États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7
Ministre de la Justice Appelant
c.
Glen Sebastian Burns et Atif Ahmad Rafay Intimés
et
Amnistie Internationale, International Centre for
Criminal Law & Human Rights,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Washington Association of Criminal Defence
Lawyers et Sénat de la République italienne Intervenants
Répertorié : États-Unis c. Burns
Référence neutre : 2001 CSC 7.
No du greffe : 26129.
Audition : 22 mars 1999.
Présents : Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.
Nouvelle audition : 23 mai 2000; 15 février 2001.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique
Droit constitutionnel — Charte des droits -- Liberté de circulation -- Extradition --Remise de fugitifs canadiens à un État étranger -- Fugitifs recherchés à l’égard d’un triple meurtre aux É.-U. -- Décision du ministre de la Justice d’extrader les fugitifs sans obtenir d’assurances de la part des autorités américaines que la peine de mort ne serait pas infligée -- L’extradition des fugitifs sans les assurances prévues violerait-elle le droit d’entrer au Canada ou d’y demeurer que leur garantit la Constitution? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 6(1) -- Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, art. 25.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Application -- Peines cruelles et inusitées -- Extradition -- Remise de fugitifs canadiens à un État étranger -- Fugitifs recherchés à l’égard d’un triple meurtre aux É.-U. -- Décision du ministre de la Justice d’extrader les fugitifs sans obtenir d’assurances de la part des autorités américaines que la peine de mort ne serait pas infligée -- La garantie constitutionnelle contre les peines cruelles et inusitées s’applique-t-elle? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 12, 32(1).
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Justice fondamentale -- Extradition -- Remise de fugitifs canadiens à un État étranger -- Fugitifs recherchés à l’égard d’un triple meurtre aux É.-U. -- Décision du ministre de la Justice d’extrader les fugitifs sans obtenir d’assurances de la part des autorités américaines que la peine de mort ne serait pas infligée -- Fugitifs privés par l’arrêté d’extradition de leur droit à la liberté et à la sécurité de leur personne -- Ce risque de privation des droits des fugitifs est-il compatible avec les principes de justice fondamentale? -- Si la réponse est négative, est-ce que l’extradition sans les assurances prévues peut être justifiée en tant que mesure raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7 — Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, art. 25 -- Traité d’extradition entre le Canada et les États-Unis, R.T. Can. 1976 no 3, art. 6.
Les intimés sont tous les deux recherchés dans l’État de Washington pour trois chefs de meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes. S’ils sont déclarés coupables, les intimés sont passibles soit de la peine de mort soit de l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Les intimés sont tous deux citoyens canadiens et ils étaient âgés de 18 ans lorsque le père, la mère et la sœur de l’intimé Rafay ont été trouvés battus à mort dans leur domicile de Bellevue, dans l’État de Washington, en juillet 1994. Burns et Rafay, qui s’étaient liés d’amitié lorsqu’ils fréquentaient l’école secondaire en Colombie‑Britannique, admettent qu’ils se trouvaient au domicile de Rafay le soir des meurtres. Ils disent être sortis le soir du 12 juillet 1994 et que, à leur retour, ils ont trouvé les corps des trois membres de la famille Rafay qui ont été assassinés. Par la suite, les intimés sont retournés au Canada. À la suite d’une enquête menée par des agents d’infiltration de la GRC, ils ont finalement été arrêtés. Le procureur de la Colombie-Britannique a décidé de ne pas intenter de poursuite contre eux dans la province. Les autorités américaines ont entamé des procédures en vue d’obtenir leur extradition vers l’État de Washington pour qu’ils y soient jugés. Après avoir évalué les circonstances particulières de la situation des intimés, notamment leur âge et leur nationalité canadienne, le ministre de la Justice du Canada a ordonné leur extradition conformément à l’art. 25 de la Loi sur l’extradition sans demander aux États-Unis, en vertu de l’article 6 du traité d’extradition entre les deux pays, des assurances que la peine de mort ne serait pas infligée ou que, si elle l’était, elle ne serait pas appliquée. Dans une décision rendue à la majorité, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a jugé que l’arrêté d’extradition inconditionnel violerait le droit à la liberté de circulation garanti aux intimés par le par. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. La cour a infirmé la décision du ministre et ordonné à celui-ci de demander des assurances à titre de condition de remise.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
L’article 25 de la Loi sur l’extradition confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire l’habilitant à décider si un fugitif doit ou non être livré à l’État requérant et, dans l’affirmative, à quelles conditions. Bien que valide sur le plan constitutionnel, le pouvoir discrétionnaire du ministre est limité par la Charte. Le pouvoir conféré au ministre par l’art. 25 repose sur l’existence d’un traité d’extradition. En ce qui concerne les demandes d’assurances prévues par l’article 6 du traité, le ministre a affirmé que de telles assurances ne devaient pas être systématiquement demandées dans tous les cas où la peine de mort était applicable et qu’elles ne devraient être demandées que dans les cas où les faits particuliers de l’affaire justifient cet exercice spécial du pouvoir discrétionnaire. Quoique ce soit généralement au ministre, et non aux tribunaux, qu’il incombe de soupeser les considérations qui s’opposent dans l’application de la politique d’extradition, le fait que la peine de mort puisse être infligée fait intervenir une dimension particulière. Les affaires de peine de mort sont liées à des valeurs constitutionnelles fondamentales de façon exceptionnelle et les tribunaux sont les gardiens de la Constitution.
