Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), [2004] 2 R.C.S. 248, 2004 CSC 42
DANS L’AFFAIRE d’une demande fondée sur l’article 83.28 du Code criminel
Répertorié : Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re)
Référence neutre : 2004 CSC 42.
No du greffe : 29872.
2003 : 10, 11 décembre; 2004 : 23 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour suprême de la colombie-britannique
POURVOI contre un jugement de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [2003] B.C.J. No. 1749 (QL), 2003 BCSC 1172, confirmant la constitutionnalité de l’art. 83.28 du Code criminel et la validité d’une ordonnance enjoignant la tenue d’une investigation judiciaire, mais en modifiant les modalités. Pourvoi rejeté, les juges Binnie, LeBel et Fish sont dissidents.
Brian A. Crane, c.r., Howard Rubin et Kenneth Westlake, pour l’appelante la « personne désignée ».
Bernard Laprade et George Dolhai, pour l’intimé le procureur général du Canada.
Alexander Budlovsky et Mary T. Ainslie, pour l’intimé le procureur général de la Colombie-Britannique.
William B. Smart, c.r., et Brock Martland, pour l’intimé Ripudaman Singh Malik.
Michael A. Code et Jonathan Dawe, pour l’intimé Ajaib Singh Bagri.
Michael Bernstein et Sandy Tse, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
John B. Laskin et Frank Cesario, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Marie Henein et Jennifer Gleitman, pour l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.
Gregory P. Delbigio, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
Robert S. Anderson et Ludmila B. Herbst, pour les intervenants The Vancouver Sun, The National Post et Global Television Network Inc.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Iacobucci, Major et Arbour rendu par
Les juges Iacobucci et Arbour —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi et le pourvoi Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332, 2004 CSC 43 (le « pourvoi relatif aux médias »), sont connexes et leurs motifs sont déposés simultanément.
2 La Cour est saisie, pour la première fois, de questions fondamentales relatives à la constitutionnalité des dispositions de la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41 (la « Loi »), adoptées sous forme de modifications du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (le « Code »). La Loi est l’aspect législatif de la réaction du Canada à l’effroyable tragédie des attaques terroristes survenues aux États‑Unis, le 11 septembre 2001. De nombreux autres pays, dont les États‑Unis et le Royaume‑Uni, ont également réagi par voie législative : D. Jenkins, « In Support of Canada’s Anti‑Terrorism Act : A Comparison of Canadian, British, and American Anti‑Terrorism Law » (2003), 66 Sask. L. Rev. 419.
3 Les questions soulevées concernent la constitutionnalité de l’art. 83.28 du Code, la disposition régissant l’« investigation judiciaire » à laquelle l’appelant a reçu l’ordre de se présenter afin de répondre à des questions. Dans les présents motifs, nous utilisons le terme « appelant » pour renvoyer à la « personne visée » (ou « personne désignée ») par l’ordonnance rendue en vertu de l’art. 83.28, qui a formé le pourvoi devant la Cour.
4 Sous réserve de commentaires portant sur son interprétation et son application, nous concluons que la disposition contestée résiste à l’examen de sa constitutionnalité. Toutefois, nous croyons qu’il est important, au départ, d’énoncer certains facteurs contextuels du présent pourvoi et de celui relatif aux médias.
5 Le défi que les démocraties sont appelées à relever dans la lutte contre le terrorisme n’est pas de savoir si elles doivent réagir, mais plutôt comment elles doivent le faire. Cela s’explique par l’importance que les Canadiens et les Canadiennes attachent à la vie et à la liberté de l’être humain, ainsi qu’à la protection de la société grâce au respect de la primauté du droit. En effet, l’existence même d’une démocratie repose sur la primauté du droit. Par ailleurs, bien que Cicéron ait jadis écrit, dans Pro Milone 14, que « inter arma silent leges » (les lois se taisent quand les armes parlent), nous devons, comme bien d’autres, être en profond désaccord : voir A. Barak, « Foreword : A Judge on Judging : The Role of a Supreme Court in a Democracy » (2002), 116 Harv. L. Rev. 16, p. 150‑151.
6 Quoiqu’il modifie nécessairement le contexte dans lequel doit s’appliquer le principe de la primauté du droit, le terrorisme ne commande pas la renonciation à ce principe. Mais en même temps, s’il est vrai que la réaction au terrorisme doit respecter la primauté du droit, il reste que la Constitution n’est pas un pacte de suicide, pour paraphraser le juge Jackson, dissident, dans l’arrêt Terminiello c. Chicago, 337 U.S. 1 (1949), p. 37.
7 Par conséquent, le défi qu’un État démocratique doit relever en réagissant au terrorisme consiste à prendre des mesures qui soient à la fois efficaces et conformes aux valeurs fondamentales de la primauté du droit. Dans une démocratie, tout n’est pas permis pour contrer le terrorisme. Ce qui peut sembler être un désavantage, au premier abord, n’en est pas un en réalité. La réaction au terrorisme, qui respecte la primauté du droit, protège et renforce les libertés précieuses qui sont essentielles à une démocratie. Comme l’a affirmé avec éloquence le président Aharon Barak de la Cour suprême d’Israël :
[traduction] Tel est le destin d’une démocratie : dans un régime démocratique, la fin ne justifie pas tous les moyens et il n’est pas possible non plus de recourir à toutes les méthodes utilisées par l’ennemi. Il arrive parfois qu’une démocratie doive se battre en ayant une main attachée derrière le dos. Elle est néanmoins en position de force. Le maintien de la primauté du droit et la reconnaissance des libertés individuelles représentent un aspect important de sa conception de la sécurité. En définitive, ils accroissent son enthousiasme et son dynamisme et lui permettent de venir à bout de ses difficultés.
(H.C. 5100/94, Public Committee Against Torture in Israel v. Israel, 53(4) P.D. 817, p. 845, cité dans Barak, loc. cit., p. 148.)
8 Même si, en définitive, ce sont les tribunaux, en tant qu’arbitres des différends constitutionnels au Canada, qui se prononceront sur la constitutionnalité d’une approche législative destinée à contrer le terrorisme, il ne faut pas oublier qu’en leur qualité d’agents démocratiques du plus haut rang les pouvoirs législatif et exécutif souhaitent, eux aussi, trouver des solutions et des approches conformes aux droits et libertés fondamentaux.
II. Le contexte
9 Nous reconnaissons que les faits et l’historique des procédures judiciaires du présent pourvoi recoupent ceux du pourvoi relatif aux médias. Il est néanmoins utile de procéder à un examen complet des faits de chacun de ces pourvois pour bien comprendre le contexte dans lequel les questions en litige sont soulevées.
A. Les faits et l’historique des procédures judiciaires
10 La disposition législative qui est au cœur du présent pourvoi, à savoir l’art. 83.28 du Code, est invoquée relativement à deux actes de terrorisme qui auraient été commis le 23 juin 1985. Une explosion survenue à l’aéroport Narita au Japon, pendant un transfert de bagages sur le vol 301 d’Air India, a causé la mort de deux bagagistes en plus de blesser quatre autres personnes. Un peu moins d’une heure plus tard, une deuxième explosion a provoqué l’écrasement du vol 182 d’Air India au large de la côte ouest de l’Irlande. Les 329 passagers et membres d’équipage qui se trouvaient à bord ont tous péri dans l’explosion.
11 Le 4 février 1988, le premier accusé, Inderjit Singh Reyat, était arrêté en Angleterre. Le 13 décembre 1989, il a été extradé vers le Canada afin de répondre à de nombreuses accusations se rapportant à l’explosion survenue à l’aéroport Narita. Le 10 mai 1991, il a été déclaré coupable relativement à sept chefs d’accusation d’homicide involontaire coupable et d’acquisition, de possession et d’usage de substances explosives : R. c. Reyat, [1991] B.C.J. No. 2006 (QL) (C.S.).
12 Le 27 octobre 2000, Ripudaman Singh Malik et Ajaib Singh Bagri ont été accusés conjointement de plusieurs infractions liées aux deux explosions et à celle qui était censée se produire à bord du vol 301 d’Air India. Le 8 mars 2001, les accusés, MM. Malik et Bagri, ont fait l’objet d’une mise en accusation directe. Monsieur Reyat a subi son procès relativement à l’attentat à la bombe commis contre le vol 182 d’Air India et, le 5 juin 2001, un nouvel acte d’accusation ajoutant M. Reyat comme troisième accusé a été déposé.
13 Le 10 février 2003, M. Reyat a plaidé coupable à la suite du dépôt d’un nouvel acte d’accusation l’inculpant d’avoir aidé ou encouragé à fabriquer la bombe placée à bord du vol 182 d’Air India, ainsi que d’avoir commis un homicide involontaire coupable relativement aux 329 passagers et membres d’équipage. Il a été condamné à cinq ans d’emprisonnement, en plus du temps qu’il avait passé en détention avant d’être condamné.
14 Le 24 février 2003, MM. Malik et Bagri ont choisi de subir leur procès devant un juge seul. Le procès de MM. Malik et Bagri (le « procès Air India ») a commencé le 28 avril 2003 et se poursuit toujours.
15 Peu après, le 6 mai 2003, le ministère public a présenté, en l’absence de toute autre partie, une demande d’ordonnance enjoignant à l’appelant de se présenter pour subir un interrogatoire conformément à l’art. 83.28 du Code. Le juge en chef adjoint Dohm de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a accueilli la demande et a rendu une ordonnance autorisant la recherche de renseignements, sur la foi de l’affidavit d’un membre du groupe de travail de la GRC sur l’écrasement de l’avion d’Air India.
16 Le juge en chef adjoint Dohm a assujetti l’investigation judiciaire à un certain nombre de modalités : (1) l’investigation devait se dérouler à huis clos; (2) l’appelant avait droit à un avocat; (3) l’interrogatoire devait être effectué par le procureur général; (4) l’appelant était tenu de répondre aux questions et de remettre les articles exigés par l’ordonnance, sous réserve de considérations relatives au droit applicable en matière de divulgation ou de privilèges; (5) il était interdit à l’appelant de divulguer tout renseignement ou élément de preuve obtenu lors de l’investigation; (6) aucun préavis ne serait donné aux accusés du procès Air India, à la presse et au public. Au moment de la signification de l’ordonnance, l’appelant devait être informé de son droit d’engager un avocat et de lui donner des instructions, et qu’un mandat d’arrestation pourrait être décerné contre lui s’il omettait de se présenter ou de demeurer présent à l’investigation.
17 L’ordonnance enjoignait à l’appelant de se présenter pour subir un interrogatoire le 20 mai 2003. Quelque temps avant cette date, les avocats de MM. Malik et Bagri ont appris par hasard l’existence de l’ordonnance et ont informé le juge en chef adjoint Dohm qu’ils souhaitaient présenter des observations. L’appelant a retenu les services d’un avocat et, le 16 juin 2003, le juge en chef adjoint Dohm a été avisé que l’appelant souhaitait contester la constitutionnalité de l’art. 83.28 du Code. Le juge en chef adjoint Dohm a ordonné que, sept jours plus tard, la juge Holmes entende toutes les observations en même temps. L’audition de la contestation de la constitutionnalité de l’art. 83.28 et de la demande d’annulation de l’ordonnance du juge en chef adjoint Dohm a commencé le 23 juin 2003.
18 La demande d’annulation de l’ordonnance a été rejetée et la juge Holmes a déposé ses motifs de jugement le 21 juillet 2003. L’ordonnance a cependant été modifiée de manière à permettre aux avocats de MM. Malik et Bagri de se présenter à l’investigation judiciaire et d’interroger l’appelant, à la condition qu’ils quittent la salle d’audience si des renseignements n’ayant rien à voir avec le procès étaient dévoilés. L’ordonnance modifiée interdisait en outre aux accusés de se présenter à l’investigation. Il était interdit aux avocats de divulguer au public et aux accusés tout renseignement ou élément de preuve obtenu lors de l’investigation. Les motifs du jugement ont été mis sous scellés.
19 Le 22 juillet 2003, la juge Holmes a accueilli une demande de suspension de l’investigation judiciaire jusqu’au 2 septembre 2003, afin de permettre à l’appelant de présenter à la Cour une demande d’autorisation de pourvoi. Le pourvoi est fondé sur l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, étant donné qu’aucune disposition du Code ne permet d’interjeter devant une cour d’appel provinciale un appel contre une ordonnance rendue en vertu de l’art. 83.28. Ce jour‑là, au cours d’une audience publique, la juge Holmes a fait un résumé de ses motifs de jugement du 21 juillet 2003. Elle a aussi affirmé que l’appelant n’avait pas encore été interrogé en vertu de l’art. 83.28 et que l’investigation judiciaire avait été suspendue jusqu’à ce que la Cour ait statué sur sa demande d’autorisation de pourvoi.
20 Le 11 août 2003, la Cour a autorisé la tenue du pourvoi formé contre la décision de la juge Holmes. Les 10 et 11 décembre 2003, elle a entendu en audience publique la totalité du pourvoi, sous réserve des modalités fixées, au départ, par la Juge en chef. Au cours des plaidoiries, les avocats se sont abstenus de révéler l’identité de l’appelant et de dévoiler tout document produit à l’appui de l’ordonnance d’investigation judiciaire. De plus, le pourvoi n’a pas été télédiffusé, contrairement à la pratique habituelle de la Cour.
B. La décision de la juge Holmes
21 Dans le résumé — qu’elle a fait publiquement — de ses motifs de jugement du 21 juillet 2003, la juge Holmes a expliqué que les procédures à huis clos qu’elle avait présidées concernaient l’interprétation, l’application et la constitutionnalité de l’art. 83.28 du Code, qui prévoit la tenue d’investigations judiciaires pour les infractions de terrorisme : [2003] B.C.J. No. 1749 (QL), 2003 BCSC 1172. Elle a affirmé que le juge qui, le 6 mai 2003, s’était fondé sur l’art. 83.28 pour rendre une ordonnance enjoignant à l’appelant de se présenter pour subir un interrogatoire mené par le représentant du procureur général avait des motifs raisonnables de croire qu’une infraction de terrorisme avait été commise et qu’il était probable que l’investigation judiciaire permettrait d’obtenir des renseignements relatifs à l’infraction. La juge Holmes a, en outre, expliqué que l’appelant n’est ni accusé ni soupçonné d’avoir commis l’infraction de terrorisme en cause. À son avis, l’infraction de terrorisme visée par l’investigation était liée aux deux explosions connexes des avions d’Air India mentionnées dans les faits exposés plus haut.
22 La juge Holmes a examiné six questions principales, à savoir : (1) L’ordonnance d’investigation pouvait‑elle être validement rendue à l’égard d’une infraction de terrorisme qui aurait été commise avant l’entrée en vigueur de l’art. 83.28? (2) L’ordonnance en cause était‑elle suffisamment précise? (3) L’article 83.28 et l’ordonnance portent‑ils atteinte au droit de garder le silence de la personne tenue de se présenter pour subir un interrogatoire, notamment à son droit de ne pas s’incriminer? (4) L’article 83.28 et l’ordonnance porte‑t‑ils atteinte au droit des accusés à un procès équitable en permettant au ministère public, sans que la défense ne puisse elle‑même le faire, de se préparer ou d’obtenir une communication de renseignements avant le procès ou au milieu de celui‑ci? (5) L’article 83.28 compromet‑il l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire? (6) Si l’ordonnance est valide et que l’investigation judiciaire doit avoir lieu, les avocats des accusés peuvent‑ils y participer et, dans l’affirmative, jusqu’à quel point?
23 Après avoir examiné chacune de ces questions, la juge Holmes a conclu que l’ordonnance était à la fois valide et constitutionnelle. Elle a décidé que, même si la participation des avocats à une investigation judiciaire est inappropriée dans la plupart des cas, elle ne l’était pas en l’espèce en raison des circonstances inhabituelles de l’affaire. Par conséquent, les avocats des accusés ainsi que le procureur général avaient le droit d’interroger l’appelant. La juge Holmes a ajouté que l’investigation était assujettie à des restrictions visant à protéger le droit à la vie privée et les autres droits et intérêts de l’appelant, ainsi qu’à préserver l’intégrité de l’enquête.
24 La juge Holmes a, en outre, conclu que, même si l’interrogatoire effectué en vertu de l’ordonnance pouvait avoir une incidence sur le déroulement du procès des accusés, le recours à cette procédure visait avant tout à faire progresser une enquête en cours. Elle a donc déclaré que ses motifs de jugement détaillés du 21 juillet 2003 resteraient sous scellés jusqu’à la fin de l’investigation ou jusqu’à ce que le tribunal en décide autrement.
III. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes
25 Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes sont énoncées dans l’annexe.
IV. Questions en litige
26 La Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes, le 28 août 2003 :
1. L’article 83.28 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, viole‑t‑il l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Dans l’affirmative, cette violation constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte?
3. L’article 83.28 du Code criminel viole‑t‑il les principes d’indépendance et d’impartialité judiciaires garantis par l’al. 11d) de la Charte?
4. Dans l’affirmative, cette violation constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte?
5. L’article 83.28 du Code criminel viole‑t‑il les principes d’indépendance et d’impartialité judiciaires établis dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867?
27 Le présent pourvoi soulève en outre les questions supplémentaires suivantes :
1. L’article 83.28 du Code criminel peut‑il s’appliquer rétrospectivement dans le cas où l’infraction de terrorisme a été commise en 1985, avant l’entrée en vigueur de la Loi antiterroriste?
2. L’article 83.28 peut‑il être utilisé pour les besoins de la communication préalable au procès de la preuve de la personne désignée, que le ministère public avait assignée à se présenter et à témoigner au procès Air India?
3. L’ordonnance de la juge Holmes contrevenait‑elle à l’art. 83.28 du fait
a) qu’elle autorisait la présence, à l’audience à huis clos, des avocats des accusés Bagri et Malik;
b) qu’elle autorisait chaque avocat de la défense, en plus de l’avocat du ministère public, à contre‑interroger le témoin;
c) qu’elle obligeait les avocats de la défense à promettre de ne pas divulguer aux accusés les renseignements obtenus au cours de l’investigation judiciaire?
