulte de l’application arbitraire d’une norme non individualisée et constitue ainsi une mesure discriminatoire illicite.
8 Le juge examine alors les mesures de réparation appropriées. À son avis, l’art. 52 de la Charte québécoise autorise le Tribunal à déclarer la norme réglementaire adoptée par la Communauté inopposable au plaignant. Selon son opinion, le Tribunal peut aussi prescrire à la municipalité de réintégrer M. Larocque dans le processus d’embauche, tel qu’il existait lors de la présentation de sa candidature. Si sa candidature est couronnée de succès, le Tribunal ordonne de lui offrir un poste de policier « avec tous les avantages qu’il aurait eus s’il avait été embauché lors du processus d’embauche dont il a été évincé » (par. 69). Auparavant, toutefois, le juge Brossard conclut qu’il ne peut condamner la Communauté à des dommages-intérêts pour un acte résultant de l’application de ses pouvoirs législatifs et réglementaires. Insatisfaite de ce résultat, la Communauté obtient alors une autorisation de pourvoi devant la Cour d’appel du Québec.
B. Cour d’appel du Québec, [2002] J.Q. no 367 (QL) (les juges Deschamps, Delisle et Nuss)
9 Cet appel réussit en grande partie. La cour restreint la réparation à la seule déclaration d’inopposabilité de la norme au plaignant. D’après ses motifs, en règle générale, en cas de nullité ou d’inopposabilité d’une disposition législative ou réglementaire, le Tribunal ne peut accorder une réparation de la nature de dommages-intérêts en vertu de l’art. 49 de la Charte québécoise. Par ailleurs, une déclaration en vertu de l’art. 52 ne peut avoir de portée rétroactive. À ce titre, la conclusion de replacer M. Larocque dans le processus d’embauche rétroactivement à 1994 était illégale et visait à contourner un règlement qui restait par ailleurs valide, possiblement au détriment de tiers. Cet arrêt forme maintenant l’objet de l’appel autorisé par notre Cour.
V. Analyse
A. Les questions en litige
10 Le déroulement des procédures au cours de cette affaire qui dure depuis maintenant près de 10 ans a délimité la nature des questions qui demeurent en litige entre les parties. Le débat se restreint désormais à la question de la nature de la réparation que le Tribunal pouvait accorder dans les circonstances de cette affaire. Il s’agissait, comme on l’a vu, d’une affaire de discrimination et de refus d’accommodement raisonnable à laquelle s’applique la Charte québécoise. Tout d’abord, une obligation d’accommodement raisonnable s’applique à la municipalité, bien que la source de la règle discriminatoire se trouve dans une loi ou dans un règlement. Ensuite, toutes les procédures d’annulation des règlements provinciaux ou municipaux en matière d’embauche ont été abandonnées ou rejetées en cours d’instance devant le Tribunal et ne faisaient plus partie du dossier présenté devant notre Cour. Ne subsiste que la demande de déclaration d’inopposabilité de la norme auditive à M. Larocque et les formes de réparation qui peuvent se rattacher à celle-ci, ce qui rend inutile une grande partie des discussions antérieures entre les parties et les intervenants sur l’étendue de la compétence du Tribunal.
11 Par ailleurs, depuis le début des procédures dans ce dossier, la jurisprudence relative à la discrimination et à l’aménagement de l’obligation d’accommodement raisonnable a précisé la nature et les méthodes de mise en œuvre de celle-ci, en abandonnant notamment les distinctions faites auparavant entre discrimination directe et indirecte : Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868; Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3. On a aussi accepté la notion de handicap subjectif dans une affaire relative à l’application de la Charte québécoise : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, 2000 CSC 27. Il demeure toutefois que ni la protection contre la discrimination, ni l’obligation d’accommodement, ni le concept de handicap ne représentent des créations de ces arrêts. Seules les modalités de leur définition et de leur application se sont précisées au cours de l’évolution de la jurisprudence.
12 Ainsi, en tenant compte de ces circonstances, on doit tenir pour acquis, pour trancher l’appel, que M. Larocque a été victime de discrimination illégale en raison d’un handicap, lorsqu’il a été exclu de la procédure d’embauche comme policier en 1994. Par ailleurs, le cadre procédural du recours tel qu’il se trouve maintenant défini par les décisions et les actes accomplis par l’appelante situe le débat à l’intérieur de la relation individuelle entre M. Larocque et l’intimée. L’exercice du pouvoir de réparation et l’identification des mesures de redressement appropriées demeurent ainsi fonction de ce contexte.