La peine de mort est une question qui a trait à la justice et qui ne touche qu’accessoirement la liberté de circulation. Le paragraphe 6(1) de la Charte n’invalide pas à lui seul l’extradition sans les assurances prévues. Quoique l’extradition constitue à première vue une atteinte au droit que garantit le par. 6(1) à tout citoyen canadien de « demeurer au » Canada, les efforts déployés en vue d’élargir le champ d’application du droit à la liberté de circulation à la controverse entourant la peine de mort sont mal inspirés.
L’article 12 de la Charte (« traitements ou peines cruels et inusités ») n’est pas non plus la disposition qu’il convient d’invoquer. La Charte protège certains droits et libertés contre les atteintes susceptibles d’y être portées par le « Parlement et [le] gouvernement du Canada » et par « la législature et [le] gouvernement de chaque province » (par. 32(1)). Le gouvernement canadien n’infligerait pas lui-même la peine capitale, mais sa décision d’extrader sans les assurances prévues serait un maillon nécessaire du lien de causalité conduisant à ce résultat potentiel. Toutefois, il s’agit d’un cas qu’il convient d’examiner au regard de l’art. 7 de la Charte, compte tenu du degré de proximité causale entre, d’une part, l’arrêté d’extradition pris en vue de permettre la tenue du procès et, d’autre part, l’infliction potentielle de la peine capitale qui constitue l’une des nombreuses issues possibles des poursuites en cause. Les valeurs qui sont à la base de divers articles de la Charte, notamment l’art. 12, font partie du processus de pondération fondé sur l’art. 7.
L’article 7 (« justice fondamentale ») s’applique puisque, s’il était exécuté, l’arrêté d’extradition aurait pour effet de priver les intimés de leur droit à la liberté et à la sécurité de leur personne étant donné que leur vie pourrait être en danger. La question est de savoir si ce risque de privation est compatible avec les principes de justice fondamentale. L’article 7 ne s’attache pas seulement à l’acte d’extradition, mais aussi à ses conséquences potentielles. Le processus de pondération décrit dans les arrêts Kindler et Ng est la démarche analytique applicable. Les mots « choc de la conscience » indiquent que, — bien que les droits du fugitif doivent être examinés au regard d’autres principes de justice fondamentale applicables qui sont en règle générale suffisamment importants pour justifier l’extradition — , il est possible qu’un traitement ou une peine donné viole notre sens de la justice fondamentale au point de faire pencher la balance à l’encontre de la décision d’extrader. La règle ne dit pas que les dérogations aux principes de justice fondamentale doivent être tolérées à moins que, dans un cas donné, la dérogation ne choque la conscience. Une extradition qui viole les principes de justice fondamentale choquera toujours la conscience.
Ce qu’il importe de déterminer, ce sont les principes de justice fondamentale qui s’appliquent dans le contexte de l’extradition. L’issue du pourvoi dépend d’une appréciation de ces principes, qui eux‑mêmes découlent des préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ces préceptes fondamentaux n’ont pas changé depuis que les arrêts Kindler et Ng ont été rendus en 1991, mais leur application, 10 ans plus tard, doit tenir compte des faits nouveaux survenus au Canada et dans des ressorts étrangers pertinents.
En l’espèce, on affirme qu’un certain nombre de principes de justice fondamentale militent en faveur de l’extradition sans les assurances prévues : (1) les personnes accusées d’un crime doivent être traduites en justice pour qu’il soit statué sur la véracité des accusations pesant contre elles, la crainte étant que, si des assurances sont demandées et refusées, le gouvernement canadien pourrait voir les intimés éviter tout procès; (2) les intérêts de la justice sont mieux servis par la tenue du procès dans le ressort où le crime aurait été commis et où les effets préjudiciables se seraient fait sentir; (3) les personnes qui décident de quitter le Canada laissent derrière elles le droit canadien et ses procédures et doivent généralement accepter les lois, procédures et peines que l’État étranger où elles se trouvent applique à ses propres citoyens; (4) l’extradition est fondée sur les principes de courtoisie et d’équité envers les autres États qui collaborent afin de traduire en justice les fugitifs, sous réserve du principe que le fugitif doit pouvoir compter sur un procès équitable dans l’État requérant.
Voici les facteurs opposés qui militent en faveur de l’extradition seulement si elle est assortie des assurances prévues. Premièrement, au Canada, la peine de mort a été rejetée en tant qu’aspect acceptable de la justice criminelle. La peine capitale fait intervenir les valeurs qui sont à la base de l’interdiction des peines cruelles et inusitées. La peine capitale a un caractère définitif et irréversible. Son infliction a été qualifiée d’arbitraire et sa valeur dissuasive mise en doute. Deuxièmement, l’abolition de la peine de mort est l’objet d’une importante initiative canadienne à l’échelle internationale et reflète une préoccupation croissante dans la plupart des démocraties. L’appui donné par le Canada aux initiatives internationales contestant les extraditions non assorties des assurances prévues, conjugué au fait que le Canada préconise, à l’échelle internationale, l’abolition de la peine de mort elle‑même, amène à conclure que, selon la vision canadienne de la justice fondamentale, la peine capitale est injuste et devrait être abolie. Bien que les éléments de preuve n’établissent pas l’existence d’une norme de droit international prohibant la peine de mort ou l’extradition de personnes vers des pays où elles sont passibles d’une telle peine, ils témoignent de l’existence, à l’échelle internationale, d’un important mouvement favorable à l’acceptation d’un principe de justice fondamentale déjà adopté par le Canada sur le plan interne, l’abolition de la peine capitale. L’expérience à l’échelle internationale confirme donc la validité des inquiétudes exprimées au sein du Parlement canadien au sujet de la peine capitale. Elle montre également que la règle exigeant l’obtention d’assurances préalablement à l’extradition dans les affaires de peine de mort est compatible non seulement avec la position de principe défendue par le Canada sur la scène internationale, mais également avec la pratique observée dans d’autres pays auxquels on compare généralement le Canada, exception faite des États qui appliquent encore la peine de mort aux États‑Unis.
