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19/01/2007 | CANADA | N°2007_CSC_2

Canada | Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2 (19 janvier 2007)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), [2007] 1 R.C.S. 38, 2007 CSC 2

Date : 20070119

Dossier : 30894

Entre :

Little Sisters Book and Art Emporium

Appelante

et

Commissaire des Douanes et du Revenu et

Ministre du Revenu national

Intimés

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie‑Britannique, Association du Barreau canadien,

Egale Canada Inc., Sierra Legal Defence Fund et

E

nvironmental Law Centre

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, D...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), [2007] 1 R.C.S. 38, 2007 CSC 2

Date : 20070119

Dossier : 30894

Entre :

Little Sisters Book and Art Emporium

Appelante

et

Commissaire des Douanes et du Revenu et

Ministre du Revenu national

Intimés

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie‑Britannique, Association du Barreau canadien,

Egale Canada Inc., Sierra Legal Defence Fund et

Environmental Law Centre

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 79)

Motifs concordants :

(par. 80 à 113)

Motifs dissidents :

(par. 114 à 162)

Les juges Bastarache et LeBel (avec l’accord des juges Deschamps, Abella et Rothstein)

La juge en chef McLachlin (avec l’accord de la juge Charron)

Le juge Binnie (avec l’accord du juge Fish)

______________________________

Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), [2007] 1 R.C.S. 38, 2007 CSC 2

Little Sisters Book and Art Emporium Appelante

c.

Commissaire des Douanes et du Revenu et

ministre du Revenu national Intimés

et

Procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie‑Britannique, Association du Barreau canadien,

Egale Canada Inc., Sierra Legal Defence Fund et

Environmental Law Centre Intervenants

Répertorié : Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu)

Référence neutre : 2007 CSC 2.

No du greffe : 30894.

2006 : 19 avril; 2007 : 19 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Saunders, Thackray et Oppal) (2005), 249 D.L.R. (4th) 695, 208 B.C.A.C. 246, 344 W.A.C. 246, 38 B.C.L.R. (4th) 288, 193 C.C.C. (3d) 491, 7 C.P.C. (6th) 333, 127 C.R.R. (2d) 165, [2005] B.C.J. No. 291 (QL), 2005 BCCA 94, qui a infirmé une décision de la juge Bennett (2004), 31 B.C.L.R. (4th) 330, [2004] B.C.J. No. 1241 (QL), 2004 BCSC 823. Pourvoi rejeté, les juges Binnie et Fish sont dissidents.

Joseph J. Arvay, c.r., et Irene Faulkner, pour l’appelante.

Cheryl J. Tobias et Brian McLaughlin, pour les intimés.

Janet E. Minor et Mark Crow, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

George H. Copley, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

J. J. Camp, c.r., et Melina Buckley, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.

Cynthia Petersen, pour l’intervenante Egale Canada Inc.

Chris Tollefson et Robert V. Wright, pour les intervenants Sierra Legal Defence Fund et Environmental Law Centre.

Version française du jugement des juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein rendu par

Les juges Bastarache et LeBel —

1. Introduction

1 L’appelante Little Sisters Book and Art Emporium est une société qui exploite une librairie desservant la communauté gaie et lesbienne de Vancouver. Il s’agit, en l’espèce, de déterminer si l’appelante peut à bon droit obtenir que sa bataille judiciaire contre les intimés (collectivement appelés les « Douanes ») soit financée par les deniers publics au moyen de l’ordonnance exceptionnelle accordant une provision pour frais, prévue dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S. 371, 2003 CSC 71. À notre avis, elle ne saurait avoir gain de cause.

