COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Murray‑Hall c. Québec (Procureur général), 2023 CSC 10
Appel entendu : 15 septembre 2022
Jugement rendu : 14 avril 2023
Dossier : 39906
Entre :
Janick Murray-Hall
Appelant
et
Procureur général du Québec
Intimé
- et -
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Canadian Association for Progress in Justice, Société canadienne du cancer, Cannabis Amnesty, Cannabis Council of Canada et Association québécoise de l’industrie du cannabis
Intervenants
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
Motifs de jugement :
(par. 1 à 106)
Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
Janick Murray‑Hall Appelant
c.
Procureur général du Québec Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général du Manitoba,
procureur général de la Colombie‑Britannique,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta,
Canadian Association for Progress in Justice,
Société canadienne du cancer,
Cannabis Amnesty,
Cannabis Council of Canada et
Association québécoise de l’industrie du cannabis Intervenants
Répertorié : Murray‑Hall c. Québec (Procureur général)
2023 CSC 10
No du greffe : 39906.
2022 : 15 septembre; 2023 : 14 avril.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel du québec
Droit constitutionnel — Partage des compétences — Théorie du double aspect — Prépondérance fédérale — Possession et culture de plantes de cannabis dans une maison d’habitation — Adoption par le Parlement d’une loi interdisant à tout individu d’avoir en sa possession ou de cultiver plus de quatre plantes de cannabis à domicile — Adoption par le législateur québécois d’une loi réglementant le cannabis qui inclut des dispositions prohibant complètement la possession et la culture de plantes de cannabis à domicile — Les dispositions de la loi québécoise interdisant la possession et la culture de plantes de cannabis à domicile sont-elles constitutionnellement valides au vu du partage des compétences? — Dans l’affirmative, sont-elles opérantes au regard de la doctrine de la prépondérance fédérale? — Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(27), 92(13), 92(16) — Loi encadrant le cannabis, RLRQ, c. C-5.3, art. 5, 10.
En juin 2018, le Parlement fédéral adopte la Loi sur le cannabis (« Loi fédérale ») qui décriminalise l’usage récréatif du cannabis. Cette loi prohibe la possession de plantes de cannabis ainsi que la culture de telles plantes à des fins personnelles, mais exempte de ces prohibitions la possession et la culture d’au plus quatre plantes. Au même moment, le législateur québécois met en place son propre régime de réglementation du cannabis en adoptant un projet de loi qui, entre autres, crée la Société québécoise du cannabis (« SQDC »), laquelle exerce un monopole de vente du cannabis au Québec. Il édicte également la Loi encadrant le cannabis (« Loi provinciale »). Les articles 5 et 10 de la Loi provinciale interdisent totalement la possession de plantes de cannabis ainsi que la culture de telles plantes à des fins personnelles dans une maison d’habitation. Ces interdictions sont assorties d’amendes.
En octobre 2018, M intente en Cour supérieure une action en son nom et au nom de toutes les personnes qui, au Québec, sont susceptibles d’être poursuivies pour possession, dans leur maison d’habitation, d’une plante de cannabis. Il soutient que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale relèvent de la compétence fédérale en matière de droit criminel prévue au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, et outrepassent les chefs de compétence reconnus aux provinces. Il demande à la Cour supérieure de déclarer ces dispositions ultra vires ou, à titre subsidiaire, inopérantes par application de la doctrine de la prépondérance fédérale. La Cour supérieure déclare les art. 5 et 10 de la Loi provinciale constitutionnellement invalides. La Cour d’appel infirme le jugement de première instance et confirme la validité constitutionnelle des art. 5 et 10, pour le motif que ceux-ci relèvent des compétences conférées aux provinces par les par. 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867. Elle conclut de surcroît que les dispositions contestées sont opérantes.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
Les articles 5 et 10 de la Loi provinciale constituent un exercice valide par la législature du Québec des compétences que lui confèrent les par. 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867. De plus, les dispositions n’entravent pas la réalisation de l’objet du texte de loi fédéral et elles sont en conséquence opérantes.
Pour décider si une loi ou certaines de ses dispositions sont constitutionnellement valides au regard du partage des compétences, il faut d’abord procéder à la qualification de cette loi ou de ces dispositions, puis, sur cette base, à leur classification parmi les chefs de compétence énumérés aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.
À l’étape de la qualification, il s’agit de déterminer le caractère véritable de la loi en examinant son objet et ses effets. Aux fins d’analyse de l’objet, les tribunaux font appel à des éléments de preuve intrinsèque, c’est-à-dire au texte même de la loi, ainsi qu’à des éléments de preuve extrinsèque tels que les débats parlementaires. Dans leur examen des effets de la loi, les tribunaux tiennent compte tant de ses effets juridiques (ceux étant directement liés aux dispositions de la loi elle‑même), que de ses effets pratiques (les effets secondaires découlant de son application). Lorsque des dispositions bien précises d’une loi qui, prétend-on, font partie intégrante d’un régime de réglementation, sont attaquées, les tribunaux qualifient d’abord les dispositions plutôt que de s’intéresser à la validité de la loi dans son ensemble. Mais cela ne signifie pas qu’il faille interpréter isolément les dispositions. Une lecture et analyse contextuelle des dispositions contestées qui prend en compte le régime de réglementation au sein duquel elles sont intégrées s’avère cruciale pour distinguer l’objet de la loi des moyens retenus pour le réaliser.
En l’espèce, il est indispensable d’analyser les art. 5 et 10 de la Loi provinciale au regard de leur contexte et non pas de leur simple libellé. En ce qui concerne les éléments de preuve intrinsèque aux fins d’analyse de l’objet, un survol de la Loi provinciale révèle un vaste système de réglementation incluant la création d’un monopole d’État, confié à la SQDC, qui supervise chacune des étapes préalables à l’achat par les citoyens de cannabis dans le but d’assurer la protection de la santé et de la sécurité de la population. Les articles 5 et 10 ne poursuivent pas l’objectif autonome et indépendant d’interdire la possession et la culture de plantes de cannabis à des fins personnelles. Les interdictions elles-mêmes sont un moyen, parmi un large éventail de mesures, pour réaliser les objectifs de santé et de sécurité publiques de la Loi provinciale puisqu’elles agissent comme de sérieux incitatifs à l’intégration des consommateurs au marché licite du cannabis. En ce qui concerne les éléments de preuve extrinsèque, les interventions des parlementaires québécois confirment que les interdictions facilitent l’approvisionnement des consommateurs auprès de la SQDC. Les dispositions contestées ne représentent pas une tentative déguisée de réédicter les interdictions de possession et culture de cannabis abrogées par le Parlement, vu l’absence totale de preuve d’un dessein législatif dit inapproprié. Quant aux effets des dispositions contestées, celles-ci ont pour conséquence pratique d’empêcher les citoyens de posséder et de cultiver des plantes de cannabis à des fins personnelles et d’obliger les consommateurs à s’approvisionner auprès de la SQDC. En ce qui concerne les conséquences juridiques, les dispositions prohibent la possession et la culture de plantes de cannabis et imposent des sanctions pénales en cas de contravention. Ensemble, les effets juridiques et pratiques confirment la conclusion découlant de l’analyse de la preuve intrinsèque et extrinsèque : les art. 5 et 10 de la Loi provinciale ont pour caractère véritable d’assurer l’efficacité du monopole étatique de vente du cannabis afin de protéger la santé et de la sécurité du public, particulièrement celles des jeunes, contre les méfaits de cette substance.
À l’étape de la classification, il s’agit de déterminer si les dispositions contestées relèvent de la compétence du fédéral sur le droit criminel prévue au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, ou des compétences attribuées aux provinces sur la propriété et les droits civils ainsi que sur les matières de nature purement locale ou privée par les par. 92(13) et (16) respectivement. En l’espèce, même si les art. 5 et 10 présentent en apparence les caractéristiques d’une règle de droit criminel, en ce qu’ils prévoient des interdictions assorties de sanctions et reposent sur un objet valide de droit criminel, ils ne doivent pas pour autant être classés sous le par. 91(27). La décriminalisation partielle du cannabis par le Parlement a ouvert la voie à l’intervention législative des provinces. En interdisant la possession et la culture à domicile de plantes de cannabis, le législateur québécois a exercé le pouvoir que lui confère le par. 92(15) d’édicter des mesures pénales destinées à la mise en œuvre d’une loi par ailleurs valide. Les articles 5 et 10, qui contribuent à assurer l’efficacité du monopole étatique et ainsi à protéger la santé et la sécurité du public, se rattachent clairement aux chefs de compétence provinciaux puisque les interventions législatives des provinces en matière de santé publique ont pour assises principales la compétence large et plénière sur la propriété et les droits civils (par. 92(13)), ainsi que la compétence résiduelle sur les matières de nature purement locale ou privée dans la province (par. 92(16)). L’intervention du législateur québécois dans le domaine de la santé témoigne ici d’un esprit de réglementation, et non pas de répression d’une menace ou d’un mal. Cela est d’importance puisque la santé, en tant que matière non attribuée dans la Loi constitutionnelle de 1867, fait l’objet d’un chevauchement de compétences. En vertu de la doctrine du double aspect, le Parlement et les législatures provinciales peuvent adopter des lois sur des matières qui, par leur nature même, comportent à la fois une facette provinciale et une facette fédérale. L’encadrement de l’usage du cannabis présente un double aspect en ce qu’il peut être abordé suivant la perspective du droit criminel (en vertu du par. 91(27)), en réprimant un mal, ou un effet nuisible ou indésirable pour le public; et celle de la santé ou du commerce (en vertu des par. 92(13) et (16)), en réglementant notamment les conditions de production, de distribution et de vente de la substance. Les articles 5 et 10 de la Loi provinciale, qui encadrent l’usage du cannabis suivant cette deuxième perspective normative, sont en conséquence intra vires de la législature québécoise.
Des dispositions d’une loi provinciale qui sont déclarées constitutionnellement valides peuvent néanmoins être déclarées inopérantes, suivant la doctrine de la prépondérance fédérale, dans les cas où il existe (1) un conflit d’application; ou (2) une entrave à la réalisation de l’objet de la loi fédérale. En l’espèce, la seule question qui se pose consiste à décider s’il existe un conflit d’objets, ce qui suppose d’établir d’abord quel est l’objet de la Loi fédérale et de déterminer ensuite si les dispositions de la Loi provinciale sont incompatibles avec cet objet.
La Loi fédérale n’a pas pour objet de créer, et ce, dans le but de limiter les activités illicites liées au cannabis, des droits positifs permettant de posséder et de cultiver à des fins personnelles au plus quatre plantes de cannabis. Une telle interprétation ne correspond pas à la nature essentiellement prohibitive du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel, et n’est pas appuyée par le texte de la Loi fédérale. Les interdictions aux art. 5 et 10 de la Loi provinciale répondent directement à plusieurs des objectifs de la Loi fédérale énumérés à l’art. 7 de cette loi. De plus, même si les approches retenues respectivement par le législateur fédéral et le législateur provincial à l’égard de l’auto-culture du cannabis sont différentes, la Loi provinciale témoigne au même titre que la Loi fédérale d’un souci de lutter contre le crime organisé. Les objectifs de santé et de sécurité publiques poursuivis par la Loi provinciale et ses interdictions aux art. 5 et 10 sont donc en harmonie avec les objectifs visés par la Loi fédérale, et il n’y a pas lieu de conclure à l’existence d’un conflit d’objets.
Jurisprudence
Arrêt appliqué : Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188; distinction d’avec l’arrêt : R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463; arrêts examinés : Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569; Procureur général du Canada c. Transports Nationaux du Canada, Ltée, 1983 CanLII 36 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 206; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693; Reference as to the Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, 1948 CanLII 2 (SCC), [1949] R.C.S. 1; Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6; Schneider c. La Reine, 1982 CanLII 26 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 112; arrêts mentionnés : Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, [2020] 2 R.C.S. 283; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), 1992 CanLII 110 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 3; Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457; Westendorp c. La Reine, 1983 CanLII 1 (CSC), [1983] 1 R.C.S. 43; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373; Renvoi relatif à la Upper Churchill Water Rights Reversion Act, 1984 CanLII 17 (CSC), [1984] 1 R.C.S. 297; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791; Dupond c. Ville de Montréal, 1978 CanLII 201 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 770; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134; R. c. Hydro‑Québec, 1997 CanLII 318 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 213; Rio Hotel Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool), 1987 CanLII 72 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 59; Transport Desgagnés inc. c. Wärtsilä Canada Inc., 2019 CSC 58, [2019] 4 R.C.S. 228; Reference re The Farm Products Marketing Act, 1957 CanLII 1 (SCC), [1957] R.C.S. 198; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, 1978 CanLII 6 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 662; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1995 CanLII 69 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 453; SEFPO c. Ontario (Procureur général), 1987 CanLII 71 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 2; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, 1982 CanLII 55 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 161; Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419; Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, 1982 CanLII 29 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 307; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536; Proprietary Articles Trade Association c. Attorney General for Canada, 1931 CanLII 385 (UK JCPC), [1931] A.C. 310; R. c. Sharma, 2022 CSC 39; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2, [2007] 1 R.C.S. 38; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76.