V. Analyse
A. Introduction
28 Le passage suivant du préambule de la Loi expose la question fondamentale dont nous sommes saisis en l’espèce, à savoir celle de la tension qui existe entre les mesures prises, au nom de la sécurité nationale, pour lutter contre le terrorisme, et le respect des droits et libertés garantis par la Charte :
Attendu :
. . .
que le Parlement du Canada, reconnaissant que le terrorisme est une question d’intérêt national qui touche la sécurité de la nation, s’engage à prendre des mesures exhaustives destinées à protéger les Canadiens contre les activités terroristes tout en continuant à promouvoir et respecter les droits et libertés garantis par la Charte canadienne des droits et libertés et les valeurs qui la sous‑tendent;
29 Les dispositions de la Loi traitent d’une multitude de questions liées aux investigations judiciaires, aux procédures, aux saisies, aux arrestations, ainsi qu’aux engagements, à la détention, aux comptes rendus et à d’autres sujets : voir S. A. Cohen, « Safeguards in and Justifications for Canada’s New Anti‑terrorism Act » (2002‑2003), 14 N.J.C.L. 99; M. L. Friedland, « Police Powers in Bill C‑36 », dans R. J. Daniels, P. Macklem et K. Roach, dir., The Security of Freedom : Essays on Canada’s Anti‑Terrorism Bill (2001), 269. En l’espèce, nous sommes appelés à répondre à des questions d’interprétation tant législative que constitutionnelle à la lumière des faits de la présente affaire. Étant donné qu’il s’agit du premier cas visé par les dispositions en matière d’antiterrorisme, il est prudent de faire certaines mises en garde avant d’entreprendre notre analyse.
30 Pour commencer, bien que certaines dispositions précises de la Loi soient directement soumises à notre attention, il se peut que d’autres dispositions soient en cause, sur lesquelles nous ne souhaitons pas nous prononcer en l’absence de fondement factuel. De même, nous entendons nous prononcer uniquement sur ce qui est nécessaire pour régler le différend dont il est question en l’espèce. Bien que nous ne le souhaitions pas, il se présentera probablement d’autres cas qui nécessiteront des explications supplémentaires, et nous préférons attendre qu’ils se présentent pour apporter ces explications.
31 De plus, le contexte a certes en matière de terrorisme la même importance vitale qu’il a en droit. Les propos que nous tenons dans les présents motifs sont influencés par les faits en litige qui nous ont été soumis. Bien que la formulation d’une opinion constitutionnelle sur des faits législatifs soit un tout autre exercice, nous tenons, là encore, à souligner qu’il importe d’examiner le contexte factuel particulier de chaque affaire pour déterminer le résultat que commande la loi.
32 Les questions soulevées dans le présent pourvoi sont complexes et, dans biens des cas, liées entre elles. Dans l’analyse qui suit, nous examinons d’abord la question de l’interprétation constitutionnelle et législative de l’art. 83.28. Puis, nous traitons de l’application rétrospective de cette disposition, du droit de ne pas s’incriminer garanti par l’art. 7 et de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Nous abordons ensuite la question du recours à l’investigation judiciaire en tant qu’outil d’interrogatoire préalable, et du lien qu’il a avec l’al. 11d) de la Charte et le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Enfin, nous analysons le rôle du ministère public et les conséquences de la participation des avocats à l’investigation.
B. L’interprétation législative et constitutionnelle en général
33 Avant d’apprécier la constitutionnalité de l’art. 83.28, il est nécessaire de déterminer la portée de cet article. Il s’agit en l’espèce du premier cas connu où il est question du pouvoir, conféré par l’art. 83.28, d’ordonner la tenue d’une investigation judiciaire. Bien que le processus d’investigation judiciaire s’apparente, à certains égards, aux enquêtes en matière de faillite et d’impôt sur le revenu, aux enquêtes publiques, aux procédures fondées sur la Loi sur l’entraide juridique en matière criminelle, L.R.C. 1985, ch. 30 (4e suppl.) (« LEJMC »), et aux enquêtes du coroner, la disposition représente, dans son ensemble, une nouveauté dans le paysage juridique canadien.
34 De nos jours, le principe qui s’applique en matière d’interprétation législative veut que les termes d’une loi soient interprétés [traduction] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87. Cette méthode d’interprétation législative est privilégiée et la plus répandue : voir, par exemple, Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, par. 33; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26. L’approche contemporaine tient compte de la nature diversifiée de l’interprétation législative. Les considérations relatives au texte doivent être interprétées de concert avec l’intention du législateur et les normes juridiques établies.
35 Cette approche est fondée sur la présomption que le texte législatif édicté respecte les normes constitutionnelles, y compris les droits et libertés consacrés par la Charte : R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 367. Cette présomption reconnaît le rôle crucial des valeurs constitutionnelles dans le processus législatif et, de façon plus générale, dans la culture politique et juridique canadienne. Par conséquent, lorsqu’une disposition peut être interprétée de deux manières également plausibles, il y a lieu d’adopter l’interprétation qui est conforme aux valeurs de la Charte : voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1078; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 660; R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, par. 66; Sharpe, précité, par. 33.
36 C’est en fonction de ces principes que nous examinons l’objet de la disposition contestée, à savoir l’art. 83.28, et les pouvoirs qu’elle confère lorsqu’elle s’applique.
C. La portée de l’art. 83.28
37 La Loi a été rédigée sous forme de loi d’ensemble ayant pour effet de modifier 16 textes législatifs, dont le Code, et de mettre en œuvre deux conventions des Nations Unies concernant, respectivement, la répression du financement du terrorisme et celle des attentats terroristes à l’explosif. Elle a été déposée au Parlement le 15 octobre 2001, peu après les événements survenus aux États‑Unis le 11 septembre 2001. Le préambule de la Loi, les débats parlementaires, les notes soumises au Comité sénatorial spécial sur le projet de loi C‑36 et au Comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes permettent de saisir l’objet de la Loi en général et celui de l’art. 83.28 en particulier. Lorsque des opinions divergentes sont exprimées au sujet de l’objet de la Loi ou que la portée de cet objet est mise en cause, des documents extrinsèques comme le Hansard et les autres publications gouvernementales peuvent aider à en comprendre le sens : Global Securities Corp. c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), [2000] 1 R.C.S. 494, 2000 CSC 21, par. 25; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, par. 45; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), [2000] 1 R.C.S. 783, 2000 CSC 31, par. 17.
38 Le préambule de la Loi parle de l’« éradication [du terrorisme qui] pose un défi », de la nécessité d’« [accroître] la capacité du Canada de réprimer, de détecter et de désamorcer les activités terroristes » et des mesures législatives nécessaires pour « prévenir et supprimer le financement, la préparation et la commission d’actes de terrorisme ». Au cours des débats ayant entouré le dépôt du projet de loi C‑36 à la Chambre des communes, la ministre de la Justice a précisé que les trois principaux objectifs de la mesure législative étaient de mettre fin à l’existence des groupes terroristes, de fournir de nouveaux outils d’enquête et de prévoir un régime de peines plus sévères en vue de mettre hors d’état de nuire les terroristes et les groupes terroristes : Débats de la Chambre des communes, vol. 137, 1re sess., 37e lég., 15 octobre 2001, p. 6048. Dans le même ordre d’idées, elle a affirmé, devant le Comité sénatorial spécial, qu’il était nécessaire de renforcer la structure législative afin de lutter contre le terrorisme : Délibérations du Comité sénatorial spécial sur la teneur du projet de loi C‑36, fascicule no 4, 1re sess., 37e lég., 29 octobre 2001, p. 4:4 et suiv.
39 Dans les observations soumises, on a indiqué qu’il faut généralement considérer que la Loi a pour objet d’assurer la « sécurité nationale ». Nous croyons toutefois que cette qualification risque d’aller trop loin et d’avoir des conséquences dépassant de beaucoup l’intention du législateur. Il ressort clairement des discussions l’ayant entouré et de son propre langage législatif que la Loi est censée fournir des moyens de prévenir et de punir les actes de terrorisme. Comme l’indique notre mise en garde ci‑dessus, les tribunaux ne doivent pas se laisser influencer par une rhétorique issue d’une perception d’urgence ou d’une nouvelle conception de la sécurité. Quoique la menace du terrorisme soit certainement plus réelle au lendemain d’événements d’envergure mondiale comme ceux survenus aux États‑Unis et ailleurs, par la suite, y compris ceux survenus tout récemment en Espagne, il ne faut pas perdre de vue les objectifs particuliers de la mesure législative. Le gouvernement du Canada a choisi notamment d’édicter des dispositions législatives particulières touchant le droit criminel et la procédure en matière criminelle, plutôt que de recourir à des pouvoirs exceptionnels comme ceux conférés par la Loi sur les mesures d’urgence, L.R.C. 1985, ch. 22 (4e suppl.), ou d’invoquer la disposition de dérogation contenue à l’art. 33 de la Charte.
40 Nous concluons que la Loi a pour objet de prévenir et de punir les infractions de terrorisme.
41 L’article 83.28 établit une procédure en deux étapes en vertu de laquelle une ordonnance autorisant la recherche de renseignements auprès d’une personne désignée est d’abord rendue et un interrogatoire de cette personne est ensuite effectué. La disposition assujettit l’investigation judiciaire à une série de paramètres. Essentiellement, l’art. 83.28 permet d’enquêter sur des infractions de terrorisme, avant et après le dépôt d’accusations, en contraignant à témoigner la personne visée par l’ordonnance. Par conséquent, la disposition a pour objet d’investir l’État de pouvoirs d’enquête plus étendus lorsqu’il est question d’une infraction de terrorisme.
42 La procédure est enclenchée lorsqu’un agent de la paix, qui a obtenu le consentement préalable du procureur général, demande à un juge de rendre une ordonnance autorisant la recherche de renseignements : par. 83.28(2) et (3). Le juge peut rendre l’ordonnance sollicitée et, par le fait même, amorcer l’investigation s’il est convaincu a) qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction de terrorisme a été commise et que des renseignements relatifs à cette infraction ou au lieu où se trouve un suspect sont susceptibles d’être obtenus, ou b) qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction de terrorisme sera commise, qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le témoin a des renseignements directs et pertinents relatifs à une infraction de terrorisme ou au lieu où se trouve un suspect, et que des efforts raisonnables ont déjà été déployés pour obtenir des renseignements auprès du témoin : par. 83.28(4). La portée de l’ordonnance déterminera en définitive les paramètres de l’investigation subséquente.
43 Aux termes du par. 83.28(5), le juge peut a) ordonner de procéder à l’interrogatoire, sous serment ou non, d’une personne visée par l’ordonnance (la « personne désignée »), b) ordonner à la personne désignée de se présenter pour l’interrogatoire et de demeurer présente jusqu’à ce qu’elle soit libérée par le juge qui préside, c) ordonner à la personne désignée d’apporter avec elle toute chose qu’elle a en sa possession ou à sa disposition afin de la remettre au juge qui préside, d) désigner un autre juge pour présider l’interrogatoire, e) inclure les modalités qu’il estime indiquées, notamment quant à la protection de la personne désignée ou de tiers, ou quant à la protection d’une investigation en cours. Le paragraphe 83.28(7) permet de modifier les conditions de l’ordonnance.
44 Relèvent également du champ d’application de l’art. 83.28 les pouvoirs du juge qui préside l’investigation judiciaire elle‑même et ceux du procureur général qui y participe. Aux termes du par. 83.28(8), la personne désignée doit répondre aux questions que lui pose le procureur général et remettre les choses exigées par l’ordonnance. La personne désignée peut refuser de répondre à une question ou de remettre quelque chose dans la mesure où la réponse qu’elle donnerait ou la remise qu’elle ferait violerait le droit applicable en matière de divulgation ou de privilèges : par. 83.28(8). Le paragraphe 83.28(9) habilite le juge qui préside à statuer sur toute objection ou question concernant le refus de répondre à une question ou de lui remettre une chose. Le paragraphe 83.28(10) accorde à la personne désignée l’immunité contre l’utilisation de la preuve et l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée relativement à la question de l’auto‑incrimination qui sera analysée plus loin dans le contexte de l’art. 7 de la Charte. La personne désignée a le droit d’engager un avocat et de lui donner des instructions en tout état de cause : par. 83.28(11). S’il est convaincu qu’une chose sera utile à l’enquête relative à une infraction de terrorisme, le juge qui préside peut ordonner que cette chose soit confiée à la garde de la police : par. 83.28(12).
45 Bien que la disposition vise maintes facettes de l’ordonnance initiale et de l’investigation judiciaire subséquente, le sens de l’art. 83.28 est, à certains égards importants, vague et ambigu. À notre avis, l’art. 83.28 peut raisonnement recevoir deux interprétations différentes : l’une, stricte et de portée restrictive, l’autre, large et téléologique. Deux ambiguïtés principales ressortent à la lecture de la disposition. La première concerne le rôle de l’avocat et la seconde, le critère préliminaire de pertinence et d’admissibilité. Comme nous allons maintenant le voir, nous sommes en faveur d’une interprétation large et téléologique de l’art. 83.28, qui soit conforme à la présomption de constitutionnalité analysée plus haut.
46 Le rôle que l’avocat de l’appelant est appelé à jouer au cours de l’investigation judiciaire est ambigu dans une certaine mesure. Le paragraphe 83.28(9) prévoit, de façon générale, que le juge qui préside « statue sur toute objection ou question concernant le refus de répondre à une question ou de lui remettre une chose » (nous soulignons). Le paragraphe précédent précise toutefois que la personne désignée peut refuser de répondre aux questions ou de remettre des choses en raison du droit applicable en matière de divulgation ou de privilèges : par. 83.28(8). Selon une interprétation plus stricte, il semblerait que l’avocat du témoin ne puisse formuler des objections que pour ces motifs précis. La proximité des par. (8) et (9) vient étayer ce point de vue, tout comme l’absence de qualificatifs précisant la portée des décisions du juge. Par contre, le par. 83.28(12) prévoit expressément que, s’il est convaincu qu’« une chose remise pendant l’interrogatoire est susceptible d’être utile à l’enquête », le juge peut ordonner que cette chose soit confiée à la garde de la police.
47 Cependant, selon une interprétation téléologique de la disposition, l’expression « toute objection » figurant au par. 83.28(9) laisse entrevoir une participation plus complète de l’avocat. Le paragraphe 83.28(12) prévoit que la chose que l’on demande de remettre doit être utile, ce qui signifie que les objections formulées en vertu du par. 83.28(9) peuvent être fondées sur l’utilité de la chose sollicitée et que le champ d’application du par. 83.28(9) n’est pas limité aux motifs prévus au par. 83.28(8). Compte tenu de l’ensemble de l’art. 83.28, l’exigence d’utilité contenue au par. 83.28(12) s’appliquerait également à l’interrogatoire de la personne désignée. La Cour a adopté une interprétation téléologique semblable à l’égard des travaux des commissions d’enquête. Une analogie a été établie entre ces travaux et l’investigation judiciaire prévue à l’art. 83.28. Dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, par. 175, la Cour a affirmé qu’« étant donné la nature et l’objet des enquêtes publiques, les tribunaux sont tenus de donner une interprétation libérale aux pouvoirs conférés aux commissaires [. . .] pour la conduite de leurs travaux » (nous soulignons).
48 Cette interprétation est également étayée par la grande latitude dont le juge qui rend l’ordonnance dispose pour établir les modalités qu’il estime indiquées : al. 83.28(5)e). La disposition prévoit expressément qu’il peut établir des modalités quant à la protection des droits de la personne désignée et de ceux des tiers, et quant à la protection de l’investigation. Le paragraphe 83.28(7) permet en outre au juge qui a rendu l’ordonnance ou à un autre juge du même tribunal de modifier les conditions établies. Grâce à l’inclusion de ce pouvoir général de modifier l’ordonnance, le juge qui rend l’ordonnance ou qui préside l’investigation dispose, dans chaque cas, de la latitude nécessaire pour tenir compte du contexte particulier dans lequel s’applique la disposition et pour assurer le respect des droits et des valeurs reconnus par la Constitution et la common law. Cette interprétation de la disposition aurait raisonnablement pour effet d’écarter l’interrogatoire abusif ou inutile de la personne désignée pour le motif qu’il déborde les paramètres établis par le législateur.
49 Alors que le contenu exact du principe de l’indépendance judiciaire sera analysé plus loin dans les présents motifs, il reste que l’aspect judiciaire de l’investigation est pertinent en ce qui concerne la méthode d’interprétation adoptée au départ. L’application de l’art. 83.28 est supervisée par un juge. Nous considérons que la participation des juges à l’application de l’art. 83.28 s’accompagne de tout ce que notre système de justice rattache à la fonction judiciaire.
50 Un autre élément d’ambiguïté tient au critère procédural préliminaire qui s’applique lorsque l’on recherche des « renseignements » et non pas des éléments de preuve : par. 83.28(2). On nous a fait valoir que le choix de ce terme était délibéré et qu’il témoigne de l’intention du législateur d’appliquer aux investigations judiciaires un critère préliminaire de pertinence et d’admissibilité moins strict que celui qui s’applique habituellement en matière criminelle. À cet égard, la LEJMC a été citée à l’appui de la proposition selon laquelle, si les règles de preuve devaient s’appliquer, l’art. 83.28 le prévoirait expressément. L’article 22.2 LEJMC précise que les règles de preuve et de procédure qui s’appliquent à l’interrogatoire d’un témoin sont celles du ressort qui reçoit l’aide. Toutefois, le besoin de clarifier la LEJMC est fort évident en raison des possibilités de conflit de lois.