2 La situation dans l’affaire Okanagan était clairement inhabituelle. Les bandes avaient été plongées dans un litige complexe qui les opposait au gouvernement et qu’elles étaient incapables de financer, alors que l’affaire soulevait des questions d’une importance cruciale à la fois pour leur survie et pour l’approche du gouvernement en matière de droits ancestraux. La question soumise à la Cour dans cette affaire était de savoir si l’incapacité de payer des bandes devrait avoir pour effet d’empêcher l’application de droits constitutionnels et de laisser en suspens des questions d’intérêt public. Consciente de la gravité des conséquences pour les bandes et des limites du litige présagé, la Cour a décidé que le refus des tribunaux d’exercer leur compétence d’equity en matière de dépens entraînerait une véritable injustice si le manque de ressources des bandes empêchait le procès de suivre son cours.

3 La situation en l’espèce diffère de celle qui se présentait dans l’affaire Okanagan. Une société exploitant une petite entreprise engage notamment des procédures pour obtenir le dédouanement de marchandises retenues à la frontière. À première vue, ce conflit ne diffère pas de ceux que pourraient déclencher les nombreux Canadiens dont les commandes seraient retenues ou examinées par les Douanes avant qu’elles leur soient remises. Mais il y a plus. Naturellement irritée après avoir passé des années à affronter les Douanes devant les tribunaux relativement à des questions similaires, cette société a décidé d’élargir la portée du litige et de procéder à une vaste enquête sur les pratiques des Douanes. L’appelante tient à ce que la question de ses droits présents et de ses droits (et ceux des autres importateurs) futurs soit tranchée définitivement, et elle veut empêcher les Douanes de prohiber d’autres importations jusqu’à ce que ses plaintes soient réglées.

4 La question en l’espèce est non pas de savoir si l’appelante a une cause d’action valable, mais plutôt si les contribuables canadiens devraient supporter les frais qu’elle a engagés pour amener les Douanes à dédouaner ses marchandises ou pour procéder à sa vaste enquête sur les pratiques des Douanes. Une telle ordonnance exceptionnelle ne peut être rendue que dans des circonstances particulières, comme celles de l’affaire Okanagan, et sous réserve de conditions strictes et des contrôles procéduraux indiqués. À notre avis, la demande de l’appelante ne satisfait à aucune des exigences que la Cour a établies dans cet arrêt.

5 Le fait que la demande de l’appelante ne serait pas rejetée sommairement ne suffit pas pour établir qu’il y a lieu d’accorder une provision pour frais pour en permettre l’instruction. Tel n’est pas le critère applicable. Fort malheureusement, des contraintes financières compromettent, chaque jour, l’examen de demandes qui peuvent être fondées. Placées devant ce dilemme, les législatures ont proposé des réponses qui ne remédient pas nécessairement à toutes les situations. Les programmes d’aide juridique demeurent sous‑capitalisés et débordés. La non‑représentation par un avocat devient de plus en plus fréquente devant les tribunaux. L’arrêt Okanagan n’était pas censé résoudre toutes ces difficultés. La Cour n’a pas cherché à établir un système parallèle d’aide juridique ou un vaste programme géré par les tribunaux, afin de compléter tout autre programme destiné à aider divers groupes à ester en justice, et sa décision ne doit pas servir à le faire. Cette décision n’a pas créé une nouvelle méthode de financement pour les plaideurs qui s’autoproclament représentants de l’intérêt public. Le raisonnement de notre Cour dans l’arrêt Okanagan ne s’applique qu’aux rares cas où un tribunal contribuerait à une injustice — envers le plaideur personnellement et envers le public en général — s’il n’accordait pas la provision pour frais requise pour que le plaideur puisse aller de l’avant.

2. Les faits

6 L’appelante est une société commerciale qui exploite l’entreprise Little Sisters Book and Art Emporium desservant la communauté gaie et lesbienne de Vancouver. Les ventes de livres représentent 30 à 40 pour 100 des activités de l’appelante. Bien que la valeur de son actif ait augmenté considérablement au cours des dernières années, passant de 218 446 $ en 2000 à 324 618 $ en 2003, l’appelante parvient encore mal à réaliser un bénéfice. Son bénéfice net n’a jamais dépassé 25 000 $ par année et, en 2003, ses pertes ont atteint presque 60 000 $. Des pertes récentes sont dues, tout au moins en partie, à un détournement de 85 000 $.

