Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau‑Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13
Sa Majesté la Reine du chef de la province du
Nouveau‑Brunswick, représentée par le ministre des Finances Appelante
c.
Ian P. Mackin Intimé
et entre
Sa Majesté la Reine du chef de la province du
Nouveau‑Brunswick, représentée par le ministre des Finances Appelante
c.
Douglas E. Rice Intimé
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général de l’Ontario,
le procureur général du Québec,
le procureur général du Manitoba,
le procureur général de la Colombie‑Britannique,
le procureur général de la Saskatchewan,
le procureur général de l’Alberta,
la Conférence canadienne des juges et
l’Association canadienne des juges de cours provinciales Intervenants
Répertorié : Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau‑Brunswick
Référence neutre : 2002 CSC 13.
No du greffe : 27722.
2001 : 23 mai; 2002 : 14 février.
Présents : Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel du nouveau‑brunswick
POURVOI contre un jugement de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (1999), 40 C.P.C. (4th) 107, 23 C.C.P.B. 1, [1999] A.N.-B. no 544 (QL), qui a accueilli l’appel de l’intimé Mackin et rejeté l’appel incident de la province contre un jugement de la Cour du Banc de la Reine (1998), 202 R.N.‑B. (2e) 324, 516 A.P.R. 324, 18 C.C.P.B. 30, 21 C.P.C. (4th) 29, [1998] A.N.-B. no 267 (QL). Pourvoi accueilli en partie, les juges Binnie et LeBel sont dissidents.
POURVOI contre un jugement de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (1999), 235 R.N.‑B. (2e) 1, 607 A.P.R. 1, 181 D.L.R. (4th) 643, 39 C.P.C. (4th) 195, 22 C.C.P.B. 249, [1999] A.N.-B. no 543 (QL), qui a accueilli l’appel de l’intimé Rice et rejeté l’appel incident de la province contre un jugement de la Cour du Banc de la Reine, [1998] A.N.-B. no 266 (QL). Pourvoi accueilli en partie, les juges Binnie et LeBel sont dissidents.
Brian A. Crane, c.r., Bruce Judah, c.r., et Ritu Gambhir, pour l’appelante.
J. Brent Melanson, pour l’intimé Mackin.
J. Gordon Petrie, c.r., et James M. Petrie, pour l’intimé Rice.
Graham R. Garton, c.r., et Karen Cuddy, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Lori Sterling et Sean Hanley, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Monique Rousseau, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Deborah Carlson, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
George H. Copley, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Graeme G. Mitchell, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Robert C. Maybank, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Leigh D. Crestohl, pour l’intervenante la Conférence canadienne des juges.
Robert D. Tonn, pour l’intervenante l’Association canadienne des juges de cours provinciales.
Version française du jugement des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major et Arbour rendu par
Le juge Gonthier —
I. Introduction
1 Le présent appel soulève principalement la question de savoir si l’abolition législative du poste de juge surnuméraire à la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick contrevient aux garanties constitutionnelles d’indépendance judiciaire conférées par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés et par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Se posent incidemment les questions de l’opportunité d’octroyer des dommages-intérêts aux juges intimés et des dépens entre avocat et client.
II. Les faits
2 La Cour provinciale du Nouveau-Brunswick est constituée en 1973 par la Loi sur la Cour provinciale, L.R.N.-B. 1973, ch. P-21. Le paragraphe 8(1) de la Loi prescrit que « chacun [de ses] juges constitue une cour d’archives et a, dans toute la province, les pouvoirs, l’autorité et la compétence pénale et quasi pénale, d’un magistrat de police ou de deux juges de paix ou plus, siégeant et agissant ensemble, en vertu de toute loi ou règle de droit en vigueur dans la province ». Elle est donc investie d’une importante compétence pénale. La cour est également le tribunal pour adolescents désigné par la province aux fins de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. 1985, ch. Y‑1. L’article 6 de la Loi sur la Cour provinciale énonce qu’« un juge reste en fonction tant qu’il en est digne et ne peut en être démis que pour inconduite, négligence de ses devoirs ou inaptitude d’exercer ses fonctions ». L’article 4.2 porte qu’un juge doit prendre sa retraite à l’âge de 75 ans. Enfin, l’article 3.1 déclare qu’un juge jouit de la même immunité et des mêmes privilèges que les juges de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick, pour tout acte fait ou omis dans l’exécution de ses devoirs.
3 Le 1er janvier 1988 entre en vigueur la Loi modifiant la Loi sur la Cour provinciale, L.N.-B. 1987, ch. 45, qui a notamment pour objet la création des fonctions de juge surnuméraire et l’élimination de celles de juge adjoint. Un juge de la Cour provinciale peut alors choisir de siéger comme juge surnuméraire dans les cas suivants : (i) il a atteint l’âge de 65 ans et a accumulé 15 ans de service; ou (ii) il a atteint l’âge de 60 ans et a accumulé 25 ans de service; ou, enfin, (iii) il a atteint l’âge de 70 ans et a accumulé 10 ans de service. Comme ces conditions d’admissibilité au poste de juge surnuméraire correspondent exactement aux conditions d’admissibilité au paiement d’une pension de retraite équivalant à 60 p. 100 du plein traitement, elles offrent un choix supplémentaire aux juges de la Cour provinciale qui remplissent ces conditions. Ils peuvent alors soit prendre leur retraite et toucher leur pension, soit continuer à siéger comme juge à temps plein, soit siéger comme juge surnuméraire. Le paragraphe 4.1(5) de la Loi sur la Cour provinciale dit qu’un juge surnuméraire doit demeurer disponible afin de remplir les tâches qui lui sont assignées « à l’occasion » par le juge en chef. Il est toutefois entendu par tous qu’un juge surnuméraire de la Cour provinciale, s’il bénéficie d’un salaire et d’avantages sociaux équivalents à ceux d’un juge à temps plein, n’est en pratique appelé à remplir qu’environ 40 p. 100 de la charge de travail normale à temps plein.
4 Le 1er avril 1995 entrent en vigueur les art. 1 à 8 de la Loi modifiant la Loi sur la Cour provinciale, L.N.-B. 1995, ch. 6 (« Loi 7 »). L’article 2 prévoit l’abolition pure et simple du système de juges surnuméraires et l’art. 3 son remplacement par un tableau de juges à la retraite, siégeant sur demande du juge en chef ou du juge en chef adjoint et rémunérés sur une base journalière. De plus, les juges surnuméraires alors en poste doivent choisir soit de prendre leur retraite soit de recommencer à siéger à temps complet (par. 9(1)). Leur décision doit être communiquée au gouvernement avant le 1er avril 1995. La législation ne contient pas de clause dite « de droits acquis », qui permettrait aux juges surnuméraires alors en poste ainsi qu’aux autres juges de la Cour provinciale nommés avant l’entrée en vigueur de la Loi 7 de conserver les privilèges qui leur avaient été conférés par la loi. Selon l’appelante, la décision du gouvernement d’abolir le poste de juge surnuméraire était motivée par des raisons d’efficacité et de flexibilité, ainsi que par des raisons économiques et financières. Son argumentation était que [traduction] « l’abrogation des dispositions de la Loi 7 relatives aux juges surnuméraires était une initiative législative prise dans le contexte de mesures générales de réduction des dépenses publiques et une tentative raisonnable d’améliorer l’utilisation des ressources et l’efficacité financière de l’administration de la Cour provinciale ».
5 Le juge Douglas E. Rice, intimé, accède à la magistrature provinciale le 16 août 1971. Le 2 juillet 1992, ayant atteint l’âge de 65 ans et exercé les fonctions de juge durant plus de 15 ans, il est en droit de prendre sa retraite et de recevoir sa pension. Au lieu de cela, il décide d’exercer son droit de siéger comme juge surnuméraire, ce qu’il fait à partir du 30 avril 1993. Le 2 avril 1995, après l’adoption de la Loi 7, il doit, contre son gré, recommencer à siéger à temps plein. Il prend finalement sa retraite le 15 octobre 1997 et demande à être inscrit au nouveau tableau de juges rémunérés sur une base journalière à partir du 4 décembre suivant. Dans sa plaidoirie écrite, le juge Rice mentionne qu’il a organisé ses affaires financières et personnelles en fonction des conditions liées à ses fonctions de juge surnuméraire.
6 Le juge Ian P. Mackin, intimé, accède à la magistrature provinciale le 17 octobre 1962. Le 17 octobre 1987, ayant atteint l’âge de 60 ans et plus de 25 ans de service, il acquiert le droit de toucher sa pension. Néanmoins, le 15 août 1988, il décide, comme le juge Rice, de siéger comme juge surnuméraire. Il appert que ce réaménagement de ses fonctions judiciaires lui a permis de planifier son emploi du temps de façon à passer plusieurs hivers en Australie. N’ayant pas communiqué ses intentions après l’adoption de la Loi 7, le juge Mackin était réputé, conformément au par. 9(1) de cette loi, avoir repris ses fonctions de juge à temps plein. Il occupait toujours ces fonctions à la date de l’audience devant notre Cour.
7 Dans le sillage de l’entrée en vigueur de la Loi 7, les deux intimés engagent des procédures séparées devant les tribunaux du Nouveau-Brunswick. Le juge Mackin communique officiellement au gouvernement son intention d’entamer des procédures judiciaires le 25 avril 1995, tandis que le juge Rice produit sa plaidoirie écrite le 24 juin 1997. Les intimés mettent notamment en cause la constitutionnalité de la législation abolissant le poste de juge surnuméraire, plaidant qu’elle porte atteinte aux composantes d’inamovibilité et de sécurité financière propres à l’indépendance judiciaire. Ils demandent aussi des dommages-intérêts et le paiement de dépens entre avocat et client. Devant notre Cour, les deux dossiers sont joints et plaidés simultanément.
III. Les décisions antérieures
A. Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick
(1) Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances) (1998), 202 R.N.-B. (2e) 324
8 Le juge Deschênes rappelle d’abord les trois conditions essentielles (la sécurité financière, l’inamovibilité et l’indépendance administrative) ainsi que les deux dimensions (individuelle et institutionnelle) de l’indépendence de la magistrature, telles qu’exposées par notre Cour, notamment dans Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, et le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi : Juges de la Cour provinciale »). Il mentionne ensuite que les juges nommés tant avant qu’après la création du poste de juge surnuméraire avaient certainement fondé certaines attentes sur son existence. Aussi pouvaient-ils planifier leur avenir professionnel et financier en conséquence, et les faits démontrent que certains l’ont fait. Il conclut donc qu’au même titre que leur régime de pension, l’existence du poste de juge surnuméraire constituait un important avantage financier pour les juges de la Cour provinciale.
9 D’autre part, il est d’avis que le statut de juge surnuméraire comportait aussi des éléments liés à l’inamovibilité, notamment en ce qu’un juge surnuméraire continuait de bénéficier des mêmes avantages financiers qu’un juge à temps plein et qu’il était soumis à la retraite obligatoire à l’âge de 75 ans. Le juge Deschênes, se fondant sur le critère élaboré dans Valente, p. 698, selon lequel l’inamovibilité requiert « que la charge soit à l’abri de toute intervention discrétionnaire ou arbitraire de la part de l’exécutif ou de l’autorité responsable des nominations », considère cependant que l’abolition par la législature du statut de surnuméraire n’équivalait pas à proprement parler à une révocation des juges surnuméraires alors en fonction. Par conséquent, la dimension individuelle de la condition d’inamovibilité n’avait pas été atteinte. Cependant, il ajoute que, tant pour l’inamovibilité que pour la sécurité financière, la question se situe au niveau institutionnel plutôt qu’individuel. Aussi n’est-ce pas tant le contenu de la législation contestée que le processus de son adoption qui est constitutionnellement douteux.
10 Ayant conclu que le poste de juge surnuméraire constituait un avantage financier pour les juges de la Cour provinciale, le juge Deschênes est d’avis que la législature du Nouveau-Brunswick devait soumettre sa décision d’abolir ce poste à une commission indépendante, efficace et objective conformément à ce que prescrit le Renvoi : Juges de la Cour provinciale. En effet, cette décision était de nature politique, et ce à deux égards. D’abord elle visait des objectifs classiques de politique générale d’intérêt public : la réduction des dépenses et une meilleure efficacité de l’administration de la justice. Ensuite, elle évoquait le spectre de l’ingérence du pouvoir législatif dans l’indépendance de la magistrature par le biais de la manipulation financière. De ce fait, le passage par une commission devenait nécessaire afin d’éviter que le judiciaire ne se laisse — ou ne paraisse se laisser — entraîner sur la scène politique et ne mette du même coup son indépendance en péril. En effet, s’il en était autrement, une personne raisonnable informée de toutes les circonstances conclurait à un degré insuffisant d’indépendance.
11 Par ailleurs, le juge Deschênes est d’avis que cette atteinte aux garanties constitutionnelles d’indépendance ne peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Puisque l’atteinte consiste à ne pas avoir eu recours à une commission indépendante, efficace et objective, c’est cette omission qui doit être raisonnablement justifiée. Le gouvernement s’est contenté d’invoquer en défense le caractère raisonnablement justifié de la législation. Que la loi soit justifiée ou non, le juge Deschênes considère que la modification a été faite de manière arbitraire, sans véritable consultation des juges affectés. Enfin, il mentionne que l’absence d’une clause de droits acquis était injuste pour l’ensemble des juges de la Cour provinciale et encore plus injuste pour les juges surnuméraires.
12 Par conséquent, le juge Deschênes déclare inconstitutionnel l’art. 2 de la Loi modifiant la Loi sur la Cour provinciale, ordonne que la question de l’abolition du poste de juge surnuméraire soit immédiatement soumise à la commission de la rémunération existante, et suspend la déclaration d’inconstitutionnalité jusqu’au dépôt de son rapport sur la question.
13 Par ailleurs, le juge Deschênes refuse d’accorder des dommages-intérêts au juge Mackin pour l’atteinte portée à l’indépendance judiciaire par la législature provinciale. D’abord, il souligne que le par. 24(1) de la Charte est inapplicable, parce que le juge Mackin n’a pas été victime d’une violation ou d’une négation de ses droits ou libertés garantis par la Charte. Ensuite, la règle générale de droit public énoncée dans Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347, dit qu’il n’y a pas lieu d’accorder des dommages-intérêts en raison de l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle, sauf en cas de mauvaise foi ou autre conduite fautive de la part des institutions gouvernementales.
14 Enfin, sur la question des dépens, le juge Deschênes mentionne que, malgré l’utilisation de moyens contestés, le juge Mackin poursuivait la cause légitime de la protection de l’indépendance judiciaire et que raison lui a partiellement été donnée à cet égard. Il ordonne donc que ses dépens lui soient remboursés sur la base des frais entre parties.
(2) Rice c. Nouveau-Brunswick, [1998] A.N.-B. no 226 (QL)
15 Le juge Deschênes applique le même raisonnement à la situation du juge Rice. Il rejette aussi son argument selon lequel la législation abolissant le poste de surnuméraire aurait été adoptée pour des motifs détournés ou fautifs.
