R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442, 2001 CSC 76
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Clayton George Mentuck Intimé
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général de l’Ontario,
le procureur général de la Colombie-Britannique,
Winnipeg Free Press,
Brandon Sun et
l’Association canadienne des journaux Intervenants
Répertorié : R. c. Mentuck
Référence neutre : 2001 CSC 76.
No du greffe : 27738.
2001 : 18 juin; 2001 : 15 novembre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour du banc de la reine du manitoba
POURVOI contre un jugement de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba (2000), 143 Man. R. (2d) 275, 73 C.R.R. (2d) 52, [2000] M.J. No. 69 (QL). Pourvoi rejeté.
Heather Leonoff, c.r., et Darrin R. Davis, pour l’appelante.
Timothy J. Killeen et Wendy A. Stewart, pour l’intimé.
Cheryl J. Tobias et Malcolm G. Palmer, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Argumentation écrite seulement par Christopher Webb, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
John M. Gordon, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
Jonathan B. Kroft et Brent C. Ross, pour les intervenants Winnipeg Free Press et Brandon Sun.
Paul B. Schabas et Tony S. K. Wong, pour l’intervenante l’Association canadienne des journaux.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Iacobucci —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi soulève deux questions. Premièrement, nous devons décider dans quels cas la Cour a compétence aux termes du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, pour entendre le pourvoi formé directement contre l’ordonnance de non‑publication rendue par le tribunal de première instance. Deuxièmement, nous devons décider s’il aurait fallu que ce dernier rende une ordonnance interdisant la publication des détails des pratiques utilisées par la police en l’espèce. Tout comme le pourvoi R. c. O.N.E., [2001] 3 R.C.S. 478, 2001 CSC 77, entendu en même temps, la présente affaire soulève des questions importantes au sujet du droit à la publicité des procédures dans les procès. Nous devons ici pondérer l’intérêt du public à ce que les services de police soient efficaces et l’intérêt fondamental de la société à ce que le public puisse surveiller la police, ainsi que le droit de l’accusé à un « procès public et équitable ».
2 Je conclus que la Cour a compétence pour entendre le présent pourvoi et les autres pourvois formés directement contre des ordonnances de non‑publication, mais uniquement dans les cas où il n’existe aucune autre voie d’appel. Je suis également d’avis qu’il n’y avait pas lieu de rendre une ordonnance d’interdiction totale de publication en l’espèce. C’est à bon droit que le juge du procès n’a pas ordonné l’interdiction de divulguer la nature des pratiques policières. Les opérations secrètes de la police ne seraient guère plus efficaces et, de toute manière, les effets préjudiciables de l’interdiction sur les droits que garantissent les al. 2b) et 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés dépassent l’avantage de l’interdiction elle‑même. Il convenait toutefois d’ordonner l’interdiction de publier le nom et l’identité des policiers en cause pour un an. Par conséquent, l’ordonnance de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba est confirmée et le présent pourvoi est rejeté.
II. Les faits
3 Le 13 juillet 1996, Amanda Cook, âgée de 14 ans, disparaît de la foire de Rossburn. On découvre son corps le 17 juillet 1996, dans le buisson près du champ de foire. Le corps est partiellement vêtu et un examen révèle qu’elle a été frappée à mort avec une pierre. Le 11 mars 1997, l’intimé est accusé de meurtre au deuxième degré pour la mort d’Amanda Cook. À son premier procès, en mars 1998, le juge ordonne l’arrêt des procédures après avoir jugé inadmissibles des éléments de preuve cruciaux.
4 À la suite du premier procès, l’intimé fait l’objet d’une opération secrète de la Gendarmerie royale du Canada, ayant comme nom de code Operation Decisive. L’opération secrète correspond à un modèle qu’utilise couramment la police canadienne. Des policiers banalisés invitent l’intimé à se joindre à un gang fictif. Ils lui demandent ensuite d’effectuer certaines tâches, soi-disant de plus en plus importantes. Il s’agit notamment de compter de grosses sommes d’argent et de livrer des colis. Les policiers lui demandent ensuite d’être franc au sujet de son rôle dans le meurtre d’Amanda Cook. Après qu’il a nié y être impliqué, ils lui font savoir que le « patron » du gang est en colère contre la personne qui l’a recruté parce qu’il est un menteur. Ils l’incitent de nouveau à parler franchement du meurtre, lui affirmant que le gang s’arrangerait pour qu’une personne se mourant du cancer avoue le crime et qu’il l’aiderait ensuite à poursuivre le gouvernement pour emprisonnement illégal.
5 En raison de la preuve recueillie au cours de cette opération, la mise en accusation est rétablie le 28 janvier 1999. Le second procès commence le 24 janvier 2000 devant un juge et un jury. Lors des exposés préliminaires, l’avocat du ministère public fait référence à bon nombre des renseignements dont on veut maintenant interdire la publication et les intervenants, la Winnipeg Free Press et le Brandon Sun, en ont rapporté la plupart.
6 Au procès, le ministère public présente au juge une requête visant l’interdiction de publier certains faits qui allaient être présentés en preuve. La requête sollicite l’interdiction de publier :
[traduction]
a) le nom et l’identité des policiers banalisés ayant participé à l’enquête sur l’accusé, notamment leur apparence, leur tenue vestimentaire et leur description;
b) les conversations des agents banalisés lors de l’enquête sur l’accusé qui révèlent les éléments mentionnés aux alinéas a) et c);
c) les scénarios particuliers de l’opération secrète utilisés dans le cadre de l’enquête. . .
Dans les présents motifs, l’interdiction mentionnée à l’alinéa a) signifie « l’interdiction de publier l’identité » et celle mentionnée aux alinéas b) et c), « l’interdiction de publier les méthodes d’enquête ».
7 L’intimé s’oppose à la demande d’interdiction de publication. Les intervenants, le Winnipeg Free Press et le Brandon Sun, reçoivent l’autorisation d’intervenir dans la requête initiale. Le 2 février 2000, le juge du procès refuse d’ordonner l’interdiction de publier les méthodes d’enquête. Il accorde toutefois pour un an l’interdiction de publier l’identité. Dans l’attente de l’issue du présent pourvoi, j’ai ordonné la suspension de l’exécution de la décision du juge du procès, le 7 février 2000, et j’ai rendu une ordonnance accordant l’interdiction totale de publication ainsi qu’une ordonnance de mise sous scellés des affidavits déposés auprès du juge du procès. J’ai également ordonné que la demande d’autorisation de pourvoi soit traitée en priorité, et l’autorisation a été accordée le 25 mai 2000. Le 18 février 2000, le juge du procès ordonne la nullité du procès en raison d’un désaccord du jury. Un troisième procès commence le 11 septembre 2000 devant un juge seul. Ce dernier acquitte l’intimé du meurtre d’Amanda Cook, le 29 septembre 2000.
III. Les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes
8 Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46
676. (1) Le procureur général ou un avocat ayant reçu de lui des instructions à cette fin peut introduire un recours devant la cour d’appel :
a) contre un jugement ou verdict d’acquittement d’un tribunal de première instance à l’égard de procédures sur acte d’accusation pour tout motif d’appel qui comporte une question de droit seulement;
b) contre une ordonnance d’une cour supérieure de juridiction criminelle qui annule un acte d’accusation ou refuse ou omet d’exercer sa compétence à l’égard d’un acte d’accusation;
c) contre une ordonnance d’un tribunal de première instance qui arrête les procédures sur un acte d’accusation ou annule un acte d’accusation;
d) avec l’autorisation de la cour d’appel ou de l’un de ses juges, contre la peine prononcée par un tribunal de première instance à l’égard de procédures par acte d’accusation, à moins que cette peine ne soit de celles que fixe la loi.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26
40. (1) Sous réserve du paragraphe (3), il peut être interjeté appel devant la Cour de tout jugement, définitif ou autre, rendu par la Cour d’appel fédérale ou par le plus haut tribunal de dernier ressort habilité, dans une province, à juger l’affaire en question, ou par l’un des juges de ces juridictions inférieures, que l’autorisation d’en appeler à la Cour ait ou non été refusée par une autre juridiction, lorsque la Cour estime, compte tenu de l’importance de l’affaire pour le public, ou de l’importance des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait qu’elle comporte, ou de sa nature ou importance à tout égard, qu’elle devrait en être saisie et lorsqu’elle accorde en conséquence l’autorisation d’en appeler.
