R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757, 2002 CSC 73
Warren James Jarvis Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Le procureur général de l’Ontario,
le procureur général du Québec et
la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants
Répertorié : R. c. Jarvis
Référence neutre : 2002 CSC 73.
No du greffe : 28378.
2002 : 13 juin; 2002 : 21 novembre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (2000), 149 C.C.C. (3d) 498, 271 A.R. 263, 234 W.A.C. 263, 87 Alta. L.R. (3d) 52, 193 D.L.R. (4th) 656, [2001] 3 W.W.R. 271, [2000] A.J. No. 1347 (QL), 2000 ABCA 304, confirmant un jugement du juge Lutz (1998), 225 A.R. 225, 63 Alta. L.R. (3d) 236, 98 D.T.C. 6308, [1999] 3 W.W.R. 393, [1998] 3 C.T.C. 252, [1998] A.J. No. 651 (QL), qui avait accueilli l’appel du ministère public à l’encontre d’un jugement de la Cour provinciale acquittant un contribuable d’infractions en matière fiscale et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi rejeté.
Alan D. Macleod, c.r., et Wendy K. McCallum, pour l’appelant.
S. David Frankel, c.r., Bruce Harper et Janet Henchey, pour l’intimée.
Trevor Shaw, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Gilles Laporte et Monique Rousseau, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Scott K. Fenton, pour l’intervenant la Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Les juges IACOBUCCI et Major — Existe‑t‑il une distinction entre les fonctions de vérification et d’enquête de l’Agence des douanes et du revenu du Canada (« ADRC ») sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la « LIR » ou la « Loi »)? S’il est effectivement correct d’établir une telle distinction, quand l’ADRC exerce‑t‑elle ses fonctions de vérification et quand exerce‑t‑elle ses fonctions d’enquête? Enfin, quelles conséquences juridiques l’exercice des fonctions d’enquête de l’ADRC entraîne‑t‑il pour le contribuable?
2 En dernière analyse, nous concluons qu’il faut traiter différemment les vérifications de conformité et les enquêtes pour fraude fiscale. Bien qu’un contribuable soit tenu par la loi de coopérer avec les vérificateurs de l’ADRC aux fins d’évaluation de son obligation fiscale (et passible de peines réglementaires à cet égard), une relation de nature contradictoire se cristallise entre le contribuable et les agents du fisc dès qu’un examen effectué par l’un de ces agents a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable. À partir de ce moment, les garanties constitutionnelles contre l’auto‑incrimination interdisent aux agents de l’ADRC qui enquêtent sur des infractions à la LIR d’avoir recours aux puissants mécanismes d’inspection et de demande péremptoire établis par les par. 231.1(1) et 231.2(1). Lorsqu’ils exercent ainsi leur pouvoir d’enquête, les agents de l’ADRC doivent plutôt obtenir des mandats de perquisition pour mener leur enquête.
3 En l’espèce, les renseignements que le juge du procès a exclus de la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition, au motif qu’il y avait eu atteinte aux droits garantis par la Charte, avaient en fait été obtenus validement dans l’exercice des pouvoirs d’inspection et de demande péremptoire de la vérificatrice. En conséquence, les perquisitions effectuées par la suite étaient autorisées par un mandat et il ne s’est produit aucune violation de l’art. 8. Nous sommes donc d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer l’ordonnance de nouveau procès rendue par la Cour d’appel de l’Alberta.
I. Les faits
4 L’appelant, Warren Jarvis, est un agriculteur de l’Alberta. Son épouse, Georgia Jarvis, était, jusqu’au moment de son décès, une artiste tirant un revenu de la vente de ses œuvres. Madame Jarvis déclarait ce revenu dans sa déclaration de revenu annuelle.
5 Madame Jarvis est décédée le 22 octobre 1990. Quelques‑unes de ses œuvres originales et un certain nombre de reproductions à tirage limité n’avaient alors pas encore été vendues; de plus, il semble que l’appelant ait peut‑être fait faire des reproductions additionnelles après le décès de son épouse. Il était donc en mesure de continuer à vendre des œuvres de son épouse décédée, ce qu’il a fait. En 1992, comme les ventes d’œuvres d’art commençaient à diminuer, l’appelant, tentant apparemment de tourner la page, a déménagé dans une maison en bois rond, à la campagne, à environ 80 kilomètres au nord‑ouest de Calgary.
6 Au début de 1994, un dénonciateur anonyme a envoyé une lettre dactylographiée (« l’indice ») au chef de la vérification au bureau de district de Calgary de l’ancien ministère du Revenu national. Pour des raisons de confidentialité, l’indice n’a pas été produit en preuve. Cependant, nous savons que son auteur alléguait que l’appelant avait omis de déclarer des revenus substantiels pour les années d’imposition 1990 et 1991. Par ailleurs, cet indice énumérait six galeries d’art qui avaient acheté des œuvres de Mme Jarvis à l’appelant.
7 Même si les politiques ministérielles internes précisaient que tous les indices fiscaux fournis par des dénonciateurs relevaient de la Section des enquêtes spéciales, l’indice a été acheminé à la Section de la vérification des dossiers d’entreprises et confié à Mme Donna Goy‑Edwards, une vérificatrice d’entreprises d’expérience. Madame Goy-Edwards avait le contrôle exclusif du dossier, sous la supervision de John Moriarty.
8 Le 16 février 1994, Mme Goy‑Edwards a préparé un « Plan de vérification » comportant trois tâches distinctes :
[traduction]
1) Contrôler l’indice.
2) Analyser la disposition de tous les biens à la date du décès en octobre 1990 et toutes les conséquences fiscales en découlant.
3) Effectuer la vérification en conséquence.
Tous les indices reçus par l’ADRC ne sont pas corroborés; c’est pourquoi le « contrôle » d’un indice s’entend du processus par lequel le vérificateur examine les documents sources pour déterminer la validité des allégations contenues dans l’indice. À cette fin, les 16 et 17 février, Mme Goy‑Edwards a tenté de joindre par téléphone l’appelant et son comptable, Tom Burke, qui avait préparé les déclarations de revenu de 1990 et de 1991. Ne réussissant pas à les joindre, elle a laissé deux messages vocaux à l’appelant sur son répondeur.
9 Le 17 février, Mme Goy‑Edwards a également envoyé deux lettres à l’appelant. Ces lettres étaient tout simplement adressées à : [traduction] « Poste restante, Cremona, Alberta ». L’une d’elles concernait l’appelant à titre d’exécuteur de la succession de son épouse et indiquait que [traduction] « [l]e dossier de feu Georgia Jarvis a été sélectionné pour vérification pour l’année d’imposition [1990] » et que [traduction] « la présente lettre tient lieu d’avis officiel de la vérification en cours ». L’autre lettre visait l’appelant personnellement et précisait que son dossier avait [traduction] « été sélectionné pour vérification pour les années d’imposition 1990 et 1991 », ajoutant également qu’il s’agissait d’un avis officiel de la vérification. Dans chaque cas, on demandait à l’appelant de permettre l’accès à certains livres et registres énumérés. Enfin, ces lettres précisaient que chaque dossier visé serait laissé en suspens pendant une période de 15 jours pour donner à l’appelant [traduction] « la possibilité de communiquer avec l’auteure de la lettre et de prendre des dispositions afin de permettre l’accès aux livres et registres pour les besoins de la vérification ».
10 Le 7 mars 1994, peu après la fin de cette période de 15 jours et voyant que l’appelant n’avait pas communiqué avec elle, Mme Goy‑Edwards a pris contact avec des tiers. Elle a effectué des recherches auprès des services de la bibliothèque du ministère pour trouver des renseignements écrits sur les œuvres d’art de Mme Jarvis, obtenir des renseignements factuels sur ses œuvres et découvrir où elles étaient exposées. Grâce à ces efforts, elle a découvert trois autres galeries, dont l’indice ne faisait pas mention, mais qui avaient acheté des œuvres à l’appelant. Madame Goy‑Edwards a ensuite joint ou visité elle‑même les neuf galeries. Elle s’y est présentée comme une fonctionnaire de Revenu Canada et elle a demandé qu’on lui donne accès à certains des livres et registres relatifs aux ventes d’œuvres d’art.
11 Entre les 7 et 16 mars, Mme Goy‑Edwards a pu obtenir des renseignements de chacune des galeries au sujet de la vente des œuvres de Mme Jarvis. D’après les renseignements figurant sur les factures d’achat et les chèques oblitérés, la vérificatrice a déterminé que l’appelant avait touché, entre le 23 octobre et le 31 décembre 1990, un revenu brut de 358 409 $ au titre des ventes effectuées aux neuf galeries. Pour l’année civile 1991, ce revenu s’élevait à 221 366 $. En outre, l’endossement figurant au verso des chèques fournissait des renseignements concernant les arrangements bancaires de l’appelant. De façon indépendante, pour les ventes imputées à Mme Jarvis entre le 1er janvier 1990 et la date de son décès, Mme Goy‑Edwards a calculé que les coûts afférents à ces ventes représentaient 29,5 p. 100 des revenus bruts. Armée de tous ces renseignements et des déclarations de revenu de l’appelant pour les années d’imposition 1990 et 1991, Mme Goy‑Edwards a jugé que l’indice avait une certaine valeur.
12 À deux reprises le 8 mars, l’appelant a tenté de joindre Mme Goy‑Edwards par téléphone, lui laissant des messages pour l’informer de son appel. Elle ne l’a pas rappelé immédiatement. Le 16 mars, Mme Goy‑Edwards a reçu un appel du comptable de M. Jarvis, M. Burke, et elle lui a alors expliqué les vérifications auxquelles elle procédait, lui a indiqué quelles étaient les années d’imposition visées et lui a demandé des renseignements au sujet de la situation financière de l’appelant. Monsieur Burke a dit à la vérificatrice qu’il serait probablement difficile de s’y retrouver dans le dossier, car l’appelant n’était pas très doué pour la tenue de livres et faisait preuve d’une indifférence générale à l’égard des questions financières et fiscales depuis le décès de Mme Jarvis; en réalité, M. Burke n’avait vu aucun document source, car l’appelant avait l’habitude de lui fournir seulement des sommaires de ses revenus.
13 Selon les explications de M. Burke, après le décès de Mme Jarvis, le revenu tiré de la vente de ses œuvres avait été inclus, déduction faite des dépenses, dans les revenus d’agriculture de l’appelant pour les besoins de l’impôt. Selon le comptable, pour l’année d’imposition 1990, l’appelant avait tiré un revenu net d’approximativement 58 000 $ de la vente d’œuvres d’art; pour l’année 1991, ce revenu net s’élevait à 43 061,79 $. Madame Goy‑Edwards a demandé à M. Burke de lui remettre des copies des sommaires des revenus de l’appelant que ce dernier lui avait fournis. Monsieur Burke lui a répondu qu’il devait d’abord parler à l’appelant et obtenir son autorisation pour divulguer ces renseignements.
14 Plus tard au cours du même après‑midi, M. Burke a rappelé Mme Goy‑Edwards pour l’informer qu’il avait parlé à l’appelant et pour lui transmettre la consigne d’appeler personnellement l’appelant au sujet de la vérification. La vérificatrice a immédiatement téléphoné à l’appelant. Elle lui a confirmé qu’il devait rassembler les documents demandés dans les lettres du 17 février et elle a pris des dispositions pour le rencontrer à son exploitation agricole le 11 avril 1994 afin d’y [traduction] « commencer un examen des livres et registres ». D’après le dossier, les parties ont peut‑être choisi cette date pour que l’appelant ait suffisamment de temps pour rassembler les documents, bon nombre de ses effets étant encore emballés en raison du déménagement.
15 Madame Goy‑Edwards n’a pas mentionné qu’elle avait déjà communiqué avec des tiers. Toutefois, en réponse à l’une de ses questions, l’appelant a confirmé qu’il avait touché un revenu net de 58 000 $ au titre de la vente d’œuvres d’art pour l’année 1990. Enfin, Mme Goy‑Edwards a informé l’appelant qu’elle serait accompagnée d’un adjoint au cours de la vérification. L’appelant a affirmé que cela ne posait aucun problème.
16 Le 11 avril, Mme Goy‑Edwards s’est effectivement rendue à la résidence de l’appelant en compagnie de son superviseur, M. Moriarty, qu’elle a alors présenté comme son [traduction] « chef d’équipe ». Le juge du procès a dit expressément qu’il ne croyait pas l’explication de Mme Goy‑Edwards selon laquelle M. Moriarty l’avait accompagnée pour lui indiquer le chemin parce qu’elle ne connaissait pas très bien la région où habitait l’appelant. Le superviseur était présent à titre d’observateur.
