Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., [2004] 3 R.C.S. 381, 2004 CSC 66
Newfoundland and Labrador Association of Public and
Private Employees Appelante
c.
Sa Majesté la Reine du chef de Terre-Neuve, représentée par
le Conseil du Trésor et le ministre de la Justice Intimée
et
Procureur général du Québec, procureur général du Nouveau-
Brunswick, procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de l’Alberta, Association canadienne
pour l’intégration communautaire, Société canadienne
de l’ouïe, Conseil des Canadiens avec déficiences, Syndicat
des employés d’hôpitaux, Syndicat des fonctionnaires
provinciaux et de service de la Colombie-Britannique,
Association des sciences de la santé, Fonds d’action et
d’éducation juridiques pour les femmes, et Congrès du
travail du Canada Intervenants
Répertorié : Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E.
Référence neutre : 2004 CSC 66.
No du greffe : 29597.
2004 : 12 mai; 2004 : 28 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel de terre-neuve-et-labrador
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador (2002), 221 D.L.R. (4th) 513, 220 Nfld. & P.E.I.R. 1, 657 A.P.R. 1, 103 C.R.R. (2d) 1, 2003 CLLC ¶230-019, [2002] N.J. No. 324 (QL), 2002 NLCA 72, confirmant une décision de la Cour suprême de Terre-Neuve, Section de première instance (1998), 162 Nfld. & P.E.I.R. 1, 500 A.P.R. 1, 51 C.R.R. (2d) 323, [1998] N.J. No. 96 (QL). Pourvoi rejeté.
Sheila H. Greene et Paula M. Schumph, pour l’appelante.
Donald H. Burrage, c.r., et Justin S. C. Mellor, pour l’intimée.
Isabelle Harnois, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Argumentation écrite seulement par Gaétan Migneault, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.
George H. Copley, c.r., et Neena Sharma, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
Roderick Wiltshire, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
William Holder et Lesli Bisgould, pour les intervenants l’Association canadienne pour l’intégration communautaire, la Société canadienne de l’ouïe et le Conseil des Canadiens avec déficiences.
Joseph J. Arvay, c.r., et Catherine J. Parker, pour les intervenants le Syndicat des employés d’hôpitaux, le Syndicat des fonctionnaires provinciaux et de service de la Colombie-Britannique et l’Association des sciences de la santé.
Karen Schucher et Fiona Sampson, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.
Mary Cornish et Fay C. Faraday, pour l’intervenant le Congrès du travail du Canada.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — La Cour est appelée à examiner, en l’espèce, quel genre de crise financière gouvernementale suffit (s’il y a lieu) pour justifier la restriction d’un droit ou d’une liberté garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. Le syndicat appelant affirme que des considérations financières ne sauraient en aucun cas justifier une telle restriction. Par conséquent, les mesures prévues pour atteindre l’équité salariale n’auraient pas dû être sacrifiées comme elles l’ont été lorsque la province a connu une crise financière au printemps de 1991. Le gouvernement intimé répond que la Cour ne doit pas remettre en question les crédits budgétaires votés par l’Assemblée législative lors de cette grave crise financière inattendue. Le juge Marshall de la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador s’est non seulement laissé convaincre par le point de vue gouvernemental relatif aux faits, mais il a ajouté que la jurisprudence concernant l’article premier de la Charte devrait être récrite de manière à prescrire explicitement le respect du principe de la séparation des pouvoirs à chacune des étapes du processus. Il a conclu que si la jurisprudence était ainsi récrite, la déférence judiciaire encore plus grande qu’il préconise à l’égard des choix des pouvoirs législatif et exécutif permettrait de justifier la loi en cause dans la présente affaire.
2 À mon avis, la séparation des pouvoirs est généralement une préoccupation dans la jurisprudence relative à l’article premier et a notamment joué un rôle décisif dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, comme nous le verrons plus loin. En toute déférence, je ne partage pas l’avis du juge Marshall que la jurisprudence actuelle de notre Cour portant sur l’article premier ne reflète pas le libellé de cet article. Par conséquent, bien que je souscrive, en définitive, à la conclusion du juge Marshall, je parviens à ce résultat d’une manière plus orthodoxe.
3 Le 24 juin 1988, le gouvernement provincial a signé une entente accordant l’équité salariale aux employées du secteur des soins de santé, y compris celles que l’appelant représente dans le cadre des négociations collectives. Moins de trois ans plus tard, alors que les employées en question n’avaient pas encore touché l’augmentation qui leur avait été promise, le même gouvernement a déposé un projet de loi visant à reporter cette augmentation de trois ans, c’est-à-dire jusqu’en 1991. Le gouvernement a justifié cette mesure par le fait que son déficit budgétaire avait, contre toute attente, augmenté au point de compromettre la cote de crédit de la province sur les marchés financiers internationaux. L’Assemblée législative a adopté, avec effet rétroactif au 31 mars 1991, la Public Sector Restraint Act, S.N. 1991, ch. 3 (la « Loi »), qui correspond maintenant à S.N.L. 1992, ch. P-41.1. Le syndicat appelant fait valoir que la Loi a assujetti les employées d’hôpitaux à des compressions budgétaires constituant un traitement discriminatoire au sens du par. 15(1) de la Charte. Les tribunaux de Terre-Neuve ont convenu que la Loi avait des effets discriminatoires, mais qu’étant donné la crise financière à laquelle faisait alors face le gouvernement provincial, cette mesure était justifiable au sens de l’article premier de la Charte. Comme je l’ai déjà dit, je souscris à cette conclusion et je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
I. Les faits
4 Les conventions collectives qui, depuis un certain nombre d’années, liaient le gouvernement et les syndicats du secteur public interdisaient notamment la discrimination fondée sur le sexe (art. 4.01). Cette interdiction n’avait pas empêché les parties de négocier, au fil des ans, des conventions collectives qui, ont-elles fini par reconnaître, prévoyaient dans le cas des catégories d’emplois à prédominance féminine des salaires inférieurs à ceux versés, pour des fonctions équivalentes, aux membres des catégories d’emplois à prédominance masculine. Le 24 juin 1988, le gouvernement a reconnu l’existence d’une discrimination systémique. L’entente sur l’équité salariale qui a résulté entre le gouvernement et les principaux syndicats du secteur public, dont l’appelant, n’a pas en soi réalisé l’équité salariale, mais a établi un processus et une méthode destinés à en assurer la réalisation. L’idée était d’enclencher le processus d’équité salariale dans le secteur hospitalier et au sein de Newfoundland Hydro et, finalement, [traduction] « de réaliser l’équité salariale dans tous les secteurs » de la fonction publique provinciale (Newfoundland Preliminary Report (Hansard), vol. XLI, no 11, 19 mars 1991, p. 363).
5 L’entente sur l’équité salariale prévoyait que le premier réajustement serait calculé à partir du 1er avril 1988 et que, par la suite, les réajustements se traduiraient par des augmentations échelonnées sur quatre ans à un taux annuel n’excédant pas 1 pour 100 de la masse salariale de 1987 relative à chaque [traduction] « regroupement » d’emplois défini dans l’entente. Le reliquat des sommes nécessaires pour réaliser l’équité salariale serait versé au complet au cours de la cinquième année, soit le 1er avril 1992. L’entente créait un comité directeur sur l’équité salariale dans le secteur hospitalier, qui serait composé d’un nombre égal de représentants des syndicats et du gouvernement.
6 La tâche complexe consistant à établir l’équivalence des fonctions dans les diverses catégories d’emplois et à calculer les réajustements salariaux nécessaires pour réaliser l’équité s’est révélée plus longue que prévu. L’analyse financière a finalement été complétée le 20 mars 1991. Le gouvernement a alors estimé à 24 millions de dollars le coût immédiat de la mise en œuvre des premières phases de l’équité salariale dans le secteur des soins de santé.
7 Au moment où il a reçu ces estimations de coûts, le gouvernement provincial traversait ce que le président du Conseil du Trésor a qualifié de crise financière sans précédent dans l’histoire de la province. Les déficits budgétaires réels et prévus avaient augmenté au point de compromettre sérieusement la cote de crédit de la province sur les marchés financiers. Voici ce qu’il a affirmé devant l’Assemblée législative :
[traduction] Pour la première fois de notre histoire, il pourrait y avoir des limites à ce que nous pouvons emprunter [. . .]. Nous ne pouvions pas courir le risque de voir notre cote de crédit baisser davantage.
. . .
Nous étions aux prises avec un terrible problème qui devait être réglé dans l’intérêt de la population de la province.
(Hansard, op. cit., p. 359 et 361)
8 L’Assemblée législative a réagi, le 18 avril 1991, par l’adoption de la Public Sector Restraint Act qui était rétroactive au 31 mars 1991, soit environ trois semaines avant la fin de l’année financière de la province.
9 L’article 5 de la Loi était censé geler les salaires de tous les salariés du secteur public — depuis les ministres du Cabinet jusqu’aux employés d’hôpitaux — pour une période d’un an qui a ensuite été prorogée jusqu’au 31 mars 1993. (Une exception était prévue pour les augmentations d’échelon salarial et celles résultant de la reclassification d’un emploi.) L’équité salariale était partiellement exemptée du gel. Elle devait encore être réalisée, mais le premier réajustement prévu pour le 1er avril 1988 a été reporté au 31 mars 1991. Il était prévu qu’aucune somme ne serait versée pour la période de trois ans commençant le 1er avril 1988 et se terminant le 31 mars 1991. Selon le président du Conseil du Trésor, la Loi avait pour effet [traduction] « d’efface[r] l’obligation d’environ 24 millions de dollars que nous avions alors » (Hansard, op. cit., p. 362-363 (je souligne)).
10 En fin de compte, le gouvernement et le syndicat ont convenu (sans que cela nuise à la position du syndicat dans le présent litige) qu’au lieu de procéder, comme prévu, à des versements échelonnés sur une période de cinq ans, l’objectif d’équité salariale serait réalisé au moyen d’une série de réajustements n’excédant pas 2 pour 100 des salaires individuels annuels, jusqu’à ce que l’équité salariale des travailleurs et des travailleuses soit atteinte.
11 En avril 1991, des griefs portant sur plusieurs questions, dont l’omission d’effectuer les réajustements au titre de l’équité salariale, ont été déposés au nom de certains salariés touchés par cette mesure. Les parties ont, par la suite, convenu de s’en tenir aux griefs relatifs à l’équité salariale.
II. Disposition législative pertinente
12 Public Sector Restraint Act, S.N. 1991, ch. 3
[traduction]
9. (1) Par dérogation aux modalités d’une entente sur l’équité salariale contenue dans une convention collective ou ajoutée, à la suite d’un accord, à une convention collective en vigueur, aucune entente sur l’équité salariale ne doit comporter une disposition prévoyant l’application rétroactive de l’entente.
(2) Toute disposition d’une entente sur l’équité salariale qui prévoit l’application rétroactive de l’entente est nulle et sans effet.
(3) Par dérogation aux autres dispositions de la présente loi, une entente sur l’équité salariale peut être négociée ou mise à exécution, mais la date du premier réajustement au titre de l’équité salariale est celle convenue pour l’effectuer.
(4) Le présent article s’applique peu importe que l’entente sur l’équité salariale soit conclue ou que la date du paiement des réajustements au titre de l’équité salariale soit convenue avant ou après l’entrée en vigueur de la présente loi.