B. Cour d’appel du Nouveau-Brunswick
(1) Rice c. Nouveau-Brunswick (1999), 235 R.N.-B. (2e) 1
(a) Le juge Ryan
16 Le juge Ryan voit dans les agissements du gouvernement provincial une atteinte à la notion d’indépendance judiciaire. Il commence par déclarer que le poste de juge surnuméraire constitue une véritable charge judiciaire distincte par opposition à un simple « statut » ou « poste ». Il exprime ensuite l’opinion que l’élimination du poste de juge surnuméraire a atteint à la fois la condition de sécurité financière et celle d’inamovibilité.
17 Selon le juge Ryan, la sécurité financière a été atteinte tant dans sa dimension individuelle qu’institutionnelle. Dans le cas des juges surnuméraires en poste, la sécurité financière a été touchée dans sa dimension individuelle, alors que dans le cas des autres juges de la Cour provinciale, elle a été touchée dans sa dimension institutionnelle. Il conclut aussi qu’il y a eu en fait interférence politique par le biais de la manipulation financière. En revanche, il affirme que la garantie d’inamovibilité n’a été altérée que dans sa dimension individuelle, c’est-à-dire que, dans le cas des juges surnuméraires alors en fonction, l’abolition de leur poste équivalait à une révocation arbitraire et avant terme.
18 Comme il y a eu atteinte à la sécurité financière, le juge Ryan s’accorde avec le juge de première instance pour dire que l’affaire aurait à tout le moins dû être soumise à une commission indépendante, efficace et objective. Cependant, vu ses conclusions supplémentaires quant à l’atteinte à la condition d’inamovibilité, il estime qu’un renvoi à la commission existante ne suffit pas et que la Loi doit être déclarée invalide. De toute façon, ajoute-t-il, la compétence de cette commission se limite à l’examen des salaires, pensions, vacances et congés de maladie (par. 22.03(1) de la Loi sur la Cour provinciale) et ne s’étend pas à la question de l’élimination du poste de juge surnuméraire.
19 Par ailleurs, le juge Ryan considère que la législation ne saurait être justifiée en vertu de l’article premier. D’abord, il soutient que l’indépendance judiciaire va au-delà des dispositions de la Charte et que l’attaque d’une institution si fondamentale au système constitutionnel canadien est totalement injustifiable. Puis il parle du caractère arbitraire et injuste des mesures gouvernementales. Enfin, il note que l’absence de clause de droits acquis bénéficiant aux juges surnuméraires et aux autres juges de la Cour provinciale réfute tout argument que l’atteinte à l’indépendance judiciaire est minimale.
20 Quant à l’octroi de dommages-intérêts, le juge Ryan souligne qu’il s’agit en l’espèce d’une situation exceptionnelle, mettant en cause une véritable attaque des pouvoirs législatif et exécutif contre le judiciaire. Le gouvernement de l’époque savait certainement ce qu’il faisait et devait être conscient des effets de sa décision sur l’indépendance de la magistrature. Il conclut qu’il convient de mettre de côté le principe de l’immunité gouvernementale qualifiée mentionné dans Guimond, précité. Par conséquent, ni la négligence ni la mauvaise foi ne devaient nécessairement être démontrées. De plus, il existe un lien causal direct entre l’atteinte aux droits des juges et le préjudice subi. On peut donc accorder des dommages-intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte, ou encore en raison de l’obligation de respect mutuel que se doivent les différentes branches du gouvernement. Subsidiairement, le juge Ryan considère que le manquement du ministre de la Justice de l’époque à la promesse faite aux juges provinciaux de soumettre la législation éliminant le poste de juge surnuméraire au Comité de modification des lois constitue une preuve suffisante de mauvaise foi justifiant l’octroi de dommages-intérêts. Il décide toutefois de renvoyer la question de la détermination du montant approprié au juge de première instance.
21 Enfin, le juge Ryan ordonne l’adjudication au juge Rice des frais entre avocat et client.
(b) Le juge Drapeau
22 Le juge Drapeau souscrit à l’opinion du juge Ryan. Il offre néanmoins quelques commentaires de son cru sur la question des dommages-intérêts. Dans un premier temps, il est d’accord avec le juge Ryan pour dire qu’une preuve de mauvaise foi n’était pas requise pour l’octroi de dommages-intérêts en l’espèce. La dimension individuelle de l’indépendance judiciaire a été touchée, et tant le public que les juges surnuméraires personnellement ont fait les frais de la décision du gouvernement provincial d’abolir unilatéralement le poste de juge surnuméraire. Il ajoute que la législation a été adoptée malgré une connaissance manifeste de ses effets sur l’indépendance judiciaire et sur les juges surnuméraires. Il s’accorde donc avec le juge Ryan pour conclure que les règles traditionnelles relatives à l’octroi de dommages-intérêts en matière constitutionnelle devraient être écartées. Des dommages-intérêts devraient être alloués non seulement pour compenser les juges surnuméraires, mais également pour décourager toute autre tentative d’ingérence législative dans l’indépendance judiciaire.
(c) Le juge en chef Daigle, dissident
23 Le juge en chef Daigle examine chacune des deux premières conditions de l’indépendance judiciaire, afin de déterminer si elles ont été violées par l’adoption de la Loi 7. Son analyse se porte d’abord sur la question de la sécurité financière. À son avis, elle été compromise en ce que l’abolition du poste de juge surnuméraire était susceptible d’altérer la planification par les juges des conditions de leur retraite. Bien qu’il ne s’agisse pas là à proprement parler d’une réduction de leur salaire net, puisqu’ils conservaient la possibilité de recevoir l’équivalent d’un traitement à temps plein, il demeure que les juges de la Cour provinciale pouvaient légitimement compter sur l’existence d’un tel poste dans leurs planifications d’ordre économique et financier.
24 Selon le juge en chef Daigle, toutefois, la garantie de sécurité financière a été touchée dans sa dimension institutionnelle uniquement. Suivant les enseignements du Renvoi : Juges de la Cour provinciale, il était du devoir de la législature du Nouveau-Brunswick de soumettre la question de l’élimination du poste de juge surnuméraire à une commission indépendante, efficace et objective. Il souligne cependant qu’aucune preuve en l’espèce ne permet de croire qu’il y a eu tentative d’ingérence économique de la part du législatif aux dépens des juges de la Cour provinciale.
25 Le juge en chef Daigle est par ailleurs d’avis que les garanties constitutionnelles d’inamovibilité n’ont pas été touchées puisque les juges surnuméraires pouvaient reprendre leurs fonctions à temps plein. L’analyse de la Loi sur la Cour provinciale le conforte dans cette conclusion. Il mentionne d’abord que l’art. 1 de cette loi définissait le terme « juge » comme désignant un juge et un juge surnuméraire. Il ajoute que son art. 6 énonce qu’un juge reste en fonction « tant qu’il en est digne et ne peut en être démis que pour inconduite, négligence de ses devoirs ou inaptitude d’exercer ses fonctions ». Il fait par ailleurs remarquer qu’un juge n’avait pas à prendre sa retraite pour devenir surnuméraire. Le juge surnuméraire continuait à exercer ses fonctions de juge de la Cour provinciale jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite. Somme toute, le juge en chef Daigle constate qu’il n’existait pas de charge judiciaire distincte s’attachant au poste de juge surnuméraire. Par conséquent l’abolition de ce poste n’était d’aucune conséquence sur l’inamovibilité des juges de la Cour provinciale.
26 Il est par ailleurs d’avis que l’atteinte aux garanties institutionnelles de la sécurité financière ne saurait être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte, puisque le gouvernement n’a pas présenté d’argument sur la légitimité de sa décision de passer outre son obligation de soumettre la question à une commission indépendante, efficace et objective.
27 Quant à l’octroi de dommages-intérêts, le juge en chef Daigle procède à une application des règles générales de la responsabilité délictuelle des institutions gouvernementales pour l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle. Il estime que des dommages-intérêts ne seront accordés qu’en de très rares cas, notamment lorsqu’une loi aura été adoptée de mauvaise foi ou pour des raisons indues. Une simple allégation d’inconstitutionnalité ne saurait par contre justifier l’attribution de dommages-intérêts. Or, en l’espèce, non seulement le refus du ministre de la Justice d’honorer sa promesse de soumettre les modifications législatives au Comité de modification des lois n’a-t-il pas été allégué dans les procédures, mais il ne permet pas, au surplus, de conclure à la présence de mauvaise foi.
28 Le juge en chef Daigle ajoute que toute réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte constitue un droit personnel qui ne peut être exercé que par une personne dont les droits fondamentaux ont été violés. Or, dans la présente situation, seule la dimension institutionnelle de l’indépendance judiciaire est en cause. En outre, l’indépendance judiciaire existe pour le bénéfice des justiciables et non pour celui des juges. Enfin, il est d’avis de toute façon qu’une demande de dommages-intérêts ne pourrait réussir parce que la province a adopté la législation de bonne foi et en conformité avec les paramètres constitutionnels de l’époque. En effet, au moment de l’entrée en vigueur de la Loi 7, la décision dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale n’avait pas encore été rendue.
29 À cause de l’atteinte à la dimension institutionnelle de la sécurité financière, le juge en chef Daigle déclare la Loi 7 inconstitutionnelle. Il ordonne cependant une suspension de cette déclaration pour une période de six mois afin de permettre à la province de prendre des mesures correctives. Il s’abstient de renvoyer la question à la commission de la rémunération existante parce que la province pourrait corriger la situation par d’autres moyens.
30 Enfin, il est d’accord avec le juge de première instance que l’adjudication des dépens entre avocat et client n’est tout simplement pas appropriée en l’espèce. Quant aux procédures en appel, comme chaque partie devrait selon lui avoir partiellement gain de cause, il aurait ordonné qu’elles supportent leurs dépens respectifs.
(2) Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice) (1999), 40 C.P.C. (4th) 107
31 Les trois juges de la Cour d’appel adoptent leur raisonnement dans l’affaire Rice afin de résoudre l’affaire Mackin.
IV. Les dispositions législatives
32 Loi sur la Cour provinciale, L.R.N.-B. 1973, ch. P-21 (au 30 mars 1995)
4.1(1) Un juge nommé en vertu du paragraphe 2(1) peut choisir de devenir juge surnuméraire en satisfaisant aux conditions prévues par la présente loi.
4.1(2) Lorsqu’un juge nommé en vertu du paragraphe 2(1) a l’intention de devenir juge surnuméraire, il doit en donner avis au Ministre deux mois avant la date de prise d’effet indiquée dans l’avis, celle-ci étant la date à laquelle le juge peut faire son choix, et le juge doit, à partir de ce jour, être réputé avoir choisi et donné avis à cette date.
4.1(3) Lorsqu’un juge nommé en vertu du paragraphe 2(1) a avisé le Ministre de sa décision d’abandonner ses fonctions judiciaires normales et d’occuper seulement le poste de juge surnuméraire, il doit à la date de prise d’effet occuper le poste de juge surnuméraire et recevoir le traitement attaché à ce poste jusqu’à ce qu’il cesse d’occuper son poste.
4.1(4) Un juge nommé en vertu du paragraphe 2(1) peut choisir d’occuper un poste de juge surnuméraire lorsqu’il
a) atteint l’âge de soixante-cinq ans et a exercé une fonction judiciaire d’une façon continue pendant au moins quinze ans,
a.1) atteint l’âge de soixante ans et a exercé une fonction judiciaire d’une façon continue pendant au moins vingt-cinq ans, ou
b) atteint l’âge de soixante-dix ans et a exercé une fonction judiciaire d’une façon continue pendant au moins dix ans.
4.1(5) Un juge nommé en vertu du paragraphe 2(1) qui a choisi d’exercer les fonctions de juge surnuméraire doit être disponible pour exercer les fonctions judiciaires qui peuvent lui être assignées à l’occasion par le juge en chef ou le juge en chef associé.
6. Sous réserve de la présente loi, un juge reste en fonction tant qu’il en est digne et ne peut en être démis que pour inconduite, négligence de ses devoirs ou inaptitude d’exercer ses fonctions.
Loi modifiant la Loi sur la Cour provinciale, L.N.-B. 1995, ch. 6
1 Le paragraphe 1(1) de la Loi sur la Cour provinciale, chapitre P-21 des Lois revisées de 1973, est modifié à la définition « juge » par la suppression des mots « , un juge surnuméraire, ».
2 L’article 4.1 de la Loi est abrogé.
9(1) Un juge qui est juge surnuméraire en vertu de la Loi sur la Cour provinciale immédiatement avant l’entrée en vigueur du présent article doit choisir, avant le 1er avril 1995, s’il va reprendre ses fonctions de juge à plein temps ou s’il va prendre sa retraite.
9(2) Le choix d’un juge prévu au paragraphe (1) doit se faire par écrit au ministre de la Justice et prend effet à compter du 1er avril 1995, si aucune date n’a été stipulée dans le choix ou à la date stipulée dans le choix, selon la date qui survient en premier.
9(3) Si un juge ne fait pas le choix prévu au paragraphe (1) ou si le ministre de la Justice ne reçoit pas l’avis écrit d’un juge conformément au paragraphe (2) avant le 1er avril 1995, le juge est réputé avoir repris ses fonctions de juge à plein temps conformément à la Loi sur la Cour provinciale, à compter du 1er avril 1995.
V. Questions en litige
33 Les questions constitutionnelles suivantes sont formulées le 12 décembre 2000 :
1. La Loi modifiant la Loi sur la Cour provinciale, L.N.-B. 1995, ch. 6, qui a abrogé le système surnuméraire des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, porte-t-elle atteinte au mandat judiciaire et à la sécurité financière des membres de la Cour provinciale et, en conséquence, contrevient-elle en totalité ou en partie au principe de l’indépendance judiciaire garanti, selon le cas, par :
(a) le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867,
(b) l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. La Loi modifiant la Loi sur la Cour provinciale, L.N.-B. 1995, ch. 6, qui a abrogé le système surnuméraire des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, et qui a été adoptée sans référence à une commission indépendante de rémunération, en conséquence, contrevient-elle en totalité ou en partie au principe de l’indépendance judiciaire garanti, selon le cas, par :
(a) le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867,
(b) l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?
3. Si la réponse à la question 1(b) ou à la question 2(b) est oui, s’agit-il d’une Loi dont la justification peut se démontrer en tant que limite raisonnable prévue par une règle de droit en vertu de l’article premier de la Charte?
VI. Analyse
A. Questions constitutionnelles
(1) Introduction : l’indépendance judiciaire
34 L’indépendance judiciaire est essentielle à la réalisation et au bon fonctionnement d’une société libre, juste et démocratique, fondée sur les principes du constitutionnalisme et de la primauté du droit. Au sein de la Constitution canadienne, cette valeur fondamentale trouve sa source dans l’al. 11d) de la Charte ainsi que dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, qui énonce que la Constitution du Canada « repos[e] sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni ». C’est dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, par. 82 et suiv., que notre Cour a explicité davantage les assises et la portée constitutionnelles de l’indépendance judiciaire.
