Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, 2001 CSC 35
Le juge Richard Therrien, j.c.q. Appelant
c.
La ministre de la Justice Intimée
et
La procureure générale du Québec Intimée
et
Le procureur général de l’Ontario,
le procureur général du Nouveau-Brunswick,
l’Office des droits des détenus et
l’Association des services de réhabilitation
sociale du Québec Intervenants
Répertorié : Therrien (Re)
Référence neutre : 2001 CSC 35.
No du greffe : 27004.
2000 : 2 octobre; 2001 : 7 juin.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Bastarache, Binnie et Arbour.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un rapport de la formation d’enquête de la Cour d’appel du Québec, [1998] R.J.Q. 2956, 21 C.R. (5th) 296, [1998] A.Q. no 3105 (QL), recommandant la révocation de la commission d’un juge de la Cour du Québec, et contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1998] R.J.Q. 1392, [1998] A.Q. no 1666 (QL), infirmant les jugements de la Cour supérieure, [1998] A.Q. no 180 (QL), J.E. 98-433, qui ont rejeté des requêtes en irrecevabilité à l’encontre de requêtes en révision judiciaire et en jugement déclaratoire. Pourvoi rejeté.
Jean-Claude Hébert, Sophie Bourque et Christian Brunelle, pour l’appelant.
Benoît Belleau, Robert Mongeon et Monique Rousseau, pour les intimées.
Lori Sterling et Sean Hanley, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Cedric L. Haines, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.
Julius H. Grey et Elisabeth Goodwin, pour les intervenants l’Office des droits des détenus et l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Le juge Gonthier --
I. Introduction
1 Le présent pourvoi soulève des questions fort importantes et, pour la plupart, inédites. Elles sont essentiellement de trois ordres. D’abord, il pose des questions de compétence de notre Cour et des cours inférieures dans le cadre de la procédure disciplinaire des juges de nomination provinciale, mise en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16 (« L.T.J. »). Ensuite, il met à l’épreuve la constitutionnalité de l’art. 95 L.T.J. en regard du principe de l’indépendance de la magistrature. Finalement, il soulève trois séries de moyens d’appel concernant le respect des règles de l’équité procédurale par le Conseil de la magistrature du Québec et son comité d’enquête, l’application de certaines dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte canadienne ») et de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (« Charte québécoise ») conférant une protection à une personne ayant fait l’objet d’un pardon, et le caractère approprié de la sanction imposée à l’appelant dans le cadre des présentes procédures.
II. Les faits
2 Octobre 1970, le Québec est secoué par une importante crise politique. À cette époque, Richard Therrien est mineur et étudiant en première année de droit à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il réside à proximité de la Faculté dans l’appartement de sa sœur Colette, rue Queen Mary. Ni l’un ni l’autre n’est alors membre en règle du Front de libération du Québec (« F.L.Q. »), une association déclarée illégale par l’art. 3 du Règlement de 1970 concernant l’ordre public, DORS/70-444, adopté sous l’empire de la Loi sur les mesures de guerre, S.R.C. 1952, ch. 288. La sœur de Richard Therrien est toutefois une amie de Jacques Rose. Entre le 17 octobre et le 6 novembre 1970, Paul Rose, Jacques Rose, Francis Simard et Bernard Lortie, les quatre membres du F.L.Q. associés à l’enlèvement du ministre Pierre Laporte, se réfugient dans cet appartement. La participation de Richard Therrien à ces événements n’est que bien secondaire : il demeure seulement quelques nuits avec eux dans le logement préférant se tenir à l’écart. À un moment, il va chercher des matériaux pour leur permettre de se construire une cachette et, à un autre moment, il met trois lettres à la poste à la demande de l’un d’entre eux.
3 Le 26 novembre 1970, Richard Therrien est accusé d’avoir illégalement et sans droit fourni une aide quelconque à ces quatre individus dans l’intention d’empêcher leur arrestation, leur jugement ou leur châtiment, sachant ou ayant des motifs raisonnables de croire que ces personnes étaient membres de l’association illégale, le tout contrairement à l’art. 5 du Règlement de 1970 concernant l’ordre public. Il est également accusé d’avoir communiqué des déclarations pour le compte de ladite association contrairement à l’al. 4c) du même règlement. Le 14 avril 1971, il plaide coupable et le lendemain, le juge Antonio Lamer, alors juge à la Cour supérieure (chambre criminelle), le condamne à une peine d’emprisonnement d’un an.
4 Après avoir purgé sa peine, Richard Therrien poursuit ses études de droit et obtient sa licence. Au printemps 1974, le comité de vérification du Barreau du Québec, institué pour étudier la candidature de l’appelant eu égard au fait qu’il avait eu des antécédents judiciaires, recommande son admission à l’École professionnelle du Barreau. Il est inscrit au Tableau de l’Ordre pour la première fois le 26 janvier 1976. De 1976 à 1996, il pratique le droit dans différents bureaux d’aide juridique de la province avec compétence et dignité et gagne ainsi le respect de ses collègues et des membres de la magistrature.
5 Le 20 août 1987, à la demande de l’appelant, le gouverneur général en conseil lui accorde un pardon en vertu de l’al. 5b) de la Loi sur le casier judiciaire, S.R.C. 1970, ch. 12 (1er suppl.). Le document qu’il reçoit précise qu’il constitue une preuve de bonne conduite et du fait que la condamnation à l’égard de laquelle il est accordé ne devrait plus nuire à sa réputation. Il indique aussi que le pardon obtenu annule cette condamnation et élimine toute déchéance que celle-ci entraîne pour la personne en vertu de toute loi du Parlement du Canada ou d’un règlement établi sous son régime.
6 Entre 1989 et 1996, Me Therrien soumet sa candidature à cinq concours pour l’obtention d’un poste de juge. Il est reçu en entrevue par le comité de sélection des personnes aptes à être nommées juges à quatre occasions et les membres de ce comité abordent la question des démêlés avec la justice lors de chacune de ces rencontres. En 1991 et 1993, il révèle sa condamnation et mentionne qu’il a fait l’objet d’un pardon. Sa candidature n’est pas retenue pour les deux premiers postes et il ressort clairement des témoignages de membres du comité de sélection de l’époque que l’existence d’antécédents judiciaires est déterminante dans la décision de rejeter sa candidature. Il n’est pas clair que la question ait été directement abordée lors de la troisième entrevue, mais il est certain que lors du dernier concours, il ne révèle pas ses antécédents judiciaires ni même l’existence d’un pardon, alors qu’on lui pose, en un bloc, la série de questions suivantes : « Est-ce que vous avez déjà eu des démêlés avec la justice ou avec le Barreau? Est-ce que vous avez déjà fait l’objet de sanctions disciplinaires? Est-ce que vous avez des plaintes disciplinaires pendantes? » Devant le comité d’enquête du Conseil de la magistrature, le juge Therrien témoigne s’être senti justifié de répondre « non » à ces questions pour deux raisons. D’abord, il comprend alors que le pardon obtenu a annulé sa condamnation et que l’esprit de la loi est justement à cet effet-là. Ensuite, une telle réponse lui permettait d’être jugé sur ses qualités et mérites personnels tout en étant, par ailleurs, convaincu que le ministre de la Justice serait informé de ses antécédents.
7 Le 18 septembre 1996, suivant la recommandation favorable du comité de sélection des personnes aptes à être nommées juges et après vérifications auprès du Barreau du Québec et de la Sûreté du Québec témoignant d’un dossier sans tache, le ministre de la Justice recommande la nomination de Richard Therrien comme juge à la Cour du Québec. À la fin d’octobre 1996, la juge en chef adjointe de la Cour du Québec et présidente du comité de sélection ayant recommandé la candidature du juge Therrien, Louise Provost, apprend que celui-ci a eu des démêlés avec la justice au début des années 1970. Elle informe le ministre de la situation et indique que l’appelant a omis de révéler ces informations au comité. Le 11 novembre 1996, le ministre dépose une plainte auprès du Conseil de la magistrature du Québec en vertu de l’art. 263 L.T.J. demandant à ce dernier de « déterminer si monsieur le juge Richard Therrien peut, dans les circonstances, accomplir son rôle avec dignité, honneur et impartialité ». Il dépose aussi une plainte auprès du Barreau du Québec qui sera toutefois suspendue dans l’attente de la décision du Conseil.
8 Conformément aux art. 268 et 269 L.T.J., le Conseil de la magistrature nomme un comité d’enquête pour étudier la question lequel dépose son rapport le 11 juillet 1997. Le comité conclut, à la majorité, au bien-fondé de la plainte et recommande d’engager des procédures de destitution à l’encontre du juge Therrien conformément à l’al. 279b) et à l’art. 95 L.T.J.; la juge Rivet est dissidente.
9 Le 22 juillet 1997, suivant la recommandation majoritaire du comité d’enquête, le Conseil de la magistrature recommande au ministre de la Justice d’engager des procédures de destitution à l’endroit du juge Therrien en présentant une requête à la Cour d’appel conformément à l’art. 95 L.T.J., laquelle est déposée le 11 août 1997. Parallèlement, le 2 octobre 1997, le juge Therrien présente en Cour supérieure une requête en révision judiciaire demandant de déclarer nuls et sans effet le rapport d’enquête du comité ainsi que la recommandation et l’ordonnance de suspension prononcées par le Conseil de la magistrature et demandant de déclarer irrecevable la requête présentée à la Cour d’appel. À la même occasion, il dépose une requête en jugement déclaratoire contestant la constitutionnalité de l’art. 95 L.T.J. Le ministre de la Justice présente à l’encontre de ces deux requêtes des requêtes en irrecevabilité alléguant que la Cour d’appel est compétente pour trancher ces questions dans le cadre de l’enquête dont elle est saisie en vertu de l’art. 95 L.T.J. Le 26 janvier 1998, le juge Cliche de la Cour supérieure du Québec rejette les requêtes en irrecevabilité.
10 Le ministre de la Justice appelle des décisions de la Cour supérieure devant la Cour d’appel. Le 14 mai 1998, cette dernière accueille à la majorité le premier pourvoi et déclare irrecevable la requête en révision judiciaire présentée par le juge Therrien; le juge Beauregard est dissident. La Cour d’appel accueille également le deuxième pourvoi, cette fois à l’unanimité, et déclare irrecevable la requête en jugement déclaratoire présentée par le juge Therrien.
11 Le 28 octobre 1998, les cinq juges de la Cour d’appel remettent au ministre de la Justice un rapport fait après enquête dans lequel ils recommandent au gouvernement de révoquer la commission du juge Therrien.
III. Les décisions dont appel
A. Le comité d’enquête du Conseil de la magistrature
1. Question préliminaire
12 Dès le début de l’enquête, l’appelant conteste la compétence du Conseil et de son comité pour enquêter sur sa conduite puisque la plainte repose sur des faits antérieurs à sa nomination en tant que juge. Sur cette question préliminaire, le comité d’enquête conclut, à l’unanimité, qu’il est compétent pour examiner la conduite passée d’un juge lorsque celle-ci risque d’avoir des effets sur sa capacité à exercer ses fonctions judiciaires et pour décider si elle porte atteinte à la confiance du public envers le titulaire de la charge.
2. Les juges Lachapelle, Lalande et Quesnel et Me Michel Caron (majoritaires)
13 Les quatre membres majoritaires estiment que le pardon obtenu par l’appelant, bien qu’il réhabilite sa réputation, n’efface pas le passé et ne l’autorisait pas à nier son dossier judiciaire et à répondre négativement à la question posée par le comité de sélection sur ses condamnations. De plus, même en prenant pour acquis que le motif des antécédents judiciaires peut être considéré comme un motif analogue aux fins de l’art. 15 de la Charte canadienne, il est dans l’intérêt supérieur de la justice et justifié dans une société libre et démocratique de questionner les candidats aspirants à un poste de juge sur leur passé judiciaire. Le juge Therrien ne peut pas non plus s’appuyer sur les art. 18.1 et 18.2 de la Charte québécoise. Bien que trois des quatre juges majoritaires considèrent que la fonction de juge constitue un emploi au sens de l’art. 18.2, ils sont tous d’avis que cette disposition n’interdit pas de questionner un candidat sur ses antécédents judiciaires. De plus, il n’était pas justifié de nier l’existence de son dossier et, ce faisant, il a miné la confiance de la population en son intégrité, sa droiture et son honnêteté, et envers le système de justice.
14 Les quatre membres majoritaires se prononcent finalement sur la conduite du juge Therrien. Le critère applicable à cet égard est lié à la confiance de la personne raisonnablement informée qui se présente devant le tribunal et du public en général en son honnêteté, son intégrité et son impartialité. Puisque le pardon n’efface pas le passé, un observateur impartial pourrait douter qu’une personne condamnée à une année d’incarcération puisse remplir son rôle selon toutes les prescriptions du Code de déontologie. Le public pourrait également douter de sa capacité à être juge. D’où l’importance pour le candidat Therrien d’agir en toute transparence et de répondre affirmativement aux questions posées par le comité. Celui-ci avait le mandat d’éclairer le ministre et le juge Therrien ne pouvait présumer que seul le ministre de la Justice pouvait prendre connaissance de son dossier. Il a plutôt choisi d’interpréter la loi à ses fins et a omis de dévoiler un renseignement dont le comité devait être informé en substituant son jugement au leur. Or, tout le système judiciaire repose sur la vérité. Ils estiment donc qu’une réprimande n’est pas une sanction appropriée; elle ne saurait rétablir la confiance du public à l’endroit du juge concerné et de la magistrature. En raison de la gravité du manquement et des effets qu’il continue d’avoir, il y a lieu de recommander sa destitution.
3. La juge Rivet (dissidente)
15 La juge Rivet, présidente du Tribunal des droits de la personne, est d’avis de rejeter la plainte. Elle estime que le pardon obtenu en vertu de l’al. 5b) de la Loi sur le casier judiciaire a pour effet d’annuler la condamnation visée, laquelle entre alors dans la sphère de vie privée protégée par les chartes. En ce sens, le juge Therrien doit bénéficier de la protection de l’art. 18.2 de la Charte québécoise dont l’objectif est de lutter contre les préjugés et la discrimination à l’endroit des personnes ayant un passé criminel. La fonction de juge constitue un emploi au sens de cet article. De plus, la plainte déposée par le ministre va « autrement pénaliser » le juge « du seul fait » de l’existence de son casier judiciaire. Il s’agit d’aller au-delà de l’omission de révéler et de considérer plutôt ce qu’il a omis de révéler et qui fut l’objet de discrimination. Elle ajoute que le juge Therrien bénéficie aussi de la protection de l’art. 15 de la Charte canadienne puisque l’état de personne pardonnée constitue un motif analogue à ceux énumérés à l’art. 15 et qu’une telle violation ne saurait être justifiée par l’article premier qui exige l’existence d’une règle de droit.
16 En conclusion, elle affirme qu’elle ne peut lui reprocher sa façon de répondre au comité de sélection, car il l’a fait dans le but de faire juger sa candidature dans le respect de ses droits, sans discrimination. Ce faisant, il n’a pas menti. La présence d’antécédents judiciaires, même pardonnés, avait eu un impact majeur sur le rejet de sa candidature lors des concours précédents et, conscient de cette situation, le juge Therrien était justifié de retenir ces informations et d’exiger que sa candidature soit considérée sur son mérite réel. Ainsi, une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur et de façon réaliste et pratique ne perdrait pas confiance dans l’impartialité ou l’intégrité du système de justice et du juge Therrien, mais considérerait plutôt qu’il est un exemple de réhabilitation.
B. La Cour supérieure du Québec, [1998] A.Q. no 180 (QL)
17 Tenant pour avérées toutes les allégations des requêtes en révision judiciaire et en jugement déclaratoire et sans statuer sur le fond, le juge Cliche est d’avis que celles-ci contiennent suffisamment de motifs pour être présentées à un juge de la Cour supérieure. Le refus de soumettre la décision du Conseil de la magistrature à la révision judiciaire priverait l’appelant de son droit de révision et de son droit d’appel qui, par ailleurs, pourrait être exercé par toute autre personne. Il n’existe aucune raison pour refuser d’exercer sa discrétion.
C. La Cour d’appel du Québec
1. Les requêtes en irrecevabilité, [1998] R.J.Q. 1392
a) Le juge LeBel (majorité)
18 Le juge LeBel est d’avis que la compétence attribuée à la Cour d’appel en vertu de l’art. 95 L.T.J. exclut l’exercice de la compétence normale de la Cour supérieure en matière de contrôle judiciaire et d’examen des requêtes en jugement déclaratoire. Celle-ci aurait dû refuser d’exercer sa discrétion et rejeter les requêtes. Il estime que la Cour d’appel a la compétence nécessaire pour examiner toutes les questions de fait et de droit rattachées à la demande d’enquête du ministre de la Justice. C’est notamment le cas parce qu’il existe un lien étroit et nécessaire entre les différentes étapes du processus de destitution d’un juge qui implique l’examen de la validité de la première étape par la Cour d’appel. De plus, il s’agit d’une matière d’intérêt public où la diligence s’avère indispensable et dont l’examen est confié dans sa plénitude à la Cour d’appel.
b) Le juge Beauregard (dissident en partie)
19 Le juge Beauregard aurait accueilli le pourvoi du ministre portant sur l’irrecevabilité de la requête pour jugement déclaratoire au motif qu’il n’appartient pas à la Cour supérieure de se prononcer sur la possibilité pour la Cour d’appel de donner suite ou non à la requête du ministre. Il n’aurait cependant accueilli qu’en partie le pourvoi du ministre portant sur l’irrecevabilité de la requête en révision judiciaire faisant droit à la quatrième conclusion selon laquelle la Cour d’appel ne peut se saisir de la requête. Il estime que la procédure d’enquête en Cour d’appel n’est pas tributaire de la légalité de la procédure suivie devant le Conseil de la magistrature. Par ailleurs, il considère que l’appelant avait parfaitement le droit de s’adresser à la Cour supérieure en révision judiciaire et que l’on ne saurait le priver de ce recours. Il aurait donc rejeté cet aspect du pourvoi.
2. Le rapport de la formation d’enquête, [1998] R.J.Q. 2956
20 La Cour d’appel rejette l’argument de l’appelant selon lequel l’absence de toute intervention de la législature dans la procédure de destitution des juges prévue à l’art. 95 L.T.J. compromettrait leur indépendance, en s’appuyant sur l’arrêt de notre Cour dans l’affaire Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673. Elle estime que la Loi sur les tribunaux judiciaires établit un mécanisme de double filtre qui évite qu’un juge puisse être destitué par le gouvernement sans un examen de sa conduite par ses pairs et sans une recommandation positive de destitution.
21 Pour les motifs exposés par le comité d’enquête du Conseil de la magistrature, la Cour d’appel est d’avis que celui-ci avait compétence pour se saisir de la plainte. Elle ajoute que le processus de sélection des personnes aptes à être nommées juges est si intimement lié à l’exercice de la fonction judiciaire qu’il ne saurait en être dissocié. Elle considère également que la structure et le fonctionnement du Conseil et de son comité sont conformes aux exigences de l’équité procédurale et ce, en regard du rôle joué par le comité, de la procédure qu’il a suivie et de la composition du Conseil. Le juge Beauregard ne souscrit pas à cette partie du rapport portant sur la légalité de la recommandation du Conseil de la magistrature pour les motifs exposés dans son jugement dissident sur les requêtes en irrecevabilité.
22 La Cour d’appel s’attarde ensuite à l’effet du pardon obtenu en vertu de l’al. 5b) de la Loi sur le casier judiciaire. Elle le distingue de la clémence royale et du pardon absolu et conditionnel octroyés en vertu du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. Le pardon de type administratif accordé au juge Therrien ne remet pas en question sa culpabilité et n’emporte donc pas une annulation rétroactive de celle-ci, mais entraîne la remise totale ou partielle d’une condamnation et de ses effets juridiques pour l’avenir. Ainsi, ce pardon ne permet pas à la personne qui l’a reçu de nier l’existence de condamnations antérieures lorsqu’on lui pose directement la question, mais simplement de fournir une explication.
23 Les articles 18.1 et 18.2 de la Charte québécoise ne sont d’aucun secours à l’appelant. La première disposition interdit la demande de renseignements portant sur les motifs de discrimination énumérés à l’art. 10. Or, les condamnations antérieures n’en font pas partie. L’article 18.2 traite plutôt de l’utilisation de ces renseignements pour refuser un emploi, congédier une personne ou autrement la pénaliser dans le cadre de son emploi. La fonction judiciaire ne saurait être assimilée à un emploi. De plus, même si elle l’était, la nature et les exigences de la fonction ne pourraient empêcher les questions sur le passé judiciaire d’une personne qui y aspire. Finalement, le candidat consent implicitement à ce que le comité de sélection l’interroge sur sa conduite passée. Ces conclusions ne signifient pas que d’autres dispositions de la Charte canadienne et de la Charte québécoise interdisant la discrimination ne trouvent pas application.