17 Au cours de l’entrevue, M. Moriarty n’a pas activement pris de notes. Par ailleurs, c’est Mme Goy‑Edwards qui a dirigé toutes les discussions, M. Moriarty intervenant seulement à l’occasion pour obtenir des précisions.
18 L’appelant n’a pas été informé de ses droits. Il a répondu à toutes les questions de la vérificatrice, qui portaient principalement sur les ventes d’œuvres d’art, mais aussi sur son entreprise agricole. L’appelant a déclaré que tous les renseignements se rapportant à la vente d’œuvres figuraient dans les contrats et les livrets de reçus qu’il conservait. Il a fourni des renseignements au sujet de ses arrangements bancaires et indiqué qu’il prendrait des mesures pour avoir accès aux registres s’y rapportant. L’appelant a de plus signé une autorisation bancaire relativement à un compte détenu auprès de la Banque de Montréal, dont il n’avait pas divulgué l’existence jusqu’à ce que Mme Goy‑Edwards lui pose une question à ce sujet; cette dernière était au courant de l’existence du compte en raison des renseignements qu’elle avait recueillis auprès de tiers. Elle a accepté d’attendre un peu avant de se servir de l’autorisation, afin de permettre à l’appelant d’obtenir lui‑même les documents.
19 Madame Goy‑Edwards a posé des questions sur l’inventaire des originaux et des reproductions à la date du décès de Mme Jarvis ainsi que sur le rôle que l’appelant avait joué dans la vente des œuvres d’art. Par ces questions, elle visait à comparer les réponses données par l’appelant aux renseignements qu’elle avait obtenus auparavant de la bibliothèque du ministère. L’appelant a finalement fourni à la vérificatrice des documents relatifs à la vente des œuvres d’art, dont les deux livrets de reçus faisant état des ventes ainsi qu’un certain nombre d’autres reçus à l’appui de dépenses. Madame Goy‑Edwards a emporté ces livres et registres pour examen ultérieur.
20 Quelques jours après l’entrevue, soit le 15 avril, M. Burke a téléphoné à Mme Goy‑Edwards pour obtenir une mise à jour sur l’état du dossier. Madame Goy‑Edwards l’a mis au courant de ce qui s’était passé à la rencontre du 11 avril et lui a dit qu’elle le tiendrait au courant de l’avancement de la vérification.
21 À la fin d’avril 1994, Mme Goy‑Edwards a obtenu un grand nombre des registres et une bonne partie des renseignements demandés à l’appelant. Elle a par la suite procédé à divers calculs pour déterminer si tous les revenus au titre des ventes d’œuvres d’art avaient été correctement déclarés. À l’issue de ces calculs, Mme Goy‑Edwards a constaté un écart d’approximativement 700 000 $ entre les revenus gagnés et déclarés de l’appelant au cours des deux années d’imposition en cause. Sur la base de cette constatation, la vérificatrice a conclu que l’appelant avait omis d’importants revenus, ce qui laissait croire à la possibilité d’une fraude et à l’opportunité de prendre d’autres mesures.
22 Plutôt que de terminer la vérification, Mme Goy‑Edwards a préparé un « Formulaire T134 », le 4 mai 1994, pour renvoyer l’affaire à la Section des enquêtes spéciales de Revenu Canada — avec tout le dossier dans lequel étaient consignés en totalité ses communications, conversations et calculs antérieurs. En l’espèce, cette section s’est vue confié le soin d’examiner s’il y avait lieu de pousser l’enquête en vue d’éventuelles poursuites pour fraude fiscale. Le dossier révèle que, de façon générale, tous les renvois par la Section de la vérification des dossiers d’entreprises ne mènent pas au dépôt d’accusations, et qu’il arrive à l’occasion que des dossiers soient retournés à la Section de la vérification des dossiers d’entreprises lorsque la Section des enquêtes spéciales décide de ne pas procéder à une enquête criminelle.
23 Madame Goy‑Edwards n’a pas tenté de communiquer avec l’appelant ou avec M. Burke pour les informer que le dossier n’était plus sous son contrôle. Deux jours plus tard, le 6 mai, Jim, le fils de l’appelant, a laissé un message vocal à la vérificatrice, lui indiquant qu’il allait envoyer le lundi suivant les relevés demandés de la Banque de Montréal. Ces relevés furent livrés le jour en question et transmis aux Enquêtes spéciales. Encore une fois, l’appelant, son fils et son comptable n’ont pas été informés du renvoi du dossier de l’appelant à la section des enquêtes.
24 Aux Enquêtes spéciales, le dossier de l’appelant a été confié à l’enquêteur Diane Chang. Vers la fin de mai 1994, Mme Chang a rencontré Mme Goy‑Edwards pendant une à deux heures afin d’examiner le dossier. Peu de temps après, Mme Chang a de nouveau dû communiquer avec Mme Goy‑Edwards pour obtenir des précisions sur certaines des notes contenues dans le dossier de la vérificatrice. Une ou deux conversations de cette nature ont peut-être eu lieu, mais rien au dossier ne donne à croire que Mme Chang, ou un autre enquêteur, aurait ordonné ou demandé à Mme Goy‑Edwards d’obtenir d’autres renseignements de l’appelant ou à son sujet sous le couvert d’une vérification.
25 L’enquêteur a ensuite examiné les dossiers de Mme Goy‑Edwards, procédé à ses propres calculs et analyses et recueilli certains renseignements auprès d’autres sources internes pour déterminer s’il existait des motifs raisonnables et probables d’obtenir un mandat de perquisition pour mener une enquête relativement à une fraude fiscale. En juin 1994, Mme Chang a conclu à l’existence de tels motifs et a commencé à préparer une Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition. Au cours des mois suivants, Mme Chang s’est consacrée à la préparation de la dénonciation et a demandé l’approbation de ses superviseurs aux Enquêtes spéciales afin de comparaître devant un juge habilité à décerner un mandat. Elle n’a obtenu cette approbation qu’au mois de novembre 1994, malgré le fait que très peu de nouveaux renseignements ont été reçus dans l’intervalle.
26 Entre‑temps, M. Burke avait tenté de joindre Mme Goy‑Edwards pour obtenir des nouvelles de la vérification. Madame Goy‑Edwards a donc communiqué avec Mme Chang et lui a demandé quelle réponse donner. Madame Chang a dit à la vérificatrice de [traduction] « gagner du temps » : elle ne voulait pas que l’appelant découvre que son dossier avait été renvoyé aux Enquêtes spéciales. En contravention de la politique ministérielle, selon laquelle toutes les communications relatives à un dossier doivent être consignées sur les « Formulaires T2020 », Mme Chang a omis de faire état de sa conversation avec Mme Goy‑Edwards.
27 Le 8 septembre, M. Burke a de nouveau téléphoné à Mme Goy‑Edwards pour se renseigner sur l’état du dossier. Elle lui a répondu qu’elle n’avait pas réussi à faire avancer la vérification en raison d’une blessure dont elle avait été victime; Mme Goy‑Edwards a ultérieurement témoigné que, peu de temps auparavant, elle avait fait une mauvaise chute à bicyclette, se blessant à la tête, au torse et aux jambes. Madame Goy‑Edwards n’a pas mentionné à M. Burke qu’elle avait renvoyé le dossier aux Enquêtes spéciales au mois de mai précédent. Le même jour, M. Burke a laissé un message à l’appelant pour le tenir au courant des nouvelles que lui avait communiquées la vérificatrice.
28 Le 21 octobre 1994, M. Burke a laissé un autre message pour Mme Goy‑Edwards, qui était alors absente du bureau. Lorsqu’elle est revenue au début de novembre, Mme Goy‑Edwards a informé M. Moriarty que M. Burke avait téléphoné. Tôt dans la journée du 2 novembre, M. Moriarty a parlé au chef de la Section des enquêtes spéciales pour lui demander quelle serait la meilleure façon d’agir dans les circonstances. Sur le fondement de la politique ministérielle, ils ont convenu que Mme Goy‑Edwards devrait, en réponse à une demande de renseignements au sujet du dossier, [traduction] « informer [le contribuable] que la question avait été renvoyée » aux Enquêtes spéciales.
29 Également le 2 novembre, très peu de temps après la discussion en question, Mme Goy‑Edwards a rappelé M. Burke. La vérificatrice a laissé un message à l’épouse du comptable, l’informant qu’elle s’était absentée de la ville et qu’elle [traduction] « n’a[vait] rien à signaler relativement au dossier ». En outre, Mme Goy‑Edwards a demandé à ce que M. Burke soit informé que [traduction] « le dossier était en suspens en raison d’autres contraintes de travail, y compris d’autres projets »; la vérificatrice a plus tard reconnu qu’elle avait fait une erreur en utilisant ces termes pour décrire l’état du dossier.
30 Madame Goy‑Edwards a consigné les détails de la conversation téléphonique du 2 novembre sur un formulaire T2020 qu’elle a ensuite remis à Mme Chang. Préoccupée par le message que Mme Goy‑Edwards avait laissé à M. Burke et troublée par le fait qu’elle avait personnellement donné à Mme Goy‑Edwards la directive de gagner du temps, Mme Chang est allée voir son chef de section.
31 Madame Chang, le chef de section et le chef des Enquêtes spéciales se sont rencontrés le 3 novembre pour discuter de la politique applicable concernant la divulgation de renseignements à l’appelant. Il fut alors confirmé que la politique ministérielle exigeait que quiconque (Mme Goy‑Edwards ou tout autre fonctionnaire de Revenu Canada) recevrait une demande de renseignements au sujet du dossier de l’appelant explique que le dossier avait été confié aux Enquêtes spéciales. Toutes les personnes présentes étaient au courant du message que Mme Goy‑Edwards avait laissé à M. Burke la veille; le chef de section et le chef des Enquêtes spéciales se sont dit stupéfaits que la vérificatrice ait agi ainsi. Malgré tout, aucune mesure n’a été prise à la suite de cette rencontre pour informer M. Burke ou l’appelant du transfert du dossier.
32 Le 23 novembre 1994, Mme Chang a présenté sous serment la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition au juge Fradsham de la Cour provinciale à Calgary. Ses motifs de croire que l’appelant avait commis des infractions s’appuyaient en partie sur des analyses auxquelles elle avait procédé à partir des livres et registres que l’appelant avait remis à Mme Goy‑Edwards lors de la rencontre du 11 avril.
33 Un mandat a été décerné en vertu de l’art. 487 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46; il autorisait des perquisitions à la résidence de l’appelant, à la résidence (lieu d’affaires) de M. Burke et au bureau de Revenu Canada à Calgary (afin d’y saisir les livres et registres que Mme Goy‑Edwards avait empruntés à l’appelant lors de la rencontre du 11 avril). Le mandat a été exécuté aux trois endroits le 29 novembre. Le produit de ces perquisitions constitue une partie importante de la preuve que le ministère public intimé a finalement produite au procès de l’appelant.
34 Au début de 1995, Mme Chang a rédigé des demandes péremptoires en conformité avec le par. 231.2(1) de la LIR. Ces demandes ont été faites aux diverses institutions bancaires de l’appelant; ces dernières y ont obtempéré et ont fourni à Mme Chang les documents qu’elle avait demandés.
35 L’appelant a subi son procès relativement à trois chefs l’accusant d’avoir fait des déclarations fausses ou trompeuses dans une déclaration de revenu (al. 239(1)a) de la LIR) et à deux chefs alléguant qu’il avait volontairement éludé ou tenté d’éluder le paiement d’un impôt (al. 239(1)d) de la LIR). L’intimée a voulu produire les documents saisis en exécution du mandat. L’appelant s’y est opposé; on a tenu deux voir‑dire distincts pour déterminer l’admissibilité des documents.
36 Par coïncidence, le juge Fradsham, qui avait décerné le mandat, a également présidé le procès. Selon lui, la vérification était effectivement devenue une enquête le 16 mars 1994 et il a exclu tous les renseignements obtenus à partir de cette date au moyen des par. 231.1(1) et 231.2(1) : (1997), 195 A.R. 251 (C. prov.) et (1997), 204 A.R. 123 (C. prov.). Le 7 août 1997, le juge Fradsham a accueilli la requête de l’appelant sollicitant un verdict imposé d’acquittement. L’intimée a eu gain de cause en appel auprès de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, et cette dernière a ordonné la tenue d’un nouveau procès : (1998), 225 A.R. 225. La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté l’appel de cette décision et confirmé l’ordonnance de nouveau procès rendue par le juge d’appel des poursuites sommaires : (2000), 271 A.R. 263. L’appelant a obtenu l’autorisation de former un pourvoi devant notre Cour le 17 mai 2001 : [2001] 1 R.C.S. xii.