B. Le régime juridique des réparations en vertu de la Charte québécoise
13 Les violations de la Charte québécoise donnent ouverture à un régime complexe de réparations. À vrai dire, il serait plus exact d’affirmer que la Charte québécoise prévoit des régimes et des voies procédurales fort divers pour assurer le respect et la mise en œuvre des droits qu’elle reconnaît. En effet, tout en créant la Commission et en lui conférant un rôle important dans l’administration de plaintes pour violation de la Charte québécoise, le législateur n’a pas attribué au Tribunal une compétence exclusive sur l’ensemble des droits qu’elle protège. Il a plutôt circonscrit son activité au domaine de la protection contre la discrimination et à la mise en œuvre de certains aspects des droits à l’égalité, comme le prévoient notamment les art. 71, 86 et 88 de la Charte québécoise. Le Tribunal possède une compétence importante en ces matières, mais non à l’égard de l’ensemble de la Charte québécoise, suivant ses art. 111 et 111.1. De plus, cette compétence ne possède aucun caractère exclusif, même dans ces matières. La Commission, comme les plaignants eux-mêmes, peut, en effet, s’adresser aux tribunaux de droit commun dans ces domaines, comme le prévoit l’art. 80 de la Charte québécoise. Les victimes d’atteintes aux droits fondamentaux conservent d’ailleurs la faculté d’ignorer le processus administratif de la Commission et de faire valoir leurs droits devant les tribunaux compétents, à leurs risques, périls et frais. Je m’abstiendrai toutefois de commenter les difficultés propres à l’aménagement des compétences respectives du Tribunal et de juridictions spécialisées, comme les arbitres de grief en droit du travail, qui ont fait l’objet de nombreux débats au Québec depuis plusieurs années, dont certains ont été portés récemment devant notre Cour.
14 Des mesures de réparation variées s’offrent aux réclamants et aux tribunaux compétents. L’article 49 consacre le droit de mettre fin à l’atteinte et de réclamer des dommages-intérêts. L’article 52 dispose que la Charte québécoise prévaut sur l’ensemble de la législation québécoise, sauf dérogation expresse. Des recours spéciaux sont établis pour les programmes d’accès à l’égalité, selon l’art. 88. Un principe général régit l’exercice de ces recours, la recherche de la mesure appropriée, suivant l’art. 80, « compte tenu de l’intérêt public » ou dans la version anglaise de ce texte législatif, sans doute plus claire, « where consistent with the public interest ».
15 L’article 52 confère indéniablement un statut prééminent, voire quasi constitutionnel, à la Charte québécoise. Il convient toutefois de se rappeler que le choix de la mesure de réparation appropriée, lorsqu’elle est violée, ne saurait être déterminé sans égard à l’ensemble de la structure et des principes constitutionnels qui aménagent l’organisation et le fonctionnement des institutions publiques au Canada, afin que les rapports entre les diverses composantes de l’ordre juridique applicable à la situation en droit québécois soient articulés de manière appropriée. À cet égard, il demeure utile de rappeler quelques observations de notre Cour sur les rapports entre les droits fondamentaux et l’ensemble du régime constitutionnel établi au Canada. Ces remarques conservent une pertinence particulière quant à l’exercice de la fonction législative, même lorsqu’elle est déléguée, comme dans la présente cause.
16 Devant des problèmes de coordination de la Charte canadienne des droits et libertés et des dispositions contenues dans la Loi constitutionnelle de 1867, notre Cour a souligné que la Constitution du Canada forme un tout et doit être lue comme un ensemble. La Charte canadienne n’abroge pas les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867, ni les compromis constitutionnels qu’elle reflète, comme l’exposait le juge Iacobucci, au sujet du financement de l’enseignement confessionnel, dans l’arrêt Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, par. 46-47; voir aussi : Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148, p. 1198, la juge Wilson. Poussant plus loin son étude de la nature et du contenu de l’ordre constitutionnel canadien dans son avis sur le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 50-53 et 64-66, notre Cour a rappelé la diversité et la complexité des règles qui forment la Constitution du Canada. Celle-ci comporte certes des règles écrites. L’on ne saurait cependant faire abstraction des principes non écrits inhérents à la forme démocratique et parlementaire de l’État canadien et aux origines de celui-ci, qui gouvernent notamment l’exercice d’un pouvoir législatif indépendant.