51 En examinant le critère préliminaire de pertinence et d’admissibilité applicable à la recherche de renseignements fondée sur l’art. 83.28, nous remarquons que la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5 (« LPC »), s’applique généralement à « toutes les procédures pénales et civiles ainsi qu’à toutes les autres matières de compétence fédérale » (art. 2). Dans le contexte de l’interprétation de la Charte, le terme « procédures » a reçu une interprétation large et libérale et a été considéré comme visant à la fois les poursuites judiciaires et les enquêtes : Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 481. Dans l’arrêt Thomson, la Cour a jugé que les enquêtes réglementaires étaient visées par le mot « procédures ». Si on applique ce raisonnement à la présente affaire, on peut raisonnablement considérer que la partie I de la LPC s’applique aux investigations judiciaires. Par conséquent, la personne désignée a droit aux protections que lui offrent notamment le privilège relatif aux conjoints (par. 4(3)), les procédures concernant le contre‑interrogatoire des témoins opposés (art. 9) et le contre‑interrogatoire portant sur des déclarations antérieures (art. 10 et 11).
52 Toutefois, les plus importantes règles de preuve émanent de la common law et non de textes réglementaires. La pertinence est une règle de common law que nous jugeons applicable aux investigations judiciaires. Les limites de la pertinence sont dictées, dans une large mesure, par la documentation soumise à l’appui de la demande d’ordonnance autorisant la recherche de renseignements prévue à l’art. 83.28, ainsi que par la nature inquisitoire de l’acte de procédure. Ce dernier peut repousser les limites de l’interrogatoire acceptable, qui doivent cependant demeurer raisonnables en raison de la nature judiciaire de l’investigation et de l’ensemble des protections procédurales qu’implique la supervision par un juge.
53 Par conséquent, l’observation des règles de preuve applicables en common law est obligatoire. Qui plus est, la présence du juge à l’investigation judiciaire vise à assurer un déroulement conforme aux garanties constitutionnelles.
54 Pour conclure sur ces points, une interprétation stricte et restrictive de l’art. 83.28 ne permet pas d’éliminer les ambiguïtés d’une manière favorable à la présomption de constitutionnalité analysée plus haut. Cependant, selon une interprétation téléologique, l’investigation judiciaire peut être considérée comme une instance criminelle, en dépit de son caractère unique. Les principes de pertinence et d’équité dont la common law requiert l’application en matière de preuve s’appliquent manifestement à la disposition, tout comme les exigences en matière de preuve prescrites par la LPC. Par conséquent, rien ne nous permet de conclure, à l’étape de l’interprétation, que la présomption de constitutionnalité a été réfutée.
D. Analyse des questions en litige
(1) Rétrospectivité
55 L’appelant soutient que l’art. 83.28 ne doit pas s’appliquer rétrospectivement à des faits survenus avant son adoption. Il fait valoir, à l’appui de cet argument, que les investigations judiciaires ne sont pas strictement procédurales, étant donné qu’elles créent essentiellement de nouvelles infractions en raison de la définition de l’« infraction de terrorisme » qui les déclenche et qu’elles sont donc de nature substantielle. L’appelant ajoute que l’art. 83.28 touche à des droits fondamentaux, tel le droit de garder le silence garanti par l’art. 7 de la Charte. En toute déférence, nous ne sommes pas d’accord. Nous concluons que l’art. 83.28 traduit seulement une évolution procédurale.
56 Comme le dit Sullivan, op. cit., p. 582, les lois en matière de procédure portent sur la façon d’intenter des actions. L’article 83.28 est donc, à première vue, de nature procédurale, car il expose la façon de procéder à une investigation judiciaire. Néanmoins, la question de savoir si une disposition est de nature procédurale doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque affaire. De plus, pour qu’une disposition soit considérée comme étant de nature procédurale, elle doit toucher exclusivement la procédure : Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, [1988] 2 R.C.S. 256. Nous passons maintenant à la question de savoir si l’art. 83.28 est de nature procédurale sur le plan du fond et de ses effets.
57 Driedger et Sullivan qualifient généralement le droit procédural de [traduction] « droit régissant les moyens de prouver des faits et d’établir des conséquences juridiques dans tout genre d’instance » : Sullivan, op. cit., p. 583. À ce chapitre, les règles de preuve sont habituellement considérées comme étant de nature procédurale et sont donc présumées s’appliquer aux actions en cours dès leur entrée en vigueur : Howard Smith Paper Mills Ltd. c. The Queen, [1957] R.C.S. 403. Toutefois, si une règle de preuve crée des droits substantiels ou acquis, ou empiète sur ces droits, elle n’a pas une incidence strictement procédurale et elle ne prend pas effet immédiatement : Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311. Parmi ces règles, il y a le privilège avocat‑client et les présomptions légales émanant de faits particuliers.
58 Comme nous l’avons vu, l’art. 83.28 établit une procédure dans laquelle diverses règles de preuve sont exposées en détail. Les préoccupations de l’appelant relatives à la nature de la disposition ont trait, dans une large mesure, à l’« infraction de terrorisme » mentionnée au par. 83.28(4). La définition de l’« infraction de terrorisme » n’est pas en cause dans le présent pourvoi. Cependant, il faut ici se demander si l’application de cette définition au regard de l’art. 83.28 donne une « connotation substantielle » à la disposition. À notre avis, la mention d’une « infraction de terrorisme » ne change rien à la nature procédurale de la disposition.
59 L’expression « infraction de terrorisme » est définie à l’art. 2 du Code qui, à l’al. a), crée de nouvelles infractions, mais qui, aux al. b) et c), mentionne également des infractions déjà existantes. Ni l’art. 83.28 ni la définition de l’art. 2 ne modifient les éléments substantiels de ces infractions. De toute évidence, les infractions énumérées aux al. b) et c) ne sont pas nouvelles sur le plan du fond car elles existaient avant l’adoption des dispositions en matière d’antiterrorisme. Nous sommes d’accord avec la juge Holmes pour qualifier l’« infraction de terrorisme » de [traduction] « compendium descriptif d’infractions créées ailleurs dans le Code criminel ». Le simple fait d’associer ces infractions à un « groupe terroriste » ou à une « activité terroriste » ne constitue pas une modification substantielle de la loi qui fait passer de procédurale à substantielle la nature de l’art. 83.28.
60 Nous procédons plus loin à une analyse détaillée du bien‑fondé de l’argument de l’appelant relatif au droit de garder le silence et de ne pas s’incriminer garanti par l’art. 7 de la Charte, auquel, concluons‑nous, l’investigation judiciaire n’a pas porté atteinte. À titre d’argument connexe, l’appelant ajoute qu’en ce qui concerne la rétrospectivité, l’atteinte portée à ce même droit de garder le silence empêche l’art. 83.28 de s’appliquer rétrospectivement. Cet argument ne saurait être retenu. Il suffit de dire ici que, bien qu’elle puisse permettre d’obtenir des renseignements relatifs à une infraction (ce qui, en fait, correspond à son objet), l’investigation judiciaire elle‑même reste de nature procédurale. À l’instar d’autres outils procéduraux, telles les empreintes génétiques et les autorisations d’écoute électronique, l’art. 83.28 offre un moyen de recueillir des renseignements et des éléments de preuve dans le cadre d’une enquête portant sur des infractions passées, présentes et futures.
61 Après avoir conclu que l’art. 83.28 est de nature purement procédurale, nous allons maintenant examiner si la présomption de prise d’effet immédiate a été réfutée.
62 En common law, les mesures législatives procédurales sont présumées s’appliquer immédiatement et généralement aux actes pour lesquels leur auteur est en train de subir son procès et aux actes futurs. Comme l’indique Sullivan, op. cit., p. 582, la présomption d’application immédiate a fait l’objet de nombreuses descriptions voulant notamment qu’il n’existe aucun droit acquis en matière de procédure, qu’une évolution procédurale soit réputée avantageuse pour tous, que les dispositions procédurales fassent exception à la présomption de non‑rétrospectivité et que les dispositions procédurales doivent normalement prendre effet immédiatement. La règle a longtemps été formulée ainsi :
[traduction] . . . lorsque le texte législatif ne touche qu’à la procédure, il s’applique, sauf indication contraire, à toutes les actions intentées avant ou après son adoption.
(Wright c. Hale (1860), 6 H. & N. 227, 158 E.R. 94, p. 96; voir aussi Sullivan, op. cit., p. 582.)
63 Cette présomption cédera le pas à l’intention contraire exprimée par le législateur : R. c. Ali, [1980] 1 R.C.S. 221, p. 235.
64 À ce sujet, l’appelant soutient que l’intention du législateur empêche la mesure législative antiterroriste de s’appliquer rétrospectivement étant donné qu’elle est axée sur la prévention. À l’appui de cet argument, l’appelant souligne que la Loi est muette en ce qui concerne sa date de prise d’effet, contrairement à l’art. 487.052 du Code qui précise qu’il s’applique rétrospectivement en matière d’identification par les empreintes génétiques.
65 Les arguments de l’appelant sur ce point ne sont pas convaincants. Bien que, comme nous l’avons déjà vu, la prévention de futurs actes de terrorisme ait sans doute été l’un des objectifs législatifs principaux de l’adoption de la disposition en cause, cela ne signifie pas pour autant que le législateur a voulu créer une division procédurale entre les actes de terrorisme passés et les actes de terrorisme appréhendés ou futurs. La disposition elle‑même prévoit qu’il est possible de procéder à une investigation judiciaire avant et après la commission d’une infraction de terrorisme visée par les al. 83.28(4)a) et b). Quoique la mesure législative ne soit pas explicite en ce qui concerne sa date de prise d’effet, l’objet et l’effet de l’inclusion de l’al. 83.28(4)a) indiquent que le législateur a voulu que cette disposition puisse s’appliquer rétrospectivement.
66 Pour les motifs susmentionnés, l’art. 83.28 ne porte pas atteinte aux droits substantiels de l’appelant et est donc de nature strictement procédurale. L’appelant n’a pas réfuté la présomption d’application immédiate. Par conséquent, l’art. 83.28 prend effet immédiatement et s’applique rétrospectivement aux répercussions d’événements passés.
(2) L’article 7 de la Charte
a) Interprétation générale de l’art. 7
67 La contrainte légale à témoigner fait intervenir le droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte : R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451, par. 28; voir aussi British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3, par. 33; Thomson, précité, p. 536. L’atteinte à la liberté est complète au moment du discours forcé, quelle qu’en soit la nature : S. (R.J.), par. 43. Aux termes du par. 83.28(5), les personnes visées par une ordonnance peuvent être tenues de se présenter à une investigation, interrogées sous serment et obligées de remettre toute chose qu’elles ont en leur possession. L’article 83.29 prévoit, en outre, que ces personnes pourront être incarcérées si elles se soustraient à la signification ou si elles ne se présentent pas ou ne demeurent pas présentes à l’interrogatoire. En plus de donner lieu à l’application des lois ordinaires en matière d’outrage au tribunal lorsqu’il y a défaut de répondre aux questions, l’art. 83.28 fait aussi en sorte que l’auteur d’une infraction liée au parjure risque de voir sa responsabilité engagée à cet égard. Vu ces conséquences, la disposition relative à l’investigation judiciaire fait clairement intervenir le droit à la liberté garanti par l’art. 7.
68 La Cour a tout récemment confirmé la façon d’interpréter les principes de justice fondamentale mentionnés à l’art. 7 de la Charte : R. c. Malmo‑Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, et Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4. Dans l’arrêt Canadian Foundation, par. 8, la Juge en chef résume ainsi ce mode d’interprétation :
La jurisprudence relative à l’art. 7 a établi qu’un « principe de justice fondamentale » doit remplir trois conditions : R. c. Malmo‑Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, par. 113. Premièrement, il doit s’agir d’un principe juridique. Cette condition est utile à deux égards. D’une part, elle « donne de la substance au droit garanti par l’art. 7 »; d’autre part, elle évite « de trancher des questions de politique générale » : Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503. Deuxièmement, le principe allégué doit être le fruit d’un consensus suffisant quant à son « caractère primordial ou fondamental dans la notion de justice de notre société » : Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, p. 590‑591. Les principes de justice fondamentale sont les postulats communs qui sous‑tendent notre système de justice. Ils trouvent leur sens dans la jurisprudence et les traditions qui, depuis longtemps, exposent en détail les normes fondamentales applicables au traitement des citoyens par l’État. La société les juge essentiels à l’administration de la justice. Troisièmement, le principe allégué doit pouvoir être identifié avec précision et être appliqué aux situations de manière à produire des résultats prévisibles. Parmi les principes de justice fondamentale qui remplissent les trois conditions, il y a notamment la nécessité d’une intention coupable et de règles de droit raisonnablement claires.
b) Le droit de garder le silence et le droit de ne pas s’incriminer
69 L’appelant prétend que l’art. 83.28 porte atteinte au droit absolu d’une personne de garder le silence et à son droit de ne pas s’incriminer. Cependant, dans le contexte de la présente affaire, le droit de garder le silence est inextricablement lié au droit de ne pas s’incriminer. Par conséquent, nous abordons l’argument sous l’angle du droit de ne pas s’incriminer que garantit l’art. 7. Pour les raisons qui suivent, nous concluons qu’il n’y a eu aucune atteinte aux droits que l’art. 7 garantit à l’appelant, que ce soit sous forme de protection contre l’auto‑incrimination ou de droit général de garder le silence.
70 La Cour a reconnu que le droit de ne pas s’incriminer est un principe de justice fondamentale : S. (R.J.), précité, par. 95; Branch, précité; R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757, 2002 CSC 73. Au paragraphe 67 de l’arrêt Jarvis, le droit de ne pas s’incriminer est décrit comme une « règle essentielle du système de justice criminelle au Canada ». Ce droit a en outre été associé au principe de la souveraineté de l’individu et défini comme une affirmation de la liberté humaine : S. (R.J.), précité, par. 81; R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229, p. 248‑249; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 43. Après avoir reconnu le rôle crucial de ce principe en droit canadien, la Cour a, dans sa jurisprudence, formulé des principes généraux au sujet du lien qui existe entre l’auto‑incrimination et le droit criminel en général. Ce faisant, elle a constamment relié la contrainte à témoigner à l’immunité relative à la preuve. À commencer par l’arrêt S. (R.J.), précité, jusqu’aux arrêts Branch, Phillips et Jarvis, précités, la jurisprudence la plus récente de la Cour en matière d’auto‑incrimination a évolué au point où trois garanties procédurales ont vu le jour : l’immunité contre l’utilisation de la preuve, l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée et l’exemption constitutionnelle.
71 L’immunité contre l’utilisation de la preuve empêche que le témoignage incriminant qu’un individu a été contraint de livrer soit utilisé directement contre lui dans une instance ultérieure. L’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée empêche que le témoignage incriminant qu’un individu a été contraint de livrer serve à obtenir d’autres éléments de preuve, sauf si ces éléments de preuve peuvent être découverts par d’autres moyens. L’exemption constitutionnelle confère une forme de droit absolu de ne pas témoigner lorsque les procédures engagées visent ou servent essentiellement à recueillir des éléments de preuve qui permettront de poursuivre le témoin. Ensemble, ces garanties nécessaires établissent les paramètres à l’intérieur desquels un témoignage incriminant peut être obtenu. C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier l’art. 83.28.
72 Le paragraphe 83.28(10) accorde à la personne visée par une ordonnance autorisant la recherche de renseignements l’immunité contre l’utilisation de la preuve ainsi que l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée. L’alinéa 83.28(10)a) prévoit que la réponse donnée ou la chose remise par une personne ne peut être utilisée ou admise contre elle dans des poursuites criminelles, sauf dans le cas de poursuites pour parjure ou pour témoignage contradictoire. L’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée est prévue à l’al. 83.28(10)b). En fait, la protection accordée par l’al. b) déborde les exigences de la jurisprudence et confère une immunité absolue contre l’utilisation de la preuve dérivée, de sorte que la preuve émanant du témoignage livré à l’investigation judiciaire ne peut être produite contre le témoin dans d’autres poursuites, même si le ministère public est en mesure d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il aurait inévitablement découvert cette preuve par d’autres moyens. L’exemption constitutionnelle découle en l’espèce de l’application normale du principe énoncé au par. 96 de l’arrêt Jarvis, précité, selon lequel la contrainte à témoigner est interdite lorsque l’audience projetée a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale. Rien ne permet de croire que l’investigation judiciaire dont il est question en l’espèce a pour objet prédominant d’obtenir des renseignements ou des éléments de preuve qui permettront de poursuivre l’appelant.
73 L’analyse qui précède montre clairement que les garanties procédurales dont l’appelant peut se prévaloir en ce qui concerne l’investigation judiciaire sont équivalentes et, dans le cas de l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée, supérieures à celles dont jouissent les témoins contraints à témoigner dans d’autres procédures, comme les procès criminels, les enquêtes préliminaires ou les audiences de commissions. Toutefois, le par. 83.28(10) prévoit que ces garanties ne s’appliquent que dans le cadre de « poursuites criminelles ». La disposition législative ne parle pas de garanties applicables à d’autres types d’audiences, comme celles en matière d’extradition ou d’expulsion ou encore les procédures dans un ressort étranger.
74 La portée internationale des activités terroristes et des enquêtes sur le terrorisme suscite de graves inquiétudes au sujet des utilisations qui peuvent être faites des renseignements obtenus conformément au par. 83.28(10) : D. M. Paciocco, « Constitutional Casualties of September 11 : Limiting the Legacy of the Anti‑Terrorism Act » (2002), 16 S.C.L.R. (2d) 185, p. 231. Le témoignage forcé obtenu conformément à l’art. 83.28 peut éventuellement être utilisé contre un individu lors d’une audience en matière d’extradition et, par la suite, transmis à des autorités étrangères pour qu’elles s’en servent dans des poursuites à l’étranger : voir J. Millard, « Investigative Hearings under the Anti‑Terrorism Act » (2002), 60(1) R.D.U.T. 79, p. 81. Ce témoignage peut aussi être utilisé contre des non‑citoyens lors d’audiences en matière d’expulsion tenues en vertu de l’art. 34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, de sorte que la « croyance raisonnable » du ministre qu’une personne se livre au terrorisme peut être fondée sur le témoignage que celle‑ci a livré au cours d’une investigation judiciaire.