(5) Dans le présent article, « entente sur l’équité salariale » s’entend d’une entente dans laquelle un employeur du secteur public et un groupe de salariés du secteur public reconnaissent la pratique salariale qui est fondée principalement sur l’équivalence relative des fonctions exercées, indépendamment du sexe des salariés, et qui interdit notamment à l’employeur d’établir ou de maintenir la disparité salariale fondée sur le sexe de ses employés qui exercent des fonctions équivalentes ou comparables.
III. Les décisions antérieures
A. Conseil d’arbitrage (le président D. L. Alcock et les membres J. Sack, c.r., et R. S. Noseworthy, c.r.), les 4 et 14 avril 1997
13 Le conseil d’arbitrage a jugé qu’il avait compétence pour examiner les griefs étant donné que l’entente sur l’équité salariale du 24 juin 1988 était incorporée dans les conventions collectives pertinentes.
14 Le paragraphe 9(1) de la Public Sector Restraint Act avait pour effet de supprimer la période de rétroactivité de trois mois comprise entre la date de la signature de l’entente sur l’équité salariale (24 juin 1988) et le début de l’année financière 1988-1989, le 1er avril 1988. Qui plus est, le conseil d’arbitrage a souligné que le premier réajustement (c’est-à-dire l’augmentation) était reporté du 1er avril 1988 au 31 mars 1991, et que le droit des employés à des arriérés pour la période de 1988 à 1991 était éliminé (ou « effacé », comme l’a dit le président du Conseil du Trésor).
15 Le conseil d’arbitrage a décidé à l’unanimité que la Loi violait le par. 15(1) de la Charte étant donné que le [traduction] « gouvernement savait que l’art. 9 aurait des répercussions économiques néfastes sur les femmes qui, de l’aveu général, étaient victimes de discrimination fondée sur le sexe » (p. 86). Dans l’entente sur l’équité salariale, le gouvernement avait entrepris de corriger ce qui, de son propre aveu, constituait de la discrimination, et l’Assemblée législative ne pouvait pas, sans violer le par. 15(1), annuler au moyen d’une loi le plan de redressement convenu. Le conseil d’arbitrage a écrit (p. 87) :
[traduction] En réduisant les réajustements prescrits par l’entente sur l’équité salariale, l’art. 9 de la Public Sector Restraint Act avait des répercussions néfastes et disproportionnées sur les salariées du secteur public en les privant de l’équité salariale avec les salariés des catégories d’emplois à prédominance masculine dont la rémunération est proportionnelle à la valeur de leur travail.
16 En ce qui concerne la tentative du gouvernement de justifier l’atteinte aux droits à l’égalité, le conseil d’arbitrage a reconnu que [traduction] « la Public Sector Restraint Act avait pour but de réduire un déficit croissant dans des circonstances où la santé financière et le bien-être de la province étaient compromis » (p. 96). Il a dit :
[traduction] Les économies que l’on cherchait à réaliser proviendraient de la réduction des dépenses prévues en matière de négociation collective. Elles résulteraient, pour la plupart, de restrictions salariales. Le reste (estimé par M. Baker à environ 24 millions de dollars) devrait provenir d’un groupe de femmes victimes de discrimination systémique fondée sur le sexe qui attendaient cet argent à titre de réparation partielle de cette discrimination.
17 Le conseil d’arbitrage a conclu à la majorité que, malgré l’existence d’un lien rationnel entre les restrictions salariales et la solution du dilemme financier devant lequel se trouvait la province, la Public Sector Restraint Act ne pouvait pas être sauvegardée par application de l’article premier parce que le gouvernement n’avait pas démontré qu’il avait envisagé d’autres moyens moins draconiens ou moins injustes de régler ses problèmes financiers, comme les congés sans solde, le partage d’emploi, la retraite anticipée ou la réduction des cotisations aux régimes de retraite à l’égard de tous les salariés du secteur public. Les membres majoritaires du conseil d’arbitrage ont donc déclaré que l’art. 9 de la Public Sector Restraint Act était nul et sans effet et a ordonné au gouvernement de respecter les conditions initiales de l’entente sur l’équité salariale.
18 Le membre désigné par le gouvernement, Ronald S. Noseworthy, c.r., qui était en partie dissident, a reconnu que la Public Sector Restraint Act violait le par. 15(1) de la Charte du fait qu’elle avait des répercussions néfastes sur les membres de catégories d’emplois à prédominance féminine en les privant des réajustements au titre de l’équité salariale prévus pour les années 1988 à 1991. Il était toutefois d’avis que la Loi était une mesure législative [traduction] « d’urgence » qui était sauvegardée par application de l’article premier. Elle avait un lien rationnel avec l’objectif urgent et réel de rétablissement de l’ordre dans les finances de la province. Elle satisfaisait également au critère de proportionnalité. D’autres mesures auraient pu être prises, mais une « grande déférence » s’impose à l’égard de l’Assemblée législative « lorsqu’elle répartit des ressources limitées entre des groupes d’intérêts opposés » (p. 132). Il a estimé que la Public Sector Restraint Act était une mesure législative valide et que les griefs devaient, par conséquent, être rejetés.
B. Cour suprême de Terre-Neuve, Section de première instance (1998), 162 Nfld. & P.E.I.R. 1
19 Lors du contrôle judiciaire, le juge Mercer a reconnu que l’art. 9 de la Loi violait le par. 15(1) de la Charte parce qu’il [traduction] « avait des répercussions économiques néfastes sur une catégorie de salariés qui, de l’aveu même du gouvernement, étaient victimes de discrimination systémique fondée sur le sexe » (par. 55). Les répercussions étaient particulièrement importantes pour les salariées qui étaient retraitées, qui avaient subi des blessures au travail ou qui avaient touché une indemnité de départ entre le 1er avril 1988 et le 31 mars 1991, parce qu’elles perdaient complètement les paiements auxquels elles avaient droit au titre de l’équité salariale. « L’article 9 constituait donc le fondement légal du maintien de la discrimination fondée sur le sexe après la date à laquelle le gouvernement était tenu de l’éliminer » (par. 55).
20 Quant à l’article premier de la Charte, le juge Mercer a estimé qu’en période de restrictions budgétaires majeures l’objectif de réduction des dépenses était suffisamment important pour justifier la restriction du droit garanti par le par. 15(1) de la Charte. L’article 9 de la Loi supprimait les réajustements au titre de l’équité salariale pour les années financières 1988 à 1990. L’existence du lien rationnel nécessaire avec l’objectif visé était donc établie.
21 En ce qui concerne la proportionnalité de la réponse législative, le juge Mercer a conclu que les tribunaux devaient faire montre de déférence à l’égard du législateur lorsqu’il réagit à des problèmes sociaux, y compris lorsqu’il doit concilier les droits opposés de différents secteurs de la société. L’économie de 24 millions de dollars que permettait de réaliser le report des réajustements au titre de l’équité salariale était un élément de solution d’un plus grand problème financier de 200 millions de dollars. Pour régler ce problème, le gouvernement avait envisagé diverses solutions, dont le recours à des emprunts, à des augmentations d’impôt, au gel budgétaire et à la réduction de ses dépenses. Le syndicat avait reconnu d’emblée que l’équité salariale pouvait être réalisée au moyen de réajustements échelonnés. La Loi avait pour effet de reporter, et non d’annuler, la mise en œuvre de l’entente sur l’équité salariale. Selon le juge Mercer, la Loi n’avait, sur le groupe touché des employées d’hôpitaux, aucune répercussion grave disproportionnée aux avantages généraux des restrictions budgétaires pour l’ensemble de la province.
22 Le juge Mercer a donc annulé la décision majoritaire du conseil d’arbitrage et rejeté les griefs.
C. Cour d’appel de Terre-Neuve (2002), 221 D.L.R. (4th) 513, 2002 NLCA 72
23 Le juge Marshall a reconnu que l’art. 9 était discriminatoire et a souscrit à la conclusion du juge des requêtes que le conseil d’arbitrage avait eu raison de décider à l’unanimité que l’art. 9 de la Public Sector Restraint Act portait atteinte aux droits à l’égalité garantis par le par. 15(1) de la Charte. Il estimait toutefois que, même si le gouvernement n’avait, au départ, aucune obligation constitutionnelle de s’attaquer au problème de la discrimination salariale, une fois qu’il l’avait fait, il ne pouvait pas renier son engagement sans violer le par. 15(1).
24 Pour ce qui est de la justification, le juge Marshall a conclu que l’article premier de la Charte doit être [traduction] « harmonisé avec le principe de la séparation des pouvoirs en empêchant les tribunaux de jouer le rôle d’arbitre qui tranche de manière irrévocable la question de la justesse des stratégies relevant des organes politiques du gouvernement » (par. 351).
25 Étant donné que, selon lui, les exigences de proportionnalité formulées dans l’arrêt Oakes risquaient de faire des tribunaux, plutôt que des autres branches du gouvernement, l’arbitre qui décide de manière irrévocable quels choix de politique générale sont dans le meilleur intérêt de la population de la province, le juge Marshall a proposé, au par. 365, que la reconnaissance explicite du principe de la séparation des pouvoirs soit ajoutée au critère relatif à l’article premier :
[traduction] Il est donc nécessaire de réexaminer les trois éléments du critère de proportionnalité [énoncés dans l’arrêt Oakes] et, à défaut de les reformuler complètement, au moins de les peaufiner afin d’en assurer l’harmonisation avec la séparation des pouvoirs.
26 À son avis, l’ampleur même des difficultés financières que laissait entrevoir la croissance anticipée des déficits budgétaires au début de 1991 démontrait que la réduction et le contrôle des déficits budgétaires étaient un objectif urgent et réel. Il existait un lien rationnel entre les restrictions budgétaires et cet objectif. Un examen attentif des [traduction] « explications budgétaires approfondies » données dans le Hansard permettait amplement au juge des requêtes de conclure que le gouvernement avait envisagé diverses solutions dont le recours à des emprunts, à des augmentations d’impôt, au gel budgétaire et à la réduction de ses dépenses.
27 Le fait que la mesure législative contestée ait retardé la réalisation de l’équité salariale au lieu de la supprimer montrait qu’un [traduction] « effort raisonnable » avait été déployé pour réduire au minimum l’atteinte. L’objectif urgent et réel du contrôle et de la réduction des déficits budgétaires anticipés l’emportait sur les effets préjudiciables de la restriction des droits à l’égalité garantis par la Constitution.
28 L’« harmonisation » avec le principe de la séparation des pouvoirs obligeait les tribunaux à faire montre de déférence envers les choix de politique générale que les représentants élus avaient faits pour répondre aux besoins de la collectivité ou de la société.
IV. Questions constitutionnelles
29 Le 29 octobre 2003, la Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes :
1. L’article 9 de la Public Sector Restraint Act, S.N. 1991, ch. 3, porte-t-il atteinte au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Dans l’affirmative, cette atteinte constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
L’appelant ajoute une autre question :
3. La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en ajoutant un autre volet à l’analyse fondée sur l’article premier, savoir l’exigence que le tribunal détermine expressément à chaque étape s’il y a eu manquement au principe de la séparation des pouvoirs?
V. Analyse
30 L’équité salariale est l’une des questions les plus épineuses et controversées de notre époque dans le monde du travail. Il ne fait aucun doute que, pendant les années 1980, les employées d’hôpitaux de Terre-Neuve-et-Labrador (et d’ailleurs) touchaient des salaires inférieurs à ceux des hommes exerçant des fonctions équivalentes. Dès 1988, l’équité salariale était devenue un enjeu important des négociations collectives entre le gouvernement provincial et les syndicats du secteur public.