. . .
(3) Le présent article ne permet pas d’en appeler devant la Cour d’un jugement prononçant un acquittement ou une déclaration de culpabilité ou annulant ou confirmant l’une ou l’autre de ces décisions dans le cas d’un acte criminel ou, sauf s’il s’agit d’une question de droit ou de compétence, d’une infraction autre qu’un acte criminel.
Charte canadienne des droits et libertés
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
. . .
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
11. Tout inculpé a le droit :
. . .
d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;
IV. Le jugement de cour d’instance inférieure
Cour du Banc de la Reine du Manitoba (2000), 143 Man. R. (2d) 275
9 Le juge Menzies refuse pour la plus grande part la demande d’interdiction de publication du ministère public. Il examine l’arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et rejette l’argument du ministère public selon lequel le critère relatif à l’interdiction de publication énoncé dans cet arrêt s’applique uniquement aux requêtes de l’accusé visant à protéger son droit à un procès équitable (p. 277). Il est plutôt d’avis que, lorsqu’on applique Dagenais, il faut tenir compte à la fois du droit à la liberté d’expression et du droit à un procès équitable.
10 Se fondant sur Société Radio-Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 72, le juge Menzies souligne qu’il incombe au ministère public, en tant que partie sollicitant l’interdiction de publication, de faire la preuve de la nécessité de cette interdiction. Le ministère public présente des éléments de preuve indiquant que les policiers ayant participé à cette opération continuent à participer à des opérations secrètes, que l’identité des policiers sur le terrain serait compromise si leurs techniques d’enquête secrète étaient connues du public et que l’efficacité générale de ces types d’opérations secrètes serait aussi mise en péril (p. 278-279). Le juge Menzies écarte ces préoccupations, concluant que le droit de l’accusé à un procès équitable et le droit à la liberté de la presse sont tous deux protégés par la Charte, tandis que [traduction] « [l]e droit de la police de continuer à utiliser des techniques d’enquête au nom de la bonne administration de la justice n’entraîne pas l’application d’une garantie constitutionnelle » (p. 279).
11 Il refuse donc d’ordonner l’interdiction de publication demandée quant aux méthodes d’enquête employées par la police, préférant plutôt que les techniques policières soient assujetties à la [traduction] « lumière pénétrante de l’examen public » (p. 279). Cependant, le juge Menzies ordonne pour un an une interdiction de publication de l’identité (p. 280).
V. Les questions en litige
12 1. Notre Cour a‑t‑elle compétence aux termes de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême pour entendre le présent pourvoi?
2. Quelle portée convient-il de donner à l’interdiction de publication en l’espèce?
VI. Analyse
A. La compétence
13 Dans deux arrêts récents, Dagenais, précité, et R. c. Adams, [1995] 4 R.C.S. 707, la Cour a examiné des questions relatives à sa compétence en matière de pourvois formés contre des interdictions de publication émanant du tribunal de première instance. Dans Adams, le juge du procès a accordé l’interdiction de publier le nom de la plaignante dans une affaire d’agression sexuelle. Après avoir acquitté l’accusé, il a ordonné la levée de l’interdiction de publication. Le ministère public a prétendu que l’interdiction n’aurait pas dû être levée. À une audience subséquente, le juge du procès confirme sa décision de révoquer l’interdiction. Le ministère public n’était pas autorisé à introduire un recours devant la Cour d’appel en raison des restrictions du par. 676(1) du Code criminel, qui ne permet au ministère public d’interjeter appel que dans certains cas. Puisque l’ordonnance en cause avait été rendue après l’acquittement de l’accusé et qu’aucune question de droit seulement n’avait été soulevée, le par. 676(1) rendait l’appel du ministère public irrecevable.
14 Le juge Sopinka a conclu que la Cour avait compétence aux termes du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême pour entendre l’appel interjeté directement devant elle. Le paragraphe 40(1) permet à la Cour d’entendre l’appel interjeté, sur autorisation, contre « tout jugement [. . .] rendu par [. . .] le plus haut tribunal de dernier ressort habilité, dans une province, [. . .] ou par l’un des juges de ces juridictions inférieures ». Comme le ministère public ne pouvait pas interjeter appel auprès d’un autre tribunal, le tribunal de première instance est devenu « le plus haut tribunal de dernier ressort » relativement à la question en cause. Le juge Sopinka a ensuite examiné le par. 40(3) de la Loi sur la Cour suprême, qui soustrait à la compétence accordée à la Cour par le par. 40(1) l’appel interjeté contre le jugement prononçant un acquittement ou une déclaration de culpabilité ou annulant ou confirmant l’une ou l’autre de ces décisions. Il a conclu que l’ordonnance révoquant l’interdiction n’était pas une ordonnance « qui fait partie intégrante » d’un des moyens d’appel interdits. Il s’agit plutôt d’« une ordonnance [. . .] accessoire au jugement [que la cour] a prononcé », de sorte que le par. 40(3) n’interdit pas qu’elle fasse l’objet d’un appel (R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597, par. 28 (souligné dans l’original)). La Cour avait donc compétence pour entendre le pourvoi en vertu du par. 40(1).
15 L’affaire Dagenais, précitée, soulevait une question semblable. La Cour de l’Ontario (Division générale) avait interdit à l’appelante, la Société Radio‑Canada (« S.R.C. »), de diffuser une mini‑série fictive sur des abus sexuels et physiques infligés à des enfants dans une institution catholique. Dans cette affaire, les demandeurs étaient membres d’un ordre religieux catholique et ils avaient tous été accusés d’avoir abusé physiquement et sexuellement de jeunes garçons confiés à leurs soins dans un centre catholique d’éducation surveillée. Les demandeurs ont sollicité et obtenu l’ordonnance au motif que la série compromettrait leur droit à un procès équitable en influençant les jurés tant dans les affaires en cours que dans les affaires pour lesquelles le jury n’avait pas encore été sélectionné. Il y a eu appel de l’ordonnance devant la Cour d’appel de l’Ontario, qui a levé l’interdiction de publier le déroulement des procédures et la mise sous scellés des dossiers. La diffusion est interdite en Ontario et à Montréal jusqu’à la fin des quatre procès criminels (Canadian Broadcasting Corp. c. Dagenais (1992), 12 O.R. (3d) 239). La partie de l’ordonnance non infirmée a fait l’objet d’un pourvoi auprès de la Cour.
16 Au nom de la majorité de la Cour, le juge en chef Lamer a conclu que, aux termes de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, la Cour avait compétence pour entendre le pourvoi. Après avoir répertorié toutes les voies d’appel possibles qu’ont les tiers contre les interdictions de publication, il a estimé que les ordonnances de non‑publication rendues par un juge d’une cour provinciale doivent être révisées par voie de certiorari et que celles rendues par un juge d’une cour supérieure doivent faire l’objet d’un pourvoi devant la Cour suprême en vertu de l’art. 40 de la Loi. Étant donné que les dispositions limitatives de compétence du Code criminel visaient à établir un régime complet d’appels remplaçant l’ancien régime de brefs d’erreur et non à restreindre la compétence de la Cour, il a conclu que la Loi sur la Cour suprême régissait notre compétence relativement aux appels que le Code criminel n’excluait pas explicitement. La Cour d’appel n’ayant pas compétence pour entendre l’appel, la S.R.C. aurait dû interjeter appel directement devant la Cour suprême. Puisque le juge du procès qui avait ordonné l’interdiction dans cette affaire était le « tribunal de dernier ressort » en la matière, la Cour avait compétence aux termes de l’art. 40 pour entendre l’appel par voie d’autorisation.