II. Les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes
37 Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.)
231.1 (1) Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l’application et l’exécution de la présente loi, à la fois :
a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d’une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;
b) examiner les biens à porter à l’inventaire d’un contribuable, ainsi que tout bien ou tout procédé du contribuable ou d’une autre personne ou toute matière concernant l’un ou l’autre, dont l’examen peut aider la personne autorisée à établir l’exactitude de l’inventaire du contribuable ou à contrôler soit les renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;
à ces fins, la personne autorisée peut :
c) sous réserve du paragraphe (2), pénétrer dans un lieu où est exploitée une entreprise, est gardé un bien, est faite une chose en rapport avec une entreprise ou sont tenus ou devraient l’être des livres ou registres;
d) requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, du bien ou de l’entreprise ainsi que toute autre personne présente sur les lieux de lui fournir toute l’aide raisonnable et de répondre à toutes les questions pertinentes à l’application et l’exécution de la présente loi et, à cette fin, requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, de l’accompagner sur les lieux.
(2) Lorsque le lieu mentionné à l’alinéa (1)c) est une maison d’habitation, une personne autorisée ne peut y pénétrer sans la permission de l’occupant, à moins d’y être autorisée par un mandat décerné en vertu du paragraphe (3).
(3) Sur requête ex parte du ministre, le juge saisi peut décerner un mandat qui autorise une personne autorisée à pénétrer dans une maison d’habitation aux conditions précisées dans le mandat, s’il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit :
a) il existe des motifs raisonnables de croire que la maison d’habitation est un lieu mentionné à l’alinéa (1)c);
b) il est nécessaire d’y pénétrer pour l’application ou l’exécution de la présente loi;
c) un refus d’y pénétrer a été opposé, ou il existe des motifs raisonnables de croire qu’un tel refus sera opposé.
Dans la mesure où un refus de pénétrer dans la maison d’habitation a été opposé ou pourrait l’être et où des documents ou biens sont gardés dans la maison d’habitation ou pourraient l’être, le juge qui n’est pas convaincu qu’il est nécessaire de pénétrer dans la maison d’habitation pour l’application ou l’exécution de la présente loi peut ordonner à l’occupant de la maison d’habitation de permettre à une personne autorisée d’avoir raisonnablement accès à tous documents ou biens qui sont gardés dans la maison d’habitation ou devraient y être gardés et rendre toute autre ordonnance indiquée en l’espèce pour l’application de la présente loi.
231.2 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application et l’exécution de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :
a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;
b) qu’elle produise des documents.
. . .
231.3 (1) Sur requête ex parte du ministre, un juge peut décerner un mandat écrit qui autorise toute personne qui y est nommée à pénétrer dans tout bâtiment, contenant ou endroit et y perquisitionner pour y chercher des documents ou choses qui peuvent constituer des éléments de preuve de la perpétration d’une infraction à la présente loi, à saisir ces documents ou choses et, dès que matériellement possible, soit à les apporter au juge ou, en cas d’incapacité de celui‑ci, à un autre juge du même tribunal, soit à lui en faire rapport, pour que le juge en dispose conformément au présent article.
(2) La requête visée au paragraphe (1) doit être appuyée par une dénonciation sous serment qui expose les faits au soutien de la requête.
(3) Le juge saisi de la requête peut décerner le mandat mentionné au paragraphe (1) s’il est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire ce qui suit :
a) une infraction prévue par la présente loi a été commise;
b) des documents ou choses qui peuvent constituer des éléments de preuve de la perpétration de l’infraction seront vraisemblablement trouvés;
c) le bâtiment, contenant ou endroit précisé dans la requête contient vraisemblablement de tels documents ou choses.
(4) Un mandat décerné en vertu du paragraphe (1) doit indiquer l’infraction pour laquelle il est décerné, dans quel bâtiment, contenant ou endroit perquisitionner ainsi que la personne à qui l’infraction est imputée. Il doit donner suffisamment de précisions sur les documents ou choses à chercher et à saisir.
(5) Quiconque exécute un mandat décerné en vertu du paragraphe (1) peut saisir, outre les documents ou choses mentionnés à ce paragraphe, tous autres documents ou choses qu’il croit, pour des motifs raisonnables, constituer des éléments de preuve de la perpétration d’une infraction à la présente loi. Il doit, dès que matériellement possible, soit apporter ces documents ou choses au juge qui a décerné le mandat ou, en cas d’incapacité de celui‑ci, à un autre juge du même tribunal, soit lui en faire rapport, pour que le juge en dispose conformément au présent article.
(6) Sous réserve du paragraphe (7), lorsque des documents ou choses saisis en vertu du paragraphe (1) ou (5) sont apportés à un juge ou qu’il en est fait rapport à un juge, ce juge ordonne que le ministre les retienne sauf si celui‑ci y renonce. Le ministre qui retient des documents ou choses doit en prendre raisonnablement soin pour s’assurer de leur conservation jusqu’à la fin de toute enquête sur l’infraction en rapport avec laquelle les documents ou choses ont été saisis ou jusqu’à ce que leur production soit exigée dans le cadre d’une procédure criminelle.
(7) Le juge à qui des documents ou choses saisis en vertu du paragraphe (1) ou (5) sont apportés ou à qui il en est fait rapport peut, d’office ou sur requête sommaire d’une personne ayant un droit sur ces documents ou choses avec avis au sous‑procureur général du Canada trois jours francs avant qu’il y soit procédé, ordonner que ces documents ou choses soient restitués au saisi ou à la personne qui y a légalement droit par ailleurs, s’il est convaincu que ces documents ou choses :
a) soit ne seront pas nécessaires à une enquête ou à une procédure criminelle;
b) soit n’ont pas été saisis conformément au mandat ou au présent article.
(8) Le saisi a le droit, à tout moment raisonnable et aux conditions raisonnables que peut imposer le ministre, d’examiner les documents ou choses saisis conformément au présent article et d’obtenir reproduction des documents aux frais du ministre en une seule copie.
239. (1) Toute personne qui, selon le cas :
a) a fait des déclarations fausses ou trompeuses, ou a participé, consenti ou acquiescé à leur énonciation dans une déclaration, un certificat, un état ou une réponse produits, présentés ou faits en vertu de la présente loi ou de son règlement;
b) a, pour éluder le paiement d’un impôt établi par la présente loi, détruit, altéré, mutilé, caché les registres ou livres de comptes d’un contribuable ou en a disposé autrement;
c) a fait des inscriptions fausses ou trompeuses, ou a consenti ou acquiescé à leur accomplissement, ou a omis, ou a consenti ou acquiescé à l’omission d’inscrire un détail important dans les registres ou livres de comptes d’un contribuable;
d) a, volontairement, de quelque manière, éludé ou tenté d’éluder l’observation de la présente loi ou le paiement d’un impôt établi en vertu de cette loi;
e) a conspiré avec une personne pour commettre une infraction visée aux alinéas a) à d),
commet une infraction et, en plus de toute autre pénalité prévue par ailleurs, encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire :
f) soit une amende de 50 % à 200 % de l’impôt que cette personne a tenté d’éluder;
g) soit à la fois l’amende prévue à l’alinéa f) et un emprisonnement d’au plus 2 ans.
(2) Toute personne accusée d’une infraction visée au paragraphe (1) peut, au choix du procureur général du Canada, être poursuivie par voie de mise en accusation et, si elle est déclarée coupable, encourt, outre toute pénalité prévue par ailleurs :
a) d’une part, une amende de 100 % à 200 % de l’impôt que cette personne a tenté d’éluder;
b) d’autre part, un emprisonnement maximal de cinq ans.
. . .
241. (1) Sauf autorisation prévue au présent article, il est interdit à un fonctionnaire :
a) de fournir sciemment à quiconque un renseignement confidentiel ou d’en permettre sciemment la prestation;
b) de permettre sciemment à quiconque d’avoir accès à un renseignement confidentiel;
c) d’utiliser sciemment un renseignement confidentiel autrement que dans le cadre de l’application ou de l’exécution de la présente loi, du Régime de pensions du Canada ou de la Loi sur l’assurance‑chômage, ou à une autre fin que celle pour laquelle il a été fourni en application du présent article.
(2) Malgré toute autre loi ou règle de droit, nul fonctionnaire ne peut être requis, dans le cadre d’une procédure judiciaire, de témoigner, ou de produire quoi que ce soit, relativement à un renseignement confidentiel.
(3) Les paragraphes (1) et (2) ne s’appliquent :
a) ni aux poursuites criminelles, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou sur acte d’accusation, engagées par le dépôt d’une dénonciation ou d’un acte d’accusation, en vertu d’une loi fédérale;
b) ni aux procédures judiciaires ayant trait à l’application ou à l’exécution de la présente loi, du Régime de pensions du Canada ou de la Loi sur l’assurance‑chômage ou de toute autre loi fédérale ou provinciale qui prévoit l’imposition ou la perception d’un impôt, d’une taxe ou d’un droit.
. . .
(4) Un fonctionnaire peut :
a) fournir à une personne un renseignement confidentiel qu’il est raisonnable de considérer comme nécessaire à l’application ou à l’exécution de la présente loi, du Régime de pensions du Canada ou de la Loi sur l’assurance‑chômage, mais uniquement à cette fin;
b) fournir à une personne un renseignement confidentiel qu’il est raisonnable de considérer comme nécessaire à la détermination de quelque impôt, intérêt, pénalité ou autre montant payable par la personne, ou pouvant le devenir, ou de quelque crédit d’impôt ou remboursement auquel elle a droit, ou pourrait avoir droit, en vertu de la présente loi, ou de tout autre montant à prendre en compte dans une telle détermination;
. . .
(5) Un fonctionnaire peut fournir un renseignement confidentiel :
a) au contribuable en cause;
b) à toute autre personne, avec le consentement du contribuable en cause.
Charte canadienne des droits et libertés
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour provinciale de l’Alberta — Division criminelle (1997), 195 A.R. 251 (premier voir‑dire)
38 Le 25 février 1997, le juge Fradsham a déposé des motifs étoffés. Appliquant le critère de l’« objet prédominant » formulé dans l’arrêt British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3, le juge a conclu, au par. 50, qu’au cours de la rencontre du 11 avril, Mme Goy‑Edwards [traduction] « cherchait à obtenir la confirmation de ce qui, selon elle, constituait un grave manque à déclarer relativement auquel les Enquêtes spéciales devraient engager des poursuites ». De l’avis du juge, Mme Goy‑Edwards procédait alors à une enquête et non à une simple vérification.
39 Appliquant la décision R. c. Norway Insulation Inc. (1995), 23 O.R. (3d) 432 (Div. gén.), le juge Fradsham a affirmé que l’art. 8 de la Charte empêche l’exercice des pouvoirs prévus au par. 231.1(1) pour effectuer une enquête par opposition à une vérification. Lorsque se déroule une enquête relativement à des infractions prévues à l’art. 239, le contribuable visé peut exercer son droit de garder le silence. En l’espèce, on avait dit à l’appelant que l’on procédait à une vérification et le juge Fradsham a donc tenu pour acquis que l’appelant avait présumé qu’il était tenu de coopérer. L’omission de mettre l’appelant en garde lors de cette rencontre portait atteinte aux droits que lui garantit l’art. 7 de la Charte. Les déclarations et les documents obtenus lors de la rencontre étaient donc « viciés » et il fallait en exclure toute mention dans la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition. Le juge Fradsham a de plus retranché certains paragraphes de la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition parce qu’ils comportaient des erreurs. De l’avis du juge Fradsham, ce qui restait ne donnait pas [traduction] « des motifs raisonnables de croire que dans le lieu où l’on veut perquisitionner se trouvent des choses qui constitueront des éléments de preuve de la perpétration d’une infraction » (par. 106). C’est pourquoi l’exécution de la perquisition et de la saisie allait à l’encontre des droits que l’art. 8 garantit à l’appelant. Le juge Fradsham a écarté les éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte.