31 La signature de l’entente sur l’équité salariale, le 24 juin 1988, a été une réalisation importante. Il est indubitable que les syndicats du secteur public l’ont obtenue en faisant des concessions sur d’autres points. Les progrès réalisés sur une question aussi importante ne doivent pas être écartés à la légère. Pourtant, la Public Sector Restraint Act avait non seulement pour effet de reporter de 1988 à 1991 le début des réajustements au titre de l’équité salariale consentis par le gouvernement provincial, mais encore elle supprimait l’obligation de verser des sommes par ailleurs payables aux employées sous-payées des hôpitaux pour les trois années financières prenant fin le 31 mars 1991. Pour les employés qui avaient pris leur retraite avant 1991, la Loi signifiait qu’ils ne profiteraient pas de l’entente conclue par leur syndicat. Le gouvernement provincial soutient néanmoins que la Public Sector Restraint Act est tout à fait valide pour les motifs suivants : (1) étant donné que (selon le gouvernement) la Charte ne fait pas de l’équité salariale une obligation constitutionnelle, il ne saurait y avoir d’obstacle constitutionnel à l’annulation de l’entente intervenue à cet égard, encore moins au « report » de sa date de prise d’effet; (2) de toute façon, la Public Sector Restraint Act n’établit aucune distinction susceptible d’être qualifiée de discriminatoire au sens du par. 15(1) de la Charte; (3) si on conclut à l’existence de discrimination, cette dernière est justifiée au sens de l’article premier de la Charte.
32 Je ne crois pas que les deux premiers arguments soient très solides. Le litige en l’espèce porte sur la justification au regard de l’article premier. Je compte néanmoins examiner ces arguments dans l’ordre dans lequel ils ont été exposés.
A. L’absence d’obligation constitutionnelle
33 L’intimée affirme que le par. 15(1) de la Charte ne garantit pas aux travailleuses le droit de toucher un salaire égal pour un travail égal. Le gouvernement pouvait retirer en 1991 ce qu’il avait accordé en 1988. Il est vrai que, normalement, l’adoption par le législateur d’une mesure corrective ne la « constitutionnalise » pas au point d’en empêcher l’annulation : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 563. En l’espèce, toutefois, le gouvernement provincial a, le 24 juin 1988, signé une entente sur l’équité salariale qui a changé le paysage juridique en créant des droits contractuels exécutoires destinés à mettre fin à la discrimination salariale au moyen d’un processus contractuel liant toutes les parties. L’entente sur l’équité salariale a été incorporée dans les conventions collectives du secteur public.
34 Ce processus a fait de l’équité salariale, argument de politique générale, une obligation juridique réelle profitant aux employées d’hôpitaux. La Public Sector Restraint Act avait pour but de réduire le salaire auquel les femmes avaient droit en vertu de leur contrat de travail. L’effet recherché était de leur verser un salaire inférieur à celui des hommes exerçant des fonctions équivalentes. L’adoption de la Loi, le 18 avril 1991, a fait en sorte que les employées d’hôpitaux se sont retrouvées dans une situation pire que celle dans laquelle elles étaient le 17 avril 1991. Il s’agit de déterminer si le désavantage ainsi infligé le 18 avril 1991 constituait de la discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte.
35 Le gouvernement intimé invoque l’arrêt Ferrel c. Ontario (Attorney General) (1998), 42 O.R. (3d) 97 (C.A.), qui a confirmé le pouvoir de l’Ontario d’abroger une disposition de promotion sociale contenue dans la Loi de 1993 sur l’équité en matière d’emploi adoptée par le gouvernement précédent. La disposition abrogée permettait d’obliger, par règlement, les employeurs du secteur privé à adopter des programmes d’équité en matière d’emploi. Ces programmes pouvaient prescrire « des objectifs quantitatifs [. . .] déterminés selon des pourcentages approuvés par la Commission [de l’équité en matière d’emploi] et qui, de l’avis de la Commission, reflètent fidèlement la représentation des groupes désignés dans la population d’une zone géographique ou dans tout autre groupe » (par. 55(2)). Après avoir souligné que la discrimination au travail était déjà interdite par le Code des droits de la personne de l’Ontario et que la loi en cause constituait un [traduction] « mécanisme » complémentaire de promotion des pratiques d’embauche « protégées par le par. 15(2) de la Charte » (p. 110), le juge en chef adjoint Morden a conclu que la préférence de la législature nouvellement élue pour le « mécanisme » du Code des droits de la personne de l’Ontario plutôt que pour la disposition abrogée [traduction] « reposant sur des chiffres » ne violait pas le par. 15(1). Il a fait remarquer que, s’il en était autrement, la Charte elle-même aurait [traduction] « un effet inhibiteur sur les législatures qui adoptent des mesures législatives provisoires et expérimentales dans des domaines où règnent des rapports sociaux et économiques complexes » (p. 110).
36 Le débat ne porte pas en l’espèce sur les « mécanismes » de l’appareil gouvernemental. Le 18 avril 1991, lorsque la Public Sector Restraint Act a été adoptée, les employées d’hôpitaux ne cherchaient pas un mécanisme de revendication. Elles avaient droit, en vertu de leurs conventions collectives, aux quatre années de réajustements au titre de l’équité salariale (1988, 1989, 1990 et 1991) déjà convenues par le gouvernement et le syndicat. La dette était payable le 1er avril 1991. C’est ce droit, revenant à une minorité historiquement défavorisée de la population active, qui était ciblé par la Loi.
37 Je ne veux pas que l’on pense que je conviens avec l’avocat de l’intimée qu’il n’y a aucune violation directe du par. 15(1) dans le cas où, en matière de rémunération versée pour des fonctions équivalentes, un gouvernement employeur fait preuve de discrimination fondée sur le sexe du salarié. Nous n’examinons pas cette question en l’espèce. Pour les besoins de la présente affaire, il suffit d’affirmer que la question de savoir s’il était discriminatoire de cibler les droits acquis des employées d’hôpitaux en l’espèce peut clairement faire l’objet d’un examen fondé sur le par. 15(1).
B. L’article 9 de la Public Sector Restraint Act viole-t-il le par. 15(1) de la Charte?
38 L’avocate de l’appelant a résumé succinctement l’argument fondé sur le par. 15(1) qu’elle invoque à l’encontre de la Public Sector Restraint Act :
[traduction] Elle annule la reconnaissance par l’État de la sous-évaluation du travail des femmes, elle établit que l’iniquité salariale à l’égard des femmes est acceptable et elle rejette l’obligation de l’État [en tant qu’employeur] de remédier à la discrimination systémique dont les femmes sont victimes.
Bien qu’elle sacrifie les nuances au nom de la concision, cette description permet sûrement de saisir l’essence du débat.
39 Le gouvernement provincial peut difficilement nier qu’il y a violation du par. 15(1), compte tenu de la clause liminaire de l’entente sur l’équité salariale qu’il a signée le 24 juin 1988 :
[traduction]
OBJET
1.1 Réaliser l’équité salariale en remédiant à la discrimination salariale systémique fondée sur le sexe dont sont victimes les membres des catégories d’emplois à prédominance féminine qui font partie des unités de négociation représentées par l’AAHP, la FIOE, le SCFP, la NAPE et le NLNU, et dont les membres sont des salariés visés par la Public Service (Collective Bargaining) Act, 1973. [Je souligne.]
40 La valeur du travail effectué par une personne est plus qu’une simple question d’argent. Les employées d’hôpitaux se faisaient dire qu’elles ne méritaient pas un salaire égal malgré leur contribution égale. Comme l’a fait remarquer le juge en chef Dickson, dissident, dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 368 :
Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel. C’est pourquoi, les conditions dans lesquelles une personne travaille sont très importantes pour ce qui est de façonner l’ensemble des aspects psychologiques, émotionnels et physiques de sa dignité et du respect qu’elle a d’elle-même. [Je souligne.]
41 Le présent pourvoi s’inscrit donc facilement dans le cadre établi par l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, où la Cour a indiqué que l’affirmation de la dignité humaine et de l’estime de soi constitue l’objet central du par. 15(1) de la Charte.
42 La Public Sector Restraint Act de 1991 avait pour effet de confirmer une politique de discrimination fondée sur le sexe que le gouvernement provincial avait lui-même dénoncée trois ans auparavant. La Loi établissait une distinction formelle claire entre les personnes ayant droit à l’équité salariale et les autres. Le groupe de comparaison à utiliser est celui des hommes qui exercent des fonctions équivalentes dans des catégories d’emplois à prédominance masculine. Ce groupe n’était pas ciblé de façon similaire. Les membres de ce groupe étaient rémunérés conformément à leur contrat de travail. Les répercussions préjudiciables de la mesure législative étaient donc ressenties de façon disproportionnée par les femmes qui étaient déjà défavorisées par rapport aux catégories d’emplois à prédominance masculine du fait qu’elles touchaient un salaire inférieur. Il est vrai que la Loi visait un avantage conféré aux [traduction] « catégories d’emplois à prédominance féminine » qui, peut-on le présumer, incluaient des hommes, mais une telle inclusion ne change rien au résultat. La catégorie des « catégories d’emplois à prédominance féminine » était établie dans l’entente initiale sur l’équité salariale où le gouvernement reconnaissait formellement que, pour les travailleurs ainsi définis, la disparité salariale constituait de la [traduction] « discrimination systémique fondée sur le sexe ».
43 La différence de traitement résultait non pas simplement du type d’emploi, mais plutôt du fait que l’emploi en question était généralement occupé par des femmes. Le sexe est un motif de discrimination illicite.
44 En ce qui concerne l’argument du gouvernement selon lequel le fait de cibler un droit acquis à l’équité salariale ne constituait pas de la discrimination au sens du par. 15(1), les facteurs contextuels énumérés dans l’arrêt Law, précité, constituent une liste de contrôle utile (quoique non exhaustive).
(1) Le désavantage préexistant
45 Les « emplois occupés par des femmes » sont chroniquement sous-payés. Comme l’écrivait la juge Abella dans une revue juridique en 1987 :
L’écart salarial entre les hommes et les femmes est l’un des rares points qui n’est pas remis en cause dans le débat sur l’égalité. Certes, il nous faut encore répondre à certaines questions, les deux principales étant l’étendue de l’écart et comment le réduire. Mais personne ne doute du fait que les femmes sont moins rémunérées que les hommes, parfois pour le même travail et parfois pour un travail comparable.
(R. S. Abella, « Employment Equity » (1987), 16 Man. L.J. 185, p. 185; reprenant un extrait de la p. 258 du Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi (1984).)
46 Les femmes, qui étaient déjà sous-payées, pouvaient raisonnablement considérer que le report de l’équité salariale et l’annulation des arriérés pour les années 1988 à 1991 confirmaient que leur travail était moins bien considéré que celui des titulaires d’emplois à prédominance masculine. La Public Sector Restraint Act renforçait leur statut inférieur en supprimant les mesures correctives avantageuses que leurs syndicats avaient négociées en leur nom. Cela perpétuait et renforçait l’idée que les femmes peuvent être moins bien rémunérées simplement parce qu’elles sont des femmes : Law, précité, par. 64.