Lois et règlements cités
Loi concernant la lutte contre le tabagisme, RLRQ, c. L‑6.2, art. 13, 14.4.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91, 92.
Loi de l’opium et des drogues narcotiques, 1923, S.C. 1923, c. 22.
Loi encadrant le cannabis, RLRQ, c. C‑5.3, art. 1 al. 1, al. 2, 5, 10, 25, 27, 29, 30, 31 al. 2, 33, 34 à 39, 40 à 42, 44, 45, 56, 57.
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19, art. 4 à 7.1, ann. II.
Loi sur la réglementation des alcools, des jeux et du cannabis, C.P.L.M., c. L153, art. 101.13(1), 101.15.
Loi sur la Société des alcools du Québec, RLRQ, c. S‑13, art. 16.1 al. 1.
Loi sur le cannabis, L.C. 2018, c. 16, art. 2 « cannabis illicite », 7, 8(1)b), e), 9(1)a)(iv), 12(4), 13(1).
Projet de loi C‑45, Loi concernant le cannabis et modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, le Code criminel et d’autres lois, 1re sess., 42e lég., 2018.
Projet de loi no 157, Loi constituant la Société québécoise du cannabis, édictant la Loi encadrant le cannabis et modifiant diverses dispositions en matière de sécurité routière, 1re sess., 41e lég., 2018, art. 3.
Règlement déterminant d’autres catégories de cannabis qui peuvent être vendues par la Société québécoise du cannabis et certaines normes relatives à la composition et aux caractéristiques du cannabis, RLRQ, c. C‑5.3, r. 0.1.
Règlement sur la formation relative à la vente au détail de cannabis et sur les renseignements à communiquer à l’acheteur lors de toute vente de cannabis, RLRQ, c. C‑5.3, r. 1, art. 1, ann. I.
Doctrine et autres documents cités
Brun, Henri, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet. Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 314, 1re sess., 42e lég., 13 juin 2018, p. 20875.
Québec. Assemblée nationale. Journal des débats, vol. 44, no 346, 1re sess., 41e lég., 6 juin 2018, p. 21972‑21973.
Québec. Assemblée nationale. Journal des débats de la Commission permanente de la santé et des services sociaux, vol. 44, no 189, 1re sess., 41e lég., 21 mars 2018, p. 22, 35.
Québec. Assemblée nationale. Journal des débats de la Commission permanente de la santé et des services sociaux, vol. 44, no 191, 1re sess., 41e lég., 27 mars 2018, p. 3.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Thibault, Pelletier et Rancourt), 2021 QCCA 1325, [2021] AZ‑51792418, [2021] J.Q. no 10432 (QL), 2021 CarswellQue 13667 (WL), qui a infirmé une décision de la juge Lavoie, 2019 QCCS 3664, [2019] AZ‑51625540, [2019] J.Q. no 7561 (QL), 2019 CarswellQue 7632 (WL). Pourvoi rejeté.
Maxime Guérin, pour l’appelant.
Patricia Blair et Frédéric Perreault, pour l’intimé.
Hera Evans et S. Zachary Green, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Kathryn Hart et Deborah Carlson, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
Jonathan Penner et Robert Danay, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Thomson Irvine, c.r., et Noah Wernikowski, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
David N. Kamal et Nathaniel Gartke, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Olga Redko et Ryan D. W. Dalziel, c.r., pour l’intervenante Canadian Association for Progress in Justice.
Robert Cunningham et Fady Toban, pour l’intervenante la Société canadienne du cancer.
Ren Bucholz et Annamaria Enenajor, pour l’intervenante Cannabis Amnesty.
Adam Goldenberg et Holly Kallmeyer, pour les intervenants Cannabis Council of Canada et l’Association québécoise de l’industrie du cannabis.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Le juge en chef —
[1] Il y a quelques années, le Parlement fédéral a édicté une loi sur le cannabis. Suivant cette loi, il est interdit à tout individu d’avoir en sa possession ou de cultiver plus de quatre plantes de cannabis à son domicile. Les provinces et les territoires ont par la suite adopté leurs propres lois afin de réglementer des questions d’ordre pratique telles les modalités de vente et d’entreposage du cannabis. Dans le cadre d’un vaste projet législatif incluant l’instauration d’un monopole de vente du cannabis, le législateur québécois a pour sa part adopté des dispositions prohibant complètement la possession et la culture de plantes de cannabis à domicile, quel que soit le nombre de plantes. Dans le présent pourvoi, il s’agit de décider si les dispositions québécoises sont constitutionnellement valides au vu du partage des compétences et, dans l’affirmative, si elles sont opérantes au regard de la doctrine de la prépondérance fédérale. Pour les motifs qui suivent, je conclus que les dispositions contestées constituent un exercice valide par la législature du Québec des compétences que lui confèrent les par. 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867. Je conclus également que les dispositions contestées n’entravent pas la réalisation de l’objet du texte de loi fédéral et qu’elles sont en conséquence opérantes.
[2] Dans les présents motifs, je n’émets aucune opinion sur l’opportunité ou le bien-fondé des approches retenues respectivement par le Parlement et le législateur québécois. Je m’attache à expliquer pourquoi deux approches à l’égard de l’auto‑culture de cannabis — l’approche fédérale dite plus « permissive », et l’approche québécoise dite plus « restrictive » — peuvent coexister sur le plan juridique au sein de la fédération canadienne.
I. Contexte
[3] En 2018, le Canada est devenu le deuxième pays du monde après l’Uruguay, et le tout premier pays du G7, à décriminaliser l’usage récréatif du cannabis. La décriminalisation de cette substance psychoactive, aussi appelée marijuana, marque un véritable changement d’approche par rapport à celle qui était suivie au pays depuis près d’un siècle. En effet, la consommation, la possession et la vente du cannabis avaient été criminalisées pour la première fois en 1923, lorsque cette substance fut ajoutée à la liste des stupéfiants bannis par la Loi de l’opium et des drogues narcotiques, 1923, S.C. 1923, c. 22. Le cannabis a, de nombreuses décennies plus tard, été inscrit à la liste des substances contrôlées figurant à l’ann. II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 (« LRDS »).
[4] Le 19 juin 2018, le Parlement fédéral a adopté le projet de loi C-45, Loi concernant le cannabis et modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, le Code criminel et d’autres lois, 1re sess., 42e lég. Cette loi est entrée en vigueur le 17 octobre 2018 sous le nom de Loi sur le cannabis, L.C. 2018, c. 16 (« Loi fédérale »). La décriminalisation de l’usage récréatif du cannabis est au cœur de cette mesure législative qui soustrait cette substance à l’application des interdictions criminelles prévues aux art. 4 à 7.1 de la LRDS. La Loi fédérale prohibe la possession de plantes de cannabis ainsi que la culture de telles plantes à des fins personnelles, mais exempte de ces prohibitions la possession et la culture d’au plus quatre plantes. Les dispositions créant ces prohibitions sont rédigées ainsi :
Possession
8 (1) Sauf autorisation prévue sous le régime de la présente loi :
. . .
e) il est interdit à tout individu d’avoir en sa possession plus de quatre plantes de cannabis qui sont ni en train de bourgeonner ni en train de fleurir;
. . .
Production
12 . . .
. . .
Culture, multiplication ou récolte — individu âgé de dix-huit ans ou plus
(4) Sauf autorisation prévue sous le régime de la présente loi, il est interdit à tout individu âgé de dix-huit ans ou plus de se livrer aux activités suivantes :
. . .
b) cultiver, multiplier ou récolter plus de quatre plantes de cannabis au même moment dans sa maison d’habitation, ou offrir de le faire.
[5] L’adoption de la Loi fédérale représente un changement de paradigme dans le paysage juridique canadien. D’une approche axée sur la répression, le Canada a migré à un régime confiant aux provinces la responsabilité de déterminer le cadre régissant la vente et la distribution du cannabis sur leur territoire respectif. En d’autres mots, les provinces sont appelées à légiférer, dans leurs champs de compétence, sur une substance qui faisait jusqu’alors, et ce, depuis près d’un siècle, l’objet de prohibitions de nature criminelle. Les lois et règlements établis par les provinces parallèlement à la Loi fédérale instaurent principalement des règles encadrant la vente de la substance, par exemple en ce qui a trait à l’emplacement, au fonctionnement et au personnel des magasins où sont vendus les différents produits du cannabis. Bon nombre des mesures législatives provinciales prévoient également des restrictions supplémentaires, qui s’ajoutent au cadre législatif fédéral, notamment pour ce qui est de l’âge minimal requis pour acheter du cannabis, de la limite applicable en matière de possession de cette substance et des lieux où celle-ci peut être consommée en public.
[6] Le 12 juin 2018, le législateur québécois a mis en place son propre régime de réglementation du cannabis en adoptant le projet de loi no 157, Loi constituant la Société québécoise du cannabis, édictant la Loi encadrant le cannabis et modifiant diverses dispositions en matière de sécurité routière, 1re sess., 41e lég. La création de la Société québécoise du cannabis (« SQDC »), une filiale de la Société des alcools du Québec exerçant un monopole de vente de la substance au Québec, a été l’une des mesures les plus importantes. L’édiction de la Loi encadrant le cannabis, RLRQ, c. C‑5.3 (« Loi provinciale ») en a été une autre. La Loi provinciale comprend une vaste gamme de dispositions concernant la possession, la culture, l’usage, le transport, l’entreposage, la vente et la promotion du cannabis sur le territoire du Québec. Les dispositions particulières de la Loi provinciale qui sont contestées en l’espèce sont les art. 5 et 10, qui interdisent totalement la possession de plantes de cannabis ainsi que la culture de telles plantes à des fins personnelles dans une maison d’habitation. Ces interdictions sont assorties d’amendes allant de 250 $ à 750 $, lesquelles sont portées au double en cas de récidive:
5. Il est interdit d’avoir en sa possession une plante de cannabis.
Quiconque contrevient aux dispositions du premier alinéa commet une infraction et est passible d’une amende de 250 $ à 750 $. En cas de récidive, ces montants sont portés au double.
10. Il est interdit de faire la culture de cannabis à des fins personnelles.
Cette interdiction de culture s’applique notamment à la plantation des graines et des plantes, la reproduction des plantes par boutures, la culture des plantes et la récolte de leur production.
Quiconque contrevient aux dispositions du premier alinéa en faisant la culture de quatre plantes de cannabis ou moins dans sa maison d’habitation commet une infraction et est passible d’une amende de 250 $ à 750 $. En cas de récidive, ces montants sont portés au double.
Aux fins du troisième alinéa, une « maison d’habitation » a le sens que lui donne le paragraphe 8 de l’article 12 de la Loi sur le cannabis (L.C. 2018, c. 16).
[7] En conséquence, aux termes des art. 5 et 10 de la Loi provinciale, la possession et la culture à domicile de plantes de cannabis sont sanctionnées pénalement au Québec — tout comme au Manitoba d’ailleurs, cette province ayant adopté une approche similaire à celle du Québec dans sa Loi sur la réglementation des alcools, des jeux et du cannabis, C.P.L.M., c. L153, par. 101.13(1) et art. 101.15.
[8] Le 25 octobre 2018, l’appelant devant notre Cour, Janick Murray-Hall, a intenté en Cour supérieure du Québec une action en son nom et au nom de toutes les personnes qui, au Québec, sont susceptibles d’être poursuivies pour possession, dans leur maison d’habitation, d’une plante de cannabis et de subir ainsi les conséquences pénales découlant de la Loi provinciale. Il soutient alors que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale relèvent de la compétence fédérale en matière de droit criminel prévue au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 et outrepassent les chefs de compétence reconnus aux provinces. Il demande à la Cour supérieure de déclarer ces dispositions ultra vires ou, à titre subsidiaire, de les déclarer inopérantes par application de la doctrine de la prépondérance fédérale.
II. Historique judiciaire
A. Cour supérieure du Québec, 2019 QCCS 3664
[9] Le 3 septembre 2019, la Cour supérieure du Québec a donné raison à M. Murray-Hall, et déclaré les art. 5 et 10 de la Loi provinciale constitutionnellement invalides.