75 La Cour a récemment dit prendre au sérieux l’expulsion ou l’extradition vers des pays où le risque de torture ou de peine de mort, ou les deux à la fois, est réel : États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1. Dans ces cas, les garanties relatives à la justice fondamentale s’appliquent même si les atteintes au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne sont le fait d’acteurs autres que le gouvernement canadien, à condition qu’il existe un lien causal suffisant entre la participation de notre gouvernement et l’atteinte qui survient en bout de ligne : Suresh, par. 54. Dans l’arrêt Suresh, la Cour a reconnu que ce principe général s’applique également aux audiences en matière d’expulsion ou d’extradition.
76 Nous estimons que, dans un cas où la participation du gouvernement était une condition préalable nécessaire et que l’atteinte résultante était une conséquence tout à fait prévisible de cette participation, il existe un lien causal suffisant dès que les renseignements recueillis sous le régime de l’art. 83.28 sont utilisés pour porter atteinte à la liberté, notamment par la torture ou la peine de mort. Les expulsions et les extraditions doivent donc respecter les principes de justice fondamentale. En conséquence, les paramètres reconnus dans les arrêts Burns, précité, par. 124, et Suresh, précité, par. 76, doivent être respectés.
77 Le présent pourvoi nous donne l’occasion d’analyser, pour la première fois, les paramètres du droit de ne pas s’incriminer dans le contexte d’audiences en matière d’expulsion ou d’extradition auxquelles sont exposées, selon les faits de la présente affaire, des personnes visées par l’acte de procédure délivré en vertu de l’art. 83.28. Les affaires antérieures portaient exclusivement sur l’application de l’art. 7 dans le cas où le gouvernement participe à des procédures où le risque de torture ou de peine de mort est un enjeu. La Cour a reconnu que le droit de ne pas s’incriminer en livrant un témoignage forcé n’est pas absolu. En fait, dans les motifs qui précèdent, nous avons confirmé que diverses garanties procédurales sont requises lorsqu’il est question de contrainte à témoigner. La Cour a aussi expressément reconnu que les procédures d’expulsion et d’extradition peuvent avoir des effets désastreux, étant donné les graves conséquences qu’elles ont souvent sur les droits à la liberté et à la sécurité de certaines personnes.
78 Comme dans bien d’autres domaines du droit, il est nécessaire d’établir un équilibre entre le principe interdisant l’auto‑incrimination et l’intérêt qu’a l’État à enquêter sur des infractions. Nous croyons que l’application des garanties procédurales de l’art. 83.28 aux audiences en matière d’extradition et d’expulsion permet d’établir cet équilibre. Comme nous l’avons vu, l’al. 83.28(5)e) permet d’inclure d’autres modalités, y compris celles requises pour protéger le témoin. En outre, le par. 83.28(7) prévoit que les modalités de l’ordonnance peuvent être modifiées en ce sens. Le ministère public a concédé ce point durant sa plaidoirie.
79 Pour satisfaire aux exigences de l’art. 7, il faut nécessairement appliquer les garanties procédurales de l’art. 83.28 aux procédures d’extradition et d’expulsion. Dans l’arrêt Branch, précité, par. 5, la Cour a affirmé que l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée peut être revendiquée, à la fois, dans des procédures subséquentes où le témoin est un accusé passible de sanctions pénales et, de façon plus générale, dans toutes procédures qui déclenchent l’application de l’art. 7 de la Charte, telles les audiences en matière d’extradition et d’expulsion. L’effet protecteur du par. 83.28(10) serait sérieusement compromis si l’État pouvait, à sa discrétion, utiliser dans des procédures d’extradition ou d’expulsion subséquentes les renseignements recueillis en vertu de l’art. 83.28. Par conséquent, lorsqu’un tel risque existe, le juge qui préside l’investigation peut établir ou modifier, si nécessaire, les modalités de l’ordonnance de manière à accorder, comme il se doit, l’immunité contre l’utilisation de la preuve et l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée dans les procédures d’extradition ou d’expulsion.
(3) L’indépendance du pouvoir judiciaire
80 L’indépendance judiciaire est « l’élément vital du caractère constitutionnel des sociétés démocratiques » : Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, p. 70. On ne saurait trop insister sur l’importance de l’indépendance judiciaire pour la promotion et le respect de la primauté du droit. À cet égard, comme le soulignait le défunt professeur Lederman, l’indépendance judiciaire est l’un des principes originaux de la Constitution anglaise : W. R. Lederman, « The Independence of the Judiciary », dans A. M. Linden, dir., The Canadian Judiciary (1976), 1, p. 2. L’indépendance judiciaire est absolument nécessaire pour « veille[r] [. . .] à ce que l’exercice du pouvoir étatique respecte la primauté du droit et les dispositions de notre Constitution. À ce titre, [les tribunaux] servent de bouclier contre les atteintes injustifiées de l’État aux droits et libertés des citoyens » : Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857, 2003 CSC 35, par. 22, le juge Major.
81 Ce principe revêt différentes formes en droit canadien. Sur le plan constitutionnel, il est mentionné expressément aux art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à l’al. 11d) de la Charte. L’application de ces dispositions est cependant limitée. Dans le premier cas, les articles en question s’appliquent aux juges des cours supérieures et, dans le deuxième cas, l’alinéa mentionné s’applique aux tribunaux qui se prononcent sur la culpabilité de personnes accusées d’une infraction criminelle : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 84; Ell, précité, par. 18. L’indépendance judiciaire a, en outre, été implicitement reconnue comme étant un droit résiduel protégé par l’art. 7, étant donné que, à l’instar des autres garanties accordées par les art. 8 à 14, elle est un exemple concret de principe général de justice fondamentale : Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503. De plus, la reconnaissance du « principe fondamental » qu’est l’indépendance judiciaire a également été évoquée dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, par. 109; voir aussi Ell, par. 19. En plus de constituer un principe constitutionnel non écrit, l’indépendance judiciaire est la pierre d’assise de l’obligation d’équité procédurale reconnue par la common law, qui s’applique à toutes les procédures judiciaires, quasi judiciaires et administratives.
82 Les deux facettes de l’indépendance et de l’impartialité judiciaires sont pertinentes en l’espèce. La première facette est l’exigence que le pouvoir judiciaire soit indépendant des organes exécutif et législatif du gouvernement : Beauregard, précité, p. 72‑73. La deuxième facette est la reconnaissance que l’indépendance judiciaire est nécessaire au maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice : Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13. Dans l’arrêt R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, p. 139, la Cour a examiné le lien qui existe entre l’indépendance et l’impartialité des juges :
La garantie d’indépendance judiciaire vise dans l’ensemble à assurer une perception raisonnable d’impartialité; l’indépendance judiciaire n’est qu’un « moyen » pour atteindre cette « fin ». Si les juges pouvaient être perçus comme « impartiaux » sans l’« indépendance » judiciaire, l’exigence d’« indépendance » serait inutile. Cependant, l’indépendance judiciaire est essentielle à la perception d’impartialité qu’a le public. L’indépendance est la pierre angulaire, une condition préalable nécessaire, de l’impartialité judiciaire.
83 À cet égard, il faut se demander, en définitive, si une personne raisonnable et renseignée conclurait que la cour dont il est question à l’art. 83.28 est indépendante : Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 689; Ell, précité, par. 32.
84 L’une des critiques formulées à l’encontre de l’art. 83.28 veut qu’il permette au pouvoir judiciaire d’exercer des fonctions exécutives d’enquête au lieu d’exercer sa fonction juridictionnelle habituelle : voir, par exemple, Paciocco, loc. cit., p. 232. On affirme essentiellement que les juges qui agissent en vertu de l’art. 83.28 sont dépourvus d’indépendance ou d’impartialité institutionnelle. Dans l’arrêt Ell, précité, par. 22, le juge Major a reconnu l’aspect institutionnel de l’indépendance judiciaire qu’il décrit comme « la nécessité de maintenir l’indépendance d’un tribunal judiciaire ou administratif dans son ensemble vis‑à‑vis des organes exécutif et législatif du gouvernement ». Nous notons qu’il n’a pas été allégué que la juge Holmes avait fait montre de préjugé ou de parti pris.
85 Dans l’arrêt Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, 2001 CSC 35, par. 108, la Cour décrit ainsi le rôle du juge :
La fonction judiciaire est tout à fait unique. Notre société confie d’importants pouvoirs et responsabilités aux membres de sa magistrature. Mis à part l’exercice de ce rôle traditionnel d’arbitre chargé de trancher les litiges et de départager les droits de chacune des parties, le juge est aussi responsable de protéger l’équilibre des compétences constitutionnelles entre les deux paliers de gouvernement, propres à notre État fédéral. En outre, depuis l’adoption de la Charte canadienne, il est devenu un défenseur de premier plan des libertés individuelles et des droits de la personne et le gardien des valeurs qui y sont enchâssées [. . .] En ce sens, aux yeux du justiciable qui se présente devant lui, le juge est d’abord celui qui dit la loi, qui lui reconnaît des droits ou lui impose des obligations.
86 Nous estimons que, pour l’essentiel, cette critique n’est pas fondée en ce qui concerne l’investigation judiciaire prévue à l’art. 83.28. Les juges jouent normalement un rôle dans les enquêtes criminelles, notamment en accordant des autorisations d’écoute électronique (art. 184.2 du Code), en décernant des mandats de perquisition (art. 487 du Code) et en statuant sur des demandes de mandat autorisant le prélèvement pour fins d’analyse génétique (art. 487.05 du Code). Ces procédures sont principalement axées sur la conduite d’une enquête, et leur dénominateur commun est le rôle du juge qui consiste à veiller à ce que les renseignements soient recueillis d’une manière régulière. Dans ce contexte d’enquête, le rôle du pouvoir judiciaire est de refréner les excès de l’État.
87 Toutefois, dès qu’une mesure législative requiert l’aide du pouvoir judiciaire, il faut veiller à ce que l’intégrité du rôle de ce dernier ne soit ni compromise ni diminuée. Plus tôt dans les présents motifs, nous avons souscrit à une interprétation large et téléologique de l’art. 83.28. Cette interprétation est compatible non seulement avec la présomption de constitutionnalité, mais également avec le rôle traditionnel du pouvoir judiciaire. Dans une investigation judiciaire, le juge doit non pas agir en qualité de « représentant de l’État », mais plutôt préserver l’intégrité de l’investigation et, en particulier, les droits de la personne désignée face à l’État.
88 Les paramètres du rôle judiciaire prévu à l’art. 83.28 doivent être clairement définis et bien compris. Comme nous l’avons vu, le juge est habilité à veiller à ce que l’interrogatoire soit équitable et pertinent conformément à la LPC et à la common law. Les droits et les intérêts de la personne désignée doivent être pris en compte au départ lorsqu’il s’agit de déterminer la portée de l’ordonnance rendue en vertu du par. 83.28(5), d’exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par l’al. 83.28(5)e) et d’établir des modalités en vertu du par. 83.28(7). Si, en établissant des modalités en vertu du par. 83.28 ou en exerçant le pouvoir discrétionnaire que lui confère cet article, le juge excède le rôle de gardien de la Constitution que joue le pouvoir judiciaire, il agit alors de manière inconstitutionnelle. Cela est conforme à l’intention du législateur. Lors de la troisième lecture du projet de loi C‑36 à la Chambre des communes, le secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice a affirmé que la supervision judiciaire directe prévue à l’art. 83.28 constitue l’une « des limites et des contrôles importants » qui rendent la mesure législative conforme à la Charte : Débats de la Chambre des communes, vol. 137, 1re sess., 37e lég., 28 novembre 2001, p. 7620.
89 Nous concluons que l’indépendance judiciaire n’est pas compromise en l’espèce. Selon une interprétation large et téléologique, l’art. 83.28 exige que le juge agisse « de façon judiciaire », conformément aux normes constitutionnelles et au rôle traditionnel que le pouvoir judiciaire joue en matière criminelle. En outre, la disposition confère au juge une grande latitude et un large pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’établissement et la modification des modalités de l’ordonnance autorisant l’investigation et en ce qui concerne l’investigation subséquente. Du fait que l’exercice de ce pouvoir est obligatoire en ce qui a trait aux règles de preuve et que l’immunité contre l’utilisation de la preuve et l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée peuvent être revendiquées dans le cadre des audiences en matière d’extradition et d’expulsion, les juges mettent à contribution, à ces audiences, toute l’autorité qu’ils possèdent en tant que décideurs impartiaux pour veiller à ce que le témoin bénéficie de toutes les garanties constitutionnelles de la Charte. L’omission du juge qui préside l’audience d’exercer de cette manière son pouvoir discrétionnaire constitue une erreur donnant lieu à révision.
90 Cependant, il faut se demander, en définitive, « si en examinant les dispositions législatives pertinentes dans leur contexte historique complet, une personne raisonnable et renseignée conclurait que le tribunal judiciaire ou administratif en question est indépendant » : Ell, précité, par. 32; Valente, précité, p. 689. Selon le professeur Paciocco, [traduction] « [m]ême si la mesure législative n’est pas censée obliger les juges à exercer cette fonction, et leur confie plutôt le pouvoir discrétionnaire de tenir une telle audience, l’apparence d’indépendance est compromise » : Paciocco, loc. cit., p. 235.
91 La crainte que suscite l’investigation judiciaire est due, en grande partie, au fait qu’elle se déroule à huis clos. Toutefois, dans le pourvoi relatif aux médias, nous analysons le principe fondamental de la publicité des procédures judiciaires qui est une caractéristique du système de justice canadien. Dans ce pourvoi, nous concluons qu’il existe une présomption de publicité à l’égard des investigations judiciaires et qu’il incombe au ministère public de réfuter cette présomption conformément au critère établi dans les arrêts Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442, 2001 CSC 76. À notre avis, la présomption de publicité applicable aux investigations judiciaires est un autre facteur qui milite en faveur de notre conclusion que les investigations judiciaires ne compromettent pas l’indépendance ou l’impartialité du pouvoir judiciaire.
92 Dans l’hypothèse où le présent dossier n’aurait pas été scellé comme il l’a été au début de l’instance, une personne raisonnable et renseignée conclurait, compte tenu des faits de la présente affaire et de la fonction institutionnelle du pouvoir judiciaire, que l’impartialité et l’indépendance judiciaires n’ont été ni compromises ni diminuées. Si une audience respecte les paramètres analysés plus haut, justice sera non seulement rendue, mais encore clairement perçue comme ayant été rendue.
(4) Le rôle du ministère public
93 On a fait valoir que le processus d’investigation judiciaire compromet l’indépendance de l’avocat du ministère public, du fait qu’il devient, de manière inacceptable, étroitement lié au travail d’enquête de la police. Nous rejetons cet argument pour deux raisons.
94 Premièrement, dans l’arrêt R. c. Regan, [2002] 1 R.C.S. 297, 2002 CSC 12, la Cour a refusé de délimiter clairement le rôle que doit jouer le ministère public avant le dépôt des accusations. Les considérations de politique générale ont leur place lorsqu’il s’agit de définir le rôle concret du ministère public dans un ressort ou un cas donné. Le maintien de « l’objectivité du début à la fin des procédures » est au cœur de l’indépendance du ministère public, mais le cadre contextuel peut varier : Regan, par. 83 (soulignement supprimé). Étant donné que son application « ne peut que dépendre fortement du contexte » (Canadian Foundation, précité, par. 11), le principe de l’objectivité du ministère public ne remplit pas les conditions requises pour pouvoir être considéré comme un principe de justice fondamentale prévu à l’art. 7.
95 Deuxièmement, on peut présumer qu’en faisant participer les avocats du ministère public au processus d’investigation judiciaire, le législateur a voulu que le ministère public se conforme au rôle qu’il doit jouer en tant qu’officier de justice et à son obligation d’agir impartialement dans l’intérêt public. Cela est compatible avec notre interprétation du rôle que les juges sont censés jouer dans ces procédures. Les avocats du ministère public sont bien formés pour interroger les témoins dans le cas où un tribunal est appelé à trancher des questions de pertinence, d’équité, de privilège et de procédure. Le simple fait que l’avocat du ministère public participe à l’investigation ne compromet pas nécessairement son objectivité, qui tient essentiellement à la « vigilance » dont il est lui‑même tenu de faire preuve : Regan, précité, par. 83. De plus, le ministère public s’acquitte d’un [traduction] « devoir public [. . .] d’une façon efficace, avec un sens profond de la dignité, de la gravité et de la justice des procédures judiciaires », et est donc présumé agir de bonne foi : Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16, p. 24. Toutefois, un recours en justice sera possible si on peut démontrer que le ministère public a agi de manière vexatoire ou de mauvaise foi.
(5) Autres questions en litige
a) Alinéa 11d) de la Charte
96 L’alinéa 11d) de la Charte ne s’applique pas étant donné que l’appelant n’est pas inculpé. Les questions soulevées en vertu de cet alinéa sont subsumées dans notre analyse de l’art. 7.
b) Interrogatoire préalable
97 On fait valoir que, dans les circonstances de la présente affaire, l’investigation judiciaire avait pour objet illégitime de procéder à un interrogatoire préalable. Le paragraphe 83.28(2) prévoit que l’objet d’une ordonnance autorisant la recherche de renseignements est la conduite d’une enquête relative à une infraction de terrorisme. Il s’ensuit que le juge qui rend l’ordonnance doit être convaincu que la demande d’investigation présentée par le ministère public vise, en fait, la conduite d’une enquête et n’est pas fondée sur un motif inavoué ou quelque autre motif illégitime : voir Boucher, précité; Lemay c. The King, [1952] 1 R.C.S. 232; Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9, 2001 CSC 66; Regan, précité. La demande d’ordonnance est présentée en l’absence de toute autre partie et il incombe au ministère public de démontrer que sa demande vise la conduite d’une enquête. Si, par la suite, une partie met en doute l’intention qu’a le ministère public en sollicitant la tenue d’une investigation, il incombera alors à ce dernier de démontrer la légitimité de son intention.