Troisièmement, pratiquement tous les États considèrent certaines caractéristiques personnelles des fugitifs comme des facteurs atténuants. La ratification par le Canada d’instruments internationaux qui interdisent l’exécution de personnes qui avaient moins de 18 ans à l’époque où l’infraction a été commise et le texte de la nouvelle Loi sur l’extradition qui permet au ministre de refuser, dans certaines circonstances, d’extrader des personnes qui avaient moins de 18 ans au moment de l’infraction étayent la conclusion qu’un certain degré de clémence envers les jeunes accusés est une valeur acceptée dans l’administration de la justice. Par conséquent, même si les intimés étaient âgés de 18 ans au moment des infractions, leur relative jeunesse constitue une circonstance atténuante en l’espèce, bien qu’il s’agisse d’un facteur dont le poids est limité.
Quatrièmement, la crainte grandissante à l’égard du risque de déclaration de culpabilité erronée est un facteur de plus en plus important depuis les arrêts Kindler et Ng. Le désir d’éviter que des innocents soient déclarés coupables et punis est depuis longtemps à l’avant plan des « préceptes fondamentaux de notre système juridique ». La découverte incessante, au cours des dernières années, de déclarations de culpabilité pour meurtre erronées au Canada et aux États‑Unis fait tragiquement ressortir la faillibilité du système juridique, et ce malgré les garanties étendues qui existent afin de protéger les innocents. Lorsque l’extradition de fugitifs recherchés pour meurtre est demandée par un État qui applique encore la peine de mort, ces erreurs militent fortement contre l’extradition des intéressés sans les assurances prévues et ce, aussi similaire à notre système juridique que puisse être, à d’autres égards, le système juridique de l’État requérant.
Cinquièmement, le « syndrome du couloir de la mort » est un autre facteur qui milite à l’encontre de l’extradition sans les assurances prévues. Le caractère définitif de la peine de mort, conjugué à la détermination du système de justice criminelle à s’assurer pleinement que la condamnation n’est pas erronée, semble entraîner inévitablement des délais considérables qui, à leur tour, sont sources de traumatismes psychologiques chez les résidents du couloir de la mort, dont bon nombre pourraient en définitive être déclarés innocents. Le « syndrome du couloir de la mort » n’est pas un facteur déterminant dans la pondération fondée sur l’art. 7, mais même bon nombre de ceux qui estiment que les condamnés n’ont qu’eux-mêmes à blâmer pour les horreurs de ce syndrome considèrent qu’il s’agit d’une considération pertinente.
Les facteurs favorables et défavorables à l’extradition sans les assurances prévues doivent être soupesés au regard de l’art. 7. L’extradition assortie des assurances prévues servirait tout aussi bien que l’extradition sans ces assurances les objectifs visés par cette seconde solution. Il n’a été présenté aucun argument établissant de façon convaincante que le fait d’exposer les intimés à la peine de mort par exécution dans une prison favoriserait l’intérêt général du Canada d’une façon que ne favoriserait pas la solution de rechange, soit leur mort éventuelle en prison par suite de causes naturelles. D’autres pays abolitionnistes n’extradent généralement pas les personnes recherchées sans requérir les assurances prévues.
L’extradition des intimés sans les assurances prévues ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Bien que l’objectif poursuivi par le gouvernement, c’est-à-dire soutenir l’entraide dans la lutte contre le crime, soit tout à fait légitime, la ministre n’a pas établi que l’extradition des intimés sans les assurances prévues vers un pays où ils risquent la peine de mort soit nécessaire pour réaliser cet objectif. Rien dans la preuve ne tend à indiquer que le fait de demander cette garantie nuirait au respect par le Canada de ses obligations internationales ou aux bonnes relations qu’il entretient avec des États voisins. Le traité d’extradition que le Canada et les États‑Unis ont conclu pourvoit explicitement à la présentation de telles demandes et le Canada respecterait pleinement ses obligations internationales s’il en présentait une. De même, quoique l’application du droit criminel à l’échelle internationale, y compris la nécessité de veiller à ce que le Canada ne devienne pas un « refuge sûr » pour les fugitifs dangereux, soit un objectif légitime, il n’y a aucune preuve que l’extradition d’une personne vers un pays où elle risque l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle ait un effet dissuasif moins grand que la peine de mort sur les personnes à la recherche d’un « refuge sûr ». Peu importe si le fugitif est renvoyé vers un pays étranger où il risque soit la peine de mort soit la mort en prison de causes naturelles, il ne peut, dans un cas comme dans l’autre, utiliser le Canada comme « refuge sûr ». L’élimination du « refuge sûr » dépend de l’application vigoureuse de la loi plutôt que de l’infliction de la peine de mort une fois que le fugitif a été renvoyé hors du pays.