24 Sous cette réserve, la question du comité de sélection était légitime et appelait une réponse sincère de la part de l’appelant. Le gouvernement aurait pu considérer les événements d’octobre 1970 comme une erreur de jeunesse, mais il devait avoir la possibilité de le faire en toute connaissance de cause. L’appelant savait qu’il ne pourrait être nommé juge sans révéler ces faits, mais il les a volontairement tus et cette conduite justifie de recommander la révocation de sa commission au gouvernement.
IV. Les questions en litige
25 Les questions en litige peuvent être regroupées en trois catégories distinctes : les questions de compétence, les questions constitutionnelles et les questions de fond.
A. Les questions de compétence
26 1. En vertu du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26 (« L.C.S. »), l’appelant peut-il interjeter appel devant notre Cour d’un rapport de la formation d’enquête de la Cour d’appel du Québec fait en vertu de l’art. 95 L.T.J. dans lequel elle recommande au gouvernement sa destitution?
2. La Cour d’appel a-t-elle erré en droit en se déclarant compétente pour décider des questions de droit et de compétence relatives à l’enquête demandée par le ministre de la Justice en vertu de l’art. 95 L.T.J.?
3. Le Conseil de la magistrature était-il compétent pour faire enquête sur la conduite de l’appelant à l’égard d’événements relatifs à sa candidature survenus avant qu’il ne soit nommé juge?
B. Les questions constitutionnelles
27 Le 1er octobre 1999, le juge Arbour a formulé les questions constitutionnelles suivantes :
1. La règle de droit — adoptée en 1941 (Loi modifiant la Loi des tribunaux judiciaires, S.Q. 1941, ch. 50, art. 2, sanctionnée le 17 mai 1941) et actualisée par l’art. 95 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16 — permettant au gouvernement de destituer un juge sans adresse parlementaire est-elle inopérante dans la mesure où elle porterait atteinte au principe structurel de l’indépendance de la magistrature lequel est garanti par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867?
2. S’il doit être répondu négativement à la première question, la règle de droit contenue à l’art. 95 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16, est-elle inopérante au motif d’incompatibilité avec le principe structurel de l’indépendance de la magistrature garanti par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, dans la mesure où le gouvernement peut démettre un juge sans être lié par les conclusions et recommandations du rapport de la Cour d’appel?
C. Les questions de fond
28 1. La formation d’enquête de la Cour d’appel a-t-elle erré en fait et en droit dans son rapport en concluant que la nature, le fonctionnement et le processus d’enquête suivi par le comité d’enquête du Conseil de la magistrature respectaient les exigences de l’équité procédurale?
2. La formation d’enquête de la Cour d’appel a-t-elle erré en fait et en droit dans son interprétation du sens de la portée du pardon obtenu par l’appelant?
3. Eu égard au par. 15(1) de la Charte canadienne, ainsi qu’au préambule et aux art. 4, 5 et 18.2 de la Charte québécoise, le rapport de la formation d’enquête de la Cour d’appel est-il mal fondé en droit et en fait?
4. Le rapport de la formation d’enquête de la Cour d’appel est-il mal fondé en fait et en droit en regard du critère de destitution d’un juge?
V. Analyse
A. Les questions de compétence
1. Les dispositions législatives pertinentes
29 Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26
2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
. . .
« jugement » Selon le cas, toute décision d’une juridiction inférieure, ou tout arrêt ou ordonnance de la Cour.
« jugement définitif » Jugement ou toute autre décision qui statue au fond, en tout ou en partie, sur un droit d’une ou plusieurs des parties à une instance.
40. (1) Sous réserve du paragraphe (3), il peut être interjeté appel devant la Cour de tout jugement, définitif ou autre, rendu par la Cour d’appel fédérale ou par le plus haut tribunal de dernier ressort habilité, dans une province, à juger l’affaire en question, ou par l’un des juges de ces juridictions inférieures, que l’autorisation d’en appeler à la Cour ait ou non été refusée par une autre juridiction, lorsque la Cour estime, compte tenu de l’importance de l’affaire pour le public, ou de l’importance des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait qu’elle comporte, ou de sa nature ou importance à tout égard, qu’elle devrait en être saisie et lorsqu’elle accorde en conséquence l’autorisation d’en appeler.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25
25. La Cour d’appel est le tribunal général d’appel pour le Québec; elle connaît de l’appel de tout jugement sujet à ce recours, à moins d’une disposition expresse au contraire.
31. La Cour supérieure est le tribunal de droit commun; elle connaît en première instance de toute demande qu’une disposition formelle de la loi n’a pas attribuée exclusivement à un autre tribunal.
33. À l’exception de la Cour d’appel, les tribunaux relevant de la compétence de la Législature du Québec, ainsi que les corps politiques, les personnes morales de droit public ou de droit privé au Québec, sont soumis au droit de surveillance et de réforme de la Cour supérieure, en la manière et dans la forme prescrites par la loi, sauf dans les matières que la loi déclare être du ressort exclusif de ces tribunaux, ou de l’un quelconque de ceux-ci, et sauf dans les cas où la compétence découlant du présent article est exclue par quelque disposition d’une loi générale ou particulière.
46. Les tribunaux et les juges ont tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de leur compétence. Ils peuvent, dans les affaires dont ils sont saisis, prononcer, même d’office, des injonctions ou des réprimandes, supprimer des écrits ou les déclarer calomnieux, et rendre toutes ordonnances qu’il appartiendra pour pourvoir aux cas où la loi n’a pas prévu de remède spécifique.
Code des professions, L.R.Q., ch. C-26
116. Un comité de discipline est constitué au sein de chacun des ordres.
Le comité est saisi de toute plainte formulée contre un professionnel pour une infraction aux dispositions du présent code, de la loi constituant l’ordre dont il est membre ou des règlements adoptés conformément au présent code ou à ladite loi.
Le comité est saisi également de toute plainte formulée contre une personne qui a été membre d’un ordre pour une infraction visée au deuxième alinéa, commise alors qu’elle était membre de l’ordre. Dans ce cas, une référence au professionnel ou au membre de l’ordre, dans les dispositions du présent code, de la loi constituant l’ordre dont elle était membre ou d’un règlement adopté conformément au présent code ou à ladite loi, est une référence à cette personne.
Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I-16
57. L’autorisation de faire une chose comporte tous les pouvoirs nécessaires à cette fin.
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16
9. La cour et les juges qui la composent ont une compétence d’appel dans toute l’étendue du Québec, à l’égard de toutes les causes, matières et choses susceptibles d’appel, venant de tous les tribunaux dont, suivant la loi, il y a appel, à moins que cet appel ne soit affecté à la compétence d’un autre tribunal.
Sauf dans les cas prévus par la loi, ces appels sont entendus par trois juges, mais le juge en chef peut augmenter ce nombre lorsqu’il le juge à propos.
10. La compétence accordée à la cour par l’article 9, comme tribunal d’appel, comporte l’attribution de tous les pouvoirs nécessaires pour lui donner effet.
95. Le gouvernement ne peut démettre un juge que sur un rapport de la Cour d’appel fait après enquête, sur requête du ministre de la Justice.
256. Le conseil a pour fonctions:
. . .
c) de recevoir et d’examiner toute plainte formulée contre un juge auquel s’applique le chapitre III de la présente partie;
260. Le présent chapitre s’applique à un juge nommé en vertu de la présente loi . . .
263. Le conseil reçoit et examine une plainte portée par toute personne contre un juge et lui reprochant un manquement au code de déontologie.
279. Si le rapport d’enquête établit que la plainte est fondée, le conseil, suivant les recommandations du rapport d’enquête,
a) réprimande le juge; ou
b) recommande au ministre de la Justice et procureur général de présenter une requête à la Cour d’appel conformément à l’article 95.
S’il fait la recommandation prévue par le paragraphe b, le conseil suspend le juge pour une période de trente jours.
2. La compétence de la Cour suprême
30 Le 17 juin 1999, notre Cour a accordé la permission d’en appeler demandée par le juge Therrien à l’encontre de deux décisions de la Cour d’appel statuant sur les requêtes en irrecevabilité des intimées et à l’encontre du rapport de la formation d’enquête de cette même Cour, sous réserve d’une audition sur la question de la compétence soulevée par la procureure générale du Québec. La compétence de la Cour suprême pour entendre l’appel sur les deux premières décisions n’est pas contestée. Par contre, les intimées prétendent que le rapport de la Cour d’appel n’est pas susceptible d’appel devant notre Cour puisqu’il ne s’agit pas d’un jugement au sens du par. 40(1) L.C.S., mais bien d’une opinion de la Cour d’appel relative à la conduite d’un juge qui n’a donné lieu qu’à une recommandation de révocation sans caractère final et obligatoire. Pour les raisons qui suivent, je ne partage pas cette opinion et je suis plutôt d’avis que notre Cour est compétente pour entendre le présent appel.
31 Le paragraphe 40(1) L.C.S. confère à la Cour suprême du Canada « une compétence générale en droit fédéral et provincial » : Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 859. Il prévoit qu’un appel peut être interjeté devant notre Cour s’il répond aux trois conditions suivantes : (1) il s’agit d’un jugement définitif ou autre au sens du par. 2(1) L.C.S.; (2) il a été rendu par la Cour d’appel fédérale ou le plus haut tribunal de dernier ressort habilité dans une province à juger l’affaire en question, ou par l’un des juges de ces juridictions inférieures; (3) la Cour estime, compte tenu de l’importance de l’affaire pour le public ou de l’importance des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait qu’elle comporte, ou de sa nature ou importance à tout égard, qu’elle devrait en être saisie.
32 En l’espèce, il m’apparaît clair que les deuxième et troisième conditions sont remplies. D’ailleurs, l’objet de la contestation ne porte que sur la première condition sur laquelle il convient donc de s’attarder.
33 Les concepts de « jugement » et de « jugement définitif » sont définis au par. 2(1) L.C.S. comme étant, « toute décision d’une juridiction inférieure » (dans le cas d’un jugement) et tout « [j]ugement ou toute autre décision qui statue au fond, en tout ou en partie, sur un droit d’une ou plusieurs des parties à une instance » (dans le cas d’un jugement définitif). Il n’est pas inutile de rappeler que le par. 40(1) L.C.S. vise l’un ou l’autre de ces concepts : A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536, par. 25. Si le par. 40(1) L.C.S. a été fréquemment appliqué par notre Cour, celle-ci ne s’est toutefois penchée sur l’interprétation des termes « jugement » et « jugement définitif » qu’en de rares occasions. Dans l’affaire Lady Davis c. Royal Trust Co., [1932] R.C.S. 203, p. 206, le juge Rinfret, alors juge puîné, réfère à la notion de jugement définitif en les termes suivants :
[traduction] Dans cette définition, le mot sur lequel nous voulons insister est le mot « détermine ». Pour qu’un jugement corresponde à cette définition, il doit avoir tranché ou réglé « en totalité ou en partie » la question soulevée et faisant l’objet du jugement.
Cette idée fut reprise dans l’affaire Wartime Housing Ltd. c. Madden, [1945] R.C.S. 169, p. 172. Quant à la notion de jugement, la version anglaise du par. 2(1) L.C.S. est moins laconique et peut fournir des indications supplémentaires sur la nature de ce concept. Elle réfère aux termes « judgment, rule, order, decision, decree, decretal order or sentence ». Ainsi, à mon avis, les termes « jugement » et « définitif » opposent tous deux la notion de décision, qu’elle soit définitive ou non, à celle de la simple opinion ou consultation. En ce sens, la compétence de notre Cour en vertu de cette disposition est intimement liée au caractère décisionnel de ce qui fait l’objet de l’appel. En l’espèce, elle dépend donc nécessairement de la nature et de la portée de la compétence exercée par la Cour d’appel du Québec dans le cadre de la procédure prévue à l’art. 95 L.T.J.
3. La compétence de la Cour d’appel en vertu de l’art. 95 L.T.J.
34 De création législative, les cours d’appel détiennent exclusivement leurs pouvoirs de la loi : R. c. W. (G.), [1999] 3 R.C.S. 597, par. 8. Il s’agit donc d’abord de se pencher sur les textes attributifs de compétence. La compétence générale de la Cour d’appel du Québec figure à l’art. 9 L.T.J. et à l’art. 25 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 (« C.p.c. »). Elle s’exerce à l’égard de toutes les causes, matières et choses susceptibles d’appel. En outre, certaines dispositions spécifiques lui accordent une compétence particulière : c’est précisément le cas de l’art. 95 L.T.J. en matière de déontologie judiciaire. Quelle est la portée des pouvoirs qui lui sont ainsi conférés? Sont-ils de nature purement consultative ou décisionnelle? Une étude attentive de la loi, du cadre dans lequel elle s’inscrit et de la finalité qu’elle poursuit m’amène à conclure que le rapport de la Cour d’appel du Québec, fait conformément à l’art. 95 L.T.J., a un caractère décisionnel. Plusieurs facteurs militent en faveur de cette conclusion.
35 Il convient d’abord d’examiner le contexte déontologique dans lequel s’inscrit l’art. 95 L.T.J. Le processus disciplinaire réservé aux juges des cours provinciales et mis en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires comporte trois étapes. Il appartient au Conseil de la magistrature au tout premier chef de recevoir et d’examiner toute plainte formulée contre un juge de nomination provinciale (al. 256c) et art. 263 L.T.J.). Si le Conseil établit que la plainte est fondée à l’issue d’un examen préliminaire ou encore si la plainte est formée par le ministre de la Justice, comme en l’espèce, le Conseil établit un comité formé de cinq personnes choisies parmi ses membres pour mener une enquête (art. 268 et 269 L.T.J.). Si le rapport d’enquête établit que la plainte est fondée, le Conseil, suivant les recommandations du rapport d’enquête, réprimande le juge ou recommande au ministre de la Justice et procureur général de présenter une requête à la Cour d’appel conformément à l’art. 95 (art. 279 L.T.J.). C’est ainsi que, dans un deuxième temps, la Cour d’appel peut être saisie d’une requête par le ministre. Finalement, sur rapport de la Cour d’appel, le ministre peut démettre le juge de ses fonctions (art. 95 L.T.J.).
36 Dans ce contexte, lorsque le ministre de la Justice soumet une requête en Cour d’appel en vertu de l’art. 95 L.T.J., il le fait après avoir pris connaissance du rapport du Conseil de la magistrature. Celui-ci intervient à un stade préliminaire et a alors déjà étudié la question. Son comité d’enquête a entendu les témoins pertinents et recueilli les éléments de preuve nécessaires afin de se prononcer sur les allégations de non-respect des prescriptions du Code de déontologie de la magistrature, R.R.Q. 1981, ch. T-16, r. 4.1. À titre d’illustration, je mentionne qu’en l’espèce, le comité d’enquête a siégé pendant huit jours et a entendu plus de 15 témoins. Il a ensuite longuement analysé les faits, a tiré des conclusions, puis il a émis une recommandation. En ce sens, le ministre bénéficie de la compétence spécialisée de l’organisme administratif.
37 Le rapport de la Cour d’appel se situe à un tout autre niveau. D’abord, les termes utilisés par le législateur diffèrent. L’article 95 L.T.J. n’exige pas que la Cour d’appel remette un rapport d’enquête, mais un rapport, fait après enquête, pour l’accomplissement de laquelle il ne pose aucune restriction. Il ne limite pas cette enquête à la seule recherche et analyse des faits et des éléments de preuve relatifs à la conduite du juge. Comme je viens de le mentionner, cette phase de recherche active de la vérité a déjà fait l’objet, dans un premier temps, d’une enquête sous l’égide du Conseil. Il est d’ailleurs révélateur qu’en l’espèce, lors de l’audition devant la Cour d’appel, les parties aient convenu que tous les éléments de preuve apportés devant le comité d’enquête du Conseil de la magistrature seraient déposés devant la cour, sous réserve de leur droit de présenter des éléments de preuve supplémentaires, ce qui ne s’est pas avéré nécessaire.
38 Ensuite, ce rapport relève du domaine judiciaire et, de surcroît, du plus haut tribunal de la province. Il n’existe pas simplement pour assister le ministre dans sa prise de décision, mais il constitue une condition essentielle de la procédure pouvant mener à la destitution d’un juge de nomination provinciale. Le Québec est, d’ailleurs, la seule province canadienne qui exige la participation de sa Cour d’appel dans le processus de destitution : P. H. Russell, The Judiciary in Canada: The Third Branch of Government (1987), p. 181, et M. L. Friedland, Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada (1995), un rapport préparé pour le Conseil canadien de la magistrature, p. 145-146. Son rapport est un passage obligé dans la procédure pouvant mener à la destitution d’un juge de la Cour du Québec. Aussi, n’est-ce pas par hasard que l’art. 95 L.T.J. précise que « [l]e gouvernement ne peut démettre un juge que sur un rapport de la Cour d’appel » (je souligne). Il joue donc un rôle primordial pour l’administration de la justice dans la province et cet aspect contribue à lui reconnaître un statut décisionnel.
39 J’ajouterai, dans un troisième temps, que la procédure de destitution d’un juge mise en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires s’inscrit dans le contexte plus général du respect des exigences constitutionnelles en matière d’indépendance de la magistrature. En effet, le caractère décisionnel et judiciaire du rapport de la Cour d’appel est une des conditions qui assurent la constitutionnalité de la procédure de destitution des juges prévue par la L.T.J. Je reviendrai plus loin sur cette question, mais qu’il suffise maintenant de rappeler qu’aux fins de l’al. 11d) de la Charte canadienne, la première des trois garanties essentielles de l’indépendance judiciaire est l’inamovibilité de fonction. Pour satisfaire à cette garantie en matière de révocation des juges des cours provinciales, il faut répondre aux deux critères suivants : (1) la révocation doit être faite pour un motif déterminé lié à la capacité du juge d’exercer ses fonctions judiciaires; et (2) une enquête judiciaire doit être prévue pour établir que ce motif existe dans le cadre de laquelle le juge visé doit avoir l’occasion de s’y faire entendre : Valente, précité, p. 696; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 115. La Cour d’appel constitue, pour la province de Québec, ce forum judiciaire.
40 Eu égard au libellé non restrictif de l’art. 95 L.T.J. et étant donné l’importance du rapport, tant au niveau du processus déontologique lui-même qu’en regard du principe de l’indépendance judiciaire, la Cour d’appel dispose, à mon avis, de pouvoirs très larges. Elle doit dresser un portrait complet de la situation au ministre de la Justice qui lui en fait la demande, ce qui implique qu’elle doit se prononcer sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes à la conclusion qu’elle doit ultimement tirer. Les articles 10 L.T.J. et 46 C.p.c. prévoient expressément que la Cour d’appel dispose de tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de sa compétence. C’est là également le sens de l’art. 57 de la Loi d’interprétation du Québec, selon lequel l’autorisation de faire une chose comporte tous les pouvoirs nécessaires à cette fin.
41 Ainsi, de façon accessoire et nécessaire à la compétence particulière qui lui est conférée par l’art. 95 L.T.J., la cour devra, notamment, se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions qui constituent le fondement de sa compétence immédiate. Elle devra également se pencher sur les vices de procédure susceptibles d’avoir entaché l’enquête faite sous l’égide du Conseil de la magistrature, puisque celle-ci fait partie intégrante du processus disciplinaire. À l’issue de cette enquête, dont la finalité première est d’étayer le rapport et les conclusions qui en émaneront, elle devra formuler une recommandation. En ce sens, le pouvoir de recommandation de la cour est intimement lié à son pouvoir de faire enquête.
42 À cet égard, je souligne que la présente situation se distingue de l’affaire Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385. Dans l’affaire Thomson, le juge Cory s’est penché sur le sens que l’on devait donner au mot recommandation qui figure au par. 52(2) de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. 1985, ch. C-23. Selon lui, en donnant à ce mot son sens ordinaire, il référait nécessairement au fait de conseiller et ne saurait équivaloir à une décision obligatoire : « le mot “recommandation” n’est pas synonyme du mot “décision” », déclare-t-il, à la p. 399. Or, l’enquête en question était menée par le Service canadien des renseignements de sécurité et concernait l’octroi d’une habilitation de sécurité à l’intimé dans le cadre de son emploi. En l’espèce, l’enquête est menée par la Cour d’appel, le plus haut tribunal de la province, et n’est pas limitée, de par sa nature même, à la cueillette d’informations, mais vise la détermination juridique d’une situation. De plus, le texte de l’art. 95 L.T.J. ne restreint pas la cour à la formulation de recommandations.