98 De plus, lorsqu’il présente une demande ex parte de cette nature, il est reconnu que le ministère public a « l’obligation de présenter ses arguments avec la bonne foi la plus absolue. [Il] doit offrir une preuve complète et détaillée, et n’omettre aucune donnée pertinente qui soit défavorable à son intérêt [. . .] Presque tous les codes de déontologie professionnelle applicables aux avocats leur font cette obligation » : Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, par. 27.
99 Dans son examen de l’objet justifiant de rendre l’ordonnance sollicitée, la juge Holmes s’est demandé si l’objet prédominant était la conduite d’une enquête. Bien qu’elle ne l’ait pas expressément affirmé, il semble qu’elle ait attribué au ministère public le fardeau d’établir la légitimité de ses intentions. Elle a évalué l’objet d’enquête invoqué au regard des faits qu’on lui avait présentés, tout en tenant compte des allégations de l’appelant. Elle a conclu que, puisque l’objet prédominant de l’investigation sollicitée par le ministère public était la conduite d’une enquête, il était donc acceptable. Bien que la juge présidant l’investigation ait parlé d’objet prédominant de l’investigation dans la conclusion qu’elle a tirée, nous sommes convaincus, d’après ses constatations, qu’elle a utilisé cette expression au sens d’objet illégitime ou de motif inavoué.
100 Reconnaissant que les questions de légitimité sous‑jacentes à la conduite du ministère public se situent à l’extrémité juridique du spectre des questions mixtes de droit et de fait analysé dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33, par. 36, nous concluons que la juge Holmes n’a commis aucune erreur donnant lieu à révision. Elle a décidé, à juste titre, qu’en assignant l’appelant en vertu des dispositions de l’art. 83.28 le ministère public n’avait aucune intention illégitime. Notre collègue le juge Binnie insiste beaucoup — pour utiliser une paraphrase — sur les stratégies de prétoire auxquelles le ministère public a eu recours pour obtenir la communication, anticipée ou au milieu du procès, de renseignements par un témoin peu coopératif. En toute déférence, ces conclusions sont quelque peu conjecturales.
101 De plus, on soutient que, indépendamment de son objet d’enquête, l’investigation permettrait au ministère, et non à la défense, de disposer, au procès Air India, d’un avantage que procure l’interrogatoire préalable. À notre avis, cette question tient ici largement au fait que l’investigation judiciaire a été sollicitée au milieu du procès Air India et que les procédures devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique se déroulaient dans le plus grand secret. Compte tenu des circonstances exceptionnelles de la présente affaire, la présomption de publicité de l’investigation judiciaire et la participation des avocats des accusés dès le départ auraient permis d’apaiser toute crainte relative à l’effet concret de l’investigation sur le procès Air India.
102 Étant donné qu’il se pourrait donc que le secret ayant entouré l’ordonnance ait, au départ, conféré au ministère public quelque avantage émanant d’une procédure préalable au procès, cela peut amener la Cour à accueillir le pourvoi en partie. Cependant, le respect de la décision de la Cour dans le pourvoi relatif aux médias permettra de remédier aux lacunes de l’ordonnance.
c) Participation des avocats
103 Compte tenu l’analyse qui nous a amenés à décider, dans le pourvoi relatif aux médias, que l’investigation aurait dû se dérouler en public, ainsi que des commentaires que nous avons formulés plus haut quant à la portée et à l’application de l’art. 83.28, il n’est pas nécessaire de déterminer si la participation des avocats des accusés, MM. Bagri et Malik, à l’investigation judiciaire était une modalité indiquée au sens de l’al. 83.28(5)e).
104 Nous réitérons la conclusion que nous avons tirée dans le pourvoi relatif aux médias selon laquelle il est difficile de prévoir toutes les difficultés qu’une telle ordonnance risque de présenter. Par conséquent, il y a lieu de reporter à une autre occasion la réponse à cette question et de laisser la profession juridique en débattre afin que les conditions prescrites par un tribunal puissent dûment tenir compte des normes déontologiques et des meilleures façons de procéder en ce qui concerne la participation des avocats.
VI. Dispositif
105 Le pourvoi est rejeté. L’ordonnance de mise sous scellés du dossier, rendue par la Cour en l’espèce, est levée en ce qui concerne les renseignements divulgués dans les motifs. Il est loisible aux parties de demander à la Cour de rendre toute ordonnance appropriée au sujet de quelque partie du dossier qui est encore sous scellés en l’espèce.
106 Les questions constitutionnelles reçoivent les réponses suivantes :
1. L’article 83.28 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, viole‑t‑il l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Non.
2. Dans l’affirmative, cette violation constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte?
Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
3. L’article 83.28 du Code criminel viole‑t‑il les principes d’indépendance et d’impartialité judiciaires garantis par l’al. 11d) de la Charte?
Non.
4. Dans l’affirmative, cette violation constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte?
Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
5. L’article 83.28 du Code criminel viole‑t‑il les principes d’indépendance et d’impartialité judiciaires établis dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867?
Non.
Version française des motifs des juges Bastarache et Deschamps rendus par
107 Le juge Bastarache — Je souscris aux motifs des juges majoritaires sous réserve de mes commentaires sur la publicité des procédures d’une investigation.
I. L’indépendance du pouvoir judiciaire
108 J’estime que, lorsqu’une investigation judiciaire est terminée, l’indépendance ou l’impartialité du pouvoir judiciaire n’est pas compromise étant donné que plusieurs autres facteurs en favorisent le maintien. En outre, la diffusion subséquente des renseignements divulgués pendant ces procédures favorise la responsabilité des juges.
II. L’interrogatoire préalable au procès
109 Selon moi, la juge Holmes n’a commis aucune erreur manifeste ou dominante dans son appréciation des faits, et l’approche qu’elle a adoptée était correcte en principe. J’estime que la participation des avocats des accusés à l’investigation dès le départ était suffisante pour apaiser toute crainte relative à l’effet concret de l’investigation sur le procès Air India.
III. La participation des avocats
110 Les juges majoritaires ont choisi de ne pas commenter la participation des avocats à cause de la conclusion sur la publicité des procédures tirée dans le pourvoi connexe. À l’instar de ceux-ci, je limite mes commentaires à la présente affaire et je n’énoncerai pas les conditions généralement applicables à une telle ordonnance. J’estime que rien ne prouve que la juge Holmes a commis une erreur en concluant que les avocats des accusés, MM. Bagri et Malik, pouvaient participer à l’investigation. La juge Holmes a exercé correctement son pouvoir discrétionnaire.
Version française des motifs rendus par
111 Le juge Binnie (dissident) — Bon nombre des raisons que mes collègues, les juges Iacobucci et Arbour, exposent à l’appui de la constitutionnalité du pouvoir d’enquête en matière de lutte contre le terrorisme, conféré par l’art. 83.28 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (modifié par L.C. 2001, ch. 41), démontrent pourquoi la présente affaire ne se prête pas à l’exercice de ce pouvoir. J’estime que l’objet de l’ordonnance fondée sur l’art. 83.28, que le ministère public a sollicitée en l’espèce, et les conditions auxquelles cette ordonnance a été accordée étaient inappropriés, et que les modifications apportées par la juge présidant l’investigation n’ont pas remédié au caractère illégitime de l’ordonnance (en dépit de l’amélioration considérable de ses modalités). En conséquence, tout en reconnaissant la constitutionnalité de l’art. 83.28 du Code, selon l’interprétation qu’en donnent mes collègues, j’estime que, dans les circonstances de la présente affaire, le recours du ministère public à cette disposition constitue un abus de procédure. J’accueillerais donc le pourvoi.
112 Le procès Air India a commencé le 28 avril 2003. Le ministère public était donc en mesure, depuis plus d’un an, d’assigner l’appelant comme témoin à charge. À la date de l’audition du présent pourvoi, il ne l’avait pas encore fait. Bien que la juge présidant l’investigation prévue par l’art. 83.28 ait été persuadée que l’ordonnance que le ministère public sollicitait en vertu de cet article avait pour « objet prédominant » de faire progresser l’enquête en cours sur la tragédie d’Air India plutôt que le procès Air India en cours, il est clair que le moment choisi par le ministère public pour tenter d’obtenir le témoignage de l’appelant en vertu de cette disposition était le fruit d’une stratégie de prétoire. J’entends par là que le ministère public voulait faire subir à l’appelant, au milieu du procès, un interrogatoire devant un autre juge afin de connaître exactement à l’avance ce que l’appelant dirait ou ne dirait pas à la barre des témoins. Il s’agit là d’un exercice abusif des pouvoirs extraordinaires conférés par la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41. J’estime que l’investigation fondée sur l’art. 83.28 aurait dû être suspendue jusqu’à ce que l’appelant ait témoigné au procès Air India ou que le ministère public ait déclaré qu’il ne l’assignerait pas comme témoin à charge.
VI. La question fondamentale
113 Mes collègues citent, au par. 6, la remarque incidente, souvent reprise, du juge Jackson de la Cour suprême des États‑Unis, dissident dans l’arrêt Terminiello c. Chicago, 337 U.S. 1 (1949), p. 37, selon laquelle le Bill of Rights (ou, dans notre cas, la Charte canadienne des droits et libertés) n’est pas [traduction] « un pacte de suicide ». Dans cette affaire, la Cour suprême des États‑Unis a confirmé le droit à la liberté d’expression d’un prêtre de Chicago, accusé d’avoir causé une émeute en prononçant un discours enflammé devant les Christian Veterans of America. J’estime plus à propos, dans le cas qui nous occupe, l’observation formulée par le juge Douglas, au nom des juges majoritaires dans cette même affaire, selon laquelle le maintien des droits constitutionnels, en période de malaise national, est [traduction] « l’un des principaux traits » qui distingue une démocratie libérale des [traduction] « régimes totalitaires », qui étaient considérés à l’époque comme une menace pour la sécurité nationale (p. 4).
114 Chaque système juridique a connu des moments moins glorieux lorsque les droits civils de ses justiciables ont été réduits — d’une manière jugée regrettable par la suite — afin de remédier à une situation de crise nationale ou à une situation d’urgence en temps de guerre. Il suffit de penser au traitement réservé en temps de guerre aux Canadiens d’origine japonaise, dont la validité a été confirmée dans Reference Re : Persons of Japanese Race, [1946] R.C.S. 248, conf. par [1947] 1 D.L.R. 577 (C.P.).
115 Le problème que présente pour nos institutions juridiques l’actuelle « guerre contre le terrorisme » s’annonce plus durable et plus difficile à gérer que les attaques plus traditionnelles dont les libertés civiles ont jusqu’à maintenant été l’objet en temps de guerre. Rien n’annonçait la menace terroriste, qui pourrait continuer de planer indéfiniment. L’ennemi n’est pas aisément repérable du fait qu’il ne porte pas d’uniforme et qu’il n’est pas aligné en position de combat. Il évolue parmi nous sous forme de réseaux, pendants de la guérilla, au sein desquels les décisions peuvent être prises, adaptées, improvisées et exécutées par des cellules de niveau inférieur. L’ennemi semble être partout et, pourtant, on ne le voit nulle part. Il n’y aura peut‑être jamais de grande bataille finale qui départagera les vainqueurs des vaincus. On nous prédit une longue et lente guerre d’usure. Les efforts déployés pour lutter contre le terrorisme feront probablement partie de notre vie de tous les jours pour des générations à venir. Dans ces circonstances, l’intention avouée du gouvernement de faire de la Loi antiterroriste une mesure temporaire n’est pas de nature à nous rassurer complètement. Bien que son maintien dépende de l’idée que le gouvernement se fera des progrès de la « guerre contre le terrorisme », cette mesure temporaire risque bien de devenir permanente dans les faits. C’est en ayant fermement à l’esprit cette triste perspective qu’il faut aborder le rôle de l’art. 83.28 dans notre droit criminel.
116 Le risque que comporte la « guerre contre le terrorisme » n’est pas seulement le préjudice réel que les terroristes peuvent nous causer, mais encore ce que la consternation, la colère, l’anticipation, l’opportunisme ou la dramatisation peut nous amener à faire à nos propres institutions juridiques et politiques.
117 Il me semble que la présente affaire illustre bien le problème.
II. Le procès Air India
118 Mes collègues indiquent (à juste titre, selon moi) que, de manière générale, le rôle du juge présidant une investigation prévue par l’art. 83.28 est de « préserver l’intégrité de l’investigation et, en particulier, les droits de la personne désignée face à l’État » (par. 87). En l’espèce, cependant, le problème pour la juge qui préside l’investigation prévue par l’art. 83.28 n’est pas tant de s’assurer que l’appelant bénéficie d’un traitement équitable que de veiller à ce que les accusations portées contre les accusés Ripudaman Singh Malik et Ajaib Singh Bagri, dans l’affaire Air India, soient traitées d’une manière conforme à nos règles usuelles en matière de procès équitable.
119 Dans le résumé — qu’elle a fait publiquement — de l’affaire relative à l’art. 83.28, la juge présidant l’investigation a expressément reconnu que l’« infraction de terrorisme » examinée dans le cadre de son enquête est également visée par les accusations criminelles portées contre MM. Malik et Bagri.
[traduction] L’infraction de terrorisme a trait à deux explosions survenues entre les 22 et 23 juin 1985, qui ont causé la mort de deux bagagistes en plus de blesser quatre autres personnes à Narita, au Japon, ainsi que la mort des 329 passagers et membres d’équipage du vol 182 d’Air India au large de la côte ouest de l’Irlande.
Messieurs Malik et Bagri subissent actuellement leur procès pour complot en vue de commettre un meurtre et d’autres infractions liées à ces événements. Leur procès a commencé le 28 avril 2003 et reprendra le 8 septembre 2003.
([2003] B.C.J. No. 1749 (QL), 2003 BCSC 1172, par. 4‑5)
120 Elle a noté ailleurs que l’investigation sollicitée en vertu de l’art. 83.28 visait l’obtention de [traduction] « renseignements relatifs aux crimes dont Air India a été victime et aux auteurs de ces crimes » (je souligne). Selon la thèse du ministère public, MM. Malik et Bagri comptent parmi ces auteurs.
121 L’appelant doit témoigner pour la poursuite au procès de MM. Malik et Bagri. Il n’a pas [traduction] « collaboré avec la police » ni, semble‑t‑il, avec le ministère public. La juge présidant l’investigation a souligné que l’appelant s’est [traduction] « également montré peu coopératif avec la défense ». Au moment de l’investigation présidée par la juge Holmes, l’appelant n’avait parlé à personne du témoignage qu’il pourrait livrer ou ne pas livrer au procès Air India.
A. Le ministère public voulait obtenir l’interrogatoire, au milieu du procès, d’un témoin peu coopératif
122 En vertu du Code criminel, le ministère public possède maints avantages dans des procédures criminelles, mais lorsqu’il choisit, comme il l’a fait en l’espèce, de procéder par mise en accusation directe, le droit distinct de contraindre les témoins réticents à répondre sous serment aux questions, avant de les assigner à témoigner dans un procès public, ne figure pas parmi ces avantages.
123 En l’espèce, au lieu de procéder à l’enquête préliminaire habituelle devant un juge et en présence de l’accusé, le ministère public a décidé de passer au procès en déposant, le 8 mars 2001, une mise en accusation directe signée par le procureur général de la Colombie‑Britannique. Cette façon de procéder a des conséquences importantes, d’après ce que souligne le juge Estey dans l’arrêt Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93, p. 105 :
. . . l’enquête préliminaire a évolué [. . .] de manière à fournir à l’accusé, lorsqu’on juge que les éléments de preuve nécessaires existent, la possibilité de découvrir et d’apprécier la nature de la preuve qui sera déposée contre lui à son procès.
124 En raison de cette mise en accusation directe, ni le ministère public ni la défense n’ont pu jeter un coup d’œil préliminaire sur la façon dont les témoins se comporteraient dans un contexte semblable à un procès. Cette décision relevait du ministère public. La défense n’a aucun choix en la matière.
125 L’interrogatoire de l’appelant, au milieu du procès, permettrait au ministère public de récupérer certains des avantages perdus en choisissant de procéder à la mise en accusation directe de MM. Malik et Bagri. Par contre, la défense n’a aucune possibilité comparable d’interroger, au milieu du procès (ou avant celui‑ci), les témoins qu’elle peut vouloir assigner : voir Re Regina and Arviv (1985), 51 O.R. (2d) 551 (C.A.).
126 S’il est équitable d’accorder au ministère public un droit unilatéral de procéder à l’interrogatoire préalable de témoins dans le présent procès pour meurtre, pourquoi ne lui accorde‑t‑on pas ce droit de façon générale? Pourquoi limiter le droit d’interroger du ministère public aux seuls cas où l’art. 83.28 s’applique? Toujours est‑il que personne ne prétend qu’il s’agit de la façon normale de tenir un procès pour meurtre. Alors pourquoi réserver ce traitement désavantageux à MM. Malik et Bagri? À quel moment, s’il y a lieu, les principes doivent‑ils céder le pas à l’opportunisme de la « guerre contre le terrorisme »? Cette question est non seulement cruciale en l’espèce, mais encore elle le sera dans toutes les affaires subséquentes où sera citée, à titre de précédent, la décision, en l’espèce, de confirmer la légitimité du recours du ministère public à l’art. 83.28 pour procéder à un interrogatoire.
127 Le 5 juin 2001, le ministère public a déposé un nouvel acte de mise en accusation directe aux termes duquel MM. Malik et Bagri étaient conjointement accusés de meurtre au premier degré dans l’affaire du vol 182 d’Air India, de complot en vue de commettre un meurtre, de tentative de meurtre contre les passagers et l’équipage du vol 301 d’Air India, de complot en vue de faire placer des bombes à bord de divers avions, en plus de faire l’objet de trois chefs leur reprochant d’avoir placé une bombe à bord d’un avion. Messieurs Malik et Bagri faisaient aussi conjointement l’objet d’un deuxième chef d’accusation de meurtre au premier degré relativement à l’explosion ayant causé la mort de certaines personnes à l’aéroport Narita, pendant un transfert de bagages sur le vol 301 d’Air India. Une troisième personne, Inderjit Singh Reyat, a été accusée relativement à l’explosion de la bombe placée à bord du vol 182 d’Air India. Il est difficile d’imaginer plus grave série d’accusations criminelles.