[10] La cour est arrivée à cette conclusion d’invalidité en qualifiant, dans un premier temps, le caractère véritable des dispositions contestées comme étant le fait d’« établir une interdiction complète de la culture personnelle de cannabis, car elle est de nature à nuire à la santé et la sécurité publique » (par. 51 (CanLII)). Le caractère absolu des interdictions ainsi que le sentiment de « désapprobation générale » (par. 46) à l’égard de la consommation de cannabis se dégageant des débats parlementaires permettent, selon la cour, de conclure que les dispositions contestées ne visent pas simplement à protéger la santé et la sécurité de la population. Elles auraient plutôt pour objet de « réprimer la production personnelle de cannabis » (ibid.) comme le faisaient les anciennes dispositions de la LRDS, ce qui amène la cour à conclure au caractère « déguisé » des dispositions contestées. Pour ce qui est de l’argument portant que les interdictions établies aux art. 5 et 10 constituent des moyens pour réaliser les objectifs de santé et de sécurité de la population énoncés dans la Loi provinciale, la cour juge qu’il n’est pas appuyé par la preuve intrinsèque et extrinsèque ni par l’examen des effets. De l’avis de la cour, « les interdictions posées par les articles 5 et 10 ne sont pas des moyens, mais bien l’objet même de ces dispositions » (par. 76).
[11] La Cour supérieure poursuit son examen de la validité constitutionnelle et statue que les dispositions contestées relèvent de la compétence fédérale en matière de droit criminel. À l’étape de la classification, la cour conclut à la présence des trois caractéristiques d’une règle de droit criminel valide, ainsi qu’à la similitude des dispositions contestées et des dispositions de la LRDS qui interdisaient autrefois la possession et la culture de cannabis. La cour ajoute que la théorie du double aspect ne trouve pas application dans la présente affaire, puisque, de par le caractère absolu des interdictions qu’ils contiennent, les art. 5 et 10 se rattachent uniquement au pouvoir fédéral de légiférer en droit criminel. Évoquant la possibilité de restreindre la possession et culture personnelle de cannabis à une, deux ou trois plantes, la cour souligne qu’« [i]l est évident qu’au-delà de zéro plant, il aurait été envisageable que la province puisse légiférer, soit au niveau de la santé ou de la sécurité » (par. 87).
[12] Enfin, la cour conclut que les dispositions jugées invalides ne peuvent être sauvegardées en vertu de la doctrine des pouvoirs accessoires. En effet, elles ne peuvent être considérées suffisamment intégrées à la Loi provinciale, par ailleurs jugée valide dans son ensemble, étant donné que les interdictions totales qu’elles prévoient n’étaient « pas absolument nécessaires » (par. 99). Selon la cour, l’imposition d’une restriction plus sévère que celle imposée par la Loi fédérale concernant le nombre de plantes, au lieu des interdictions absolues, aurait permis de réaliser les objectifs poursuivis par la législature provinciale.
[13] Ayant conclu à l’invalidité constitutionnelle des art. 5 et 10 de la Loi provinciale, la cour a jugé qu’il n’était pas nécessaire d’évaluer le caractère opérant des dispositions. Elle rejette en outre la demande de suspension de la déclaration d’invalidité, au motif qu’aucun vide juridique ni chaos ne sont susceptibles de découler de sa décision.
B. Cour d’appel du Québec, 2021 QCCA 1325
[14] Dans un arrêt unanime, la Cour d’appel du Québec a infirmé le jugement de première instance et en conséquence confirmé la validité constitutionnelle des art. 5 et 10 de la Loi provinciale, pour le motif que ceux-ci relèvent des compétences conférées aux provinces par les par. 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867.
[15] À l’étape de la qualification, la cour estime que le caractère véritable des dispositions contestées consiste à « mettre en place l’un des moyens choisis pour assurer l’efficacité du monopole d’État confié à la SQDC » (par. 82 (CanLII)), monopole dont la création vise à prévenir et à réduire les méfaits du cannabis, ainsi qu’à protéger la santé et la sécurité de la population. Les articles 5 et 10 de la Loi provinciale, qui interdisent la possession et la culture à domicile, ont donc pour objet de diriger les consommateurs vers la seule source d’approvisionnement ayant reçu la confiance du législateur québécois. Contrairement à ce qu’a conclu la Cour supérieure, les dispositions contestées ne poursuivent pas un « objectif autonome et indépendant d’interdire la culture personnelle de cannabis » (par. 81). Dans son raisonnement, la Cour d’appel insiste sur la nécessité de tenir compte de la Loi provinciale dans sa globalité plutôt que de faire une lecture isolée des art. 5 et 10. Elle invite également à la prudence dans l’analyse des débats parlementaires, lesquels ne démontrent pas en l’espèce l’existence d’une législation déguisée visant à réprimer moralement la possession et la culture personnelle de cannabis en tant que telles.
[16] À l’étape de la classification, la Cour d’appel conclut que les dispositions contestées se rattachent aux compétences provinciales prévues aux par. 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867. Elle juge que la présente affaire se prête à l’application de la doctrine du double aspect, les deux ordres de gouvernement poursuivant des objectifs parallèles qui s’inscrivent dans leurs champs de compétence respectifs. Le législateur fédéral, note-t-elle, « cherche à mieux contrôler l’immixtion des organisations criminelles » dans le marché du cannabis en remplaçant une mesure qu’il juge inefficace (la prohibition totale de la possession) par une mesure qu’il considère plus à même de réduire l’importance du rôle du crime organisé (la décriminalisation de la possession d’une quantité restreinte) (par. 93). Le législateur provincial cherche pour sa part à assurer un contrôle efficace de l’accès ordonné au cannabis en créant un monopole étatique de distribution.
[17] Ayant confirmé la validité constitutionnelle des dispositions contestées, la Cour d’appel conclut de surcroît qu’elles sont opérantes au regard de la doctrine de la prépondérance fédérale. Se penchant sur la possibilité d’une entrave à la réalisation de l’objet de la Loi fédérale, la cour rejette l’argument de M. Murray-Hall selon lequel le législateur fédéral ait non pas seulement décriminalisé la culture à domicile, mais l’ait véritablement autorisée dans le but de limiter l’exercice des activités illicites liées au cannabis. La cour note que le texte de la Loi fédérale ne confère expressément aucun droit positif de posséder ou de cultiver des plantes de cannabis à domicile à des fins personnelles. Elle ajoute que l’argument de M. Murray-Hall est d’autant plus troublant qu’il repose sur l’idée selon laquelle le Parlement posséderait le pouvoir en vertu de sa compétence en matière de droit criminel non seulement d’interdire des comportements, mais celui d’en d’autoriser formellement. Enfin, la Cour d’appel souligne à nouveau la complémentarité des deux lois en cause, lesquelles reflètent le même souci de combattre les méfaits associés à la consommation de cannabis. En conséquence, il est possible selon elle de donner à la Loi fédérale une interprétation qui soit conforme au principe du fédéralisme coopératif, et de conclure que celle-ci « n’a pas limité le pouvoir de l’Assemblée nationale d’interdire la culture privée du cannabis dans le cadre de la mise en œuvre de moyens propres à atteindre ses objectifs » (par. 139).
III. Questions en litige
[18] Le présent pourvoi soulève les deux questions suivantes :
A. La Cour d’appel du Québec a-t-elle fait erreur en droit en concluant que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale sont constitutionnellement valides?
B. La Cour d’appel du Québec a-t-elle fait erreur en droit en concluant que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale sont constitutionnellement opérants?
[19] Bien que M. Murray-Hall ne mentionne expressément que la première question dans ses observations écrites, je suis d’avis que notre Cour doit également se pencher sur la deuxième. Plusieurs des arguments de M. Murray-Hall se rapportent à l’existence d’une prétendue incompatibilité d’objets entre la Loi fédérale et les art. 5 et 10 de la Loi provinciale. La Cour d’appel a également consacré une bonne partie de ses motifs à la question de savoir si l’application des dispositions contestées entrave ou nuit à la réalisation de l’objet de la Loi fédérale. Dans de telles circonstances, il m’apparaît avisé de trancher cette question, en apportant toutes les nuances nécessaires.
IV. Analyse
A. La Cour d’appel du Québec a-t-elle fait erreur en droit en concluant que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale sont constitutionnellement valides?
[20] Comme je l’explique ci-après, je suis d’avis que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale constituent un exercice valide par la législature québécoise des compétences que lui confèrent les par. 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867, et que la Cour d’appel n’a donc pas commis d’erreur dans son examen de la validité des dispositions contestées. Je vais d’abord présenter le cadre d’analyse que j’applique pour arriver à cette conclusion.
(1) Cadre d’analyse
[21] Le cadre d’analyse applicable à la détermination de la validité constitutionnelle des lois est bien établi et ne fait l’objet d’aucune controverse particulière dans la présente affaire, de sorte qu’un bref rappel suffira.
[22] Pour décider si une loi ou certaines de ses dispositions sont constitutionnellement valides au regard du partage des compétences, les tribunaux doivent d’abord procéder à la qualification de cette loi ou de ces dispositions, puis, sur cette base, à leur classification parmi les chefs de compétence énumérés aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, [2020] 2 R.C.S. 283, par. 26, citant Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783, par. 15).
[23] À l’étape de la qualification, il s’agit de déterminer le caractère véritable de la loi (Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, par. 28, citant Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 26). Dans la jurisprudence de la Cour, cette opération a été décrite comme visant à dégager l’« objet principal » de la loi (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 29), sa « caractéristique principale ou la plus importante » (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), 1992 CanLII 110 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 62‑63), ou encore son « idée maîtresse » (R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463, p. 481‑482). L’étape de la classification consiste quant à elle à déterminer si le caractère véritable ainsi circonscrit relève de l’un des chefs de compétence du législateur qui a adopté le texte de loi (Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, par. 25).
[24] Pour déterminer le caractère véritable d’une loi, les tribunaux examinent son objet et ses effets (Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, par. 16). Cette opération essentiellement interprétative ne se veut ni technique, ni formaliste, pour reprendre les mots du regretté professeur Peter W. Hogg (Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 1, p. 15‑12, cité dans Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569, par. 18). En effet, il est loisible aux tribunaux de prendre en compte, outre les termes employés dans la loi elle-même, les circonstances dans lesquelles celle-ci a été édictée (Ward, par. 17, citant Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, par. 17‑18, et Morgentaler, p. 483).
[25] Aux fins d’analyse de l’objet, les tribunaux font appel à des éléments de preuve intrinsèque, c’est-à-dire au texte même de la loi, y compris son préambule et les dispositions énonçant ses objectifs généraux, ainsi qu’à des éléments de preuve extrinsèque tels que les débats parlementaires et les procès-verbaux de comités parlementaires (Banque canadienne de l’Ouest, par. 27; Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146, par. 53‑54; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457 (« Renvoi relatif à la LPA »), par. 22 et 184). Dans leur examen des effets de la loi, les tribunaux tiennent compte tant de ses effets juridiques, soit ceux étant directement liés aux dispositions de la loi elle‑même, que de ses effets pratiques, c’est‑à‑dire les effets « secondaires » découlant de son application (Bande Kitkatla, par. 54, citant Morgentaler, p. 482-483).
[26] Cela dit, j’insiste tout de même sur le fait que c’est l’analyse du texte qui est au cœur de l’opération de qualification. Comme le rappelait le juge Kasirer dans le Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, « [e]n fin de compte, c’est la substance même de la loi qu’il faut qualifier, et non les discours prononcés devant le Parlement ou les propos publiés dans la presse » (par. 165).
[27] Les prochaines sections sont consacrées à ces deux étapes de l’analyse — la qualification et la classification —, l’opération ayant pour objectif de déterminer si les art. 5 et 10 de la Loi provinciale ont été à bon droit jugés constitutionnellement valides par la Cour d’appel.
(2) La qualification des dispositions contestées
[28] À mon avis, les dispositions contestées ont pour caractère véritable d’assurer l’efficacité du monopole étatique, dans un but de protection de la santé et de la sécurité de la population, particulièrement celles des jeunes, contre les méfaits du cannabis. Il s’ensuit que les interdictions visant la possession de plantes de cannabis et leur culture à domicile prévues aux art. 5 et 10 de la Loi provinciale constituent un moyen au service des objectifs de santé et de sécurité publiques poursuivis par cette même loi. À quelques nuances près, ma conclusion à l’étape de de la qualification rejoint celle de la Cour d’appel.