35 De façon générale, le rôle élargi du juge en tant qu’arbitre des litiges, interprète du droit et gardien de la Constitution exige qu’il soit complètement indépendant de toute autre entité dans l’exercice de ses fonctions judiciaires. L’on retrouve notamment une telle conception de la notion d’indépendance à l’art. 2.02 de la Déclaration universelle sur l’indépendance de la justice (dans S. Shetreet et J. Deschênes, dir., Judicial Independence : The Contemporary Debate (1985), 462, p. 465) qui énonce :
Le juge est libre et tenu de régler les affaires dont il est saisi en toute impartialité, selon son interprétation des faits et de la loi, sans être soumis à des restrictions, des influences, des incitations, des pressions, des menaces ou des ingérences, directes ou indirectes, de quelque origine que ce soit. [Je souligne.]
Notre Cour confirme l’adoption d’une définition large de l’indépendance judiciaire dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, par. 130, où le juge en chef Lamer, écrivant pour la majorité, précise :
Enfin, même si j’ai choisi d’insister sur le fait que l’indépendance de la magistrature est une conséquence de la séparation des pouvoirs, comme les présents pourvois concernent les rapports constitutionnels que doivent entretenir les trois pouvoirs de l’État relativement à la rémunération des juges, je ne voudrais pas faire abstraction du fait que l’indépendance de la magistrature protège également les tribunaux contre l’ingérence des parties aux litiges dont ils sont saisis et du public en général : Lippé, précité, aux pp. 152 et suiv., le juge Gonthier. [Je souligne.]
36 D’autre part, pour demeurer autant que possible à l’abri des pressions et ingérences de toute origine, le juge [traduction] « doit être tenu à l’écart des démêlés financiers ou d’affaires susceptibles d’influer, ou plutôt de sembler influer, sur lui dans l’exercice de ses fonctions judiciaires » (S. Shetreet, « Judicial Independence : New Conceptual Dimensions and Contemporary Challenges », dans Shetreet et Deschênes, op. cit., 590, p. 599).
37 La notion d’indépendance se rapporte donc essentiellement à la nature de la relation entre un tribunal et toute autre entité. Cette relation doit être caractérisée par une forme de séparation intellectuelle qui permet au juge de rendre des décisions que seules les exigences du droit et de la justice inspirent. Les normes juridiques relatives à l’indépendance judiciaire, sources de la création et de la protection du statut indépendant des juges et des tribunaux, servent à institutionnaliser cette séparation. Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’al. 11d) de la Charte leur confèrent par ailleurs un statut fondamental en les plaçant au plus haut niveau de la hiérarchie juridique.
38 Le test général de la présence ou de l’absence d’indépendance consiste à se demander si une personne raisonnable et bien informée de toutes les circonstances considérerait qu’un tribunal donné jouit du statut indépendant requis (Valente, précité, p. 689; Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369). L’accent est mis sur l’existence d’un statut indépendant, car non seulement faut-il qu’un tribunal soit effectivement indépendant, il faut aussi qu’on puisse raisonnablement le percevoir comme l’étant. L’indépendance de la magistrature est essentielle au maintien de la confiance du justiciable dans l’administration de la justice. Sans cette confiance, le système judiciaire canadien ne peut véritablement prétendre à la légitimité, ni commander le respect et l’acceptation qui lui sont essentiels. Afin que cette confiance soit établie et assurée, il importe que l’indépendance des tribunaux soit notoirement « communiquée » au public. Par conséquent, pour qu’il y ait indépendance au sens constitutionnel, il faut qu’une personne raisonnable et bien informée puisse conclure non seulement à l’existence de l’indépendance dans les faits, mais également constater l’existence de conditions suscitant une perception raisonnable d’indépendance. Seules des garanties juridiques objectives sont en mesure de satisfaire à cette double exigence.
39 Comme l’expliquent l’arrêt Valente, p. 687, et le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, par. 118 et suiv., l’indépendance d’un tribunal donné comprend une dimension individuelle et une dimension institutionnelle. La première s’attache plus particulièrement à la personne du juge et intéresse son indépendance vis-à-vis de toute autre entité, alors que la seconde s’attache au tribunal auquel il appartient et intéresse son indépendance vis-à-vis des pouvoirs exécutif et législatif du gouvernement. Les règles attachées à ces deux dimensions découlent d’ailleurs d’impératifs quelque peu différents. L’indépendance individuelle s’attache aux fonctions purement juridictionnelles des juges, car le tribunal doit être indépendant pour trancher un litige donné de façon juste et équitable, alors que l’indépendance institutionnelle s’attache davantage au statut du judiciaire en tant qu’institution gardienne de la Constitution et reflète par le fait même un profond engagement envers la théorie constitutionnelle de la séparation des pouvoirs. Néanmoins, dans chacune de ses dimensions, l’indépendance vise à empêcher toute ingérence indue dans le processus de décision judiciaire, lequel ne doit être inspiré que par les exigences du droit et de la justice.
40 Au sein de ces deux dimensions s’inscrivent les trois caractéristiques essentielles à l’indépendance judiciaire énoncées dans Valente, soit la sécurité financière, l’inamovibilité et l’indépendance administrative. Ensemble, elles établissent la relation d’indépendance qui doit exister entre un tribunal et toute autre entité. Leur maintien conforte également la perception générale d’indépendance du tribunal. D’ailleurs, ces trois caractéristiques doivent elles aussi être perçues comme étant garanties. En somme, la protection constitutionnelle de l’indépendance judiciaire requiert à la fois l’existence en fait de ces caractéristiques essentielles et le maintien de la perception qu’elles existent. Ainsi chacune d’elles doit être institutionnalisée au travers de mécanismes juridiques appropriés.
41 Cela étant, il me reste à déterminer si l’élimination du poste de juge surnuméraire à la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick viole l’indépendance judiciaire par l’atteinte à l’une ou à plusieurs de ses caractéristiques essentielles dans l’une ou l’autre de ses dimensions.
(2) L’élimination du poste de juge surnuméraire et l’indépendance judiciaire
(a) L’inamovibilité
42 L’arrêt Valente, précité, p. 695-696, constate que, dans sa dimension individuelle, l’inamovibilité conférée aux juges de cours provinciales au Canada signifie généralement qu’ils ne peuvent être révoqués par l’exécutif avant l'âge de la retraite que pour mauvaise conduite ou invalidité, après enquête judiciaire. Ainsi, au Nouveau-Brunswick, l’art. 4.2 de la Loi sur la Cour provinciale établit qu’un juge doit prendre sa retraite à l’âge de 75 ans et les art. 6.1 à 6.13 prévoient la tenue d’une enquête judicaire afin de statuer sur le bien-fondé d’une recommandation de révocation d’un juge.
43 On ajoute que, pour que la dimension individuelle de l’inamovibilité soit constitutionnellement protégée, il suffit qu’un juge ne puisse être révoqué que pour un motif lié à sa capacité d’exercer les fonctions judiciaires (Valente, p. 697). Toute révocation arbitraire est donc proscrite. À cet égard, l’art. 6 de la Loi sur la Cour provinciale paraît établir une protection adéquate pour les juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick en énonçant qu’ « un juge reste en fonction tant qu’il en est digne et ne peut en être démis que pour inconduite, négligence de ses devoirs ou inaptitude d’exercer ses fonctions ».
44 Il s’agit donc à prime abord de déterminer si l’élimination du poste de juge surnuméraire constituait une révocation arbitraire des juges intimés. Pour ce faire, la nature de leur charge doit être examinée et définie à partir de la législation pertinente.
45 Afin de conclure à la présence d’une révocation, les juges majoritaires en Cour d’appel se fondent d’abord sur la proposition selon laquelle les fonctions de juge surnuméraire constituent une véritable charge judiciaire distincte, par opposition à un simple statut. De ce fait, selon le juge Ryan, la caractéristique d’inamovibilité s’appliquerait distinctement à cette charge et par conséquent un juge surnuméraire ne pourrait être révoqué que pour un motif lié à sa capacité d’exercer les fonctions de sa charge, après enquête judiciaire. Comme les intimés ont vu leurs charges de juges surnuméraires abolies par voie législative en l’absence de motif lié à leur capacité d’exercer leurs fonctions et en l’absence de toute forme d’enquête, non seulement y a-t-il eu révocation, mais cette révocation était arbitraire et inconstitutionnelle.
46 Avec le plus grand respect, je suis d’avis que ce raisonnement est mal fondé, dans la mesure où sa proposition essentielle ne survit pas à une interprétation de l’ensemble de la législation pertinente. Selon moi, il n’y a tout simplement pas eu révocation de la charge judiciaire occupée par les juges intimés en l’espèce.
47 D’abord, l’art. 1 de la Loi sur la Cour provinciale définissait le terme « juge » comme incluant à la fois un juge et un juge surnuméraire. Cela signifie qu’un juge, en choisissant de devenir surnuméraire, demeurait néanmoins un juge de la Cour provinciale. Cette constatation est confortée par le fait qu’un juge n’était pas préalablement tenu de prendre sa retraite pour devenir surnuméraire. Il décidait plutôt d’exercer ses fonctions de juge de la Cour provinciale, selon des modalités différentes, jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite. Enfin, il faut garder à l’esprit que le par. 9(1) de la Loi 7 donnait la possibilité aux juges surnuméraires de reprendre leurs fonctions à temps plein. À l’évidence, donc, il n’existait tout simplement pas de charge distincte attachée au poste de juge surnuméraire. Essentiellement, ce poste ne comportait qu’un réaménagement de la charge de travail de juge de la Cour provinciale. Par conséquent, il n’y a jamais eu de véritable révocation en l’espèce et les juges Mackin et Rice sont en tout temps demeurés inamovibles en tant que juges de la Cour provinciale.
48 On a par ailleurs suggéré que la possibilité de siéger comme juge surnuméraire faisait partie intégrante de la charge de juge de la Cour provinciale, de sorte que son élimination pouvait altérer l’intégrité de cette charge. L’inamovibilité de tous les juges provinciaux nommés avant l’entrée en vigueur de la Loi 7 aurait donc été atteinte, en ce que les conditions s’attachant à leur charge auraient été fondamentalement remaniées. Là encore, je ne peux me résoudre à accepter une telle proposition. Il me paraît clairement exagéré de laisser entendre que la possibilité pour un juge de la Cour provinciale de siéger comme surnuméraire est partie intégrante de sa charge principale et que par conséquent l’élimination de cette possibilité équivaut à révocation. Comme je le note précédemment, je conçois la définition des fonctions de juge surnuméraire comme se rattachant au poste de juge de la Cour provinciale et non comme une charge judiciaire distincte. La question de savoir si, en certaines circonstances, les modalités d’exercice d’une charge judiciaire donnée peuvent être modifiées au point d’équivaloir à une révocation ne se pose donc pas en l’espèce.
49 Enfin, on plaide que l’élimination du poste de juge surnuméraire contrevient au principe d’inamovibilité en ce qu’un juge capable de remplir 40 p. 100 des fonctions habituelles mais incapable de travailler à temps complet pourrait se voir forcé de prendre sa retraite prématurément. À mon avis, il vaut mieux caractériser une telle éventualité comme une incapacité de remplir les fonctions de juge de la Cour provinciale plutôt que comme une révocation. L’inamovibilité au sens de la Constitution n’est donc pas touchée. En somme, l’élimination des fonctions de juge surnuméraire affecte d’abord et avant tout la définition des tâches incombant aux juges de la Cour provinciale et doit par conséquent être traitée comme une question relevant de la protection de la sécurité financière plutôt que de l’inamovibilité.
(b) La sécurité financière
(i) Aperçu
50 Dans Valente, précité, seule la dimension individuelle de la sécurité financière est abordée, en rapport avec la fixation des traitements par le pouvoir exécutif. Cet arrêt détermine que les exigences constitutionnelles à cet égard se limitent à ce que le traitement des juges soit prévu par la loi et à ce que l’exécutif ne puisse arbitrairement empiéter sur ce droit de façon à affecter l’indépendance des tribunaux. Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, confirme que cette obligation s’applique aussi au pouvoir législatif.
51 Le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, précité, par. 121, précise clairement que la sécurité financière des juges des cours provinciales a aussi une dimension institutionnelle, façonnant les relations entre la magistrature, d’une part, et les pouvoirs exécutif et législatif d’autre part.
52 Bien qu’elle soit de création législative, la magistrature provinciale est investie d’importantes fonctions constitutionnelles, notamment en ce qu’elle est habilitée à faire : respecter la primauté de la Constitution en application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982; accorder réparation pour violation de la Charte, en vertu de l’art. 24; appliquer les art. 2, et 7 à 14 de la Charte; veiller au respect du partage des pouvoirs au sein de la fédération en vertu des art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867; et rendre des décisions relatives aux droits des peuples autochtones protégés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. En somme, vu la place occupée par les cours provinciales au sein du système juridique canadien, la Constitution exige qu’elles demeurent financièrement indépendantes des autres pouvoirs politiques (Renvoi : Juges de la Cour provinciale, par. 124-130).
53 Nous sommes confrontés ici à une situation où la législature du Nouveau-Brunswick a décidé de modifier son organisation judiciaire au moyen d’une loi s’appliquant à tous les juges de la Cour provinciale. Un tel exercice de pouvoir touche les interactions d’ordre purement institutionnel entre les pouvoirs législatif et judiciaire et est donc susceptible d’être assujetti aux exigences liées à la dimension institutionnelle de la sécurité financière. Une atteinte à l’aspect institutionnel de la sécurité financière aura, du reste, des retombées concrètes sur la sécurité financière de tous les juges de la Cour provinciale.
54 Comme l’énonce le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, par. 131, les éléments de l’indépendance financière au niveau institutionnel découlent chacun de l’impératif constitutionnel qui veut que, autant que possible, les rapports entre le judiciaire et les deux autres pouvoirs de l’État soient dépolitisés. Cet impératif commande que la magistrature soit protégée contre l’ingérence politique des autres pouvoirs par le biais de la manipulation financière et qu’elle soit perçue comme telle. En outre, il faut veiller à ce qu’elle ne soit pas mêlée à des débats politiques sur la rémunération des personnes payées sur les fonds publics. En effet, son rôle d’arbitre constitutionnel requiert que la magistrature en soit et en paraisse isolée.
55 D’autre part, il faut chercher à favoriser l’impartialité des juges, ainsi que l’image d’impartialité, en réduisant au minimum leur participation aux débats concernant leur propre rémunération, tout en empêchant les autres branches du gouvernement d’utiliser leur contrôle des finances publiques pour s’immiscer dans leur indépendance juridictionnelle.
56 Dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, par. 133-135, trois éléments, ou principes, sont jugés essentiels à la dimension institutionnelle de la sécurité financière.
57 D’abord, les traitements des juges des cours provinciales peuvent généralement être réduits, augmentés ou bloqués, mais pour ce faire les gouvernements doivent avoir recours à un organisme (généralement appelé « commission de la rémunération ») indépendant, efficace et objectif, qui offrira ses recommendations. Les gouvernements provinciaux ont l’obligation constitutionnelle de recourir à ce processus. La présence d’un tel organisme permet en effet la fixation du niveau de rémunération par le législatif ou l’exécutif, tout en neutralisant la possibilité d’ingérence par la manipulation financière ou la perception qu’une telle possibilité d’ingérence existe. Les recommandations de cette commission ne lient pas l’exécutif ou la législature. Cependant, elles ne doivent pas être écartées à la légère. S’il est décidé de les écarter, cette décision doit être justifiée, au besoin devant une cour de justice, sur la base d’un critère de simple rationalité. Un tel processus favorise donc l’impartialité et l’image d’impartialité de la magistrature, en assurant que la sécurité financière des juges n’est pas à la merci des ingérences politiques.