B. Cour provinciale de l’Alberta — Division criminelle (1997), 204 A.R. 123 (deuxième voir‑dire)
40 En juin 1997, on a tenu un deuxième voir‑dire pour établir l’admissibilité des registres bancaires obtenus à la suite des demandes péremptoires. Le juge Fradsham a alors décidé que la vérification était effectivement devenue une enquête le 16 mars 1994 puisqu’à ce moment, [traduction] « Mme Goy‑Edwards avait déjà pris des dispositions pour que son superviseur puisse assister à la rencontre du 11 avril » (par. 5). De l’avis du juge, à partir de ce moment‑là, Revenu Canada ne pouvait plus avoir recours à ses [traduction] « mécanismes de vérification ». Le juge Fradsham a conclu que tous les renseignements bancaires obtenus au moyen du par. 231.2(1) après le 16 mars devaient être écartés en application du par. 24(2) de la Charte.
C. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (1998), 225 A.R. 225
41 L’intimée a formé un appel à la Cour du Banc de la Reine contre la décision du juge Fradsham d’accorder un verdict imposé d’acquittement et ses décisions antérieures concernant la preuve. Dans un jugement rendu oralement, le juge d’appel des poursuites sommaires a conclu que seules les déclarations faites lors de la rencontre du 11 avril devaient être exclues de la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition. Au paragraphe 12 de ses motifs, le juge Lutz a précisé que les autres éléments de preuve (les documents bancaires, les registres de ventes, etc.) se trouvaient [traduction] « déjà en grande partie en possession de [l’intimée] ». Même après avoir retranché les allégations viciées de la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition, le juge a conclu que le mandat de perquisition avait été validement décerné; il n’y avait donc pas eu violation de l’art. 8.
42 Toutefois, le juge Lutz a confirmé la décision du juge Fradsham quant aux relevés bancaires obtenus en exécution des demandes péremptoires ainsi que celle portant sur l’application du par. 24(2) de la Charte.
D. Cour d’appel de l’Alberta (2000), 271 A.R. 263
43 Le juge Berger, s’exprimant au nom de la cour, a confirmé l’ordonnance de nouveau procès rendue par le juge d’appel des poursuites sommaires. À son avis, seules les déclarations de l’appelant auraient dû être exclues de la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition, en conformité avec l’art. 7 de la Charte. Les autres documents et registres ne constituaient pas une [traduction] « preuve dérivée » et étaient admissibles. Le juge Berger a également confirmé le mandat sur amplification et conclu à l’absence de violation de l’art. 8. Il a refusé de statuer que la gravité de la contravention à l’art. 7 justifiait d’écarter, en application du par. 24(2) de la Charte, les éléments de preuve obtenus lors des perquisitions.
IV. Les questions en litige
44 Le présent pourvoi soulève les questions suivantes :
1. La Cour d’appel de l’Alberta a‑t‑elle commis une erreur en statuant que les déclarations orales du 11 avril 1994 étaient inadmissibles?
2. La Cour d’appel de l’Alberta a‑t‑elle commis une erreur en admettant les documents remis aux vérificateurs le 11 avril 1994?
3. La Cour d’appel de l’Alberta a‑t‑elle commis une erreur en affirmant que le mandat de perquisition avait été validé par l’amplification?
4. Y a‑t‑il lieu d’exclure les registres bancaires obtenus en vertu de l’art. 231.2 de la LIR?
À la lumière de l’arrêt R. c. Araujo, [2000] 2 R.C.S. 992, 2000 CSC 65, l’intimée concède la troisième question. Dans notre analyse, nous avons fusionné les autres questions pour fins d’examen.
V. Analyse
45 L’issue du présent pourvoi dépend de la réponse aux questions primordiales formulées au premier paragraphe des présents motifs. Existe‑t‑il une distinction entre une vérification et une enquête sous le régime de la LIR? Où se situe la ligne de démarcation entre ces deux fonctions? Dans quelle mesure les contribuables visés par une enquête relative à des infractions à la LIR sont-ils protégés par le principe interdisant l’auto‑incrimination par application de l’art. 7 de la Charte? Y a‑t‑il violation de l’art. 8 lorsque des documents sont obtenus sous le couvert des « pouvoirs de vérification » conférés par la LIR après le début d’une enquête criminelle?
46 En guise d’introduction à l’examen de ces questions, il s’avère utile d’examiner le contexte législatif de la LIR et de déterminer si les infractions créées par l’art. 239 sont à bon droit considérées comme de nature réglementaire ou criminelle pour fins d’analyse fondée sur la Charte. Deuxièmement, nous examinerons les dispositions en cause de la Charte et la façon dont elles sont appliquées. Troisièmement, nous déterminerons s’il existe une distinction entre une vérification et une enquête sous le régime de la LIR et si les par. 231.1(1) et 231.2(1) peuvent être employés pour les besoins d’une enquête sur une infraction visée par l’art. 239. Après avoir répondu à cette question, nous formulerons un critère visant à établir dans quelles circonstances l’examen a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable. Enfin, nous examinerons les conséquences, au regard à la Charte, de la transformation d’une vérification en enquête criminelle.
A. Vue d’ensemble du contexte législatif
(1) La Loi de l’impôt sur le revenu
47 Notre Cour s’est prononcée abondamment sur le régime législatif établi par la LIR. Bien qu’il ne soit pas nécessaire dans le présent pourvoi de procéder à un examen détaillé de la jurisprudence touchant la LIR, nous commencerons notre analyse par un bref examen de certains aspects importants du régime fiscal canadien et de son processus d’application afin de situer les dispositions législatives en cause dans leur juste contexte.
48 Les gouvernements ont indiscutablement besoin de revenus pour financer leurs activités et la mise en œuvre des programmes sociaux. À l’heure actuelle, la perception de l’impôt fédéral sur le revenu — mesure établie initialement à cet échelon au cours de la Première Guerre mondiale par la Loi taxant les Profits d’affaires pour la guerre, 1916, S.C. 1916, ch. 11, et par la Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917, S.C. 1917, ch. 28, et perçue comme provisoire — constitue non seulement une source fondamentale de revenus fédéraux, mais aussi une source fondamentale de revenus pour un grand nombre de gouvernements provinciaux (voir Del Zotto c. Canada, [1997] 3 C.F. 40 (C.A.), par. 19, le juge Strayer, dont les motifs dissidents ont été confirmés par notre Cour à l’unanimité : [1999] 1 R.C.S. 3). Dans cet ordre d’idées, du fait que la LIR contrôle la façon dont l’impôt fédéral est calculé et perçu, notre Cour a reconnu que cette loi est « essentiellement une mesure de réglementation » : R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627, p. 641, le juge Wilson. (Voir aussi à la p. 650 les motifs concordants du juge La Forest qui affirme que la LIR est « essentiellement de nature administrative »; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 506, le juge La Forest; Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338, p. 354, le juge Cory; 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339, p. 378, le juge Cory; R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, par. 46, le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci.) La LIR est à la fois détaillée et complexe.
49 Toute personne résidant au Canada au cours d’une année d’imposition donnée est tenue de payer un impôt sur son revenu imposable, calculé selon les règles prescrites par la Loi (LIR, art. 2; Smerchanski c. M.R.N., [1977] 2 R.C.S. 23, p. 32, le juge en chef Laskin). Le processus de perception des impôts repose principalement sur l’autocotisation et l’autodéclaration : tous les contribuables sont tenus d’estimer le montant de leur impôt annuel payable (art. 151) et d’en informer l’ADRC dans la déclaration de revenu qu’ils sont tenus de produire (par. 150(1)). (Voir aussi à ce sujet l’arrêt McKinlay Transport, précité, p. 636 et 648; V. Krishna, The Fundamentals of Canadian Income Tax (6e éd. 2000), p. 22.) Dès qu’il reçoit la déclaration de revenu d’un contribuable, le ministre l’examine « avec diligence », fixe le montant de l’impôt à payer ou celui du remboursement et envoie au contribuable un avis de cotisation à cet effet (par. 152(1) et (2)). Sous réserve de certaines restrictions, le ministre peut par la suite établir une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt du contribuable pour une année d’imposition (par. 152(4)).
50 Bien que l’observation volontaire de la loi et l’autocotisation constituent les éléments essentiels du régime réglementaire de la LIR, le système fiscal est doté de [traduction] « mécanismes de persuasion visant à inciter les contribuables à déclarer leurs revenus » : Krishna, op. cit., p. 767. À cet égard, Krishna affirme à la p. 772 que [traduction] « le système est “volontaire” seulement en ce sens que le contribuable doit produire une déclaration de revenu sans que le ministre ne l’invite à le faire ». Par exemple, pour favoriser l’aspect d’autodéclaration du régime, l’art. 162 de la LIR établit des peines pécuniaires pour les personnes qui omettent de produire leur déclaration de revenu. De même, pour inciter le contribuable à faire preuve de minutie et d’exactitude dans le cadre de l’autocotisation, l’art. 163 de la Loi prévoit le même type de pénalités pour les personnes qui omettent de façon répétée de déclarer un montant à inclure, qui sont complices d’un faux énoncé ou d’une omission ou qui commettent une faute lourde à cet égard.
51 Il découle des caractéristiques fondamentales de l’autocotisation et de l’autodéclaration que le succès de l’application du régime fiscal repose avant tout sur la franchise du contribuable. Comme le juge Cory l’a affirmé dans l’arrêt Knox Contracting, précité, p. 350 : « Le système d’imposition dépend entièrement de l’intégrité du contribuable qui déclare et évalue son revenu. Pour que le système fonctionne, les déclarations doivent être remplies honnêtement ». Il n’est donc pas étonnant que la Loi tente de restreindre le risque qu’un contribuable essaie de « tirer profit du régime d’auto-déclaration pour tenter d’éviter de payer sa pleine part du fardeau fiscal en violant les règles énoncées dans la Loi » (McKinlay Transport, précité, p. 637). Toutefois, la nature du régime de perception de l’impôt crée un obstacle à cet égard :
Il est souvent impossible de dire, à première vue, si une déclaration a été préparée de façon irrégulière. Les contrôles ponctuels ou un système de vérification au hasard peuvent constituer le seul moyen de préserver l’intégrité du régime fiscal.
(McKinlay Transport, précité, p. 648)
Par conséquent, « le ministre du Revenu national doit disposer, dans la surveillance de ce régime de réglementation, de larges pouvoirs de vérification des déclarations des contribuables et d’examen de tous les documents qui peuvent être utiles pour préparer ces déclarations » (ibid.).
52 Les dispositions de la partie XV de la LIR confèrent au ministre des pouvoirs « [d’a]pplication et [d’e]xécution ». Elles imposent également aux contribuables des obligations réciproques : par exemple, pour le bon fonctionnement général du régime de déclaration et de vérification, le par. 230(1) de la LIR exige de tout contribuable qu’il tienne, pendant diverses périodes prescrites, des registres et des livres de comptes à son lieu d’affaires ou de résidence au Canada. Ces documents doivent être tenus « dans la forme et renferm[er] les renseignements qui permettent d’établir le montant des impôts payables en vertu de la [LIR], ou des impôts ou autres sommes qui auraient dû être déduites, retenues ou perçues ».
53 Les dispositions au cœur du présent pourvoi confèrent au ministre de vastes pouvoirs « pour l’application et l’exécution » de la LIR. Le paragraphe 231.1(1) confirme le pouvoir d’inspection établi dans la Loi modifiant la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu, S.C. 1944, ch. 43, art. 11. Aux termes de l’al. a), une personne autorisée par le ministre peut « inspecter, vérifier ou examiner » une vaste gamme de documents qui va au‑delà de ceux que la LIR oblige par ailleurs le contribuable à préparer et à conserver. L’alinéa c) prévoit qu’au cours de l’inspection, de la vérification ou de l’examen, la personne autorisée peut pénétrer dans un lieu qui n’est pas une maison d’habitation; par ailleurs, l’al. d) impose l’obligation corrélative à toute personne présente sur les lieux de fournir « toute l’aide raisonnable et de répondre à toutes les questions pertinentes à l’application et l’exécution de la présente loi ». (Le paragraphe 231.1(2) prévoit que l’on ne peut pénétrer dans une maison d’habitation sans la permission de l’occupant, à moins d’y être autorisé par un mandat décerné par un juge.)
54 Le pouvoir de demande péremptoire conféré par le par. 231.2(1) a des origines encore plus anciennes : il remonte à l’art. 8 de la Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917. Le ministre peut exercer ce pouvoir pour contraindre toute personne à produire des renseignements ou des documents, quels qu’ils soient. Encore une fois, l’étendue de ce pouvoir « va au‑delà des exigences strictes de la Loi en matière de dépôt et de tenue de documents » (McKinlay Transport, précité, p. 642, le juge Wilson).