128 La présente affaire est complexe en raison de la gravité des accusations en cause dans le procès Air India. Il est relativement plus facile pour une société de défendre les droits procéduraux d’un accusé lorsque les enjeux sont négligeables. C’est lorsque les enjeux sont considérables, comme c’est le cas en l’espèce, que notre engagement envers ces droits est véritablement mis à l’épreuve.
129 Le 10 février 2003, M. Reyat a plaidé coupable à des accusations moindres et a été condamné à cinq ans d’emprisonnement, en sus des 10 années déjà purgées à la suite d’une condamnation antérieure pour homicide involontaire coupable relativement à l’attentat à la bombe de l’aéroport Narita, plus le temps passé en détention avant l’extradition au Canada et les procès. Au moment de la détermination de sa peine, l’exposé des faits auquel avaient souscrit le ministère public et M. Reyat précisait que ce dernier n’était pas soupçonné du meurtre des passagers du vol 182 d’Air India :
[traduction] Monsieur Reyat n’a jamais agi dans l’intention de causer la mort de quelqu’un et n’a jamais cru que de telles conséquences pourraient s’ensuivre. Toutefois, des articles achetés par M. Reyat ont été utilisés à son insu par une ou plusieurs autres personnes pour fabriquer un engin explosif qui, le 23 juin 1985 ou vers cette date, a détruit le vol 182 d’Air India, tuant les 329 personnes qui se trouvaient à bord.
(British Columbia Criminal Justice Branch, Media Statement, « Inderjit Singh Reyat Pleads Guilty to Role in Air India Explosion », 10 février 2003)
130 Le procès de MM. Malik et Bagri a commencé le 28 avril 2003. Il va sans dire qu’ils sont présumés innocents tant et aussi longtemps que le ministère public n’aura pas établi leur culpabilité hors de tout doute raisonnable.
B. L’appelant n’était pas légalement tenu de collaborer avec la police
131 Le 21 mars 2003, l’appelant a été assigné à témoigner au procès de MM. Malik et Bagri, mais, comme nous l’avons vu, il n’a collaboré ni avec la police ni avec la défense. De façon générale, selon l’état actuel de notre droit, le citoyen ordinaire n’est pas légalement tenu de collaborer à une enquête policière. Comme l’a affirmé le juge Martin dans l’arrêt R. c. Esposito (1985), 24 C.C.C. (3d) 88 (C.A. Ont.), p. 94 :
[traduction] Bien qu’il ait le droit d’interroger des gens pour obtenir des renseignements relatifs à une infraction présumée, le policier n’a généralement pas le pouvoir de contraindre la personne interrogée à répondre. Il n’a pas non plus le pouvoir de détenir une personne pour l’interroger et, si la personne interrogée refuse de répondre, le policier doit la laisser poursuivre sa route, à moins de la mettre en état d’arrestation s’il a des motifs raisonnables et probables de le faire.
L’article 83.28 accorde, à cet égard, de nouveaux pouvoirs aux policiers, qui doivent les exercer sous la supervision d’un juge en tenant dûment compte de leur nature extraordinaire et des droits non seulement des personnes assignées à témoigner, mais aussi des tiers concernés, dont MM. Malik et Bagri en l’espèce.
C. Le ministère public a agi sans aviser la défense
132 Une semaine après l’ouverture du procès Air India et sans avoir préalablement avisé les avocats de MM. Malik et Bagri, le ministère public a comparu devant un autre juge que le juge du procès en vue d’obtenir une ordonnance fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel l’autorisant à interroger l’appelant sur certains points en litige au procès Air India. Même si l’art. 83.28 permet de présenter une demande sans donner de préavis, rien n’oblige à procéder de cette façon et, compte tenu des liens qui existent entre la demande fondée sur l’art. 83.28 et le procès Air India, j’estime qu’il aurait convenu, en l’espèce, que le ministère public avise les avocats de MM. Malik et Bagri. Il aurait alors été possible de débattre la question du rôle que ces avocats pourraient éventuellement jouer dans l’investigation fondée sur l’art. 83.28. Le ministère public a préféré demander que l’investigation fondée sur l’art. 83.28 se déroule à huis clos et qu’il soit interdit à l’appelant de divulguer, sauf à son avocat, les renseignements ou éléments de preuve obtenus dans le cadre de cette investigation. Cette interdiction visait à cacher, notamment aux accusés, MM. Malik et Bagri, ainsi qu’à leurs avocats, l’existence même des procédures fondées sur l’art. 83.28.
133 L’un des objets de l’investigation fondée sur l’art. 83.28 était de fournir au ministère public une transcription du témoignage que l’appelant serait contraint de livrer sous serment et que notre droit ne permettrait pas d’obtenir autrement.
134 Si, en définitive, le témoignage de l’appelant au procès Air India correspond à la transcription obtenue de l’art. 83.28 ou est plus favorable à la poursuite, il se pourrait que son existence ne soit jamais divulguée au juge des faits.
135 Si l’appelant agit au détriment de la poursuite en s’écartant de la transcription du témoignage qu’il a livré en vertu de l’art. 83.28, il sera alors loisible au ministère public d’utiliser cette transcription pour attaquer sa crédibilité et peut‑être même pour étayer une demande visant à le faire déclarer témoin hostile, et d’avoir ainsi l’avantage supplémentaire de contre‑interroger son propre témoin : voir l’art. 9 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5. Dans les cas où elle existe, la transcription risque non seulement de servir de déclaration antérieure incompatible, mais aussi d’être utilisée pour établir la véracité de son contenu : voir l’arrêt R. c. U. (F.J.), [1995] 3 R.C.S. 764.
136 Certes, le contenu de la transcription finirait par être divulgué aux avocats de la défense conformément aux principes énoncés dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, mais cela n’a pas empêché la juge présidant l’investigation d’interdire expressément de montrer la transcription aux personnes les plus aptes à en commenter l’exactitude en ce qui les concernait, à savoir les accusés MM. Malik et Bagri.
137 Mes collègues accordent peu d’importance au fait que le ministère public se soit servi de l’art. 83.28 pour obtenir une forme d’interrogatoire « au milieu du procès », et font simplement valoir, au par. 101, que
la présomption de publicité de l’investigation judiciaire et la participation des avocats des accusés dès le départ auraient permis d’apaiser toute crainte relative à l’effet concret de l’investigation sur le procès Air India.
En toute déférence, comme nous allons maintenant le constater, cette analyse ne tient pas compte de l’importance que revêt au moins l’un des objectifs que le ministère public cherchait à atteindre au départ en recourant à la procédure prévue à l’art. 83.28.
D. Le recours à l’art. 83.28 pour obtenir l’interrogatoire, au milieu du procès, d’un témoin peu coopératif constituait un abus de procédure
138 Il est évident, en l’espèce, qu’une procédure d’enquête conçue pour recueillir des renseignements avant le dépôt d’accusations a servi, à l’insu des accusés et du moins en partie, à obtenir la communication anticipée de renseignements par un témoin à charge peu coopératif, non seulement après le dépôt des accusations, mais encore pendant le procès Air India lui‑même.
139 Le ministère public et les avocats de la défense ne font que commencer à s’attaquer au problème des limites auxquelles doit être assujetti l’art. 83.28. Néanmoins, le recours à cette disposition dans la présente affaire va bien au‑delà de ce que le ministre responsable a indiqué en Chambre :
Le projet de loi C‑36 prévoit également la tenue d’audiences d’enquête en vertu du Code criminel. Ces audiences permettraient de recueillir des preuves durant des enquêtes sur des actes de terrorisme, avant que des accusations ne soient portées. [Je souligne.]
(Débats de la Chambre des communes, vol. 137, 1re sess., 37e lég., 16 octobre 2001, p. 6166)
Les enquêteurs peuvent toujours recourir à l’art. 83.28 après le dépôt des accusations, mais rien n’indique, dans cet article, que le législateur a voulu accorder au ministère public le droit d’obtenir, au milieu du procès et devant un autre juge, l’interrogatoire de témoins peu coopératifs, lorsqu’il procède par mise en accusation directe dans le contexte d’un procès portant sur des infractions criminelles, même celles comportant la perpétration d’actes terroristes. L’article 83.28 n’est pas conçu pour servir de moyen terme entre l’enquête préliminaire et la mise en accusation directe.
140 Mes collègues estiment que, « [d]ans ce contexte d’enquête, le rôle du pouvoir judiciaire est de refréner les excès de l’État » (par. 86), mais il reste, selon moi, qu’au vu des faits particuliers de la présente affaire l’ordonnance fondée sur l’art. 83.28 constituait elle‑même un « excès de l’État ». En ce qui concerne MM. Malik et Bagri, la présence du juge qui préside l’interrogatoire contribue à augmenter le risque de coercition auquel ils sont exposés et à renforcer la position de la poursuite. Selon les faits de la présente affaire, la stratégie de prétoire du ministère public, ayant consisté à recourir à l’art. 83.28 pour s’occuper d’un témoin peu coopératif au procès Air India en cours, constitue un abus du rôle que doit jouer le pouvoir judiciaire.
III. Les modalités de l’ordonnance initiale fondée sur l’art. 83.28 étaient inappropriées
141 Le juge en chef adjoint Dohm, qui a entendu la demande ex parte et n’a donc pas eu l’avantage d’entendre d’autres arguments que ceux du ministère public, a ordonné que l’appelant soit interrogé aux conditions suivantes :
[traduction]
a) « l’investigation se déroulera à huis clos »;
b) « [l’appelant] pourra être représenté par un avocat à l’investigation »;
c) « l’interrogatoire sous serment de [l’appelant] ne sera effectué que par le représentant du procureur général et par personne d’autre »;
d) « [l’appelant] devra répondre aux questions posées [. . .] et produire au juge qui présidera les choses exigées par l’ordonnance à moins qu’elles ne soient protégées par le droit applicable en matière de divulgation ou de privilèges »;
e) « [l’appelant] ne pourra divulguer qu’à son avocat tout renseignement ou élément de preuve obtenu lors de l’investigation, et ce, à condition d’avoir préalablement obtenu le consentement du procureur général ou de son représentant »;
f) « Aucun préavis ne sera donné à Ripudaman Singh Malik ou à Ajaib Singh Bagri. »
(Je souligne.)
L’ordonnance conférait un avantage important à la poursuite. Elle ne contenait aucune disposition prévoyant que le juge du procès, le juge Josephson, serait informé de ce qu’on s’apprêtait à faire. Pourtant, c’est au juge Josephson qu’il incombe de veiller à ce que MM. Malik et Bagri subissent un procès équitable. Non seulement le ministère public aurait‑il eu le droit exclusif de poser les questions, mais encore les modalités de l’ordonnance initiale privaient MM. Malik et Bagri de l’un des avantages habituels de l’interrogatoire, soit la possibilité, offerte au ministère public, d’entendre le témoignage de l’appelant et d’en apprécier la force probable, c’est‑à‑dire de savoir si le témoin
[traduction] a l’esprit lent ou vif et si son témoignage est exact ou non. De même, s’il est porté à exagérer ou à trop insister sur certains points, s’il manque d’assurance, s’il a une bonne ou une mauvaise mémoire et s’il est sincère. L’interrogatoire est généralement utile pour déterminer la façon de contre‑interroger qui sera la plus efficace au procès. [Je souligne.]
(G. D. Cudmore, Choate on Discovery (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 1‑11)
142 Bien que le juge en chef adjoint Dohm ait interdit de les aviser de l’investigation fondée sur l’art. 83.28, MM. Malik et Bagri en ont appris l’existence. Monsieur Malik, en particulier, s’est plaint que l’ordonnance rendue faisait en sorte que, pendant qu’au palais de justice M. Bagri et lui subissaient leur procès devant un juge seul, à savoir le juge Josephson, ailleurs dans le même édifice,
[traduction] le ministère public obtenait en secret la déposition d’un témoin dans le cadre d’une investigation présidée par un autre juge du même tribunal. Le résultat est troublant; le tribunal semble « se ranger dans un camp » en participant activement et secrètement à la constitution de la preuve du ministère public dans un procès en cours. Ce résultat mine la confiance du public dans les tribunaux et compromet l’indépendance et l’impartialité des juges.
143 La juge Holmes qui présidait l’investigation a reconnu en partie le bien‑fondé de cette plainte, en concluant ceci :
[traduction] Je conviens avec [l’avocat de M. Malik] que si l’on applique l’art. 83.28 de manière à permettre en quelque sorte au ministère public, sans que la défense ne puisse elle‑même le faire, de se préparer au procès ou d’obtenir une communication préalable de renseignements, le ministère public jouira alors d’un avantage injuste qui compromettra sérieusement les droits de l’accusé à un procès équitable. [Je souligne.]
144 Il faut interpréter cette conclusion au regard de l’affirmation de mes collègues — à laquelle je souscris — voulant que « dès qu’une mesure législative requiert l’aide du pouvoir judiciaire, il fa[ille] veiller à ce que l’intégrité du rôle de ce dernier ne soit ni compromise ni diminuée » (par. 87). J’ajouterais que le juge qui agit en vertu de l’art. 83.28 ne doit pas devenir un joueur supplémentaire dans un procès en cours devant un autre juge, particulièrement si son intervention se fait à l’insu du juge du procès. Il y avait un lien clair et net entre le procès Air India et l’investigation fondée sur l’art. 83.28, et il incombait à tous les intéressés de s’assurer que les droits des accusés devant le juge Josephson ne soient pas bafoués dans des procédures concomitantes et parallèles fondées sur l’art. 83.28.
145 Après que la défense se soit vu accorder la possibilité de présenter des observations dans la salle d’audience où se tenait l’investigation fondée sur l’art. 83.28, la juge Holmes a autorisé les avocats de MM. Malik et Bagri à participer aux procédures à certaines conditions :
[traduction]
a) « Si des renseignements sans rapport avec le procès sont divulgués au cours de l’investigation, les avocats des accusés MM. Malik et Bagri devront quitter la salle. »
b) « Les accusés MM. Malik et Bagri n’assisteront pas à l’investigation. »
c) « Aucune divulgation, même à ceux‑ci, des renseignements ou éléments de preuve obtenus lors de l’investigation ne pourra avoir lieu sans le consentement du représentant du procureur général ou une ordonnance du tribunal. »
d) « L’investigation se déroulera à huis clos. »
Bref, le ministère public était autorisé à procéder à l’interrogatoire préalable de l’appelant devant un autre juge que le juge du procès, sans que les deux accusés ne soient présents pour donner des instructions à leur avocat, ou pour savoir ce qui s’était passé.
IV. Les modifications apportées par la juge présidant l’investigation n’ont pas remédié aux lacunes de l’ordonnance fondée sur l’art. 83.28
146 Il ne s’agit pas simplement de savoir si la juge présidant l’investigation a amélioré considérablement les modalités de l’ordonnance ex parte que le ministère public a obtenue en vertu de l’art. 83.28 — ce qu’elle a fait — , mais encore faut‑il décider s’il y a lieu que l’investigation à laquelle l’ordonnance susmentionnée enjoint à l’appelant de se présenter se déroule selon l’échéancier sollicité par le ministère public.
147 La juge Holmes a ordonné la tenue de l’investigation prévue par l’art. 83.28 parce qu’elle estimait que celle‑ci avait pour « objet prédominant » de faire progresser non pas le procès en cours, mais l’enquête en cours :
[traduction] Je conclus que les faits présentés étayent la thèse du ministère public selon laquelle l’investigation projetée a pour objet prédominant de faire progresser l’ensemble de l’enquête sur la tragédie d’Air India, même s’il ne fait aucun doute qu’elle aura pour effet accessoire de donner au ministère public la possibilité de se préparer ou d’obtenir des renseignements à l’égard du procès en cours.
Mes collègues, les juges Iacobucci et Arbour, ne souscrivent pas au critère de l’« objet prédominant » adopté par la juge présidant l’investigation, mais ils sont quand même d’avis de s’en remettre à sa conclusion en supposant qu’elle a voulu dire autre chose que ce qu’elle a dit. Ils écrivent ceci (par. 99) :
Bien que la juge présidant l’investigation ait parlé d’objet prédominant de l’investigation dans la conclusion qu’elle a tirée, nous sommes convaincus, d’après ses constatations, qu’elle a utilisé cette expression au sens d’objet illégitime ou de motif inavoué.
Mes collègues ont, de ce fait, remplacé le critère essentiellement factuel (objet prédominant) adopté par la juge présidant l’investigation par un critère essentiellement juridique (objet illégitime).
148 Même en admettant que la juge présidant l’investigation a appliqué une norme de l’« objet illégitime » (bien que ce ne soit mentionné nulle part), cela ne répond pas à la question de savoir s’il est « légitime » de procéder à une investigation fondée sur l’art. 83.28 qui vise deux objectifs, dont celui d’interroger un témoin dans le cadre d’un procès criminel en cours. Le ministère public renvoie à l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33, pour prétendre que la Cour devrait s’en remettre à la décision rendue à cet égard par la juge présidant l’investigation. À mon avis, ce renvoi à l’arrêt Housen perd toute justification dès que le critère de l’« objet prédominant » est remplacé par le critère de l’« objet illégitime ». Loin de constituer une question de fait, la légitimité du lien établi entre une investigation fondée sur l’art. 83.28 et un procès criminel connexe en cours a une grande importance sur le plan jurisprudentiel. Pour trancher cette question, notre Cour doit examiner la façon de concilier le rôle que joue le ministère public dans une investigation fondée sur l’art. 83.28, d’une part, et celui de « ministre de la justice » qu’il joue dans un procès criminel, d’autre part. Cette question fait intervenir le « rôle de législateur » de notre Cour. Je conviens que le critère de la légitimité du recours à l’art. 83.28 est meilleur que celui de « l’objet prédominant », mais je ne souscris pas à l’argument selon lequel nous devrions nous en remettre à la conclusion tirée à cet égard par la juge présidant l’investigation (si on peut vraiment considérer qu’elle a tiré cette conclusion, étant donné qu’elle croyait appliquer un critère différent).