L’examen des facteurs favorables et défavorables à l’extradition sans condition amène par conséquent à conclure que, sauf cas exceptionnels, les assurances prévues sont requises par la Constitution. La présente affaire ne présente aucune des circonstances exceptionnelles dont l’existence doit être démontrée. La balance, qui penchait en faveur de l’extradition sans les assurances prévues dans les arrêts Kindler et Ng, penche maintenant en faveur de l’inconstitutionnalité d’un tel résultat.
Jurisprudence
Arrêts expliqués : Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; Renvoi relatif à l’extradition de Ng (Can.), [1991] 2 R.C.S. 858; arrêts mentionnés : Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536; États-Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; Furman c. Georgia, 408 U.S. 238 (1972); Gregg c. Georgia, 428 U.S. 153 (1976); Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178; Re Burley (1865), 1 U.C.L.J. 34; Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 41 O.R. (2d) 225; Whitley c. United States of America (1994), 20 O.R. (3d) 794, conf. par [1996] 1 R.C.S. 467; Swystun c. United States of America (1987), 40 C.C.C. (3d) 222; Re Decter and United States of America (1983), 5 C.C.C. (3d) 364; Cour eur. D. H., affaire Soering, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161; États-Unis c. Allard, [1987] 1 R.C.S. 564; États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; Miller c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680; S. c. Makwanyane, 1995 (3) SA 391; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207; Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841; Ross c. United States of America (1994), 93 C.C.C. (3d) 500; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Pratt c. Attorney General for Jamaica, [1993] 4 All E.R. 769; R. c. Milgaard (1971), 2 C.C.C. (2d) 206, autorisation de pourvoi refusée (1971), 4 C.C.C. (2d) 566n; Renvoi relatif à Milgaard (Can.), [1992] 1 R.C.S. 866; R. c. Bentley (Deceased), [1998] E.W.J. No. 1165 (QL); R. c. Mattan, [1998] E.W.J. No. 4668 (QL); Solesbee c. Balkcom, 339 U.S. 9 (1950); Elledge c. Florida, 119 S. Ct. 366 (1998); Knight c. Florida, 120 S. Ct. 459 (1999); R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 6(1), 7, 11d), 12, 32(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46.
Convention européenne d’extradition, S.T.E. no 24, art. 11.
Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 37a).
Criminal Appeal Act 1995 (R.-U.), 1995, ch. 35.
Deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort, Rés. A.G. 44/128 (15 décembre 1989).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi de 1976 modifiant le droit pénal, no 2, S.C. 1974-75-76, ch. 105.
Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, L.C. 1998, ch. 35.
Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E‑23, art. 3, 25 [abr. & rempl. 1992, ch. 13, art. 5].
Loi sur l’extradition, L.C. 1999, ch. 18, art. 47.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques avec Protocole facultatif, R.T. Can. 1976 no 47, art. 6(5).
Protocole à la Convention américaine relative aux droits de l’homme traitant de l’abolition de la peine de mort (1990).
Protocole modifiant le Traité d’extradition entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique, R.T. Can. 1991 no 37, art. VII.
Protocole no 6 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales concernant l’abolition de la peine de mort, S.T.E. no 114.
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF.183/9, 17 juillet 1998.
Traité d’extradition entre le Canada et les États-Unis d’Amérique, R.T. Can. 1976 no 3, art. 6, 17 bis [aj. R.T. Can. 1991 no 37, art. VII].
Wash. Rev. Code Ann. §§10.95.030 [mod. 1993, ch. 479 §1], 10.95.040, 10.95.070 [mod. idem, §2], 10.95.180 [mod. 1996, ch. 251 §1] (West 1990 & Supp. 1999).
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S. David Frankel, c.r., et Deborah J. Strachan, pour l’appelant.
Edward L. Greenspan, c.r., et Alison Wheeler, pour l’intimé Burns.
Marlys A. Edwardh, Clayton Ruby, Jill Copeland et A. Breese Davies, pour l’intimé Rafay.
David Matas et Mark Hecht, pour l’intervenante Amnistie Internationale.
Argumentation écrite seulement par Martin W. Mason, pour l’intervenant
International Centre for Criminal Law & Human Rights.
Michael Lomer et James Lockyer, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association.
Richard C. C. Peck, c.r., et Nikos Harris, pour l’intervenante Washington Association of Criminal Defence Lawyers.
Argumentation écrite seulement par Lorne Waldman, pour l’intervenant le Sénat de la République italienne.