(2) La correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le ou les motifs sur lesquels l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur
47 Le gouvernement a admis, dans l’entente sur l’équité salariale de 1988, que le salaire versé aux femmes ne rendait pas justice à leur contribution. Le report de l’équité salariale en 1991 ne correspondait donc pas aux besoins, aux capacités ou à la situation propres aux demanderesses. En fait, c’était plutôt le contraire. Il ne s’agit pas d’un cas où l’on peut affirmer que la province traitait des salariés différemment en raison d’une caractéristique personnelle différenciant des individus.
(3) L’objet ou l’effet d’amélioration
48 La Loi n’avait aucun objet d’amélioration en ce qui concernait la population active. Bien au contraire, elle réduisait à néant les effets d’amélioration des conventions collectives qui prescrivaient des réajustements au titre de l’équité salariale à compter de 1988. Elle « effaçait » une dette de 24 millions de dollars qui devenait payable aux employées d’hôpitaux le 1er avril 1991, avant l’adoption de la Loi.
(4) La nature et la portée du droit touché par la loi contestée
49 Le travail est un aspect important de la vie. Pour bien des gens, leur gagne-pain et le respect (ou l’absence de respect) de la collectivité pour leur travail représentent une grande partie de leur identité. Le salaire peu élevé est souvent le signe d’un emploi moins reconnu, ce qui n’est pas sans conséquence tant sur le plan de la dignité que sur celui de la situation financière. C’est pourquoi le droit touché par la Loi revêtait une grande importance.
50 La Loi gelait les échelles salariales tant des emplois à prédominance masculine que des emplois à prédominance féminine, mais les hommes touchaient déjà le salaire qu’ils méritaient pour leur travail alors que ce n’était pas le cas des femmes.
51 J’estime donc que le juge de première instance et la Cour d’appel ont tous deux eu raison de confirmer la conclusion unanime du conseil d’arbitrage à l’existence d’une violation du par. 15(1).
C. L’article 9 de la Public Sector Restraint Act est-il sauvegardé par application de l’article premier?
52 Il faut dire, au départ, qu’une mesure législative destinée à perpétuer l’iniquité salariale est quelque chose de très grave. L’avocat de l’intimée a reconnu cela à l’audience, mais il a soutenu qu’il s’agit de l’un de ces [traduction] « cas extrêmement rares » où il n’est pas question de « commodité administrative, de simples coûts ou de préférence exprimée par la majorité ». Il y va, selon lui, de « la capacité de la province de mettre en œuvre certains de ses programmes sociaux les plus fondamentaux, comme l’éducation, la santé et l’aide sociale ».
53 L’arrêt Oakes même précise que « [t]outefois, les droits et libertés garantis par la Charte ne sont pas absolus » (p. 136). L’article premier permet qu’une règle de droit restreigne un droit garanti par la Charte pourvu qu’il s’agisse d’une mesure « raisonnable » « dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Pour déterminer si une restriction est raisonnable, il convient d’examiner cinq questions connexes en s’attachant étroitement au contexte factuel :
1. La règle de droit vise-t-elle un objectif législatif suffisamment important? « Il faut à tout le moins qu’un objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles. » (Oakes, p. 139)
2. Le contenu de la règle de droit a-t-il « un lien rationnel avec l’objectif en question »? (Oakes, p. 139)
3. La règle de droit ne porte-t-elle atteinte au droit que dans la mesure raisonnablement nécessaire pour réaliser l’objectif législatif, c’est-à-dire porte-t-elle atteinte « le moins possible au droit ou à la liberté en question »? (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 352)
4. Y a-t-il proportionnalité entre les effets de la mesure législative et l’objectif reconnu comme « suffisamment important »? (Oakes, p. 139)
5. Bien que l’importance de l’objectif l’emporte sur les effets préjudiciables de la mesure sur les droits garantis, ces effets préjudiciables l’emportent-ils sur ses « effets bénéfiques réels »? (Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 888 (soulignement omis))
54 Selon le juge Marshall, il fallait se poser une autre question [traduction] « à la fin de chaque étape de l’évaluation de la conformité avec le critère de l’arrêt Oakes », à savoir
[traduction] si en tirant ces conclusions, le juge a exercé ses pouvoirs d’une manière conforme au principe de la séparation des pouvoirs. [par. 372]
(1) Le dossier fondé sur l’article premier
55 Comme pour toute question qu’il faut aborder en s’attachant étroitement au contexte, la preuve produite à l’appui de la justification au regard de l’article premier est très importante en ce qui concerne l’issue de l’affaire. Les seuls éléments de preuve dont disposait le conseil d’arbitrage étaient un extrait du Hansard et quelques documents budgétaires. Les témoins du gouvernement ne faisaient pas partie du groupe d’orientation pertinent à l’époque.
56 Normalement, une présentation aussi désinvolte d’un dossier fondé sur l’article premier aurait de quoi inquiéter sérieusement. En l’espèce, toutefois, la justification au regard de l’article premier concerne essentiellement les comptes publics de la province qui sont déposés à l’Assemblée législative ainsi que les commentaires — rapportés dans le Hansard — du ministre des Finances et du président du Conseil du Trésor sur ce qui ressortait de ces comptes selon eux et sur ce qu’ils comptaient faire à ce sujet. Ce sont tous là des documents que les tribunaux peuvent admettre d’office, comme l’a souligné la juge en chef McLachlin dans l’arrêt R. c. Find, [2001] 1 R.C.S. 863, 2001 CSC 32, par. 48 :
La connaissance d’office dispense de la nécessité de prouver des faits qui ne prêtent clairement pas à controverse ou qui sont à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables. Les faits admis d’office ne sont pas prouvés par voie de témoignage sous serment. Ils ne sont pas non plus vérifiés par contre-interrogatoire. Par conséquent, le seuil d’application de la connaissance d’office est strict. Un tribunal peut à juste titre prendre connaissance d’office de deux types de faits : (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable . . . [Je souligne.]
Je me reporterais également au commentaire du juge La Forest dans l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, p. 300 : « les objectifs généraux visés par le législateur [. . .] ressortent clairement à la lecture des débats ayant abouti à leur adoption ». Voir aussi le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1137-1138, et R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, p. 788-789.
57 La connaissance d’office a non seulement pour but de supprimer les éléments de preuve inutiles, mais également d’éviter qu’en s’appuyant sur la preuve un tribunal tire une conclusion factuelle qui contredit « des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable » et qui remettrait donc en question l’exactitude de son propre processus d’appréciation des faits. Par exemple, conclure, à partir de la preuve produite par les parties, que le déficit de Terre-Neuve en 1988 était de 5 millions de dollars alors que n’importe qui serait en mesure de constater, en vérifiant les comptes publics, qu’il s’élevait en réalité à 120 millions de dollars engendrerait une grave anomalie. Pour citer les propos bien connus du professeur Morgan :
[traduction] . . . [le tribunal] ne peut pas redéfinir les rapports juridiques entre les membres de la société, et ainsi réaliser la seule fin pour laquelle il a été créé, s’il permet aux parties de contester des faits notoires au point de ne pas pouvoir être raisonnablement contestés, et d’obtenir par ce moyen des résultats contraires à ceux-ci . . .
(E. M. Morgan, « Judicial Notice » (1944), 57 Harv. L. Rev. 269, p. 273)
58 Le conseil d’arbitrage a reproché au gouvernement de ne pas avoir fait témoigner des personnes qui auraient été directement en mesure d’expliquer quelles solutions ont été envisagées pour réaliser des réductions de coûts, qui, si elles avaient été adoptées, auraient pu permettre d’éviter le report de l’équité salariale. Je conviens avec le conseil d’arbitrage que le gouvernement aurait dû faire comparaître des témoins qui étaient mieux en mesure d’expliquer les comptes gouvernementaux et les observations ministérielles. Toutefois, dans le contexte de la présente affaire, je ne suis pas d’accord pour dire que cette omission était fatale pour la preuve du gouvernement fondée sur l’article premier. Il y a des limites importantes à la mesure dans laquelle les tribunaux peuvent avoir accès aux documents protégés du Cabinet pour obtenir des renseignements au sujet des délibérations du Conseil des ministres : Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, p. 89. Ce qui se passe au cours du processus budgétaire se situe au haut de l’échelle de la confidentialité des délibérations du Cabinet et, en l’espèce, il n’était pas nécessaire de déclencher un affrontement entre les tribunaux et le gouvernement. À mon avis, les documents qui ont été soumis à l’attention du conseil d’arbitrage et que nous pouvons admettre d’office sont suffisants pour trancher le présent pourvoi.
(2) Y avait-il un objectif législatif urgent et réel?
59 On ne peut raisonnablement nier que le gouvernement provincial traversait une grave crise financière au printemps de 1991. Cette crise était due en partie à une réduction de 130 millions de dollars des prévisions de paiements de transfert du gouvernement fédéral. Plus de 45 pour 100 des dépenses du gouvernement de Terre-Neuve sont financées au moyen des paiements de péréquation fédéraux ou encore de programmes de financement établis par le fédéral, [traduction] « des sommes qui nous sont transférées », comme l’a expliqué le président du Conseil du Trésor (Hansard, op. cit., p. 364).
60 Le ministre des Finances avait informé l’Assemblée législative qu’au lieu d’un modeste surplus de 10 millions de dollars pour l’année financière se terminant le 31 mars 1991, il y aurait un déficit de 120 millions de dollars. À moins d’effectuer d’importantes réductions de dépenses, le déficit anticipé pour 1991-1992 serait [traduction] « d’environ 200 millions de dollars » (Hansard, op. cit., p. 359). Un déficit de cette ampleur pourrait avoir des conséquences graves pour la province en l’obligeant non seulement à emprunter pour faire face au déficit comptable courant, mais aussi à refinancer la dette provinciale existante à son échéance :
[traduction] Une agence d’évaluation du crédit nous accorde encore la cote A moins. Les autres agences nous accordaient la cote B. Si notre cote devait baisser davantage et si nous devions obtenir la cote B, la situation deviendrait extrêmement difficile. Comme l’a expliqué le ministre des Finances, l’état des marchés financiers est tel que de nombreux investisseurs n’achètent que des obligations de niveau A — un bon nombre des plus importants investisseurs — de sorte que nous disposerions d’une part moins importante du marché et que nous devrions payer beaucoup plus cher pour la conserver.
. . .
Dans le passé, les gouvernements ont laissé la cote de crédit baisser. Lorsqu’ils ont connu des ennuis en 1985, il y a eu des problèmes, il y a eu un ralentissement, la cote de crédit a baissé. C’est facile — laissons la cote de crédit baisser. Nous ne pouvons plus nous permettre de le faire. Nous ne pouvions pas courir le risque de voir notre cote de crédit baisser davantage.
(Hansard, op. cit., p. 359)
61 La preuve du gouvernement fondée sur l’article premier est constituée notamment de son programme de réduction des dépenses. Outre le gel des échelles salariales des employés du secteur public dont les députés, les ministres du Cabinet, les cadres supérieurs, les gestionnaires et les employés non syndiqués, les mesures budgétaires prescrivaient le gel ou la réduction des budgets d’organismes financés par l’État, la fermeture de 360 lits d’hôpitaux pour soins de courte durée, le gel des prêts et bourses d’études per capita et des subventions de péréquation destinées aux conseils scolaires, une réduction importante des budgets d’exploitation du gouvernement, la suppression ou la réduction d’une série de programmes, une réduction de 10 pour 100 du nombre de postes de direction et de gestion, la mise à pied de 1 300 employés permanents, de 350 employés à temps partiel et de 350 employés saisonniers, la suppression de 500 postes vacants au sein des ministères et la fin de l’application du régime d’assurance-maladie à des soins comme les chirurgies buccales et maxillo-faciales courantes dans les hôpitaux et aux examens sommaires de la vue prévus par les programmes d’optométrie et de soins de santé.