43 En ce sens, le rapport de la Cour d’appel constitue bien davantage que l’expression d’une simple opinion, mais revêt un caractère décisionnel important. Cela suffit en l’espèce pour répondre aux définitions de « jugement » ou de « jugement définitif » prévues au par. 40(1) L.C.S. et pour permettre à notre Cour de siéger en révision. Eu égard à cet article, on ne saurait permettre à la Cour d’appel, sous peine de produire des résultats inéquitables, de se prononcer sur des questions constitutionnelles et sur des questions de droit aussi importantes pour l’administration de la justice et ce, de façon finale et sans possibilité d’appel.
44 Je formulerai tout de même quelques commentaires en terminant sur trois décisions de notre Cour et du Conseil privé qu’il y a lieu de distinguer du présent cas. Les intimées invoquent d’abord, à l’appui de leur prétention selon laquelle le rapport de la Cour d’appel n’a pas de caractère décisionnel, le récent arrêt de notre Cour dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391. Dans cette affaire, la Cour a souscrit à la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Luitjens c. Canada (Secrétaire d’État) (1992), 9 C.R.R. (2d) 149, qui était d’avis qu’une décision visée au par. 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29, n’était pas un jugement définitif susceptible d’appel au sens de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F-7. Notre Cour s’exprime ainsi, au par. 52 :
Même si la décision faisait suite à une audience au cours de laquelle de nombreux éléments de preuve ont été produits, il s’agissait simplement d’une conclusion de fait de la part de la Cour, qui devait constituer le fondement d’un rapport du ministre et, à terme, d’une décision du gouverneur en conseil, comme le décrivent l’article 10 et le paragraphe 18(1). La décision n’a déterminé en fin de compte aucun droit juridique. [Je souligne.]
Pour bien comprendre la portée de ces propos, on doit lire la version anglaise des motifs selon laquelle « The decision did not finally determine any legal rights » (je souligne), c’est-à-dire de façon définitive. Or, comme je le soulignais précédemment, le par. 40(1) L.C.S. vise un jugement définitif ou autre. De plus, l’affaire Tobiass se situe dans un contexte fort différent de celui prévu à l’art. 95 L.T.J. La Section de première instance de la Cour fédérale est en charge d’une enquête visant à déterminer s’il y a lieu de révoquer le statut de citoyenneté octroyé aux appelants. Bien que judiciaire, cette enquête a un caractère facultatif et ne se tiendra pas si l’intéressé n’a pas dans les 30 jours demandé le renvoi de l’affaire devant la cour : art. 18 de la Loi sur la citoyenneté. En ce sens, elle ne joue pas un rôle essentiel dans le processus de décision.
45 Par ailleurs, notre Cour a rendu récemment une décision dans l’affaire R. c. Kelly, [2001] 1 R.C.S. 741, 2001 CSC 25, sur laquelle je désire aussi revenir. Dans cette affaire, le juge Major, au nom de la majorité, a décidé que l’avis rendu par la Cour d’appel de l’Ontario dans le cadre de la procédure de renvoi prévue à l’al. 690c) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, qui visait à déterminer si certains éléments de preuve pouvaient être admissibles comme nouvelle preuve, n’était qu’une opinion, et non un jugement susceptible d’appel devant notre Cour. Cette décision comporte plusieurs points en commun avec l’arrêt du Conseil privé dans l’affaire Thomas c. The Queen, [1980] A.C. 125, invoquée par les intimées, et dans laquelle le gouverneur général a formulé un renvoi à la Cour d’appel de la Nouvelle-Zélande sur l’opportunité de gracier un condamné. Bien que ces deux décisions puissent à première vue présenter quelques similitudes avec le présent appel, je crois que le contexte dans lequel elles s’inscrivent diffère. Comme je l’ai mentionné précédemment, le rapport de la Cour d’appel du Québec a une portée plus large. À la différence de l’al. 690c) du Code, il n’est pas facultatif, mais revêt un caractère essentiel et ce, à l’égard du processus de révocation d’un juge et de l’administration de la justice en général. De plus, son caractère décisionnel et judiciaire est un élément fondamental de la constitutionnalité de l’ensemble de la procédure. Ces considérations sont étrangères aux demandes de clémence de la Couronne en vertu de l’al. 690c) du Code.
46 Pour toutes ces raisons, je suis d’avis que le rapport de la Cour d’appel du Québec constitue un jugement, définitif ou autre, au sens où l’entendent les par. 2(1) et 40(1) L.C.S. et je conclus que notre Cour est compétente pour se saisir de l’appel du rapport de la Cour d’appel. Il importe maintenant de traiter des questions de compétence soulevées à l’égard de la Cour supérieure et du Conseil de la magistrature.
4. La compétence de la Cour supérieure
47 Dans son jugement rendu en appel des deux décisions de la Cour supérieure, qui avait rejeté les requêtes en irrecevabilité présentées par les intimées à l’encontre des requêtes de l’appelant en révision judiciaire et en jugement déclaratoire, la Cour d’appel a, à juste titre, décidé qu’elle avait compétence pour examiner l’ensemble des questions de droit et de fait liées à la demande d’enquête du ministre de la Justice. Elle a déclaré que l’exercice de « [l]a compétence qui lui est attribuée pour les fins de cette enquête exclut l’exercice de celle de la Cour supérieure » (je souligne), donnant ainsi l’impression de l’exercer en exclusivité. Subsidiairement, la Cour d’appel a ensuite émis l’opinion qu’elle exerçait sa compétence de façon concurrente à celle de la Cour supérieure. Le juge LeBel s’exprime ainsi, aux p. 1402 - 1403 :
Le contexte de cette procédure spéciale [prévue à l’art. 95 L.T.J.] rend alors inutile l’exercice par la Cour supérieure de sa compétence normale en matière de contrôle judiciaire et d’examen des requêtes pour jugement déclaratoire. [. . .] Pour ces motifs, la Cour supérieure aurait dû refuser d’exercer sa compétence dans ces circonstances et rejeter les deux requêtes. [Je souligne.]
L’appelant soutient que l’art. 95 L.T.J. n’a pas accordé, ni en exclusivité, ni de façon concurrente, une telle compétence à la Cour d’appel. Je ne peux partager cet avis.
48 En vertu de l’art. 31 C.p.c., la Cour supérieure connaît en première instance de toute demande qu’une disposition formelle de la loi n’a pas attribuée exclusivement à un autre tribunal. Or, à mon avis, lorsque la Cour d’appel est régulièrement saisie d’une requête déposée par le ministre de la Justice conformément à l’art. 95 L.T.J., à la suite d’une recommandation à cet effet formulée par le Conseil de la magistrature conformément à l’art. 279 L.T.J., il est précisément de l’intention du législateur qu’elle le soit à l’exclusion de tout autre tribunal. Si elle n’est pas exprimée littéralement, elle découle clairement du texte et de l’économie générale de la Loi sur les tribunaux judiciaires. En effet, c’est la seule interprétation susceptible de donner tout son sens aux termes de l’art. 95 L.T.J. selon lesquels « [l]e gouvernement ne peut démettre un juge que sur un rapport de la Cour d’appel » (je souligne). De plus, cette interprétation est conforme à la volonté du législateur de respecter les exigences constitutionnelles en matière d’inamovibilité des juges de cours provinciales en confiant à la Cour d’appel, le plus haut tribunal judiciaire de la province, exclusivement et en première instance, la responsabilité de faire enquête et d’émettre un rapport sur la conduite d’un juge. Finalement, conclure autrement irait à l’encontre d’une saine administration de la justice puisque cela favoriserait la multiplication des recours devant différentes instances. Ainsi, il est de loin préférable de laisser à la Cour d’appel le soin de trancher l’ensemble des questions de droit et de fait qui pourraient être soulevées dans le cadre du processus déontologique dont le juge fait l’objet.
49 Il peut être utile d’établir un parallèle avec l’interprétation retenue par notre Cour en matière d’arbitrage de griefs dans les affaires St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Syndicat canadien des travailleurs du papier, section locale 219, [1986] 1 R.C.S. 704, et Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929. Dans l’affaire Weber, la Cour fut appelée à déterminer dans quelle mesure le par. 45(1) de la Loi sur les relations de travail de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. L.2, qui prévoit une clause d’arbitrage obligatoire en matière d’interprétation et d’application des conventions collectives, dépossédait les tribunaux de droit commun de leur compétence. Le juge McLachlin, alors juge puîné, décidait au nom de la Cour unanime sur cette question, que le modèle de la compétence exclusive de l’arbitre de griefs à l’exclusion des tribunaux de droit commun devait prévaloir à l’égard de tout litige résultant de la convention collective. Parmi les trois modèles proposés (modèles de la concomitance, du chevauchement ou de l’exclusivité), celui de la compétence exclusive convenait le mieux à la jurisprudence antérieure, au libellé de la loi et à l’effet pratique d’une telle règle. Le paragraphe 45(1) de la Loi sur les relations de travail de l’Ontario se lisait ainsi à l’époque de l’affaire Weber :
45 (1) Chaque convention collective contient une disposition sur le règlement, par voie de décision arbitrale définitive et sans interruption du travail, de tous les différends entre les parties que soulèvent l’interprétation, l’application, l’administration ou une prétendue inexécution de la convention collective, y compris la question de savoir s’il y a matière à arbitrage.
Bien que le texte ne fasse aucune mention explicite du fait que l’exercice de la compétence des arbitres de griefs dans l’interprétation, l’application, l’administration ou la prétendue inexécution de la convention collective exclut toute procédure concomitante devant les tribunaux de droit commun, notre Cour y a vu là aussi l’expression claire de la volonté du législateur en ce sens. Cependant, notre Cour prenait soin de préciser que le modèle de la compétence exclusive des arbitres de griefs à l’égard des litiges résultant de la convention collective ne fermait pas la porte à toutes les actions en justice mettant par ailleurs en cause l’employeur et l’employé.
50 À mon avis, le législateur québécois ne s’est pas exprimé différemment concernant la compétence de la Cour d’appel en vertu de l’art. 95 L.T.J. Ainsi, lorsque celle-ci est saisie d’une requête en vertu de l’art. 95 L.T.J., elle exerce sa compétence de façon exclusive. Par ailleurs, comme notre Cour l’affirmait dans l’arrêt Weber, précité, ce modèle n’a pas pour effet d’écarter complètement la compétence de droit commun de la Cour supérieure dans d’autres circonstances.
51 En l’espèce, la Cour d’appel fut saisie de la requête déposée par le ministre conformément à l’art. 95 L.T.J. dès le 11 août 1997. Puis, avant qu’elle ne débute son enquête, l’appelant a déposé ses deux requêtes en révision judiciaire et en jugement déclaratoire en Cour supérieure, soit le 2 octobre 1997. Ainsi, au moment où la Cour supérieure doit se pencher sur ces requêtes, la Cour d’appel est régulièrement saisie du dossier de l’appelant par le ministre et ce, à l’exclusion de tout autre tribunal. Je conclus donc que la Cour supérieure était incompétente à agir dans ces circonstances.
52 L’appelant prétend ensuite qu’une telle conclusion a pour effet de le priver des recours extraordinaires ouverts à tous les justiciables. Il estime qu’il est absurde qu’un juge réprimandé puisse faire réviser judiciairement (avec droit d’appel) le processus d’enquête, comme ce fut le cas dans l’arrêt Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267, alors que, menacé de destitution, il soit dépourvu de tout recours. Or, il est faux de dire que l’appelant est dépourvu de tout recours. Bien au contraire, la procédure prévue à l’art. 95 L.T.J. lui accorde une protection particulière et lui permet de bénéficier d’un forum judiciaire où il peut se faire entendre. De surcroît, il s’agit en quelque sorte d’un recours de plein droit, puisqu’il constitue un passage obligé pour le ministre avant de procéder à sa destitution, alors que les recours extraordinaires sont de nature discrétionnaire. J’ajouterai finalement que les considérations constitutionnelles en jeu lorsqu’un juge est réprimandé sont moindres que lorsque sa commission peut être révoquée par le pouvoir exécutif.
5. La compétence du Conseil de la magistrature
53 L’appelant prétend que le Conseil de la magistrature n’a pas compétence pour examiner sa conduite étant donné que le manquement déontologique est survenu avant sa nomination. En conséquence, il est d’avis que l’inconduite qui lui est reprochée relève exclusivement du comité de discipline du Barreau du Québec. Je ne peux accepter ce raisonnement pour plusieurs raisons.
54 La Loi sur les tribunaux judiciaires pose une double condition à la compétence du Conseil. Celui-ci doit d’abord avoir compétence sur la personne visée par la plainte. L’alinéa 256c) L.T.J. indique que le Conseil a pour fonctions « de recevoir et d’examiner toute plainte formulée contre un juge auquel s’applique le chapitre III de la présente partie ». Puis, l’art. 260 L.T.J. précise que « [l]e présent chapitre [référant au ch. III] s’applique à un juge nommé en vertu de la présente loi ». En l’espèce, l’acte de nomination du juge Therrien atteste que celui-ci est nommé juge de la Cour du Québec en vertu de l’art. 86 L.T.J. Dans un deuxième temps, le Conseil doit avoir compétence sur l’objet de la plainte. L’article 263 L.T.J. énonce que le Conseil reçoit et examine une plainte lui reprochant un manquement au code de déontologie. À l’audition devant le comité d’enquête du Conseil de la magistrature, l’avocat du ministre de la Justice précisait que la plainte portée concernait des atteintes aux art. 2, 4, 5 et 10 du Code de déontologie de la magistrature, selon lesquels :
2. Le juge doit remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur.
4. Le juge doit prévenir tout conflit d’intérêt et éviter de se placer dans une situation telle qu’il ne peut remplir utilement ses fonctions.
5. Le juge doit de façon manifeste être impartial et objectif.
10. Le juge doit préserver l’intégrité et défendre l’indépendance de la magistrature, dans l’intérêt supérieur de la justice et de la société.
Le Conseil de la magistrature avait donc compétence sur la personne et sur l’objet de la plainte. Que les gestes soient antérieurs à la nomination de l’appelant ou non n’est pas un critère pertinent au sens de la loi.
55 Par ailleurs, le Barreau du Québec n’a aucune compétence sur les actions reprochées. Dans l’affaire Maurice c. Priel, [1989] 1 R.C.S. 1023, notre Cour indiquait la démarche à suivre afin de déterminer la compétence de la Law Society of Saskatchewan pour engager des procédures disciplinaires contre l’intimé, un juge de la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan, pour des manquements à son Code de déontologie alors qu’il exerçait la profession d’avocat. Elle mentionnait, à la p. 1033 :
La présente affaire porte plutôt sur la question limitée de savoir si, selon The Legal Profession Act de la Saskatchewan, la Law Society de cette province peut engager des procédures disciplinaires contre un juge pour l’inconduite dont il aurait fait preuve pendant qu’il était encore avocat. La réponse à cette question dépend uniquement du texte de The Legal Profession Act et de la Loi sur les juges. [Je souligne.]
56 Au Québec, l’art. 116 du Code des professions précise l’étendue de la compétence des comités de discipline constitués dans chacun des ordres professionnels :
116. Un comité de discipline est constitué au sein de chacun des ordres.
Le comité est saisi de toute plainte formulée contre un professionnel pour une infraction aux dispositions du présent code, de la loi constituant l’ordre dont il est membre ou des règlements adoptés conformément au présent code ou à ladite loi.
Le comité est saisi également de toute plainte formulée contre une personne qui a été membre d’un ordre pour une infraction visée au deuxième alinéa, commise alors qu’elle était membre de l’ordre. Dans ce cas, une référence au professionnel ou au membre de l’ordre, dans les dispositions du présent code, de la loi constituant l’ordre dont elle était membre ou d’un règlement adopté conformément au présent code ou à ladite loi, est une référence à cette personne. [Je souligne.]
Si la plainte formulée contre le juge Therrien concerne des allégations d’inconduite commises alors qu’il était avocat, ce qui est expressément prévu par le troisième alinéa de l’art. 116, celle-ci ne vise aucune « infraction aux dispositions du présent code, de la loi constituant l’ordre dont il [était] membre ou des règlements adoptés conformément au présent code ou à ladite loi ».
57 Au-delà des textes de loi, plusieurs autres raisons soulevées tant par le comité d’enquête du Conseil de la magistrature que par la Cour d’appel peuvent être invoquées. Ainsi, au nom de l’indépendance de la magistrature, il importe que la discipline relève au premier chef des pairs. Je partage les propos suivants du professeur H. P. Glenn, dans son article « Indépendance et déontologie judiciaires » (1995), 55 R. du B. 295, p. 308 :
Si l’on part du principe de l’indépendance judiciaire — et j’insiste sur la nécessité de ce point de départ dans notre contexte historique, culturel et institutionnel — je crois qu’il faut conclure que la première responsabilité pour l’exercice du pouvoir disciplinaire repose sur les juges d’un même ordre. Situer le véritable pouvoir disciplinaire à l’extérieur de cet ordre serait mettre en question l’indépendance judiciaire.
58 De plus, comme je l’affirmais dans l’arrêt Ruffo, précité, p. 309, le comité d’enquête a la responsabilité de veiller à l’intégrité de l’ensemble de la magistrature. En ce sens, il doit pouvoir examiner la conduite passée d’un juge si celle-ci est pertinente à l’appréciation de sa candidature, eu égard à sa capacité d’exercer ses fonctions judiciaires et pour décider si, en conséquence, elle peut raisonnablement porter atteinte à la confiance du public envers le titulaire de la charge. En l’espèce, les gestes posés par l’appelant, bien qu’antérieurs à sa nomination, lui sont reprochés comme ayant une telle incidence sur l’exécution de ses fonctions. Finalement, je partage le point de vue exprimé par le juge LeBel de la Cour d’appel selon lequel le processus de sélection des personnes aptes à être nommées juges est si intimement lié à l’exercice même de la fonction judiciaire qu’il ne saurait en être dissocié.
B. Les questions constitutionnelles
1. Les dispositions législatives pertinentes
59 Loi constitutionnelle de 1867
[Préambule]
Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de contracter une Union Fédérale pour ne former qu’une seule et même Puissance (Dominion) sous la couronne du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, avec une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni:
. . .
96. Le gouverneur-général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.
99. (1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, les juges des cours supérieures resteront en fonction durant bonne conduite, mais ils pourront être révoqués par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes.
(2) Un juge d’une cour supérieure, nommé avant ou après l’entrée en vigueur du présent article, cessera d’occuper sa charge lorsqu’il aura atteint l’âge de soixante-quinze ans, ou à l’entrée en vigueur du présent article si, à cette époque, il a déjà atteint ledit âge.
Charte canadienne des droits et libertés
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
11. Tout inculpé a le droit :
. . .
d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;
2. Les questions en litige et les prétentions de l’appelant
60 Impartialité et indépendance, tant individuelles qu’institutionnelles, sont des éléments essentiels à la fonction du juge, tiennent de sa définition même et font partie intégrante de la structure constitutionnelle de la démocratie parlementaire de la Grande-Bretagne dont le préambule de notre Constitution nous fait les héritiers : Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, p. 70-71, et le Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 92 et 106. L’alinéa 11d) de la Charte canadienne en fait la mention spécifique au chapitre des droits de l’accusé : Valente, précité, p. 679; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, p. 282 et 284. Les articles 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 en assurent aussi le respect au niveau des juges des cours supérieures : Beauregard, précité, p. 71-73, et Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 105, 124-126. La portée et l’interaction de ces différents fondements de l’indépendance judiciaire sont au cœur du présent litige constitutionnel.
61 Dans un premier temps, l’appelant soutient que la règle de droit prévue à l’art. 95 L.T.J., selon laquelle il est possible de destituer un juge d’une cour provinciale sans adresse parlementaire, est contraire à ces principes d’impartialité et d’indépendance judiciaire enchâssés dans le préambule. Il reconnaît que notre Cour a statué sur cette question dans le cadre de l’arrêt Valente, précité, p. 697, mais il prétend qu’elle ne l’a fait que dans le contexte de l’al. 11d) de la Charte canadienne, lequel vise exclusivement les matières pénales. En contexte autre que pénal, le préambule prendrait la relève et offrirait une protection supérieure à celle de l’al. 11d). En matière d’inamovibilité, il accorderait la même protection aux juges des cours provinciales qu’aux juges des cours supérieures qui ne peuvent être destitués sans une adresse parlementaire, conformément à l’art. 99 de la Loi constitutionnelle de 1867. De plus, l’appelant estime que la province de Québec n’avait pas la compétence législative requise pour abroger en 1941, par l’adoption de l’art. 95 L.T.J., cette exigence de l’adresse parlementaire.