Version française du jugement rendu par
1 La Cour — Il faut accepter la possibilité que l’application d’un système juridique puisse entraîner des erreurs. La caractéristique particulière de la peine capitale est que, s’il y a erreur, celle-ci ne peut être corrigée. Au cours des dernières années, grâce en partie aux progrès réalisés en médecine légale, notamment dans le domaine des analyses génétiques, les tribunaux et les gouvernements, tant au Canada qu’à l’étranger, ont dans un certain nombre de cas reconnu que des personnes avaient été déclarées à tort coupables de meurtre, malgré toutes les garanties rigoureuses qui ont été mises en place pour protéger les innocents. De tels cas sont rares au Canada, mais si la peine de mort avait existé, des personnes innocentes auraient pu être mises à mort par l’État. Les noms Marshall, Milgaard, Morin, Sophonow et Parsons appellent à la prudence et à la circonspection dans les affaires de meurtre. Des déclarations de culpabilité erronées ont également été mises au jour à l’étranger, y compris dans des États des États-Unis où la peine de mort est encore prononcée et appliquée.
2 Le risque d’erreur judiciaire n’est qu’un des nombreux facteurs du processus de pondération qui régit la décision du ministre de la Justice d’extrader deux citoyens canadiens, Glen Sebastian Burns et Atif Ahmad Rafay, aux États‑Unis. En vertu d’un principe opposé de justice fondamentale, les Canadiens accusés d’avoir commis un crime aux États‑Unis peuvent habituellement s’attendre à être assujettis au droit que les citoyens de ce pays ont collectivement décidé d’appliquer aux infractions commises sur leur territoire, y compris les peines fixées à cet égard.
3 La sensibilisation au risque d’erreur judiciaire, conjuguée à la réticence plus grande du public envers l’idée que l’État enlève la vie à une personne et aux doutes qui existent quant à l’efficacité de peine de mort — par opposition à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans — comme moyen de dissuader la perpétration de meurtres ont amené le Canada, en 1976, à abolir la peine de mort à l’égard de toutes les infractions, hormis quelques infractions militaires, puis, en 1998, à abolir complètement cette peine.
4 Le point de vue abolitionniste est partagé par certains États américains, mais non la majorité de ceux‑ci. De fait, le Michigan, le Rhode Island et le Wisconsin ont aboli la peine de mort pour meurtre dans les années 1840 et 1850, des années avant le Portugal, premier État européen à le faire, et plus d’un siècle avant le Canada. À l’heure actuelle, les États‑Unis comptent 12 États abolitionnistes, alors que 38 États appliquent toujours la peine capitale. L’État de Washington, où les intimés sont recherchés pour meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes, est un État où la peine de mort est encore appliquée.
5 L’extradition des intimés est demandée en application du Traité d’extradition entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique, R.T. Can. 1976 no 3 (le « traité » ou le « traité d’extradition »), qui permet à l’État requis (en l’occurrence le Canada) de refuser l’extradition des fugitifs à moins que l’État requérant ne garantisse que la peine de mort ne leur sera pas infligée s’ils sont extradés et déclarés coupables. Le ministre a refusé de solliciter de telles assurances conformément à sa politique de n’en demander que dans des circonstances exceptionnelles, circonstances qui, a‑t‑il estimé, n’existaient pas en l’espèce.
6 Selon les intimés, le fait que le Canada ait par principe aboli la peine de mort et préconise énergiquement son abolition à l’échelle internationale indique que notre pays considère l’abolition de cette peine comme un principe fondamental de notre système de justice criminelle. Ils soutiennent que ce principe, conjugué au fait qu’ils sont citoyens canadiens et qu’ils avaient 18 ans au moment des infractions reprochées, a pour effet d’empêcher le ministre, du point de vue constitutionnel, de les extrader sans les assurances relatives à la peine de mort vers un État étranger où ils sont passibles de cette peine, que le Canada, en tant que société, n’autorise pas sur son territoire.
7 Pour sa part, le ministre affirme que les personnes qui commettent des crimes à l’étranger renoncent au bénéfice de la politique abolitionniste du Canada. Suivant cet argument, la Constitution n’oblige pas le Canada à chercher à imposer ses valeurs sur la scène internationale et à insister, comme préalable à l’extradition, pour que l’État requérant considère la peine capitale de la même façon que le système juridique canadien.
8 Nous reconnaissons que la Charte canadienne des droits et libertés n’érige pas une interdiction constitutionnelle empêchant dans tous les cas le ministre d’extrader la personne visée à moins d’avoir obtenu la garantie que la peine de mort ne lui sera pas infligée. Par contre, le ministre doit dans chaque cas (comme il l’a fait en l’espèce) soupeser les facteurs militant en faveur de l’extradition assortie des assurances prévues et ceux militant en faveur de l’extradition sans ces assurances. Cependant, pour les motifs qui suivent, nous estimons que, sauf cas exceptionnels, de telles assurances sont requises par la Constitution. Nous estimons en outre que la présente affaire ne présente aucune des circonstances exceptionnelles que le ministre doit établir avant de pouvoir extrader constitutionnellement les intéressés sans avoir obtenu les assurances prévues. En exigeant des assurances, le Canada ne violerait pas les obligations internationales prises par le gouvernement canadien en matière d’extradition, mais il exercerait plutôt un droit issu de traité dont ont explicitement convenu les États‑Unis. Nous souscrivons donc au résultat auquel la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique à la majorité est arrivée en l’espèce, mais non aux motifs qu’elle a exposés. Le pourvoi formé par le ministre doit par conséquent être rejeté.