55 L’efficacité d’un régime réglementaire dont l’existence même suffit à le faire observer exige non seulement la tenue d’enquêtes appropriées, mais aussi l’existence de sanctions efficaces : Thomson Newspapers, précité, p. 528; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, p. 250, le juge Cory; Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Potash, [1994] 2 R.C.S. 406, p. 421, le juge La Forest. Dans le contexte de la LIR, voir Hydro‑Québec, précité, par. 46, et Knox Contracting, précité, p. 355. À cette fin, le par. 238(1) prévoit que le non‑respect des exigences de production ou d’autres dispositions de la Loi — dont les par. 231.1(1) et 231.2(1) ainsi que les règles de conservation des documents imposées par le par. 230(1) — constitue une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. L’objet de l’art. 238 est fondamentalement pragmatique ou instrumental : la raison d’être de ces infractions « n’est pas de sanctionner une conduite criminelle mais d’imposer le respect de la Loi » (R. c. Grimwood, [1987] 2 R.C.S. 755, p. 756; McKinlay Transport, précité, p. 641; 143471 Canada, précité, p. 378).
56 Le paragraphe 239(1) crée plusieurs infractions additionnelles. Il vise quiconque fait des déclarations fausses ou trompeuses, détruit ou altère des documents, fait des documents faux ou trompeurs, élude volontairement le paiement d’un impôt ou conspire avec une personne pour accomplir des actes interdits. Selon le juge Cory dans l’arrêt Knox Contracting, précité, p. 349-350 : « Ceux qui éludent le paiement de l’impôt sur le revenu frustrent non seulement l’État de ce qu’ils lui doivent, mais ils augmentent inévitablement le fardeau des contribuables honnêtes ». C’est pourquoi les infractions prévues au par. 239(1) sont assorties de peines assez lourdes. Tout contrevenant peut, au choix du procureur général, être poursuivi par voie de procédure sommaire ou de mise en accusation (par. 239(2)).
57 Comme elle l’a fait dans le cas de l’infraction prévue à l’art. 238, notre Cour a reconnu l’importance de l’art. 239 dans le régime fiscal : voir les motifs du juge Strayer, adoptés par notre Cour, dans Del Zotto, précité, par. 23, dans lesquels il affirme que la règle énoncée à l’art. 239 est « conçue pour garantir le respect des exigences d’auto-déclaration de la Loi de l’impôt sur le revenu ». De plus, la présence de l’art. 239 dans la LIR ne modifie en rien le caractère réglementaire ou administratif des pouvoirs d’inspection et de demande péremptoire même si l’art. 239 « se rapport[e] à une conduite qui pourrait fort bien être découverte par [leur] exercice » (Thomson Newspapers, précité, p. 516, le juge La Forest. Voir aussi l’arrêt Comité paritaire, précité, p. 421). Comme je l’ai déjà mentionné, l’appelant a finalement été inculpé des infractions prévues aux al. 239(1)a) et d).
58 Ayant abordé l’ensemble du contexte législatif, nous examinerons maintenant plus particulièrement l’importante distinction qui existe entre les dispositions de nature réglementaire et les dispositions de nature criminelle.
(2) La distinction entre les dispositions de nature réglementaire et les dispositions de nature criminelle
59 Les parties ont eu un débat animé sur la contextualisation appropriée des infractions à la LIR pour fins d’analyse fondée sur la Charte. L’intimée définit la LIR comme une loi comportant [traduction] « un régime de réglementation intégré », ce qui implique qu’une personne accusée d’infractions sous le régime de la Loi bénéficie d’une protection bien ténue en vertu de la Charte. Par ailleurs, les appelants, tant en l’espèce que dans l’affaire connexe R. c. Ling, [2002] 3 R.C.S. 814, 2002 CSC 74, et la Criminal Lawyers’ Association (Ontario), intervenante, font valoir que la Loi est essentiellement une [traduction] « loi à double objet » et que les infractions prévues à l’art. 239 constituent [traduction] « du droit criminel sous sa forme la plus pure ». Suivant la thèse de l’appelant, M. Jarvis, il s’ensuit que dans le cas où il y a enquête sur une question d’évitement ou de fraude en matière fiscale, [traduction] « le contribuable doit bénéficier de la protection accordée par la Charte à tout Canadien soupçonné ou accusé d’un crime » (mémoire de l’appelant, par. 33). De toute évidence, les infractions prévues à l’art. 239 ne sont pas sans importance puisque cette disposition présente au moins les caractéristiques formelles de la législation criminelle, savoir des interdictions assorties de peines (voir Hydro‑Québec, précité, par. 35). Ces infractions peuvent faire l’objet de poursuites par voie de mise en accusation et entraîner un emprisonnement maximal de cinq ans advenant une déclaration de culpabilité. C’est à cause de ces facteurs que les sanctions pénales prévues à l’art. 239 sont, dans certains contextes, qualifiées de sanctions « criminelles ».
60 Toutefois, cela ne signifie pas que pour l’application de la Charte ces infractions sont « purement » de nature criminelle ou qu’elles constituent du droit criminel dans « sa forme la plus pure ». Les arrêts cités à l’appui de la qualification que privilégie l’appelant présentent un pertinence limitée. Le présent pourvoi ne touche pas certaines questions, dont celles de savoir si les infractions créées par la LIR sont constitutionnellement justifiables en vertu de la compétence fédérale en matière de droit criminel (Hydro‑Québec, précité), comment il faut qualifier les infractions prévues à l’art. 239 afin de déterminer la procédure d’appel applicable contre la délivrance d’un mandat de perquisition en application de l’art. 231.3 (Knox Contracting, précité) ou, enfin, si de fausses déclarations dans une déclaration de revenu constituent une « infraction criminelle » au sens de la loi provinciale, emportant la révocabilité du permis d’exercice de la profession d’expert‑comptable de la personne qui en est l’auteur. (Re Ramm, [1958] O.R. 98 (C.A.)). Quoi qu’il en soit, l’approche contextuelle à l’égard de l’application de la Charte ne se résume pas à un simple exercice de taxinomie.
61 Comme le juge La Forest l’a mentionné dans l’arrêt Wholesale Travel, précité, p. 209, « ce qui importe en fin de compte, ce ne sont pas les étiquettes (bien qu’elles soient sans doute utiles), mais les valeurs en jeu dans le contexte particulier ». À cet égard, la même loi peut, selon les circonstances, emporter des niveaux différents de protection sous le régime de la Charte. Comparer Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, avec Thomson Newspapers, précité : chacun de ces arrêts portait sur l’application de l’ancienne Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C‑23, qui, même si elle créait des infractions pénales, était reconnue dans l’ensemble comme comportant « un système de réglementation économique complexe » (voir General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641, p. 676, le juge en chef Dickson; Thomson Newspapers, précité; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 648-649). Dans l’arrêt Hunter c. Southam, les dispositions attaquées autorisaient l’entrée dans des lieux privés, de sorte que l’attente en matière de respect de la vie privée était plus grande que dans le cas de la disposition ordonnant la production de documents en cause dans l’arrêt Thomson Newspapers.
62 À ce point de vue, la LIR ne présente pas de considération différente. C’est ce qu’a reconnu le juge Wilson dans McKinlay Transport, précité, p. 649, où elle a laissé entendre que la LIR ferait entrer en jeu une plus grande protection en vertu de l’art. 8 si les agents du fisc devaient pénétrer dans la propriété d’un particulier pour y faire une fouille, une perquisition ou une saisie pour l’application de la Loi, plutôt que forcer la production de ces mêmes documents au moyen de demandes péremptoires (voir le par. 53 des présents motifs concernant le par. 231.1(2); voir aussi Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416, p. 443-444; Del Zotto, précité, par. 12-13, le juge Strayer, dissident). Bref, la LIR est une loi de nature réglementaire, mais le non‑respect de ses dispositions impératives peut dans certains cas donner lieu à des accusations criminelles. Au cours de la poursuite, le ministère public a comme adversaire le particulier dont il tente de prouver la culpabilité. Une déclaration de culpabilité peut donner lieu à des peines d’emprisonnement sévères. Une analyse contextuelle fondée sur la Charte ne saurait être convenablement réalisée, dans ces cas, sans l’attribution d’un certain poids à chacune des diverses considérations d’ordre réglementaire et pénal.
B. L’approche contextuelle à l’égard des droits garantis par la Charte
63 Il est maintenant solidement établi que la Charte doit être interprétée suivant une approche contextuelle. L’étendue d’un droit ou d’une liberté garanti par la Charte peut varier selon les circonstances : Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1355-1356, le juge Wilson; McKinlay Transport, précité, p. 644; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, p. 793, le juge L’Heureux-Dubé (dissidente); 143471 Canada, précité, p. 347 (le juge en chef Lamer) ainsi que p. 361- 362 (le juge La Forest, dissident); Comité paritaire, précité, p. 420, le juge La Forest.
64 Il est intéressant de noter, pour les besoins de notre analyse, que lorsque les art. 7 et 8 de la Charte sont en cause, les exigences de la justice fondamentale propres à l’art. 7 « ne sont pas immuables; elles varient selon le contexte dans lequel on les invoque » (R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 361, le juge La Forest) et que le contexte déterminera le degré de respect de la vie privée auquel une personne peut raisonnablement s’attendre en application de l’art. 8 (Thomson Newspapers, précité, p. 495-496, le juge Wilson, dissidente, et p. 506, le juge La Forest; McKinlay Transport, précité, p. 645 et 647; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1991] 3 R.C.S. 459, p. 478, le juge Cory; Baron, précité, p. 436, le juge Sopinka; British Columbia Securities Commission c. Branch, précité, par. 51, les juges Sopinka et Iacobucci).
65 Il vaut la peine de rappeler que l’appelant ne conteste pas la constitutionnalité des par. 231.1(1) et 231.2(1). Il plaide plutôt que l’admission en preuve, dans une poursuite pour fraude fiscale, de déclarations et documents que les agents de Revenu Canada ont obtenu par la contrainte au moyen de ces dispositions a porté atteinte aux droits que lui garantissent les art. 7 et 8 de la Charte. Il soutient donc que ces éléments de preuve doivent être écartés par application du par. 24(2) de la Charte. Dans l’arrêt McKinlay Transport, précité, notre Cour s’est demandé si la disposition qui a précédé l’art. 231.2, appliquée dans le cadre d’une vérification fiscale, contrevenait à l’art. 8 de la Charte. Selon le juge Wilson, même si la disposition en question autorisait une « saisie » visée par la Charte, elle était « la méthode la moins envahissante pour contrôler efficacement le respect de la Loi de l’impôt sur le revenu » (p. 649). Le juge Wilson a également précisé que le droit du contribuable au respect de sa vie privée à l’égard de documents dont la production peut être exigée est relativement faible et elle a conclu à la constitutionnalité de la disposition. Compte tenu de l’arrêt McKinlay Transport, l’appelant n’a pas soulevé la constitutionnalité des par. 231.1(1) et 231.2(1) lors du procès, mais il a plutôt invoqué le par. 24(2) de la Charte afin de [traduction] « priver le ministère public (pour les besoins de la poursuite) des fruits de sa tromperie » (mémoire de l’appelant, par. 45).
(1) L’article 7
66 L’article 7 de la Charte prévoit :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Lorsqu’il procède à une analyse fondée sur l’art. 7, le tribunal doit tout d’abord déterminer s’il y a atteinte réelle ou imminente à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ou à une combinaison de ces trois droits. Il doit ensuite identifier le ou les principes de justice fondamentale applicables et, enfin, déterminer si l’atteinte est portée en conformité avec ce ou ces principes.
67 L’appelant risquant l’emprisonnement en cas de déclaration de culpabilité, il est indubitable que son droit à la liberté garanti par l’art. 7 entre en jeu lorsqu’on dépose, à son procès sur des infractions prévues à l’art. 239, des renseignements obtenus par la contrainte dans l’exercice de pouvoirs légaux : Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 515, le juge Lamer (plus tard Juge en chef); Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123. Le principe de justice fondamentale applicable en l’espèce est celui interdisant l’auto‑incrimination, règle essentielle du système de justice criminelle au Canada, selon lequel un particulier ne doit pas être obligé par l’État de promouvoir une fin susceptible de causer sa propre défaite : R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451, par. 81, le juge Iacobucci. Notre Cour a clairement établi que le principe interdisant l’auto‑incrimination confère une teneur résiduelle à l’art. 7 : Thomson Newspapers, précité; R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555, p. 577, le juge en chef Lamer; R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229, p. 256, le juge en chef Lamer; S. (R.J.), précité; Branch, précité; R. c. Fitzpatrick, [1995] 4 R.C.S. 154; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417.