58 Ensuite, toute négociation, au sens de marchandage, concernant le traitement des juges entre un membre ou représentant de la magistrature, d’une part, et un membre ou représentant de l’exécutif ou du législatif, d’autre part, est interdite. De telles négociations sont fondamentalement incompatibles avec l’indépendance de la magistrature. D’abord, elles sont immanquablement politiques, de par la nature intrinsèque de la question des rémunérations versées sur les fonds publics. De plus, la tenue de telles négociations minerait l’image d’indépendance de la magistrature, étant donné que la compétence des tribunaux provinciaux fait que l’État est fréquemment partie aux litiges dont ils sont saisis et que des négociations salariales pourraient faire naître certaines craintes évidentes quant à l’indépendance de la magistrature, du fait de l’attitude des parties à ces négociations.
59 Enfin, les réductions des traitements des juges ne doivent pas avoir pour effet d’abaisser ces traitements au dessous du minimum requis par la charge de juge. La confiance du public dans l’indépendance de la magistrature serait affaiblie si les traitements versés aux juges étaient si bas qu’ils donneraient à penser que les juges sont vulnérables aux pressions politiques ou autres par le biais de la manipulation financière. Afin de parer à la possibilité que l’inaction du gouvernement puisse servir de moyen de manipulation financière en permettant la dégradation des traitements des juges en dollars constants, à cause de l’inflation, ainsi qu’à la possibilité que ces traitements tombent sous le minimum requis pour assurer l’indépendance de la magistrature, les commissions de la rémunération doivent se réunir après une période déterminée suivant la présentation de leur dernier rapport, afin d’étudier le caractère adéquat des traitements des juges à la lumière du coût de la vie et d’autres facteurs pertinents.
60 Ainsi, l’impératif de dépolitisation fait peser des obligations négatives et positives sur les pouvoirs législatif et exécutif. Car non seulement doivent-ils s’abstenir d’utiliser leurs pouvoirs financiers pour influencer les juges dans l’exercice de leurs fonctions, ils doivent, au surplus, protéger activement l’indépendance de la magistrature par l’adoption d’instruments législatifs et institutionnels appropriés.
61 Le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, par. 136, précise également que ces principes s’appliquent aux pensions et autres avantages accordés aux juges. Donc, toute mesure gouvernementale affectant quelque aspect des conditions de rémunération des juges déclenchera automatiquement l’application des principes liés à la dimension institutionnelle de la sécurité financière.
62 Il faut donc examiner maintenant si les fonctions de juge surnuméraire et leur abolition ont une incidence sur la sécurité financière des juges de la Cour provinciale.
(ii) Application à l’espèce
1. L’élimination du poste de juge surnuméraire porte-t-elle atteinte à la sécurité financière des juges de la Cour provinciale?
63 Il appert qu’au moment de son instauration on pensait que le poste de juge surnuméraire procurerait une certaine flexibilité dans l’organisation du système judiciaire provincial. D’autre part, cela permettait au gouvernement de profiter de l’expertise de juges expérimentés, tout en défrayant uniquement la différence entre un plein traitement et la pension qui devait de toute façon être payée à un juge ayant opté pour la retraite. Ainsi, les conditions d’admissibilité au statut de surnuméraire ont toujours parfaitement reflété les conditions d’admissibilité à une pension de retraite. Par ailleurs, ces fonctions ont été décrites comme une « période transitoire utile avant la retraite » (M. L. Friedland, Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada (1995), p. 53 (je souligne)).
64 Pour un juge de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick ayant rempli certaines conditions d’âge et d’ancienneté, l’option de devenir juge surnuméraire s’ajoutait donc à celles de prendre sa retraite et toucher sa pension, d’une part, et de continuer à siéger à temps plein, d’autre part. Évidemment, la seule façon de rendre un tel poste attrayant était d’offrir des conditions plus avantageuses que celles de la retraite ou des fonctions à temps plein.
65 Normalement, un juge de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick devenant juge surnuméraire bénéficiait d’une réduction substantielle de sa charge de travail tout en conservant un plein traitement. Cependant la Loi sur la Cour provinciale est muette quant à l’importance relative de cette réduction; son par. 4.1(5) laissait simplement cette décision au juge en chef de la cour. En théorie donc, cette réduction aurait pu être minime, voire inexistante. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au juge Rice, qui a dû siéger à temps plein malgré son statut de surnuméraire en raison du manque d’effectifs. Cependant, la normalisation d’une telle pratique aurait presque assurément éliminé le choix du statut de juge surnuméraire comme choix raisonnable offert à un juge remplissant les conditions d’admissibilité. Le gouvernement du Nouveau-Brunswick aurait alors été privé des avantages de flexibilité et d’expertise envisagés lors de la création de ces fonctions. Par conséquent, je ne crois pas que l’on puisse procéder à un examen de la nature du poste de juge surnuméraire à partir d’une lecture si abstraite du par. 4.1(5) de la Loi que l’on finisse par faire totalement abstraction des contextes factuel et juridique dans lesquels cette disposition s’inscrivait. D’ailleurs, son texte même, énonçant qu’un juge surnuméraire « doit être disponible pour exercer les fonctions judiciaires qui peuvent lui être assignées à l’occasion par le juge en chef ou le juge en chef associé » (je souligne), paraissait suggérer une charge de travail réduite.
66 Il faut donc, à mon avis, tenir compte de la preuve non-contredite selon laquelle il était entendu par tous qu’un juge surnuméraire devait accomplir environ 40 p. 100 de la charge habituelle de travail d’un juge de la Cour provinciale. La pension de retraite d’un juge de la Cour provinciale équivalait à 60 p. 100 du plein traitement. L’entente générale sur cette interprétation venait du raisonnement selon lequel il était logique qu’un juge admissible à une pension équivalent à 60 p. 100 de son plein traitement se voit offrir la possibilité de remplir 40 p. 100 de ses anciennes fonctions en contrepartie d’un plein traitement.
67 À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que le système de juges surnuméraires constituait un avantage économique indéniable pour tous les juges de la Cour provinciale nommés avant l’entrée en vigueur de la Loi 7 ainsi que pour d’éventuels candidats au poste de juge de cette cour. Autrement dit, ce genre d’avantage était certainement pris en considération tant par les juges en fonction que par des postulants au poste de juge dans la planification de leurs affaires économiques et financières. Aussi m’apparaît-il malvenu de suggérer que l’abolition du poste de juge surnuméraire ne portait pas atteinte à la dimension collective de la sécurité financière de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick. Pour le moins, ce poste créait un droit à l’avantage potentiel d’une charge de travail réduite dans la mesure que choisissait le juge en chef, c’est-à-dire un pouvoir judiciaire indépendant de l’exécutif ou autre pouvoir de l’État. Son abolition a modifié des conditions de travail avantageuses pour les juges en les privant de l’option d’être admissibles à une charge de travail moins exigeante qui serait déterminée dans le respect de l’indépendance institutionnelle de la cour. Cet avantage pouvait être substantiel et avoir des incidences sur la qualité et le style de vie des juges à la fin de leur carrière. La question en l’espèce n’est pas de savoir si cet avantage est une garantie suffisante de la sécurité financière ou de l’indépendance de la magistrature, comme la question examinée dans Valente dont parle mon collègue le juge Binnie, mais si le statut de surnuméraire conférait un avantage substantiel relativement à la sécurité financière susceptible de donner lieu à négociation et politisation.
68 À mon avis, il n’y a pas de distinction de principe entre une réduction de salaire pure et simple et l’élimination de postes présentant un avantage économique clair. L’une et l’autre revêtent les deux aspects politiques mentionnés dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, c’est-à-dire qu’elles suscitent des questions controversées d’intérêt public et d’allocation des ressources et font naître la possibilité d’une ingérence des autres pouvoirs de l’État dans l’indépendance du judiciaire par le biais de la manipulation financière. Mon collègue le juge Binnie déclare d’ailleurs que le statut de surnuméraire a été adopté au Nouveau-Brunswick après de longs pourparlers entre le gouvernement et les juges de la Cour provinciale. Ainsi, l’élimination du poste de juge surnuméraire porte atteinte à la dimension institutionnelle de la sécurité financière des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick. Une conclusion similaire est d’ailleurs tirée par le juge Parrett dans British Columbia (Provincial Court Judge) c. British Columbia (1997), 40 B.C.L.R. (3d) 289 (C.S.), p. 314-315.
69 En somme, je considère que l’opinion offerte par notre Cour dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, précité, impose que toute modification apportée aux conditions de rémunération des juges à quelque moment que ce soit doit obligatoirement passer par le crible institutionnel d’un organisme indépendant, efficace et objectif, afin que les relations entre le judiciaire, d’une part, et l’exécutif et le législatif, d’autre part, demeurent aussi dépolitisées que possible. C’est là une exigence structurelle de la Constitution canadienne découlant de la séparation des pouvoirs et de la primauté du droit. En omettant de renvoyer la question de l’élimination du poste de juge surnuméraire à un tel organisme, le gouvernement du Nouveau-Brunswick a failli à cette obligation fondamentale. L’absence de clause de droits acquis en faveur des juges surnuméraires en fonction et des juges de la Cour provinciale nommés avant l’entrée en vigueur de la Loi 7 vient aggraver cette première atteinte. Par conséquent, la Loi 7 doit être déclarée invalide.
70 Il faudra néanmoins se garder d’interpréter le raisonnement qui précède comme niant ou paralysant à l’excès l’exercice par les provinces de leur compétence législative en vertu du par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867. Car, si les assemblées législatives provinciales sont investies d’une compétence exclusive en regard de « [l]’administration de la justice dans la province, y compris la création, le maintien et l’organisation de tribunaux de justice pour la province, ayant juridiction civile et criminelle », il n’en demeure pas moins que cette compétence doit être exercée en conformité avec les principes structurels de la Constitution canadienne, dont l’indépendance de la magistrature. Autrement dit, le gouvernement du Nouveau-Brunswick poursuivait une fin parfaitement légitime en voulant apporter certains changements à son organisation judiciaire pour des motifs d’efficacité, de flexibilité et d’économie. Vu les incidences de l’élimination du poste de juge surnuméraire sur la sécurité financière des juges de la Cour provinciale, il devait cependant exercer sa compétence législative en respectant le processus d’examen par un organisme indépendant, efficace et objectif prescrit par la Constitution.
2. La justification et l’article premier de la Charte
71 Comme je le mentionne en début d’analyse, l’indépendance judiciaire est protégée à la fois par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et par l’al. 11d) de la Charte. Ainsi, non seulement s’agit-il d’un droit conféré à un justiciable visé par des poursuites pénales, mais elle constitue au surplus un élément fondamental qui sous-tend le fonctionnement même de l’administration de la justice. Autrement dit, l’indépendance judiciaire est une condition préalable à la mise en œuvre des droits du justiciable dont, notamment, les droits fondamentaux garantis par la Charte.
72 Vu le rôle vital de l’indépendance judiciaire au sein de la structure constitutionnelle canadienne, l’application usuelle de l’article premier de la Charte ne saurait à elle seule en justifier l’atteinte. Un fardeau plus contraignant s’impose au gouvernement. Ainsi, le Renvoi : Juges de la Cour provinciale précise que les éléments de la dimension institutionnelle de la sécurité financière n’avaient pas à être suivis en cas de crise financière exceptionnellement grave provoquée par des circonstances extraordinaires, telles que le déclenchement d’une guerre ou une faillite imminente (par. 137). Or, en l’espèce, il est manifeste que de telles circonstances n’existaient pas au Nouveau-Brunswick à l’époque de l’adoption de la Loi 7. Aucune argumentation n’a d’ailleurs été présentée par l’appelante à cet égard.
73 Puisque le Renvoi : Juges de la Cour provinciale décide de résoudre les questions litigieuses sur la seule base de l’al. 11d) de la Charte, il examine la question de savoir si l’atteinte à cette disposition peut être justifiée en vertu de l’article premier (par. 277 et suiv.). Dans cette analyse, la Cour déclare : (i) qu’il incombe au gouvernement de présenter une preuve justificative de l’atteinte; et (ii) que c’est le fait d’avoir contourné le processus indépendant, efficace et objectif qui doit faire l’objet de la justification et non le contenu des mesures gouvernementales. Même si je suis d’avis qu’une analyse selon l’article premier n’est pas à elle seule apte à résoudre la question de la justification de l’atteinte, ces principes demeurent applicables à l’analyse plus exigeante requise par le caractère fondamental de l’indépendance judiciaire. En l’espèce, l’appelante n’a présenté aucune preuve tendant à justifier ses manquements constitutionnels. De plus, je suis d’avis que l’absence de clause de droits acquis dans la Loi 7 aggrave l’atteinte à l’indépendance judiciaire.
3. La réparation appropriée
74 Certains intervenants ont suggéré que l’appelante n’a pas manqué aux obligations constitutionnelles énoncées dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, du simple fait qu’en vertu de directives données par notre Cour dans sa décision suivant la nouvelle audition du Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3, ces obligations avaient pris plein effet le 18 septembre 1998 alors que la Loi 7 est entrée en vigueur le 1er avril 1995.
75 Il est vrai qu’afin d’assurer le maintien de la bonne administration de la justice, la Cour a décidé lors de la nouvelle audition du Renvoi de suspendre tous les aspects de l’exigence concernant la commission de la rémunération des juges, y compris tout remboursement pour réduction antérieure de traitement, pendant une année à compter de la date du jugement initial (par. 18). Cette ordonnance visait à permettre aux tribunaux dont l’indépendance était en cause de fonctionner malgré tout, pendant que les gouvernements procédaient à l’établissement et à la mise en œuvre du processus d’examen par une commission requis par le premier Renvoi. Selon l’ordonnance, l’exigence relative à la commission de la rémunération des juges s’appliquait pour l’avenir, à compter du 18 septembre 1998. Le juge en chef Lamer ajoute au par. 20 :
Je souligne que le caractère prospectif de l’exigence relative à la rémunération des juges ne modifie pas la rétroactivité des déclarations d’invalidité prononcées dans la présente affaire [. . .] Dans les rares cas où notre Cour a rendu une décision applicable pour l’avenir, elle a toujours permis à la partie qui a porté l’affaire devant le tribunal de profiter de la conclusion d’inconstitutionnalité. [Je souligne.]