17 Le législateur n’a toujours pas jugé bon de modifier le Code criminel pour que celui‑ci prévoie des voies d’appel claires, en matière d’interdictions de publication, pour le ministère public et pour l’accusé de même que pour les tiers intéressés comme les médias. Étant donné que cette « lacune », comme le juge en chef Lamer l’a qualifiée dans Dagenais, persiste, le raisonnement suivi dans cet arrêt et dans Adams régit le processus d’appel à suivre en matière d’interdiction de publication. Je réitère ici l’observation du juge en chef Lamer selon laquelle la situation actuelle, où il n’y a aucune voie d’appel satisfaisante malgré les droits fondamentaux en jeu, est « déplorable », et j’exprime de nouveau l’espoir que le législateur comblera bientôt cette lacune inutile et troublante de la loi. À cet égard, je désire souligner que la Cour et notre système judiciaire bénéficient généralement beaucoup du rôle que jouent les cours d’appel, et l’élimination de leur contribution sur ces questions importantes est des plus regrettables.
18 Il faut lire conjointement les raisonnements suivis dans Dagenais et Adams pour définir la compétence qu’a la Cour aux termes du par. 40(1) dans les cas où la loi ne prévoit aucun appel, comme en l’espèce. Il est vrai que le ministère public et l’accusé ont, dans la plupart des cas, « établi les moyens à utiliser lorsqu’une interdiction de publication est demandée ou contestée » (Dagenais, précité, p. 857). Mais étant donné que Dagenais portait uniquement sur la procédure que doivent suivre les appelants qui sont des tiers dans le processus criminel ayant donné lieu à l’interdiction, il ne faut pas interpréter cet arrêt comme écartant la compétence de la Cour lorsque l’art. 40 de la Loi peut être interprété comme la permettant. La directive pour le ministère public et l’accusé de suivre les voies d’appel ordinaires prévues dans le Code criminel se limite manifestement aux cas où il existe un moyen d’appel.
19 Dans Adams, le juge Sopinka a appliqué le raisonnement suivi dans Dagenais. Ayant conclu que le Code criminel ne prévoyait aucune procédure d’appel contre une ordonnance de non‑publication, il a jugé qu’une telle ordonnance rendue par un juge d’une cour supérieure constituait une ordonnance du « tribunal de dernier ressort ». Il a également conclu que le par. 40(3) de la Loi interdisait les pourvois auprès de la Cour à la fois pour les questions énoncées dans le Code criminel et pour les questions faisant partie intégrante d’un jugement prononçant une déclaration de culpabilité ou un acquittement. Cette disposition empêche donc qu’il y ait une multitude d’appels interjetés contre la « vaste gamme de décisions et d’ordonnances interlocutoires rendues au procès en ce qui concerne le déroulement des procédures » (Adams, précité, par. 17). Toutefois, elle n’interdit pas les appels accessoires au processus de déclaration de culpabilité ou d’acquittement de l’accusé ni les appels qui n’en font pas partie intégrante (Adams, précité, par. 18; Hinse, précité, par. 28).
20 La Loi sur la Cour suprême a été adoptée pour permettre à la Cour de servir de « cour générale d’appel pour l’ensemble du pays », et l’art. 40 doit être interprété en fonction de l’objet de la loi habilitante de la Cour. À moins que le par. 40(3) de la Loi interdise expressément à la Cour d’entendre certains pourvois, celle‑ci peut décider d’entendre tout appel formé à l’encontre de la décision de tout « tribunal de dernier ressort » au Canada. Le législateur a jugé bon de prévoir de façon générale des voies rationnelles d’appel en matière criminelle. En cette matière, nous ne pouvons pas et ne voulons pas nous attribuer compétence. Mais la méthode d’interprétation en fonction de l’objet de l’art. 40 exige que la Cour s’attribue compétence lorsqu’aucun autre tribunal d’appel ne peut le faire, sauf si une disposition interdit explicitement tout pourvoi. Le paragraphe 40(1) garantit que, même en l’absence de disposition législative précise sur la compétence, la Cour peut combler le vide jusqu’à ce que le législateur trouve une solution satisfaisante. Parallèlement, le par. 40(3) garantit que la Cour n’est pas ensevelie sous une avalanche d’appels interjetés contre des ordonnances provisoires et interlocutoires rendues dans le cadre de procédures criminelles, le législateur ayant décidé qu’il était préférable que de tels appels soient interjetés de façon ordonnée à la conclusion du procès et conformément aux procédures prescrites par le Code criminel.
21 Les cas dans lesquels, aux termes de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, la Cour a compétence sur les appels interjetés directement contre les décisions du tribunal de première instance sont donc les appels a) où l’ordonnance porte sur des questions accessoires à la culpabilité ou à l’innocence de l’accusé ou sur des questions qui ne font pas partie intégrante de la question de la culpabilité ou de l’innocence; et b) où il n’existe pas d’autre droit d’appel ni d’interdiction explicite d’interjeter appel. Ici, l’interdiction de publication ne faisait pas partie intégrante de la question de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. Cette interdiction ne visait pas à préserver le droit de l’accusé à un procès équitable ni à protéger des éléments de preuve susceptibles de perdre leur valeur dans le contexte du procès s’ils étaient connus du grand public. Le but de l’interdiction était plutôt de garder secrètes les opérations menées par la police dans d’autres enquêtes où, allègue‑t‑on, la communication du secret compromettrait l’efficacité de ces enquêtes. En outre, il n’existait aucune autre voie d’appel possible en l’espèce. L’ordonnance de non‑publication a été rendue par un juge d’une cour supérieure, et non par un juge d’une cour provinciale. Une ordonnance rendue par un juge d’une cour provinciale pourrait être révisée par voie du redressement extraordinaire du certiorari (Dagenais, précité, p. 865). L’issue du procès ne peut remédier au préjudice causé par la décision d’ordonner ou non l’interdiction de publication, de sorte que cette ordonnance interlocutoire est « finale ». On ne peut invoquer le par. 676(1) du Code criminel pour interjeter appel, et ni le Code ni le par. 40(3) de la Loi sur la Cour suprême n’interdisent l’appel. Je conclus donc que la Cour a compétence en vertu de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême pour entendre le pourvoi.
B. L’interdiction de publication
(1) Les principes de droit pertinents
22 Pour décider si cette interdiction de publication aurait dû être rendue, il faut une fois de plus se reporter à l’arrêt Dagenais, précité. Dans cet arrêt, comme je l’ai mentionné précédemment, quatre accusés ont sollicité une ordonnance interdisant la diffusion d’une mini‑série télévisée décrivant des faits fictifs extrêmement semblables aux faits en cause dans leur procès respectif, à savoir les abus physiques et sexuels commis sur de jeunes garçons dans des institutions d’éducation religieuses. Dans cette affaire, comme en l’espèce, on a sollicité l’interdiction en se fondant sur la compétence de common law du tribunal d’ordonner des interdictions de publication. Toutefois, contrairement à la présente affaire, le fondement de l’interdiction de publication dans cette affaire était la nécessité de protéger le droit des accusés à un procès équitable.