7 Il faut examiner la demande de provision pour frais de l’appelante en fonction des poursuites qui ont opposé ces deux parties dans le passé. Lorsque le présent litige a pris naissance, l’appelante avait déjà livré aux Douanes une longue bataille judiciaire qui a abouti à l’arrêt de notre Cour Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69 (« Little Sisters no 1 »). Dans cette affaire, l’appelante, ainsi que ses actionnaires James Eaton Deva et Guy Bruce Smyth, contestaient la constitutionnalité des méthodes utilisées par les Douanes pour retenir le matériel obscène, ainsi que du fondement législatif de ces méthodes. S’exprimant au nom de notre Cour à la majorité, le juge Binnie a convenu que les pratiques des Douanes à l’époque contrevenaient à l’al. 2b) et au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a aussi décidé que la charge de prouver l’obscénité incombait à la partie qui invoquait ce moyen. Le juge Binnie a toutefois conclu que les dispositions mêmes de la Loi sur les douanes étaient constitutionnelles.

8 Dans l’affaire Little Sisters no 1, la réparation sollicitée par l’appelante et ses actionnaires était une injonction identique, dans l’ensemble, à celle que l’appelante demande en l’espèce. Le juge Binnie a estimé qu’une réparation de cette nature n’était pas justifiée. Il a écrit ceci, au par. 157 :

C’est avec une certaine réticence que je conclus [qu’une réparation structurée en vertu du par. 24(1)] n’est pas réalisable. Le procès s’est terminé le 20 décembre 1994. On nous dit qu’au cours des six dernières années, les Douanes ont corrigé les problèmes institutionnels et administratifs éprouvés par les appelants. En l’absence de données plus précises sur ce qui a été fait exactement et sur la mesure dans laquelle on a ainsi remédié à la situation (si tant est qu’on l’a fait), je ne suis pas prêt à souscrire à la conclusion de mon collègue selon laquelle ces mesures ne sont « pas suffisantes » (par. 262) et ne sont pas d’un « grand secours » (par. 265). Dans le même ordre d’idées, toutefois, les appelants ne nous ont pas indiqué quelles sont, à leur avis, les mesures précises (à défaut de déclarer les dispositions législatives invalides ou inopérantes) qui permettraient de corriger tout problème qui subsisterait.

Il a ajouté que les « constatations [dans cette affaire] devraient fournir aux appelants des assises solides, susceptibles de fonder toute autre action qu’ils estimeraient nécessaire d’intenter devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique » (par. 158). Des dépens comme entre parties ont été accordés à l’appelante et à ses actionnaires.

9 Selon l’appelante, le présent litige constitue l’« autre action » envisagée par le juge Binnie. L’avocat de l’appelante a établi un lien direct entre la présente bataille judiciaire de sa cliente et le refus de notre Cour d’accorder une injonction en 2000. Continuant d’alléguer qu’elle n’a pas eu droit à une réparation convenable il y a près de six ans, l’appelante cherche à faire supporter par les Douanes le fardeau financier de sa nouvelle plainte compte tenu de ces faits nouveaux.

10 Le présent litige relatif aux dépens est lié aux poursuites émanant de la décision des Douanes, le 5 juillet 2001, de retenir des livres destinés à l’appelante. Ce jour‑là, les Douanes ont retenu huit titres — comprenant 34 livres — pour le motif qu’ils étaient obscènes. L’appelante a pu obtenir le dédouanement de quatre de ces titres dans un délai d’un mois. Quant aux quatre titres encore retenus, l’appelante a décidé de demander une révision concernant deux d’entre eux seulement : Meatmen, vol. 18, Special S&M Comics Edition et Meatmen, vol. 24, Special SM Comics Edition (les « bandes dessinées Meatmen »). Les Douanes ont de nouveau décidé que ces deux titres étaient obscènes. Prétendant que ces titres avaient été mal classés, l’appelante a, le 14 février 2002, porté cette révision en appel devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, comme elle en avait le droit en vertu des art. 67 et 71 de la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.).