68 Toutefois, dans l’expression de ce principe, l’art. 7 n’établit pas une règle abstraite et absolue qui empêche l’utilisation de renseignements dans tous les contextes où leur production a été obtenue par la contrainte en vertu de la loi : Jones, précité, p. 257; S. (R.J.), précité, par. 96-100; Fitzpatrick, précité, par. 21 et 24; White, précité, par. 45. Le tribunal doit adopter une « approche pragmatique » en commençant par une analyse concrète et contextuelle de la situation pour déterminer si l’application du principe interdisant l’auto‑incrimination est déclenchée : Fitzpatrick, par. 25; White, par. 46. Cette analyse comporte nécessairement une pondération des principes. Pour déterminer quelles restrictions à la contraignabilité découlent du principe interdisant l’auto‑incrimination, il faut examiner le principe opposé de justice fondamentale, selon lequel le juge des faits devrait avoir accès aux éléments de preuve pertinents dans sa recherche de la vérité : S. (R.J.), par. 108, le juge Iacobucci. Ces intérêts opposés joueront souvent un rôle de premier plan dans un contexte de réglementation où les procédures contestées ont généralement été conçues (et sont utilisées) dans le cadre d’un régime administratif et dans l’intérêt du public : Fitzpatrick, par. 27. Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt White, par. 48 :
Dans certains cas, les facteurs tenant à l’importance de la recherche de la vérité l’emporteront sur les facteurs tenant à la protection de la personne contre la contrainte indue de l’État. C’est ce qui s’est produit par exemple dans Fitzpatrick, précité, où notre Cour a souligné l’absence relative de véritable contrainte de la part de l’État ainsi que la nécessité d’obtenir les déclarations en cause afin de préserver l’intégrité de tout un régime de réglementation. Dans d’autres cas, c’est l’inverse qui se produit, comme cela est arrivé, par exemple, dans Thomson Newspapers, S. (R.J.), et Branch, précités. Dans tous les cas, il faut analyser les faits en profondeur pour déterminer si le principe interdisant l’auto‑incrimination est vraiment soulevé par la production ou l’utilisation de la déclaration.
(2) L’article 8
69 L’article 8 de la Charte prévoit :
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
Pour que l’art. 8 reçoive application, il doit y avoir eu fouille, perquisition ou saisie. Il faut ensuite déterminer si la fouille, perquisition ou saisie était abusive. À l’instar du Quatrième amendement de la Constitution des États‑Unis, l’art. 8 protège une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée : Hunter c. Southam, précité, p. 159, le juge Dickson (plus tard Juge en chef). Cependant, ce qui est raisonnable est propre au contexte. Dans l’application de l’art. 8, « il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi » (id., p. 159-160).
70 Dans l’arrêt R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293, le juge Sopinka a dressé une liste de plusieurs facteurs qui détermineront les paramètres de la protection offerte par l’art. 8 en ce qui concerne les aspects informationnels de la vie privée :
L’examen de facteurs tels la nature des renseignements, celle des relations entre la partie divulguant les renseignements et la partie en réclamant la confidentialité, l’endroit où ils ont été recueillis, les conditions dans lesquelles ils ont été obtenus et la gravité du crime faisant l’objet de l’enquête, permet de pondérer les droits sociétaux à la protection de la dignité, de l’intégrité et de l’autonomie de la personne et l’application efficace de la loi.
71 L’approche propre au contexte à l’égard de l’art. 8 signifie inévitablement, comme le juge Wilson l’a fait remarquer dans l’arrêt Thomson Newspapers, précité, p. 495, que « vient [. . .] un moment où le droit de l’individu au respect de sa vie privée doit céder le pas à l’intérêt plus grand qu’a l’État à ce que soient communiqués des renseignements ou un document ». De toute évidence, si une personne n’a qu’une attente minimale pour ce qui est des aspects informationnels de sa vie privée, cela pourrait faire pencher la balance en faveur de l’intérêt de l’État : Plant, précité; Smith c. Canada (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 902, 2001 CSC 88.
72 Généralement, un particulier possède une attente réduite quant au respect de sa vie privée dans le cas de registres et documents qu’il produit dans le cours normal d’activités réglementées : voir par ex. Thomson Newspapers, précité, p. 507, le juge La Forest; 143471 Canada, précité, p. 378, le juge Cory; Comité paritaire, précité, p. 420-421; Fitzpatrick, précité, par. 49. Dans le contexte particulier du régime fiscal d’autocotisation et d’autodéclaration, le droit d’un contribuable à la protection de sa vie privée à l’égard des registres qui peuvent être utiles au dépôt de sa déclaration de revenu est relativement faible : McKinlay Transport, précité, p. 649-650.
C. Vérification et enquête
73 Comme je l’ai mentionné, les questions relatives à la Charte en l’espèce se rapportent à l’admission en preuve, dans une poursuite relative à l’art. 239, de documents et déclarations obtenus par la contrainte sous le régime des par. 231.1(1) et 231.2(1). Ce problème ne s’est pas présenté dans l’affaire McKinlay Transport, où les appelants avaient été inculpés sous le régime de l’art. 238 de ne pas avoir obtempéré à des demandes péremptoires, mais où il n’était pas allégué que ces demandes mêmes avaient été utilisées pour les besoins de l’enquête relative à une infraction. En résumé, notre Cour n’a pas encore eu à déterminer dans quelle mesure l’utilisation des par. 231.1(1) et 231.2(1) pour fins de constitution d’un dossier de poursuite porte atteinte aux droits constitutionnels du contribuable.
(1) Les prétentions des parties
74 Les prétentions des parties sur ce point sont diamétralement opposées. Les parties qui s’appuient sur la distinction décrivent les fonctions énumérées aux par. 231.1(1) et 231.2(1) comme des fonctions de « vérification », c.‑à‑d. des fonctions visant fondamentalement l’observation de la Loi et l’établissement d’une nouvelle cotisation, qui est une matière civile. L’appelant prétend que le ministère public ne peut plus se servir des « pouvoirs de vérification » conférés par les par. 231.1(1) et 231.2(1) à partir du moment où son objet prédominant consiste à enquêter sur une infraction prévue à l’art. 239. La Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et l’appelant dans l’affaire connexe, Ling, font valoir que les pouvoirs d’inspection et de demande péremptoire peuvent être utilisés en tout temps, mais qu’une personne accusée d’une infraction prévue à l’art. 239 doit bénéficier d’une immunité contre l’utilisation de la preuve et contre l’utilisation de la preuve dérivée relativement à tout renseignement qu’elle a été contrainte de fournir au cours du processus de vérification.
75 Par contre, l’intimée avance qu’il n’existe pas de distinction nette entre une vérification et une enquête. Elle rappelle que la LIR est un régime réglementaire intégré et soutient que tous les pouvoirs sont attribués à une seule personne, le ministre, auquel la Loi attribue une fonction qui ne change pas : le fait que le ministre délègue l’utilisation de ces pouvoirs à divers fonctionnaires de l’ADRC n’est pas pertinent, pas plus d’ailleurs que l’organigramme interne du ministère. Selon l’intimée, les pouvoirs prévus aux par. 231.1(1) et 231.2(1) peuvent être utilisés dans toutes les circonstances, sauf dans les deux cas suivants : premièrement, lorsque des accusations ont été portées en vertu de l’art. 239 et que le seul but de l’exercice de ces pouvoirs est de recueillir une preuve à charge et, deuxièmement, lorsque les poursuivants retardent délibérément le dépôt des accusations afin d’utiliser ces pouvoirs pour étayer leur preuve. L’intimée concède également que l’al. 231.1(1)d) n’autorise pas de questions relativement à l’état d’esprit, ou mens rea, requis pour faire la preuve des infractions à la LIR; dans cet alinéa, la définition de l’expression « questions pertinentes » ne va pas aussi loin et les réponses à de telles questions devraient être écartées par application du par. 24(2).
76 Les procureurs généraux de l’Ontario et du Québec, intervenants, appuient la position de l’intimée. En ce qui concerne l’utilisation appropriée des par. 231.1(1) et 231.2(1), le procureur général du Québec adopte une approche fondée sur un [traduction] « objet unique » semblable à celle que préconise l’intimée. Quant au procureur général de l’Ontario, il allègue qu’il n’existe pas d’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée dans le cas de renseignements incriminants recueillis conformément aux pouvoirs réglementaires; cependant, la doctrine de l’abus de procédure et l’art. 7 de la Charte pourraient s’appliquer dans des cas de conduite irrégulière, notamment [traduction] « lorsqu’il n’existe plus d’intérêt légitime à effectuer une vérification et que les vérificateurs sont devenus de simples agents d’application de la loi » (mémoire du procureur général de l’Ontario, par. 49).
(2) Notre point de vue
77 Notre analyse doit commencer par celle des termes de la Loi et par l’interprétation juste des par. 231.1(1) et 231.2(1). Il est facile de décrire la méthode d’interprétation des lois : il faut déterminer l’intention du législateur et, à cette fin, lire les termes de la loi dans leur contexte, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la loi (Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, art. 12; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87).
78 Comme ils le prévoient expressément, les par. 231.1(1) et 231.2(1) sont destinés à être utilisés « pour l’application et l’exécution » ou, en anglais, « for any purpose related to the administration or enforcement » de la LIR. Bien que ces expressions soient à première vue extrêmement générales, nous concluons en dernière analyse que, compte tenu de l’ensemble du contexte, elles n’incluent pas la poursuite des infractions prévues à l’art. 239.
79 Comme plusieurs des arrêts récents de notre Cour l’ont illustré, les termes employés dans les versions anglaise et française d’une loi fédérale font pareillement autorité et il faut les lire conjointement pour dégager l’interprétation qu’il convient de leur attribuer. En anglais, le sens du terme « administration » est clair. Par contre, le sens ordinaire du terme « enforcement » pourrait théoriquement comprendre à la fois l’évaluation d’une obligation fiscale et la poursuite des infractions (l’Oxford English Reference Dictionary (2e éd. 1996), définit le terme « enforce » comme [traduction] « le fait de contraindre à l’observation (notamment d’une loi) »). Quant à elle, la version française n’est pas d’un grand secours en l’espèce, car les termes « application » et « exécution » ont une portée aussi vaste l’un que l’autre. La question demeure donc de savoir si le terme « enforcement » figurant dans la LIR inclut la poursuite des infractions criminelles visées à l’art. 239.
80 Notre Cour a examiné l’étendue du pouvoir de demande péremptoire dans les arrêts Canadian Bank of Commerce c. Canada (Attorney General), [1962] R.C.S. 729, et James Richardson & Sons, Ltd. c. M.R.N., [1984] 1 R.C.S. 614. À la page 625 de l’arrêt Richardson, le juge Wilson conclut que cette disposition ne peut servir pour faire une « recherche à l’aveuglette » et que « le Ministre ne peut [y] recourir [. . .] pour obtenir des renseignements sur l’assujettissement à l’impôt d’une seule ou de plusieurs personnes déterminées que si leur assujettissement fait l’objet d’une enquête véritable est sérieuse ».
81 L’interprétation que l’intimée propose de l’expression « questions pertinentes » pour l’application de l’al. 231.1(1)d) laisse entendre que les termes « application et [. . .] exécution », tels qu’ils sont utilisés dans le contexte du par. 231.1(1), ne visent pas les enquêtes relatives aux infractions à la LIR. Il est aussi utile et, selon nous, encore plus révélateur, de comparer le libellé des par. 231.1(1) et 231.2(1) à celui du par. 231.3(1), qui prévoit un processus de requête ex parte en vue d’obtenir un mandat de perquisition permettant de chercher « des documents ou choses qui peuvent constituer des éléments de preuve de la perpétration d’une infraction à la présente loi » (je souligne). L’existence d’une procédure d’autorisation préalable lorsque l’on soupçonne qu’une infraction a été commise crée une forte inférence selon laquelle il n’est pas possible d’exercer les pouvoirs distincts d’inspection et de demande péremptoire pour mener une enquête criminelle.
82 En réponse à une question qui lui a été posée au cours de l’audition, le procureur de l’intimée a avancé que le pouvoir d’un juge de décerner un mandat en vertu du par. 231.3(1) constituait un pouvoir [traduction] « résiduel » en ce sens qu’il vise à écarter la possibilité qu’un contribuable, informé de la tenue d’une vérification à son sujet, détruise ses registres de façon à pouvoir être inculpé d’inobservation de la loi en application de l’art. 238, plutôt que de fraude fiscale sous le régime de l’art. 239; selon l’hypothèse avancée, la délivrance ex parte du mandat permettrait aux autorités d’agir avant que le contribuable soit même au courant de la vérification.