[29] Avant d’entreprendre l’analyse, je vais faire un bref survol des principes applicables à la qualification de dispositions qui, prétend-on, font partie intégrante d’un régime de réglementation. Il est utile de préciser dans quelle mesure les tribunaux devraient procéder à l’analyse d’une loi dans son ensemble afin de qualifier certaines de ses dispositions. En l’espèce, la question est pertinente étant donné que le désaccord entre les parties à l’étape de la qualification repose essentiellement sur l’importance que celles-ci accordent respectivement aux dispositions contestées et à la Loi provinciale considérée dans sa globalité. Monsieur Murray-Hall insiste sur les dispositions elles-mêmes, et reproche à la Cour d’appel de ne pas avoir véritablement envisagé la possibilité que celles-ci poursuivent un objectif distinct de celui visé globalement par la loi. Le procureur général du Québec met plutôt l’accent sur le rôle que jouent les dispositions au sein du régime, faisant siens les propos de la Cour d’appel selon lesquels « leur véritable objectif ne se dégage que lorsqu’on les analyse dans le contexte global de la [Loi provinciale] » (par. 43).
[30] Lorsque, comme dans la présente affaire, seules des dispositions bien précises sont attaquées et non pas toute la loi, certains principes s’appliquent. Il convient de qualifier d’abord les dispositions plutôt que de s’intéresser à la validité de la loi dans son ensemble, un principe qui a été formulé par le juge Dickson (plus tard juge en chef) dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Transports Nationaux du Canada, Ltée, 1983 CanLII 36 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 206. Mais, d’ajouter le juge Dickson, cela ne signifie pas qu’il faille interpréter isolément les dispositions. Une analyse contextuelle des dispositions s’impose lorsqu’elles font partie d’un système de réglementation. Voici les propos du juge Dickson à cet égard :
Il est évident au départ qu’une disposition inconstitutionnelle ne sera pas sauvée par son insertion dans une loi par ailleurs valide, même si cette loi comporte un système de réglementation établi en vertu de la compétence générale en matière d’échanges et de commerce que confère le par. 91(2). La bonne méthode, lorsque l’on doute que la disposition contestée ait la même caractérisation constitutionnelle que la loi dont elle fait partie, est de prendre pour point de départ ladite disposition plutôt que de commencer par démontrer la validité de la loi dans son ensemble. Je ne crois pas toutefois que cela signifie qu’il faille interpréter isolément la disposition en cause. Si l’argument de validité constitutionnelle se fonde sur la prétention que la disposition contestée fait partie d’un système de réglementation, il semblerait alors nécessaire de l’interpréter dans son contexte. Si, en fait, elle peut être considérée comme faisant partie d’un tel système, il faudra alors examiner la constitutionnalité de ce système dans son ensemble. [Je souligne; p. 270-271.]
[31] La Cour a maintes fois insisté sur la nécessité de considérer les dispositions contestées à la lumière de leur interaction avec le régime dont elles font partie. Dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693 (« Québec (Procureur général) 2015 »), l’une des questions consistait à déterminer si la disposition exigeant la destruction des données relatives à l’enregistrement des armes d’épaule portait sur la même matière — la sécurité publique — que la loi abrogeant le régime d’enregistrement. S’exprimant au nom de la majorité, les juges Cromwell et Karakatsanis ont dit ceci : « La “matière” de la disposition doit [. . .] être examinée dans le contexte du régime général, vu que son lien avec ce régime peut être une considération importante lorsqu’il s’agit d’établir son caractère véritable . . . » (par. 30).
[32] Le principe qu’a formulé la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Ward, où il était question de la validité constitutionnelle d’un article d’un règlement fédéral sur les pêcheries qui interdisait la vente de jeunes phoques, est également pertinent : « La question n’est pas tant de savoir si le Règlement interdit la vente que de savoir pourquoi celle‑ci est interdite » (par. 19 (souligné dans l’original)). Dans cette affaire, on ne pouvait donc pas simplement s’arrêter au fait que la disposition contestée interdisait la vente, l’échange ou le troc, ce qui aurait pu laisser croire qu’elle relevait de la compétence des provinces sur la propriété ou le commerce. En examinant le pourquoi de l’interdiction et son interaction avec le reste du régime, il est devenu apparent que le Parlement visait par cette interdiction à réduire la chasse commerciale et qu’il exerçait validement sa compétence en matière de pêcheries.
[33] Je tiens également à souligner qu’une lecture des dispositions contestées qui prend en compte le régime au sein duquel elles sont intégrées s’avère cruciale pour distinguer l’objet de la loi des moyens retenus pour le réaliser. Dans Ward, la juge en chef McLachlin mettait d’ailleurs en garde contre le fait de « confondre l’objet de la mesure législative avec les moyens choisis pour réaliser cet objet » (par. 25).
[34] Gardant à l’esprit les enseignements énoncés dans Transports Nationaux et la mise en garde formulée dans Ward, je vais maintenant procéder à la qualification des art. 5 et 10 de la Loi provinciale. Je m’attacherai d’abord à l’objet de ces dispositions, puis à leurs effets.
a) L’objet des dispositions contestées
(i) La preuve intrinsèque
[35] Les articles 5 et 10 de la Loi provinciale établissent respectivement des interdictions absolues de possession et de culture de plantes de cannabis dans une maison d’habitation, auxquelles sont assorties des amendes de 250 $ à 750 $. Si on s’arrêtait simplement au libellé de ces dispositions, comme nous y invite l’appelant, c’est la notion d’interdiction qui en ressortirait.
[36] Or, il est indispensable d’analyser les art. 5 et 10 au regard de leur contexte et non pas de leur simple libellé, puisque c’est la prétention du procureur général du Québec qu’elles font partie intégrante du régime de réglementation mis en place par la Loi provinciale. Pour reprendre la formule utilisée par la juge en chef McLachlin dans Ward, il ne faut pas se limiter à constater l’existence des interdictions de possession et de culture, mais il importe d’examiner le pourquoi de leur intégration dans le régime de réglementation bien précis de la Loi provinciale.
[37] J’estime également qu’il faut éviter de faire une lecture « indépendante » ou « individuelle » des dispositions contestées sous prétexte que celles-ci représenteraient potentiellement une matière fort éloignée du reste des dispositions. Pour citer la Cour d’appel, « [l]a constitutionnalité des articles 5 et 10 de la [Loi provinciale] ne se prête pas à une analyse en vase clos, indépendante de la [Loi] dans sa globalité » (par. 41). Bien évidemment, il est tout à fait possible que certaines dispositions d’une loi puissent revêtir « un caractère absolument différent » des autres dispositions du même texte législatif (Westendorp c. La Reine, 1983 CanLII 1 (CSC), [1983] 1 R.C.S. 43, p. 51). Mais avant d’arriver à une telle conclusion, on ne peut faire l’économie d’une analyse contextuelle des dispositions contestées. En toute logique, on ne saurait statuer sur l’existence de la différence marquée qu’invoque M. Murray-Hall entre l’objet des art. 5 et 10 et celui du reste des dispositions de la Loi provinciale sans avoir considéré la loi dans son ensemble.
[38] Un survol de la Loi provinciale révèle l’étendue du système de réglementation implanté par le législateur québécois. À l’instar de la Cour d’appel, je conçois cette entreprise comme étant la création d’un monopole d’État supervisant chacune des étapes préalables à l’achat par les citoyens de cannabis dans le but d’assurer la protection de la santé et de la sécurité de la population. Les interdictions prévues aux art. 5 et 10 constituent, avec les autres mesures d’encadrement établies par la loi, les rouages de cette entreprise. Plus précisément, les interdictions de possession et de culture de plantes de cannabis participent de l’efficacité du monopole étatique en dirigeant les consommateurs vers la seule source d’approvisionnement légalement autorisée, soit celle de la société d’État.
[39] Il convient de rappeler que, parallèlement à l’adoption de la Loi provinciale, le législateur québécois a modifié la Loi sur la Société des alcools du Québec, RLRQ, c. S-13, afin de créer la SQDC, une filiale de la Société des alcools du Québec, qui assurerait la vente « dans une perspective de protection de la santé, afin d’intégrer les consommateurs au marché licite du cannabis et de les y maintenir, sans favoriser la consommation de cannabis » (art. 16.1 al. 1; voir aussi l’art. 3 du projet de loi no 157).
[40] La Loi provinciale prévoit les différents aspects encadrant l’exercice du monopole de vente de la SQDC (art. 25), dont le contrôle de l’emplacement des points de vente (art. 27 et 33), le contrôle de la qualité des produits offerts (art. 29, 44 et 45), l’interdiction de vente aux personnes âgées de moins de 21 ans (art. 34 à 39), la sensibilisation des consommateurs aux risques que présente le cannabis pour la santé (art. 30, 31 al. 2, 41 et 57 al. 2), ainsi que le respect de normes d’étalage, d’affichage et d’emballage (art. 40 à 42, 56 et 57). À mon avis, il faut considérer les interdictions et modalités de contrôle prévues par la Loi provinciale comme des moyens choisis pour réaliser les objets énoncés au premier alinéa de l’art. 1, soit « prévenir et [. . .] réduire les méfaits du cannabis afin de protéger la santé et la sécurité de la population, particulièrement celles des jeunes », et « assurer la préservation de l’intégrité du marché du cannabis ». Ces interdictions et modalités de contrôle sont la suite logique des fins énoncées en ce qu’elles permettent, pour reprendre les termes du deuxième alinéa de ce même article, d’encadrer « la possession, la culture, l’usage, la vente et la promotion du cannabis ».
[41] Tout comme les dispositions tout juste évoquées, les art. 5 et 10 s’inscrivent dans la logique monopolistique voulue par le législateur québécois, et les interdictions que prévoient ces articles constituent un moyen de réaliser les objectifs de santé et de sécurité publiques.
[42] En réalité, l’impossibilité de posséder et de cultiver des plantes de cannabis à domicile sous peine de sanctions pénales a pour effet de diriger les consommateurs québécois vers la source d’approvisionnement sûre que constitue la SQDC. Ces derniers bénéficient ainsi de produits dont la qualité est contrôlée, ainsi que des conseils de préposés à la vente formés aux risques associés à la consommation de cannabis (sur le premier point, voir les art. 29, 44 et 45 de la Loi provinciale et le Règlement déterminant d’autres catégories de cannabis qui peuvent être vendues par la Société québécoise du cannabis et certaines normes relatives à la composition et aux caractéristiques du cannabis, RLRQ, c. C-5.3, r. 0.1; sur le deuxième point, voir l’art. 1 et l’ann. I du Règlement sur la formation relative à la vente au détail de cannabis et sur les renseignements à communiquer à l’acheteur lors de toute vente de cannabis, RLRQ, c. C-5.3, r. 1). Le fait que les consommateurs s’approvisionnent auprès de la SQDC fait également en sorte que ceux-ci sont assujettis à une série d’exigences, dont la plus importante m’apparaît être celle fixant à 21 ans l’âge minimal requis pour y acheter du cannabis.
[43] L’essentiel de la thèse défendue par l’appelant devant notre Cour est que l’objet poursuivi par la Loi provinciale aurait pu être réalisé en encadrant — plutôt qu’en prohibant complètement — la culture de cannabis à domicile, par exemple en permettant la possession et la culture à des fins personnelles d’une, de deux ou de trois plantes de cannabis. En choisissant plutôt des interdictions de nature absolue, le législateur provincial se serait indûment ingéré dans l’exercice de la compétence fédérale en matière de droit criminel. Je note que le caractère absolu des interdictions a également été soulevé par la juge de première instance, qui y voyait le signe que le législateur québécois « cherchait en réalité à pallier l’abrogation des anciennes dispositions rendant la culture personnelle et la possession de plante de cannabis criminelles » (par. 45).
[44] J’estime cependant que cette distinction entre les interdictions absolues contestées et les interdictions plus souples mentionnées en ce qui concerne le nombre de plantes permis n’est d’aucun secours à l’appelant. Même en admettant que les objectifs de protection de la santé et de la sécurité du public auraient pu être réalisés par un encadrement moins strict de la culture de cannabis à domicile et non pas seulement par sa prohibition totale, cet argument est loin d’être déterminant dans l’identification du caractère véritable des dispositions contestées. Devant deux approches jugées potentiellement efficaces, il appartient aux organes législatifs de choisir celle qui sera la plus susceptible de favoriser la réalisation des objectifs poursuivis. Notre Cour a d’ailleurs souligné à plusieurs reprises que les considérations liées à l’efficacité ou à la sagesse des moyens choisis ne sont pas utiles à l’étape de la qualification (Ward, par. 18 et 22; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, par. 18, citant Morgentaler, p. 487‑488; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 90; Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, 1976 CanLII 16 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 373, p. 425).