11 Pendant que se déroulait l’instance relative aux bandes dessinées Meatmen, les Douanes ont retenu un autre envoi de livres destiné à l’appelante. Là encore, certains titres retenus par les Douanes ont été dédouanés sans qu’une révision ait été nécessaire. Cependant, après une révision, les Douanes estimaient encore que deux titres étaient obscènes : Of Men, Ropes & Remembrance — The Stories from Bound & Gagged Magazine et Of Slaves & Ropes & Lovers (les « livres Townsend »). Le 26 septembre 2003, l’appelante a porté cette décision en appel devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, sollicitant la même réparation que pour les bandes dessinées Meatmen.

12 Les parties ont consenti à ce que les appels relatifs aux bandes dessinées Meatmen et aux livres Townsend soient entendus ensemble. L’interdiction de ces quatre titres constitue le fondement factuel de la demande au fond de l’appelante.

13 Dans ses appels, l’appelante sollicite l’infirmation des décisions en matière d’obscénité rendues par les Douanes, ainsi qu’un jugement déclarant que les Douanes ont interprété et appliqué d’une manière inconstitutionnelle les dispositions législatives pertinentes. À titre de réparation, elle sollicite une injonction interdisant aux Douanes d’appliquer à ses marchandises certaines dispositions du Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36, et de la Loi sur les douanes. L’appelante réclame également des dommages‑intérêts et des [traduction] « [d]épens spéciaux ou majorés ».

14 Le 14 août 2002, l’appelante a aussi déposé un avis de question constitutionnelle. Alléguant une violation de l’al. 2b) de la Charte, elle demande les mêmes réparations que celles mentionnées plus haut, mais elle se sert de la question constitutionnelle pour élargir la portée de l’injonction demandée. Dans son avis de question constitutionnelle, l’appelante affirme qu’elle veut obtenir une ordonnance empêchant les Douanes d’appliquer les dispositions pertinentes du Tarif des douanes et de la Loi sur les douanes à [traduction] « qui que ce soit ou, subsidiairement, à l’appelante jusqu’à ce que la Cour soit convaincue que l’application inconstitutionnelle cessera ».

15 La juge Bennett de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, qui préside la présente affaire et qui est responsable de la gestion de l’instance, a défini la portée du litige dans sa décision du 6 février 2003 ((2003), 105 C.R.R. (2d) 119, 2003 BCSC 148). Plus particulièrement, elle a approuvé la question constitutionnelle de l’appelante et a conclu que l’appel interjeté à l’encontre de la décision des Douanes d’interdire les livres de l’appelante [traduction] « confère un contexte factuel aux questions soulevées par Little Sisters » (par. 24). Cette décision n’a pas été portée en appel.

16 Le 22 janvier 2004, soit environ un mois après que notre Cour eut rendu l’arrêt Okanagan, l’appelante a demandé une provision pour frais en alléguant, pour reprendre les propos de la juge Bennett, qu’elle avait [traduction] « manqué d’argent pour poursuivre l’instance » (par. 6). Comme l’a indiqué dans son affidavit James Eaton Deva, un actionnaire de l’appelante :

[traduction] Après avoir entendu [le témoignage d’Anne Kline, la fonctionnaire de Douanes Canada chargée de rendre la décision définitive en matière d’obscénité], nous étions convaincus que si son témoignage reflétait la façon dont Douanes Canada a abordé cette question, il y avait encore de graves problèmes systémiques. En l’occurrence, nos dix années de bataille et notre victoire partielle en Cour suprême du Canada n’avaient donné lieu à aucun changement significatif. Dans ce cas, une décision judiciaire que les bandes dessinées Meatmen n’étaient pas obscènes ne serait pas suffisante. Nous avons acquis la conviction que le seul moyen de remédier aux problèmes de Douanes Canada est d’obtenir une réparation systémique et non une simple décision concernant certains livres. Nous avons décidé que nous avions l’obligation de solliciter cette réparation.