76 Une solution similaire est appropriée en l’espèce. Les intimés ont commencé leurs procédures judiciaires avant la décision dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale. Il serait injuste de ne pas leur permettre de profiter de la conclusion d’inconstitutionnalité au même titre que les parties dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, sur la seule base de la séquence des événements. Comme je le mentionne au paragraphe précédent, la suspension de l’exigence de la commission a été ordonnée uniquement pour des raisons de nécessité, afin de permettre aux tribunaux provinciaux de continuer à fonctionner en l’absence du niveau d’indépendance requis. Toutefois il ne s’agissait certainement pas d’une suspension généralisée des obligations constitutionnelles explicitées par le Renvoi : Juges de la Cour provinciale (voir Newfoundland Assn. of Provincial Court Judges c. Newfoundland (2000), 191 D.L.R. (4th) 225 (C.A.T.-N.), p. 266-280 (le juge Green)). Aussi, en toute équité, je suis d’avis que la déclaration d’invalidité doit profiter aux intimés, qui se trouvent, à toutes fins pratiques, dans la même situation que les parties ayant eu gain de cause dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale.
77 Par ailleurs, cette déclaration vise à la fois l’élimination du poste de juge surnuméraire et son remplacement par un tableau de juges à temps partiel payés sur une base journalière, puisqu’il est pratiquement impossible de dissocier ces deux aspects de la Loi 7 (Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, p. 710-711; Attorney‑General for Alberta c. Attorney‑General for Canada, [1947] A.C. 503 (C.P.), p. 518). Cependant, afin de pallier au vide juridique que créerait une pure déclaration d’invalidité, la déclaration sera initialement suspendue erga omnes pour une période de six mois, afin de permettre au gouvernement du Nouveau-Brunswick d’apporter une solution conforme à ses obligations constitutionnelles (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721). Toutefois la Cour ne devrait pas dicter la marche à suivre pour remédier à la situation. En effet, comme il y a plus d’une façon d’y parvenir, il appartient au gouvernement de déterminer celle qui lui convient. Il appartient aussi au gouvernement de décider si l’actuelle commission sur la rémunération des juges mise en place par les art. 22.01 et suiv. de la Loi sur la Cour provinciale peut validement se saisir de la question de l’élimination des fonctions de juge surnuméraire.
B. Autres questions
(1) Les dommages-intérêts
78 Selon un principe général de droit public, en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages-intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle (Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957; Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 42). Autrement dit, [traduction] « l’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité » (K. C. Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 3, p. 487). Ainsi, au sens juridique, tant les fonctionnaires que les institutions législatives bénéficient d’une immunité restreinte vis-à-vis des actions en responsabilité civile dont le fondement serait l’invalidité d’un texte législatif. Quant à la possibilité qu’une assemblée législative soit tenue responsable pour l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle, R. Dussault et L. Borgeat confirment dans leur Traité de droit administratif (2e éd. 1989), t. III, p. 959, que :
Dans notre régime parlementaire, il est impensable que le Parlement puisse être déclaré responsable civilement en raison de l’exercice de son pouvoir législatif. La loi est la source des devoirs, tant des citoyens que de l’Administration, et son inobservation, si elle est fautive et préjudiciable, peut pour quiconque faire naître une responsabilité. Il est difficilement imaginable cependant que le législateur en tant que tel soit tenu responsable du préjudice causé à quelqu’un par suite de l’adoption d’une loi. [Notes infrapaginales omises.]
79 Toutefois, comme je le mentionne dans Guimond c. Québec (Procureur général), précité, depuis l’adoption de la Charte un demandeur n’est plus limité uniquement à une action en dommages‑intérêts fondée sur le droit général de la responsabilité civile. Il pourrait, en théorie, solliciter des dommages‑intérêts compensatoires et punitifs à titre de réparation « convenable et juste » en vertu du par. 24(1) de la Charte. Or, l’immunité restreinte accordée à l’État constitue justement un moyen d’établir un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité d’avoir un gouvernement efficace. Autrement dit, cette doctrine permet de déterminer si une réparation est convenable et juste dans les circonstances. Par conséquent les raisons qui sous-tendent le principe général de droit public sont également pertinentes dans le contexte de la Charte. Ainsi, l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit « établies et incontestables » qui définissent les droits constitutionnels des individus. Cependant, s’ils agissent de bonne foi et sans abuser de leur pouvoir eu égard à l’état du droit, et qu’après coup seulement leurs actes sont jugés inconstitutionnels, leur responsabilité n’est pas engagée. Autrement, l’effectivité et l’efficacité de l’action gouvernementale seraient exagérément contraintes. Les lois doivent être appliquées dans toute leur force et effet tant qu’elles ne sont pas invalidées. Ce n’est donc qu’en cas de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir que des dommages-intérêts peuvent être octroyés (Crown Trust Co. c. The Queen in Right of Ontario (1986), 26 D.L.R. (4th) 41 (C. div. Ont.)).
80 C’est sur cette toile de fond qu’il faut lire les commentaires du juge en chef Lamer dans Schachter, précité, p. 720, selon lesquels :
Il y aura rarement lieu à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte en même temps qu’une mesure prise en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Habituellement, si une disposition est déclarée inconstitutionnelle et immédiatement annulée en vertu de l’art. 52, l’affaire est close. Il n’y aura pas lieu à une réparation rétroactive en vertu de l’art 24. [Je souligne.]
81 En somme, même s’il est impossible d’affirmer que des dommages‑intérêts ne peuvent jamais être obtenus à la suite d’une déclaration d’inconstitutionnalité, il est exact que, en règle générale, une action en dommages‑intérêts présentée en vertu du par. 24(1) de la Charte ne peut être jumelée à une action en déclaration d'invalidité fondée sur l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
82 Lorsqu’on applique ces principes à la présente situation, il est évident que les intimés n’ont pas droit à des dommages-intérêts en raison simplement du caractère inconstitutionnel de l’adoption de la Loi 7. Par ailleurs, je ne trouve aucun élément de preuve qui puisse indiquer que le gouvernement du Nouveau-Brunswick a agi négligemment, de mauvaise foi, ou en abusant de ses pouvoirs. Il n’a jamais été démontré qu’il savait que l’élimination du poste de juge surnuméraire était inconstitutionnelle. Bien au contraire, la Loi 7 est entrée en vigueur le 1er avril 1995, soit plus de deux années avant l’opinion rendue par cette Cour dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, qui, il faut le reconnaître, changeait considérablement la donne en matière d’indépendance institutionnelle de la magistrature. De ce fait, on ne peut raisonnablement suggérer que le gouvernement néo-brunswickois a fait preuve de négligence, de mauvaise foi ou d’aveuglement volontaire à l’égard de ses obligations constitutionnelles d’alors.
83 En outre, je ne puis accepter la proposition du juge Ryan de la Cour d’appel, selon laquelle le non-respect par le ministre de la Justice de sa promesse de soumettre le projet de Loi 7 au Comité de modification des lois constituait un acte de mauvaise foi justifiant l’octroi de dommages-intérêts. Même en admettant sa véracité, une telle preuve est loin de démontrer une attitude négligente ou abusive de la part du gouvernement. En fait, elle n’a aucune valeur probante quant à savoir si, dans les circonstances, la loi a été adoptée de manière fautive, pour des motifs détournés ou avec la connaissance de son inconstitutionnalité.
84 La demande des juges intimés en dommages-intérêts est donc rejetée.
(2) Les dépens
85 Même si l’appel est accueilli en partie, il demeure que les intimés ont eu gain de cause sur la principale question en litige, soit l’inconstitutionnalité de la loi contestée. Je leur accorderais donc les dépens devant toutes les cours.
86 En première instance, les intimés ont obtenu des dépens entre parties. En Cour d’appel, cette décision a été infirmée et il a été décidé que le comportement du gouvernement justifiait l’octroi de dépens entre avocat et client. Il est établi que la question des dépens est laissée à la discrétion du juge de première instance. La règle générale en la matière veut que des dépens entre avocat et client ne soient accordés qu’en de rares occasions, par exemple lorsqu’une partie a fait preuve d’une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante (Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, p. 134). Des raisons d’intérêt public peuvent également fonder une telle ordonnance (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 80).
87 Bien que l’indépendance judiciaire constitue une noble cause méritant d’être défendue ardemment, il n’est pas à mon avis approprié d’accorder une telle forme de dépens aux intimés en l’espèce. Je leur accorderais donc leurs dépens entre parties.
VII. Dispositif
88 L’appel est accueilli en partie. La Loi modifiant la Loi sur la Cour provinciale (Loi 7) est déclarée inconstitutionnelle comme portant atteinte aux garanties institutionnelles d’indépendance judiciaire contenues à l’al. 11d) de la Charte et au préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Sauf à l’égard des intimés, cette déclaration d’inconstitutionnalité est toutefois suspendue pour une période de six mois à partir de la date du présent jugement* afin de permettre au gouvernement du Nouveau-Brunswick de remédier à la situation en conformité avec ses obligations constitutionnelles telles que décrites au présent arrêt ainsi que dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale. Les questions constitutionnelles reçoivent donc les réponses suivantes :
Question 1 : Oui, à l’égard de la sécurité financière.
Question 2 : Oui.
Question 3 : Non.
89 La demande de dommages-intérêts des intimés est rejetée.
90 Ayant eu gain de cause sur la question principale en litige, les intimés ont droit à leurs dépens dans toutes les cours.
Version française des motifs des juges Binnie et LeBel rendus par
91 Le juge Binnie (dissident) — J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue le juge Gonthier. Je suis d’accord avec son exposé des principes généraux de l’indépendance judiciaire mais je ne peux souscrire à l’opinion que le statut de juge surnuméraire défini dans la Loi sur la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.‑B. 1973, ch. P‑21, était un avantage économique protégé par la Constitution. L’expectative des intimés de ne travailler que 40 p. 100 du temps en contrepartie de la pleine rémunération de juge à temps plein n’était ni inscrite dans la Loi ni autrement prescrite sous une forme légalement exécutoire.
92 Mon collègue note « la preuve non‑contredite selon laquelle il était entendu par tous qu’un juge surnuméraire devait remplir environ 40 p. 100 de la charge habituelle de travail d’un juge de la Cour provinciale » (par. 66 (je souligne)). Je n’en doute pas. Il semble clair que cela était entendu par les juges et les représentants du gouvernement. La question est toutefois de savoir si le principe de l’indépendance judiciaire protège des « ententes » sur des avantages financiers précis qui, fait significatif, ne figurent pas dans la loi applicable.
93 Mon collègue affirme que l’indépendance judiciaire doit être protégée par « des garanties juridiques objectives » (par. 38). Je suis d’accord. Toutefois, ce dont il s’agit en l’espèce n’est ni objectif ni garanti. Comme mon collègue le souligne (par. 65), la disposition abrogée de la Loi sur la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick définissait la charge de travail du juge surnuméraire en disant uniquement qu’il « doit être disponible pour exercer les fonctions judiciaires qui peuvent lui être assignées à l’occasion par le juge en chef ou le juge en chef associé » (par. 4.1(5)). Le problème n’est pas simplement que l’étendue de l’avantage discrétionnaire n’était pas stipulée dans la Loi. Selon mon interprétation, le problème plus fondamental est que le texte législatif ne garantissait absolument aucun avantage.
94 Il ne s’agit pas ici des principes constitutionnels généraux non écrits. Il n’existe aucun droit constitutionnel général habilitant des juges à travailler 40 p. 100 du temps en contrepartie d’une pleine rémunération. Le litige vise un avantage particulier que l’on dit avoir été volontairement conféré aux juges surnuméraires par la législature dans la loi de 1988 et inconstitutionnellement abrogé en 1995. L’argument veut que l’avantage, une fois conféré, jouit de la protection constitutionnelle et ne peut être abrogé par le législateur sauf en conformité avec le processus indépendant, efficace et objectif prévu dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi : Juges de la Cour provinciale »).
95 Cependant la législature du Nouveau‑Brunswick a refusé d’inscrire dans les modifications de 1988 applicables aux juges surnuméraires tout engagement de réduire la charge de travail. (Personne ne prétend que ce refus contrevenait en soi à des garanties constitutionnelles non écrites.) L’omission de garantir une réduction de la charge de travail dans les modifications de 1988 était évidente pour tous dès le départ. La législature a par la suite refusé de fournir des fonds suffisants pour financer la nomination d’un certain nombre de juges pour permettre que le régime des juges surnuméraires fonctionne comme les juges l’avaient prévu. L’enveloppe budgétaire était bien inférieure aux attentes antérieures suscitées par les fonctionnaires, mais elle était compatible avec le refus constant de la législature de garantir dans la loi une réduction de la charge de travail. Il en a résulté qu’un juge surnuméraire devait, en vertu de la loi, exécuter les fonctions judiciaires que lui assignait le juge en chef, mais que ce dernier, en raison de la pénurie de juges, ne pouvait répondre dans la plupart des cas aux expectatives des juges qui avaient choisi de devenir surnuméraires.
96 Puisque la Loi ne donnait aux juges de la Cour provinciale aucune garantie, la réduction prévue de la charge de travail attachée, selon les intimés, au statut de juge surnuméraire, ne faisait pas partie de la garantie constitutionnelle d’indépendance judiciaire de la cour dont ils étaient membres. L’abrogation d’un avantage potentiel conféré volontairement par la législature, dont la réalisation dépendait en pratique d’un pouvoir entièrement discrétionnaire, ne pouvait pas miner leur indépendance institutionnelle et ne l’a pas fait à mon avis. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi.
Les faits
97 Le statut de juge surnuméraire est créé au Nouveau‑Brunswick par des modifications en 1987 de la Loi, entrées en vigueur le 1er janvier 1988. Entre leur entrée en vigueur et leur abrogation sept ans plus tard, six juges de la Cour provinciale ont choisi ce statut. Leur expérience professionnelle diversifiée illustre bien la lacune fondamentale de l’argumentation des intimés, le fait que le texte législatif ne garantissait aucun avantage — sans même parler de charge de travail réduite à 40 p. 100 — au statut de surnuméraire.
98 Le juge Douglas Rice, intimé, choisit de devenir juge surnuméraire le 30 avril 1993 après plus de 21 ans dans la magistrature. Sa charge de travail n’est pas réduite à 40 p. 100 de ce qu’elle était. Elle semble ne pas diminuer beaucoup entre 1993 et son départ à la retraite.
99 Dans le pourvoi connexe, le juge Ian Mackin, intimé, choisit de devenir surnuméraire le 15 août 1988, après 25 ans de magistrature. Initialement, sa charge de travail ne diminue pas beaucoup non plus, mais par la suite, il ralentit et commence à beaucoup voyager; en fait, au moins pendant les cinq années antérieures à 1995, il passe ses hivers en Australie et y reste six mois environ, tout en continuant de toucher son plein traitement de juge.
100 Le juge James D. Harper, un autre juge qui a choisi de devenir surnuméraire, a continué de travailler plus ou moins à plein régime, comme le juge Rice. À son avis, certains juges surnuméraires fournissaient « peu ou pas de travail », c.‑à‑d. bien moins que 40 p. 100 de la charge normale, tandis que d’autres travaillaient « très fort ». Le 7 novembre 1994, le juge Harper écrit au juge en chef Hazen Strange :
[traduction] Je suis bien conscient du fait que beaucoup de juges surnuméraires ne faisaient pas leur part et recevaient plein salaire pour peu ou pas de travail. Cependant, comme vous le savez bien, il y a au moins deux juges surnuméraires qui travaillent très fort.