62 Dans un deuxième temps, l’appelant prétend que l’art. 95 L.T.J. porte atteinte au principe structurel de l’indépendance judiciaire enchâssé dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, car la destitution d’un juge de la Cour du Québec ne relève que du pouvoir discrétionnaire du ministre de la Justice, qui n’est ni tenu de déposer le rapport de la Cour d’appel devant l’Assemblée nationale ni tenu de s’y conformer. Encore une fois, il est d’avis que le préambule offre une protection supérieure à celle de l’al. 11d) de la Charte canadienne. J’aborderai ces deux arguments à tour de rôle.
3. L’exigence de l’adresse parlementaire
63 D’entrée de jeu, il n’est pas inutile de rappeler que la Cour du Québec, comme c’est le cas de la Cour provinciale de l’Ontario ou de celles de même niveau des autres provinces, n’est pas une cour supérieure visée par l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ses juges ne sont donc pas visés par les modalités particulières prévues aux art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, notamment par l’assujettissement de la destitution d’un juge à la procédure d’une adresse conjointe prévue au par. 99(1). Cependant, sans leur être applicable directement, cette norme doit-elle être imposée comme exigence constitutionnelle à l’égard des juges des cours provinciales? Notre Cour a examiné la question dans le contexte de l’al. 11d), dans l’arrêt Valente, précité, sur lequel il importe de revenir brièvement.
64 L’affaire Valente soulevait la question de savoir si un juge de la Cour provinciale de l’Ontario siégeant en matière pénale, dont l’indépendance et l’impartialité sont garanties de façon expresse par l’al. 11d) de la Charte canadienne, constituait un tribunal indépendant au sens de cette disposition. Le juge Le Dain écrit le jugement au nom de la Cour. D’abord, il détermine les trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire au sens de l’al. 11d), soit l’inamovibilité, la sécurité financière et l’autonomie administrative relativement aux questions qui ont un effet direct sur l’exercice des fonctions judiciaires : Valente, précité, p. 694, 704 et 708 (voir aussi les arrêts R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, p. 132; Généreux, précité, p. 285-286; Ruffo, précité, par. 40; et le Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 115).
65 Le juge Le Dain mentionne ensuite que, bien que ce puisse être souhaitable, il n’est pas raisonnable de poser comme exigences constitutionnelles les conditions les plus rigoureuses et élaborées de l’indépendance judiciaire parce que l’al. 11d) de la Charte canadienne est susceptible de s’appliquer à une grande diversité de tribunaux. Ces conditions essentielles devront plutôt respecter cette diversité et être interprétées de façon souple. Ainsi, il ne saurait être question d’imposer une norme uniforme ou de dicter une formule législative particulière qui devrait prévaloir. Il suffira que l’essence de ces conditions soit respectée : Valente, précité, p. 692-693 (voir aussi les arrêts Lippé, précité, p. 142; Généreux, précité, p. 284-286 et 304; et le Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 167).
66 À son avis, l’essence de la garantie d’inamovibilité aux fins de l’al. 11d) de la Charte canadienne est que la nomination soit faite jusqu’à l’âge de la retraite, pour une durée fixe ou pour une charge ad hoc, et que cette fonction soit à l’abri de toute intervention discrétionnaire de la part de l’exécutif ou de l’autorité responsable des nominations : Valente, précité, p. 698 (voir aussi l’arrêt Généreux, précité, p. 285). Plus spécifiquement, en matière de révocation des juges des cours provinciales, il suffira de répondre aux deux critères suivants : (1) le juge ne peut être révoqué que pour un motif déterminé lié à sa capacité d’exercer ses fonctions judiciaires et (2) une enquête judiciaire doit être prévue pour établir l’existence de ce motif dans le cadre de laquelle le juge doit avoir l’occasion de se faire entendre : Valente, précité, p. 697-698 (voir aussi le Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 115).
67 En ce sens, il n’est pas nécessaire, aux fins de l’al. 11d) de la Charte canadienne, que la procédure de révocation d’un juge d’une cour provinciale, lorsqu’il siège en matière pénale, comprenne une adresse parlementaire. Bien qu’à cet égard, les juges des cours supérieures bénéficient du plus haut degré de garantie constitutionnelle inspiré de l’Act of Settlement de 1701 (12 & 13 Will. 3, ch. 2) et prévu à l’art. 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, cette norme ne saurait être imposée comme exigence constitutionnelle : Valente, précité, p. 695, 697-698 (voir aussi le Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 115). Le juge Le Dain s’exprime ainsi à la p. 697 :
De même, il est peut-être souhaitable, comme le prévoit maintenant le par. 56(1), qu’un juge ne puisse être révoqué que sur adresse du corps législatif mais, ici encore, je ne pense pas qu’il soit raisonnable d’exiger cela comme étant essentiel à l’inamovibilité pour les fins de l’al. 11d) de la Charte. Il se peut que la nécessité d’une adresse du corps législatif rende la révocation d’un juge plus difficile en pratique à cause de la solennité, de la lourdeur et de la visibilité de la procédure, mais qu’un motif soit nécessaire, comme le définit la loi, et qu’une enquête judiciaire soit prévue au cours de laquelle le juge visé a pleinement l’occasion de se faire entendre, constituent à mon avis, une restriction suffisante du pouvoir de révocation pour les fins de l’al. 11d). [Je souligne.]
68 Je suis d’avis qu’il doit en être également ainsi pour les cours provinciales et leurs juges lorsqu’ils siègent dans des matières autres que pénales et que leur indépendance est protégée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. D’abord, on ne saurait exiger à leur égard des mesures procédurales qui soient plus strictes en matière de destitution que celles requises pour le juge lorsqu’il exerce sa compétence en matière pénale. Leurs fonctions sont essentiellement les mêmes et ne se distinguent de celles d’un juge en matière pénale qu’en autant que leur objet est moins susceptible de toucher directement la liberté d’un justiciable et de porter atteinte aux garanties des art. 7 et 11 de la Charte canadienne. Ensuite, bien que l’al. 11d) ne bénéficie qu’aux personnes faisant l’objet d’une inculpation, il « reflète ou renferme la valeur constitutionnelle traditionnelle qu’est l’indépendance judiciaire » : Valente, précité, p. 685 (voir aussi Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 111). Cette même valeur constitutionnelle est enchâssée dans le préambule de notre Constitution. En ce sens, le préambule ne saurait accorder une protection supérieure à celle garantie par l’al. 11d) de la Charte canadienne.
69 L’appelant soutient par ailleurs que notre Cour devrait revenir sur cette conclusion retenue dans l’arrêt Valente à la lumière de son récent jugement dans le Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité. Il s’appuie sur certains propos tenus par le juge en chef Lamer, au nom de la majorité, au par. 162 du jugement :
Au contraire, cet arrêt [Valente] a tout au plus établi que, en principe, l’al. 11d) ne garantit pas automatiquement aux cours provinciales le même degré de protection que celui accordé aux juges des cours supérieures par l’art. 100 et les autres dispositions relatives à la magistrature. Dans les circonstances de l’espèce, toutefois, l’al. 11d) peut en fait accorder aux juges des cours provinciales le même degré de protection que celui garanti aux juges des cours supérieures par les dispositions relatives à la magistrature. [Soulignement dans l’original; italiques ajoutés.]
70 Pris isolément, ce passage ne saurait venir appuyer les prétentions de l’appelant. Mieux encore, replacé dans son contexte, il ne saurait que renforcer les conclusions de notre Cour dans l’arrêt Valente. Le Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, soulevait la question précise de savoir si la garantie d’indépendance de la magistrature, et principalement le volet de la sécurité financière, avait pour effet de restreindre les moyens par lesquels le gouvernement et les assemblées législatives des provinces peuvent réduire les traitements des juges des cours provinciales et, le cas échéant, de limiter l’ampleur de ces réductions. La Cour, à la majorité, conclut, qu’aux fins de l’al. 11d) de la Charte canadienne, les traitements des juges peuvent être réduits, haussés ou bloqués en autant que le gouvernement ait recours à une commission indépendante pour examiner la mesure proposée. Pour parvenir à cette conclusion, le juge en chef Lamer s’appuie sur l’arrêt Beauregard, précité, qui portait sur le niveau de protection accordé aux juges des cours supérieures en vertu de l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ainsi, tentant de déterminer l’applicabilité de cette décision pour l’interprétation de l’al. 11d), il déclare, aux par. 160-161 :
Puisque l’arrêt Beauregard définit l’étendue des pouvoirs du Parlement relativement à la rémunération des juges des cours supérieures, il a été plaidé devant notre Cour qu’il était inapplicable en l’espèce.
Dans une certaine mesure, cette question a été tranchée dans l’arrêt Valente, où notre Cour a statué que l’al. 11d) n’accorde pas aux juges des cours provinciales un certain nombre des protections garanties par la Constitution aux juges des cours supérieures. Par exemple, alors que ces derniers ne peuvent être révoqués que par suite d’une résolution des deux chambres du Parlement, notre Cour a expressément écarté la nécessité que les juges des cours provinciales soient révoqués par les assemblées législatives provinciales. [Je souligne.]
Je ne vois pas là une remise en question des conclusions de l’arrêt Valente, mais, bien au contraire, leur consécration. À l’instar du juge Le Dain, je conclus donc qu’il n’est pas nécessaire que la procédure de révocation d’un juge d’une cour provinciale comprenne une adresse parlementaire aux fins du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867.
71 L’appelant soutient finalement que l’Assemblée nationale du Québec n’avait pas la compétence législative requise pour abroger l’exigence de l’adresse parlementaire pour les juges des cours provinciales. D’abord, j’ai démontré qu’une telle exigence n’existe pas. Elle peut certes constituer un idéal, mais elle n’est pas nécessaire pour se conformer à la Constitution. Par ailleurs, la compétence des législatures provinciales sur les cours provinciales découle expressément des par. 92(14) et (4) de la Loi constitutionnelle de 1867 concernant respectivement « [l’]administration de la justice dans la province, y compris la création, le maintien et l’organisation de tribunaux de justice pour la province » et « [l]a création et la tenure des charges provinciales ». Dans l’exercice de leurs compétences et dans les limites des exigences constitutionnelles, les législatures provinciales sont autorisées à établir des règles de fonctionnement distinctes pour les différents conseils de la magistrature qu’elles mettent sur pied : Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 167.
4. L’exigence que le pouvoir exécutif soit lié par le rapport de la Cour d’appel
72 J’estime que le second argument soulevé par l’appelant a des implications plus importantes en matière d’indépendance judiciaire. En effet, il y a lieu de se demander si la fonction judiciaire est véritablement à l’abri de toute intervention discrétionnaire de la part de l’exécutif ou de l’autorité responsable des nominations, comme l’exige l’arrêt Valente, précité, p. 698, lorsqu’un gouvernement n’est pas lié par les conclusions et recommandations d’un organisme d’enquête judiciaire concernant la destitution d’un juge de cour provinciale.
73 Le juge Le Dain a examiné la question dans l’arrêt Valente. Il s’exprimait ainsi, aux p. 697-698 :
J’estime qu’il est plus difficile de déterminer si l’exécutif doit ou non être lié par le rapport de l’enquête judiciaire, c.-à-d. si le pouvoir de révocation doit être assujetti à la condition que l’enquête judiciaire ait constaté l’existence d’un motif, comme le prévoit maintenant le par. 56(1) de la Loi de 1984 sur les tribunaux judiciaires. Cela est certainement préférable, mais je ne pense pas que cela puisse être posé comme essentiel à l’inamovibilité pour les fins de l’al. 11d). L’existence du rapport d’enquête judiciaire constitue une restriction suffisante du pouvoir de révocation, particulièrement lorsque, comme le prévoit l’art. 4 de la Loi sur les cours provinciales, le rapport doit être déposé devant le corps législatif.
74 Cette affirmation doit être nuancée et replacée dans son contexte. D’abord, je note que le juge Le Dain émettait de sérieuses réserves à conclure que le pouvoir exécutif ne devait pas nécessairement être lié par les conclusions d’exonération de l’organisme d’enquête judiciaire pour se conformer aux exigences de l’indépendance judiciaire; il ne manquait pas de souligner que cette question était « plus difficile » à trancher, qu’il serait certes « préférable » de conclure autrement, mais qu’il n’était pas nécessaire « particulièrement lorsque [. . .] le rapport doit être déposé devant le corps législatif ». De plus, bien que notre Cour ait conclu en ce sens, elle n’était pas non plus sans ignorer que cet aspect de la législation ontarienne avait été modifié en cours d’instance. En effet, la nouvelle Loi de 1984 sur les tribunaux judiciaires, L.O. 1984, ch. 11, prévoyait précisément à son par. 56(1) que l’exécutif serait tenu d’accepter une conclusion d’exonération formulée par l’organisme d’enquête judiciaire. Le juge Le Dain reconnaissait expressément, dans un paragraphe introductif de ses motifs, que « [l]es changements subséquents apportés au droit régissant la Cour provinciale (Division criminelle) et ses juges [étaient] pertinents en ce qui concerne la question de l’indépendance permanente du tribunal auquel l’affaire [pourrait] être renvoyée » : Valente, p. 683-684. Par ailleurs, il importe de souligner que la question de la déférence que doit manifester le pouvoir exécutif à l’endroit de la décision de l’organisme d’enquête judiciaire ne faisait pas partie de la liste de moyens soulevés par l’appelant devant notre Cour : Valente, p. 680-682. En ce sens, les commentaires formulés par le juge Le Dain ne sont qu’une opinion incidente qui ne saurait lier les juridictions inférieures et que notre Cour n’a pas à renverser aujourd’hui : Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 168.
75 À ces motifs, j’ajouterai finalement que la décision de notre Cour reposait sur une étude de l’ensemble des dispositions pertinentes des lois provinciales en matière d’inamovibilité des juges qui étaient alors en vigueur. Cette analyse révélait que « [d]ans certains cas, le pouvoir exécutif était lié par le rapport d’enquête; dans la plupart des cas, le gouvernement ne l’est pas » : Valente, p. 696. La situation est bien différente aujourd’hui.
76 En effet, le présent recensement des lois provinciales révèle plutôt les faits suivants. En Colombie-Britannique et à Terre-Neuve, le Conseil de la magistrature (ou en Colombie-Britannique, un juge de la Cour suprême de la province) peut directement recommander de démettre un juge de ses fonctions sans qu’aucune intervention du gouvernement ne soit nécessaire, sujet toutefois à un appel à la Cour d’appel de la province : voir le par. 28(1) et l’art. 29 de la Provincial Court Act, R.S.B.C. 1996, ch. 379, et les art. 22 et 23 de la Provincial Court Act, 1991, S.N. 1991, ch. 15. En Ontario, dans les Territoires du Nord-Ouest ainsi qu’au Nunavut, une fois que le Conseil de la magistrature a recommandé la destitution d’un juge, il fournit une copie de sa recommandation au ministre qui doit la déposer devant l’Assemblée législative. Cette dernière peut ensuite formuler une recommandation à cet effet sans aucune intervention du gouvernement : voir l’art. 51.8 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, et l’art. 31.8 de la Loi sur la Cour territoriale, L.R.T.N.-O. 1988, ch. T-2. Dans toutes les autres provinces, le gouvernement prend la décision de destituer un juge sans qu’il n’y ait eu au préalable d’adresse parlementaire, mais il est lié par la recommandation du Conseil de la magistrature. En Alberta, en Saskatchewan, à l’Île-du-Prince-Édouard et en Nouvelle-Écosse, ce n’est que si le Conseil de la magistrature recommande la destitution du juge, que le lieutenant-gouverneur en conseil peut émettre un décret en ce sens : voir l’al. 32.6(2)h), le par. 32.7(2) et l’art. 32.91 de la Judicature Act, R.S.A. 1980, ch. J-1; l’al. 62(2)a) et le par. 62(7) de la Provincial Court Act, 1998, S.S. 1998, ch. P-30.11; le par. 10(7) de la Provincial Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P-25, et le par. 6(4) de la Judges of the Provincial Court Act, R.S.N.S. 1989, ch. 238. Finalement, au Manitoba, au Nouveau-Brunswick et au Yukon, si le Conseil de la magistrature (ou le tribunal de déontologie judiciaire dans le cas du Yukon) recommande la destitution du juge (laquelle décision est sujette à appel à la Cour d’appel de la province ou du territoire dans le cas du Manitoba et du Yukon), le lieutenant-gouverneur en conseil (ou le commissaire en conseil exécutif dans le cas du Yukon) doit y donner suite : voir l’al. 39.1(1)h) et l’art. 39.4 de la Loi sur la Cour provinciale, L.R.M. 1987, ch. C275; l’al. 6.11(4)d) et le par. 6.11(8) de la Loi sur la Cour provinciale, L.R.N.-B. 1973, ch. P-21, et l’al. 49(3)d) et le par. 50(2) de la Loi sur la Cour territoriale, L.Y. 1998, ch. 26. Ce portrait de la situation m’amène à conclure que l’ensemble des provinces canadiennes ont pris les mesures nécessaires pour s’assurer que les juges de cours provinciales soient à l’abri de toute intervention discrétionnaire de la part de l’exécutif en faisant en sorte que ce dernier demeure lié par une conclusion d’exonération formulée par l’organisme d’enquête judiciaire.
77 À mon avis, le Québec ne fait pas figure d’exception à ce chapitre. Bien que le gouvernement soit le titulaire de la décision finale en matière de destitution, comme je l’affirmais dans l’affaire Ruffo, précité, par. 67 et 89, il demeure que celui-ci, selon les termes mêmes de l’art. 95 L.T.J., « ne peut démettre un juge que sur un rapport de la Cour d’appel » (je souligne). L’emploi d’une telle formulation n’est pas qu’une simple question de style, mais indique une volonté réelle du législateur que le pouvoir exécutif soit lié par une conclusion d’exonération prononcée par la Cour d’appel. Je suis donc d’avis que l’art. 95 L.T.J. respecte cette exigence constitutionnelle.
78 En terminant, je soulignerai que bien que cette question fut soulevée par les parties à l’instance, en l’espèce, la Cour d’appel a effectivement conclu dans son rapport à l’existence d’un motif justifiant la révocation de la commission de l’appelant. Ainsi, l’hypothèse suivant laquelle le gouvernement ne serait pas lié par la conclusion d’exonération prononcée par la Cour d’appel ne risque pas de se présenter.
5. Les réponses aux questions constitutionnelles
79 Je réponds donc aux questions constitutionnelles de la façon suivante :
1. La règle de droit — adoptée en 1941 (Loi modifiant la Loi des tribunaux judiciaires, S.Q. 1941, ch. 50, art. 2, sanctionnée le 17 mai 1941) et actualisée par l’art. 95 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16 — permettant au gouvernement de destituer un juge sans adresse parlementaire est-elle inopérante dans la mesure où elle porterait atteinte au principe structurel de l’indépendance de la magistrature lequel est garanti par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867?
Non.
2. S’il doit être répondu négativement à la première question, la règle de droit contenue à l’art. 95 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16, est-elle inopérante au motif d’incompatibilité avec le principe structurel de l’indépendance de la magistrature garanti par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, dans la mesure où le gouvernement peut démettre un juge sans être lié par les conclusions et recommandations du rapport de la Cour d’appel?
Non.
C. Les règles d’équité procédurale
1. Les dispositions législatives pertinentes
80 Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16
268. Le conseil peut, après l’examen d’une plainte, décider de faire enquête. Il est tenu cependant de faire enquête si la plainte est portée par le ministre de la Justice ou si ce dernier lui fait une demande en vertu du troisième alinéa de l’article 93.1.
269. Pour mener l’enquête sur une plainte, le conseil établit un comité formé de cinq personnes choisies parmi ses membres et il désigne parmi elles un président.
Le quorum du comité est de trois personnes.
272. Le comité entend les parties, leur procureur ainsi que leurs témoins.
Il peut s’enquérir des faits pertinents et convoquer toute personne apte à témoigner sur ces faits.
Les témoins peuvent être interrogés ou contre-interrogés par les parties.
275. Le comité peut adopter des règles de procédure ou de pratique pour la conduite d’une enquête.
S’il est nécessaire, le comité ou l’un de ses membres rend, en s’inspirant du Code de procédure civile (chapitre C-25), les ordonnances de procédure nécessaires à l’exercice de ses fonctions.
277. Le comité soumet son rapport d’enquête et ses recommandations au conseil. Il transmet au ministre de la Justice ce rapport; de plus, il lui transmet copie de son dossier d’enquête dans le cas où le conseil fait la recommandation prévue par le paragraphe b de l’article 279.