[45] Bref, envisagés conjointement avec les autres dispositions de la Loi provinciale, les art. 5 et 10 ne poursuivent pas l’objectif autonome et indépendant d’interdire la possession et la culture de plantes de cannabis à des fins personnelles. Les interdictions elles-mêmes doivent être envisagées comme un moyen, parmi un large éventail de mesures, que le législateur québécois a jugé nécessaires pour réaliser les objectifs de santé et de sécurité publiques de la Loi provinciale. Plus précisément, les interdictions agissent comme de sérieux incitatifs à l’intégration des « consommateurs au marché licite du cannabis » qui assure, entre autres, le contrôle de la qualité des produits offerts, la sensibilisation aux risques posés par la consommation de cannabis et le respect de normes relatives à l’âge minimal d’achat (voir l’art. 16.1 al. 1 de la Loi sur la Société des alcools du Québec; voir aussi m.i., par. 12).
(ii) La preuve extrinsèque
[46] J’estime que les débats parlementaires sont d’une utilité relative dans le présent pourvoi. Je fais miens les propos de la Cour d’appel soulignant que « [l]eur lecture tend [. . .] à mettre en évidence la concordance des interventions portant sur les dispositions contestées avec le but précédemment dégagé lors de l’analyse de la preuve intrinsèque » (par. 72). Les interventions des parlementaires québécois permettent donc de confirmer ce qui ressortait déjà de l’interaction entre les dispositions contestées et le reste des interdictions et modalités de contrôle prévues par la Loi provinciale, c’est-à-dire que les interdictions relatives à la possession et à la culture à domicile facilitent l’approvisionnement des consommateurs auprès de la SQDC.
[47] Il ressort des travaux de la Commission permanente de la santé et des services sociaux que deux approches concernant la culture à domicile ont été considérées par les parlementaires québécois : l’une misant sur l’interdiction absolue de la possession et de la culture de plantes de cannabis pour faire en sorte que les consommateurs s’approvisionnent auprès de l’État, et l’autre sur la tolérance de ces pratiques comme levier dans la lutte contre le crime organisé et dans l’« autonomisation » des consommateurs à faible revenu (voir Assemblée nationale, Journal des débats de la Commission permanente de la santé et des services sociaux, vol. 44, no 189, 1re sess., 41e lég., 21 mars 2018, p. 22 (S. Jolin-Barrette), et 35 (M. Massé); Assemblée nationale, Journal des débats de la Commission permanente de la santé et des services sociaux, vol. 44, no 191, 1re sess., 41e lég., 27 mars 2018, p. 3 (S. Pagé)). Entre ces deux approches, le choix du législateur québécois s’est clairement arrêté sur la première.
[48] Les propos d’un député de l’opposition, qui ont plus tard reçu l’assentiment de la ministre responsable de la Santé publique, sont révélateurs : « Nous, dans un souci de sécurité publique, dans un souci de santé publique, dans un souci d’aller progressivement, nous faisons le choix, comme État, de ne pas permettre la culture à domicile, et on veut, à des fins de santé publique et de sécurité, orienter les consommateurs vers les magasins d’une filiale de la société d’État pour faire en sorte que la consommation se fasse d’une façon responsable » (Journal des débats de la Commission permanente de la santé et des services sociaux, 21 mars 2018, p. 22 (S. Jolin-Barrette)). L’intention du législateur était de favoriser la consommation responsable de la substance par la mise en place d’un système où les particuliers, privés de l’option de cultiver leur propre cannabis, seraient dirigés vers les succursales de la SQDC.
[49] Cela dit, je reconnais que le débat sur la preuve extrinsèque en Cour supérieure et en Cour d’appel a principalement porté sur la question de savoir si les dispositions contestées constituaient une forme de « législation déguisée ». Pour cette raison, les remarques suivantes s’imposent.
[50] Aussi désignée sous le terme de « détournement de pouvoir », la notion de « législation déguisée » s’entend d’une loi portant en apparence sur un sujet relevant de la compétence de l’ordre de gouvernement qui l’a édictée, mais qui dans les faits porte sur un sujet ne relevant pas de cette compétence (Morgentaler, p. 496). Le recours à des éléments de preuve extrinsèque, pour autant que ceux-ci reflètent l’intention du législateur, est depuis longtemps admis pour trancher le caractère prétendument « déguisé » d’un texte de loi (Renvoi relatif à la Upper Churchill Water Rights Reversion Act, 1984 CanLII 17 (CSC), [1984] 1 R.C.S. 297, p. 318‑319).
[51] L’appelant soutient que les parlementaires québécois ont, à plusieurs reprises, démontré leur volonté de contrecarrer l’application de l’approche retenue par le législateur fédéral concernant la culture à domicile et ainsi d’adopter, sous une forme « déguisée », les dispositions de la LRDS qui interdisaient autrefois la possession et la culture de cannabis. Cette prétention ne peut être retenue.
[52] Il est vrai qu’un certain inconfort a été exprimé dans l’enceinte de l’Assemblée nationale à l’égard du projet de décriminalisation, lancé sur la seule initiative du gouvernement fédéral. De même, les parlementaires québécois ont jugé opportun de réitérer la dangerosité du cannabis en raison des risques de banalisation — perçus ou avérés — de cette substance qu’entraînait l’adoption de la Loi fédérale. L’appelant nous renvoie au discours prononcé par la ministre responsable de la Santé publique, au cours des dernières étapes ayant mené à l’adoption de la version finale du projet de loi no 157 :
Ce projet de loi positionne et prépare le Québec à l’entrée en vigueur prochaine de la légalisation du cannabis, imposée, il faut se le dire, là, Mme la Présidente, unilatéralement par le gouvernement fédéral. Je veux que les citoyens comprennent bien, là, que ce n’est pas le gouvernement du Québec puis ce n’est pas les députés de l’opposition puis ce n’est pas personne ici, à Québec, qui ont demandé ça. Ça s’est ramassé dans notre agenda suite à une décision du gouvernement fédéral. Alors, on s’est activés avec des échéanciers extrêmement courts et un degré d’incertitude élevé quant aux intentions fédérales. Dire que c’était un réel défi, c’est peu dire, Mme la Présidente. Le but ultime, le même pour nous depuis le départ, était d’offrir le meilleur encadrement possible à cette substance sur notre territoire, compte tenu des enjeux qu’elle comporte. Et, je tiens à le répéter, Mme la Présidente, le cannabis n’est pas une substance banale et inoffensive. Je dis aux jeunes : Ce n’est pas génial de fumer du cannabis. [Je souligne.]
(Assemblée nationale, Journal des débats, vol. 44, no 346, 1re sess., 41e lég., 6 juin 2018, p. 21972-21973 (L. Charlebois))
[53] De tels propos sont toutefois loin d’être suffisants pour conclure à l’existence d’une législation déguisée. Comme le soulignaient les juges Cromwell et Karakatsanis dans Québec (Procureur général) 2015, « [l]es tribunaux sont, à juste titre, réticents à conclure qu’une loi est déguisée » (par. 31). Une application moins restrictive de la théorie du détournement de pouvoir entraînerait un risque que les tribunaux outrepassent leur fonction judiciaire et statuent sur la base de considérations d’ordre politique, manifestant ainsi « leur désapprobation soit du principe directeur du texte législatif, soit du moyen par lequel la loi cherche à l’appliquer » (ibid.).
[54] À mon avis, les propos de la ministre ne démontrent pas une volonté de recriminaliser ce que le Parlement fédéral avait pour but de décriminaliser. Ils reflètent plutôt une inquiétude générale à l’égard des risques que crée la consommation de cannabis, particulièrement chez les plus jeunes. Comme le souligne la Cour d’appel, cette inquiétude a été maintes fois exprimée à la Chambre des communes lors de l’examen du projet de loi C-45 (par. 102). En effet, bon nombre de parlementaires ont mentionné que c’est chez « [l]es Canadiens et les Canadiennes, y compris les enfants et les jeunes » qu’on observe certains des plus hauts taux de consommation de cannabis dans le monde, et que ses effets pouvaient s’avérer particulièrement dangereux pour les jeunes consommateurs (ibid., citant Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 183, 1re sess., 42e lég., 30 mai 2017, p. 11706 (M. Mendicino)). Considérés dans un tel contexte, les propos de la ministre montrent simplement que les préoccupations relatives aux effets nocifs du cannabis pour la santé n’ont pas disparu du seul fait de la décriminalisation de cette substance. En d’autres mots, les préoccupations exprimées par les parlementaires fédéraux lors des débats sur le projet de loi C-45 ont trouvé écho à l’intérieur des murs de l’Assemblée nationale du Québec.
[55] Un parallèle a été tracé par la juge de première instance entre les circonstances de l’espèce et celles de l’affaire Morgentaler, où une loi de la Nouvelle-Écosse interdisant les avortements, sauf en milieu hospitalier, avait pour caractère véritable non pas le contrôle des établissements de santé privés, mais bien la limitation de l’avortement en tant qu’acte socialement indésirable qu’il convenait de supprimer ou de punir. L’arrêt Morgentaler rappelait notamment « [l]e principe directeur [voulant] que les provinces ne puissent s’ingérer dans les sphères criminelles en essayant de renforcer, de compléter ou de remplacer le droit criminel [. . .] ou de remédier à ce qu’elles considèrent comme des défauts ou des failles » (p. 498). En l’espèce, l’appelant plaide que ce même principe est battu en brèche par les art. 5 et 10 de la Loi provinciale, lesquels viseraient à remédier à l’abrogation des dispositions qui criminalisaient autrefois la production personnelle de cannabis.
[56] À l’instar de la Cour d’appel, je suis d’avis que les circonstances de l’espèce diffèrent de celles de l’arrêt Morgentaler. Les interventions des parlementaires provinciaux dans Morgentaler témoignaient d’une opposition frontale aux cliniques d’avortement autonome comme « fléau public » à éliminer, et ne laissaient aucune ambigüité sur le dessein poursuivi par la mesure législative contestée (p. 503). En outre, bon nombre de préoccupations importantes se rapportant à l’objet déclaré de la loi — à titre d’exemples, les coûts des soins de santé ou l’opposition à un système de santé à deux niveaux — avaient été passées sous silence lors des débats parlementaires. On ne peut en dire autant de la façon dont se sont déroulés les débats ayant mené à l’adoption de la Loi provinciale et des dispositions contestées dans la présente affaire. Lorsque débattues par les parlementaires québécois, les interdictions de possession et de culture de plantes de cannabis ont été clairement envisagées sous l’angle des objets déclarés de la loi, soit la préservation de l’intégrité du marché du cannabis et la protection de la santé et de la sécurité de la population.
[57] Vu l’absence totale de preuve d’un dessein législatif dit « inapproprié », et faisant montre de la prudence avec laquelle la Cour a toujours traité les allégations de législation déguisée, je ne peux accepter l’argument de l’appelant. Les dispositions contestées ne représentent pas une tentative déguisée de réédicter les interdictions de droit criminel abrogées par le Parlement.
b) Les effets des dispositions contestées
[58] Les effets des dispositions contestées sont limpides, et je souscris au portrait qu’en dresse la Cour supérieure dans ses motifs :
. . . l’application des articles 5 et 10 a pour conséquence pratique d’une part, d’empêcher les citoyens de posséder et de cultiver des plantes de cannabis à des fins personnelles et d’autre part, d’obliger les consommateurs à s’approvisionner en cannabis auprès de la SQDC.
Quant aux conséquences juridiques, les dispositions provinciales ont pour effet, tout d’abord, de prohiber la possession d’une plante de cannabis et la culture personnelle de cannabis ainsi que d’imposer des sanctions pénales en cas de contravention. Elles entraînent aussi des conséquences de nature pénale à des actes qui étaient autrefois criminalisés par une loi fédérale, soit la LRDS. [par. 49‑50]
[59] Je me permets cependant d’ajouter que, si les dispositions contestées introduisent effectivement dans le champ du droit pénal des comportements par ailleurs décriminalisés, les conséquences en cas de contravention sont d’un tout autre ordre que celles découlant de l’application des dispositions de la LRDS. Les personnes contrevenant aux art. 5 et 10 de la Loi provinciale sont susceptibles d’être condamnées à des amendes qu’on pourrait qualifier de relativement modestes, en ce qu’elles vont de 250 $ à 750 $.