101 Les fluctuations de la charge de travail résultent de plusieurs facteurs dont la réceptivité et le professionnalisme des juges surnuméraires et, fait encore plus important, la grave pénurie de ressources dans l’ensemble de la Cour provinciale. Il n’y avait que six juges surnuméraires et, on l’a dit, le gouvernement n’avait pas nommé de remplaçants pour au moins deux d’entre eux, les juges Rice et Harper. Comme l’explique le juge en chef dans son témoignage :
[traduction] R. La responsabilité administrative la plus difficile et celle qui prenait le plus de temps était d’assigner des juges à travers la province. À certains moments, nous avions pratiquement plus de séances un jour donné que de juges, et nous avions plusieurs tribunaux satellites — à un moment donné, 21 je crois — je pense qu’à un moment, nous avions 24 cours permanentes et seulement quelque chose comme 23 juges. Réellement, la plus difficile de mes tâches était d’assigner les juges aux diverses cours de façon qu’elles ne restent pas vides.
Q. D’accord.
R. Cette situation a duré dix ans.
102 Les tracas administratifs du juge en chef ne prennent pas fin le 3 mars 1995, avec la sanction royale de la Loi modifiant la Loi sur la Cour provinciale, L.N.‑B. 1995, ch. 6, qui abroge les dispositions régissant le statut de surnuméraire. Aux termes de la loi, chacun des six juges surnuméraires doit choisir, avant le 1er avril 1995, entre prendre sa retraite ou reprendre ses fonctions à temps plein. Tous font un choix, sauf le juge Mackin, intimé, qui refuse de se prononcer dans un sens ou dans l’autre, estimant apparemment que cela conférerait une crédibilité injustifiée à l’abrogation de 1995. Selon lui, l’abrogation est illégale et, par avis en date du 25 avril 1995, il informe le procureur général de son intention d’en contester judiciairement la constitutionnalité.
103 Le lendemain, le 26 avril 1995, avant même que procède la contestation constitutionnelle, le juge Mackin entre dans une salle d’audience de la Cour provinciale à Moncton, qui n’est pas en séance, et, en présence d’avocats de la Couronne et d’autres avocats, déclare que dorénavant il refusera de [traduction] « siéger, instruire et juger sous la contrainte de ces modifications ».
104 Par lettre en date du 17 mai 1995, le juge en chef lui donne l’ordre de retourner au travail. Le juge Mackin refuse d’obtempérer. Il estime ne plus pouvoir être considéré comme « indépendant » au sens de l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.
105 Le 16 juin 1995, le juge Russell de la Cour du Banc de la Reine rejette la demande d’injonction du juge Mackin visant à empêcher le juge en chef [traduction] « de l’assigner, de le désigner ou de lui demander autrement d’exercer des fonctions judiciaires ».
106 Le juge en chef estime que la contestation constitutionnelle du juge Mackin a été écartée par une cour supérieure et que la confiance du public dans la magistrature sera diminuée si le juge Mackin n’accepte pas ce résultat juridique, du moins tant qu’il n’est pas infirmé en appel. En conséquence, le 19 juillet 1995, le juge en chef, bien qu’il ait paru partager le point de vue du juge Mackin sur l’invalidité de la loi abrogeant le statut de surnuméraire, lui écrit en ces termes : [traduction] « Je pense que vous avez eu suffisamment de temps pour examiner la décision du juge RUSSELL ». Il réitère ensuite qu’il exige qu’il retourne à son travail. La réponse du juge Mackin est de prendre un congé de maladie. Ce congé est justifié par la suite dans un « rapport » d’une phrase daté du 2 août 1995 dans lequel le Dr Paul Doucet précise que le juge Mackin ne retournera pas au travail [traduction] « pendant une période indéterminée, pour des raisons médicales ». Lorsque le juge en chef demande au Dr Doucet une explication des « raisons médicales », le juge Mackin fait répondre par ses avocats qu’il est [traduction] « très possible » que sa demande contrevienne à la Loi sur les droits de la personne de la province. On n’a pas révélé le fondement juridique de cet argument curieux.
107 Par la suite, le juge Mackin, quand il travaille, adopte l’habitude de se présenter en salle d’audience et, fréquemment, de déclarer des ajournements de longue durée ou d’ordonner l’arrêt des procédures. Selon le témoignage du juge en chef Strange :
[traduction] Ce qui se passait — je pense à une affaire en particulier, une affaire assez terrible dans laquelle la victime présumée était une jeune personne, un cas d’agression sexuelle — il se contentait de reporter d’un, deux, trois ou quatre mois. Les témoins se présentaient; le ministère public assignait des témoins qui venaient parfois de loin, parfois de près. Le procès était simplement ajourné, ajourné, ajourné, ce qui rendait la situation grotesque; ce n’était pas équitable pour l’accusé; ce n’était pas équitable pour la poursuite; ce n’était pas équitable pour les témoins, et tout simplement rien n’avançait dans les affaires confiées au juge Mackin . . .
108 Le 14 novembre 1995, le juge en chef obtient de la Cour du Banc de la Reine une ordonnance de mandamus enjoignant au juge Mackin de [traduction] « siéger aux endroits et dates fixés par le juge en chef de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick et d’entendre et juger les affaires régulièrement portées devant lui au cours de ces audiences ». Le 12 avril 1996, l’appel du juge Mackin est rejeté (avec une modification dans les dépens).
109 Dans l’intervalle, le juge Mackin continue sa pratique d’accorder l’arrêt des procédures à tout accusé qui le demande, ce qui a pour effet de mettre fin à des poursuites dans le cas de certaines accusations criminelles graves. Par exemple, le 13 février 1996, dans l’affaire R. c. McCully, l’échange suivant a lieu devant le juge Mackin :
[traduction] [Avocat de la Couronne] : . . . Je veux que le dossier indique clairement que le ministère public était disposé à procéder. Nos témoins sont présents, il n’y avait pas matière à avis de requête [c.‑à‑d. pour un arrêt des procédures].
Cour : Oui, alors — l’arrêt des procédures est ordonné en raison de l’absence d’indépendance structurelle de la Cour provinciale.
[Avocat de la Couronne] : Votre Honneur, dois‑je supposer que vous allez ordonner l’arrêt des procédures dans toutes les affaires dont vous êtes saisi?
Cour : Si quelqu’un me le demande.
[Avocat de la Couronne] : Dans la mesure où quelqu’un le demande?
Cour : Oui.
[Avocat de la Couronne] : D’accord.
Cour : Bien, c’est là ma décision.
110 Tout aussi régulièrement que le juge Mackin prononce l’arrêt des procédures, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick infirme sa décision. C’est ce qui arrive dans R. c. Woods (1996), 179 R.N.-B. (2e) 153, le 26 juin 1996, et dans R. c. Lapointe, [1997] A.N.-B. no 57 (QL) (C.A.), le 12 février 1997. Le 23 juin 1997, dans R. c. Leblanc (1997), 190 R.N.-B. (2e) 70, la Cour d’appel doit encore réitérer qu’elle désapprouve l’inscription d’un arrêt des procédures dans des circonstances semblables.
111 Le 10 avril 1996, le ministre de la Justice du Nouveau‑Brunswick se plaint de la conduite du juge Mackin auprès du Conseil de la magistrature du Nouveau‑Brunswick. Environ une semaine plus tard, le 19 avril 1996, le juge Mackin contre‑attaque avec une lettre au Solliciteur général de la province demandant que soit intentée une procédure pour outrage au tribunal contre le ministre provincial de la Justice. La province rejette finalement la demande du juge Mackin en se fondant sur un avis du sous‑procureur général de l’Alberta.
112 Le 5 juin 1996, le Conseil de la magistrature décide de ne pas prendre de mesures dans le dossier du juge Mackin jusqu’à ce qu’il soit [traduction] « disposé de façon définitive » des diverses procédures judiciaires et conclut que [traduction] « la plainte est prématurée ».
113 Ce sont les personnes appelées à comparaître devant le juge Mackin qui subissent la plus grande part des difficultés. Plusieurs passages du témoignage du juge en chef Strange (qui, je le rappelle, continuait d’appuyer la contestation constitutionnelle) illustrent la situation de certains membres du public :
[traduction] Cela créait une situation terrible. Nous avions des témoins venant parfois de très loin, qui se présentaient, parfois dans des affaires relativement sérieuses; des avocats se présentaient, des poursuivants se présentaient et ainsi de suite; on prononçait alors tout simplement l’arrêt des procédures ou encore plus vraisemblablement l’ajournement à une date éloignée. On en était arrivé au point où cette situation bouleversait tout simplement l’ensemble du système judiciaire à cet endroit.
. . .
[Le juge Mackin] se rendait à l’audience et ajournait l’audition des dossiers dans 90 p. 100 des cas. Je recevais constamment des appels disant qu’il n’allait plus entendre de litiges. Il allait ordonner des ajournements, des ajournements; cela s’est poursuivi jusque récemment — je sais qu’au mois de décembre dernier [1997], 112 accusations ont été ajournées au 15 décembre, dans l’après‑midi. Je tiens à préciser que cette situation n’était pas propice à l’audition régulière des dossiers par la cour ni au bon traitement des personnes.
114 Compte tenu de ces circonstances, le juge en chef et ses collègues décident en fin de compte de ne pas confier au juge Mackin des dossiers ayant une importance quelconque. Voici ce que dit le juge en chef :
[traduction] Comme juge en chef, je ne voulais pas de gros dossiers dans lesquels les victimes seraient humiliées ou offensées ou dans lesquels des témoins se présenteraient et devraient repartir chez eux. Je ne voulais rien de cela. C’était arrivé trop souvent et c’était inadmissible.
115 L’intimé le juge Douglas Rice s’est acquitté de sa pleine charge de travail jusqu’à son départ à la retraite le 15 octobre 1997. Aucun juge suppléant n’a été nommé avant son départ. Le juge Harper était encore en fonction quand il est décédé. Aucun juge suppléant n’a été nommé avant son décès. L’intimé le juge Ian Mackin a atteint l’âge de la retraite obligatoire le 7 avril 2000.
Analyse
116 L’indépendance judiciaire est une pierre angulaire du gouvernement constitutionnel. La sécurité financière est une des conditions essentielles de l’indépendance judiciaire. Cependant, à moins que ces principes ne soient interprétés en fonction des intérêts d’ordre public qu’ils visent à servir, il y a danger que leur application compromette la confiance du public dans les tribunaux, au lieu de l’accroître.
117 Dans Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, la Cour énonce le principe fondamental selon lequel la garantie d’indépendance de la magistrature a été établie au profit des justiciables et non des juges. Elle vise non seulement à ce que justice soit rendue dans des cas individuels, mais aussi à assurer la confiance du public dans l’ensemble du système judiciaire. Le juge Le Dain dit à la p. 689 :
Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace. Il importe donc qu’un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu’impartial et que le critère de l’indépendance comporte cette perception . . .
118 Le juge en chef Lamer exprime une opinion analogue dans R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, p. 139 :
La garantie d’indépendance judiciaire vise dans l’ensemble à assurer une perception raisonnable d’impartialité; l’indépendance judiciaire n’est qu’un « moyen » pour atteindre cette « fin ». Si les juges pouvaient être perçus comme « impartiaux » sans l’« indépendance » judiciaire, l’exigence d’« indépendance » serait inutile. Cependant, l’indépendance judiciaire est essentielle à la perception d’impartialité qu’a le public. L’indépendance est la pierre angulaire, une condition préalable nécessaire, de l’impartialité judiciaire.
Il faut préciser que ni le juge Rice ni le juge Mackin ne laissent entendre que l’abrogation de 1995 a de quelque façon touché leur impartialité. On ne peut pas dire non plus que l’abrogation a miné leur indépendance individuelle puisqu’ils conservaient leur plein traitement et l’inamovibilité. Leur argumentation consiste à dire qu’elle a sapé l’indépendance institutionnelle de la cour dont ils étaient membres.
119 Dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, précité, le juge en chef Lamer revient sur la nécessité d’une interprétation téléologique de la garantie d’indépendance judiciaire en adoptant au par. 156 la proposition suivante :
[traduction] La sécurité financière est une condition essentielle de l’indépendance de la magistrature. Cependant, cet élément doit être considéré non pas dans l’abstrait, mais plutôt en relation avec son objet qui est, en définitive, de protéger le judiciaire contre la manipulation financière du législatif ou de l’exécutif.
120 Le juge en chef Lamer fait de nouveau ressortir ce point au par. 193 :
Je veux qu’il soit bien clair que le fait de garantir un traitement minimal ne vise pas à avantager les juges. La sécurité financière est plutôt un moyen d’assurer l’indépendance de la magistrature et, de ce fait, elle est à l’avantage du public. Comme l’a dit le professeur Friedland, en tant que citoyen concerné, une telle mesure est « dans notre propre intérêt » . . .
121 La solution imposée dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale était d’ériger un rempart institutionnel (un « processus indépendant, efficace et objectif ») entre la législature et l’exécutif, d’un côté, et la magistrature, de l’autre, pour les questions relatives à la sécurité financière des juges. L’exigence constitutionnelle était de « dépolitiser » les rapports. Le présent pourvoi ne remet pas en question le bien‑fondé de la solution. Il met en cause les limites de ce que l’on peut qualifier équitablement de questions touchant la garantie de sécurité financière.
122 Dans sa décision en l’espèce, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick, sous la plume du juge Ryan, reconnaît la nécessité d’une interprétation téléologique :
[traduction] L’arrêt Renvoi : juges de la Cour provinciale portait sur l’indépendance de la magistrature, un concept souvent mal compris car son objet est de protéger le public, et non d’avantager les juges. [Je souligne.]
((1999), 235 R.N.‑B. (2e) 1, par. 25)
Compte tenu de l’historique du présent litige, il ne serait pas étonnant que les témoins, les parties et les membres du public des audiences présidées par le juge Mackin après 1995 « comprennent mal » le concept de l’indépendance judiciaire dans la mesure où l’on dit qu’il est à leur avantage et non à celui des juges.
123 La législature aurait pu prévoir qu’un juge surnuméraire n’était pas tenu de siéger plus de 100 jours sur les 251 jours de séance par année, mais elle ne l’a pas fait. Dans ce cas, j’aurais été d’accord avec mon collègue le juge Gonthier pour dire qu’il serait inconstitutionnel d’abroger un avantage prescrit si important sans examen préalable dans le cadre d’un processus indépendant, efficace et objectif (comme une commission sur la rémunération). Rien dans les présents motifs ne doit être interprété comme un désaccord avec la procédure imposée dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale en vue de dépolitiser la détermination du traitement des juges.
124 Mon désaccord avec mon collègue est donc assez restreint et suit le cheminement suivant :
(i) les aspects essentiels de l’indépendance judiciaire, dont la sécurité financière, résident nécessairement dans des garanties objectives et exécutoires établies dans la loi applicable;
(ii) une garantie de plein traitement a été donnée aux juges surnuméraires de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick et elle a été respectée;
(iii) une garantie d’inamovibilité a été donnée aux juges surnuméraires de la Cour provinciale et elle a été respectée;
(iv) aucune garantie n’a été donnée aux juges surnuméraires de la Cour provinciale d’une réduction de la charge de travail à 40 p. 100 en contrepartie d’un plein traitement, ni d’aucune réduction de nature exécutoire;
(v) une règle constitutionnelle prévoyant qu’une charge de travail indéfinie ne peut être augmentée ou réduite que par une commission sur la rémunération serait impraticable;
(vi) l’existence (ou l’abrogation) d’avantages discrétionnaires ne menace pas l’indépendance judiciaire;
(vii) les expectatives déçues des juges de la Cour provinciale, si compréhensibles soient‑elles, ne justifient pas une conclusion d’inconstitutionnalité.