3. Historique des procédures judiciaires

3.1 Cour suprême de la Colombie‑Britannique (2004), 31 B.C.L.R. (4th) 330, 2004 BCSC 823

17 À propos de la demande de provision pour frais présentée en Cour suprême de la Colombie‑Britannique, la juge Bennett a statué en faveur de l’appelante. Elle a dégagé trois [traduction] « arguments distincts mais néanmoins connexes » avancés par l’appelante (par. 15). La première question que l’appelante a soulevée dans sa demande de provision pour frais était de savoir si les Douanes avaient interdit à bon droit quatre titres que l’appelante voulait importer (l’« appel concernant les quatre livres »). La deuxième question consistait à déterminer si les Douanes avaient résolu les problèmes systémiques relevés dans l’arrêt Little Sisters no 1 (la « révision systémique »). La troisième question était de savoir si la définition d’obscénité établie par notre Cour dans l’arrêt R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, est inconstitutionnelle (la « question constitutionnelle »).

18 Examinant d’abord la question de la capacité financière, la juge Bennett a établi un lien entre le coût « prohibitif » d’un appel interjeté contre des interdictions et le fait qu’il y ait si peu de ces décisions qui sont soumises aux tribunaux (par. 19). Dans sa brève analyse de cette question, elle a appliqué un critère consistant à déterminer si le plaideur [traduction] « n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige », et a conclu que l’appelante n’en avait pas les moyens (par. 21‑22). La juge Bennett a également conclu que remplacer l’avocat qui représentait alors l’appelante n’était pas une « option réaliste » (par. 24).

19 La juge Bennett a alors appliqué séparément à chacune des trois questions soulevées par l’appelante la grille d’analyse adoptée par notre Cour dans l’arrêt Okanagan. Quant à l’exigence de bien‑fondé à première vue, elle a conclu qu’il existait une preuve prima facie que les Douanes n’appliquaient pas correctement le critère d’obscénité établi dans l’arrêt Butler (par. 29). Elle a également ajouté foi, dans une certaine mesure, à l’argument voulant que les méthodes des Douanes, en vertu desquelles la personne chargée de statuer sur l’appel interne n’avait pas examiné les documents présentés aux décideurs en première instance, aient comporté des lacunes (par. 30). Cet argument l’a persuadée que l’appel concernant les quatre livres satisfaisait au volet du bien‑fondé à première vue du critère de l’arrêt Okanagan. La juge Bennett a ensuite tranché la question de cette exigence à l’égard de la révision systémique et de la question constitutionnelle, en mentionnant, dans le premier cas, sa conclusion sur l’importance pour le public et, dans le dernier cas, les changements survenus au cours de la décennie ayant suivi l’arrêt Butler (par. 32‑33).

20 La juge Bennett s’est ensuite demandé si les questions soulevées [traduction] « transcend[ent] les intérêts individuels, si elles revêtent une importance pour le public et si elles n’ont pas été tranchées dans d’autres affaires » (par. 34). Quant à l’appel concernant les quatre livres, elle s’est concentrée sur les retenues qui continuent de toucher l’appelante, la « rareté de la jurisprudence dans ce domaine » et l’importance de la liberté d’expression dans une démocratie (par. 35‑43). Elle a conclu que, si les Douanes appliquent effectivement mal le critère juridique d’obscénité, la question touche alors tous les importateurs de livres et revêt donc une importance pour le public.