149 Les faits démontrent clairement qu’en l’espèce l’un des objets de l’investigation fondée sur l’art. 83.28 était d’obtenir la communication de la preuve que l’appelant produirait au procès Air India. Il convient ici de rappeler les observations que le ministère public a présentées à la juge présidant l’investigation au sujet des liens reconnus entre l’investigation fondée sur l’art. 83.28 et le procès Air India. (Pour être juste envers le juge en chef adjoint Dohm, mentionnons que ces questions se sont posées seulement après qu’il eut rendu l’ordonnance ex parte.) Premièrement, en abordant la question de l’incidence du délai lié à la contestation constitutionnelle de l’art. 83.28, l’avocat du ministère public a informé la juge Holmes qu’en ce qui concerne le procès Air India
[traduction] le ministère public n’assignera pas [l’appelant] au début du mois de septembre, comme il avait prévu le faire.
Il a expliqué ce délai par la volonté du ministère public que la transcription obtenue en vertu de l’art. 83.28 soit disponible au moment où l’appelant se présenterait à la barre des témoins. Pour bien préciser cet objet, l’avocat du ministère public a ajouté :
[traduction] . . . de toute évidence, le ministère public tient beaucoup à ce que cette investigation [fondée sur l’art. 83.28] ait lieu avant la conclusion de sa preuve dans l’affaire R. c. Malik and Bagri. Cela revêt une importance cruciale ou considérable pour la thèse du ministère public et en ce qui concerne sa décision d’assigner ou non [l’appelant] comme témoin au procès. [Je souligne.]
150 Autrement dit, le ministère public avait besoin de la preuve obtenue en vertu de l’art. 83.28 pour définir un aspect important de sa stratégie de prétoire dans l’affaire Air India, du moins en ce qui concernait l’opportunité d’assigner l’appelant comme témoin à charge.
151 Tout récemment, lors du dépôt de son mémoire devant la Cour, le ministère public a proposé un échéancier prévoyant que l’appelant témoignerait au procès Air India le 3 novembre 2003, mais pas avant l’investigation fondée sur l’art. 83.28 qu’il avait alors fixée aux 26 et 27 octobre 2003.
152 Bref, il n’y a absolument aucun doute, au vu du dossier, que le ministère public entendait utiliser, en partie du moins, la procédure prévue à l’art. 83.28 pour interroger l’appelant avant le procès (ou au milieu de celui‑ci). Pour les besoins de la présente affaire, il n’est pas nécessaire d’être en accord ou en désaccord avec l’évaluation de l’objet prédominant par la juge qui a présidé l’investigation. Il suffit de noter qu’elle a reconnu que l’interrogatoire avant le procès (ou au milieu de celui‑ci) était l’un des objets visés, et de se demander si cet objet était illégitime.
153 La juge présidant l’investigation était consciente du problème. Elle a formulé une réserve :
[traduction] . . . si la conduite de l’enquête, notamment par la tenue de l’investigation ordonnée en vertu de l’art. 83.28, porte atteinte aux droits que leur garantit la Charte, [MM. Malik et Bagri] peuvent demander au juge du procès [Air India] de remédier à la situation.
154 Il va sans dire que le problème est qu’au moment où il se présentera devant le juge du procès, le ministère public aura déjà procédé à son interrogatoire « au milieu du procès ». Il s’en sera servi pour décider d’assigner ou non l’appelant comme témoin. Bien que le juge du procès puisse, à certains égards, limiter l’utilisation de la transcription au procès, le ministère public aura obtenu d’avance les renseignements qu’il veut réellement, à savoir la divulgation forcée du témoignage que l’appelant est susceptible de livrer. Un tel aperçu est un avantage important. Un témoin imprévisible qui tient des propos inattendus à la barre des témoins risque non seulement de contrecarrer la volonté du ministère public de faire progresser sa cause, mais encore de nuire sérieusement à la preuve de ce dernier. C’est sans doute pour cette raison que le ministère public tenait à retarder la comparution de l’appelant au procès Air India jusqu’à ce que l’investigation fondée sur l’art. 83.28 ait permis de relier l’appelant à une version particulière des faits.
155 Je reconnais parfaitement l’importance et la complexité des responsabilités qui incombent à l’avocat du ministère public dans le procès Air India. Cependant, comme le soulignent mes collègues, « le législateur a voulu [qu’en participant à l’investigation prévue par l’art. 83.28] le ministère public se conforme au rôle qu’il doit jouer en tant qu’officier de justice et à son obligation d’agir impartialement dans l’intérêt public » (par. 95). Il est parfois difficile au ministère public de concilier son devoir d’agir impartialement dans l’intérêt du public et son rôle de plaideur dans des poursuites criminelles de nature accusatoire et contradictoire. J’estime qu’en l’espèce l’avocat du ministère public joue non pas un rôle d’enquêteur désintéressé, mais cherche plutôt à étoffer sa preuve dans le procès Air India en recourant à l’art. 83.28 pour procéder à un interrogatoire au milieu du procès. Ce qui est en jeu est non pas un grand principe, mais plutôt une stratégie de prétoire. La légitimité du recours à de telles stratégies est une question de droit que notre Cour doit trancher.
156 Si le principal souci du ministère public avait vraiment été de faire progresser une « investigation en cours », il aurait pu, au moyen d’une entente spéciale ou autrement, assigner l’appelant à témoigner devant le juge Josephson en tout temps après l’ouverture du procès Air India, le 28 avril 2003. L’investigation fondée sur l’art. 83.28 aurait ainsi été dépourvue de toute contrainte émanant du procès de MM. Malik et Bagri.
157 Quoi qu’il en soit, je crois que le critère de l’« objet illégitime » adopté par mes collègues est trop strict. La préoccupation de la Cour ne se limite pas à la question de savoir si l’on a démontré l’existence de mauvaise foi ou d’un « motif inavoué » chez l’avocat du ministère public. La Cour doit agir dans une perspective plus large afin de protéger l’intérêt du public dans un « régime de procès justes et équitables et [. . .] la bonne administration de la justice » : R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007. L’incidence de l’ordonnance fondée sur l’art. 83.28 sur le procès Air India en cours est en l’espèce aussi important, voire plus important, que l’intention du ministère public. Le fossé stratégique qui s’est creusé entre M. Bagri, qui aimerait que son avocat interroge l’appelant dans le cadre de l’investigation fondée sur l’art. 83.28, et M. Malik, qui s’y oppose, est significatif. Si le report de l’investigation prévue par l’art. 83.28 à une date postérieure au témoignage de l’appelant au procès Air India peut permettre d’en éliminer l’incidence préjudiciable sur les droits de M. Malik ou de M. Bagri à un procès équitable, j’estime qu’elle doit être reportée.
158 Il se pourrait que, dans une autre affaire, l’urgence de la situation justifie de modifier les règles du jeu, par exemple, en cas de menace d’acte terroriste. Ce n’est pas le cas en l’espèce.
V. L’appelant doit‑il échouer en raison de l’arrêt Housen c. Nikolaisen?
159 Le ministère public se fonde sur l’arrêt Housen c. Nikolaisen, précité, pour prétendre que notre Cour devrait s’en remettre à la décision de la juge présidant l’investigation d’autoriser l’investigation fondée sur l’art. 83.28.
160 Bien que la juge présidant l’investigation ait tiré la conclusion « de fait » que l’enquête sur la tragédie d’Air India constituait l’« objet prédominant », l’existence du lien avec le procès Air India est claire et nette et reconnue par le ministère public. Mes collègues ont rejeté, à bon droit, le critère de l’« objet prédominant ». Il s’agit donc maintenant de déterminer si l’intention du ministère public était « illégitime » en ce qui concernait le procès Air India. Ce n’est pas une question de fait. C’est une question d’opinion.
161 Dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, par. 36, les juges Iacobucci et Major ont souligné que
[l]es questions mixtes de fait et de droit s’étalent le long d’un spectre. Lorsque, par exemple, la conclusion de négligence est entachée d’une erreur imputable à l’application d’une norme incorrecte, à l’omission de tenir compte d’un élément essentiel d’un critère juridique ou à une autre erreur de principe semblable, une telle erreur peut être qualifiée d’erreur de droit et elle est contrôlée suivant la norme de la décision correcte.
162 Comme pour la négligence, la conclusion qu’un objet ou une intention est illégitime est une question mixte de fait et de droit. En outre, la conclusion d’illégitimité se situe à l’extrémité « juridique » du spectre étant donné qu’elle résulte de l’application d’une norme juridique aux faits établis en preuve devant le juge présidant l’investigation. Lorsque nous affirmons que quelque chose est illégitime, nous le faisons implicitement, voire explicitement, en fonction d’une norme de légitimité. C’est là une question de droit.
163 Cela représente également, en l’espèce, une importante question de pratique du droit. Il n’est pas question ici d’un renvoi constitutionnel général dans lequel le gouvernement nous demande de nous prononcer sur la validité de l’art. 83.28, quoiqu’il s’agisse là d’un aspect important du problème que nous sommes appelés à régler. L’appelant a formé le présent pourvoi non pas pour créer du droit nouveau, mais pour obtenir un redressement concret.
VI. Un abus de procédure a résulté
164 Le pouvoir inhérent d’un tribunal d’ordonner l’arrêt de procédures abusives a été analysé dans un certain nombre de décisions, dont R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391.
165 Dans ces décisions, la Cour a assujetti l’arrêt des procédures à un critère très exigeant étant donné que c’était la fin des poursuites qui était sollicitée. En l’espèce, ce qui est sollicité tient d’un redressement souple de common law que les tribunaux peuvent accorder pour préserver l’intégrité de leurs propres procédures. En l’occurrence, la suspension temporaire n’aurait nécessité rien de plus qu’une modification de l’échéancier.
166 Rien dans la documentation soumise n’indique que le report de l’investigation fondée sur l’art. 83.28 à une date postérieure au témoignage de l’appelant aurait nuit à une « investigation en cours » portant sur d’autres aspects de la tragédie d’Air India. Comme nous l’avons vu, cette investigation ou enquête durait depuis près de 20 ans.
167 Selon les règles de procédure ordinaires en matière criminelle, le ministère public n’avait pas le droit de procéder, au milieu du procès, à l’interrogatoire d’un témoin peu coopératif, et il aurait dû être empêché de le faire. Cela nous ramène à mon point de départ. Les tribunaux devraient faire montre d’un scepticisme sain à l’égard d’une prétention du gouvernement que la guerre contre le terrorisme, si importante soit‑elle, doit avoir préséance sur l’application régulière de la loi. Quoique cette préséance puisse se révéler parfois nécessaire, ce n’est pas le cas en l’espèce. Il y a lieu, à tout le moins, d’explorer d’autres avenues que cette « préséance ». Dans le cas qui nous occupe, une modification de l’échéancier aurait permis de concilier raisonnablement les intérêts de l’enquête sur la tragédie d’Air India avec les exigences du procès Air India. Dans ces circonstances, j’estime, en toute déférence, que la juge présidant l’investigation a commis une erreur en donnant le feu vert au ministère public.
VII. Dispositif
168 Par conséquent, j’accueillerais le pourvoi, je confirmerais la constitutionnalité de l’art. 83.28 du Code criminel, interprété et appliqué correctement, mais j’aurais ordonné la suspension de l’investigation fondée sur l’art. 83.28 jusqu’à ce que l’appelant ait témoigné au procès de MM. Malik et Bagri, ou que le ministère public ait autrement indiqué qu’il ne l’assignera pas comme témoin à charge.
Les motifs des juges LeBel et Fish ont été rendus par
169 Le juge LeBel (dissident) — Je suis d’accord avec le juge Binnie pour reconnaître que le pourvoi devrait être accueilli en raison de l’abus de procédure commis par le ministère public, et pour conclure comme il le propose sur ce point. Toutefois, en toute déférence pour l’avis contraire, je ne puis partager l’opinion exprimée par mes collègues, les juges Iacobucci et Arbour, sur l’indépendance judiciaire. À mon avis, l’art. 83.28 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (« C. cr. »), porte atteinte à l’indépendance judiciaire et devrait, pour cette raison, être déclaré inconstitutionnel. En raison de la manière dont elle aménage les rapports entre la magistrature, les services d’enquête policière et le ministère public, cette mesure législative ne peut que produire les abus et les irrégularités que décrit éloquemment l’opinion de mon collègue le juge Binnie.
170 Comme le rappellent les juges Iacobucci et Arbour, les sources du principe de l’indépendance judiciaire sont diverses. Protégé à la fois par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que par le préambule et les art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, le principe de l’indépendance judiciaire joue un rôle essentiel au bon fonctionnement de la démocratie constitutionnelle de notre pays (Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13, par. 34). Ce principe, qui vise à assurer le maintien de la confiance du public dans le système judiciaire et la primauté du droit, a pour objet d’éviter toute intervention des pouvoirs exécutif et législatif dans l’exercice des pouvoirs judiciaires (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale »), par. 10; Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56). Dans l’exercice de ses fonctions, le pouvoir judiciaire doit donc demeurer complètement indépendant des autres pouvoirs de l’État (Mackin, précité, par. 35).
171 La jurisprudence identifie trois caractéristiques essentielles de l’indépendance, soit l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative. L’inamovibilité ne permet la révocation que pour des motifs graves et bien déterminés, à la suite d’un examen indépendant et dans le respect d’une procédure qui permette au juge de se faire entendre et de se défendre. La sécurité financière protège la rémunération, le traitement et la pension des juges. Enfin, l’indépendance administrative, qui ne doit pas être confondue avec le critère de l’indépendance institutionnelle dont je discuterai ultérieurement, reconnaît aux tribunaux un pouvoir nécessaire sur les questions administratives qui ont un effet direct sur l’exercice de leurs fonctions (Valente, précité, p. 694-712).
172 L’indépendance judiciaire comporte aussi deux dimensions, l’une individuelle, et l’autre institutionnelle, qui se distinguent de ses caractéristiques essentielles (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 119). D’un côté, l’indépendance individuelle s’attache au juge. Ce dernier doit effectivement être en mesure de s’acquitter de ses fonctions judiciaires sans ingérence extérieure. Cette dimension de l’indépendance vise donc les attributs personnels du juge, telle l’inamovibilité. De l’autre côté, l’indépendance institutionnelle s’attache aux tribunaux en tant qu’institutions. Les tribunaux doivent, en effet, être indépendants des pouvoirs législatif et exécutif de l’État et paraître tels. La dimension institutionnelle de l’indépendance judiciaire vise donc à assurer la séparation des pouvoirs étatiques (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 118-125; Mackin, précité, par. 39; Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857, 2003 CSC 35, par. 21-23).
173 Notre Cour a souvent souligné la nécessité de préserver la dimension institutionnelle de l’indépendance judiciaire afin que les tribunaux restent capables de remplir leur rôle de gardiens de la Constitution (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 123; Mackin, précité, par. 39). En effet, pour que les tribunaux puissent protéger efficacement les droits et libertés des justiciables contre les atteintes injustifiées des pouvoirs législatif et exécutif de l’État, ils doivent nécessairement être indépendants face à ces pouvoirs (Ell, précité, par. 22).
174 Il est important, voire primordial dans le cas qui nous occupe, de ne pas confondre ces deux facettes de l’indépendance judiciaire. Ainsi, bien qu’un juge puisse être indépendant de fait et se conduire avec la plus rigoureuse impartialité, l’indépendance judiciaire n’existera pas si le tribunal auquel il appartient ne demeure pas indépendant des autres organes du gouvernement sur le plan institutionnel. Afin de déterminer si l’indépendance judiciaire a été préservée dans un cas donné, un examen des deux dimensions de l’indépendance judiciaire s’avère donc nécessaire.
175 Comme l’ont souligné les juges Iacobucci et Arbour, le principe de l’indépendance judiciaire joue un rôle essentiel pour ce qui est de préserver l’ordre normatif fondamental d’une société fondée sur les principes du constitutionnalisme et de la primauté du droit. L’indépendance judiciaire assure effectivement le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice, qui est elle-même une condition indispensable du respect et de l’acceptation du système de justice et de la primauté du droit. Cette confiance du public permet ainsi d’assurer l’efficacité de notre système de justice et, du coup, la mise en œuvre du principe de la primauté du droit (Valente, précité, p. 689; Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, 2001 CSC 35, par. 110; Mackin, précité, par. 34‑38). Le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice doit donc se situer au cœur des préoccupations relatives à l’indépendance judiciaire.
176 Afin de déterminer si une mesure porte atteinte à l’indépendance judiciaire, il faut se demander si l’institution judiciaire, tant au niveau des juges qu’à celui, collectif, de l’organisation elle-même, est perçue par le public comme étant indépendante :
Pour que règne la confiance dans notre système de justice, il faut s’assurer que les citoyens aient toujours une saine perception d’indépendance judiciaire. Sans cette perception d’indépendance, le pouvoir judiciaire ne peut pas « prétendre à la légitimité, ni commander le respect et l’acceptation qui lui sont essentiels » : voir Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13, par. 38, le juge Gonthier. Le principe exige que le pouvoir judiciaire soit non seulement effectivement indépendant, mais encore perçu comme étant indépendant. [Je souligne.]
(Ell, précité, par. 23; Valente, précité, p. 689)
Dans cette recherche, il convient d’appliquer le critère de la personne raisonnable, informée des dispositions législatives pertinentes, qui, après avoir envisagé la question de manière réaliste et pratique, conclurait à l’indépendance du pouvoir judiciaire (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 113; Mackin, précité, par. 38). Il importe toutefois de préciser qu’à cet égard, la personne raisonnable n’est pas un juriste d’expérience qui comprend les subtilités juridiques basées sur de fines distinctions que les profanes ne décèlent généralement pas. Bref, le critère objectif de la personne raisonnable doit servir à déterminer si le public a une saine perception d’indépendance judiciaire.