278. Si le rapport d’enquête établit que la plainte n’est pas fondée, le conseil en avise le juge concerné, le ministre de la Justice et le plaignant. Cet avis est motivé.
279. Si le rapport d’enquête établit que la plainte est fondée, le conseil, suivant les recommandations du rapport d’enquête,
a) réprimande le juge; ou
b) recommande au ministre de la Justice et procureur général de présenter une requête à la Cour d’appel conformément à l’article 95.
281. Le conseil peut retenir les services d’un avocat ou d’un autre expert pour assister le comité dans la conduite de son enquête.
2. L’obligation d’agir équitablement
81 Depuis l’arrêt Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311, le respect des règles de la justice naturelle, qui était le lot des tribunaux judiciaires, a été étendu à l’ensemble des organismes administratifs qui agissent sous l’autorité de la loi sous le vocable de règles d’équité procédurale (« duty to act fairly »). Il suffit qu’une décision administrative soit susceptible de porter atteinte aux « droits, privilèges ou biens d’une personne » pour que le processus dans lequel elle s’inscrit doive être respectueux de l’obligation d’agir équitablement : Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, p. 653, et Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 20. Le Conseil de la magistrature et son comité d’enquête n’y font pas exception et sont donc assujettis à ce principe. Dans l’arrêt Ruffo, précité, après un recensement des différents systèmes de déontologie judiciaire à l’échelle nationale, je concluais en ce sens, au par. 77 :
Chaque système, en somme, est pourvu de règles qui lui sont propres, mais qui n’en sont pas moins l’expression du même principe directeur : veiller au respect de la déontologie judiciaire au moyen de procédures qui soient les plus harmonieuses avec l’obligation d’agir équitablement.
82 L’obligation d’agir équitablement comporte essentiellement deux volets, soit le droit d’être entendu (règle audi alteram partem) et le droit à une audition impartiale (règle nemo judex in sua causa). La nature et la portée de cette obligation peuvent varier en fonction du contexte particulier et des différentes réalités auxquelles l’organisme administratif est confronté ainsi que de la nature des litiges qu’il est appelé à trancher : Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, p. 895-896, propos cités avec approbation dans l’arrêt 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcools), [1996] 3 R.C.S. 919, par. 22, et Ruffo, précité, par. 88. Ainsi, dans l’arrêt Baker, précité, par. 23-28, le juge L’Heureux-Dubé rappelait précisément que la jurisprudence reconnaît plusieurs facteurs pour déterminer les exigences de l’équité procédurale dans un contexte donné. Sans en dresser une liste exhaustive, elle mentionne : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle l’organisme en question agit; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et (5) le respect des choix de procédure que l’organisme administratif a lui-même faits, particulièrement quand la loi lui en confie le soin. C’est dans cet esprit que j’examinerai maintenant les allégations de violation des règles de l’équité procédurale soulevées par l’appelant en l’espèce.
a) Le droit d’être entendu
83 L’appelant prétend d’abord qu’il n’a pas bénéficié d’un préavis suffisant quant aux conclusions susceptibles d’être tirées par le comité d’enquête et qu’il n’a pas obtenu une audition supplémentaire et distincte de la première afin d’exprimer son point de vue sur les sanctions appropriées à sa conduite.
84 Il fait valoir que, lors de la séance de plaidoiries tenue le 26 mars 1997 devant le comité d’enquête, son procureur a exprimé le souhait de faire des représentations sur les sanctions applicables aux manquements déontologiques de l’appelant si le comité en arrivait à la conclusion que la plainte était fondée. Il mentionnait alors qu’il préférait connaître l’ampleur et la gravité des manquements retenus avant de se prononcer. En réponse à cette préoccupation, le comité d’enquête envoyait le 30 mai 1997 une lettre au procureur de l’appelant dans laquelle il disait souhaiter ne pas communiquer de façon préliminaire une partie de son rapport d’enquête puisque celui-ci constituait un tout qu’il n’était pas opportun de scinder, et qu’en conséquence, il l’invitait à lui faire part de « toutes les représentations pertinentes relatives à la sanction à recommander, advenant que le rapport du Comité établisse que la plainte est fondée ». Le plaignant, le ministre de la Justice du Québec, avait, quant à lui, déjà fait part de son intention de s’en remettre à la discrétion du comité. Devant un premier refus du procureur de l’appelant de présenter son point de vue, le comité réitère son invitation. Finalement, le comité soumet son rapport le 11 juillet 1997 sans avoir reçu de représentations de la part de l’appelant ou encore du ministre.
(i) L’existence d’un préavis
85 D’abord, l’appelant invoque l’arrêt de notre Cour dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440, pour exiger un préavis, sous le sceau de la confidentialité, l’informant avant la fin des audiences des différentes conclusions susceptibles d’être tirées contre lui. Je considère que cette décision n’est d’aucun secours à l’appelant en l’espèce. Cette exigence fut formulée dans un contexte bien particulier, propre aux commissions d’enquête chargées de « faire enquête et rapport sur toute question touchant l’état et l’administration des affaires de son ministère, [. . .] sur la conduite, [. . .] de toute personne y travaillant » (art. 6 de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. 1985, ch. I-11). Dans le cadre de cette enquête, les commissaires ont le pouvoir d’imputer une faute à des organismes ou à des personnes en particulier et doivent, le cas échéant, donner à ces personnes, qui ne sont pas parties à l’enquête, un préavis les informant des conclusions susceptibles d’être tirées à leur égard dans le rapport final (par. 56).
86 En l’espèce, le comité d’enquête du Conseil de la magistrature ne tient pas une enquête en général, il étudie une plainte précise portée à l’encontre d’un juge en particulier. Ce juge est partie prenante dès le début des procédures et est, en conséquence, informé de ce qui lui est reproché. De toute façon, j’estime que l’appelant a bénéficié d’un préavis suffisant dans les circonstances de cette affaire. Conformément à l’art. 266 L.T.J., sur réception de la plainte, le Conseil en communiquait une copie au juge. De plus, le 6 février 1997, les intimées déposaient un acte de procédure intitulé « Précisions volontairement fournies par le plaignant » dans lequel elles précisaient l’objet de la plainte. Dans ce contexte, l’appelant connaissait très bien l’ensemble des conclusions d’inconduite susceptibles d’être tirées contre lui et l’obligation d’agir équitablement qui incombait au comité d’enquête a été respectée à cet égard.
(ii) L’audition supplémentaire et distincte
87 L’appelant prétend aussi avoir droit à une audition distincte sur les sanctions. Il s’appuie sur la procédure utilisée par la Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique et examinée par notre Cour dans l’arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, p. 608. Sans préciser s’il s’agissait là d’une procédure nécessaire, ou même souhaitable, pour se conformer aux exigences de l’équité procédurale, le juge Iacobucci mentionne simplement que c’était la procédure choisie par la Commission dans le cadre de son enquête.
88 Au même titre, le comité d’enquête du Conseil de la magistrature était-il maître de sa procédure en l’espèce. Le professeur Y. Ouellette, dans son ouvrage Les tribunaux administratifs au Canada : Procédure et preuve (1997), p. 92, commente ainsi l’autonomie dont jouissent les tribunaux administratifs dans l’élaboration de leur procédure quasi judiciaire :
Dès l’apparition des premiers tribunaux administratifs d’appel au Royaume-Uni au début du siècle, les partisans de la judiciarisation et ceux de l’autonomie de la procédure se sont affrontés et l’on s’est alors demandé si la procédure judiciaire devait ou non servir de source supplétive ou de modèle à imiter. L’affaire Local Government Board c. Arlidge [[1915] A.C. 120 (H.L.)] peut être considérée comme l’arrêt de principe, orientant résolument la procédure vers l’autonomie et la déjudiciarisation . . .
D’abord, Lord Haldane explique que l’octroi d’une compétence d’appel à un organisme administratif plutôt qu’à un tribunal judiciaire exprime un changement de politique du législateur et qu’il faut accepter les conséquences de ce choix politique. L’organisme doit certes agir judiciairement, mais on doit considérer que le législateur, en l’absence d’indication contraire, a voulu laisser l’organisme décider de sa procédure pour pouvoir agir efficacement. Lord Shaw va même jusqu’à mettre en garde le pouvoir judiciaire contre la tentation d’imposer ses propres méthodes aux tribunaux administratifs. C’est à lui que l’on doit la célèbre proposition : le tribunal est maître de sa procédure.
89 Le législateur québécois a consacré cette autonomie dans le cas particulier du comité d’enquête du Conseil de la magistrature par l’adoption de l’art. 275 L.T.J., en lui permettant expressément d’adopter les règles de procédure ou de pratique qu’il juge convenir aux circonstances de son enquête et de rendre, en s’inspirant du Code de procédure civile, les ordonnances nécessaires à l’exercice de ses fonctions. Ainsi, le comité était pleinement justifié de refuser la tenue d’une audience séparée dans un souci d’efficacité.
90 Par ailleurs, il ressort des faits de cette affaire que le comité d’enquête a fait un effort réel pour permettre à l’appelant de présenter son point de vue. Tout en l’informant que le rapport à déposer au Conseil de la magistrature ne pouvait être scindé afin d’en faire connaître un aspect de façon préliminaire, il a fourni à l’appelant, et ce, à deux reprises, l’occasion de se faire entendre, par écrit et même verbalement, sur les différentes sanctions applicables.
91 Je conclus donc que le droit de l’appelant d’être entendu a été pleinement respecté dans les circonstances et je rejette ce moyen d’appel. Reste à examiner le second volet que comporte l’obligation d’agir équitablement, soit le droit à une audition impartiale.
b) Le droit à une audition impartiale
92 L’appelant prétend que la structure décisionnelle du Conseil de la magistrature est également contraire aux règles de l’équité procédurale, en ce que le Conseil est contraint de suivre les recommandations de son comité d’enquête. Il précise que s’il est possible pour le Conseil de déléguer son pouvoir d’enquête, il doit demeurer l’ultime décideur. Subsidiairement, si le comité est valablement investi du pouvoir décisionnel, il y a un accroc à l’indépendance judiciaire puisque ce comité peut être composé de personnes qui ne sont pas les pairs de l’appelant. Finalement, l’appelant est d’avis que le fonctionnement du comité d’enquête soulève une crainte raisonnable de partialité institutionnelle, en ce qu’un procureur indépendant joue le rôle de juge et partie.
(i) La structure décisionnelle du Conseil et de son comité
Le Conseil n’exerce pas lui-même son pouvoir décisionnel
93 Il est bien connu que l’organisme qui se voit attribuer l’exercice d’un pouvoir en vertu de sa loi habilitante doit l’exercer lui-même et ne peut le déléguer à l’un de ses membres ou à une minorité de ceux-ci sans l’autorisation expresse ou implicite de la loi et ce, conformément à la maxime consacrée par la jurisprudence delegatus non potest delegare : Peralta c. Ontario, [1988] 2 R.C.S. 1045, conf. (1985), 49 O.R. (2d) 705. Or, en l’espèce, il était précisément dans l’intention du législateur de confier le pouvoir décisionnel à un comité d’enquête.
94 D’abord, l’art. 269 L.T.J. permet expressément au Conseil de déléguer sa compétence d’enquête sur une plainte à un comité formé de cinq personnes choisies parmi ses membres. L’exercice de cette compétence n’est d’ailleurs pas contesté. La délégation du pouvoir de décision ressort également des termes exprès de la loi. Conformément à l’art. 277 L.T.J., le comité soumet son rapport et ses recommandations au Conseil. Les articles 278 et 279 L.T.J. précisent ensuite que le Conseil est lié par les conclusions tirées par le comité. En effet, en vertu de l’art. 278, si le rapport d’enquête établit que la plainte n’est pas fondée, le Conseil en avise le juge concerné, le ministre de la Justice et le plaignant. Ainsi, dans cette première situation, le législateur a prévu que le Conseil ne ferait que transmettre la décision du comité aux personnes intéressées sans qu’il soit question de revenir sur la décision du comité, de siéger en appel de celle-ci ou de la réviser d’une quelconque façon. Par ailleurs, en vertu de l’art. 279, si le rapport d’enquête établit que la plainte est fondée, le Conseil, suivant les recommandations du rapport d’enquête, réprimande le juge ou recommande au ministre de présenter une requête à la Cour d’appel conformément à l’art. 95 L.T.J. Encore une fois, dans cette seconde situation, le législateur a prévu que le Conseil se plie à la décision du comité. J’ai reconnu cet état de fait dans l’affaire Ruffo, par. 67, où je soulignais qu’« [a]ux termes de l’art. 279 LTJ, si le rapport établit que la plainte est fondée, le Conseil se doit de mettre en œuvre les recommandations du Comité » (je souligne). Je conclus donc que les termes utilisés par la loi sont impératifs et reflètent une intention claire du législateur d’autoriser la délégation des pouvoirs d’enquête et de décision sur le bien-fondé d’une plainte.
95 Par ailleurs, le législateur a doté le Conseil de la magistrature de ce mode particulier de fonctionnement pour des raisons évidentes d’efficacité administrative. Il tient compte des réalités qui sont propres aux organismes disciplinaires, notamment des ressources financières qui lui sont attribuées et de la disponibilité souvent variable de chacun de ses membres. Tout en gagnant en efficacité, ce processus ne compromet aucunement l’équité procédurale. Le comité poursuit son enquête dans le respect des droits de chacune des parties intéressées. En effet, il entend les parties, leur procureur et leurs témoins qui pourront être interrogés ou contre-interrogés par les parties (art. 272 L.T.J.). S’il l’estime nécessaire et en s’inspirant du Code de procédure civile, il peut aussi rendre les ordonnances de procédure nécessaires à l’exercice de ses fonctions (art. 275 L.T.J.).
96 Finalement et comme je le soulignais plus tôt dans les présents motifs, les législatures provinciales ont toute la compétence nécessaire pour décider des procédures destinées à assurer l’inamovibilité des juges des cours provinciales dans le respect des règles de l’équité procédurale dans la mesure où celles-ci respectent les exigences de l’indépendance judiciaire : Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 167. Cet autre moyen d’appel doit donc être rejeté.
La composition du Conseil
97 Rappelons d’abord qu’en vertu de l’art. 248 L.T.J., le Conseil de la magistrature est formé de 14 membres, soit du juge en chef de la Cour du Québec qui en est également le président, du juge en chef associé et des trois juges en chef adjoints de la Cour du Québec, de l’un des juges en chef des cours municipales de Laval, Montréal ou Québec, d’un juge choisi parmi les personnes exerçant la fonction de juge en chef du Tribunal du travail, de président du Tribunal des droits de la personne ou du Tribunal des professions, de trois juges choisis parmi les juges des cours municipales (deux juges choisis parmi les cours municipales de Laval, Montréal et Québec et nommés sur la recommandation de la Conférence des juges du Québec, et un juge choisi parmi les autres cours municipales et nommé sur la recommandation de la Conférence des juges municipaux du Québec), de deux avocats nommés sur la recommandation du Barreau du Québec et de deux personnes qui ne sont ni juges ni avocats. Depuis 1998, un membre a été ajouté, soit le juge en chef des cours municipales, portant ce nombre à 15 : L.Q. 1998, ch. 30, art. 40.
98 L’appelant prétend que la participation de l’une de ces quatre personnes non membres de la magistrature au processus décisionnel porte atteinte à la dimension collective ou institutionnelle du principe structurel de l’indépendance judiciaire, en ce que seul un organisme composé de juges peut recommander la révocation d’un juge. Il s’appuie sur certains propos du juge en chef Lamer dans le Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 120 :
Par exemple, l’inamovibilité peut avoir une dimension collective ou institutionnelle, en ce que seul un organisme composé de juges peut recommander la révocation d’un juge. Cependant, je n’ai pas à trancher ce point en l’espèce. [Je souligne.]
Ce passage parle de lui-même et ne saurait servir de fondement à la prétention de l’appelant. Il s’agit d’une question sur laquelle notre Cour n’a pas encore exprimé d’opinion.
99 Sans arrêter lui non plus d’opinion tranchée, le professeur Friedland, dans son rapport préparé pour le Conseil canadien de la magistrature, op. cit., évoque tout de même cette possibilité, à la p. 154 :
(La question de savoir s’il conviendrait d’assurer une participation du public au sein du Conseil canadien de la magistrature n’a pas été abordée dans le présent rapport).
. . .
Enfin, nous traiterons de la participation aux enquêtes formelles de personnes qui ne sont ni juges ni avocats. La loi précise que le comité d’enquête peut comprendre un avocat ou plus. Les récents comités d’enquête officielle (Gratton et Marshall) comprenaient deux avocats nommés par le ministre de la Justice. Il vaudrait mieux prévoir que le Comité comprenne, outre les juges, à la fois un avocat et un représentant du public. Encore une fois, le choix de ces personnes ne devrait pas relever du gouvernement, mais s’effectuer selon une méthode objective parmi un groupe de personnes . . .
100 Le processus disciplinaire québécois comporte plusieurs particularités. D’abord, il faut rappeler que le rapport ainsi que les recommandations formulées par le comité d’enquête du Conseil de la magistrature ne constituent que la première étape dans un processus mis en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires, lequel peut ultimement en comporter trois. Ainsi, dans un deuxième temps, la Cour d’appel intervient et mène une seconde enquête sur la conduite du juge concerné et produit son propre rapport. En l’espèce, une formation de cinq juges de la Cour d’appel a été constituée. De plus, les pouvoirs attribués au Conseil sont limités. Conformément à l’art. 279 L.T.J., si le rapport d’enquête établit que la plainte est fondée, le Conseil peut réprimander le juge ou recommander au ministre d’entamer la procédure prévue à l’art. 95 L.T.J. dans le cadre de laquelle la Cour d’appel intervient. Une recommandation de destitution d’un juge d’une cour provinciale est donc exclusivement réservée au plus haut tribunal de la province. Voir Ruffo, précité, par. 89.
101 Dans ce contexte, la présence de personnes non membres de la magistrature à un stade préliminaire peut apparaître utile en ce qu’elle peut alimenter la réflexion des membres du comité et apporter un autre regard sur la perception qu’ont les membres de la profession juridique (dans le cas des avocats) et le public en général (dans le cas des autres membres) de la magistrature. À mon sens, et dans les circonstances particulières de l’espèce, je suis d’avis que la composition du comité d’enquête du Conseil de la magistrature est conforme au principe structurel de l’indépendance judiciaire et aux règles de l’équité procédurale.
(ii) L’apparence de partialité institutionnelle
102 L’appelant prétend finalement qu’il y a apparence de partialité institutionnelle, car le comité d’enquête utilise les services d’un procureur qui agit à la fois en tant que juge et partie. Ce concept d’impartialité institutionnelle a été reconnu et consacré pour la première fois par notre Cour dans l’arrêt Lippé, précité, p. 140. Il convient de rappeler le critère élaboré par la jurisprudence pour déceler cet état : une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, aurait-elle une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas? J’examinerai maintenant la situation soulevée par l’appelant.
103 En vertu de l’art. 281 L.T.J., le Conseil peut retenir les services d’un avocat ou d’un autre expert pour assister le comité dans la conduite de son enquête. Les propos que j’ai tenus dans l’arrêt Ruffo, précité, concernant la nature du mandat confié au comité d’enquête fournissent un éclairage intéressant pour disposer de cette question. Ainsi, aux par. 72-74, j’affirme :
Aussi, comme le révèlent les dispositions législatives précitées, le débat qui prend place devant lui n’est-il pas de l’essence d’un litige dominé par une procédure contradictoire mais se veut plutôt l’expression de fonctions purement investigatrices, marquées par la recherche active de la vérité.
Dans cette perspective, la véritable conduite de l’affaire n’est pas du ressort des parties, mais bien du Comité lui-même, à qui la LTJ confie un rôle prééminent dans l’établissement de règles de procédure, de recherche des faits et de convocation de témoins. Toute idée de poursuite se trouve donc écartée sur le plan structurel. La plainte, à cet égard, n’est qu’un mécanisme de déclenchement. Elle n’a pas pour effet d’initier une procédure litigieuse entre deux parties. Vu cette absence de contentieux, si le Conseil décide de faire enquête après l’examen d’une plainte portée par un de ses membres, le Comité ne devient pas de ce fait juge et partie: comme je l’ai souligné plus haut, la fonction première du Comité est la recherche de la vérité; or celle-ci n’emprunte pas la voie d’un lis inter partes mais celle d’une véritable enquête où le Comité, par ses propres recherches, celles du plaignant et du juge qui fait l’objet de la plainte, s’informe de la situation en vue de décider de la recommandation qui soit la plus adéquate, au regard des circonstances de l’affaire qui lui est soumise.