23 Le juge en chef Lamer a conclu que la « règle de common law qui, avant l’adoption de la Charte, régissait les ordonnances de non‑publication, accordait une plus grande importance au droit à un procès équitable qu’à la liberté d’expression de ceux qui étaient touchés par l’interdiction » (Dagenais, précité, p. 877). Toutefois, compte tenu de l’obligation des tribunaux de faire évoluer la common law d’une manière compatible avec les valeurs de la Charte, il a jugé inopportun de continuer à privilégier le droit de l’accusé à un procès équitable alors que l’al. 2b) de la Charte reconnaît le droit tout aussi important à la liberté d’expression. Il a plutôt adopté une nouvelle méthode pour décider si une interdiction de publication en common law devait être ordonnée, qui consistait à pondérer le droit à un procès équitable et le droit à la liberté d’expression plutôt qu’à consacrer l’un au détriment de l’autre. La méthode adoptée avait pour but de refléter l’essence du critère énoncé dans Oakes ainsi que le rôle fort utile du critère quand il s’agit d’établir les limites raisonnables des droits à pondérer. En conséquence, le juge en chef Lamer, dans Dagenais, précité, a conclu à la p. 878 :
Une ordonnance de non‑publication ne doit être rendue que si :
a) elle est nécessaire pour écarter le risque réel et important que le procès soit inéquitable, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;
b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur la libre expression de ceux qui sont touchés par l’ordonnance. [Souligné dans l’original.]
24 La Cour a examiné une question semblable — le pouvoir de refuser aux médias et au public l’accès à un procès — dans Nouveau‑Brunswick, précité. Dans cette affaire, le ministère public a présenté une requête demandant l’exclusion du public et des médias pour la partie de la procédure de détermination de la peine en matière d’agression sexuelle et de contacts sexuels qui portait sur les actes précis commis par l’accusé (qui avait plaidé coupable). Se fondant sur le par. 486(1) du Code criminel, le juge du procès a accordé l’ordonnance. À la demande de la S.R.C., il a motivé l’ordonnance, expliquant qu’il l’a rendue dans l’intérêt de « la bonne administration de la justice » et, plus particulièrement, parce qu’elle éviterait « un préjudice indu . . . aux personnes concernées, tant les victimes que l’accusé » (par. 79). La S.R.C. a alors présenté une contestation fondée sur la Charte à l’égard du par. 486(1). La Cour du Banc de la Reine a conclu que le par. 486(1) portait atteinte au droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte, mais que sa justification pouvait se démontrer en vertu de l’article premier. La Cour d’appel a confirmé ce jugement.
25 Au nom de la Cour à l’unanimité dans Nouveau-Brunswick, précité, le juge La Forest a conclu que l’exclusion du public et des médias de la salle d’audience conformément au par. 486(1) constituait une violation de la liberté de la presse garantie par l’al. 2b). À première vue, le par. 486(1) limitait les activités d’expression en prévoyant un « pouvoir discrétionnaire permettant d’interdire au public et aux médias l’accès aux tribunaux » (Nouveau‑Brunswick, précité, par. 33). Cependant, le juge La Forest a également conclu que la violation constituait une limite raisonnable dont la justification pouvait se démontrer en vertu de l’article premier de la Charte, pourvu que le pouvoir discrétionnaire soit exercé conformément aux exigences de la Charte dans chaque cas. Partant de l’arrêt Dagenais, il a alors exprimé l’avis que le juge du procès doit se livrer au même exercice pour l’application du par. 486(1) que pour celle de la règle de common law, à savoir que le juge exerçant le pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 486(1) doit :
a) . . . envisager les solutions disponibles et se demander s’il existe d’autres mesures de rechange raisonnables et efficaces;
b) . . . se demander si l’ordonnance a une portée aussi limitée que possible; et
c) . . . comparer l’importance [. . .] de l’ordonnance et de ses effets probables avec l’importance de la publicité des procédures et l’activité d’expression qui sera restreinte, afin de veiller à ce que les effets positifs et négatifs de l’ordonnance soient proportionnels.
(Nouveau‑Brunswick, précité, par. 69)
26 Le juge La Forest a en outre souligné qu’il incombait à la partie demandant l’exclusion des médias et du public de justifier la dérogation à la règle de la publicité des procédures. De plus, il a conclu que le dossier doit comporter suffisamment d’éléments de preuve pour que le juge du procès soit en mesure de bien apprécier la demande (qui peut être présentée lors d’un voir‑dire) et pour qu’un tribunal d’instance supérieure puisse contrôler l’exercice du pouvoir discrétionnaire (Nouveau‑Brunswick, par. 69). En examinant les différents facteurs, le juge La Forest a estimé que l’ordonnance visant à protéger les plaignants avait été accordée à tort. La preuve d’un possible préjudice indu aux plaignants, qui reposait principalement sur l’argument du ministère public selon lequel la preuve à présenter était de « nature [. . .] “délicate” », n’a pas réfuté la présomption en faveur d’un procès public.
27 Les arrêts Dagenais et Nouveau‑Brunswick ont établi une méthode semblable à utiliser pour décider s’il faut ordonner une interdiction de publication, compte tenu des droits à la liberté d’expression et à la liberté de la presse que protège l’al. 2b) de la Charte. En garantissant que le pouvoir discrétionnaire des tribunaux d’ordonner des interdictions de publication n’est pas assujetti à une norme de conformité à la Charte moins exigeante que la norme applicable aux dispositions législatives, cette méthode allie l’essence de l’article premier de la Charte et le critère énoncé dans Oakes. Selon moi, il faut appliquer les mêmes principes dans les affaires comme la présente.
28 L’arrêt Dagenais portait sur la bonne application d’une règle de common law permettant les interdictions de publication. En l’espèce, on sollicitait également l’interdiction en s’appuyant sur la compétence de common law de la Cour du Banc de la Reine en tant que cour supérieure. Les faits de l’espèce mettent cependant en jeu un objet et des droits différents de ceux que soulevaient les faits dans Dagenais. Alors que dans Dagenais, le tribunal devait concilier le droit de l’accusé à un procès équitable avec le droit de la société à la liberté d’expression, le droit de l’accusé à un procès équitable n’est pas, et n’a jamais été, en cause en l’espèce. En fait, l’accusé souhaite la communication des renseignements et considère la médiatisation de certains détails de son arrestation et de son procès comme essentielle au respect de son droit à un procès équitable. C’est plutôt le ministère public qui sollicite une interdiction de publication dans le but de protéger la sécurité des policiers et de maintenir l’efficacité des opérations policières secrètes. Par conséquent, l’application littérale du critère énoncé dans Dagenais ne permet pas de bien tenir compte des droits à pondérer.
29 Il faut donc reformuler le critère établi dans Dagenais de manière à prendre en compte l’objet différent visé par la demande d’ordonnance et les effets différents de l’ordonnance. Le juge en chef Lamer a déjà reconnu dans cet arrêt que les interdictions de publication avaient des objets et des effets divers. Fait important, il a souligné, à la p. 882, que :
. . . il est faux de dire que la liberté d’expression et le droit de l’accusé à un procès équitable sont toujours opposés. Il arrive parfois que la publicité serve d’importants droits dans le contexte d’un procès équitable. Ainsi, en matière d’interdictions de publication liées à des procédures criminelles, ces droits incluent celui de l’accusé à un examen public du processus judiciaire et celui de tous les participants à ce processus.
30 Le présent pourvoi met en jeu précisément ce droit. L’accusé jouit du droit à un « procès public et équitable », garanti par l’al. 11d) de la Charte, droit qu’il a invoqué à l’encontre de l’interdiction de publication. Le droit à la liberté d’expression, qu’ont invoqué les intervenants, le Winnipeg Free Press et le Brandon Sun, milite également contre l’interdiction de publication. Si nous avions simplement à soupeser, comme dans Dagenais, le droit de l’accusé à un procès équitable et le droit du public à la liberté d’expression, le résultat ne fait aucun doute étant donné que les droits opposés reconnus dans le contexte factuel de Dagenais s’opposent tous deux à l’octroi de l’interdiction.