[60] Ensemble, les effets juridiques et pratiques décrits précédemment confirment la conclusion à laquelle je suis parvenu plus tôt après analyse de la preuve intrinsèque et extrinsèque. Les articles 5 et 10 de la Loi provinciale n’ont pas pour objet de réprimer la possession et la culture à domicile en tant que telles, mais bien d’assurer l’efficacité du monopole étatique dans un but de protection de la santé et de la sécurité du public contre les méfaits du cannabis.
[61] Un dernier point sur les effets des dispositions contestées mérite qu’on s’y attarde. L’intervenante Canadian Association for Progress in Justice soutient que le caractère déguisé des dispositions contestées pourrait ressortir, outre de l’examen des débats parlementaires, de la prise en compte de leurs effets. Plus précisément, les art. 5 et 10 de la Loi provinciale et une série d’infractions criminelles prévues par la Loi fédérale auraient pour effet combiné de recriminaliser des comportements qui avaient pourtant été décriminalisés. Les interdictions provinciales transformeraient les plantes de cannabis que possèdent ou cultivent des particuliers québécois en une forme de « cannabis illicite » au sens de l’art. 2 de la Loi fédérale, où ce terme est défini ainsi : « Cannabis qui est ou a été vendu, produit ou distribué par une personne visée par une interdiction prévue sous le régime de la présente loi ou d’une loi provinciale . . . » La possession, la distribution, la culture et la production de « cannabis illicite » sont l’objet d’infractions criminelles prévues respectivement aux art. 8(1)b), 9(1)a)(iv), 12(4)a) et 13(1) de la Loi fédérale. Partant, les dispositions contestées de la Loi provinciale créeraient, en raison du caractère « illicite » des plantes cultivées dans les maisons d’habitation québécoises, non pas seulement des infractions réglementaires, mais également des infractions criminelles.
[62] J’accepte la prémisse selon laquelle l’examen des débats parlementaires ainsi que l’analyse des effets peuvent être utiles aux fins de démonstration du caractère déguisé d’une loi. Notre Cour l’a elle-même affirmé dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, lorsqu’elle a souligné que « les effets de la loi peuvent indiquer un objet autre que celui qu’elle énonce » et qu’« on parle parfois de “motif déguisé” » en cas de différence marquée entre les effets de la loi et son objet déclaré (par. 18). Cela dit, je ne peux toutefois retenir l’argument selon lequel la recriminalisation de comportements ayant été décriminalisés en l’espèce soit un effet des dispositions provinciales, lorsque l’on considère leur interaction avec la Loi fédérale. Le Parlement a rédigé la définition de « cannabis illicite » par référence à la législation provinciale, et de façon à ce que des comportements sanctionnés pénalement par les provinces fassent l’objet des interdictions criminelles prévues aux art. 8(1)b), 9(1)a)(iv), 12(4)a) et 13(1) de la Loi fédérale. La possibilité que soient recriminalisées la possession ou la culture d’une à quatre plantes de cannabis à domicile résulte donc du seul fait de la décision qu’a prise le Parlement d’envisager, à l’art. 2 de sa loi, l’intervention des provinces sur le plan de la réglementation. Pour dire les choses simplement, toute possible recriminalisation ne découle pas des dispositions provinciales, mais bien uniquement des dispositions fédérales.
[63] Faire droit à l’argument de l’intervenante signifierait que l’adoption par une province de toute interdiction du cannabis à des fins de réglementation serait ultra vires parce que déjà visée par la définition de « cannabis illicite », et par la possible application des prohibitions criminelles prévues aux art. 8(1)b), 9(1)a)(iv), 12(4)a) et 13(1) de la Loi fédérale. Concrètement, cela aurait pour effet d’annihiler le pouvoir des provinces d’encadrer l’usage de cette substance. Un tel résultat irait à l’encontre de la vision du fédéralisme préconisée par la Cour et de l’intention manifeste du législateur fédéral. Sur ce dernier point, le Parlement a visiblement tenu pour acquis que les provinces seraient en mesure de légiférer relativement au cannabis à l’intérieur de leurs champs de compétence, d’où la mention des lois provinciales dans le texte de la définition de « cannabis illicite ».
c) Conclusion sur le caractère véritable
[64] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les art. 5 et 10 ont pour caractère véritable d’assurer l’efficacité du monopole étatique de vente du cannabis afin de protéger la santé et la sécurité du public, particulièrement celles des jeunes, contre les méfaits de cette substance. Les interdictions de possession et de culture de plantes de cannabis ne constituent pas en soi l’objet des dispositions contestées, mais bien un moyen permettant de diriger les consommateurs vers la seule source d’approvisionnement jugée fiable et sécuritaire.
(3) La classification des dispositions contestées
[65] En l’espèce, la question qui nous occupe à l’étape de la classification consiste à déterminer si les dispositions contestées relèvent de la compétence du fédéral sur le droit criminel prévue au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, ou des compétences attribuées aux provinces sur la propriété et les droits civils ainsi que sur les matières de nature purement locale ou privée par les par. 92(13) et (16) respectivement. Pour les raisons qui suivent, je conclus que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale se rattachent aux pouvoirs des provinces et qu’ils sont en conséquence intra vires de la législature québécoise.
[66] D’entrée de jeu, je ne peux accepter le raisonnement qu’a suivi la juge de première instance et que l’appelant nous invite à faire nôtre, à savoir que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale réunissent les trois éléments essentiels à la validité d’une règle de droit criminel et, partant, que ces dispositions relèvent de la compétence du fédéral. En ce qui concerne les deux premiers éléments, il m’apparaît indubitable que les dispositions contestées prévoient des interdictions assorties de sanctions (Reference as to the Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, 1948 CanLII 2 (SCC), [1949] R.C.S. 1 (« Renvoi sur la margarine »), p. 49‑50). Quant au troisième élément, la Cour a déjà reconnu que la protection des groupes vulnérables contre les risques posés par le cannabis pour leur santé constitue un objet valide de droit criminel (R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 76‑78). Cela dit, il convient de noter que dans le présent contexte, le législateur québécois visait à assurer l’efficacité du monopole étatique, dans une visée de protection de la santé et de la sécurité de la population.
[67] Je suis d’avis que même si les art. 5 et 10 présentent en apparence toutes les caractéristiques des règles de droit criminel, ils ne doivent pas pour autant être classés sous le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Pour les raisons qui suivent, j’estime qu’on ne peut se limiter à la simple correspondance entre les trois exigences énoncées dans le Renvoi sur la margarine, d’une part, et les dispositions contestées en l’espèce, d’autre part, pour décider de la classification de ces dernières.
[68] Premièrement, la décision du Parlement de décriminaliser une conduite donnée laisse le champ libre aux provinces d’adopter leurs propres interdictions assorties de pénalités liées à cette même conduite, pour autant que les interdictions servent à faire appliquer des lois portant sur des matières de compétence provinciale (par. 92(15) de la Loi constitutionnelle de 1867). En conséquence, les mesures réglementaires à caractère pénal qu’adoptent les provinces à l’égard d’activités décriminalisées ne constituent pas nécessairement des tentatives de légiférer en matière criminelle. C’est en ce sens que le juge Major, dans l’arrêt Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6, écrivait que « [l]a seule existence d’une interdiction et d’une sanction n’invalide pas l’exercice par ailleurs acceptable d’une compétence législative provinciale » (par. 25).
[69] Deuxièmement, il est reconnu que les provinces ont compétence pour légiférer à l’égard de plusieurs matières touchant à des objets qui constituent par ailleurs des objets valides de droit criminel. Dans le Renvoi sur la margarine, le juge Rand a désigné [traduction] « [l]a paix, l’ordre, la sécurité, la santé et la moralité publics » comme les « fins » poursuivies ordinairement, mais non exclusivement par le droit criminel (p. 50). Si la paix, l’ordre, la sécurité, la santé et la moralité publics sont des objets classiques de droit criminel, les provinces peuvent prendre en compte de tels impératifs dans la conception de leurs propres systèmes de réglementation. Comme nous l’enseigne l’arrêt Siemens, « [l]e fait que certaines [des] considérations [prises en compte par la législature provinciale] aient un aspect moral n’invalide pas pour autant une loi provinciale par ailleurs légitime » (par. 30). Ici, le seul fait que le législateur québécois ait légiféré en considérant le risque réel que représente la consommation de cannabis pour certaines populations vulnérables n’est pas en soi le signe d’un empiètement sur le domaine du droit criminel.
[70] Plutôt que de prendre pour point de départ le cadre analytique élaboré dans le Renvoi sur la margarine, comme l’a fait la juge de première instance, je procéderai à la qualification des dispositions contestées en considérant les fondements constitutionnels de l’action législative des provinces en matière de santé publique.
[71] En l’espèce, la décriminalisation partielle par le Parlement de la possession, de la vente et de la distribution de cannabis, ainsi que de la possession et de la culture de plantes de cannabis, a ouvert la voie à l’intervention législative des provinces. En interdisant la possession et la culture à domicile de plantes de cannabis, le législateur québécois a exercé le pouvoir que lui confère le par. 92(15) d’édicter des mesures pénales destinées à la mise en œuvre d’une loi par ailleurs valide. J’ai conclu, plus tôt, que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale instaurent un régime assurant l’efficacité du monopole étatique et qu’ils contribuent, de fait, à la réalisation des objectifs de santé et de sécurité publiques. Ainsi qualifiées, les dispositions contestées se rattachent clairement aux chefs de compétence provinciaux prévus aux par. 92(13) et (16). Cela s’explique par le fait que les interventions législatives des provinces en matière de santé publique ont pour assises principales la compétence large et plénière sur la propriété et les droits civils (par. 92(13)), ainsi que la compétence résiduelle sur les matières de nature purement locale ou privée dans la province (par. 92(16)) (Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791, par. 18).
[72] Un mot sur ces deux chefs de compétence comme fondements distincts de la validité des art. 5 et 10. Dans l’arrêt Dupond c. Ville de Montréal, 1978 CanLII 201 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 770, le juge Beetz écrivait que la Loi constitutionnelle de 1867 reconnaît aux législatures provinciales un pouvoir général de « faire des lois relatives à toutes les matières de nature purement locale ou privée dans la province », les différents domaines de pouvoir législatif énumérés à l’art. 92 n’en étant « que des exemples » et le par. 92(16) établissant un pouvoir résiduel (p. 792). En l’espèce, et de façon similaire aux conclusions dans l’affaire Dupond, les dispositions contestées tirent leur validité constitutionnelle non seulement du par. 92(16), mais également du par. 92(13). La compétence prévue au par. 92(13) vise le droit privé, c’est-à-dire le droit relatif aux rapports interpersonnels (H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), p. 495, par. VI-2.109).
[73] Cette précision faite, il incombe maintenant d’expliquer en quoi l’intervention du législateur québécois dans le domaine de la santé témoigne ici d’un esprit de réglementation, et non pas de répression d’une menace ou d’un mal. Cela est d’importance puisque la santé, en tant que matière non attribuée dans la Loi constitutionnelle de 1867, fait l’objet d’un chevauchement de compétences (RJR-MacDonald, par. 32; Schneider c. La Reine, 1982 CanLII 26 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 112, p. 142; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, par. 68). Dans le Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, la juge Karakatsanis a décrit en ces termes l’existence d’un chevauchement de compétences dans ce même domaine : « La santé constitue un champ de compétence qui présente un caractère “informe”, et où il y a chevauchement entre des exercices valides de la compétence générale des provinces pour réglementer le domaine de la santé et la compétence du Parlement en matière de droit criminel pour répondre aux menaces à la santé . . . » (par. 93). Il est par ailleurs bien établi que les deux ordres de gouvernements sont habilités à légiférer relativement à la production, à la distribution et à la vente de produits présentant un danger pour la santé publique, dont le tabac et l’alcool (RJR-MacDonald, par. 36-38; R. c. Hydro-Québec, 1997 CanLII 318 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 213, par. 131; Rio Hotel Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool), 1987 CanLII 72 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 59, p. 63 et 67‑68).
[74] Ici, la possession et culture personnelle de cannabis n’a pas été envisagée par le législateur québécois comme un fléau social à réprimer, mais plutôt comme une pratique qu’il convient d’interdire pour diriger les consommateurs vers une source d’approvisionnement contrôlée. Il est utile de faire une analogie avec les conclusions de notre Cour dans l’arrêt Schneider, où l’Heroin Treatment Act, S.B.C. 1978, c. 24, de la Colombie‑Britannique a été jugée intra vires de la législature provinciale en vertu du par. 92(16). De l’avis de la Cour, la loi visait non pas à punir les toxicomanes, mais plutôt à encadrer leur traitement médical et à veiller à leur sécurité (Schneider, p. 132‑133). En l’espèce, et de façon similaire à l’esprit de la loi contestée dans Schneider, les interdictions prévues aux art. 5 et 10 de la Loi provinciale ne visent pas d’objectifs punitifs en tant que tels, mais reflètent plutôt une logique d’encadrement et de supervision de l’accès à la substance.