C’est d’ailleurs dans la perspective qui précède et pour tenir l’enquête dont la responsabilité lui incombe que le Conseil peut retenir les services d’un avocat, comme le prévoit l’art. 281 LTJ. [Je souligne; soulignement dans l’original omis.]
Ce passage reflète bien que le but recherché par le comité n’est pas d’agir en tant que juge ou même en tant que décideur chargé de trancher un litige, mais au contraire, de recueillir les faits et les éléments de preuve afin de formuler ultimement une recommandation au Conseil de la magistrature. Il illustre également cette volonté de ne pas créer un climat contentieux où s’affronteraient deux opposants à la recherche d’une victoire. En l’absence de juge et de parties, le procureur du comité ne pouvait être en situation de conflit d’intérêts. Ainsi, en interrogeant et contre-interrogeant les témoins, il n’a pas agi comme un poursuivant, mais a fourni une aide et assistance au comité dans l’accomplissement du mandat qui lui était confié par la loi.
104 J’ajouterais également que la recommandation du comité n’est pas définitive quant à l’issue du processus disciplinaire. Celui-ci relève ensuite de la Cour d’appel, puis, le cas échéant, du ministre de la Justice : Ruffo, précité, par. 89. En conséquence, le rôle joué par le procureur indépendant ne saurait porter atteinte à l’équité procédurale, ni soulever une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas chez une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique.
D. La conduite de l’appelant
1. Les dispositions législatives pertinentes
105 Charte canadienne des droits et libertés
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12
4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
18.1 Nul ne peut, dans un formulaire de demande d’emploi ou lors d’une entrevue relative à un emploi, requérir d’une personne des renseignements sur les motifs visés dans l’article 10 sauf si ces renseignements sont utiles à l’application de l’article 20 ou à l’application d’un programme d’accès à l’égalité existant au moment de la demande.
18.2 Nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu le pardon.
20. Une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi, ou justifiée par le caractère charitable, philanthropique, religieux, politique ou éducatif d’une institution sans but lucratif ou qui est vouée exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique est réputée non discriminatoire.
Loi sur le casier judiciaire, S.R.C. 1970, ch. 12 (1er suppl.)
5. L’octroi d’un pardon
a) est la preuve du fait que la Commission, après avoir effectué une enquête suffisante, est convaincue que le requérant a eu une bonne conduite et que la condamnation à l’égard de laquelle le pardon est accordé ne devrait plus nuire à sa réputation; et
b) à moins que le pardon ne soit révoqué par la suite, annule la condamnation pour laquelle il est accordé et, sans restreindre la portée générale de ce qui précède, élimine toute déchéance que cette condamnation entraîne, pour la personne ainsi déclarée coupable, en vertu de toute loi du Parlement du Canada ou d’un règlement établi sous son régime.
Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, ch. C‑47
5. La réhabilitation a les effets suivants :
a) d'une part, elle sert de preuve du fait que la Commission, après avoir mené les enquêtes appropriées, a été convaincue que le demandeur s’est bien conduit et que la condamnation en cause ne devrait plus ternir sa réputation;
b) d'autre part, sauf révocation ultérieure, elle efface les conséquences de la condamnation et, notamment, fait cesser toute incapacité que celle-ci pouvait entraîner aux termes d’une loi fédérale ou de ses règlements.
6. (1) Le ministre peut, par écrit, ordonner à toute personne ayant la garde ou la responsabilité du dossier judiciaire relatif à la condamnation visée par la réhabilitation de le remettre au commissaire.
(2) Tout dossier ou relevé de la condamnation visée par la réhabilitation que garde le commissaire ou un ministère ou organisme fédéral doit être classé à part des autres dossiers ou relevés relatifs à des affaires pénales et il est interdit de le communiquer, d’en révéler l’existence ou de révéler le fait de la condamnation sans l’autorisation préalable du ministre.
(3) Pour donner l’autorisation prévue au paragraphe (2), le ministre doit être convaincu que la communication sert l’administration de la justice ou est souhaitable pour la sûreté ou sécurité du Canada ou d’un État allié ou associé au Canada.
7. La Commission peut révoquer la réhabilitation dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) le réhabilité est condamné pour une nouvelle infraction à une loi fédérale ou à ses règlements punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire;
b) il existe des preuves convaincantes, selon elle, du fait que le réhabilité a cessé de bien se conduire;
c) il existe des preuves convaincantes, selon elle, que le réhabilité avait délibérément, à l’occasion de sa demande de réhabilitation, fait une déclaration inexacte ou trompeuse, ou dissimulé un point important.
8. Nul ne peut utiliser ou permettre d’utiliser une demande d’emploi comportant une question qui, par sa teneur, obligerait un réhabilité à révéler une condamnation visée par une réhabilitation qui n’a pas été révoquée ou annulée contenue dans un formulaire ayant trait à :
a) l’emploi dans un ministère, au sens de l’article 2 de la Loi sur la gestion des finances publiques;
b) l’emploi auprès d’une société d’État, au sens de l’article 83 de la Loi sur la gestion des finances publiques;
c) l’enrôlement dans les Forces canadiennes;
d) l’emploi dans une entreprise qui relève de la compétence législative du Parlement ou en rapport avec un ouvrage qui relève d’une telle compétence.
Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, ch. C-47 (dans la version en vigueur le 1er août 2000)
5. La réhabilitation a les effets suivants :
a) d’une part, elle sert de preuve des faits suivants :
(i) dans le cas d’une réhabilitation octroyée pour une infraction visée à l’alinéa 4a), la Commission, après avoir mené les enquêtes, a été convaincue que le demandeur s’est bien conduit,
(ii) dans le cas de toute réhabilitation, la condamnation en cause ne devrait plus ternir la réputation du demandeur;
b) d’autre part, sauf cas de révocation ultérieure ou de nullité, elle entraîne le classement du dossier ou du relevé de la condamnation à part des autres dossiers judiciaires et fait cesser toute incapacité — autre que celles imposées au titre des articles 109, 110, 161, et 259 du Code criminel ou du paragraphe 147.1(1) de la Loi sur la défense nationale — que la condamnation pouvait entraîner aux termes d’une loi fédérale ou de ses règlements.
Code des professions, L.R.Q., ch. C-26
45. Le Bureau peut refuser la délivrance d’un permis ou l’inscription au tableau lorsque la personne qui en fait la demande:
1˚ a fait l’objet d’une décision d’un tribunal canadien la déclarant coupable d’une infraction criminelle qui, de l’avis motivé du Bureau, a un lien avec l’exercice de la profession, sauf si elle a obtenu le pardon;
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16
262. Le code de déontologie détermine les règles de conduite et les devoirs des juges envers le public, les parties à une instance et les avocats et il indique notamment les actes ou les omissions dérogatoires à l’honneur, à la dignité ou à l’intégrité de la magistrature et les fonctions ou les activités qu’un juge peut exercer à titre gratuit malgré l’article 129.
263. Le conseil reçoit et examine une plainte portée par toute personne contre un juge et lui reprochant un manquement au code de déontologie.
279. Si le rapport d’enquête établit que la plainte est fondée, le conseil, suivant les recommandations du rapport d’enquête,
a) réprimande le juge; ou
b) recommande au ministre de la Justice et procureur général de présenter une requête à la Cour d’appel conformément à l’article 95.
S’il fait la recommandation prévue par le paragraphe b, le conseil suspend le juge pour une période de trente jours.
Code de déontologie de la magistrature, R.R.Q. 1981, ch. T-16, r. 4.1
2. Le juge doit remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur.
4. Le juge doit prévenir tout conflit d’intérêt et éviter de se placer dans une situation telle qu’il ne peut remplir utilement ses fonctions.
5. Le juge doit de façon manifeste être impartial et objectif.
10. Le juge doit préserver l’intégrité et défendre l’indépendance de la magistrature, dans l’intérêt supérieur de la justice et de la société.
Règlement sur la procédure de sélection des personnes aptes à être nommées juges, R.R.Q. 1981, ch. T-16, r. 5
7. Un candidat est réputé accepter qu’une vérification soit faite à son sujet auprès du Barreau et des autorités policières.
18. Le comité détermine l’aptitude du candidat à être nommé juge. À cette fin, il évalue les qualités personnelles et intellectuelles du candidat ainsi que son expérience.
Il évalue notamment le degré de connaissance juridique de cette personne dans les domaines du droit dans lesquels le juge exercera ses fonctions, sa capacité de jugement, sa perspicacité, sa pondération, son esprit de décision et la conception qu’elle se fait de la fonction de juge.
2. Les prétentions de l’appelant
106 L’appelant prétend d’abord que le pardon qu’il a obtenu en vertu de la Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, ch. C-47 (« L.C.J. ») (auparavant S.R.C. 1970, ch. 12 (1er suppl.)), a annulé rétroactivement sa condamnation et lui permet de nier son existence lorsqu’on lui demande s’il a eu « des démêlés avec la justice ». Il invoque ensuite la protection des chartes canadienne et québécoise. Plus particulièrement, il estime avoir été victime de discrimination fondée sur l’existence d’antécédents judiciaires, contrairement à l’art. 15 de la Charte canadienne et avoir été congédié ou autrement pénalisé dans le cadre de son emploi du seul fait qu’il a obtenu un pardon contrairement à l’art. 18.2 de la Charte québécoise. Il soutient également que ses droits à la dignité, à l’honneur et à la réputation, et à la vie privée protégés par les art. 4 et 5 de la Charte québécoise ont été brimés puisque l’existence de sa condamnation a été révélée malgré le pardon et qu’il fut l’objet de diffamation de la part des parlementaires. Finalement, l’appelant remet en question l’application du critère de destitution dans son cas particulier. Selon lui, sa conduite ne porte pas si manifestement et si totalement atteinte aux notions d’impartialité, d’intégrité et d’indépendance de la justice au point d’ébranler la confiance du public en sa capacité d’exercer ses fonctions.
107 En soulevant de tels arguments, l’appelant demande que notre Cour se penche sur les fondements mêmes de notre système de justice. La décision est, avant toute chose, intimement liée au rôle que le juge est appelé à y jouer et à l’image d’impartialité, d’indépendance et d’intégrité qu’il doit dégager et s’efforcer de préserver.
3. Le rôle du juge : « une place à part »
108 La fonction judiciaire est tout à fait unique. Notre société confie d’importants pouvoirs et responsabilités aux membres de sa magistrature. Mis à part l’exercice de ce rôle traditionnel d’arbitre chargé de trancher les litiges et de départager les droits de chacune des parties, le juge est aussi responsable de protéger l’équilibre des compétences constitutionnelles entre les deux paliers de gouvernement, propres à notre État fédéral. En outre, depuis l’adoption de la Charte canadienne, il est devenu un défenseur de premier plan des libertés individuelles et des droits de la personne et le gardien des valeurs qui y sont enchâssées : Beauregard, précité, p. 70, et Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 123. En ce sens, aux yeux du justiciable qui se présente devant lui, le juge est d’abord celui qui dit la loi, qui lui reconnaît des droits ou lui impose des obligations.
109 Puis, au-delà du juriste chargé de résoudre les conflits entre les parties, le juge joue également un rôle fondamental pour l’observateur externe du système judiciaire. Le juge constitue le pilier de l’ensemble du système de justice et des droits et libertés que celui-ci tend à promouvoir et à protéger. Ainsi, pour les citoyens, non seulement le juge promet-il, par son serment, de servir les idéaux de Justice et de Vérité sur lesquels reposent la primauté du droit au Canada et le fondement de notre démocratie, mais il est appelé à les incarner (le juge Jean Beetz, Présentation du premier conférencier de la Conférence du 10e anniversaire de l’Institut canadien d’administration de la justice, propos recueillis dans Mélanges Jean Beetz (1995), p. 70-71).
110 En ce sens, les qualités personnelles, la conduite et l’image que le juge projette sont tributaires de celles de l’ensemble du système judiciaire et, par le fait même, de la confiance que le public place en celui-ci. Le maintien de cette confiance du public en son système de justice est garant de son efficacité et de son bon fonctionnement. Bien plus, la confiance du public assure le bien-être général et la paix sociale en maintenant un État de droit. Dans un ouvrage destiné à ses membres, le Conseil canadien de la magistrature explique :
La confiance et le respect que le public porte à la magistrature sont essentiels à l’efficacité de notre système de justice et, ultimement, à l’existence d’une démocratie fondée sur la primauté du droit. De nombreux facteurs peuvent ébranler la confiance et le respect du public à l’égard de la magistrature, notamment : des critiques injustifiées ou malavisées; de simples malentendus sur le rôle de la magistrature; ou encore toute conduite de juges, en cour ou hors cour, démontrant un manque d’intégrité. Par conséquent, les juges doivent s’efforcer d’avoir une conduite qui leur mérite le respect du public et ils doivent cultiver une image d’intégrité, d’impartialité et de bon jugement.
(Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire (1998), p. 14)
111 La population exigera donc de celui qui exerce une fonction judiciaire une conduite quasi irréprochable. À tout le moins exigera-t-on qu’il paraisse avoir un tel comportement. Il devra être et donner l’apparence d’être un exemple d’impartialité, d’indépendance et d’intégrité. Les exigences à son endroit se situent à un niveau bien supérieur à celui de ses concitoyens. Le professeur Y.-M. Morissette exprime bien ce propos :
[L]a vulnérabilité du juge est nettement plus grande que celle du commun des mortels, ou des «élites» en général : c’est un peu comme si sa fonction, qui consiste à juger autrui, lui imposait de se placer hors de portée du jugement d’autrui.
(« Figure actuelle du juge dans la cité » (1999), 30 R.D.U.S. 1, p. 11-12)
Le professeur G. Gall, dans son ouvrage The Canadian Legal System (1977), va encore plus loin à la p. 167 :
[traduction] Les membres de notre magistrature sont, par tradition, astreints aux normes de retenue, de rectitude et de dignité les plus strictes. La population attend des juges qu’ils fassent preuve d’une sagesse, d’une rectitude, d’une dignité et d’une sensibilité quasi-surhumaines. Sans doute aucun autre groupe de la société n’est-il soumis à des attentes aussi élevées, tout en étant tenu d’accepter nombre de contraintes. De toute façon, il est indubitable que la nomination à un poste de juge entraîne une certaine perte de liberté pour la personne qui l’accepte.
112 Les motifs qui suivent ne sauraient donc faire abstraction de deux prémisses fondamentales. D’abord et dans la lignée de ce qui précède, ils ne sauraient être dissociés du contexte très particulier dans lequel la fonction judiciaire s’inscrit. La magistrature occupe une « place à part » dans notre société et elle doit se conformer aux exigences requises par ce statut exceptionnel (Friedland, op. cit.). Par ailleurs, nous ne saurions également perdre de vue que notre Cour siège en appel du rapport de la formation d’enquête de la Cour d’appel du Québec, laquelle est dépositaire d’une fonction particulière qui lui est confiée par l’art. 95 L.T.J. Comme je le mentionnais précédemment, la Cour d’appel, lorsqu’elle rédige son rapport en vertu de cette disposition, est appelée à jouer un rôle fondamental tant au niveau du processus déontologique lui-même qu’à l’égard de l’application du principe de l’indépendance judiciaire. Notre Cour se doit donc de respecter cette compétence et de faire preuve de déférence à son endroit*. C’est suivant cette approche que j’aborde à l’instant la dernière partie de ces motifs.
4. Le sens et la portée du pardon
113 En common law, le pardon est l’expression de la souveraineté du Roi, le résultat de l’exercice unilatéral et discrétionnaire de sa prérogative royale de grâce ou de clémence. Au Canada, le pardon tire également son origine des pouvoirs de la Couronne. Les textes législatifs canadiens, dont le Code criminel, ne font que prescrire différentes façons de l’exercer, sans pour autant en limiter la portée : art. 749 du Code criminel. Voir aussi Reference as to the Effect of the Exercise of the Royal Prerogative of Mercy upon Deportation Proceedings, [1933] R.C.S. 269; le Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, p. 876-877, et, plus généralement, H. Dumont, Pénologie -- Le droit canadien relatif aux peines et aux sentences (1993), p. 539-570.
114 Le professeur Dumont regroupe les différentes formes de pardon que l’on retrouve au Code criminel dans les catégories suivantes : (1) le pardon ordinaire et partiel prévu aux par. 748(1) et 748.1(1) du Code qui comporte la remise d’une sentence ou d’une partie de celle-ci sans remettre en question la culpabilité de la personne; (2) le pardon conditionnel obtenu en vertu du par. 748(2) du Code qui permet de modifier la peine initialement imposée par le tribunal et de l’assortir de certaines conditions; (3) le pardon absolu aussi obtenu en vertu des par. 748(2) et (3) du Code selon lesquels une personne est réputée n’avoir jamais commis l’infraction à l’égard de laquelle il est accordé et (4) le pardon obtenu après le renvoi à procès ou le renvoi à une cour d’appel conformément à l’art. 690 du Code ou à l’art. 53 L.C.S., qui donne lieu à la tenue d’un nouveau procès ou d’une nouvelle audition.
115 Par ailleurs, le législateur fédéral peut également légiférer en matière de pardon dans l’exercice de sa compétence en droit criminel. Il a ainsi créé une procédure de réhabilitation administrative, sous la responsabilité exclusive de la Commission nationale des libérations conditionnelles, et prévue à la Loi sur le casier judiciaire. Cette réhabilitation peut être accordée, après enquête, à toute personne condamnée pour une infraction à une loi fédérale ou à ses règlements qui en fait la demande. C’est en vertu de cette procédure que le 20 août 1987, le gouverneur général en conseil a accordé un pardon à Richard Therrien. Quel est donc l’effet d’une telle réhabilitation? Plus précisément, permettait-elle à l’appelant de nier complètement l’existence de la condamnation pour laquelle elle lui avait été accordée et de répondre « non » à la question soulevée par le comité de sélection des personnes aptes à être nommées juges? La Cour d’appel a fait une étude exhaustive de cette question. Elle conclut que la réhabilitation obtenue par l’appelant ne remet pas en question sa culpabilité, mais entraîne la remise totale de sa condamnation et des effets juridiques pour l’avenir. Il importe de revenir sur certains éléments de son analyse.
116 L’article 5 et le par. 6(2) L.C.J. énoncent les effets de l’octroi d’une réhabilitation : (1) elle sert de preuve que la Commission nationale des libérations conditionnelles, après avoir mené les enquêtes prévues par la loi, est convaincue que le demandeur s’est bien conduit et que la condamnation pour laquelle elle est accordée ne devrait plus ternir sa réputation; (2) elle efface les conséquences de la condamnation et fait cesser les incapacités qu’elle pouvait entraîner aux termes d’une loi fédérale ou de ses règlements; et (3) elle entraîne la mise à l’écart de tout dossier portant sur la condamnation, soit la radiation du casier judiciaire. En elles-mêmes, ces dispositions ne me convainquent pas que la réhabilitation puisse avoir pour effet d’anéantir rétroactivement la condamnation. Elles sont davantage l’expression du maintien de son existence, jumelée à une volonté d’en minimiser les conséquences à l’avenir. En effet, le sous-al. 5a)(ii) L.C.J. précise que la réhabilitation sert de preuve que « la condamnation en cause ne devrait plus ternir la réputation du demandeur » (je souligne), sous-entendant qu’elle existe toujours et qu’elle pourrait le faire. Ensuite, les effets de la réhabilitation sont limités aux incapacités juridiques créées par la loi fédérale ou ses règlements et excluent donc l’ensemble des conséquences postpénales prévues aux lois provinciales, ce qui laisse également croire que la réhabilitation n’a qu’une portée limitée. Finalement, les renseignements contenus au casier judiciaire ne sont pas détruits, mais mis à l’écart d’où ils risquent de ressurgir advenant une nouvelle inconduite de la personne réhabilitée.
117 Pour appuyer l’argument contraire, l’appelant nous renvoie à la version anglaise de l’art. 5 L.C.J. qui, à première vue, peut sembler retenir un autre sens. Lors de son adoption, en 1970, il se lisait ainsi dans ses versions anglaise et française :
5. The grant of a pardon
(a) is evidence of the fact that the Board, after making proper inquiries, was satisfied that an applicant was of good behaviour and that the conviction in respect of which the pardon is granted should no longer reflect adversely on his character; and
(b) unless the pardon is subsequently revoked, vacates the conviction in respect of which it is granted and, without restricting the generality of the foregoing, removes any disqualification to which the person so convicted is, by reason of such conviction, subject by virtue of any Act of the Parliament of Canada or a regulation made thereunder.