17 La nature du régime constitutionnel canadien doit être prise en considération lorsqu’il s’agit d’établir la hiérarchie des normes gouvernant l’action des législatures et celle des corps publics, comme les municipalités, auxquels sont validement délégués des pouvoirs législatifs. La présence des immunités traditionnelles à l’égard des conséquences de la nullité d’actes de nature législative trouve sans doute son fondement ultime dans l’existence d’un tel régime constitutionnel, où le pouvoir législatif doit s’exercer dans le cadre de la loi, mais indépendamment, sans interférence des règles de responsabilité civile de droit commun. L’application de la Charte québécoise, instrument de nature quasi constitutionnelle dans les matières relevant de la compétence législative du Québec, se situe dans ce cadre juridique et repose toujours sur les principes fondamentaux d’organisation des pouvoirs publics qui s’en inspirent.
18 Dans la présente cause, comme je le mentionnais plus haut, le conflit trouve son origine dans l’adoption et la mise en application d’une norme réglementaire autorisée par la législation provinciale. Il provient de l’activité réglementaire de la Communauté autorisée par l’art. 178.1 de sa loi constitutive.
19 En pareil cas, des principes bien établis de droit public excluent la possibilité de recours en dommages-intérêts lorsque des lois sont déclarées constitutionnellement invalides, que ce soit pour des violations des règles relatives au partage des pouvoirs législatifs à l’intérieur de la fédération canadienne ou pour leur non-conformité à la Charte canadienne. Dans ce domaine, la jurisprudence de notre Cour a été constante. Sa position a été récemment exposée dans les commentaires du juge Gonthier dans l’arrêt Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13, par. 78‑79 :
Selon un principe général de droit public, en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages-intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle (Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957; Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 42). . .
Dans notre régime parlementaire, il est impensable que le Parlement puisse être déclaré responsable civilement en raison de l’exercice de son pouvoir législatif. La loi est la source des devoirs, tant des citoyens que de l’Administration, et son inobservation, si elle est fautive et préjudiciable, peut pour quiconque faire naître une responsabilité. Il est difficilement imaginable cependant que le législateur en tant que tel soit tenu responsable du préjudice causé à quelqu’un par suite de l’adoption d’une loi. (Notes infrapaginales omises.)
. . . Or, l’immunité restreinte accordée à l’État constitue justement un moyen d’établir un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité d’avoir un gouvernement efficace. Autrement dit, cette doctrine permet de déterminer si une réparation est convenable et juste dans les circonstances. Par conséquent les raisons qui sous-tendent le principe général de droit public sont également pertinentes dans le contexte de la Charte. Ainsi, l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit « établies et incontestables » qui définissent les droits constitutionnels des individus. Cependant, s’ils agissent de bonne foi et sans abuser de leur pouvoir eu égard à l’état du droit, et qu’après coup seulement leurs actes sont jugés inconstitutionnels, leur responsabilité n’est pas engagée. Autrement, l’effectivité et l’efficacité de l’action gouvernementale seraient exagérément contraintes. Les lois doivent être appliquées dans toute leur force et effet tant qu’elles ne sont pas invalidées. Ce n’est donc qu’en cas de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir que des dommages-intérêts peuvent être octroyés (Crown Trust Co. c. The Queen in Right of Ontario (1986), 26 D.L.R. (4th) 41 (C. div. Ont.)). [Je souligne.]
(Voir aussi : Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347.)
20 Dans le droit du Québec, dans les matières relevant de la compétence de l’Assemblée nationale, la Charte québécoise se trouve élevée au rang de source de droit fondamental. L’interprétation de la législation doit s’inspirer de ses principes. La disposition préliminaire du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, souligne d’ailleurs que ce dernier, à titre de droit commun du Québec, doit s’interpréter en harmonie avec elle. Enfin, l’art. 1376 C.c.Q. précise que les dispositions du livre « Des Obligations » régissent la responsabilité civile de l’État (voir : Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862; Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, 2002 CSC 85, par. 27-31).