21 Au sujet de l’importance de la révision systémique pour le public, la juge Bennett a commencé son analyse en soulignant [traduction] « l’ampleur considérable des retenues » effectuées par les Douanes (par. 48). Elle a décidé que « certains éléments de preuve » indiquaient que le matériel destiné aux gais et aux lesbiennes était constamment ciblé, en plus de noter que le délai imparti pour procéder à une révision n’était pas respecté, et de se dire préoccupée par de présumées incohérences dans les pratiques de retenue des Douanes (par. 49‑52). En raison des poursuites qui avaient opposé les parties dans le passé, la juge Bennett mettait en doute la valeur de l’argument des Douanes voulant qu’elles aient récemment modifié leurs pratiques (par. 53‑58). En fait, elle a affirmé qu’il existait une preuve prima facie qu’on ne s’était pas « suffisamment employé » à régler les problèmes relevés dans l’arrêt Little Sisters no 1 (par. 59). Forte de cette conclusion, la juge Bennett a décidé que la troisième exigence de l’arrêt Okanagan était remplie compte tenu des enjeux constitutionnels et du fait qu’il était dans l’intérêt du public de savoir si le gouvernement avait omis de se conformer à une ordonnance judiciaire (par. 61).

22 Toutefois, la juge Bennett a estimé que l’exigence de l’importance pour le public n’avait pas été remplie à l’égard de la question constitutionnelle. Mentionnant les arrêts de notre Cour Butler, R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, et Little Sisters no 1, elle a décidé que la question constitutionnelle ne soulevait pas une question d’importance pour le public qui n’avait pas encore été tranchée, comme l’exige l’arrêt Okanagan (par. 75‑87). Cette décision n’a pas été portée en appel.

23 Après avoir décidé que les trois conditions de l’arrêt Okanagan étaient remplies dans le cas de l’appel concernant les quatre livres et celui de la révision systémique, la juge Bennett a exercé son pouvoir discrétionnaire et a ordonné le versement d’une provision pour frais (par. 44 et 63). Elle a reporté à une autre date la détermination de la structure et du montant de la provision pour frais (par. 94).

3.2 Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2005), 38 B.C.L.R. (4th) 288, 2005 BCCA 94

24 La juge Prowse, siégeant en chambre, a d’abord rejeté la demande d’autorisation de porter en appel devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique la décision de la juge Bennett d’accorder une provision pour frais. Deux mois plus tard, une formation de trois juges de la Cour d’appel a modifié l’ordonnance de la juge Prowse et accueilli la demande d’autorisation.

25 S’exprimant au nom de la cour à l’unanimité, le juge Thackray a accueilli l’appel des Douanes. Il a d’abord commenté ce qu’il considérait comme un [traduction] « aspect incomplet » du processus (par. 25). Plus précisément, il estimait que l’omission de la juge Bennett d’examiner la structure et le montant de la provision pour frais compromettait son ordonnance. Après l’ordonnance initiale de la juge Bennett, les parties elles‑mêmes s’étaient entendues sur la structure et le montant.

26 Examinant ensuite le critère de l’arrêt Okanagan, le juge Thackray s’est attaché à l’étude des exigences de manque de ressources et d’importance pour le public. En ce qui concerne l’exigence de bien‑fondé à première vue, il a simplement conclu qu’elle était remplie parce que [traduction] « l’affaire n’est plus simplement frivole » (par. 28).

27 Passant à la discussion du manque de ressources de l’appelante, le juge Thackray s’est demandé si le tribunal pourrait entendre l’appel concernant les quatre livres avant d’examiner la question de la révision systémique. Une telle procédure pourrait permettre de réaliser une économie considérable de deniers publics, dans la mesure où l’issue de l’appel concernant les quatre livres pourrait aider à déterminer la nécessité de l’examen de la question de la révision systémique et, dans l’affirmative, s’il devrait être financé par les deniers publics (par. 29 et 45). Selon la Cour d’appel, l’inclusion de la question de la révision systémique dans le litige représentait [traduction] « un saut énorme par rapport à l’objet initial [de l’affaire] », de sorte qu’il convenait de se demander si l’attribution d’une provision pour frais — dans le cas où elle se révélerait nécessaire — pourrait, dans un premier temps tout au moins, être limitée à l’appel concernant les quatre livres (par. 36‑39 et 44). La Cour d’appel hésitait également à appliquer à une société à but lucratif l’arrêt Okanagan de notre Cour (par. 41).