5. L’octroi d’un pardon
a) est la preuve du fait que la Commission, après avoir effectué une enquête suffisante, est convaincue que le requérant a eu une bonne conduite et que la condamnation à l’égard de laquelle le pardon est accordé ne devrait plus nuire à sa réputation; et
b) à moins que le pardon ne soit révoqué par la suite, annule la condamnation pour laquelle il est accordé et, sans restreindre la portée générale de ce qui précède, élimine toute déchéance que cette condamnation entraîne, pour la personne ainsi déclarée coupable, en vertu de toute loi du Parlement du Canada ou d’un règlement établi sous son régime. [Je souligne.]
Lors de la révision de 1985, la version française a été modifiée pour inclure les mots « efface les conséquences de la condamnation » en lieu et place de « annule la condamnation ». Toutefois, la version anglaise est demeurée, à peu de choses près, la même au fil des ans conservant l’emploi des mots « vacates the conviction », ce qui a contribué à susciter une certaine controverse. L’absence de changements apportés à la version anglaise relevait-elle de la simple omission ou la modification de la version française traduisait-elle une volonté législative d’harmoniser cette dernière avec le texte anglais? La consultation du Oxford English Dictionary (2e éd. 1989), vol. XIX, p. 385, nous apprend que le terme « vacate » signifie [traduction] « rendre nul et sans effet en droit, dépouiller de toute autorité, validité, force, efficacité ou valeur sur le plan juridique, rendre inopérant ou frapper de nullité », ce qui n’emporte pas nécessairement la rétroactivité de ses effets. Aussi est-il possible de rendre nul, de priver de tout effet ou autorité ou d’annuler une chose pour l’avenir seulement. Il est donc fort probable que les modifications apportées au texte français ne l’ont été qu’afin de mieux exprimer le sens véhiculé par la version anglaise.
118 Le législateur fédéral s’est d’ailleurs penché sur l’opportunité d’ajouter une disposition permettant à la personne réhabilitée de nier l’existence de sa condamnation dans le cadre d’un projet de réforme de la Loi sur le casier judiciaire en 1992 (« deeming provision »). Le comité interministériel chargé d’étudier les différentes avenues recommandait plutôt le maintien du statu quo en la matière. Il était d’avis que la loi ne devait pas être modifiée pour y inclure une telle disposition manifestant ainsi son opposition à ce que d’aucuns appelaient un « mensonge autorisé par la loi ». En échange, il proposait la publication de bulletins d’information afin d’expliquer les effets de la mise à l’écart d’un dossier à la suite de l’obtention d’une réhabilitation, notamment du fait que l’information qu’il contient ne puisse plus être révélée : Proposition de réforme de la Loi sur le casier judiciaire (20 juillet 1991), Document explicatif du Solliciteur général du Canada, p. 10-11, Recommandation no 7. Voir aussi T. J. Singleton, « La discrimination fondée sur le motif des antécédents judiciaires et les instruments anti-discriminatoires canadiens » (1993), 72 R. du B. can. 456, p. 463.
119 Je note en passant que l’interprétation selon laquelle la loi ne permet pas de nier l’existence de la condamnation s’inscrit également dans la lignée des dernières modifications apportées à la loi en 2000, bien que celles-ci ne soient pas opposables à l’appelant en l’espèce. La Loi modifiant la Loi sur le casier judiciaire et une autre loi en conséquence, L.C. 2000, ch. 1, art. 4 (entrée en vigueur le 1er août 2000 par décret TR/2000-73, vol. 134, p. 2033), modifie les versions française et anglaise. Ainsi, les mots « efface les conséquences de la condamnation » à l’art. 5 sont remplacés par « entraîne le classement du dossier ou du relevé de la condamnation à part des autres dossiers judiciaires ». À mon avis, ces changements viennent consacrer le sens que le Parlement a toujours voulu conférer à la loi. Outre les différentes incapacités que la condamnation pouvait entraîner aux termes d’une loi fédérale ou de ses règlements dont l’art. 5 fait mention, les autres « conséquences » associées à l’existence d’antécédents judiciaires que la réhabilitation visait à éliminer pour l’avenir se résument à la mise à l’écart des informations entourant la condamnation. Celles-ci font désormais partie de la vie privée de l’individu et ne sauraient être divulguées sans l’autorisation préalable du ministre. Le professeur Dumont partage cette opinion :
Cette construction juridique de la stigmatisation ou la reconnaissance juridique de la fiction du déshonneur est si évidente que le mécanisme de réhabilitation prévu dans la Loi sur le casier judiciaire consiste d’abord et avant tout à mettre fin à l’utilisation et à la diffusion de l’information consignée dans le casier judiciaire, à redonner un statut confidentiel aux renseignements sur le passé pénal d’une personne et à les remettre dans le domaine de la vie privée. De ce point de vue, la loi crée moins une procédure visant à obtenir un pardon qu’un mécanisme consistant à retirer de la circulation les informations concernant le passé judiciaire pénal d’une personne. [Je souligne.]
(« Le casier judiciaire : criminel un jour, criminel toujours? », dans Le respect de la vie privée dans l’entreprise : de l’affirmation à l’exercice d’un droit (1995), p. 115)
120 En l’espèce, la Cour d’appel arrive à cette même conclusion en se référant aux autres dispositions de la loi. En effet, « chaque élément [d’une loi] contribue au sens de l’ensemble et l’ensemble, au sens de chacun des éléments » : P.-A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 388; voir aussi Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, p. 365 (le juge Lamer). Or, plusieurs dispositions de la Loi sur le casier judiciaire n’auraient aucun sens si on retenait l’interprétation suggérée par l’appelant. Les paragraphes 6(2) et (3) L.C.J. permettent au ministre de communiquer le fait de la condamnation, s’il est convaincu que la communication sert l’administration de la justice ou est souhaitable pour la sûreté ou sécurité du Canada ou d’un État allié ou associé au Canada. L’article 7 L.C.J. permet à la Commission nationale des libérations conditionnelles de révoquer la réhabilitation lorsque le réhabilité est condamné pour une nouvelle infraction, qu’il a cessé de bien se conduire ou qu’il a sciemment fait une déclaration inexacte à l’occasion de sa demande de réhabilitation. Finalement, l’art. 8 L.C.J. prévoit spécifiquement que nul ne peut, dans le cadre d’une demande d’emploi relevant de la compétence du fédéral, poser une question qui, par sa teneur, obligerait un réhabilité à révéler sa condamnation. Ces articles ont tous pour objet d’éliminer les effets potentiels futurs de la condamnation, ce qui serait inutile si la condamnation était réputée ne pas avoir existé. L’article 8 est particulièrement révélateur à nos fins. S’il tenait de l’essence même du pardon de permettre au réhabilité de nier l’existence de la condamnation, le législateur n’aurait pas senti le besoin de le préciser explicitement. (R. P. Nadin-Davis, « Canada’s Criminal Records Act: Notes on How Not to Expunge Criminal Convictions » (1980-81), 45 Sask. L. Rev. 221)
121 Il est également utile d’établir une comparaison avec certaines lois fédérales. L’interprète des lois doit en effet favoriser l’harmonie des divers textes législatifs qui émanent d’une même autorité. Cette présomption se trouve renforcée lorsqu’on est en présence de lois qui portent sur la même matière : Côté, op. cit., p. 433 et suiv. Ainsi, comme je le soulignais précédemment, le par. 748(3) du Code criminel prévoit expressément que si le gouverneur en conseil accorde un pardon absolu à une personne, celle-ci est par la suite réputée n’avoir jamais commis l’infraction à l’égard de laquelle le pardon est accordé. De plus, le par. 36(1) de la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. 1985, ch. Y-1, prévoit explicitement que la déclaration de culpabilité visant un adolescent pour lequel le tribunal a ordonné la libération inconditionnelle ou pour lequel les décisions ainsi que toutes leurs conditions ont cessé de produire leurs effets, est réputée n’avoir jamais existé. La Loi sur le casier judiciaire ne prévoit aucune disposition ayant une telle portée. Aussi n’est-ce pas par hasard que le législateur fédéral a plutôt choisi d’utiliser le terme « réhabilitation » dans la version française de la loi, insistant ainsi sur ses effets futurs.
122 À l’instar de la Cour d’appel, je conclus donc qu’une analyse objective de la loi ne permet pas de soutenir, comme le fait l’appelant, que le pardon anéantit rétroactivement sa condamnation. Le professeur Dumont résume bien l’esprit de mon propos :
Il nous paraît clair que la Loi sur le casier judiciaire octroie un pardon qui vise seulement à faire cesser les effets négatifs d’une condamnation. Empruntant les caractéristiques d’un pardon partiel et conditionnel, la réhabilitation administrative n’est pas assimilable à une déclaration d’innocence à rebours, comme peut l’être le pardon absolu en vertu de la prérogative royale ou du Code criminel; par conséquent, la réhabilitation administrative n’entraîne pas logiquement la négation ou la neutralisation rétroactive de la condamnation. [Italiques dans l’original.]
(« Le casier judiciaire : criminel un jour, criminel toujours? », loc. cit., p. 132)
123 En terminant, je dirai quelques mots de l’argument soumis par l’appelant selon lequel, pour déterminer la portée de la réhabilitation qu’il a obtenue conformément à la Loi sur le casier judiciaire, la Cour doit retenir une « approche objective-subjective » selon laquelle il faut, à la fois, faire une analyse objective de la loi et considérer l’opinion que s’est subjectivement formée à l’appelant à l’égard de son pardon. Je ne crois pas que l’interprétation de la loi soit susceptible de varier selon l’opinion que s’en fait le justiciable et, particulièrement, lorsque ce justiciable est lui-même un juriste.
124 Par ailleurs, même si l’on devait se placer dans la position de l’appelant, je tiens à rappeler que la question posée par le comité de sélection ne visait pas directement le casier judiciaire de l’appelant, mais avait une portée beaucoup plus générale, soit ses « démêlés avec la justice ». L’expression « démêlés avec la justice » peut inclure bon nombre de situations, de la simple arrestation au fait d’être inculpé pour une infraction et dans l’attente d’un procès ou au fait d’être inculpé et, par la suite, acquitté à l’issue de ce procès. Elle peut aussi faire référence à des instances disciplinaires entamées par l’ordre professionnel auquel on appartient. À la limite, elle peut inclure le fait d’être partie à une cause civile ou familiale. En ce sens, elle inclut également le fait même du pardon obtenu par l’appelant.
125 En outre, la Cour d’appel a jugé que le dossier de l’appelant contenait suffisamment d’éléments de preuve tendant à démontrer que Me Therrien connaissait le sens et la portée de la Loi sur le casier judiciaire et qu’il les a subjectivement et volontairement ignorés. Dans son rapport, elle mentionne que la décision de l’appelant de taire ses condamnations ne résulte pas d’une interprétation erronée faite de bonne foi des lois applicables ([1998] R.J.Q. 2956, p. 2972). Après avoir longuement entendu les témoins, dont l’appelant, et analysé la preuve soumise, les membres majoritaires du comité d’enquête résument la situation ainsi :
Il a compris l’importance et la gravité de cette obligation de transparence lors du premier concours; il était pour lui évident, « naturel », dit-il, il devait répondre à la question.
Après son échec lors du deuxième comité de sélection, il se satisfait de recherches extrêmement sommaires sur les conséquences du pardon. Une étude le moindrement plus poussée l’aurait facilement amené à une autre conclusion.
Sans égard pour l’importance de la fonction qu’il postule, il décide lui-même de minimiser les conséquences de ses actes. Il prend en main la loi, l’interprète selon ses fins. Il rationalise le tout, fait une restriction mentale: se forge une opinion contraire à la réalité en utilisant des arguments dont la présentation formelle ne constitue pas un mensonge. Il omet volontairement de dévoiler un fait que le comité devait connaître. Il substitue son propre jugement à celui du comité de sélection. [Souligné dans l’original.]
126 Lorsque l’appelant se présente devant le comité de sélection en 1996, il n’est pas là pour faire valoir son droit à être nommé juge. Une nomination à la magistrature relève davantage d’un « privilège » accordé à une personne qui réunit les qualités jugées nécessaires pour occuper la fonction. Si, comme le prétend l’appelant, la Loi sur le casier judiciaire laissait place au doute ou à plus d’une interprétation, il se devait de laisser au comité de sélection le soin d’en juger.
127 Je conclus donc que, sans faire disparaître le passé, le pardon efface les conséquences pour l’avenir. L’intégrité de la personne réhabilitée est rétablie et elle ne doit pas subir les effets liés à sa condamnation de façon arbitraire ou discriminatoire, ce que tendent à protéger les chartes canadienne et québécoise. C’est vers ces dispositions que je me pencherai maintenant.
5. La protection des chartes canadienne et québécoise
a) L’article 15 de la Charte canadienne
128 L’appelant reconnaît qu’il est possible d’interpréter les dispositions du Code de déontologie de la magistrature ainsi que celles du Règlement sur la procédure de sélection des personnes aptes à être nommées juges, de façon conforme à l’art. 15 de la Charte canadienne. Toutefois, il prétend que les actions du gouvernement en l’espèce ont porté atteinte à son droit à l’égalité sans égard à ses antécédents judiciaires. Il soumet deux sous-arguments distincts que j’aborde à l’instant.
129 D’abord, il estime avoir fait l’objet de discrimination fondée sur ses antécédents judiciaires de la part des membres des trois premiers comités de sélection. Il réfère aux témoignages de certains d’entre eux, le juge Jean-Pierre Bonin et Me Nicole Gibeau, selon lesquels l’existence d’un antécédent judiciaire le disqualifiait pour occuper un poste de juge. De deux choses l’une : ou bien l’appelant fait état de cette situation afin de démontrer la gravité du préjudice qu’il a subi, ou bien il le fait pour contester la pertinence de cette question dans le cadre d’une entrevue ayant pour objectif de recommander des personnes aptes à être nommées juges. Dans la première hypothèse, je souligne que la présente affaire ne constitue pas un procès d’intentions des membres du comité de sélection et que, le cas échéant, notre Cour n’est pas le forum approprié pour se prononcer sur cette question. Dans la seconde, et comme je le mentionnerai dans le cadre de l’analyse du second argument, l’existence d’antécédents judiciaires est un critère pertinent pour déterminer la capacité d’une personne à être nommée juge. Je rejetterais donc ce premier moyen.
130 Dans un deuxième temps, l’appelant prétend que la décision du ministre de la Justice d’entamer le processus de destitution conformément à l’art. 263 L.T.J. et aux art. 2, 4, 5 et 10 du Code de déontologie de la magistrature s’appuie sur l’existence même de ses antécédents judiciaires et non sur son refus de le divulguer, lequel n’a constitué qu’un prétexte. En ce sens, il estime que l’on a porté atteinte à son droit à l’égalité protégé par l’art. 15 de la Charte canadienne. D’emblée, je dirai qu’à l’instar de la Cour d’appel et de la majorité du Conseil de la magistrature, je suis d’avis que la décision du ministre de la Justice repose principalement, voire exclusivement, sur l’omission de l’appelant de révéler l’existence de ses démêlés avec la justice aux membres du comité de sélection. Par ailleurs, si elle devait également porter en partie sur l’existence d’antécédents judiciaires, je considère que celle-ci ne porterait pas atteinte au droit à l’égalité de l’appelant.
131 Dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, notre Cour précisait que la démarche en trois étapes applicable à l’égard du par. 15(1) devait accorder une importance marquée à l’objet et au contexte entourant la violation. Au paragraphe 88, le juge Iacobucci rappelle que la personne qui l’invoque doit établir les trois aspects suivants : (1) il existe une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes en raison de caractéristiques personnelles, (2) la différence de traitement est fondée sur un motif énuméré ou analogue, et (3) la différence de traitement est discriminatoire en ce qu’en le privant d’un avantage ou en lui imposant un fardeau, elle porte atteinte à sa dignité (c’est-à-dire qu’elle perpétue l’opinion que l’individu touché est moins capable ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération). La personne qui invoque le par. 15(1) peut s’appuyer sur une série de facteurs contextuels pour démontrer que l’on a porté atteinte à sa dignité.
132 En l’espèce, si la décision du ministre de déposer une plainte déontologique contre l’appelant est fondée sur la présence d’antécédents judiciaires, je reconnais que l’appelant a subi une différence de traitement par rapport à d’autres personnes qui ne présentent pas un tel passé pénal. Je prends également pour acquis, à nos fins, mais sans toutefois en décider, que les antécédents judiciaires constituent un motif de discrimination analogue au sens du par. 15(1) de la Charte canadienne. Cependant, la décision du ministre ne peut être considérée discriminatoire à la lumière des facteurs contextuels pertinents. En effet, la décision du ministre a pris en considération l’ensemble de la situation de l’appelant ainsi que celle des justiciables qui sont en droit d’obtenir la plus grande intégrité, impartialité et indépendance de la part des membres de la magistrature envers lesquels ils accordent leur confiance. Je me penche maintenant sur les allégations de violation des droits de l’appelant en vertu de la Charte québécoise.
b) La Charte québécoise
(i) Le droit à la dignité, à l’honneur et au respect de la réputation, et à la vie privée
133 L’appelant prétend que ses droits à la dignité, à l’honneur et la réputation et à la vie privée, protégés par les art. 4 et 5 de la Charte québécoise, ont été atteints en l’espèce en ce que certains membres du gouvernement ont dévoilé des informations devenues confidentielles en raison de l’obtention de son pardon et conformément à l’art. 5 et au par. 6(2) L.C.J. Il ajoute avoir été la victime d’un débat public enflammé tant dans l’arène médiatique que politique au cours duquel certains parlementaires ou journalistes ont tenu des propos injurieux, diffamatoires et mensongers quant à la nature de son implication dans les événements de la Crise d’octobre. À tour de rôle, il fut accusé d’avoir été membre du F.L.Q. et d’avoir participé à l’enlèvement, voire à l’assassinat du ministre Pierre Laporte. La fausseté de ces affirmations n’est pas contestée. Je n’ai toutefois pas l’intention de me prononcer sur ces arguments puisque notre Cour ne constitue pas le forum approprié pour ce faire. Comme je le mentionnais précédemment, la présente affaire ne constitue pas un procès d’intentions à l’encontre des membres du gouvernement qui, par ailleurs, bénéficient d’une immunité parlementaire lorsqu’ils s’adressent aux membres de l’Assemblée législative, ou encore d’une action en dommages-intérêts à l’encontre de journalistes. Nous ne disposons d’aucune preuve à cet égard. Je m’abstiens donc de formuler quelque commentaire que ce soit.
(ii) La protection à l’encontre de la discrimination
134 L’appelant prétend que le dépôt de la plainte par le ministre de la Justice est fondé sur l’existence de son antécédent judiciaire alors que l’omission de le révéler n’en a constitué que le prétexte. Ainsi, il soutient qu’il a été pénalisé dans le cadre de son emploi du seul fait qu’il a été déclaré coupable d’une infraction criminelle et ce, même s’il en a obtenu le pardon, le tout contrairement à l’art. 18.2 de la Charte québécoise. Il prétend également avoir indirectement fait l’objet de discrimination découlant de la question illégale et abusive posée par les membres des comités de sélection quant à son passé judiciaire : « Est-ce que vous avez déjà eu des démêlés avec la justice ou avec le Barreau? » Pour se conformer aux exigences de la Charte québécoise, l’appelant suggère que la question aurait dû être formulée de la façon suivante : « Avez-vous déjà été trouvé coupable d’une infraction pénale ou criminelle ayant un lien avec la fonction de juge pour laquelle vous n’avez pas obtenu de pardon? »
135 Comme le mentionnent les intimées dans leur mémoire, je tiens à souligner d’entrée de jeu que le dépôt de la plainte ne constitue que le déclenchement du processus disciplinaire dont l’appelant fut l’objet en l’espèce. Depuis celle-ci, le comité d’enquête du Conseil de la magistrature ainsi que la Cour d’appel du Québec se sont penchés sur la conduite de l’appelant. Notre Cour, faut-il le rappeler, siège en appel du rapport de la Cour d’appel; il convient donc plutôt d’examiner ces questions sous l’angle des motifs retenus par la Cour d’appel pour justifier sa recommandation de révocation que sous celui de la plainte du ministre de la Justice.
136 D’abord, il s’agit de déterminer si le comité de sélection des personnes aptes à être nommées juges pouvait légalement et sans discrimination poser une question portant sur les démêlés avec la justice de l’appelant. Je suis d’avis que les dispositions de la Charte québécoise ne sont d’aucun secours pour empêcher un employeur, le comité de sélection en fut-il un, de lui poser une telle question au cours d’une entrevue. Comme le souligne la Cour d’appel, la Charte québécoise fait clairement une distinction entre la protection qu’elle confère à l’encontre de la cueillette discriminatoire d’informations et celle à l’encontre de l’utilisation discriminatoire de ces informations.