21 L’appelante défend toujours son droit d’obtenir une réparation sous forme de dommages-intérêts ou équivalente pour des plaignants placés dans la situation de M. Larocque. La position de l’appelante repose sur la perception que la mise en vigueur de la Charte québécoise a modifié fondamentalement les règles traditionnelles décrites plus haut, qui encadraient la responsabilité de l’État à l’égard de l’exercice de la fonction législative. Celles-ci ne trouveraient plus à s’appliquer dans la mise en œuvre de son art. 49 puisque cette disposition permettrait de demander des dommages-intérêts en réparation de tout acte illicite. Une violation de la Charte québécoise représenterait un acte illicite. Celui-ci s’assimilerait toujours à une faute au sens du droit de la responsabilité civile. À ce propos, on souligne les commentaires du juge Gonthier dans l’arrêt Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345, sur l’assimilation des violations de la Charte québécoise à une norme de comportement fautive au sens du droit de la responsabilité civile : « . . . il est manifeste que la violation d’un droit protégé par la Charte équivaut à une faute civile . . . » (par. 120).
22 Notre Cour a adopté toutefois une position nuancée quant aux rapports entre le droit de la responsabilité civile et le droit public. Elle reconnaît que des principes généraux de droit public peuvent faire obstacle totalement à l’application du régime de droit commun en responsabilité civile ou en modifier partiellement les règles de fonctionnement (Prud’homme, précité, par. 31). Dans le présent cas, les règles gouvernant les immunités rattachées à l’action législative ou réglementaire font obstacle à la reconnaissance d’un principe voulant que l’incompatibilité d’une norme législative ou réglementaire avec la Charte québécoise permette de considérer les actes accomplis en application de cette norme comme fautifs et susceptibles d’entraîner la responsabilité d’une administration publique ou de ses fonctionnaires. La règle d’immunité interdit de les considérer comme des actes fautifs dans le vocabulaire du droit civil ou des « actes de négligence » au sens de la common law.
23 Le recours au régime de responsabilité civile pour sanctionner les violations de la Charte québécoise ne saurait faire abstraction de ces règles de base, qui visent à sauvegarder l’exercice libre et efficace de la fonction législative, en présence des formes actuelles de contrôle de constitutionnalité. À cet égard, le principe d’immunité implique une distinction nécessaire entre l’acte fautif ou « l’acte de négligence » et l’acte illégal ou invalide, en raison de sa non-conformité aux normes fondamentales, constitutionnelles ou quasi constitutionnelles. On remarquera d’ailleurs que, de manière analogue, en droit de la responsabilité de l’administration publique, le constat de l’illégalité d’une décision administrative, à la suite de l’exercice du pouvoir de contrôle judiciaire, n’équivaut pas nécessairement à celui de l’existence d’une faute donnant ouverture à un recours en responsabilité civile (R. A. Macdonald, « Jurisdiction, Illegality and Fault : An Unholy Trinity » (1985), 16 R.G.D. 69; Québec (Procureur général) c. Deniso Lebel Inc., [1996] R.J.Q. 1821, p. 1836-1837). Dans ce contexte, la Cour d’appel a rejeté à bon droit les conclusions de l’appelante qui demandaient une réparation sous forme de dommages-intérêts directement ou par l’intermédiaire d’une condamnation rétroactive au paiement de salaires et d’avantages sociaux. Par ailleurs, comme l’a conclu la Cour d’appel, les art. 77 et 80 de la Loi sur la Communauté urbaine de Montréal n’imposaient pas une responsabilité civile générale à la Communauté en pareil cas. Ces dispositions prévoyaient plutôt qu’en cas d’exercice d’un recours en cassation contre un règlement municipal et d’annulation de celui-ci, les élus et fonctionnaires municipaux n’encourraient aucune responsabilité personnelle, celle-ci ne pesant, le cas échéant, que sur l’organisme municipal.
C. Les réparations appropriées dans les circonstances du pourvoi
24 En plus de ce problème de recevabilité de conclusions en dommages-intérêts sous une forme ou une autre, l’ordonnance du Tribunal comportait des incertitudes et des difficultés d’exécution qui justifiaient aussi l’intervention de la Cour d’appel. Conçue sur le mode conditionnel, elle renvoyait le plaignant dans un système de recrutement que l’on savait modifié. Elle imposait potentiellement des obligations pécuniaires difficilement mesurables. Elle était susceptible d’affecter les droits de tiers qui auraient été visés par la procédure de recrutement. Au mieux, son exécution aurait pu exiger d’autres débats judiciaires. On concevrait difficilement qu’il s’agisse d’une réparation appropriée, tenant compte de l’intérêt public, au sens de l’art. 80 de la Charte québécoise.