I. Les faits
9 Les crimes reprochés aux intimés sont, comme l’affirme le ministre, des [traduction] « meurtre[s] bruta[ux] et choquant[s], commis de sang‑froid ». Le père, la mère et la soeur de l’intimé Rafay ont été trouvés battus à mort dans leur domicile de Bellevue, dans l’État de Washington, en juillet 1994. Burns et Rafay, qui s’étaient liés d’amitié lorsqu’ils fréquentaient l’école secondaire en Colombie‑Britannique, admettent qu’ils se trouvaient au domicile de Rafay le soir des meurtres. Ils disent être sortis le soir du 12 juillet 1994 et que, à leur retour, ils ont trouvé les corps des trois membres de la famille Rafay qui ont été assassinés. La maison, disent‑ils, semblait avoir été cambriolée.
10 Toutefois, s’il faut en croire les confessions qu’auraient faites les intimés à des agents d’infiltration de la GRC, les trois membres de la famille Rafay ont été battus à mort par l’intimé Burns pendant que l’intimé Rafay le regardait faire. Burns aurait dit à un agent que, portant uniquement des sous‑vêtements afin d’éviter de tacher ses vêtements de sang, il avait tué les trois victimes avec un bâton de baseball. Le père de Rafay, Tariq Rafay, et sa mère, Sultana Rafay, ont été battus à mort dans leur chambre à coucher. Les victimes ont été frappées avec une telle violence que le plafond et les quatre murs de la chambre étaient maculés de sang. La soeur de l’intimé Rafay, Basma Rafay, a été frappée à la tête et laissée pour morte à l’étage inférieur de la maison. Elle est décédée subséquemment à l’hôpital. Burns aurait affirmé que, après ces agressions, il a pris une douche au domicile des Rafay pour se nettoyer du sang des victimes. La découverte de cheveux ayant des caractéristiques caucasiennes dans la douche située près de la chambre des parents, où ceux‑ci ont été tués, appuie cette version des faits. Il y avait aussi des traces de sang dilué sur de larges sections de la cabine de la douche. Les intimés auraient dit aux policiers avoir roulé en voiture dans les environs de la municipalité afin de disposer de divers articles qui auraient été utilisés pour les assassinats ainsi que de certains appareils électroniques appartenant aux parents, apparemment pour simuler un cambriolage. L’intimé Rafay aurait également raconté à l’agent que les meurtres étaient [traduction] « un sacrifice nécessaire afin qu’il puisse obtenir ce qu’il voulait dans la vie ». En cas de décès de tous les autres membres de sa famille, Rafay est censé hériter des biens de ses parents et du produit de leur police d’assurance vie. Burns, allègue-t-on, aurait convenu avec Rafay de participer à l’affaire en échange d’une part de ce qu’elle rapporterait. Il était, prétend la poursuite, un tueur à gage.
11 La police de Bellevue soupçonnait les deux intimés, mais elle n’avait pas suffisamment de preuves pour porter des accusations contre eux. Lorsque les intimés sont retournés au Canada, la police de Bellevue a demandé à la GRC de collaborer à leur enquête sur les meurtres. La GRC a mis en branle une opération d’infiltration soigneusement préparée qui, selon la GRC, s’est révélée fructueuse en bout de ligne. Un agent de la GRC qui s’était fait passer pour le patron d’une organisation criminelle a subséquemment témoigné que, après avoir gagné la confiance des intimés, il les a à maintes reprises mis au défi de dissiper le scepticisme qu’il disait avoir quant à leur courage pour les actes vraiment violents. Les intimés auraient tenté de le rassurer en se vantant à propos de leur rôle respectif dans les meurtres de Bellevue.
12 Les intimés maintiennent leur innocence. Ils affirment que, lorsqu’ils auraient fait leurs confessions à la police, ils jouaient la comédie au même titre que l’agent d’infiltration auquel ils ont avoué leurs crimes. À ce stade du processus criminel dans l’État de Washington, ils ont droit à la présomption d’innocence. Il reviendra à un jury dans cet État de départager tout cela.
13 Les intimés ont été arrêtés en Colombie‑Britannique et une ordonnance d’incarcération en vue de leur extradition a été rendue dans l’attente de la décision du ministre de la Justice au sujet de leur remise. Le ministre de l’époque, Allan Rock, a signé un arrêté d’extradition inconditionnel permettant que les deux intimés soient extradés vers l’État de Washington afin d’y subir leur procès sans que des assurances aient été reçues relativement à la peine de mort. S’ils sont déclarés coupables, les intimés sont passibles soit de l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle soit de la peine de mort. Dans l’État de Washington, le condamné est exécuté au moyen d’une injection mortelle, sauf s’il choisit la pendaison (Revised Code of Washington §10.95.180(1)).
II. La décision du ministre
14 Une affaire d’extradition n’est soumise au ministre que lorsque le juge d’extradition estime que l’infraction relève du champ d’application du traité et que la preuve établit, à première vue, que le fugitif a commis le crime dont il est accusé dans l’État étranger (Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536, p. 553). À cette étape, après avoir entendu les observations des parties, le ministre décide, en vertu du par. 25(1) de la Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E‑23, si le fugitif doit être livré ou non à l’État requérant et, si oui, à quelles conditions.
15 En l’espèce, le ministre a agi en supposant que, dans l’État de Washington, la poursuite demanderait la peine de mort.