137 L’article 18.1 prévoit que nul ne peut, lors d’une entrevue relative à un emploi, requérir d’une personne des renseignements sur les motifs visés dans l’art. 10 sauf si ces renseignements sont utiles à l’application de l’art. 20. Premièrement, comme je l’expliquerai plus loin, il n’est pas certain que la fonction judiciaire soit visée par le terme « emploi » prévu aux art. 18.1 et 18.2, auquel cas l’appelant ne bénéficierait d’aucune protection à l’encontre d’une question portant sur ses antécédents judiciaires dans la Charte québécoise. Puis, si tel était le cas, les antécédents judiciaires, même pardonnés, ne font pas partie des motifs énumérés à l’art. 10. Ils ne sont pas non plus compris dans la notion de condition sociale qui, elle, y figure : voir notamment Commission des droits de la personne du Québec c. Cie Price Ltée, J.E. 81-866 (C.S.); Commission des droits de la personne du Québec c. Ville de Beauport, [1981] C.P. 292. C’est d’ailleurs en réaction à cette approche conservatrice des tribunaux quant à l’interprétation de la condition sociale que le législateur a modifié la Charte québécoise en 1982 pour y ajouter l’art. 18.2 : L.Q. 1982, ch. 61, art. 5; voir aussi Singleton, loc. cit., p. 472. Finalement, même si l’information portait sur l’un des motifs prévus à l’art. 10, la question serait toujours permise dans le cadre d’un processus de sélection des personnes aptes à être nommées juges puisqu’il s’agit d’une distinction fondée sur les aptitudes ou les qualités requises par la fonction judiciaire, laquelle est réputée non discriminatoire en vertu de l’art. 20 de la Charte québécoise.
138 L’appelant se fonde sur l’existence d’un pardon pour justifier la réponse négative qu’il a donnée au comité de sélection. Or, comme je l’expliquais précédemment, le pardon de l’appelant ne lui permettait pas de nier l’existence de sa condamnation ou encore, de façon plus générale, ses démêlés avec la justice. Ainsi, ce pardon ne dispensait pas l’appelant de répondre à la question posée par le comité puisque celui-ci ne rendait pas la chose non pertinente à l’égard de l’art. 18 du Règlement sur la procédure de sélection des personnes aptes à être nommées juges selon lequel le comité détermine l’aptitude du candidat à être nommé juge. Par contre, elle permettait à l’appelant, comme il l’avait fait lors d’entrevues antérieures à celle ayant conduit à la recommandation de sa candidature, de fournir une explication sur sa condamnation et de faire état de sa réhabilitation.
139 À l’audience, le procureur de l’appelant suggérait également à cette Cour que puisque le ministre de la Justice pouvait être informé des antécédents judiciaires de l’appelant en faisant appel au dossier constitué par les forces policières conformément à l’art. 7 du Règlement sur la procédure de sélection des personnes aptes à être nommées juges, l’appelant pouvait légitimement ne pas répondre à la question posée par le comité et se fier à l’enquête policière. En effet, selon lui, le ministre dispose de deux systèmes d’information et de vérification distincts lors de l’examen des candidats aptes à être nommés juges, soit celui constitué par le comité de sélection et celui constitué par les forces policières. En l’espèce, pour une raison qui demeure inexpliquée, les renseignements sur la condamnation de l’appelant, bien que figurant dans la banque de données, ont échappé à l’attention des autorités policières et n’ont pas été communiqués au ministre. Je reconnais que le dossier constitué par les forces policières constitue un moyen d’information complémentaire, mais il ne saurait remplacer le comité de sélection. Celui-ci a le devoir de s’assurer par tous les moyens mis à sa disposition de la qualité du candidat et est, en conséquence, en droit de savoir si le candidat a eu des démêlés avec la justice, voire le fait qu’il a été pardonné, et ce, indépendamment du fait que les services policiers ont constitué un dossier ou non. Je conclus donc que la question des démêlés avec la justice pouvait être posée à l’appelant par les membres du comité de sélection et ce, sans porter atteinte aux dispositions de la Charte québécoise.
140 Une question demeure : les dispositions de la Charte québécoise peuvent-elles empêcher la révocation de l’appelant? L’article 18.2 prévoit que nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu le pardon. L’application de cet article dépend de la mise en œuvre de quatre conditions essentielles : (1) un congédiement, un refus d’embauche ou une pénalité quelconque; (2) dans le cadre d’un emploi; (3) du seul fait qu’une personne a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle; (4) si l’infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si elle en a obtenu le pardon. Elle dépend également, et avant toute chose, de l’applicabilité de cette disposition à la fonction judiciaire. À cet égard, la Cour d’appel soulignait qu’il serait plutôt étonnant que l’interdiction prévue à l’art. 18.2 de la Charte québécoise interdise de tenir compte de l’existence de condamnations judiciaires dans le recrutement d’un juge. Elle pouvait difficilement croire que le législateur ait implicitement voulu priver le gouvernement du pouvoir discrétionnaire de refuser de confier des pouvoirs judiciaires, particulièrement en matière pénale, à une personne dont le passé « pourrait, à l’occasion, être source de malaises chez le plaideur ou chez le juge lui-même ». Je partage cette opinion. Un examen attentif des conditions d’application de l’art. 18.2 me convainc que celui-ci ne saurait être applicable aux juges. Je me propose tout de même de les examiner à tour de rôle.
141 D’abord, dans la mesure où la fonction de juge constitue un emploi et que l’on puisse en être congédié, il ne fait aucun doute que l’appelant encourt le risque d’être congédié ou du moins fortement pénalisé par les recommandations formulées par le Conseil de la magistrature et la Cour d’appel, de sorte que la première condition est remplie. Cependant, la Cour d’appel a jugé que la fonction de juge ne constituait pas un emploi au sens où l’entend l’art. 18.2 et ce, en raison de l’histoire de la magistrature, la nature, les caractéristiques et les exigences de la fonction. Ces conclusions sont, en effet, le reflet d’une réalité constitutionnelle propre à la fonction judiciaire. Celle-ci exige que le juge ne soit soumis à aucune autorité hiérarchiquement supérieure ou qu’il ne soit lié par aucune relation de subordination qui caractérise traditionnellement la relation employeur-employé, mis à part certains aspects administratifs de sa charge comme la répartition du travail et la fixation des séances de la cour, ainsi que certaines tâches liées à l’application de la déontologie judiciaire, qui relèvent du juge en chef : voir art. 96 L.T.J. et Ruffo, précité, par. 59. De plus, bien que le juge exerce ses fonctions moyennant rétribution, sa sécurité financière constitue l’une des trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire au sens de l’al. 11d) de la Charte canadienne et du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 qui exigent que le droit au traitement et à la pension soit prévu par la loi et que toute réduction, hausse ou gel des traitements fasse l’objet d’un processus particulier permettant d’éviter toute possibilité d’ingérence, réelle ou perçue, de la part de l’exécutif : Valente, précité, p. 704, et Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, par. 131 et 287. Finalement, le processus d’embauche et de congédiement d’un juge s’éloigne considérablement de la procédure habituelle utilisée pour la majorité des emplois. La nomination et la destitution des membres de la magistrature, la présente affaire en témoigne, sont soumises à une série d’exigences constitutionnelles afin de protéger leur inamovibilité : Valente, p. 698.
142 Le caractère restrictif de l’art. 18.2 de la Charte québécoise a fait l’objet de certains commentaires dans la doctrine. L’auteur Singleton déplore la portée limitée de la protection conférée contre cette forme de discrimination. Selon lui, l’art. 18.2 ne comprendrait pas les professions : Singleton, loc. cit., p. 474. Voir aussi Dumont, « Le casier judiciaire : criminel un jour, criminel toujours? », loc. cit., p. 134 et suiv. Je trouve en effet particulièrement révélateur que l’art. 45 du Code des professions vienne préciser, en ce qui concerne l’ensemble des professions qu’il régit, que tout bureau institué au sein d’un ordre professionnel puisse refuser la délivrance d’un permis ou d’une inscription au tableau de l’ordre lorsque la personne qui en fait la demande a fait l’objet d’une décision de condamnation à une infraction criminelle ayant un lien avec la profession et pour laquelle elle n’a pas obtenu le pardon. Cette disposition semble ajouter à la protection conférée par la Charte québécoise en matière d’emploi et en combler les lacunes. Ainsi, eu égard au terme « emploi » choisi à l’art. 18.2, je suis d’avis qu’il n’était pas de l’intention du législateur de viser les membres de la magistrature. Je me pencherai tout de même sur l’application des deux dernières conditions aux fins de la présente analyse.
143 Il s’agit maintenant de déterminer si l’appelant a été congédié du seul fait qu’il a été déclaré coupable d’une infraction criminelle. La plainte déposée par le ministre de la Justice à l’endroit de l’appelant fait état d’une omission de révéler des informations importantes concernant ses démêlés avec la justice et non de l’existence de la condamnation. Le ministre allègue que « le juge Therrien aurait eu des démêlés avec la justice criminelle au début des années 1970 » et « aurait omis de révéler ces informations suite aux questions posées à cet effet par les membres du comité de sélection ». Les membres majoritaires du comité d’enquête, sans qu’ils aient directement abordé la question sous l’angle de l’art. 18.2, ont insisté sur l’obligation de transparence qui incombait à l’appelant lors des entrevues de sélection et ont conclu que cette « réticence, restriction mentale, [ou] rationalisation » minait la confiance du public envers lui. Il ressort finalement de la lecture du rapport de la Cour d’appel que l’omission de l’appelant de révéler l’existence de son antécédent judiciaire ait constitué le seul motif susceptible d’être jugé comme justifiant sa recommandation de destitution. Je partage cette évaluation de la situation; l’omission de l’appelant de révéler l’existence de ses démêlés avec la justice est certes révélatrice pour un comité de sélection appelé à évaluer les qualités et les aptitudes d’un candidat à être nommé juge. Je ne vois aucun autre argument qui ne fut pas examiné par la Cour d’appel et qui me convainc de m’écarter des conclusions tirées par celle-ci. Je conclus donc que les recommandations formulées par le Conseil de la magistrature et la Cour d’appel ne l’ont pas été du seul fait que l’appelant a été déclaré coupable d’une infraction criminelle, mais exclusivement parce que celui-ci a omis de révéler ses antécédents judiciaires au comité de sélection.
144 Finalement, une analyse de la dernière condition me convainc qu’il n’était pas de l’intention du législateur que l’art. 18.2 soit applicable aux juges. Cette condition en comporte en fait deux, distinctes : (a) l’infraction commise n’a aucun lien avec l’emploi ou (b) sans égard à tout lien avec l’emploi, la personne condamnée pour cette infraction en a obtenu le pardon. L’appelant est visé par la seconde situation puisque, le 20 août 1987, le gouverneur général lui a accordé une réhabilitation en vertu de la Loi sur le casier judiciaire et que la Charte québécoise ne fait aucune distinction entre les différents types de pardons obtenus.
145 La seconde situation semble d’application absolue. L’obtention d’un pardon, une fois les trois autres conditions également rencontrées, emporte vraisemblablement une conclusion de discrimination à l’endroit de son bénéficiaire. En effet, il convient de noter que l’art. 20, selon lequel une distinction fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi est réputée non discriminatoire, n’est d’aucune application à l’égard de l’art. 18.2. Disposition à circuit fermé, l’art. 18.2 contient son propre régime d’exception. Ce mécanisme interne de justification ferait double emploi avec celui contenu à l’art. 20. Voir C. Brunelle, « La Charte québécoise et les sanctions de l’employeur contre les auteurs d’actes criminels œuvrant en milieu éducatif » (1995), 29 R.J.T. 313, p. 336-337; Singleton, loc. cit., p. 473, et Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, Lignes directrices pour l’application de l’article 18.2 (document adopté à la 306e séance (spéciale) de la Commission, tenue le 12 mai 1988, par sa résolution COM-306-9.1.2), p. 4. Une telle disposition est difficilement conciliable avec les exigences de la fonction judiciaire. À mon avis, le législateur, ayant le souci de préserver l’indépendance, l’impartialité et l’intégrité des membres de la magistrature, ne peut avoir voulu priver le gouvernement du pouvoir discrétionnaire de refuser de confier des pouvoirs judiciaires à certains candidats dont le passé serait susceptible d’ébranler la précieuse confiance que porte le public dans son système de justice. Pour ces motifs, je conclus que l’art. 18.2 n’est pas applicable à la situation de l’appelant. Je me pencherai maintenant sur la nature de la sanction que la majorité des membres du Conseil de la magistrature et de la Cour d’appel ont choisi de lui imposer.
6. Le choix de la sanction appropriée
146 La plainte déposée à l’encontre de l’appelant lui reproche d’avoir omis de révéler qu’il avait eu des démêlés avec la justice dans les années 70 à la suite de questions posées à cet effet par les membres du comité de sélection des personnes aptes à être nommées juges. Ce faisant, il aurait manqué à son devoir de préserver l’intégrité et l’indépendance de la magistrature ainsi qu’à celui de remplir son rôle avec dignité et honneur conformément à l’art. 262 L.T.J. et aux art. 2, 4, 5 et 10 du Code de déontologie de la magistrature. La majorité des membres du comité d’enquête formé par le Conseil de la magistrature a conclu que la conduite de l’appelant minait si manifestement et si totalement la confiance du public en son endroit, et à l’endroit de l’ensemble du système de justice qu’une réprimande ne saurait la rétablir. Ainsi, en raison de la gravité et de la continuité de l’offense, il y avait donc lieu de recommander la destitution de l’appelant. La formation d’enquête de la Cour d’appel a conclu dans le même sens. À son avis, l’appelant a eu une conduite tellement blâmable qu’elle permet au gouvernement de le destituer sans violer le principe de l’indépendance judiciaire. Le fait qu’il ait volontairement tu l’existence de sa condamnation et privé le comité de sélection d’informations pertinentes quant à sa capacité d’être nommé juge justifie de recommander la révocation de sa commission.
147 La précieuse confiance que porte le public envers son système de justice et que chaque juge doit s’efforcer de préserver est au cœur du présent litige. Elle en délimite les moindres contours et en dicte l’ultime conclusion. Aussi, avant de formuler une recommandation de destitution à l’endroit d’un juge, doit-on se demander si la conduite qui lui est reprochée porte si manifestement et si totalement atteinte à l’impartialité, à l’intégrité et à l’indépendance de la magistrature qu’elle ébranle la confiance du justiciable ou du public en son système de justice et rend le juge incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge (Friedland, op. cit., p. 89-91).
148 Dans l’application de ce critère à la situation de l’appelant, on ne saurait ignorer le contexte dans lequel cette procédure disciplinaire s’inscrit. D’abord, et comme je le mentionnais en introduction à cette partie des motifs, le législateur a choisi de confier l’importante responsabilité de déterminer si la conduite d’un juge de cour provinciale justifiait une recommandation de révocation de ses fonctions en exclusivité à la Cour d’appel en vertu de l’art. 95 L.T.J. Il s’agit d’un rôle très particulier, voire unique, tant au niveau du processus déontologique qu’à l’égard des principes de l’indépendance judiciaire protégés par notre Constitution. En ce sens, notre Cour ne saurait revenir sur l’appréciation qu’a faite la Cour d’appel que si celle-ci est clairement erronée ou profondément injuste.
149 Par ailleurs, on ne saurait passer sous silence le fait que la situation de l’appelant constitue une affaire sans précédent à plusieurs égards. Non seulement la fréquence avec laquelle des procédures pouvant ultimement mener à la destitution d’un juge sont engagées est-elle tout à fait exceptionnelle, mais également les gestes qui lui sont reprochés ont été posés dans un contexte très particulier. En effet, l’omission de l’appelant de révéler l’existence de sa condamnation a eu lieu dans le cadre du processus de sélection des personnes aptes à être nommées juges et non dans l’exercice de ses fonctions en tant que juge. Cette distinction n’est pas sans importance en regard de l’application de principes fondamentaux en matière d’indépendance judiciaire. Comme je le mentionnais précédemment, la Constitution canadienne protège l’inamovibilité de fonction des membres de la magistrature en s’assurant qu’ils demeurent à l’abri de toute intervention arbitraire de l’exécutif. Alors qu’un examen des gestes posés par le juge, en tant que juge, comporte un risque élevé d’intervention de l’exécutif dans l’accomplissement de la fonction judiciaire et peut mettre en cause l’indépendance de la magistrature, une étude des circonstances entourant sa nomination et plus particulièrement des déclarations de ce juge alors qu’il n’était encore qu’un candidat, suscite moins d’inquiétudes à cet égard. En l’espèce, au-delà de sa compétence à exercer la fonction, ce sont les qualifications de l’appelant à être nommé juge qui sont remises en question. Or, la nomination d’un juge témoigne de la confiance mise en sa personne : Ruffo, précité, par. 106. Il s’agissait ainsi pour la Cour d’appel de déterminer si le fait que l’appelant ait manqué de transparence et omis de révéler des informations pertinentes, alors qu’il était candidat au poste de juge a porté atteinte à cette marque de confiance.
150 Il ressort clairement de la lecture du rapport de la Cour d’appel que celle-ci a fait une étude approfondie et une appréciation nuancée de la situation de l’appelant. Elle a centré sa décision sur le maintien de l’intégrité de la fonction judiciaire dont nous ne pouvons que convenir. Dans ces circonstances, et eu égard aux faits qu’elle constitue le forum judiciaire désigné par le législateur pour se prononcer sur la conduite d’un juge et qu’une recommandation de destitution en l’espèce ne saurait équivaloir à une intervention arbitraire de l’exécutif dans l’exercice de la fonction judiciaire, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu de revenir sur le choix de la sanction imposée par la Cour d’appel. La conduite de l’appelant a suffisamment ébranlé la confiance de la population pour le rendre incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge. Ainsi, la recommandation de révocation de la commission de l’appelant est la conclusion qui s’impose.
151 En terminant, je dirai que je n’arrive pas à cette conclusion sans avoir pris conscience du fait que cette affaire représentait, en quelque sorte, une invitation pour la société à se dépasser. La réhabilitation accordée à l’appelant constitue un geste de générosité, de fraternité, mais aussi de justice posé par la société. Il est certes souhaitable que de tels gestes soient valorisés et encouragés. Par ailleurs, on ne saurait ignorer le rôle unique incarné par le juge dans cette même société, ainsi que l’extraordinaire vulnérabilité du justiciable qui se présente devant lui, alors qu’il cherche à faire déterminer ses droits ou encore, alors que sa vie ou sa liberté est en jeu. Ce justiciable a, avant toute chose, le droit à ce que justice soit rendue à son égard et que se dégage une perception à cet effet dans la population en général, de telle sorte que l’on ne saurait lui imposer un tel acte de générosité. Dans les circonstances particulières de cette affaire, les valeurs de pardon et de dépassement de soi doivent donc céder le pas à celles de la justice et de son importante intégrité.
VI. Dispositif
152 Les questions constitutionnelles reçoivent les réponses suivantes :
1. La règle de droit — adoptée en 1941 (Loi modifiant la Loi des tribunaux judiciaires, S.Q. 1941, ch. 50, art. 2, sanctionnée le 17 mai 1941) et actualisée par l’art. 95 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16 — permettant au gouvernement de destituer un juge sans adresse parlementaire est-elle inopérante dans la mesure où elle porterait atteinte au principe structurel de l’indépendance de la magistrature lequel est garanti par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867?
Réponse : Non.
2. S’il doit être répondu négativement à la première question, la règle de droit contenue à l’art. 95 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16, est-elle inopérante au motif d’incompatibilité avec le principe structurel de l’indépendance de la magistrature garanti par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, dans la mesure où le gouvernement peut démettre un juge sans être lié par les conclusions et recommandations du rapport de la Cour d’appel?
Réponse : Non.
153 Pour les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis de rejeter le présent pourvoi, de confirmer les décisions de la Cour d’appel ayant statué sur les requêtes en irrecevabilité ainsi que le rapport de la formation d’enquête de la Cour d’appel, le tout sans frais.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Hébert, Bourque & Downs, Montréal.
Procureurs de l’intimée la ministre de la Justice : Goodman, Phillips & Vineberg, Montréal.
Procureurs de l’intimée la procureure générale du Québec : Bernard, Roy & Associés, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick : Le procureur général du Nouveau-Brunswick, Fredericton.
Procureurs des intervenants l’Office des droits des détenus et l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec : Grey Casgrain, Montréal.
* Voir Erratum [2002] 1 R.C.S. iv