25 Cependant, la Cour d’appel n’aurait pas dû s’arrêter à un redressement purement déclaratoire. Elle a jugé qu’aucune « ordonnance de faire cesser l’atteinte ne peut être prononcée parce qu’aucun acte fautif n’a été commis . . . » (par. 19). Avec égards, cette position oublie la diversité et la flexibilité des réparations possibles dans la mise en œuvre des droits fondamentaux. L’aménagement de ceux-ci ne se réduit pas à un choix entre l’application du régime général de responsabilité civile et des jugements déclaratoires qui constatent le droit, mais ne permettent pas de lui donner un effet concret. Cette approche indique peut-être que l’analyse de cette question des réparations en vertu de la Charte québécoise a été trop centrée sur le seul problème, si important soit-il, des rapports entre le droit commun de la responsabilité civile et les garanties des libertés fondamentales.
26 Malgré des désaccords ponctuels sur les modalités des réparations appropriées, même si le droit n’est sans doute qu’aux premières étapes de son développement dans ce domaine, la jurisprudence de notre Cour a insisté sur la nécessité de la flexibilité et de la créativité dans la conception des réparations à accorder pour les atteintes aux droits fondamentaux de la personne (Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, 2003 CSC 62, par. 24-25 et 94). Il ne faut pas non plus oublier que des régimes législatifs comme la Charte québécoise exigent à l’occasion des interventions qui ne relèvent nullement du droit de la responsabilité civile. Il faut parfois mettre fin à des comportements ou modifier des usages ou des méthodes incompatibles avec la Charte québécoise, même en l’absence de faute au sens du droit de la responsabilité civile. Le droit des libertés civiles peut recourir au droit de la responsabilité civile, dans les conditions qui s’y prêtent. Le droit de la responsabilité délictuelle ne fixe pas pour autant les limites des applications du droit des libertés civiles. Ainsi, dans le cadre de l’exercice des recours appropriés devant les organismes ou les tribunaux compétents, la mise en œuvre de ce droit peut conduire à l’imposition d’obligations de faire ou de ne pas faire, destinées à corriger ou à empêcher la perpétuation de situations incompatibles avec la Charte québécoise.
27 Dans ce cas-ci, à la déclaration du droit devrait s’ajouter une forme de réparation étroitement liée à cette dernière, qui corrigerait pour l’avenir la discrimination dont l’appelant a été victime et qui découlait de l’application des normes d’embauche adoptées par la Communauté. Une déclaration d’inopposabilité signifie à tout le moins que, pour l’avenir, la candidature de M. Larocque doit être examinée sans tenir compte de sa perte de capacité auditive conformément, par ailleurs, au règlement d’embauche des policiers maintenant en vigueur à la Ville de Montréal. Ce type de jonction de conclusions, dont l’une constitue une conséquence logique de l’autre, aurait pu être adopté par le Tribunal. Aucune disposition de la Charte québécoise ne l’interdit. Compte tenu des difficultés propres au recours en dommages-intérêts et des problèmes que poserait la rétroactivité de la décision, cette conclusion constitue la réparation appropriée dans les circonstances de cette affaire, au sens de l’art. 80 de la Charte québécoise.
28 Une fois l’application de la norme auditive prévue par le règlement municipal écartée quant à M. Larocque par la déclaration d’inopposabilité, j’ajoute que l’on ne saurait ici opposer à M. Larocque la teneur du règlement provincial en prétendant qu’il s’appliquerait alors en l’absence de règlement municipal, puisqu’il n’a pas été annulé. Tel qu’on l’a vu, ce règlement provincial comportait une exemption à l’application de la norme auditive, dont le plaignant bénéficiait lors du dépôt de sa candidature. Comme il ne l’a pas retirée, il conserverait alors le bénéfice de cette exemption, ce que ne conteste d’ailleurs pas le procureur général du Québec.
VI. Conclusion
29 Pour ces motifs, j’accueillerais en partie le pourvoi, pour ajouter au dispositif de l’arrêt de la Cour d’appel une conclusion ordonnant à la Ville de Montréal de réexaminer la candidature de M. Larocque, conformément aux règles d’embauche de ses policiers municipaux maintenant en vigueur, mais sans tenir compte de sa perte de capacité auditive. Vu le résultat de cet appel, j’accorderais à l’appelante ses dépens devant notre Cour.
Pourvoi accueilli en partie, avec dépens.
Procureur de l’appelante : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Jalbert, Séguin, Caron, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Sainte-Foy.
Procureur de l’intervenant le Tribunal des droits de la personne : François Aquin, Montréal.