31 Toutefois, la règle de common law d’après laquelle le juge du procès a examiné l’interdiction de publication en l’espèce est plus large que l’application particulière qu’elle a reçue dans Dagenais. Elle peut s’appliquer aux ordonnances qui doivent parfois être rendues dans l’intérêt de l’administration de la justice, qui englobe davantage que le droit à un procès équitable. Comme on veut que le critère « reflète [. . .] l’essence du critère énoncé dans l’arrêt Oakes », nous ne pouvons pas exiger que ces ordonnances aient pour seul objectif légitime les droits garantis par la Charte, pas plus que nous exigeons que les actes gouvernementaux et les dispositions législatives contrevenant à la Charte soient justifiés exclusivement par la recherche d’un autre droit garanti par la Charte (Dagenais, précité, p. 878). Dagenais envisageait les cas où le droit à un procès équitable et le droit à la liberté d’expression s’opposent directement, et le juge en chef Lamer a choisi des termes qui s’appliquaient précisément à la situation en cause dans cette affaire. Il s’ensuit que le critère que nous devons appliquer pour déterminer si la règle de common law qui permet au juge du procès d’ordonner des interdictions de publication dans l’intérêt de la bonne administration de la justice diffère en teneur du critère utilisé dans Dagenais, les principes fondamentaux restant les mêmes.
32 Le critère de Dagenais exige qu’il soit conclu a) à la nécessité de l’interdiction de publication et b) à la proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de l’interdiction. Cependant, alors que Dagenais a formulé le critère selon les termes propres à l’affaire, il est maintenant nécessaire de l’élargir de manière à permettre explicitement qu’il soit tenu compte des droits en cause, en l’espèce et dans les autres affaires où on demande une telle ordonnance, afin de protéger d’autres aspects cruciaux de l’administration de la justice. J’estime donc que, pour décider s’il y a lieu d’ordonner une interdiction de publication en common law, il est préférable d’énoncer ainsi la méthode analytique applicable dans les affaires de la même nature que la présente affaire :
Une ordonnance de non‑publication ne doit être rendue que si :
a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;
b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment ses effets sur le droit à la libre expression, sur le droit de l’accusé à un procès public et équitable, et sur l’efficacité de l’administration de la justice.
33 Cette reformulation du critère de Dagenais ne vise pas à en modifier l’essentiel, mais à l’exprimer en des termes qui reconnaissent plus clairement, comme le juge en chef Lamer lui‑même l’a fait dans cette affaire, que les interdictions de publication peuvent entraîner l’application de plus d’intérêts et de droits que les seuls droits à un procès équitable et à la liberté d’expression. Cette version du critère englobe l’analyse effectuée dans Dagenais, et l’analyse du juge en chef Lamer des mérites relatifs des interdictions de publication demeure pertinente. En fait, dans les affaires d’interdiction de publication régies par la règle de common law où il n’est question que de la liberté d’expression et du droit à un procès équitable, le critère doit être appliqué tel qu’il est énoncé dans Dagenais. Dans les affaires où l’on soulève d’autres préoccupations en matière de bonne administration de la justice que ces deux droits garantis par la Charte, la méthode actuelle, plus vaste, permettra de tenir également compte de ces préoccupations. Il peut exister aussi des cas où les questions soulevées ne portent pas sur l’administration de la justice et pour lesquels on peut recourir à une méthode analogue, tout dépend naturellement du danger en cause ainsi que des droits et intérêts en jeu.
34 Je voudrais ajouter quelques commentaires d’ordre général dont il faut tenir compte dans l’application du critère. Le premier volet du critère comporte plusieurs éléments importants qu’on peut résumer par la notion de « nécessité », mais qu’il vaut la peine d’énumérer. L’un des éléments requis veut que le risque en question soit sérieux ou, pour reprendre l’expression du juge en chef Lamer dans Dagenais, p. 878, « réel et important ». Il doit donc s’agir d’un risque dont l’existence est bien appuyée par la preuve. Il doit également s’agir d’un risque qui constitue une menace sérieuse pour la bonne administration de la justice. En d’autres termes, il faut que ce soit un danger grave que l’on cherche à éviter, et non un important bénéfice ou avantage pour l’administration de la justice que l’on cherche à obtenir.
35 Le deuxième élément est le sens de l’expression « la bonne administration de la justice ». Je ne souhaite pas restreindre indûment le genre de dangers susceptibles de rendre une interdiction nécessaire, puisque le pouvoir discrétionnaire constitue un aspect essentiel de la règle de common law en question. Cependant, les juges doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils décident ce qui peut être considéré comme faisant partie de l’administration de la justice. Il est évident que le recours à des agents banalisés et à des indicateurs de police fait partie de l’administration de la justice, tout comme les pratiques telles que les programmes de protection des témoins. Les tribunaux ne doivent toutefois pas interpréter cette expression d’une façon large au point de garder secrets un grand nombre de renseignements relatifs à l’application de la loi, dont la communication serait compatible avec l’intérêt public.
36 Le troisième élément que je désire mentionner a été reconnu par le juge La Forest dans Nouveau‑Brunswick, précité, par. 69, lorsque celui‑ci a formulé le critère à trois volets analysé précédemment. Le deuxième volet qu’il a énoncé vise manifestement à refléter le volet de l’atteinte minimale du critère de Oakes, et la même composante se trouve dans l’exigence de common law selon laquelle des mesures de rechange moins exigeantes ne permettent pas de prévenir le risque. Cet aspect du critère applicable aux interdictions de publication en common law exige non seulement que le juge détermine s’il existe des mesures de rechange raisonnables, mais aussi qu’il limite l’ordonnance autant que possible sans pour autant sacrifier la prévention du risque.
37 Il vaut également la peine de répéter que les droits et intérêts pertinents se situent différemment les uns par rapport aux autres dans des cas différents, et il faut prendre en considération au cas par cas les objets et les effets que les parties invoquent. Dans les cas où c’est l’accusé qui sollicite l’interdiction de publication au motif que son procès sera compromis, le juge qui se fonderait sur le droit à un procès public au détriment de l’accusé appliquerait mal le critère. Ce critère existe pour fonder l’exercice du pouvoir discrétionnaire conformément à la Constitution, et non pas pour forcer le même résultat dans chaque cas. Le juge du procès doit, dès le départ, utiliser son jugement pour déterminer quels sont les droits et intérêts qui s’opposent. Dans la plupart des cas, cela ne sera pas très difficile. Les parties formuleront leurs arguments en des termes indiquant clairement les intérêts qu’elles considèrent comme menacés par la délivrance ou la non‑délivrance d’une interdiction de publication et ceux qu’elles sont prêtes à sacrifier face à la menace.
38 Dans certains cas, toutefois, surtout lorsqu’il n’y a aucune partie ou aucun intervenant pour défendre le droit de la presse et du public à la liberté d’expression, le juge du procès doit tenir compte de ces intérêts sans avoir eu l’avantage d’entendre des arguments à leur sujet. Il ne faut pas prendre à la légère ces intérêts que personne ne défend, surtout lorsque des droits protégés par la Charte, comme la liberté d’expression, sont en jeu. Il est tout aussi vrai en common law qu’en matière de pouvoir discrétionnaire conféré par la loi, comme le juge La Forest l’a souligné, que « [c]’est à la partie qui présente la demande qu’incombe la charge de justifier la dérogation à la règle générale de la publicité des procédures » (Nouveau‑Brunswick, précité, par. 71; Dagenais, précité, p. 875). De même, pour reprendre une fois de plus les propos du juge La Forest (aux par. 72‑73) :
Le juge du procès doit disposer d’une preuve suffisante pour être en mesure d’apprécier la demande et d’exercer son pouvoir discrétionnaire de manière judiciaire. . .
Quand la preuve disponible est suffisante, le tribunal qui contrôle la décision est alors à même de déterminer si celle‑ci est étayée par la preuve.
Toutefois, dans les cas où le droit du public à la liberté d’expression est en jeu et qu’aucune partie ne prend l’initiative de défendre ce droit, le juge doit examiner non seulement la preuve dont il est saisi, mais aussi les exigences de ce droit fondamental. Il ne faut donc pas interpréter l’absence de preuve défavorable à l’octroi d’une interdiction comme atténuant l’importance du droit à la liberté d’expression dans l’application du critère.