[75] À la lumière de ce qui précède, les art. 5 et 10 relèvent donc non pas de la sphère du droit criminel, mais bien de la compétence générale des provinces en matière de réglementation de la santé.
[76] S’il est vrai que des interdictions semblables à celles prévues aux art. 5 et 10 ont autrefois été adoptées par le Parlement en vertu du pouvoir fédéral en droit criminel, cela s’explique par la doctrine du double aspect. Celle-ci participe du courant moderne en matière de fédéralisme et d’interprétation constitutionnelle, lequel reconnaît les inévitables chevauchements de compétence (Banque canadienne de l’Ouest, par. 42). En vertu de la doctrine du double aspect, le Parlement et les législatures provinciales peuvent adopter des lois sur des matières qui, par leur nature même, comportent à la fois une facette provinciale et une facette fédérale (Transport Desgagnés inc. c. Wärtsilä Canada Inc., 2019 CSC 58, [2019] 4 R.C.S. 228, par. 84). La doctrine du double aspect sera donc susceptible d’application lorsque chaque ordre de gouvernement a un intérêt « impérieux » à légiférer relativement à différents aspects de la même activité ou matière (par. 85). En pratique, sans pour autant créer une compétence concurrente sur une même matière, la doctrine du double aspect « ouvre la voie à l’application concurrente de législations fédérale et provinciales » (Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 66 (italique omis)).
[77] Le présent pourvoi est un cas classique d’application de la doctrine du double aspect. L’encadrement de l’usage des drogues, notamment du cannabis, comporte des aspects à la fois fédéraux et provinciaux, ce qui permet d’envisager l’application concurrente de lois des deux ordres de gouvernement. Cette matière présente un double aspect en ce qu’elle peut être abordée suivant deux perspectives différentes : (1) celle du droit criminel (en vertu du par. 91(27)), en réprimant un « mal » ou un effet nuisible ou indésirable pour le public; et (2) celle de la santé ou du commerce (en vertu des par. 92(13) et (16)), en réglementant notamment les conditions de production, de distribution et de vente de la substance. Les articles 5 et 10 de la Loi provinciale encadrent l’usage du cannabis suivant cette deuxième perspective normative, et ainsi relèvent de la compétence provinciale.
[78] Je conclus cette portion de l’analyse en insistant sur le fait que les dispositions contestées n’empiètent pas sur la compétence fédérale en matière de droit criminel du seul fait qu’elles prévoient des interdictions de nature absolue. La juge de première instance a émis l’opinion contraire, expliquant qu’« en choisissant d’interdire de façon absolue la possession de plantes de cannabis et sa culture à des fins personnelles, la province a perdu sa compétence » (par. 86). Cette inférence n’est pas appuyée en droit, et fait abstraction du fait que bon nombre d’interdictions réglementaires revêtent un caractère absolu sans pour autant être considérées comme des interdictions de droit criminel. Il suffit de citer à titre d’exemple l’interdiction de la vente de tabac aux mineurs consacrée, en droit québécois, aux art. 13 et 14.4 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme, RLRQ, c. L-6.2.
(4) Conclusion sur la validité constitutionnelle des dispositions contestées
[79] La présomption de constitutionnalité des lois demeure un principe cardinal de notre jurisprudence en matière de partage des compétences (Reference re The Farm Products Marketing Act, 1957 CanLII 1 (SCC), [1957] R.C.S. 198, p. 255; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, 1978 CanLII 6 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 662, p. 687-688; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1995 CanLII 69 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 453, par. 162; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, par. 25). En vertu de cette présomption, toute disposition législative est présumée intra vires de l’ordre de gouvernement qui l’a adoptée.
[80] En l’espèce, il incombait à l’appelant de démontrer que, de par leur caractère véritable, les art. 5 et 10 ne se rattachent pas à l’une des catégories de sujets relevant de la compétence des provinces. Il n’y est pas parvenu. Les dispositions contestées n’ont pas pour matière la répression morale de la production personnelle de cannabis. Leur caractère véritable est plutôt d’assurer l’efficacité du monopole étatique de vente du cannabis, dans un but de protection de la santé et de la sécurité de la population contre les méfaits de cette substance.
[81] Pour les raisons qui précèdent, je suis d’avis que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale constituent un exercice valide par le législateur québécois des compétences que lui confèrent les par. 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867, et que la Cour d’appel n’a donc pas commis d’erreur dans son examen de la validité des dispositions contestées.
[82] Même s’il ne s’agit pas d’un facteur déterminant, je souligne que le procureur général du Canada n’est pas intervenu dans la présente affaire pour contester la validité constitutionnelle des art. 5 et 10 de la Loi provinciale. Ma conclusion sur la validité de ces dispositions s’inscrit bien dans l’esprit de prudence qui guide les tribunaux lorsque le gouvernement fédéral renonce à toute participation au débat : « . . . la Cour devrait se montrer particulièrement réticente à invalider une loi provinciale lorsque le gouvernement fédéral n’en conteste pas la validité . . . » (SEFPO c. Ontario (Procureur général), 1987 CanLII 71 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 19‑20).
B. La Cour d’appel du Québec a-t-elle fait erreur en droit en concluant que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale sont constitutionnellement opérants?
[83] Dans cette deuxième partie, je vais traiter de la question de savoir si la doctrine de la prépondérance fédérale s’applique dans la présente affaire, de telle sorte que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale seraient déclarés inopérants dans la seule mesure de leur incompatibilité avec la Loi fédérale. À l’instar de la Cour d’appel, je suis d’avis que les dispositions contestées sont opérantes. L’application des interdictions absolues prévues par la Loi provinciale n’entrave pas la réalisation de l’objet fédéral identifié par l’appelant. Contrairement à ce que prétend ce dernier, la Loi fédérale n’a pas pour objet de créer, et ce, dans le but de limiter les activités illicites liées au cannabis, des droits positifs permettant de posséder et de cultiver à des fins personnelles au plus quatre plantes de cannabis. Une telle interprétation de l’objet de la Loi fédérale ne correspond pas à la nature essentiellement prohibitive du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel, et n’est pas appuyée par le texte de cette loi.
[84] En guise d’introduction, je rappelle les circonstances qui commandent l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale. Il y a incompatibilité justifiant de faire primer une loi fédérale sur une loi provinciale valide dans les cas où il existe un conflit d’application ou une entrave à la réalisation de l’objet de la loi fédérale. Dans le premier cas, le conflit d’application suppose une impossibilité de respecter les deux lois simultanément, notamment « lorsqu’une loi dit “oui” et que l’autre dit “non” » selon l’expression consacrée dans l’arrêt Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, 1982 CanLII 55 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 161, p. 191. Dans le second cas, « l’imposition de l’obligation de se conformer à une législation provinciale équivaudrait à empêcher la réalisation de l’objectif de la loi fédérale » (Banque canadienne de l’Ouest, par. 73). Comme l’a précisé le juge Major dans l’arrêt Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Saskatchewan, 2005 CSC 13, [2005] 1 R.C.S. 188, par. 14-15, l’existence de l’une ou l’autre de ces situations suffit à déclencher l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit aisé d’en faire la démonstration.
[85] En effet, le fardeau de preuve qui incombe à la partie alléguant l’existence d’un conflit d’application ou d’un conflit d’objets est élevé (Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327, par. 27; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419, par. 21-23). Une telle exigence découle de la règle cardinale d’interprétation constitutionnelle portant que « [c]haque fois qu’on peut légitimement interpréter une loi fédérale de manière qu’elle n’entre pas en conflit avec une loi provinciale, il faut appliquer cette interprétation de préférence à toute autre qui entraînerait un conflit » (Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, 1982 CanLII 29 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 307, p. 356). En outre, j’estime que l’impératif de mener le volet de l’opérabilité avec autant de précision possible prend une importance toute particulière dans des circonstances comme celles en cause, où la matière législative présente un double aspect. Il s’agit « de ne pas éroder l’importance accordée à l’autonomie provinciale », un souci que j’exprimais notamment dans les Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, par. 128.
[86] Pour les raisons qui suivent, et à la lumière de l’approche dite « restrictive » qui guide la Cour en la matière, je suis d’avis que l’appelant ne s’est pas acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait.
[87] Je tiens à dissiper d’emblée toute idée selon laquelle il existerait un conflit d’application entre les dispositions contestées et la Loi fédérale. Lorsque questionné par la Cour à ce sujet, l’appelant a d’ailleurs concédé qu’il était possible d’obéir aux deux lois, ce qui suggère une absence de conflit d’application. En s’abstenant de posséder et de cultiver des plantes de cannabis à son domicile, un particulier québécois peut ainsi se conformer aisément à la fois à la Loi fédérale qui soustrait au champ d’application de son régime d’infractions criminelles la possession et la culture d’au plus quatre plantes de cannabis, et à la Loi provinciale qui interdit la possession et la culture de toute plante de cannabis dans une maison d’habitation.
[88] La seule question qui se pose consiste donc plutôt à décider s’il existe une entrave à la réalisation d’un objet fédéral, ce qui suppose en l’espèce d’établir d’abord quel est l’objet de la Loi fédérale et de déterminer ensuite si les dispositions de la Loi provinciale sont incompatibles avec cet objet (Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536, par. 66).
[89] La thèse de l’appelant concernant l’existence d’une entrave à la réalisation de l’objet de la Loi fédérale peut se résumer en quelques lignes. L’incompatibilité découlerait du fait que la Loi provinciale ne se contente pas de restreindre ce que permet la Loi fédérale, soit la culture et la possession d’au plus quatre plantes de cannabis dans une maison d’habitation, mais a plutôt pour effet de l’interdire complètement. En avançant un tel argument, l’appelant tient pour acquis que les al. 8(1)e) et 12(4)b) de la Loi fédérale ont dans les faits créé un droit positif d’auto-culture de cannabis. Le fait de permettre positivement et expressément de cultiver un nombre maximal de quatre plantes de cannabis à domicile constitue, selon l’appelant, l’objet des dispositions fédérales. Dans sa forme plus raffinée, l’argument revient à suggérer que le fait de conférer aux Canadiens et aux Canadiennes un droit positif de posséder ou de cultiver au plus quatre plantes de cannabis constitue l’objet précis des al. 8(1)e) et 12(4)b). Un tel objet serait poursuivi pour réaliser d’autres objets plus généraux de la Loi fédérale énoncés à l’art. 7 de cette loi, notamment le fait d’éliminer ou de limiter le marché illicite du cannabis (al. 7c)) (voir la distinction qui est faite entre un objet précis et un objet général dans Rothmans, par. 25).
[90] À mon avis, la thèse de l’appelant ne peut être retenue. L’objet des dispositions de la Loi fédérale n’est pas de créer un droit positif d’auto-culture de cannabis, et ce, dans un objectif plus large consistant à limiter l’influence du crime organisé. Un tel objet n’est pas conforme à « la nature essentiellement prohibitive du pouvoir en droit criminel » (Rothmans, par. 19), dont la reconnaissance en droit canadien remonte à l’arrêt phare Proprietary Articles Trade Association c. Attorney General for Canada, 1931 CanLII 385 (UK JCPC), [1931] A.C. 310 (C.P.). Comme le rappelait la juge en chef McLachlin dans le Renvoi relatif à la LPA, « [l]e pouvoir fédéral de légiférer en droit criminel ne peut être exercé que pour interdire des actes » (par. 38). Ainsi, lorsque sont prévues des exceptions visant des pratiques que le Parlement n’entend pas interdire, « [la loi] n’autorise pas vraiment ces pratiques, elle s’abstient seulement de les interdire » (ibid. (italique omis)).
[91] Il est vrai que, dans le langage courant et même dans le discours de certains parlementaires, le fait de prévoir des exceptions ou des exemptions dans le cadre d’un régime d’infractions criminelles est souvent présenté comme un effort de « légalisation ». Une telle façon de s’exprimer est toutefois erronée et laisse faussement entendre qu’ont été conférés à la population des droits positifs l’autorisant à se conduire de telle ou telle manière. En l’espèce, on ne saurait donc voir dans les propos de la ministre fédérale de la Santé, qui parlait d’une « autorisation de la culture limitée à domicile », la manifestation claire de la volonté du Parlement de conférer un droit positif d’auto-culture (Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 314, 1re sess., 42e lég., 13 juin 2018, p. 20875). Je rappelle par ailleurs que les tribunaux doivent faire preuve de circonspection lorsqu’ils s’appuient sur les débats parlementaires comme expression de l’intention du législateur. Le recours à ce type de preuve extrinsèque doit être envisagé « avec prudence », compte tenu du fait que « les déclarations faites par les députés peuvent s’avérer de mauvais indicateurs de l’intention du Parlement » (R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 89).