62 Il me semble que la sévérité de ces mesures, qui incluent la réduction des dépenses au titre de l’équité salariale, corrobore l’affirmation du gouvernement qu’il avait des motifs raisonnables de croire qu’il traversait une crise financière.
63 Le syndicat appelant fait valoir que ces économies de coûts ne devraient pas être considérées comme suffisamment importantes pour justifier la restriction de droits garantis par la Charte. Il invoque à cet égard le commentaire du juge en chef Lamer dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 284 :
Trois grands principes se dégagent de cette analyse. Premièrement, une mesure dont le seul objectif est d’ordre financier et qui porte atteinte à des droits garantis par la Charte ne peut jamais être justifiée en vertu de l’article premier (Singh et Schachter). Deuxièmement, des considérations financières sont pertinentes pour déterminer la norme de révision à respecter dans l’application du critère de l’atteinte minimale (Irwin Toy, McKinney et Egan). Troisièmement, de telles considérations sont pertinentes dans le cadre de l’exercice par les tribunaux de leur pouvoir discrétionnaire d’accorder une réparation en application de l’art. 52 (Schachter). [Je souligne.]
64 Il me semble qu’il faut interpréter dans leur contexte ces affirmations et les autres affirmations du même genre. Il est vrai, comme l’a récemment confirmé la Cour dans l’arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54, que « [n]ormalement, les considérations budgétaires à elles seules ne peuvent pas être invoquées en tant qu’objectif urgent et réel distinct pour l’application de l’article premier de la Charte » (par. 109 (je souligne)). Au printemps de 1991, la situation financière du gouvernement provincial n’était pas « normale ». À un moment donné, une crise financière peut prendre une telle ampleur que les gouvernements élus doivent disposer d’une latitude suffisante pour prendre des mesures correctives, même si celles-ci portent atteinte à un droit garanti par la Charte, à condition, évidemment, que ces mesures soient proportionnelles tant à la crise financière qu’à leur incidence sur les droits garantis par la Charte qui sont touchés. En l’espèce, la crise financière était grave et les coûts nécessaires pour réaliser l’équité salariale selon l’échéancier initial représentaient une dépense importante (24 millions de dollars) même comparativement à l’ampleur de la crise financière.
65 Il convient à ce stade d’examiner plus attentivement ce qu’a dit notre Cour au sujet de ladite controverse des « dollars par opposition aux droits ».
66 Dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, portant sur les droits garantis par la Charte aux personnes qui revendiquent le statut de réfugié, la juge Wilson a dit ceci au sujet de l’article premier (p. 218-219) :
À cet égard, je doute énormément que ce genre de considération utilitaire soumise par Me Bowie puisse justifier la limitation des droits énoncés dans la Charte. Les garanties de la Charte seraient certainement illusoires s’il était possible de les ignorer pour des motifs de commodité administrative. Il est sans doute possible d’épargner beaucoup de temps et d’argent en adoptant une procédure administrative qui ne tient pas compte des principes de justice fondamentale, mais un tel argument, à mon avis, passe à côté de l’objet de l’art. 1. Les principes de justice naturelle et d’équité en matière de procédure que nos tribunaux ont adoptés depuis longtemps et l’enchâssement constitutionnel des principes de justice fondamentale à l’art. 7 comportent la reconnaissance implicite que la prépondérance des motifs de commodité administrative ne l’emporte pas sur la nécessité d’adhérer à ces principes. [Je souligne.]
67 Il faut toutefois interpréter cette affirmation générale conjointement avec les observations finales de la juge, à la p. 220, à savoir que « [m]ême si le coût qu’entraîne l’observation de la justice fondamentale est un facteur auquel les tribunaux attachent une grande importance, le Ministre ne m’a pas convaincue que ce coût serait prohibitif au point de constituer une justification au sens de l’art. 1. » L’arrêt Singh mettait certes en garde contre la restriction de droits destinée à réaliser des économies, mais la portée de cette mise en garde pourrait être débattue dans le cas où la preuve en justifierait l’examen.
68 L’arrêt R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384, portait sur une mesure législative refusant le droit à un procès devant un jury à l’accusé qui, sans excuse légitime, ne comparaissait pas à son procès. Le juge Lamer a dit, au nom des juges majoritaires, que l’objectif législatif était le « coût » de la non-comparution pour les candidats jurés et pour le système de justice criminelle, aussi bien du point de vue de la perte économique que sur le plan de la désaffection engendrée au sein de la collectivité. Ces objectifs allaient au-delà de considérations purement financières (par exemple, « éviter les retards, les contretemps, les dépenses et les abus dans l’administration de la justice et [. . .] assurer le respect du public pour le processus des procès criminels » (p. 1390 (soulignement omis))), mais au sujet du coût, le juge Lamer a fait observer ceci (p. 1391) :
Je ne crois pas que l’importance de l’objectif puisse se mesurer uniquement par référence aux sommes perdues par suite de la non-comparution d’accusés et au coût de la sélection d’un second jury. Le coût et, implicitement, l’importance de l’objectif, doivent être mesurés en fonction du « coût » global pour les individus choisis comme jurés et pour la société dans son ensemble, tant du point de vue de la perte économique et de la perturbation de vies que du point de vue de la confiance dans le système et du respect pour celui-ci. Je conclus que, quand on le considère sous cet angle, l’objet législatif est suffisamment important pour primer un droit constitutionnel, particulièrement lorsque la restriction se limite à ceux qui ont abusé du système sans excuse légitime. [Je souligne.]
69 Il était donc clair depuis longtemps que les considérations financières liées à d’autres considérations d’intérêt public pouvaient être qualifiées d’objectifs suffisamment importants au regard de l’article premier.
70 Dans l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, le juge en chef Lamer a affirmé, à la p. 709, en analysant les réparations prévues à l’art. 52 :
Notre Cour a statué à juste titre que les considérations financières ne pouvaient servir à justifier une violation dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. Toutefois, ces considérations sont évidemment pertinentes lorsque l’on a établi l’existence d’une violation qui ne peut être sauvegardée par l’article premier, que l’application de l’art. 52 se trouve déclenchée et que le tribunal examine la mesure à prendre.
71 Je ne considère pas que cette affirmation contredit les propos que le juge en chef Lamer avait tenus auparavant dans l’arrêt Lee au sujet de la légitimité des moyens utilisés par le gouvernement pour réaliser des objectifs à la fois financiers et non financiers, particulièrement lorsqu’on les interprète à la lumière de son affirmation ultérieure dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, précité, par. 284, selon laquelle « une mesure dont le seul objectif est d’ordre financier » (je souligne) n’est pas une justification suffisante au regard de l’article premier. Le critère du « seul objectif » cadre bien avec les propos susmentionnés de la Cour dans l’arrêt Martin, selon lesquels « [n]ormalement, les considérations budgétaires à elles seules ne peuvent pas être invoquées en tant qu’objectif urgent et réel distinct pour l’application de l’article premier » (par. 109 (je souligne)). Le juge Iacobucci a adopté cette opinion incidente plutôt nuancée dans l’arrêt Figueroa c. Canada (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 912, 2003 CSC 37, où il a dit, au par. 66 :
. . . je ne voudrais pas écarter la possibilité que, dans certains cas, l’effet possible sur les deniers publics soit suffisamment important pour justifier la restriction de certains droits des citoyens.
72 Il s’ensuit, me semble-t-il, que les tribunaux continueront de faire montre d’un grand scepticisme à l’égard des tentatives de justifier, par des restrictions budgétaires, des atteintes à des droits garantis par la Charte. Agir autrement aurait pour effet de déprécier la Charte étant donné qu’il y a toujours des restrictions budgétaires et que le gouvernement a toujours d’autres priorités urgentes. Cependant, les tribunaux ne peuvent pas fermer les yeux sur les crises financières périodiques qui, pour être surmontées, forcent le gouvernement à prendre des mesures pour gérer ses priorités. On ne saurait affirmer qu’en évaluant, comme il l’a fait en l’espèce, un retard dans l’échéancier établi pour réaliser l’équité salariale en fonction de la fermeture de centaines de lits d’hôpitaux, le gouvernement entreprend une démarche « dont le seul objectif est d’ordre financier ». L’évaluation qu’il fait porte autant sur des valeurs sociales que sur des questions d’argent. Dans le cas qui nous occupe, l’« effet possible » est une somme de 24 millions de dollars qui représente plus de 10 pour 100 du déficit budgétaire prévu pour 1991-1992. Le retard dans la réalisation de l’équité salariale est quelque chose d’extrêmement grave, mais c’est également le cas (par exemple) de la mise à pied de 1 300 employés permanents, de 350 employés à temps partiel et de 350 employés saisonniers, et lorsqu’il est question de priver le public de leurs services.
73 Ce n’est pas la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi sur les restrictions salariales du secteur public qui vise à remédier à une situation financière grave. Dans l’arrêt AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424, le syndicat avait contesté une loi fédérale qui prorogeait automatiquement les conventions collectives existantes. L’AFPC a soutenu que cette loi nuisait à la négociation collective et portait ainsi atteinte à la liberté d’association (al. 2d) de la Charte). Seuls le juge en chef Dickson et la juge Wilson ont conclu à l’existence d’une violation de la Charte et ont dû, par conséquent, aborder l’article premier. Le Juge en chef a reconnu que la nécessité, à l’époque, de lutter contre l’inflation justifiait la loi en question. La juge Wilson a admis que la lutte contre l’inflation était, au moment de l’adoption de la mesure législative, un objectif d’« une importance suffisante » (p. 455), mais elle considérait que la réponse du gouvernement était disproportionnée et donc injustifiée. C’est dans ce contexte que le juge en chef Dickson a fait les commentaires suivants, aux p. 439-440 :
En l’espèce, bien qu’il n’y ait pas d’indication explicite de l’objectif du législateur fédéral dans la Loi, il est évident que le but général et premier de l’adoption de la Loi sur les restrictions salariales du secteur public était de réduire l’inflation. C’est là à mon avis un objectif d’une importance suffisante pour les fins de l’article premier. L’inflation à l’époque de l’adoption de la Loi constituait un problème grave. La preuve a été faite que l’inflation des salaires et des prix avait atteint des niveaux records, que le taux d’inflation au Canada était supérieur à celui des États-Unis et que les politiques monétaires et financières de restriction de 1979 n’avaient pas d’effet important.
. . . La gravité de l’inflation, soulignée par la Cour dans le Renvoi : Loi anti-inflation, justifie la qualification de l’objectif du législateur fédéral en l’espèce comme se rapportant à une « préoccupation urgente et réelle ». Je suis donc d’avis que l’objectif de réduire l’inflation était, à l’époque de l’adoption de la Loi, un objectif d’une importance suffisante pour les fins de l’article premier de la Charte.
Voir aussi les motifs dissidents de la juge Wilson, à la p. 455.
74 J’estime que le syndicat va trop loin lorsqu’il soutient qu’en fait aucune importance ne doit être accordée aux questions budgétaires dans ces circonstances. En toute déférence, la nécessité de remédier à une crise financière comme celle décrite par le président du Conseil du Trésor était un objectif législatif urgent et réel.