16 Les intimés ont affirmé au ministre que le par. 6(1) de la Charte leur donne le droit de demeurer au Canada et que, en conséquence, il était tenu de se demander si les intimés pouvaient être poursuivis au Canada plutôt qu’extradés, possibilité que permet l’article 17 bis du traité d’extradition et qui a été envisagée comme une solution possible par notre Cour dans États‑Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469. Malgré l’existence d’éléments de preuve indiquant que les meurtres avaient été planifiés au Canada, aucun assassinat n’a été commis ici. Les responsables des poursuites au Canada ont estimé que les autorités canadiennes ne pourraient poursuivre les intimés que pour complot en vue de commettre un meurtre. La décision de porter des accusations relevait de la compétence exclusive du procureur général de la Colombie‑Britannique, qui avait décidé, avant que la présente affaire ne soit soumise au ministre fédéral, que la preuve était insuffisante pour étayer une accusation de complot.
17 Les intimés ont également fait valoir au ministre qu’il était tenu par le par. 6(1) et les art. 7 et 12 de la Charte de demander des assurances que la peine de mort ne serait pas infligée. Ils ont prétendu que leur extradition inconditionnelle vers un pays où ils risquent la peine de mort « choquerait la conscience des Canadiens » en raison de leur âge (18 ans au moment de l’infraction) et de leur nationalité (canadienne). Les intimés ont tenté de distinguer la présente affaire des arrêts Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, et Renvoi relatif à l’extradition de Ng (Can.), [1991] 2 R.C.S. 858, en s’appuyant principalement sur le fondement que, contrairement aux fugitifs dans ces affaires, ils bénéficiaient des droits garantis au par. 6(1) de la Charte du fait qu’ils sont des citoyens canadiens. Ils n’étaient pas des étrangers cherchant à utiliser le Canada comme « refuge sûr ». Le Canada est plutôt leur pays d’origine et, de prétendre les intimés, le gouvernement canadien n’a pas le droit de les expulser lorsqu’ils courent le risque de ne jamais revenir. Agir ainsi, ont plaidé les intimés, reviendrait à prononcer leur exil et leur bannissement, en violation du par. 6(1) de la Charte : Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, et Cotroni, précité.
18 Le ministre a affirmé que des assurances ne doivent être demandées que dans les cas où les faits particuliers de l’affaire justifient l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire et qu’elles ne doivent pas être demandées de façon routinière en vertu de l’article 6 du traité chaque fois que la peine de mort est applicable. Le ministre a estimé que les facteurs énoncés dans l’arrêt Kindler ne commandaient pas que l’on demande des assurances en l’espèce. Malgré leur « jeunesse », les intimés sont, du fait de leur âge, considérés comme des adultes dans le système criminel canadien. Le ministre a estimé que la citoyenneté canadienne ne constituait pas en soi une « circonstance spéciale » permettant aux intimés d’échapper à toutes les conséquences du processus de détermination de la peine aux États‑Unis, là où les meurtres ont été commis.
19 Le ministre a également rejeté la prétention des intimés que le fait de les extrader sans les assurances prévues correspondrait à l’exil et au bannissement. L’extradition d’une personne vers un pays où elle risque la peine de mort n’équivaut pas au bannissement, puisque l’objectif fondamental de l’extradition est simplement de faire en sorte que cette personne fasse l’objet de poursuites criminelles. Le ministre a estimé que le Canada ne devrait pas tolérer que son territoire devienne un refuge sûr pour les personnes, même les Canadiens, qui cherchent à échapper à la justice. En outre, il n’y aurait pas d’exil puisque, une fois les poursuites criminelles terminées complètement, le gouvernement canadien n’empêcherait pas les intimés de revenir au Canada. En définitive, la nationalité canadienne a tout simplement constitué l’un des divers facteurs qui ont été pris en compte par le ministre, mais il n’a pas été déterminant. Comme il a été indiqué plus tôt, le ministre a signé l’arrêté d’extradition sans demander ni obtenir d’assurances.
III. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique
20 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a infirmé la décision du ministre et a ordonné à celui-ci de demander les assurances prévues à l’article 6 du traité d’extradition à titre de condition de remise (le juge Hollinrake étant dissident) : (1997), 94 B.C.A.C. 59. Le juge Donald, aux motifs duquel a souscrit le juge en chef McEachern de la Colombie-Britannique, a souligné que, si les intimés étaient mis à mort dans l’État de Washington, ils ne seraient plus en mesure d’exercer le droit de revenir au Canada en vertu du par. 6(1) de la Charte. Il a rejeté les arguments de l’avocat du ministre que la peine de mort n’est pas un facteur dans le processus d’extradition, lequel ne fait rien de plus que permettre le renvoi à procès. Le lien de causalité entre la remise de la personne visée et la privation du droit garanti par le par. 6(1) de la Charte était pour lui [traduction] « évident et incontestable », et il a dit ceci, au par. 30 :
[traduction] L’analyse établie dans Kindler est inapplicable dans le cas des citoyens canadiens passibles de la peine de mort car le gouvernement, représenté par le ministre, a l’obligation de ne pas contraindre des citoyens à quitter le pays lorsqu’ils risquent de ne jamais y revenir. Il s’agit d’une obligation plus grande et différente de celle qui incombe envers les étrangers.