39 C’est justement parce que la présomption voulant que les procédures judiciaires soient publiques et que leur diffusion ne soit pas censurée est si forte et si valorisée dans notre société que le juge doit disposer d’une preuve convaincante pour ordonner une interdiction. Même s’il importe en soi que l’enquête et la collecte d’éléments de preuve soient efficaces, elles ne doivent pas être considérées comme affaiblissant la forte présomption en faveur d’un système judiciaire transparent et d’une liberté d’expression généralement absolue sur des questions aussi importantes pour le public que l’administration de la justice, présomption que les avocats risquent d’invoquer de moins en moins au fur et à mesure qu’augmente le nombre de demandes d’interdictions de publication.
(2) L’application au présent pourvoi
a) La nécessité
40 Le critère énoncé précédemment exige qu’on détermine tout d’abord les droits et intérêts en cause et qu’on se demande s’ils militent pour ou contre la délivrance d’une interdiction avant de passer à l’évaluation de l’objet et des effets de cette interdiction. En l’espèce, en sollicitant l’interdiction de publication, le ministère public a fait valoir l’intérêt que constitue la bonne administration de la justice. Nous devons donc déterminer si l’interdiction était nécessaire pour la protection de la bonne administration de la justice, et non pas particulièrement pour la protection du droit de l’accusé à un procès équitable. Le droit à un procès équitable fait certes partie de la bonne administration de la justice, mais c’est l’accusé qui s’est opposé à l’interdiction en invoquant son autre droit garanti par l’art. 11, le droit à un procès public. En outre, le procès est maintenant terminé depuis longtemps et le droit à un procès équitable ne présente plus un intérêt immédiat pour l’accusé. Il ne conviendrait donc pas d’examiner le droit de l’accusé à un procès équitable dans le cadre du premier volet de l’analyse. Le deuxième volet est celui dans le cadre duquel il convient d’évaluer les effets de l’interdiction sur les autres droits et intérêts, une fois qu’il a été démontré que cette évaluation était nécessaire compte tenu de l’objectif de l’interdiction. Selon le deuxième volet, nous devons apprécier dans le présent pourvoi les effets de l’interdiction sur : a) le droit de l’accusé à un procès public; b) le droit du public et de la presse à la liberté d’expression; et c) l’efficacité de l’administration de la justice.
(i) L’interdiction de publier les méthodes d’enquête
41 Dans l’examen du premier volet de l’analyse, il est utile d’examiner ce dont on veut interdire la diffusion en l’espèce. Le ministère public soutient que les opérations policières secrètes comme celle dont l’intimé a fait l’objet sont susceptibles d’être compromises si les détails de ces opérations sont médiatisés. Les détails que l’on prétendait constituer un danger pour les opérations en cours et futures, s’ils sont divulgués, sont de nature assez générale. Selon l’argument du ministère public, les dix faits suivants, les [traduction] « principaux aspects de l’opération », ne doivent pas être diffusés au grand public :
- Mentuck a eu la possibilité d’adhérer à un gang qui lui fournirait l’occasion de gagner de grosses sommes d’argent pourvu qu’il fasse preuve de loyauté en admettant ses activités criminelles antérieures;
- on lui a dit que l’agent banalisé avait des problèmes avec le « patron du gang » parce que celui‑ci croyait que l’agent avait recruté un menteur;
- on lui a demandé d’aller chercher un colis dans un casier d’un terminus d’autobus et de remettre la clé à l’agent;
- on lui a demandé de prendre et de livrer un véhicule selon les instructions de l’agent;
- on lui a demandé de monter la garde et de signaler tout fait étrange survenant pendant que l’agent assistait à une réunion;
- on lui a demandé d’aider à compter de grosses sommes d’argent;
- on lui a versé des sommes importantes pour ces tâches;
- il a rencontré le « patron du gang » dans une chambre d’hôtel;
- on lui a dit qu’il devait donner des détails sur son rôle dans la mort d’Amanda Cook pour qu’on puisse faire en sorte qu’une personne se mourant du cancer admette avoir commis le crime;
- on lui a dit qu’on l’aiderait à poursuivre le gouvernement pour emprisonnement illégal et qu’on lui permettrait de garder au moins le montant le plus élevé entre 85 000 $ et 10 % du montant du règlement.
42 Le ministère public soutient que l’interdiction de publication ne doit pas nécessairement passer entièrement sous silence ces « principaux aspects de l’opération », mais qu’il ne faut pas que les médias les connaissent, car le genre de personnes ciblées par ces opérations sont beaucoup plus susceptibles d’avoir accès à des exemplaires récents de journaux et aux nouvelles télévisées qu’à des revues juridiques et à des recueils de jurisprudence, par exemple. À supposer que ces dernières publications puissent être bien identifiées, cela signifie que les avocats, les professeurs de droit et les étudiants en droit seraient informés des pratiques policières, mais pas le grand public. Je considère que ce résultat est pour le moins troublant. Cela dit, l’appelante prétend que, si les personnes qui sont actuellement visées par de telles opérations, ou qui peuvent le devenir, lisent des articles relatifs à l’enquête visant l’intimé, elles peuvent reconnaître des expériences semblables mises en scène dans l’enquête dont elles font l’objet. L’opération sera alors compromise. En effet, il y a peu de chances que le suspect avoue son crime après s’être rendu compte que le gang auquel il a adhéré n’est qu’une création de la police. En fait, le ministère public prétend que les policiers en cause peuvent être en danger une fois que le suspect s’est aperçu qu’il a été « roulé ».
43 Je suis d’avis que, tout bien considéré, l’appelante n’a pas établi, dans le cadre du premier volet du critère, que l’interdiction de publier les méthodes d’enquête aurait dû être ordonnée. Le risque sérieux en l’espèce est que la publication de ces détails rendra moins efficaces les opérations policières en cours et futures. Je trouve difficile d’admettre que la publication de renseignements relatifs aux techniques policières compromettra sérieusement l’efficacité de ce genre d’opération. Il y a des limites au nombre de façons dont peuvent être menées les opérations secrètes. Les criminels capables de déduire à partir d’un article de journal sur un suspect que leur propre participation à des activités criminelles pourrait n’être qu’une opération policière sont vraisemblablement capables de soupçonner la participation de la police en se fiant à leur jugement ou à des situations semblables décrites dans des films et des livres populaires. Je conviens que des opérations seront compromises si les suspects apprennent qu’ils sont visés, mais je ne crois pas que la couverture de ces opérations par les médias en fasse augmenter considérablement le taux d’échec. Les médias ont à plusieurs reprises, par le passé, rapporté les détails d’opérations semblables, notamment les détails de l’opération en cause en l’espèce. Malgré cette publicité, le sergent German, dans son affidavit, n’a pu citer avec certitude qu’un cas où une opération a été compromise du fait sa couverture par les médias.
44 L’appelante a fait valoir que l’arrêt Michaud c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 3, a reconnu qu’il était légitime de soupeser l’intérêt de l’État à protéger les techniques d’enquête et le droit de l’individu à la protection de la vie privée. Cette prétention est juste. Cependant, dans cette affaire, où on a confirmé l’interprétation judiciaire préexistante de l’art. 187 du Code criminel (un article autorisant l’écoute électronique par la police), les dangers évoqués étaient différents de ceux en cause dans le présent pourvoi. En particulier, on a reconnu dans Michaud les véritables dangers auxquels les indicateurs de police font face lorsqu’ils fournissent les renseignements requis pour convaincre un juge de la nécessité de l’écoute électronique. Ce sont des gangs et des criminels véritables, et non fictifs, qui sont en cause, et les indicateurs sont souvent exposés à des risques graves et importants de préjudice corporel. Les craintes à la base de l’arrêt Michaud sont également prises en considération comme il se doit en l’espèce, mais elles n’atteignent pas le niveau de danger démontré dans le pourvoi antérieur.