75 La perte d’une cote de crédit et son incidence sur la capacité d’emprunt du gouvernement ainsi que les coûts supplémentaires liés aux emprunts nécessaires pour financer la dette de la province qui, dans le cas de Terre-Neuve, requiert le paiement de [traduction] « [c]entaines de millions de dollars d’intérêts par année » (Hansard, op. cit., p. 362) sont des questions très importantes. Le président du Conseil du Trésor a affirmé devant l’Assemblée législative que « la santé financière de la province était compromise » (Hansard, op. cit., p. 359). Le gouvernement de Terre-Neuve avait déjà été en tutelle pendant une certaine période des années 30, un triste souvenir que le président du Conseil du Trésor a évoqué dans son allocution. De la santé financière de la province dépend tout le reste. En 1991, le gouvernement ne discutait pas seulement de droits par opposition à des dollars, mais également de droits par opposition à des lits d’hôpitaux, de droits par opposition à des mises à pied, de droits par opposition à des emplois, de droits par opposition à l’éducation et de droits par opposition à l’aide sociale. Les réductions de dépenses requises et leur répartition visaient à promouvoir d’autres valeurs d’une société libre et démocratique : Oakes, précité, p. 136; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, par. 107. Et comme l’a souligné le juge Sopinka dans l’arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 104, « [l]a Cour ferait preuve d’un manque de réalisme si elle présumait qu’il existe des ressources inépuisables pour répondre aux besoins de chacun. »
76 Compte tenu des faits de la présente affaire, j’estime que la preuve établit l’existence d’un objectif urgent et réel. Je vais maintenant examiner si la poursuite de cet objectif était conforme à l’article premier de la Charte.
(3) Y avait-il un lien rationnel entre la mesure législative et l’objectif urgent et réel?
77 Comme les versements au titre de l’équité salariale représentaient une partie importante du budget, il existait un lien rationnel entre leur report et la possibilité d’éviter une crise financière grave à Terre-Neuve-et-Labrador.
(4) L’atteinte minimale
78 L’atteinte aux droits garantis par la Charte aux employées d’hôpitaux n’était-elle portée que dans la mesure raisonnablement nécessaire pour réaliser l’objectif législatif urgent et réel qu’est la viabilité financière?
79 Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, précité, un arrêt que l’appelant a amplement invoqué à l’encontre de la pertinence des restrictions budgétaires, le juge en chef Lamer a dit, au par. 283 :
Quoique des considérations purement financières soient insuffisantes pour justifier la transgression de droits garantis par la Charte, elles sont pertinentes pour déterminer la norme de retenue à respecter dans l’application du critère de l’atteinte minimale, dans le cadre de l’examen d’un texte de loi édicté pour des fins autres que financières. [Je souligne; soulignement dans l’original omis.]
80 Quelques remarques préliminaires s’imposent. Le juge Marshall a souligné que la preuve fondée sur l’article premier était essentiellement axée sur des budgets et que la préparation d’un budget est une activité purement politique. Toutefois, cela ne signifie pas que les choix budgétaires échappent à tout examen fondé sur la Charte. Dans l’arrêt Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 459, le juge Dickson a catégoriquement rejeté l’idée selon laquelle il existe des questions intrinsèquement « politiques » qui échappent à la compétence des tribunaux :
Je ne doute pas que les tribunaux soient fondés à connaître de différends d’une nature politique ou mettant en cause la politique étrangère.
81 Si l’État porte atteinte à un droit ou à une liberté individuels garantis par la Charte, il ne suffit pas de répondre que cette atteinte était motivée ou est justifiée par des raisons politiques. En effet, les formes de discrimination par l’État qui sont motivées par des raisons politiques sont parmi les plus odieuses, comme le démontre l’histoire récente de certaines régions du monde, de l’Afrique du Sud aux Balkans.
82 Ma deuxième remarque préliminaire est que, lorsqu’il a rédigé la Charte, le législateur canadien a tenu à préciser que certains droits et libertés auraient un statut constitutionnel particulier, et que, pour assurer leur protection, il les a inscrits dans un cadre juridique à toute épreuve. C’est ce qui explique pourquoi les droits et libertés ont un statut privilégié, et l’appelant a raison d’attirer l’attention sur ce fait. Toutefois, il est évident que les droits garantis par la Charte doivent céder le pas lorsque les conditions préalables de l’article premier sont remplies.
83 Troisièmement, le critère de l’arrêt Oakes reconnaît qu’il se peut que, pour certains types de décision, il n’y ait pas de solution manifestement correcte ou erronée, mais qu’il y ait plutôt une gamme de possibilités dont chacune comporte des avantages et des inconvénients. Les gouvernements choisissent, parmi une gamme de solutions raisonnables, celle qu’ils jugent appropriée, et la Cour a reconnu dans l’arrêt M. c. H., précité, par. 78, que « le rôle du législateur exige que les tribunaux fassent preuve de retenue à l’égard des décisions de principe que le législateur est le mieux placé pour prendre ». Ainsi, par exemple, dans l’arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 85, le juge La Forest a affirmé au nom de la Cour :
En outre, il est évident que, même si des considérations financières seules ne peuvent justifier une atteinte à la Charte [. . .], les gouvernements doivent disposer d’une grande latitude pour décider de la distribution appropriée des ressources dans la société [. . .] Cela est particulièrement vrai dans les cas où le Parlement, lorsqu’il accorde des avantages sociaux déterminés, doit privilégier certains groupes défavorisés . . .
84 Il est donc reconnu qu’en pareils cas les gouvernements disposent d’une grande « marge de manœuvre » pour faire leurs choix. Il semble évident que cette « marge de manœuvre » dépend notamment de l’ampleur du défi financier qu’est appelé à relever le gouvernement et de l’importance des dépenses requises pour éviter de violer la Charte en relevant ce défi financier. Ainsi, on se rappellera que, dans l’affaire Eldridge, précitée, le coût des services d’interprétation gestuelle dans les hôpitaux était peu élevé, en ce sens qu’il était « seulement [de] 150 000 $, soit environ 0,0025 pour 100 du budget des soins de santé de la province » (par. 87). La Cour a jugé que la violation des droits des personnes atteintes de surdité ne pouvait avoir aucune justification financière dans cette affaire.
85 En l’espèce, je crois que la réaction du gouvernement à la crise financière qu’il traversait était proportionnelle à son objectif et qu’elle était, par conséquent, sauvegardée par application de l’article premier. Je tire cette conclusion pour un certain nombre de raisons qui, prises individuellement, ne seraient pas nécessairement suffisantes, mais qui, considérées ensemble, dénotent une situation très exceptionnelle.
a) L’ampleur de la crise financière
86 La seule autre justification financière comparable que l’on constate dans la jurisprudence de notre Cour est le niveau d’inflation en cause dans l’arrêt AFPC, précité. Je ne reproduirai pas l’extrait des motifs du juge en chef Dickson que j’ai déjà cités au par. 73 des présents motifs. Il faut interpréter dans leur contexte les déclarations judiciaires faites, dans des circonstances moins dramatiques, au sujet du caractère insuffisant des préoccupations budgétaires.
b) Le coût de la mise en œuvre du plan de redressement
87 Les arriérés dûs, dès le 18 avril 1991, en vertu de l’entente sur l’équité salariale s’élevaient à 24 millions de dollars, ce qui représentait un pourcentage élevé du déficit qui s’annonçait pour 1991‑1992. Dans un sens, l’ampleur de cette dette illustre bien l’importance de la discrimination dont étaient victimes les employées d’hôpitaux. Elle permet néanmoins d’établir une distinction avec l’arrêt Eldridge, précité, où le coût à payer pour se conformer n’était rien de plus qu’une question de commodité administrative.
c) La Public Sector Restraint Act confirmait l’engagement du gouvernement en matière d’équité salariale
88 Il n’y a pas de doute que les employées d’hôpitaux diraient qu’effacer des arriérés de 24 millions de dollars est une forme de confirmation singulière, mais il reste que, malgré les réductions qu’elle prévoyait pour d’autres services et programmes, la Loi confirmait non seulement le principe de l’équité salariale, mais encore elle prescrivait une augmentation immédiate du salaire des employées d’hôpitaux (bien que ce fût trois ans plus tard que ce que prévoyait l’engagement initial de 1988) en vue de réaliser l’équité salariale. Dans un budget très serré, il était prévu qu’une somme de 3,5 millions de dollars serait versée immédiatement au titre de l’équité salariale.
d) Le syndicat appelant a été invité à participer à l’examen des solutions qui s’offraient au gouvernement
89 Les membres majoritaires du conseil d’arbitrage ont dénoncé la preuve du gouvernement fondée sur l’article premier pour le motif que ce dernier n’avait pas examiné suffisamment la possibilité de recourir à « d’autres moyens » de combattre le déficit. La seule « autre mesure » que le président du Conseil du Trésor a mentionnée devant l’Assemblée législative était la mise à pied de 900 autres personnes :
[traduction] Une somme de 24 millions de dollars aurait signifié la mise à pied de 900 autres personnes dans le secteur hospitalier — 900 emplois. Nous devions donc faire un choix et nous avons décidé de supprimer la rétroactivité prévue dans l’entente sur l’équité salariale.
(Hansard, op. cit., p. 361)
90 La preuve documentaire démontre toutefois que d’autres possibilités ont également été examinées et rejetées, dont un gel d’embauche, des mises à pied, des réductions dans d’autres programmes comme l’aide sociale, ainsi que des augmentations d’impôt. En fait, pour éviter des réductions additionnelles, le gouvernement a aussi emprunté environ 50 millions de dollars pour financer ses dépenses courantes.
91 La critique formulée par les membres majoritaires du conseil d’arbitrage, selon laquelle le gouvernement n’a pas examiné suffisamment la possibilité de prendre d’autres mesures, ne tient pas compte du fait plus révélateur que le gouvernement avait invité le syndicat appelant à participer, au nom des employées d’hôpitaux, à un processus visant justement à déterminer quelles autres mesures étaient possibles. Le président du Conseil du Trésor a affirmé ceci (sans que le syndicat produise une preuve contraire) :
[traduction] . . . nous avons alors indiqué très clairement que nous ne cherchions pas à obtenir une réponse favorable, que nous ne cherchions pas à obtenir un appui, que nous ne cherchions pas à obtenir leur accord; nous souhaitions seulement nous assurer que, s’il existait une autre solution possible qui nous avait échappé, elle pourrait nous être communiquée, c’est donc ce que nous avons fait et la première rencontre avec les quatre principaux syndicats a eu lieu le 20 février. Les syndicats ont alors demandé la tenue d’une rencontre générale — la première étant une rencontre individuelle — ils ont sollicité une rencontre générale afin de clarifier les choix dont nous disposions et cette rencontre a eu lieu le dimanche 24 février.
. . .
. . . Et bien qu’il y ait eu une certaine rétroaction et réponse de la part d’un ou deux syndicats, de façon générale, nous n’avons rien obtenu. [Je souligne.]