J’examinerai successivement chacun de ces points.
(i) Les aspects essentiels de l’indépendance judiciaire, dont la sécurité financière, résident nécessairement dans des garanties objectives et exécutoires établies dans la loi applicable.
125 L’exigence de garanties objectives non discrétionnaires est l’assise de l’indépendance de la magistrature, tant pour le juge pris individuellement que pour la cour dont il fait partie. Ainsi, dans Valente, précité, p. 688, le juge Le Dain cite le critère adopté par la Cour d’appel de l’Ontario, à savoir que les lacunes reprochées « au statut de juge de cour provinciale faisaient naître une crainte raisonnable que le tribunal n’ait pas la capacité de statuer d’une manière indépendante ». Il poursuit : « Je pense que c’est là plus précisément une référence au statut objectif ou à la relation d’indépendance judiciaire, qui, à mon avis, est le premier sens qu’il faut donner au terme “indépendant” de l’al. 11d) » (je souligne). Il conclut donc que « l’indépendance judiciaire est un statut ou une relation reposant sur des conditions ou des garanties objectives » (p. 689).
126 Les garanties essentielles de l’indépendance judiciaire (tant individuelle qu’institutionnelle) sont l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative en matières juridictionnelles.
127 Aux fins du pourvoi, l’analyse de la sécurité financière dans Valente est intéressante. Selon le juge Le Dain, le fait que les traitements des juges des cours supérieures sont « fixés » dans une loi fédérale, conformément à l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, représente « le plus haut degré de garantie constitutionnelle d’inamovibilité et de sécurité de traitement et de pension » (p. 693), mais ce n’est pas essentiel. Même si les traitements des juges de la Cour provinciale de l’Ontario n’étaient pas « fixés » par une loi, ils étaient garantis par règlement. Selon le juge Le Dain, « [l]’essentiel [. . .] est que le droit du juge de cour provinciale à un traitement soit prévu par la loi et qu’en aucune manière l’exécutif ne puisse empiéter sur ce droit de façon à affecter l’indépendance du juge pris individuellement » (p. 706).
128 La situation en l’espèce est très différente. La Loi ne garantit aucune réduction de la charge de travail. Le juge Rice, intimé, dit dans son témoignage : [traduction] « Si le juge en chef me demandait de faire quelque chose, je le faisais ». La règle que l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative pour les matières juridictionnelles doivent être garanties dans la loi en des termes explicites non discrétionnaires a été adoptée dans Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, p. 75, et Lippé, p. 143. En conséquence, si une mesure est essentielle à l’indépendance judiciaire, elle ne peut être laissée en suspens à titre de question discrétionnaire.
129 Dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, le juge en chef Lamer fait remarquer que « les garanties objectives définissent [le] statut » d’indépendance (par. 112 (souligné dans l’original)). Dans ce renvoi, des dispositions législatives ne comportant pas de garanties concrètes sont jugées insuffisantes pour assurer l’indépendance judiciaire. Ainsi, est déclarée inconstitutionnelle une disposition législative de l’Alberta indiquant que le gouvernement peut fixer les traitements des juges de la Cour provinciale même si un règlement pris ultérieurement en vertu de la même loi en fait une obligation (par. 221‑222). Une disposition législative au Manitoba prévoyant, à titre de mesure de réduction des dépenses, le retrait du personnel de la cour provinciale certains jours (les « vendredis de Filmon ») est déclarée inconstitutionnelle parce que la Cour refuse de donner une « interprétation atténuée » au texte de loi pour éliminer l’objection. Selon le juge en chef Lamer, « le fait d’interpréter de façon atténuée le texte de loi pour lui donner son champ d’application approprié [c.‑à‑d. constitutionnel] reviendrait à considérer qu’il comporte ces conditions et garanties objectives » (par. 276), ce qui n’est pas permis.
130 En l’espèce, on nous demande de tenir pour incluses dans la Loi sur la Cour provinciale des garanties précises de réduction de la charge de travail afin de pouvoir déclarer leur abrogation inconstitutionnelle.
131 Il faut tenir ces garanties pour incluses dans la loi pour pouvoir dire que l’abrogation des dispositions législatives exige le recours à une commission sur la rémunération. Si, comme je le crois, la loi ne contient aucune garantie de réduction de la charge de travail, il n’y a rien à abroger que l’on pourrait considérer comme touchant une des garanties objectives qui « définissent » le statut de l’indépendance de la magistrature (Renvoi : Juges de la Cour provinciale, par. 112).
132 L’une des dispositions invalidées dans Valente, précité, offre peut‑être l’analogie la plus proche du présent pourvoi. Cette disposition autorisait la nouvelle nomination à titre amovible des juges de la Cour provinciale de l’Ontario à la retraite. Notre Cour a accepté la preuve que, traditionnellement, ces nominations étaient aussi protégées que la charge des juges titulaires de cour provinciale nommés à titre inamovible. La Cour d’appel de l’Ontario a considéré que l’existence et la force de cette tradition étaient suffisantes pour garantir l’indépendance judiciaire. Le juge Le Dain, p. 699, note que « le juge en chef Howland a accordé une importance considérable au rôle de la tradition en tant que condition ou garantie objectives de l’indépendance judiciaire ». Le juge en chef Howland avait notamment cité P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (1977), p. 120 :
[traduction] L’indépendance du pouvoir judiciaire est devenue depuis une tradition tellement puissante au Royaume‑Uni et au Canada que procéder à une analyse subtile des textes qui la garantissent formellement n’aurait guère d’utilité.
133 La Cour s’est dite en désaccord, considérant qu’une « analyse subtile des textes » était en fait très importante. Le juge Le Dain, au nom de la Cour unanime, décide que les traditions et les expectatives, si fortement respectées soient‑elles, « ne peu[vent] fournir les conditions essentielles d’indépendance qui doivent être prévues expressément par la loi » (p. 702 (je souligne)). Cela est particulièrement vrai lorsque le texte de loi ne concorde pas avec les attentes alléguées. La loi de l’Ontario prévoyait, contrairement à la tradition invoquée, que les juges à la retraite pouvaient être nommés de nouveau à titre amovible (p. 699). En l’espèce, la loi prévoyait simplement que le juge surnuméraire exerçait les fonctions judiciaires qui lui étaient assignées. Considérer comme incluse dans une telle disposition une réduction spécifique de la charge de travail reviendrait à modifier la loi.
134 En toute déférence, je pense que la loi doit expressément garantir au juge un plein traitement en contrepartie d’un travail à temps partiel pour faire de cette garantie (comme on cherche à le faire en l’espèce) un élément du rempart de l’indépendance judiciaire.
135 La leçon à tirer de ces arrêts est que les traditions et les expectatives, même largement reconnues, ne sont pas des « conditions objectives » pour définir l’indépendance judiciaire exigée par l’al. 11d) de la Charte. La Cour ne peut modifier la loi en tenant pour incluses des expectatives, même largement reconnues (comme l’attente d’une charge de travail de 40 p. 100 pour les juges surnuméraires du Nouveau‑Brunswick) ou fondées sur une longue tradition (l’inamovibilité alléguée des juges de la Cour provinciale de l’Ontario nommés après leur retraite).
136 Je ne sous‑estime pas l’importance des coutumes et traditions non écrites qui soutiennent l’indépendance institutionnelle des tribunaux. Je dis seulement qu’un avantage donné relatif à la charge de travail, qui n’a jamais été garanti ni même mentionné dans une loi, ne fait pas partie des « garanties objectives » qui définissent le statut d’indépendance judiciaire et jouissent de ce fait d’une protection constitutionnelle.
137 Si la disposition législative est si imprécise qu’elle ne peut être un élément de la garantie de sécurité financière (ou, de façon plus générale, de la garantie d’indépendance judiciaire), son existence n’est pas essentielle à la constitutionnalité du tribunal et son abrogation n’est pas interdite par la Constitution.
(ii) Une garantie de plein traitement a été donnée aux juges surnuméraires de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick et elle a été respectée.
138 Dans Valente, Beauregard, Lippé et Renvoi : Juges de la Cour provinciale, précités, notre Cour a établi les garanties « essentielles » de l’indépendance judiciaire. L’une d’elles est la sécurité financière. Aucune objection n’est soulevée quant à la garantie légale d’un traitement fixe pour les juges titulaires de la Cour provinciale (par. 14(2)). Le même salaire était garanti aux juges surnuméraires par leur inclusion dans la définition du mot « juge » au par. 2(1) de la Loi. Quand les intimés ont repris leur statut de juges titulaires le 1er avril 1995, le montant et la protection de leur traitement sont demeurés inchangés.
(iii) Une garantie d’inamovibilité a été donnée aux juges surnuméraires de la Cour provinciale et elle a été respectée.
139 Les intimés Mackin et Rice ont continué de bénéficier de la même inamovibilité que les juges titulaires de la Cour provinciale. Comme je l’ai mentionné, ils étaient inclus dans la définition du mot « juge ». Je souscris à l’opinion de mon collègue le juge Gonthier (par. 47) qu’il n’y a pas de différence dans l’inamovabilité attachée au statut de juge surnuméraire. Ceux qui choisissaient de devenir surnuméraires n’étaient pas « nommés » ou « nommés de nouveau ». La nomination initiale demeurait en vigueur, assortie d’une possibilité de réduction indéterminée de la charge de travail à un moment indéterminé. Comme le dit le juge Rice, intimé, dans sa lettre du 17 février 1993 au ministre de la Justice l’informant qu’il choisissait de devenir surnuméraire :
[traduction] Ce choix ne constitue en aucune façon une démission de mon poste de juge de la Cour provinciale.
140 Dans le jugement de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick, le juge Ryan souligne que l’utilisation du mot « poste » au par. 4.1(3) implique l’existence d’une charge séparée et distincte qui a été éliminée par les modifications de 1995. Il est vrai que le mot « poste » a une connotation spéciale en droit, mais il n’est pas lié à une inamovibilité particulière : Ridge c. Baldwin, [1964] A.C. 40 (H.L.), lord Reid, p. 65. Dans Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311, le titulaire de « poste » était un agent de police en stage occupant un emploi à titre amovible. Si l’utilisation du mot « poste » comportait, comme l’indique le juge Ryan, l’idée d’une charge séparée et distincte de celle des juges titulaires de la Cour provinciale, le résultat aurait été de créer un poste sans définition légale précise. Les titulaires du poste censément distinct de juge surnuméraire auraient été privés dès le début des garanties objectives d’indépendance judiciaire. Une telle « charge » judiciaire aurait été inconstitutionnelle. Comme le souligne le juge en chef Lamer dans l’extrait du Renvoi : Juges de la Cour provinciale, cité au par. 39, il n’appartient pas à notre Cour de décider que le terme « poste » comporte les garanties nécessaires d’inamovibilité pour qu’il puisse être remédié à la lacune législative.
(iv) Aucune garantie n’a été donnée aux juges surnuméraires de la Cour provinciale d’une réduction de la charge de travail à 40 p. 100 ni d’aucune autre réduction.
141 Le statut de surnuméraire a été établi en 1988, après de longs pourparlers engagés en 1981 entre le gouvernement et les juges de la Cour provinciale.
142 L’expectative d’une charge de travail de 40 p. 100 repose sur l’idée qu’un juge de la Cour provinciale, pour devenir admissible au statut de surnuméraire, devait remplir toutes les conditions régissant le départ à la retraite, sauf le désir de prendre sa retraite. Si le juge décidait de prendre sa retraite, l’État devait lui verser une pension égale à 60 p. 100 de la moyenne de ses gains calculés sur un nombre déterminé d’années et ses fonctions judiciaires cessaient. Cependant, s’il décidait de devenir surnuméraire, le juge pouvait combler la perte de revenu de 40 p. 100 résultant de la retraite, en continuant de travailler 40 p. 100 du temps. Cette expectative de forte réduction de la charge de travail était largement reconnue au Nouveau‑Brunswick par les ministres, les juges, les fonctionnaires et autres. Toutefois elle n’était pas inscrite dans la Loi sur la Cour provinciale.
143 Pour être bien clair, l’intimé Rice quand il était juge surnuméraire de la Cour provinciale, n’était pas une personne à la retraite ayant un travail à temps partiel. Il était admissible à la retraite, mais il avait choisi de ne pas la prendre. Il ne touchait pas une pension majorée de 40 p. 100 en contrepartie d’une charge de travail de 40 p. 100. Il recevait un traitement à temps plein ainsi que tous les avantages d’un juge titulaire. Il continuait de bénéficier d’un régime d’assurance médicale. Son assurance‑vie continuait d’être subventionnée à raison de plus de 2 000 $ par mois (à la date de sa retraite). Tout accroissement de salaire annuel le plaçait à un échelon plus élevé pour le calcul futur de la pension (mais, comme les juges titulaires, il devait entre-temps continuer de verser ses cotisations de retraite). L’intimé Mackin était dans une position semblable. En contrepartie de ces avantages, ils restaient disponibles pour exercer les fonctions que leur assignait le juge en chef. Dans une province disposant de ressources judiciaires insuffisantes, les fonctions assignées correspondaient parfois à un emploi à temps plein ou presque. Si ces tâches s’avéraient plus lourdes que prévu, il leur était en tout temps loisible de prendre leur retraite avec une pension complète.
144 Comme je l’ai mentionné, la disposition clé est le par. 4.1(5) de la Loi sur la Cour provinciale :
4.1(5) Un juge nommé en vertu du paragraphe 2(1) qui a choisi d’exercer les fonctions de juge surnuméraire doit être disponible pour exercer les fonctions judiciaires qui peuvent lui être assignées à l’occasion par le juge en chef ou le juge en chef associé.
145 Si une « pleine » charge de travail de juge de la Cour provinciale est censée se situer aux alentours de 251 jours par an (hypothèse sur laquelle repose la loi abrogative), une charge de 40 p. 100 correspond à environ 100 jours par an. Il est évident que le texte instaurant le poste de surnuméraire aurait pu préciser un chiffre et il est tout aussi évident qu’il ne l’a pas fait. Au lieu de cela, les obligations du poste consistaient à exécuter les travaux judiciaires assignés par le juge en chef, quels qu’en soient la nature et le moment.
146 Mon collègue le juge Gonthier met l’accent au par. 65 sur l’expression « à l’occasion » du par. 4.1(5). Il n’était certainement pas envisagé que les premières tâches assignées par le juge en chef seraient nécessairement les dernières. Il fallait s’attendre à ce que les fonctions assignées changent « à l’occasion ». À mon avis, cette expression suggère une multiplicité de tâches, et non une réduction de la charge de travail. En toute déférence, le texte de loi peut tout aussi bien viser un accroissement de la charge de travail (par exemple, le détachement auprès d’une cour plus affairée).