83 Nous ne pouvons retenir cet argument. Premièrement, nous pouvons difficilement imaginer pourquoi le législateur, s’il désirait réellement créer une telle mesure de protection pour fins d’évaluation de l’obligation fiscale, aurait établi trois conditions préalables aussi sévères à la délivrance d’un mandat de perquisition. En effet, le juge ne décerne le mandat de perquisition visé à l’art. 231.3 que s’il est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire ce qui suit : une infraction prévue par la LIR a été commise (al. 231.3(3)a)); des documents ou choses qui peuvent constituer des éléments de preuve de la perpétration de l’infraction seront vraisemblablement trouvés (al. 231.3(3)b)); l’endroit précisé dans la requête contient vraisemblablement de tels documents ou choses (al. 231.3(3)c)). De toute évidence, l’art. 231.3 vise les infractions à la Loi, et non les vérifications. Il s’ensuit que le mandat prévu par l’art. 231.3 s’applique généralement à des situations couvertes par le mandat de perquisition décerné en vertu de l’art. 487 du Code criminel (voir l’arrêt R. c. Multiform Manufacturing Co., [1990] 2 R.C.S. 624), voie qu’a effectivement privilégiée Revenu Canada en l’espèce pour recueillir des éléments de preuve relativement aux infractions. Selon un expert, l’ADRC a maintenant pour pratique de recourir habituellement à l’art. 487 du Code criminel plutôt qu’à l’art. 231.3 de la LIR : voir Krishna, op. cit., p. 810. Deuxièmement, et ceci nous semble peut-être plus fondamental, le législateur fédéral a criminalisé à l’al. 239(1)b) le fait de détruire des registres ou des livres de comptes; substituer une accusation visée à un alinéa du par. 239(1) par une autre constituerait une victoire à la Pyrrhus pour le contribuable sans foi ni loi.
84 Le contribuable et l’ADRC ont des intérêts opposés à l’étape de la vérification, mais lorsque l’ADRC exerce sa fonction d’enquête, ils se trouvent dans une relation de nature contradictoire plus traditionnelle en raison du droit à la liberté qui est alors en jeu. Dans les présents motifs, c’est ce dernier type de relation que nous appelons la relation de nature contradictoire. Il s’ensuit qu’il doit exister une certaine séparation entre les fonctions de vérification et d’enquête au sein de l’ADRC. Ayant statué sur ce point, il nous reste bien entendu à délimiter la frontière entre la vérification et l’enquête sous le régime de la LIR et à en examiner les conséquences juridiques. C’est ce que nous ferons maintenant.
D. La délimitation de la frontière entre une vérification et une enquête : la nature de l’examen
85 On a porté à notre attention une pléthore de décisions dans lesquelles les tribunaux ont tenté de tracer la ligne de démarcation entre une vérification et une enquête pour les besoins de l’impôt sur le revenu. Il n’existe pas de consensus sur cette question. Certains tribunaux ont affirmé que l’enquête commence au moment où il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu’il y a eu perpétration d’une infraction : voir R. c. Bjellebo, [1999] O.J. No. 965 (QL) (Div. gén.), par. 171; R. c. Pheasant, [2001] G.S.T.C. 8 (C.J. Ont.), par. 68; R. c. Chusid (2001), 57 O.R. (3d) 20 (C.S.J.), par. 61.
86 Dans certaines décisions, les tribunaux affirment que c’est l’existence de [traduction] « soupçons raisonnables » quant à la perpétration d’une infraction qui déclenche la transformation d’une vérification en enquête : R. c. Roberts, [1998] B.C.J. No. 3184 (QL) (C. prov.), par. 39-40; R. c. Dial Drug Stores Ltd. (2001), 52 O.R. (3d) 367 (C.J.), p. 387. Cependant, d’autres ont statué que le critère est celui de [traduction] « l’objet prédominant » : voir les décisions des tribunaux d’instance inférieure en l’espèce; Samson c. Canada, [1995] 3 C.F. 306 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1996] 1 R.C.S. ix (sub nom. Samson c. Addy); R. c. Yip (2000), 278 A.R. 124, 2000 ABQB 873, par. 34; R. c. Anderson (2001), 209 Sask. R. 117, 2001 SKQB 334, par. 36; R. c. Seaside Chevrolet Oldsmobile Ltd. (2002), 248 R.N.-B. (2e) 132, 2002 NBPC 5, par. 51. Un autre tribunal a expressément voulu appliquer le même critère pour enfin conclure que l’objet prédominant consiste toujours à mener une enquête lorsque [traduction] « l’examen des questions » sera confié à la Section des enquêtes spéciales : voir l’arrêt R. c. Warawa (1997), 208 A.R. 81 (B.R.), par. 11-12 et 134.
87 Dans l’affaire Norway Insulation, précitée, le juge LaForme a conclu à la p. 437, que le caractère réglementaire d’un examen [traduction] « avait changé au moment où les Enquêtes spéciales étaient intervenues et avaient dirigé le travail accompli par la suite ». Il a également souscrit à l’opinion du juge de première instance (motifs publiés à [1995] 2 C.T.C. 451 (C. Ont. (Div. prov.)) selon laquelle c’était au moment où le premier vérificateur avait formé l’opinion, erronée en dernière analyse, qu’il existait une [traduction] « preuve suffisante » de la perpétration d’une infraction que l’examen avait changé d’orientation. Enfin, dans l’affaire R. c. Coghlan, [1994] 1 C.T.C. 164 (C. Ont. (Div. prov.)), p. 172, le juge Ratushny a exprimé l’avis que c’est seulement lorsque [traduction] « Revenu Canada décide de porter des accusations criminelles » que commence l’enquête criminelle. Sinon, [traduction] « l’objet véritable des fouilles, perquisitions ou saisies est de vérifier la conformité avec la Loi de l’impôt sur le revenu, que Revenu Canada ait ou non alors des soupçons relativement à la perpétration d’une infraction criminelle » (ibid.). La décision Coghlan a été suivie dans Gorenko c. La Reine, [1997] R.J.Q. 2482 (C.S.), p. 2500 (conf. par [1999] J.Q. no 6268 (QL) (C.A.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. accordée, suivie d’un désistement : [2000] 2 R.C.S. ix).
88 À notre avis, lorsqu’un examen dans un cas particulier a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, les fonctionnaires de l’ADRC doivent renoncer à leur faculté d’utiliser les pouvoirs d’inspection et de demande péremptoire que leur confèrent les par. 231.1(1) et 231.2(1). Essentiellement, les fonctionnaires [traduction] « franchissent le Rubicon » lorsque l’examen crée la relation contradictoire entre le contribuable et l’État. Il n’existe pas de méthode claire pour décider si tel est le cas. Pour déterminer si l’objet prédominant d’un examen consiste à établir la responsabilité pénale du contribuable, il faut plutôt examiner l’ensemble des facteurs qui ont une incidence sur la nature de cet examen.
89 D’abord, la simple existence de motifs raisonnables de croire qu’il peut y avoir eu perpétration d’une infraction est insuffisante en soi pour conclure que l’objet prédominant d’un examen consiste à établir la responsabilité pénale du contribuable. Même lorsqu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner la perpétration d’une infraction, il ne sera pas toujours exact de dire que l’objet prédominant de l’examen est d’établir la responsabilité pénale du contribuable. À cet égard, les tribunaux doivent se garder d’imposer des entraves de nature procédurale aux fonctionnaires; il ne serait pas souhaitable de [traduction] « forcer la main des autorités réglementaires » en les privant de la possibilité de recourir à des peines administratives moindres chaque fois qu’il existe des motifs raisonnables de croire à l’existence d’une conduite plus coupable. Ce point a été exprimé clairement dans l’arrêt McKinlay Transport, précité, p. 648, où le juge Wilson affirme : « Le Ministre doit être capable d’exercer ces [larges] pouvoirs [de surveillance], qu’il ait ou non des motifs raisonnables de croire qu’un certain contribuable a violé la Loi ». Bien que l’existence de motifs raisonnables constitue en fait une condition nécessaire à la délivrance d’un mandat de perquisition pour mener une enquête criminelle (art. 231.3 de la LIR et 487 du Code criminel) et pourrait, dans certains cas, indiquer que les pouvoirs de vérification ont été utilisés à mauvais escient, cet élément ne suffit pas pour établir que l’ADRC mène une enquête de facto. Dans la plupart des cas, si l’on croit raisonnablement à la présence de tous les éléments d’une infraction, il est probable que le processus d’enquête sera enclenché.
90 On peut encore moins retenir comme critère le simple soupçon qu’une infraction a été commise. Au cours de sa vérification, le vérificateur peut soupçonner toutes sortes de conduites répréhensibles, mais on ne peut certainement pas affirmer qu’une enquête est enclenchée dès l’apparition d’un soupçon. Sur le fondement de quels éléments de preuve un enquêteur pourrait‑il obtenir un mandat de perquisition si un vague soupçon était suffisant pour bloquer le processus de vérification qui permet d’établir les faits? L’intérêt qu’a l’État à poursuivre ceux qui éludent volontairement le paiement d’un impôt revêt une grande importance, et nous devons nous garder de neutraliser la capacité de l’État d’enquêter et de recueillir des éléments de preuve de la perpétration de ces infractions.
91 L’autre extrême ne semble pas mieux convenir. Ce serait une fiction de dire que la relation de nature contradictoire ne prend naissance qu’au moment du dépôt des accusations. En toute logique, cela ne se produira qu’une fois que les enquêteurs croiront avoir obtenu la preuve de l’existence d’une conduite répréhensible. Puisque les infractions visées à l’art. 239 comportent un élément de culpabilité morale, il faut présumer que l’État disposera habituellement d’une preuve que l’accusé avait la mens rea requise avant de déposer une dénonciation ou de présenter un acte d’accusation. La collecte active de ces éléments de preuve indique que la relation de nature contradictoire a pris naissance puisqu’il s’agit là d’un aspect non pertinent pour l’évaluation de l’obligation fiscale. Par ailleurs, bien qu’il existe des mécanismes de contrôle judiciaire de l’exercice non autorisé d’un pouvoir (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; Babcock c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 3, 2002 CSC 57, par. 25), nous sommes d’avis que permettre aux fonctionnaires de l’ADRC d’avoir recours à l’application des par. 231.1(1) et 231.2(1) jusqu’au dépôt des accusations pourrait favoriser la mauvaise foi chez les poursuivants. Il est tout à fait concevable qu’il puisse survenir des situations où le dépôt des accusations sera retardé afin de contraindre le contribuable à fournir des éléments de preuve contre lui‑même pour les besoins d’une poursuite sous le régime de l’art. 239. Bien que l’intimée ait soutenu que les tribunaux pourraient remédier à de telles situations, nous estimons préférable de les éviter plutôt que d’y remédier. C’est pourquoi le critère applicable est celui exposé précédemment.
92 Le fait que le dossier a été ou non transmis à la section des enquêtes constitue un autre facteur à prendre en compte pour déterminer s’il existe une relation de nature contradictoire. Encore une fois, ce facteur n’est pas déterminant en soi. Même lorsqu’un vérificateur recommande que les enquêteurs examinent un dossier, il se peut qu’aucune enquête criminelle ne soit engagée, car il est toujours possible que le dossier soit retourné à la vérification. Cependant, si un vérificateur est d’avis qu’un dossier devrait être envoyé aux enquêteurs, le tribunal doit examiner très attentivement ce qui se passe ensuite. Si le dossier est retourné à la vérification, les enquêteurs ont-ils réellement décidé de ne pas examiner le dossier et l’ont-ils retourné aux vérificateurs pour que ceux‑ci terminent la vérification? L’ont-ils plutôt retourné pour des raisons de commodité afin que le vérificateur puisse utiliser les par. 231.1(1) et 231.2(1) pour obtenir des éléments de preuve pour les besoins d’une poursuite (comme le tribunal l’a constaté dans l’affaire Norway Insulation, précitée)?
93 Rappelons que, pour déterminer à quel moment la relation entre l’État et le particulier est effectivement devenue une relation de nature contradictoire, il faut tenir compte du contexte, en examinant tous les facteurs pertinents. À notre avis, la liste suivante de facteurs sera utile pour déterminer si un examen a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable. À l’exception de la décision claire de procéder à une enquête criminelle, aucun facteur n’est nécessairement déterminant en soi. Les tribunaux doivent plutôt apprécier l’ensemble des circonstances et déterminer si l’examen ou la question en cause crée une relation de nature contradictoire entre l’État et le particulier.