45 Je ne doute pas que les opérations secrètes puissent être risquées et que leur découverte par les personnes visées puisse rendre inutiles les ressources et les efforts consacrés par la police. Il existe également un risque pour la sécurité des policiers en cause, risque qu’on ne peut prendre à la légère bien qu’il soit beaucoup moins sérieux dans ce genre d’opération de ciblage (dans laquelle il y a plusieurs policiers pour un seul suspect) que dans les cas où un seul agent s’infiltre dans un véritable gang. Mais, la republication des détails d’opérations similaires déjà bien publicisées par le passé n’accroît pas considérablement le risque pour l’efficacité de l’opération. C’est l’effet cumulatif de l’interdiction proposée, compte tenu de ce qui a déjà été publié, qu’il faut évaluer en l’espèce. C’est‑à‑dire que, sur le plan du cadre adopté précédemment, la republication de cette information ne constitue pas un risque sérieux pour l’efficacité des opérations policières et, par conséquent, pour cet aspect de la bonne administration de la justice. Je suis donc d’avis qu’en fin de compte, d’après l’ensemble des circonstances, ce motif suffit en soi pour régler l’élément majeur de l’interdiction sollicitée, soit l’interdiction de publier les méthodes d’enquête.
(ii) L’interdiction de publier l’identité
46 Je conviens cependant que la publication du nom et de l’identité des policiers en cause aurait pour effet de créer un risque sérieux pour l’efficacité des opérations semblables en cours. Comme les policiers en question paraissent utiliser leurs véritables noms dans leur travail d’enquête secrète, la publication de leurs noms pourrait facilement indiquer aux personnes ciblées que leurs présumés associés dans le crime sont en fait des policiers. En outre, puisque les opérations en question ont déjà débuté, il serait manifestement déraisonnable pour les policiers d’adopter maintenant des pseudonymes. Les personnes visées connaissent déjà leurs vrais noms. Je conviens donc avec le juge Menzies que l’interdiction de publier le nom des policiers est nécessaire et qu’il n’existe aucune autre solution raisonnable.
47 Je suis également d’accord pour limiter l’interdiction à un an. Après la fin des opérations en cours, la police disposera de mesures de rechange raisonnables telles que l’usage courant de pseudonymes ainsi que le recours à des policiers et scénarios différents. Il se peut, naturellement, qu’il faille abréger ou prolonger l’interdiction selon l’évolution des circonstances de l’affaire. C’est pourquoi il sera prudent de préciser, pour ce genre d’ordonnances de non-publication, qu’elles s’appliquent sauf ordonnance contraire du tribunal.
b) La proportionnalité
(i) L’interdiction de publier les méthodes d’enquête
48 Même si, strictement parlant, il n’y a pas lieu de poursuivre l’analyse dès qu’il est établi que l’interdiction de publier les méthodes d’enquête n’est pas nécessaire, il sera souvent utile d’étayer toutefois cette conclusion en procédant au second volet de l’analyse. En l’espèce, même si on démontrait l’existence d’un risque sérieux, j’estime que l’interdiction de publier les méthodes d’enquête ne satisfait pas à l’élément de proportionnalité de la méthode énoncée dans les présents motifs.
49 L’interdiction de publier les méthodes d’enquête aurait sur l’administration de la justice l’effet bénéfique de protéger les policiers sur le terrain et de faire en sorte que les personnes ciblées continuent à fournir des renseignements utiles. Dans la mesure où l’effet est réel et important, il constitue un effet bénéfique. Toutefois, comme je l’ai souligné précédemment, je ne considère pas que l’interdiction proposée accroisse considérablement la sécurité des policiers. Comme j’ai aussi conclu que l’interdiction de publication sollicitée n’aurait vraisemblablement aucun effet important sur la possibilité que les suspects se rendent compte qu’ils font l’objet d’une opération secrète, je ne considère pas les effets bénéfiques de cette interdiction comme importants et convaincants. Au mieux, cette interdiction donnerait lieu à un accroissement spéculatif minime de l’efficacité des opérations secrètes et de la sécurité des policiers sur le terrain.
50 Par contre, les effets préjudiciables seraient plutôt considérables. En premier lieu, il y aurait atteinte grave à la liberté de la presse relativement à une question susceptible de justifier un grand débat public. Notre système politique et juridique est imprégné du principe fondamental selon lequel la police doit demeurer sous le contrôle et la surveillance des autorités civiles, que représentent nos mandataires démocratiquement élus; notre pays n’est pas un État policier. Les tactiques utilisées par la police et les autres aspects de ses opérations sont présumés être des questions d’intérêt public. Limiter la liberté de la presse en l’empêchant de rapporter les détails des opérations secrètes qui ont recours à la supercherie et qui incitent les suspects à avouer des crimes précis en contrepartie d’avantages financiers et autres empêche le public de porter un jugement critique éclairé sur ce qui peut constituer des actions policières controversées.
51 Comme la Cour l’a reconnu dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 976, « la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée », principe fondamental sur lequel repose une société libre et démocratique (voir Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877). Cette participation est futile sans les renseignements que la presse peut fournir sur les pratiques du gouvernement, y compris celles de la police. À mon sens, une interdiction de publication limitant l’accès du public à l’information relative à l’organisme gouvernemental qui manie publiquement des instruments de force et qui recueille des éléments de preuve en vue d’emprisonner des présumés contrevenants aurait un effet préjudiciable grave. Le rôle capital de la police pour le maintien de la loi et de l’ordre et pour la sécurité de la société canadienne ne fait aucun doute. Mais on s’est toujours demandé, et on continuera à se demander, quelles sont les limites acceptables de l’action policière. L’utilisation à mauvais escient des interdictions relatives à la conduite policière de manière à la mettre à l’abri de l’examen public nuit gravement à la capacité des Canadiens de connaître les pratiques policières et de réagir à ces pratiques, qui, en l’absence de surveillance, pourraient éroder les bases mêmes de la société et de la démocratie canadiennes.
52 En deuxième lieu, l’interdiction de publication demandée préjudicierait au droit de l’accusé à un « procès public et équitable ». La Cour n’a jamais eu l’occasion d’apporter des précisions sur la teneur du droit à un « procès public » protégé par l’al. 11d) de la Charte. Comme nous ne sommes pas directement saisis de cette question, je ne vais pas me prononcer de façon décisive à son égard. Il est cependant clair que l’al. 11d) garantit non seulement une audience publique, mais également le droit à ce que les médias aient accès à la salle d’audience et rapportent ce qui s’y déroule. La Cour a toujours interprété le texte de la Charte en fonction de l’objet (voir, p. ex., R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624). Le droit à un procès public vise à permettre l’examen public du processus judiciaire. Selon cet objet, les observations que le juge Cory a faites dans son analyse du droit à la liberté d’expression sont également pertinentes lorsqu’on les applique au droit à un procès public :
Il est extrêmement difficile pour beaucoup, sinon pour la plupart, d’assister à un procès. Ni les personnes qui travaillent ni les pères ou mères qui restent à la maison avec de jeunes enfants ne trouveraient le temps d’assister à l’audience d’un tribunal. Ceux qui ne peuvent assister à un procès comptent en grande partie sur la presse pour être tenus au courant des instances judiciaires — la nature de la preuve produite, les arguments présentés et les remarques faites par le juge du procès — et ce, non seulement pour connaître les droits qu’ils peuvent avoir, mais pour savoir comment les tribunaux se prononceraient dans leur cas. [. . .] L’analyse des décisions judiciaires et la critique constructive des procédures judiciaires dépendent des informations que le public a reçues sur ce qui se passe devant les tribunaux. En termes pratiques, on ne peut obtenir cette information que par les journaux et les autres médias.
(Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1339-1340)
Compte tenu des réalités de la vie moderne et de la difficulté pour les membres du public d’avoir accès à la salle d’audience, le droit à un procès public doit aussi englober le droit à ce que les médias aient accès au procès et qu’ils rapportent ce qui s’y passe.