(Hansard, op. cit., p. 361)
92 Dans la plupart des affaires relatives à l’article premier, le gouvernement a entrepris unilatéralement de restreindre un droit ou une liberté garantis par la Charte, sans consulter préalablement les titulaires de ce droit ou de cette liberté. Quoiqu’il n’ait peut-être pas gagné la faveur du syndicat, rien ne prouve que le processus de consultation a été amorcé de mauvaise foi.
e) Le gouvernement servait de médiateur relativement à des demandes qui concernaient un certain nombre de parties intéressées importantes
93 Les employées d’hôpitaux étaient un groupe défavorisé, mais c’était aussi, en réalité, le cas des patients qui perdaient 360 lits d’hôpitaux, des élèves des conseils scolaires dont les subventions étaient gelées et des personnes qui dépendaient d’autres programmes gouvernementaux qui étaient réduits ou supprimés (bien qu’il soit vrai que, dans leur cas, aucun droit garanti par la Charte n’était en cause). Comme on l’a souligné devant l’Assemblée législative, [traduction] « il y avait déjà suffisamment de problèmes à régler ».
94 Il est également vrai qu’en l’espèce le gouvernement jouait deux rôles potentiellement inconciliables, premièrement, en tant que responsable de la santé financière de la province et, deuxièmement, en tant qu’employeur qui devait une somme de 24 millions de dollars à ses employées. Les bénéficiaires d’autres programmes publics n’avaient pas nécessairement un droit contractuel à cette somme, contrairement aux employées d’hôpitaux. Cependant, le gouvernement devait servir de médiateur relativement à de nombreuses demandes légitimes de deniers publics émanant de personnes défavorisées et c’est dans ce contexte important que les décisions budgétaires ont été prises. Le juge La Forest a fait cette remarque en confirmant la constitutionnalité de la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 795 :
. . . ayant reconnu l’importance de l’objectif du législateur en l’espèce, on se doit dans le présent contexte de reconnaître que, si l’objectif du législateur doit être atteint, il ne pourra l’être qu’au détriment de certains. En outre, toute tentative de protéger les droits d’un groupe grèvera inévitablement les droits d’autres groupes. Il n’y a pas de scénario parfait qui puisse permettre de protéger également les droits de tous.
Donc, en cherchant à atteindre un objectif dont il est démontré qu’il est justifié dans le cadre d’une société libre et démocratique, le législateur doit disposer d’une marge de manœuvre raisonnable pour répondre à ces pressions opposées. [Je souligne.]
Voir aussi l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 999.
95 Dans le présent contexte, on ne saurait exiger que la mesure porte « le moins possible » atteinte au droit en question garanti par la Charte sans tenir compte des conséquences sur les autres programmes sociaux, éducatifs et économiques. En l’espèce, le gouvernement provincial aurait pu sacrifier les autres demandes et priorités et simplement verser la somme de 24 millions de dollars, mais il a jugé que les réductions qui se seraient révélées nécessaires dans d’autres secteurs auraient engendré encore plus de mécontentement et de bouleversements sociaux. Le budget est simplement une occasion de gérer toutes sortes de priorités en matière de dépense. Il ne suffit pas d’affirmer simplement qu’une dépense destinée à réaliser un objectif prévu à l’art. 15 doit nécessairement passer avant des lits d’hôpitaux ou des salles de classe. Cela reviendrait à faire abstraction du contexte très difficile dans lequel ces décisions sont prises.
96 Comme dans la plupart des cas, un avocat ingénieux peut, avec le recul, multiplier les solutions possibles. Par exemple, on a indiqué que le gouvernement aurait pu geler les augmentations d’échelon salarial (0,5 pour 100 de la masse salariale) au lieu de reporter la réalisation de l’équité salariale et d’effacer les avantages accumulés pour les années 1988 à 1991. Cela aussi aurait pu être une approche justifiable, mais il n’y a aucune règle impérieuse qui prévoit que les augmentations d’échelon salarial auraient dû être refusées à tous les employés, y compris les femmes, afin de respecter l’échéancier initial du programme d’équité salariale. On pourrait reprocher à la Loi de ne pas tenir compte de la situation différente des gens qui avaient pris leur retraite avant le 31 mars 1991 et qui se voyaient ainsi complètement privés des avantages qui devaient découler de l’entente sur l’équité salariale. Toutefois, pour assujettir ces personnes à une disposition particulière, il aurait fallu établir, au sein de la catégorie des employées d’hôpitaux en poste de 1988 à 1991, des distinctions favorables à certaines et non à d’autres. La tentative de régler le problème de l’inégalité au sein du groupe général des employés d’hôpitaux créerait une autre inégalité au sein du petit groupe des femmes qui travaillent dans les hôpitaux. Je ne peux pas affirmer que la ligne tracée, en l’espèce, par le gouvernement est fatale pour sa défense fondée sur l’article premier.
97 Je crois que nous devrions confirmer ce que nous avons dit dans l’arrêt Martin, précité, à savoir que « [n]ormalement, les considérations budgétaires à elles seules ne peuvent pas être invoquées en tant qu’objectif urgent et réel distinct pour l’application de l’article premier de la Charte » (par. 109). Cependant, nous devrions aussi confirmer la constatation de fait des tribunaux de Terre-Neuve que la situation n’était pas normale au printemps de 1991. Il y avait alors une crise financière exceptionnelle qui commandait des mesures exceptionnelles. Je conviens avec le juge des requêtes que les mesures prises par le gouvernement afin de régler le problème auquel il faisait face étaient conçues de manière à ne porter qu’une atteinte minimale à des droits. Le gouvernement s’est donc acquitté du fardeau qui lui incombait en vertu de ce volet du critère de l’arrêt Oakes.
(5) La proportionnalité entre les moyens utilisés et l’objectif visé
98 La mesure législative a eu des effets bénéfiques d’une grande portée. Le maintien de la cote de crédit a eu un effet positif sur les taux d’intérêt et sur la confiance des prêteurs. Le gouvernement était mieux en mesure de financer la dette de la province et de continuer d’offrir des programmes essentiels à ses résidents. Du point de vue strictement financier, l’effet de la Loi sur les droits garantis par la Charte aux employées qui travaillaient toujours après mars 1991 a été de reporter la réalisation de l’équité salariale et de maintenir, pour une période supplémentaire de trois ans, les salaires traditionnellement moins élevés que touchaient les employées d’hôpitaux. Compte tenu des circonstances exceptionnelles qui ont déjà été exposées, je reconnais, selon la prépondérance des probabilités, que, si regrettable soit-il, l’effet préjudiciable d’un report de la réalisation de l’équité salariale ne l’emportait pas sur l’importance de préserver la santé financière d’un gouvernement provincial aux prises avec une crise financière temporaire mais grave. Les facteurs déterminants à cet égard sont la gravité de cette crise, conjuguée à l’importance relative de la somme de 24 millions de dollars requise pour réaliser l’équité salariale conformément à l’échéancier initial.
(6) La proportionnalité entre les effets bénéfiques de la Loi et ses effets néfastes
99 Pour les raisons déjà exposées, la preuve démontre que, dans l’ensemble, les mesures financières prises par la province ont été plus bénéfiques que pernicieuses malgré les effets préjudiciables, si graves et regrettables qu’ils aient pu être, qu’elles ont eus sur les employées d’hôpitaux.
(7) Devrait-on ajouter la conformité avec le principe de la séparation des pouvoirs aux éléments de l’analyse fondée sur l’article premier?
100 Comme nous l’avons vu, le juge Marshall a proposé que les tribunaux se demandent, à chaque étape de l’analyse fondée sur l’article premier, si la réponse qu’ils donnent aux questions qui leur sont posées est conforme au principe de la séparation des pouvoirs. Il a écrit (par. 362) :
[traduction] . . . on ne peut pas dire que l’article premier autorise les tribunaux à se substituer aux autres branches du gouvernement comme arbitre qui décide de manière irrévocable quels choix de politique générale sont dans le meilleur intérêt des administrés. Pour les motifs qui précèdent, les exigences de proportionnalité de l’arrêt Oakes sembleraient poser un tel risque. Par conséquent, un réexamen de ces exigences semble s’imposer.
101 Le juge Marshall faisait essentiellement remarquer que le critère de l’arrêt Oakes n’est pas assez fidèle au libellé même de l’article premier de la Charte (par. 262) et qu’en définitive les choix des pouvoirs législatif et exécutif ne sont pas traités avec suffisamment de retenue ou déférence à chaque étape de la justification au regard de l’article premier. Il ne s’harmonise donc pas avec le principe de la séparation des pouvoirs. Tout en respectant la façon minutieuse et détaillée dont le juge Marshall a exposé ses préoccupations dans son jugement de 231 pages, je ne souscris pas à son analyse.
a) Fidélité au texte de l’article premier
102 Il est évident que le critère de l’arrêt Oakes repose lui-même sur le texte de l’article premier. C’est ainsi que, dans l’arrêt Oakes même, le juge en chef Dickson fait observer ceci, à la p. 137 :
Il ressort nettement du texte de l’article premier que les restrictions apportées aux droits et libertés énoncés dans la Charte constituent des exceptions à la garantie générale dont ceux-ci font l’objet. On présume que les droits et libertés sont garantis, à moins que la partie qui invoque l’article premier ne puisse satisfaire aux critères exceptionnels qui justifient leur restriction. C’est ce que confirme l’emploi de l’expression « puisse se démontrer » qui indique clairement qu’il appartient à la partie qui cherche à apporter la restriction de démontrer qu’elle est justifiée : Hunter c. Southam Inc. . . .
103 La juge McLachlin a poursuivi l’analyse textuelle dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199. Au sujet des mots « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique », elle a écrit, aux par. 128 et 136 :
Il ne s’agit pas de procéder par simple intuition, ou d’affirmer qu’il faut avoir de l’égard pour le choix du Parlement. Il s’agit d’un processus de démonstration. Cela renforce la notion propre au terme « raisonnable » selon laquelle il faut tirer une inférence rationnelle de la preuve ou des faits établis.
. . .
. . . [I]l faut prendre soin de ne pas pousser trop loin la notion du respect. Le respect porté ne doit pas aller jusqu’au point de libérer le gouvernement de l’obligation que la Charte lui impose de démontrer que les restrictions qu’il apporte aux droits garantis sont raisonnables et justifiables. Le Parlement a son rôle : choisir la réponse qui convient aux problèmes sociaux dans les limites prévues par la Constitution. Cependant, les tribunaux ont aussi un rôle : déterminer de façon objective et impartiale si le choix du Parlement s’inscrit dans les limites prévues par la Constitution. Les tribunaux n’ont pas plus le droit que le Parlement d’abdiquer leur responsabilité. Les tribunaux se trouveraient à diminuer leur rôle à l’intérieur du processus constitutionnel et à affaiblir la structure des droits sur lesquels notre constitution et notre nation sont fondées, s’ils portaient le respect jusqu’au point d’accepter le point de vue du Parlement simplement pour le motif que le problème est sérieux et la solution difficile. [Je souligne.]