94 À cet égard, le juge de première instance examinera tous les facteurs, y compris les suivants :
a) Les autorités avaient‑elles des motifs raisonnables de porter des accusations? Semble‑t‑il, au vu du dossier, que l’on aurait pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle?
b) L’ensemble de la conduite des autorités donnait‑elle à croire que celles‑ci procédaient à une enquête criminelle?
c) Le vérificateur avait‑il transféré son dossier et ses documents aux enquêteurs?
d) La conduite du vérificateur donnait‑elle à croire qu’il agissait en fait comme un mandataire des enquêteurs?
e) Semble‑t‑il que les enquêteurs aient eu l’intention d’utiliser le vérificateur comme leur mandataire pour recueillir des éléments de preuve?
f) La preuve recherchée est‑elle pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable ou, au contraire, uniquement quant à sa responsabilité pénale, comme dans le cas de la preuve de la mens rea?
g) Existe‑t‑il d’autres circonstances ou facteurs susceptibles d’amener le juge de première instance à conclure que la vérification de la conformité à la loi était en réalité devenue une enquête criminelle?
Il faut aussi souligner que le présent pourvoi concerne l’ADRC. Il se pourrait toutefois que d’autres ministères ou organismes gouvernementaux fédéraux ou provinciaux aient des structures organisationnelles différentes. Il pourrait alors être nécessaire, pour cette raison, d’appliquer certains facteurs, dont les facteurs qui précèdent, en tenant compte de leur contexte particulier.
E. Conséquences sur l’application de la Charte
95 En ce qui concerne l’application de l’art. 8 de la Charte, l’arrêt McKinlay Transport, précité, établit clairement que le droit au respect de la vie privée du contribuable est très restreint en ce qui concerne les documents et registres qu’il doit tenir conformément à la LIR et produire au cours d’une vérification. En outre, lorsque le vérificateur a examiné ou exigé un document en vertu des par. 231.1(1) et 231.2(1), on ne peut véritablement prétendre que le contribuable s’attendait raisonnablement à ce que le vérificateur en préserve la confidentialité. Comme le juge en chef Laskin l’a affirmé dans l’arrêt Smerchanski, précité, p. 32, il est bien établi qu’« [a]ucune déclaration d’impôt n’échappe à la menace de poursuites en cas de déclaration frauduleuse délibérée ». Il s’ensuit donc que rien n’empêche les vérificateurs de transmettre leurs dossiers, qui renferment des documents de vérification validement obtenus, aux enquêteurs. Ainsi, aucun principe d’immunité contre l’utilisation n’empêche les enquêteurs, dans l’exercice de leur fonction d’enquête, d’utiliser des éléments de preuve obtenus dans l’exercice régulier de la fonction de vérification de l’ADRC. En ce qui concerne les renseignements validement obtenus au cours d’une vérification, il n’existe pas non plus de principe d’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée qui exigerait du juge de première instance qu’il applique le critère « n’eût été » formulé dans S. (R.J.), précité. Lorsque des renseignements validement contenus dans le dossier du vérificateur révèlent un élément de preuve particulier, les enquêteurs peuvent l’utiliser.
96 Par contre, en ce qui concerne l’application de l’art. 7 de la Charte, lorsqu’un examen ou une question a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, « toute la panoplie » des droits garantis par la Charte entrent en jeu pour le protéger. Il en résulte certaines conséquences. Premièrement, le contribuable ne peut être contraint de faire aucune nouvelle déclaration sous le régime de l’al. 231.1(1)d) pour faire progresser l’enquête criminelle. De même, aucun document écrit ne peut être inspecté ni examiné, sauf sur obtention d’un mandat judiciaire sous le régime des art. 231.3 de la LIR ou 487 du Code criminel, et ni le contribuable, ni les tiers ne peuvent être contraints à produire des documents pour les besoins de l’enquête criminelle. Les fonctionnaires de l’ADRC qui procèdent à un examen ayant pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable ne peuvent exercer les pouvoirs de contrainte conférés par les par. 231.1(1) et 231.2(1).
97 Le critère de l’objet prédominant n’empêche pas l’ADRC de mener parallèlement une enquête criminelle et une vérification administrative. Le fait que l’ADRC enquête sur la responsabilité pénale d’un contribuable n’écarte pas la possibilité que soit menée simultanément une enquête dont l’objet prédominant consiste à évaluer l’obligation fiscale du même contribuable. Toutefois, si une enquête sur la responsabilité pénale est engagée postérieurement, les enquêteurs peuvent utiliser les renseignements obtenus conformément aux pouvoirs de vérification avant le début de l’enquête criminelle, mais non les renseignements obtenus conformément à ces pouvoirs après le début de l’enquête sur la responsabilité pénale. Cela vaut tout autant lorsque les enquêtes touchant la responsabilité pénale et l’obligation fiscale visent la même période d’imposition. Tant que l’enquête parallèle a effectivement pour objet prédominant d’évaluer l’obligation fiscale du contribuable, les vérificateurs peuvent continuer d’avoir recours aux par. 231.1(1) et 231.2(1). Il pourrait bien survenir des circonstances dans lesquelles les fonctionnaires de l’ARDC qui évaluent l’obligation fiscale du contribuable voudront l’informer qu’une enquête criminelle est également en cours et qu’il n’est pas tenu de se soumettre aux pouvoirs de contrainte prévus par les par. 231.1(1) et 231.2(1) pour les besoins de l’enquête criminelle. Par contre, les autorités pourraient décider d’avoir recours à la procédure de délivrance d’un mandat de perquisition prévue aux art. 231.3 de la LIR ou 487 du Code criminel pour avoir accès aux documents nécessaires à l’enquête criminelle. En d’autres termes, les pouvoirs de contrainte conférés par les par. 231.1(1) et 231.2(1) ne peuvent être exercés pour obtenir des déclarations verbales ou la production de documents écrits dans le but de faire progresser une enquête criminelle.
98 En bref, dès qu’un examen ou une question a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, il faut utiliser les techniques d’enquête criminelle. À titre corollaire, toutes les garanties prévues par la Charte, pertinentes dans le contexte criminel, s’appliquent obligatoirement.
F. Résumé
99 Voici, en résumé, les points qui se dégagent :
1. Bien que la LIR soit une loi de nature réglementaire, il est possible d’établir une distinction entre les pouvoirs de vérification et les pouvoirs d’enquête conférés au ministre.
2. Dans le cas où il est évident, à la lumière de toutes les circonstances pertinentes, que les fonctionnaires de l’ADRC ne procèdent plus à la vérification de l’obligation fiscale, mais essaient d’établir la responsabilité pénale du contribuable sous le régime de l’art. 239, il existe une relation de nature contradictoire entre l’État et le particulier. En conséquence, les protections garanties par la Charte s’appliquent.
3. Dans ce cas, les enquêteurs doivent donner une mise en garde appropriée au contribuable. Les pouvoirs de contrainte visés aux par. 231.1(1) et 231.2(1) ne peuvent plus être utilisés et il faut obtenir la délivrance de mandats de perquisition pour poursuivre l’enquête.
VI. Application aux faits de l’affaire Jarvis
100 La question de savoir si un examen constitue une vérification ou une enquête est une question mixte de fait et de droit. Elle commande l’examen des faits au regard d’un critère juridique comportant de multiples facteurs (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, par. 35); en conséquence, la décision du juge Fradsham n’est pas à l’abri d’un examen en appel.
101 À notre avis, bien que la conduite de Mme Goy‑Edwards envers l’appelant et son comptable ne soit pas digne d’éloges, et semble avoir été parfois trompeuse, nous ne croyons pas que le dossier permet de conclure qu’elle a obtenu des renseignements au moyen des par. 231.1(1) et 231.2(1) dans le cadre d’un examen dont l’objet prédominant était d’établir la responsabilité pénale de M. Jarvis. Certes, Mme Goy‑Edwards a induit l’appelant et son comptable en erreur à plusieurs reprises quant à l’état du dossier, mais elle n’a pas eu recours à des tactiques trompeuses afin d’obtenir des renseignements au moyen des par. 231.1(1) et 231.2(1) dans le but de faire progresser une enquête sur la responsabilité pénale du contribuable. En outre, il semble que les communications entre Mme Goy‑Edwards et Mme Chang aient été très limitées à partir du moment où le dossier a été transféré aux Enquêtes spéciales le 4 mai 1994. Bref, Mme Goy‑Edwards aurait certainement dû dire la vérité lorsqu’on lui a posé des questions sur l’état du dossier de l’appelant, mais rien ne prouve qu’elle ait cherché à utiliser ses pouvoirs de vérification pour obtenir des renseignements aux fins d’une poursuite.
102 À notre avis, il n’était pas irrégulier pour Mme Goy‑Edwards de se faire accompagner par son superviseur à la rencontre du 11 avril afin d’obtenir une [traduction] « deuxième opinion » quant à savoir si le dossier devait être acheminé à la section des enquêtes. La vérificatrice n’aurait pas dû demander à l’appelant si la présence d’un « adjoint » l’incommodait, alors que cette personne était en réalité son superviseur; cependant, cela ne change rien au fait que c’est la vérificatrice qui a décidé d’acheminer le dossier aux Enquêtes spéciales. Dans la mesure où il n’y a pas eu cristallisation de la relation de nature contradictoire, à notre avis, il n’y avait rien de mal à ce que la vérificatrice obtienne conseil d’une autre personne avant de remplir les documents de transfert du dossier.
103 Au vu du dossier, la rencontre du 11 avril a révélé très peu de nouveaux renseignements. Madame Goy‑Edwards cherchait une confirmation de ses soupçons quant à la possibilité qu’une fraude fiscale ait été commise, mais le but qu’elle visait alors était de déterminer si le dossier devait être renvoyé. Rien n’indique qu’elle cherchait à obtenir des renseignements qui seraient utilisés dans une poursuite éventuelle, ce que confirment les conclusions de la Cour du Banc de la Reine et de la Cour d’appel : la majorité des documents invoqués à l’appui de la Dénonciation en vue d’obtenir un mandat de perquisition étaient déjà en possession de Revenu Canada. À cet égard, comme nous l’avons déjà précisé, il est évident que l’on peut continuer d’avoir recours aux pouvoirs de vérification, même après le commencement d’une enquête, quoique les résultats de cette vérification ne puissent pas servir pour les besoins de l’enquête ou de la poursuite.
104 Sur le fondement des faits en l’espèce, nous concluons que la rencontre du 11 avril ne constituait pas une enquête sur la responsabilité pénale de M. Jarvis sous le régime de l’art. 239 de la LIR. Il s’ensuit qu’aucun renseignement, à l’exception des paragraphes que le juge du procès a retranchés de la dénonciation à cause des erreurs qu’ils comportaient, n’aurait dû être omis de la requête visant l’obtention du mandat de perquisition, et que ce mandat a donc été validement décerné. Compte tenu des facteurs pertinents examinés précédemment, nous ne partageons pas l’opinion des tribunaux d’instance inférieure et sommes d’avis qu’aucune enquête sur la responsabilité pénale n’était en cours avant le 4 mai 1994, au moment où Mme Goy‑Edwards a rempli le formulaire T134 et a renvoyé le dossier aux Enquêtes spéciales. Au vu de la preuve, dès qu’elle a reçu le dossier, Mme Chang s’est efforcée de déterminer s’il existait des motifs raisonnables d’obtenir un mandat de perquisition et elle a conclu peu après à l’existence de tels motifs.
105 Les perquisitions effectuées à la résidence de l’appelant, à la résidence de son comptable et au bureau de Revenu Canada à Calgary ont donc été effectuées conformément à un mandat valide. Les éléments de preuve alors obtenus devraient être admissibles au cours d’un nouveau procès, le cas échéant. Cependant, nous tenons à souligner que certains renseignements bancaires ont été obtenus au début de 1995 à la suite de demandes péremptoires présentées sous le régime du par. 231.2(1). Selon l’analyse qui précède, cette façon de faire a porté atteinte aux droits garantis à l’appelant par l’art. 7 puisque l’enquête était alors bien en cours. L’intimée n’a pas soutenu que le juge du procès avait commis une erreur dans l’application du par. 24(2) de la Charte, et nous sommes donc d’avis d’ordonner que les registres bancaires soient exclus de toute procédure criminelle ultérieure engagée contre l’appelant.
VII. Dispositif
106 En conséquence, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer le jugement de la Cour d’appel de l’Alberta et l’ordonnance de nouveau procès.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Macleod Dixon, Calgary.
Procureur de l’intimée : Le ministère de la Justice, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le ministère du Procureur général, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.
Procureur de l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Scott K. Fenton, Toronto.