53 Cet examen public présente deux avantages pour l’accusé. Premièrement, il garantit que le système judiciaire continue de tenir des procès équitables, et non pas de simples apparences de procès ou de procédures où la culpabilité est décidée d’avance. La surveillance du public garantit que l’État respecte le droit d’être présumé innocent et n’intente pas des procédures inéquitables (voir Dagenais, précité, p. 883).
54 Deuxièmement, cet examen peut rendre justice à une personne acquittée, surtout dans les cas où l’acquittement est surprenant et, peut‑être, choquant pour le public. Dans de nombreux cas, le public comprend mal, en l’absence d’une explication complète, pourquoi un accusé est acquitté malgré ce qu’une personne raisonnable pourrait juger être une preuve convaincante. Lorsqu’il y a interdiction de publication, l’accusé n’a guère de possibilité de rendre public son point de vue. Dans le présent pourvoi, le public savait qu’un aveu avait été produit en preuve. On pourrait s’attendre à ce qu’il soit déconcerté et même en colère devant ce qui semble être un verdict absurde, comme ce qui est arrivé après l’acquittement prononcé dans le pourvoi O.N.E., précité, entendu en même temps. Si le public connaissait les faits de l’opération policière, il pourrait juger de façon éclairée du caractère raisonnable de l’acquittement de l’accusé. Celui-ci pourrait avoir l’impression que justice lui a été rendue dans une certaine mesure. Dans cette optique, l’interdiction de publication sollicitée aurait un effet préjudiciable sur le droit de l’accusé à un procès public.
55 Il ressort donc clairement que, tout bien considéré, même si l’interdiction de publication sollicitée relativement aux méthodes d’enquête avait été nécessaire pour prévenir un risque sérieux pour l’administration de la justice, elle n’aurait pas pu être accordée. Ses effets préjudiciables sur le droit de la presse à la liberté d’expression et sur le droit de l’accusé à un procès public l’emportent de loin sur les effets bénéfiques pour l’administration de la justice.
(ii) L’interdiction de publier l’identité
56 Encore une fois, la situation est différente dans le cas de l’interdiction sollicitée relativement à l’identité. L’interdiction réduira le préjudice qui pourrait être causé aux policiers actuellement sur le terrain. Je reconnais volontiers que ceux-ci sont exposés à un certain niveau de risque de la part des personnes qu’ils visent actuellement, bien qu’ils soient généralement plus nombreux que les suspects dans ces affaires. Fait plus important, l’interdiction contribuera à l’efficacité des opérations en cours étant donné qu’elle empêchera les personnes actuellement visées d’avoir connaissance du nom et de la description des policiers. Je suis d’avis que les effets bénéfiques de l’interdiction de publier l’identité sont notables.
57 D’autre part, les effets préjudiciables de cette interdiction ne sont pas aussi substantiels. Il peut y avoir un débat public libre et éclairé sur le bien-fondé des tactiques policières utilisées en l’espèce et dans des affaires similaires sans qu’il soit nécessaire de savoir qui sont précisément les policiers en cause. En ce qui concerne le désir de l’accusé de se voir rendre justice publiquement, il n’est vraiment pas pertinent que le nom des policiers soit connu immédiatement ou non. Il est vrai qu’en règle générale, il n’est ni nécessaire, ni souhaitable, que le nom des policiers qui témoignent contre l’accusé fasse l’objet d’une interdiction de publication dans une société libre et démocratique. Toutefois, compte tenu de la limitation temporelle de l’interdiction que le juge Menzies a ordonnée et de la nature inhabituelle du travail effectué par les policiers en l’espèce, je suis convaincu que les effets bénéfiques de cette interdiction l’emportent sur cette préoccupation.
58 Je suis cependant en désaccord avec la demande de l’appelante de prolonger indéfiniment l’interdiction. En règle générale, il n’est pas souhaitable que la Cour, ou toute autre cour, se mette à interdire à tout jamais la diffusion de renseignements en l’absence de raison convaincante. L’appelante fait valoir que la sécurité des policiers serait menacée si leur identité était un jour révélée. Il ne s’agit toutefois pas d’un risque suffisamment important pour justifier la non‑diffusion permanente. Tous les policiers risquent de subir des représailles de la part des criminels qu’ils ont appréhendés et des autres personnes qui leur en veulent. Dans de rares cas, cela peut donner lieu à des événements tragiques. Toutefois, même s’il ne faut ménager aucun effort pour empêcher de telles conséquences, une société libre et démocratique ne réagit pas en créant une force policière anonyme et dispensée de rendre compte de ses actes. Je n’estime pas que ces policiers courent un risque beaucoup plus grand que les autres policiers. Si, dans une affaire future, il ressort du dossier qu’il en découle pour un groupe précis de policiers un risque grave et prolongé de mort ou de blessures, j’examinerais la possibilité d’accorder une interdiction permanente ou une prolongation de l’interdiction.
59 Je ne veux toutefois pas avoir l’air de créer une règle de démarcation très nette limitant les interdictions de publication à un an. Les facteurs à prendre en considération diffèrent selon les affaires. Il se peut fort bien que, parfois, le danger pour les policiers et pour l’importance que revêtent les opérations policières pour l’administration de la justice est tel qu’il justifie les effets préjudiciables inhérents aux interdictions de publication d’une durée plus longue. Par ailleurs, ces différents facteurs peuvent justifier l’adoption d’une méthode différente, plus adaptée aux besoins. En effet, il se peut que, dans certains cas où une interdiction plus longue s’impose, on puisse réduire son impact en interdisant seulement la publication de l’apparence ou de la photographie du policier et non celle de son nom. Cette solution est nettement judicieuse pour les cas où la police opte pour le recours à des pseudonymes dans des opérations secrètes, car elle permet d’atténuer quelque peu les dangers d’un secret à long terme.
VII. Conclusion
60 Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le juge Menzies a eu raison d’ordonner l’interdiction et qu’il lui a donné la portée qu’il convient compte tenu des exigences de la Charte. Cette interdiction était bien adaptée pour dissiper les craintes réelles quant à la sécurité des policiers actuellement sur le terrain et à l’efficacité des opérations toujours en cours. Cette interdiction, comme les interdictions semblables ordonnées conformément aux facteurs énoncés précédemment et dans Dagenais, précité, doit être supervisée par la cour qui l’a ordonnée, en l’espèce la Cour du Banc de la Reine du Manitoba. Les ordonnances de non-publication visant à protéger l’identité des policiers doivent, comme en l’espèce, être conçues de manière à garantir leur sécurité et leur anonymat pendant qu’ils participent à des opérations secrètes. Cependant, elles ne doivent pas avoir une durée indéfinie. Elles doivent être levées à la fin des opérations secrètes ou au moment où on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elles prennent fin. Il ne serait pas sage de la part de la Cour d’approuver l’établissement d’une section indéfiniment anonyme de la force policière en l’absence d’éléments de preuve supplémentaires indiquant l’existence d’un danger grave à long terme pour la sécurité de policiers particuliers.
61 Le pourvoi est rejeté et l’ordonnance du juge Menzies est confirmée. Par conséquent, je suis d’avis d’annuler l’ordonnance antérieure qui accordait l’interdiction totale de publication demandée en attendant l’issue du présent pourvoi et de rétablir l’ordonnance que le juge Menzies a rendue le 2 février 2000, sauf ordonnance contraire de la Cour du Banc de la Reine. Toutefois, pour le calcul de la durée d’un an de l’interdiction accordée, je remplace d’office la date de l’ordonnance du juge Menzies par celle du prononcé des présents motifs afin de respecter l’esprit de cette ordonnance. L’intimé a droit aux dépens en la Cour et dans la cour d’instance inférieure.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur de l’appelante : Le procureur général du Manitoba, Winnipeg.
Procureurs de l’intimé : Killeen Chapman Garreck, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Le procureur général du Canada, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Le procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.
Procureurs des intervenants Winnipeg Free Press et Brandon Sun : Aikins, MacAuley & Thorvaldson, Winnipeg.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des journaux : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.