Il n’y a aucun doute qu’en général le Parlement et les législatures prennent des mesures qui pour eux, qui représentent l’opinion de la majorité, constituent des limites raisonnables dont la justification a été démontrée à leur satisfaction. Le niveau de déférence que le juge Marshall propose à l’égard du choix du législateur aurait pour effet de circonscrire énormément et de rendre superflu le second regard indépendant que les tribunaux doivent jeter en vertu de l’article premier de la Charte. Une telle déférence à l’égard de l’opinion de la majorité accorderait peu de protection aux minorités. En toute déférence, la proposition du juge Marshall repose non pas sur la fidélité au texte de l’article premier, mais sur une édulcoration de l’exigence d’une justification qui « puisse se démontrer ».
b) La séparation des pouvoirs
104 Personne ne doute que les pouvoirs judiciaire et législatif ont des rôles différents à jouer et que notre système atteint son efficacité maximale lorsque des acteurs constitutionnels respectent le rôle et le mandat des autres acteurs constitutionnels, y compris « l’appréciation par le judiciaire de sa propre position dans le système constitutionnel » (Vérificateur général, précité, p. 91, le juge en chef Dickson). Bien qu’elle soit l’une des caractéristiques déterminantes de notre régime constitutionnel (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, précité), la séparation des pouvoirs ne peut pas être invoquée pour nuire à l’application d’une disposition écrite particulière de la Constitution comme l’article premier de la Charte. L’article premier lui-même manifeste un aspect important de la séparation des pouvoirs en définissant, dans son texte, des limites de la souveraineté législative.
105 Le contrôle judiciaire des mesures gouvernementales remonte à une époque bien antérieure à l’adoption de la Charte. Depuis la Confédération, les tribunaux sont tenus par la Constitution de s’assurer de la constitutionnalité des mesures prises par l’État. La Charte a assujetti à de nouvelles limites le pouvoir du gouvernement dans le domaine des droits de la personne, mais le contrôle judiciaire de ces limites amène les tribunaux à jouer, à l’égard de la séparation des pouvoirs, le même rôle qu’ils ont joué dès le début, c’est-à-dire celui d’arbitre mandaté par la Constitution. Comme l’a affirmé la Cour dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 56, « [c]e ne sont [. . .] pas les tribunaux qui imposent des limites au législateur, mais bien la Constitution, que les tribunaux doivent interpréter. Il en est nécessairement ainsi dans toutes les démocraties constitutionnelles. »
106 Il est évident que l’adoption de la Charte a assujetti à de nouvelles limites la souveraineté du Parlement, comme le reconnaît volontiers le juge Marshall, au par. 246 de sa décision :
[traduction] Une bonne façon d’aborder la Charte est de considérer qu’elle a fourni une arme de plus à celles dont disposent les individus, en élargissant la portée de la contestation des lois et des mesures prises par les branches législative et exécutive du gouvernement. Cette remarque ne diminue en rien l’importance de la Charte. La plus grande protection qu’elle accorde aux droits et libertés fondamentaux et son atténuation des pouvoirs des organes politiques du gouvernement par sa redéfinition des concepts de longue date de la suprématie du Parlement laissent présager des réformes assez lourdes de conséquences. [Je souligne.]
107 Le juge Marshall propose diverses manières de concilier cette redéfinition de la souveraineté du Parlement avec sa conception de la séparation des pouvoirs.
108 Premièrement, le juge Marshall imposerait apparemment à la personne qui invoque un droit l’obligation non seulement d’établir qu’elle peut l’invoquer, mais aussi de prouver que l’exercice de ce droit [traduction] « eu égard aux circonstances particulières » de l’affaire est raisonnable. Il écrit, au par. 244 :
[traduction] Le nouveau mécanisme constitutionnel qui permettait de faire respecter des droits fondamentaux visait plutôt à remédier à l’impuissance des individus face aux atteintes dont ils sont victimes, en leur donnant le moyen d’obtenir une protection par l’intermédiaire des tribunaux dans la mesure où ils pouvaient démontrer que, eu égard aux circonstances particulières, l’exercice de ces droits était raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique. [Je souligne.]
109 Dans la mesure où le juge Marshall préconise de remplacer l’obligation du gouvernement de justifier l’atteinte à un droit garanti par la Charte, par l’obligation du plaignant de prouver, en vertu de l’article premier, que l’exercice de son droit est raisonnable, cela contredit encore une fois le texte de l’article premier dans lequel l’adjectif « raisonnable » qualifie le mot « limites » et non le mot « droits ». Rien n’indique dans la Charte que l’exercice de droits et libertés fondamentaux doit être présumé déraisonnable tant et aussi longtemps que la personne qui les invoque ne prouve pas le contraire « eu égard aux circonstances particulières ».
110 Deuxièmement, le juge Marshall soustrairait apparemment à l’examen judiciaire les [traduction] « stratégies relevant des organes politiques du gouvernement ». Il écrit (par. 362 et 351) :
[traduction] Il est vrai que l’article premier [. . .] confie effectivement [aux tribunaux] la responsabilité d’examiner si les choix de politique générale qui sous-tendent des violations de la Charte sont justifiables. Toutefois, ils ne peuvent exercer ce pouvoir qu’en conformité avec la déférence dont ils doivent faire montre à l’égard des autres branches du gouvernement, et avec le principe de la séparation des pouvoirs.
. . .
En définitive, l’article premier de la Charte est harmonisé avec le principe de la séparation des pouvoirs en empêchant les tribunaux de jouer le rôle d’arbitre qui tranche de manière irrévocable la question de la justesse des stratégies relevant des organes politiques du gouvernement.
111 Les « organes politiques » du gouvernement sont les pouvoirs législatif et exécutif. Toutes les mesures que chacun des pouvoirs législatif et exécutif prend pourraient à juste titre être qualifiées de « stratégies ». Si les « organes politiques » devaient être l’« arbitre qui tranche de manière irrévocable » la question de la conformité de leurs « stratégies » avec la Charte, il semblerait alors que l’adoption de la Charte n’accorde aucune protection véritable aux titulaires des droits à qui, d’après son libellé, elle est censée profiter. Selon cette interprétation, les droits et libertés garantis par la Charte conféreraient des droits non assortis d’une réparation.
112 Troisièmement, le juge Marshall empêcherait les tribunaux d’examiner les autres mesures que les « organes politiques » auraient pu adopter pour réaliser leurs objectifs légitimes en ne portant qu’une atteinte minimale aux droits et libertés garantis par la Charte. C’est ainsi qu’il écrit (par. 424) :
[traduction] Il ressort d’un examen attentif du texte de l’article premier qu’on voulait que les tribunaux exercent leur pouvoir en matière de justification en faisant montre de déférence à l’égard des choix de politique générale qui ont été faits et sans examiner les autres possibilités qui, selon eux, pourraient avoir existé. [Je souligne.]
113 En toute déférence, il est difficile de comprendre comment un tribunal pourrait s’assurer qu’une restriction législative donnée est « raisonnable » s’il lui est interdit d’examiner si d’autres mesures moins restrictives pouvaient être adoptées.
114 Les préoccupations du juge Marshall ramènent à sa remarque fondamentale selon laquelle les tribunaux devraient, dans des cas appropriés, faire montre de déférence à l’égard des choix des pouvoirs législatif et exécutif. Pourtant, il n’est absolument pas nécessaire de récrire toute la jurisprudence de la Cour pour dissiper cette crainte. Bien que je ne souscrive pas à l’avis du juge Marshall que les tribunaux devraient [traduction] « peaufiner » le critère de l’arrêt Oakes « afin d’en assurer l’harmonisation avec la séparation des pouvoirs » (parce que, selon moi, une telle approche irait à l’encontre du libellé explicite de l’article premier), il est néanmoins clair que le critère de l’arrêt Oakes incorpore une saine déférence pour les choix du législateur dans les domaines de la politique économique et sociale. Le juge Marshall cite lui-même (au par. 427), en les approuvant, les motifs du juge en chef Dickson dans l’arrêt AFPC, précité, p. 442, qui portent sur la déférence judiciaire :
À mon avis, les tribunaux doivent faire preuve de prudence considérable lorsqu’ils sont confrontés à des questions difficiles de politique économique. Il n’appartient pas à la magistrature d’évaluer l’efficacité ou la sagesse des diverses stratégies gouvernementales adoptées pour résoudre des problèmes économiques urgents. La question de la meilleure forme de lutte contre l’inflation embarrasse les économistes depuis plusieurs générations. Il ne serait guère souhaitable que les tribunaux tentent de se prononcer sur l’importance relative de ce qui, croit-on, cause l’inflation, comme l’expansion de la masse monétaire, les déficits fiscaux, l’inflation étrangère ou les perspectives inflationnistes inhérentes de divers acteurs économiques individuels. C’est à bon droit qu’une grande déférence doit être manifestée envers le choix par le gouvernement d’une stratégie pour combattre ce problème complexe.
115 Il est difficile de croire que, lorsqu’il a écrit ces mots en 1987, le juge en chef Dickson avait oublié les propos qu’il avait tenus l’année précédente dans l’arrêt Oakes. Au contraire, ce que le Juge en chef a écrit dans l’arrêt AFPC est entièrement conforme à ce qu’il avait mentionné dans le critère de l’arrêt Oakes. Il ne voyait pas, à ce moment-là, l’utilité de modifier le critère de l’arrêt Oakes à cet égard et, en toute déférence, je ne crois pas que le juge Marshall ait démontré de manière convaincante la nécessité de le modifier en l’espèce.
116 En résumé, chaque fois qu’il existe des limites à l’exercice licite du pouvoir de l’État, ces limites doivent être soumises à un arbitre. Depuis la Confédération, les tribunaux canadiens jouent ce rôle relativement au partage des pouvoirs entre le Parlement et les législatures provinciales. La ligne de démarcation entre le droit ou la liberté garantis à une personne et le pouvoir de l’État doit aussi être soumise à un arbitre. Les rédacteurs de la Charte ont désigné les tribunaux comme arbitre. Tout en reconnaissant que la séparation des pouvoirs est un principe constitutionnel important, je crois que le critère relatif à l’article premier, qui a été formulé dans l’arrêt Oakes et le reste de notre jurisprudence abondante portant sur cet article, fournit déjà le cadre approprié pour l’examen des exigences du principe de la séparation des pouvoirs dans des situations données, comme c’était effectivement le cas en l’espèce. Dans la mesure où le juge Marshall invite à faire montre d’une plus grande déférence à l’égard de la volonté du législateur, je crois qu’accepter de le faire irait tout simplement à l’encontre du texte clair de l’article premier et romprait l’équilibre délicat que la Charte visait à établir. Je suis donc d’avis de rejeter ce qu’il propose de faire.
D. Conclusion
117 Les questions constitutionnelles reçoivent donc les réponses suivantes :
1. L’article 9 de la Public Sector Restraint Act, S.N. 1991, ch. 3, porte-t-il atteinte au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui.
2. Dans l’affirmative, cette atteinte constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui.
VI. Dispositif
118 Le pourvoi est rejeté avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens en faveur de l’intimée.
Procureur de l’appelante : Newfoundland and Labrador Association of Public and Private Employees, St. John’s, Terre-Neuve-et-Labrador.
Procureur de l’intimée : Ministère de la Justice, St. John’s, Terre-Neuve-et-Labrador.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Sainte-Foy.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick : Procureur général du Nouveau-Brunswick, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Ministère du Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Justice, Edmonton.
Procureur des intervenants l’Association canadienne pour l’intégration communautaire, la Société canadienne de l’ouïe et le Conseil des Canadiens avec déficiences : ARCH, A Legal Resource Centre for Persons with Disabilities, Toronto.
Procureurs des intervenants le Syndicat des employés d’hôpitaux, le Syndicat des fonctionnaires provinciaux et de service de la Colombie-Britannique et l’Association des sciences de la santé : Arvay Finlay, Victoria.
Procureur de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes : Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Congrès du travail du Canada : Cavalluzzo Hayes Shilton McIntyre & Cornish, Toronto.