[92] En outre, je note que rien dans le libellé des al. 8(1)e) et 12(4)b) n’indique que l’intention du législateur fédéral était d’autoriser l’auto-culture de cannabis. Au contraire, ces dispositions se présentent comme des règles classiques de droit criminel : elles renferment une interdiction, une sanction et elles s’attaquent à un mal en matière de santé et de sécurité publiques. Elles sont greffées d’exemptions visant la culture et la possession d’une à quatre plantes de cannabis. Leur texte ne laisse planer aucune ambiguïté sur le fait que la possession et la culture d’une à quatre plantes de cannabis ont simplement été exclues du champ d’application des infractions criminelles prévues par la Loi fédérale. Soulignant l’absence de dispositions conférant un droit exprès de cultiver du cannabis à des fins personnelles, la Cour d’appel a conclu à bon droit qu’« il semble plus exact de dire non pas que la [Loi fédérale] a légalisé certains volets liés à l’usage de cette substance, mais, plutôt, qu’elle les a décriminalisés » (par. 117).
[93] L’appelant fait grand cas du fait que l’al. 7c) de la Loi fédérale est formulé de façon nettement plus positive ou permissive, énonçant un des objets de la loi comme étant le fait de « permettre la production licite de cannabis afin de limiter l’exercice d’activités illicites qui sont liées au cannabis ». Il y voit le signe que le législateur fédéral avait véritablement pour intention de conférer un droit positif d’auto-culture. Encore une fois, je ne peux accepter les prétentions de l’appelant.
[94] Premièrement, il n’est pas évident que par « production licite » à l’al. 7c), le législateur visait explicitement la production de cannabis à domicile. Je considère plutôt que le terme « production licite » exprime une intention générale de permettre la production à l’intérieur du cadre légal mis en place par la Loi fédérale. La notion de « production licite » pourrait également être considérée, a contrario, comme l’inverse de la notion de « cannabis illicite » qui, à l’art. 2 de la Loi fédérale, est définie comme tout « [c]annabis qui est ou a été vendu, produit ou distribué par une personne visée par une interdiction prévue sous le régime de la présente loi ou d’une loi provinciale ou qui a été importé par une personne visée par une interdiction prévue sous le régime de la présente loi. »
[95] Deuxièmement, même en admettant que la notion de « production licite » puisse s’entendre de la production à domicile, le mot « permettre » à l’al. 7c) ne peut être interprété comme le signe d’une autorisation ou permission créatrice de droits positifs. Il ne peut l’être puisque, comme je l’ai souligné plus tôt, la création de droits positifs ne constitue pas un exercice valide de la compétence en matière de droit criminel et que la validité constitutionnelle de la Loi fédérale doit être présumée dans notre examen de l’opérabilité des dispositions provinciales.
[96] Les enseignements de l’arrêt Rothmans sont pertinents pour les besoins du présent pourvoi. J’estime que les principes qui s’en dégagent permettent de trancher la question de l’opérabilité des dispositions contestées. Dans cette affaire, il fallait décider si une loi provinciale interdisant la promotion des produits du tabac dans tout endroit accessible à des jeunes entravait la réalisation de l’objet d’une loi fédérale qui interdisait la promotion des produits du tabac, sauf dans les commerces de détail. La Cour d’appel de la Saskatchewan avait conclu que la loi provinciale interdisait ce qui était par ailleurs autorisé par la loi fédérale, c’est-à-dire la promotion du tabac dans les commerces de détail. Notre Cour a conclu différemment, précisant que « le Parlement n’accordait pas et ne pouvait pas accorder aux détaillants un droit positif d’exposer des produits du tabac » (par. 18 (je souligne)). En outre, les lois adoptées en vertu du pouvoir de légiférer en droit criminel « ne permettent généralement pas de créer des droits autonomes qui limitent la capacité des provinces de légiférer plus rigoureusement dans le domaine que le Parlement » (par. 19 (je souligne)).
[97] Le principe qu’il faut retenir de ces passages est que l’adoption d’exceptions ou d’exemptions dans le cadre d’un régime de droit criminel ne peut servir à conférer des droits positifs de pratiquer les activités faisant l’objet de ces mêmes exceptions ou exemptions. Cette précision est importante dans un cas comme celui qui nous occupe. Les provinces peuvent légitimement prendre des initiatives réglementaires pour encadrer des activités décriminalisées sans ce faisant entraver la réalisation d’un objet — la création de droits positifs — qui est par définition étranger au pouvoir de légiférer du fédéral en matière de droit criminel.
[98] Je reconnais que les circonstances de l’arrêt Rothmans diffèrent de celles de l’espèce sur un point important. Dans Rothmans, l’exemption relative à l’exposition de produits du tabac dans les commerces de détail ne semblait pas intimement liée à la réalisation de l’objet de droit criminel visé par la loi dans son ensemble, soit le fait de s’attaquer à un problème de santé publique d’envergure nationale. Comme l’a indiqué la Cour dans cette affaire, même si on acceptait que la loi fédérale octroie aux détaillants un droit positif d’exposer des produits du tabac, il serait difficile d’imaginer qu’un tel droit puisse véritablement contribuer à la lutte contre un mal dans le domaine de la santé publique (par. 20). Dans l’affaire qui nous occupe, il serait au contraire possible de soutenir que les exemptions visant la possession et la culture de plantes de cannabis à domicile participent directement à la réalisation d’un objet de droit criminel, soit celui de décourager le commerce illicite du cannabis. Suivant cette logique, la reconnaissance d’un droit positif d’auto-culture pourrait ainsi contribuer à limiter la demande pour du cannabis provenant de sources illicites ou d’organisations criminelles, un objet auquel nuirait l’application des interdictions absolues adoptées par le législateur québécois.
[99] Je ne peux toutefois accepter que des exceptions ou des exemptions adoptées dans le cadre d’un régime d’infractions criminelles puissent générer des droits positifs, même lorsque ces exceptions ou exemptions sont intimement liées à la réalisation d’objets de droit criminel. La Cour a circonscrit au cours des dernières années l’étendue de la compétence fédérale sur le droit criminel. Dans le Renvoi relatif à la LPA, la juge en chef McLachlin a notamment formulé une mise en garde précisant qu’« une définition sans balises [de ce que constitue un véritable objet de droit criminel], jumelée à la règle de la prépondérance, est susceptible de rompre l’équilibre constitutionnel entre pouvoirs fédéraux et provinciaux » (par. 43). À mon sens, la modification des principes de l’arrêt Rothmans présenterait un risque similaire pour l’équilibre constitutionnel du régime fédéral. La reconnaissance de droits positifs créés à partir d’exceptions ou d’exemptions intimement liées à un objet valide de droit criminel élargirait indûment l’étendue du pouvoir fédéral de légiférer en droit criminel.
[100] Les principes qui se dégagent de l’arrêt Rothmans sont pertinents, sans qu’il soit nécessaire d’y apporter quelque modification, et ils s’appliquent au présent pourvoi. Cela signifie que les exemptions prévues aux al. 8(1)e) et 12(4)b) de la Loi fédérale ne sont pas des sources de droits positifs, malgré l’apparence d’un lien étroit entre celles-ci et l’objet de droit criminel que constitue la lutte contre les activités illicites.
[101] Bien que cela ne soit pas en soi déterminant pour trancher la question de l’opérabilité, je souligne que les objectifs poursuivis par le Parlement et la législature provinciale sont concordants. En effet, la protection de la santé et de la sécurité de la population — particulièrement celles des jeunes —, la lutte contre le crime organisé et le fait de garantir l’accès à des produits dont la qualité est contrôlée sont autant de considérations ayant manifestement animé l’adoption de la Loi fédérale et de la Loi provinciale.
[102] Je note à cet égard que les interdictions provinciales répondent directement à plusieurs des objectifs énumérés à l’art. 7 de la Loi fédérale. En effet, les interdictions absolues de possession et de culture de la Loi provinciale permettent vraisemblablement de protéger la santé des jeunes en restreignant l’accès au cannabis (al. 7a)), la culture à domicile par des personnes majeures étant susceptible d’accroître l’accessibilité de cette substance par les mineurs résidant sous le même toit. Elles préviennent également les incitations à l’usage du cannabis (al. 7b)), la présence de plantes de cannabis au domicile pouvant être considérée de facto comme une incitation. Elles contribuent au contrôle de la qualité des produits offerts (al. 7f)), le cannabis cultivé à la maison n’étant pas soumis à des normes de qualité telle la concentration maximale du principal composé actif du cannabis, le tétrahydrocannabinol (« THC »). Elles contribuent clairement à la sensibilisation du public aux risques que pose la consommation du cannabis pour la santé (al. 7g)), l’offre d’information aux consommateurs étant facilitée par leur intégration à un cadre de vente réglementé.
[103] Enfin, j’ajouterais que même si les approches retenues respectivement par le législateur fédéral et le législateur provincial à l’égard de l’auto-culture sont différentes, la Loi provinciale témoigne au même titre que la Loi fédérale d’un souci de lutter contre le crime organisé (al. 7c) et d)). Le législateur provincial était d’avis qu’en raison de leur contribution à l’instauration d’un marché unique, les interdictions absolues de possession et de culture à domicile permettraient de limiter le trafic de cannabis provenant de sources non autorisées. En outre, il n’est pas du ressort de la Cour de trancher la question de savoir laquelle des deux approches — la prohibition de la production personnelle, ou la tolérance d’une telle pratique — est la plus susceptible de limiter l’exercice d’activités illicites liées au cannabis. Il suffit de constater que c’est ce même objectif qui a guidé l’intervention législative des deux ordres de gouvernement en l’espèce.
[104] En conséquence, je conclus que les art. 5 et 10 de la Loi provinciale n’entravent pas la réalisation des objets énoncés dans la Loi fédérale, notamment celui de limiter la présence des organisations criminelles dans le marché du cannabis, et qu’elles sont opérantes au regard de la doctrine de la prépondérance fédérale. Les objectifs de santé et de sécurité publiques poursuivis par la Loi provinciale et ses interdictions sont, dans une large mesure, en harmonie avec les objectifs visés par la Loi fédérale, et il n’y a pas lieu de conclure à l’existence d’un conflit d’objets.
V. Conclusion
[105] Les articles 5 et 10 de la Loi provinciale sont valides et opérants. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
[106] Le procureur général du Québec a demandé que lui soient accordés les dépens. J’estime qu’il ne serait pas justifié de faire droit à cette demande. La Cour possède le pouvoir discrétionnaire de déroger à la règle usuelle selon laquelle la partie ayant obtenu gain de cause a droit aux dépens. La présence d’un enjeu d’intérêt public constitue un facteur dans l’exercice de ce pouvoir, si bien que « la partie déboutée qui soulève une question de droit sérieuse et importante pour le public ne doit pas toujours supporter les dépens de l’autre partie » (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2, [2007] 1 R.C.S. 38, par. 35, citant à titre d’exemple Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76, par. 69). En l’espèce, l’appelant est un citoyen qui a soulevé d’importantes questions de droit constitutionnel relativement à un enjeu d’intérêt général, soit la décriminalisation de l’usage récréatif du cannabis et ses conséquences. Je suis d’avis que de telles circonstances militent en faveur de l’exercice de notre pouvoir discrétionnaire et, en conséquence, chaque partie assumera ses propres dépens devant la Cour et devant les juridictions inférieures.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Saraïlis Avocats, Québec.
Procureurs de l’intimé : Lavoie, Rousseau (Justice‑Québec), Québec; Ministère de la Justice du Québec, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario — Direction du droit constitutionnel, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Legal Services Branch — Ministry of Attorney General, Victoria.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Constitutional Law Branch — Ministry of Justice and Attorney General, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Attorney General of Alberta — Constitutional and Aboriginal Law, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante Canadian Association for Progress in Justice : IMK, Montréal; Dalziel Law Corporation, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante la Société canadienne du cancer : Société canadienne du cancer, Ottawa; Langlois Lawyers, Montréal.
Procureurs de l’intervenante Cannabis Amnesty : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto; Ruby Shiller Enenajor DiGiuseppe, Toronto.
Procureurs des intervenants Cannabis Council of Canada et l’Association québécoise de l’industrie du cannabis : McCarthy Tétrault, Toronto.
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.