177 Analysé dans cette perspective, l’art. 83.28 C. cr. porte atteinte à l’indépendance judiciaire dans sa dimension institutionnelle. Une conclusion contraire repose sur l’omission d’établir cette distinction fondamentale entre les deux dimensions de l’indépendance judiciaire dans l’application du droit aux faits en cause. Bien qu’ils aient discuté de la dimension institutionnelle de l’indépendance judiciaire, les juges Iacobucci et Arbour semblent avoir inféré de l’indépendance individuelle du juge agissant en vertu de l’art. 83.28 une conclusion d’indépendance judiciaire, sans examiner si, dans les faits, la dimension institutionnelle de l’indépendance judiciaire était protégée. En effet, selon mes collègues, si un juge présidant une investigation en vertu de cette disposition utilisait sa discrétion d’une manière qui n’assure pas la protection des droits et libertés de la personne interrogée, alors, dans ce cas précis, il deviendrait ultérieurement possible de conclure à l’absence d’indépendance judiciaire (par. 88).
178 Par ailleurs, la juge Holmes a conclu que l’art. 83.28 C. cr. ne portait pas atteinte à l’indépendance judiciaire, pour le motif que le juge présidant l’investigation ne sera pas le même que celui présidant le procès et qu’il sera rarissime que ces deux procédures se déroulent dans le même ressort. Ce raisonnement a ainsi omis de prendre en compte la dimension institutionnelle de l’indépendance judiciaire et d’examiner les conséquences des mesures législatives en cause à l’égard de cette dernière et de la perception qu’en aurait la personne raisonnable et bien informée. Cette analyse ne prend en considération que le comportement individuel du juge et son impartialité personnelle dans la conduite de la procédure d’enquête.
179 Sans indépendance institutionnelle, ou, autrement dit, sans étanchéité apparente entre les pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif, il ne peut effectivement y avoir d’indépendance judiciaire. À mon sens, la sauvegarde de l’apparence d’une séparation des pouvoirs est nécessaire à une conclusion d’indépendance judiciaire.
180 L’article 83.28 C. cr., en vertu duquel les juges sont de fait amenés à présider des enquêtes policières, qui relèvent de l’exercice du pouvoir exécutif, ne peut qu’entraîner chez la personne raisonnable une perception que les juges sont devenus alliés du pouvoir exécutif. Cette perception que les pouvoirs judiciaire et exécutif s’associent lors d’une enquête conduite en vertu de cette disposition résulte, à mon avis, de la difficulté qu’aura le juge qui la préside, à l’intérieur d’un pareil système, à protéger les droits et libertés des personnes interrogées, de sa trop grande discrétion, des objectifs législatifs ainsi que de la nature même des procédures qui pourront se tenir à huis clos.
181 Les juges Iacobucci et Arbour ont conclu que le juge exerce une fonction judiciaire lors de l’interrogatoire, car il a le pouvoir, en vertu des par. 83.28(7) et 83.28(9) C. cr., de modifier les conditions de l’ordonnance et de statuer sur les objections concernant le refus de répondre à une question. Mes collègues concluent ainsi que le juge a pour tâche de protéger les intérêts de la personne interrogée et, qu’en ce sens, il remplit sa fonction de bouclier contre les atteintes injustifiées du pouvoir exécutif. Je ne partage pas ces vues. En effet, même en interprétant les dispositions législatives attaquées comme ils le proposent, il reste que le juge n’a pas les moyens nécessaires pour assurer la protection des droits et libertés de la personne interrogée.
182 D’abord, je m’interroge sur l’efficacité réelle du pouvoir du juge de trancher des objections à la preuve dans le contexte de ces investigations. Je demeure sceptique à l’égard de l’opinion que les règles de preuve fixées par la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5, tels les art. 8 à 12, 19 à 36 et 42, et par la common law puissent régir la tenue de l’interrogatoire. Ces règles sont d’abord créées pour régir la constitution d’une preuve de culpabilité d’un accusé. Elles s’adaptent mal à la cueillette d’information relative à la perpétration d’une infraction ou aux craintes qu’une infraction n’ait été commise.
183 Par ailleurs, même si j’étais d’accord avec les juges Iacobucci et Arbour quant à l’application de ces règles de preuve, ces dernières ne créeraient pas un cadre permettant au juge de protéger efficacement les droits et libertés de la personne interrogée. En effet, comme l’ont précisé mes collègues, l’application de ces règles de preuve n’est pas obligatoire. De plus, certaines de ces règles ne s’appliqueront pas, car elles sont incompatibles avec le type d’enquête prévu par l’art. 83.28. Il en est ainsi de la règle interdisant le ouï-dire. Enfin, bien que les règles relatives à la pertinence des questions posées et à leur valeur probante puissent être utiles en théorie, le juge ne sera pas en mesure de les appliquer. En effet, le juge présidant l’interrogatoire n’aura sans doute pas accès au dossier complet de l’enquête policière. Le procureur de la Couronne pourra alors aisément prétendre qu’une question reste pertinente ou que sa valeur probante l’emporte sur ses effets préjudiciables. Dans l’ignorance des sources, du cadre et des objectifs de l’enquête, il sera quasi impossible pour le juge de statuer sur ces objections. Ainsi, le pouvoir de limiter l’étendue des questions posées à la personne interrogée risque de demeurer illusoire. Même en recourant à l’interprétation proposée par mes collègues, les dispositions attaquées ne laissent pas au juge les moyens de protéger efficacement les droits et libertés de la personne interrogée.
184 De plus, même s’il était possible de conclure que le juge pourrait réussir à trancher certaines objections, la fluidité et l’imprécision de la procédure d’enquête laissent une trop grande discrétion au juge. En effet, sans règle précise applicable uniformément à tous les cas, le juge devra arrêter à sa propre discrétion, voire au gré de sa propre subjectivité, les solutions qu’il désire appliquer à une objection donnée. À mon sens, la perception individuelle que le juge se fera de son rôle affectera nécessairement la nature et le déroulement de l’interrogatoire. Certains juges seront ainsi plus enclins à protéger les droits fondamentaux de la personne interrogée, alors que d’autres, plus conservateurs, adopteront une approche contraire.
185 N’étant pas en mesure de défendre les droits et libertés fondamentaux de la personne interrogée en vertu de l’art. 83.28 C. cr. contre les ingérences du pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire ne joue alors pas un rôle différent à première vue de celui exercé par l’exécutif. À mon avis, une personne raisonnable et bien informée pourrait conclure que la présence du juge lors d’une telle investigation vise à aider le pouvoir exécutif à contraindre le témoin à répondre aux questions. Le poids symbolique et juridique du pouvoir judiciaire vient assister l’enquête policière. Ce pouvoir ne joue alors plus son rôle d’arbitre indépendant.
186 Cette perception se justifie aussi par les objectifs législatifs de la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41, et de l’art. 83.28 C. cr. En effet, comme l’ont précisé les juges Iacobucci et Arbour, en édictant cette loi, le législateur fédéral visait à prévenir et à punir les actes de terrorisme. Par l’adoption de l’art. 83.28, le législateur visait à donner plus de pouvoirs à l’exécutif afin qu’il puisse enquêter efficacement sur de tels actes. À la lumière de ces objectifs législatifs, la personne raisonnable pourrait alors conclure que le législateur prévoit utiliser le pouvoir judiciaire pour prévenir et réprimer plus efficacement les actes de terrorisme, en sacrifiant une part de son indépendance institutionnelle. Le professeur Paciocco a clairement décrit la manière dont le rôle du pouvoir judiciaire lors des investigations tenues en vertu de l’art. 83.28 pourrait alors être perçu par le public :
[traduction] Il est clair que le gouvernement s’attend à ce que le serment du témoin et la menace d’outrage au tribunal permettront au système de fonctionner, et il se sert du pouvoir de la charge judiciaire non pas pour trancher un point de droit ou pour résoudre une question de fait, mais pour exercer une forme de contrainte destinée à obtenir des renseignements utiles à l’exercice de la fonction exécutive d’enquête.
(D. M. Paciocco, « Constitutional Casualties of September 11 : Limiting the Legacy of the Anti‑Terrorism Act » (2002), 16 S.C.L.R. (2d) 185, p. 233)
187 En raison du cadre procédural que met en place l’art. 83.28 C. cr., le public pourra raisonnablement percevoir les pouvoirs judiciaire et exécutif comme des alliés. Cette perception du public s’accentue du fait que la fonction attribuée au juge par l’art. 83.28 ne s’apparente à aucun autre rôle habituel du pouvoir judiciaire.
188 D’une part, les pouvoirs que détient le juge en vertu de l’art. 83.28 C. cr. diffèrent de ceux qu’il possède, par exemple, en vertu des art. 184.2 C. cr. (autorisations d’interception d’une communication privée), 487 C. cr. (mandats de perquisition) et 487.05 C. cr. (mandats relatifs aux analyses génétiques). En effet, en vertu de ces dispositions, le juge est appelé à rendre une décision ponctuelle pour autoriser l’utilisation de certaines techniques d’enquêtes particulières. Il ne s’associe pas à la conduite de cette enquête, sauf indirectement, par l’autorisation qu’il accorde. Au contraire, en vertu de l’art. 83.28, le juge ne se limite pas à rendre une ordonnance permettant à l’exécutif de procéder à un interrogatoire et peut même être amené à diriger l’interrogatoire. Or, comme je l’ai mentionné précédemment, l’art. 83.28 ne donne pas au juge les outils dont il a besoin pour exercer efficacement son rôle de protecteur des droits fondamentaux de la personne interrogée. Il participe à l’enquête policière, qu’il facilite, sans détenir un pouvoir réel d’agir à titre d’arbitre neutre.
189 Dans d’autres cas, en vertu, par exemple, de l’art. 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), et de l’art. 11 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C-34, le juge peut avoir un rôle ponctuel à jouer dans le processus d’enquête, en ce sens qu’il peut être appelé à rendre certaines ordonnances, telles que des ordonnances de comparution. Il ne préside toutefois pas ces enquêtes. Le juge ne participe donc pas à l’exercice du pouvoir exécutif. À l’inverse, en présidant l’interrogatoire tenu en vertu de l’art. 83.28 C. cr., le juge assiste à l’exercice du pouvoir exécutif sans détenir les moyens nécessaires afin de lui faire contre-poids. Les pouvoirs judiciaire et exécutif tendent à la confusion dans la réalisation d’un objectif, certes important, de répression ou de prévention du terrorisme.
190 La perception du public selon laquelle les pouvoirs judiciaire et exécutif n’agissent pas de manière séparée lors d’une investigation tenue en vertu de l’art. 83.28 C. cr. s’accentuera encore lorsque les investigations seront tenues à huis clos. Dans ces cas, une personne raisonnable et bien informée sera justifiée de s’interroger sur le rôle que le juge joue réellement lors de l’interrogatoire. Le juge risque alors d’être perçu comme un véritable allié du pouvoir exécutif, dans une enquête secrète, dont le déroulement demeure incontrôlable.
191 En somme, je ne crois pas qu’il soit possible d’isoler des cas d’espèce où certains juges agiront de manière inconstitutionnelle tout en préservant la validité constitutionnelle de l’ensemble de la législation. Devant les problèmes que pose l’art. 83.28 C. cr., il ne suffit pas d’affirmer qu’il ne sera porté atteinte à l’indépendance judiciaire que dans ces cas, puisque cette conclusion dépend d’une analyse restreinte à l’examen de la dimension individuelle de l’indépendance judiciaire. Pour les motifs que je viens d’exposer, j’estime que l’art. 83.28 porte atteinte à la dimension institutionnelle de l’indépendance judiciaire. À mon avis, le public percevra les pouvoirs judiciaire et exécutif comme des alliés et non des pouvoirs séparés. La mise en œuvre de l’art. 83.28, qui entraîne cette perception de non‑séparation des pouvoirs, risque dès lors d’entraîner la perte de la confiance du public dans le système de justice canadien. Les tensions et les craintes que suscite la montée du terrorisme ne justifient pas cette association. Il importe que le droit criminel soit appliqué fermement et que les mesures d’enquête et de répression nécessaires soient mises en œuvre, mais dans le respect des valeurs essentielles de notre régime politique. La préservation de l’indépendance institutionnelle des tribunaux demeure l’une de celles-ci.
192 Je suis par conséquent d’avis que l’art. 83.28 C. cr. porte atteinte à l’indépendance judiciaire protégée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et devrait être déclaré inconstitutionnel. J’aurais donc aussi accueilli le pourvoi pour ce motif, en plus de reconnaître qu’un abus de procédure a été commis, comme le conclut le juge Binnie.
ANNEXE
Dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes
A. Dispositions constitutionnelles
Charte canadienne des droits et libertés
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
11. Tout inculpé a le droit :
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d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;
B. Dispositions législatives
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, modifié par L.C. 2001, ch. 41
définitions et interprétation
2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
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« —activité terroriste » S’entend au sens du paragraphe 83.01(1).
« groupe terroriste » S’entend au sens du paragraphe 83.01(1).
« infraction de terrorisme »
a) Infraction visée à l’un des articles 83.02 à 83.04 et 83.18 à 83.23;
b) acte criminel — visé par la présente loi ou par une autre loi fédérale — commis au profit ou sous la direction d’un groupe terroriste, ou en association avec lui;
c) acte criminel visé par la présente loi ou par une autre loi fédérale et dont l’élément matériel — acte ou omission — constitue également une activité terroriste;
d) complot ou tentative en vue de commettre l’infraction visée à l’un des alinéas a) à c) ou, relativement à une telle infraction, complicité après le fait ou encouragement à la perpétration.
investigation
83.28 (1) Au présent article et à l’article 83.29, « juge » s’entend d’un juge de la cour provinciale ou d’un juge d’une cour supérieure de juridiction criminelle.
(2) Sous réserve du paragraphe (3), l’agent de la paix peut, pour la conduite d’une enquête relative à une infraction de terrorisme, demander à un juge, en l’absence de toute autre partie, de rendre une ordonnance autorisant la recherche de renseignements.
(3) L’agent de la paix ne peut présenter la demande que s’il a obtenu le consentement préalable du procureur général.
(4) Saisi de la demande, le juge peut rendre l’ordonnance s’il est convaincu que le consentement du procureur général a été obtenu en conformité avec le paragraphe (3) et—:
a) ou bien il existe des motifs raisonnables de croire, à la fois—:
(i) qu’une infraction de terrorisme a été commise,
(ii) que des renseignements relatifs à l’infraction ou susceptibles de révéler le lieu où se trouve un individu que l’agent de la paix soupçonne de l’avoir commise sont susceptibles d’être obtenus en vertu de l’ordonnance;
b) ou bien sont réunis les éléments suivants—:
(i) il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction de terrorisme sera commise,
(ii) il existe des motifs raisonnables de croire qu’une personne a des renseignements directs et pertinents relatifs à une infraction de terrorisme visée au sous‑alinéa (i) ou de nature à révéler le lieu où se trouve l’individu que l’agent de la paix soupçonne d’être susceptible de commettre une telle infraction de terrorisme,
(iii) des efforts raisonnables ont été déployés pour obtenir les renseignements visés au sous‑alinéa (ii) de la personne qui y est visée.
(5) L’ordonnance peut contenir les dispositions suivantes—:
a) l’ordre de procéder à l’interrogatoire, sous serment ou non, d’une personne désignée;
b) l’ordre à cette personne de se présenter au lieu que le juge ou le juge désigné au titre de l’alinéa d) fixe pour l’interrogatoire et de demeurer présente jusqu’à ce qu’elle soit libérée par le juge qui préside;
c) l’ordre à cette personne d’apporter avec elle toute chose qu’elle a en sa possession ou à sa disposition afin de la remettre au juge qui préside;
d) la désignation d’un autre juge pour présider l’interrogatoire;
e) les modalités que le juge estime indiquées, notamment quant à la protection des droits de la personne que l’ordonnance vise ou de ceux des tiers, ou quant à la protection de toute investigation en cours.
(6) L’ordonnance peut être exécutée en tout lieu au Canada.
(7) Le juge qui a rendu l’ordonnance ou un autre juge du même tribunal peut modifier les conditions de celle‑ci.
(8) La personne visée par l’ordonnance répond aux questions qui lui sont posées par le procureur général ou son représentant, et remet au juge qui préside les choses exigées par l’ordonnance, mais peut refuser de le faire dans la mesure où la réponse aux questions ou la remise de choses révélerait des renseignements protégés par le droit applicable en matière de divulgation ou de privilèges.
(9) Le juge qui préside statue sur toute objection ou question concernant le refus de répondre à une question ou de lui remettre une chose.
(10) Nul n’est dispensé de répondre aux questions ou de produire une chose aux termes du paragraphe (8) pour la raison que la réponse ou la chose remise peut tendre à l’incriminer ou à l’exposer à quelque procédure ou pénalité, mais—:
a) la réponse donnée ou la chose remise aux termes du paragraphe (8) ne peut être utilisée ou admise contre lui dans le cadre de poursuites criminelles, sauf en ce qui concerne les poursuites prévues aux articles 132 ou 136;
b) aucune preuve provenant de la preuve obtenue de la personne ne peut être utilisée ou admise contre elle dans le cadre de poursuites criminelles, sauf en ce qui concerne les poursuites prévues aux articles 132 ou 136.
(11) Toute personne a le droit d’engager un avocat et de lui donner des instructions en tout état de cause.
(12) Si le juge qui préside est convaincu qu’une chose remise pendant l’interrogatoire est susceptible d’être utile à l’enquête relative à une infraction de terrorisme, il peut ordonner que cette chose soit confiée à la garde de l’agent de la paix ou à une personne qui agit pour son compte.
Pourvoi rejeté, les juges Binnie, LeBel et Fish sont dissidents.
Procureur de l’appelante la « personne désignée » : Howard Rubin, North Vancouver.
Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intimé le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureurs de l’intimé Ripudaman Singh Malik : Smart & Williams, Vancouver.
Procureurs de l’intimé Ajaib Singh Bagri : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du procureur général, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Torys, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Henein & Associates, Toronto.
Procureur de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Gregory P. Delbigio, Vancouver.
Procureurs des intervenants The Vancouver Sun, The National Post et Global Television Network Inc. : Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.