21 Le juge Donald de la Cour d’appel a rejeté l’idée que l’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle, qui est la seule solution de rechange à la peine de mort dans l’État de Washington, viole aussi le par. 6(1) de la Charte, affirmant que, [traduction] « tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir » (par. 27). Le juge Donald a distingué le présent cas de l’arrêt Kindler sur le fondement que les citoyens canadiens ont parfaitement le droit de considérer le Canada comme un refuge sûr. D’affirmer le juge Donald, [traduction] « [u]ne personne est justifiée de considérer son pays comme un refuge, et la possibilité d’invoquer les garanties prévues par la Constitution est une caractéristique de la citoyenneté » (par. 54).
22 Relativement aux art. 7 et 12 de la Charte, le juge Donald a estimé être lié par les arrêts Kindler et Ng de notre Cour et il a considéré que ces articles n’étaient d’aucun secours aux intimés puisque, pour autant qu’ils s’appliquent, ils s’appliquent tant aux citoyens canadiens qu’aux non‑citoyens.
23 Le juge Donald a ensuite conclu que non seulement le par. 6(1) de la Charte était violé par la remise inconditionnelle, mais également que, du point de vue du droit administratif, le ministre n’avait pas exercé régulièrement son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il avait refusé de demander les assurances prévues à l’article 6 du traité. Au lieu d’affirmer que des assurances ne sont demandées que dans des cas « spéciaux », le ministre est tenu de déterminer quelle est la décision appropriée dans chaque cas eu égard aux circonstances, [traduction] « sans s’encombrer de règles visant à faire face à une charge de travail hypothétique » (par. 43). Appliquant ce dernier critère, le juge Donald a estimé que le ministre aurait dû accorder plus d’importance au jeune âge des intimés et à leur nationalité canadienne, et qu’il aurait dû demander des assurances avant de signer l’arrêté d’extradition.
24 Pour sa part, le juge dissident Hollinrake n’aurait pas modifié la décision du ministre. Il a jugé que les arrêts Kindler et Ng étaient déterminants, même lorsque les fugitifs sont des citoyens canadiens. C’est l’État de Washington, et non le ministre, qui priverait les intimés des droits que leur garantit l’art. 6 de la Charte si, en bout de ligne, ils devaient être exécutés.
IV. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes
25 Charte canadienne des droits et libertés
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
32. (1) La présente Charte s’applique :
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;
b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.
Loi constitutionnelle de 1982
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E‑23 (mod. par L.C. 1992, ch. 13)
25. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie et sur demande d’un État étranger, le ministre de la Justice, dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la date de l’ordonnance d’incarcération du fugitif, peut, par arrêté, ordonner que celui‑ci soit livré à l’agent ou aux agents de cet État qui, à son avis, sont autorisés à agir au nom de celui‑ci dans l’affaire.
V. Les dispositions pertinentes des documents internationaux
26 Traité d’extradition entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique (modifié par un échange de notes), R.T. Can. 1976 no 3, en vigueur le 22 mars 1976
Article 6
Lorsque l’infraction motivant la demande d’extradition est punissable de la peine de mort en vertu des lois de l’État requérant et que les lois de l’État requis n’autorisent pas cette peine pour une telle infraction, l’extradition peut être refusée à moins que l’État requérant ne garantisse à l’État requis, d’une manière jugée suffisante par ce dernier, que la peine de mort ne sera pas infligée ou, si elle l’est, ne sera pas appliquée.
Protocole modifiant le Traité d’extradition entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États‑Unis d’Amérique, R.T. Can. 1991 no 37, en vigueur le 26 novembre 1991, article VII
Article 17 bis
Si les deux Parties contractantes ont compétence pour exercer l’action pénale contre l’individu pour l’infraction visée par la demande d’extradition, l’exécutif de l’État requis, après avoir consulté l’exécutif de l’État requérant, décide s’il y a lieu d’extrader l’individu ou de soumettre le cas à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale. Avant de prendre cette décision, l’État requis considère tous les facteurs pertinents, notamment :
(i) le lieu où l’individu projetait de commettre l’infraction ou de causer le préjudice ou a commis l’infraction ou causé le préjudice;
(ii) les intérêts respectifs des Parties contractantes;
(iii) la nationalité de la victime ou de la personne visée; et
(iv) la disponibilité des preuves et l’endroit où elles se trouvent.
VI. Revised Code of Washington
[traduction]
27 10.95.030. Peines pour meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes
(1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, toute personne déclarée coupable de meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes est condamnée à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle. La personne condamnée à l’emprisonnement à perpétuité en vertu du présent article ne peut se voir accorder de sursis, de report ou de commutation de cette peine par quelque titulaire de fonctions judiciaires, et la commission des peines d’emprisonnement indéterminées et des libérations conditionnelles ou tout organisme successeur ne peut lui accorder de libération conditionnelle ni réduire sa période d’incarcération de quelque manière que ce soit, notamment par l’application de quelque réduction de peine pour bonne conduite. Un tel prisonnier ne peut être autorisé par le ministère des services sociaux et de la santé ou tout organisme successeur ni par un fonctionnaire compétent à participer à quelque programme de libération ou de congé que ce soit.
(2) Si, au terme d’une audience spéciale de détermination de la peine tenue en vertu de l’art. 10.95.050 du RCW, le juge des faits estime qu’il n’y a pas suffisamment de circonstances atténuantes justifiant d’accorder la clémence, la sentence est la peine de mort. . .