147 En 1992, lorsque le juge Rice, intimé, qui avait alors plus de 20 ans d’expérience, examinait s’il devait choisir de devenir surnuméraire, il a demandé au ministre de la Justice un certain nombre de précisions en ces termes :
[traduction] (3) FONCTIONS ASSIGNÉES. Un juge surnuméraire est tenu de siéger au minimum 40 p. 100 des jours ouvrables chaque année, selon les fonctions qui peuvent lui être assignées par le juge en chef, le juge en chef associé ou un juge désigné chargé d’assigner les juges d’un district judiciaire. [Souligné dans l’original.]
Le 16 mars 1992, le ministre confirmait cela par écrit :
[traduction] Un juge surnuméraire est tenu de siéger 40 p. 100 au minimum d’une année de travail d’un juge à temps plein. Il appartient au juge en chef ou au juge en chef associé d’assigner les séances. [Je souligne.]
148 Ni l’intimé le juge Rice ni le ministre ne laissent entendre qu’il existait une charge de travail maximale inférieure à la pleine charge de travail d’un juge titulaire. Compte tenu des expériences professionnelles variées des juges Rice, Harper et Mackin, je ne crois pas, en toute déférence, que la preuve appuie la conclusion de mon collègue au par. 65 selon laquelle, « [n]ormalement », un juge devenant juge surnuméraire « bénéficiait d’une réduction substantielle de sa charge de travail ». À mon avis, l’expérience était trop variable pour justifier une telle généralisation.
149 Il appartenait au juge en chef d’assigner les fonctions, mais en réalité il ne disposait que des ressources que lui fournissait la province. La thèse des intimés revient à dire en réalité non seulement qu’il faut interpréter la Loi comme prescrivant une charge de travail réduite à 40 p. 100, mais aussi que la province avait la responsabilité constitutionnelle de nommer suffisamment de juges pour que l’objectif de 40 p. 100 soit réalisable. En toute déférence, c’est une « inclusion » trop large dans une loi qui dit simplement qu’un juge exerce les fonctions assignées par le juge en chef.
(v) Une règle constitutionnelle prévoyant qu’une charge de travail indéfinie ne peut être augmentée ou réduite que par une commission sur la rémunération serait impraticable.
150 Selon les jugements portés en appel, l’abrogation en 1995 du statut de surnuméraire était inconstitutionnelle parce qu’elle n’avait pas été préalablement examinée dans le cadre d’un processus indépendant, efficace et objectif (soit une commission sur la rémunération). En dehors du fait que notre Cour n’a élaboré l’exigence constitutionnelle d’un processus indépendant, efficace et objectif qu’en 1997 dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, soit deux ans après les modifications contestées en l’espèce, je ne puis souscrire à cet argument.
151 Il est utile de rappeler que les intimés ont touché le même traitement tant après qu’avant l’abrogation du statut de surnuméraire.
152 Dans les débats, on a laissé entendre que le traitement horaire d’un juge surnuméraire, si on peut le concevoir ainsi, diminuait s’il devait accomplir davantage de travail pour le même traitement. Au lieu de toucher un plein traitement pour 40 p. 100 du travail, le juge surnuméraire devait travailler une année complète pour le même montant. Cependant, si on porte l’attention, comme il se doit, sur la charge de travail, et qu’on établit un rapport entre la prétendue garantie de charge de travail et la procédure imposée par le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, on peut se demander comment une commission sur la rémunération serait en mesure de faire un examen préalable efficace des augmentations ou réductions de la charge de travail des juges à travers la province.
153 Selon la preuve, chaque juge de la Cour provinciale à Fredericton a statué, en 1990‑1991, sur 2 714 dossiers, contre 1 775 dossiers à Campbellton et 2 729 à Saint John. C’est à Moncton que la Cour provinciale était la plus occupée, chaque juge statuant sur environ 5 335 dossiers par an. Dans chaque cas, le juge titulaire de la Cour provinciale recevait le même traitement. S’il faut croire les statistiques, les juges des diverses régions avaient des charges de travail très différentes et, puisqu’ils recevaient tous le même traitement, bénéficiaient donc de taux « horaires » très différents.
154 Le juge en chef a témoigné que les statistiques étaient simplistes et ne tenaient pas compte de nombreux facteurs, dont la nature des dossiers. Je fais mienne cette critique; cependant, même en tenant largement compte du caractère rudimentaire des statistiques, la variation de la charge de travail est considérable. Dans ces circonstances, il faut se demander à combien d’heures de travail correspond une charge complète qui sert à calculer la charge de 40 p. 100. Faut‑il prendre une moyenne provinciale, ou le juge peut‑il examiner la moyenne historique de sa région? Faut‑il utiliser les antécédents personnels? Cela donne aussi de fortes fluctuations. Selon les statistiques, en 1991‑1992, les prévisions indiquaient un accroissement de 17 p. 100 du travail à Moncton, contre seulement 2 p. 100 à Saint John. À Campbellton, la croissance prévue était de 66 p. 100.
155 L’exigence constitutionnelle est de soumettre préalablement à la commission sur la rémunération les modifications des avantages. À moins que la législature ne soit disposée à fixer un nombre annuel précis de jours de travail (ce qui donnerait, comme on l’a vu, 100 jours pour une charge de travail de 40 p. 100 d’un nombre théorique de 251 jours de travail pour un juge titulaire de la Cour provinciale), je ne vois pas comment la « charge de travail » en tant que statistique abstraite peut être fixée à l’avance. Le simple concept de réduction de charge de travail est trop extensible pour être une norme utilisable. Comme je l’ai indiqué, il est évident que la législature n’était pas disposée à garantir un avantage fixe et défini, ou en fait un avantage quelconque.
156 L’essentiel est que le texte législatif de 1995 du Nouveau‑Brunswick établissait un avantage potentiel ayant une valeur totalement indéterminée. Ce texte offrait aux juges la possibilité de travailler moins pour le même traitement, mais la réalisation de cette possibilité dépendait toujours des impératifs tenant à la région et aux ressources dont disposait le juge en chef pour les travaux judiciaires. Le Renvoi : Juges de la Cour provinciale a établi l’exigence d’un processus indépendant, efficace et objectif relativement aux questions de sécurité financière. Le traitement des juges surnuméraires était garanti. Chaque juge surnuméraire recevait un plein traitement. Il n’est ni raisonnable ni requis d’étendre l’application de la procédure d’une commission sur la rémunération à une « réduction » indéterminée de la charge de travail. Pourtant, c’est l’abrogation de l’avantage relatif à la charge de travail prétendument garanti par le statut de surnuméraire que l’on allègue être inconstitutionnelle parce que la province ne l’a pas préalablement soumise au processus d’une commission sur la rémunération.
(vi) L’existence (ou l’abrogation) d’avantages discrétionnaires ne menace pas l’indépendance judiciaire.
157 Les avantages potentiels du statut de surnuméraire procédaient du pouvoir discrétionnaire du juge en chef ou du juge qui, par délégation, assignait le travail (ou une salle d’audience particulière) au juge surnuméraire, ou, subsidiairement, du pouvoir discrétionnaire du gouvernement provincial de décider du budget global de la Cour provinciale ainsi que de sa volonté de nommer de nouveaux juges en remplacement des juges surnuméraires pour faire face à une charge de travail croissante.
158 À mon avis, le problème en l’espèce, si problème il y a, est le refus du gouvernement provincial d’affecter suffisamment de ressources à la cour. Le juge en chef Strange était clairement disposé à exercer son pouvoir discrétionnaire pour réduire d’une façon très marquée la charge de travail des juges surnuméraires, mais il avait comme priorité d’assigner les audiences d’une semaine à l’autre. L’insuffisance des ressources l’empêchait d’atteindre l’un et l’autre de ces objectifs. Entre l’intérêt public visant à assurer le fonctionnement des cours à temps plein et l’intérêt privé de certains des juges surnuméraires voulant la concrétisation des avantages attendus, le juge en chef a correctement, et inévitablement choisi l’intérêt public. En conséquence, la question touche en réalité l’exercice par le gouvernement de son pouvoir discrétionnaire sur le budget de la Cour provinciale.
159 Dans Valente, on soutenait que le contrôle gouvernemental sur des questions discrétionnaires, comme les nouvelles nominations après la retraite, les congés non payés ou payés ou encore l’autorisation d’exercer des activités extrajudiciaires, portait atteinte à l’indépendance judiciaire. Cet argument a été rejeté. Le juge Le Dain dit à la p. 714 :
S’il peut être souhaitable que ces bénéfices ou avantages discrétionnaires, dans la mesure où il devrait y en avoir, soient contrôlés par le pouvoir judiciaire plutôt que par l’exécutif, comme le rapport Deschênes et d’autres l’ont recommandé, je ne pense pas que leur contrôle par l’exécutif touche à ce qui doit être considéré comme l’une des conditions essentielles de l’indépendance judiciaire pour les fins de l’al. 11d) de la Charte. Pour ce qui est de l’aspect subjectif, je conviens avec la Cour d’appel qu’il ne serait pas raisonnable de craindre qu’un juge de cour provinciale, influencé par l’éventuelle volonté d’obtenir l’un de ces bénéfices ou avantages, soit loin d’être indépendant au moment de rendre jugement.
160 Le juge en chef Lamer cite simplement cet extrait de Valente pour répondre à une objection analogue dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale relativement au pouvoir discrétionnaire du gouvernement de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sur les congés sabbatiques des juges, et ajoute : « À mon sens, le même raisonnement s’applique en l’espèce » (par. 207).
161 Même si l’on suppose (comme je le fais) que les avantages variables liés au statut de surnuméraire relevaient plus du contrôle gouvernemental sur les budgets que du pouvoir discrétionnaire du juge en chef, je ne crois pas que l’existence de ces avantages ou leur abrogation en 1995 portait atteinte aux « garanties objectives » d’indépendance judiciaire. Comme le fait remarquer le juge en chef Lamer dans le Renvoi : Juges de la Cour provinciale, par. 113, la question est de savoir si une personne raisonnable, informée des dispositions législatives pertinentes, de leur historique et des autres faits pertinents, après avoir envisagé la question de façon réaliste et pratique, conclurait que le tribunal ou la cour est indépendant. À mon avis, de telles personnes ne considéreraient pas que la création, le maintien ou l’abrogation de l’avantage discrétionnaire relatif à la charge de travail des juges surnuméraires compromet l’indépendance judiciaire. Elles auraient, je crois, une opinion plus haute de leurs juges.
(vii) Les expectatives déçues des juges de la Cour provinciale, si compréhensibles soient‑elles, ne justifient pas une conclusion d’inconstitutionnalité.
162 En dernière analyse, le pourvoi tient au fait que les intimés s’attendaient très légitimement à une réduction importante de leur charge de travail s’ils choisissaient le statut de surnuméraire et que cette attente ne s’est pas réalisée. La Loi sur la Cour provinciale permettait, mais n’exigeait pas, une réduction à environ 40 p. 100 de la charge de travail théorique. La preuve ne rattache pas clairement la source de cette attente au cabinet du ministre (la lettre du ministre mentionnait un minimum de 40 p. 100); cependant, même si les intimés pouvaient établir tous les éléments de la théorie de droit administratif relative à l’expectative légitime exposée dans Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, et Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, cela n’appuierait pas leur contestation de la loi abrogative. Comme le fait remarquer le juge Sopinka dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, p. 558, la théorie ne s’applique pas « à un organe qui exerce des fonctions purement législatives ». Elle ne permet pas non plus aux intimés d’avoir droit à une réparation substantielle par opposition à une réparation procédurale. À certains égards, l’utilisation par les intimés de leurs expectatives déçues pour contester la validité des modifications législatives en l’espèce se rapproche de la vaine tentative du gouvernement de la Colombie‑Britannique, dans le renvoi, d’utiliser les expectatives créées par les accords fédéraux‑provinciaux de financement pour contester la validité des modifications au Régime d’assistance publique du Canada. Cette tentative a été rejetée alors et devrait l’être également en l’espèce.
163 En résumé, les modifications de 1988 de la Loi sur la Cour provinciale ont instauré un type de statut de surnuméraire qui créait des attentes, mais non des garanties. Leur abrogation, si arbitraire et offensante qu’elle puisse paraître aux intimés, n’a pas porté atteinte à l’indépendance judiciaire des juges de la Cour provinciale ou de la cour elle‑même. L’abrogation a été effectuée en période de restrictions budgétaires qui avaient une incidence sur tous les résidents du Nouveau‑Brunswick. Les avantages attachés au statut de juge surnuméraire étaient en concurrence avec la suppression de lits dans les hôpitaux et la réduction ou l’élimination de dépenses publiques cruciales dans d’autres domaines. La législature du Nouveau‑Brunswick a cherché à modifier un système (dont les juges Rice, Harper et Mackin ont bénéficié de façon si inégale) pour en faire un régime de rémunération selon le travail fourni, dans lequel un juge à la retraite travaillant en fait environ 100 jours par an (soit 40 p. 100 d’un nombre théorique de 251 jours d’audience), touchant une pleine pension (c.‑à‑d. l’équivalent de 60 p. 100 d’une pleine rémunération), recevrait une indemnité journalière « complémentaire » équivalente au 40 p. 100 manquant par rapport à un plein traitement. Selon la preuve, le nouveau système visait à permettre aux juges surnuméraires de bénéficier des mêmes avantages financiers que dans le régime en vigueur entre 1988 et 1995, mais par l’instauration d’une méthode de paiement liant la rémunération à un travail réel. Il semble que tous les juges de la Cour provinciale à la retraite soient admissibles à ce régime de travail s’ils le désirent. C’est encore le juge en chef qui assigne le travail, selon un budget global. Il ne nous appartient pas de décider si le nouveau système est meilleur ou plus équitable que l’ancien. La seule question à trancher est celle de la constitutionnalité du changement. À mon avis, pour les motifs exposés, l’abrogation de l’ancien régime de juges surnuméraires relevait, tout autant que le texte original, de la compétence législative de la province du Nouveau‑Brunswick relativement à « [l]’administration de la justice dans la province, y compris la création, le maintien et l’organisation de tribunaux de justice pour la province » en vertu du par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Conclusion
164 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens. Je répondrais donc par la négative aux deux premières questions constitutionnelles. Vu cette conclusion, la troisième question constitutionnelle ne se pose pas.
Pourvoi accueilli en partie avec dépens, les juges Binnie et LeBel sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Le procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureurs de l’intimé Mackin : Wood Melanson, Fredericton.
Procureurs de l’intimé Rice : Stewart McKelvey Stirling Scales, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Le procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Le ministère de la Justice, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Le ministère du Procureur général, Victoria.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Le procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Le procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante la Conférence canadienne des juges : Ogilvy Renault, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des juges de cours provinciales : Myers Weinberg, Winnipeg.
*Le 17 juin 2002, la période de suspension a été prorogée jusqu’au 14 février 2003. Le 24 janvier 2003, la période de suspension a été prorogée de nouveau jusqu’au 14 août 2003.