28 Le juge Thackray a ensuite examiné l’exigence de l’importance pour le public. Il a fait remarquer que l’appel concernant les quatre livres portait strictement sur quatre titres précis (par. 49). Il ne portait pas sur des questions générales qui toucheraient tous les importateurs de livres.

29 Quant à la révision systémique, le juge Thackray a examiné attentivement les motifs de la juge Bennett. Il s’est dit en désaccord avec ses conclusions fondées sur le fait que les Douanes continuent de retenir un grand nombre de livres, soulignant que ce fait n’indique pas que les pratiques des Douanes sont irrégulières à quelque égard que ce soit (par. 55). Il a ajouté que l’appelante se fondait sur une preuve recueillie avant que les Douanes aient prétendument modifié leur système; au mieux, cette preuve pouvait être utilisée pour démontrer la célérité avec laquelle les Douanes avaient réagi à l’arrêt Little Sisters no 1, mais non pour déterminer si les problèmes relevés dans l’arrêt Little Sisters no 1 avaient tous éventuellement été résolus. La question de « l’efficacité » était beaucoup moins importante pour le public que celle de savoir si les problèmes étaient un tant soit peu résolus (par. 57).

30 Enfin, le juge Thackray a souligné que la juge Bennett ne s’était pas demandé si le présent litige pouvait être qualifié de suffisamment « particulier » pour justifier une provision pour frais, au lieu de simplement important (par. 60). La liberté d’expression, a‑t‑il rappelé, est toujours d’intérêt public, mais les affaires où il est question de liberté d’expression ne peuvent pas toutes satisfaire à l’exigence d’importance pour le public. En l’espèce, il convenait de tenir compte du fait que les communautés qui seraient les plus touchées par la demande de l’appelante ne considéraient pas que la présente affaire était suffisamment importante pour qu’elles contribuent à son financement (par. 63). Qui plus est, le juge Thackray hésitait à affecter des deniers publics à un litige à l’issue duquel le demandeur pourrait se voir accorder un montant considérable (par. 62).

31 Dans l’ensemble, la Cour d’appel a statué que la demande de l’appelante ne revêtait pas une importance suffisante pour que le trésor public soit tenu de l’aider à suivre son cours. Le juge Thackray a conclu que [traduction] « le public n’a pas confié à Little Sisters ce rôle » de surveillance, et il n’était pas « convaincu que Little Sisters doit être l’instrument de réforme des Douanes » (par. 72 et 74). Tout en reconnaissant la nécessité de faire montre de déférence envers la juge Bennett, la cour a néanmoins estimé qu’il convenait, en l’espèce, de conclure que la juge de première instance avait commis erreur (par. 66). La cour a donc annulé son ordonnance accordant une provision pour frais.

4. Analyse

4.1 La règle de l’arrêt Okanagan

32 L’affaire Okanagan portait sur le droit de quatre bandes indiennes à l’exercice d’activités d’exploitation forestière sur des terres publiques en Colombie‑Britannique. Ces bandes avaient commencé l’exploitation forestière dans le but de financer la construction de maisons ainsi que des services sociaux dont elles avaient désespérément besoin. Prétendant qu’elles n’avaient aucun droit à cet égard, le ministre des Forêts leur a signifié des ordonnances de cessation des travaux et a ensuite introduit une instance afin de les faire respecter. Les bandes ont tenté d’éviter que l’affaire fasse l’objet d’un procès et ont demandé qu’elle soit tranchée par procédure sommaire pour le motif qu’il leur serait impossible de financer un procès complet.

33 L’affaire Okanagan réunissait un ensemble exceptionnel de facteurs. D’un point de vue individuel, elle revêtait une importance capitale pour les bandes, qui se trouvaient dans une situation très difficile : les coûts du litige dépassaient ce qu’elles pouvaient se permettre, compte tenu surtout de leurs besoins urgents, notamment en matière de logement; l’omission de faire valoir leurs droits d’exercer des activités d’exploitation forestière compromettrait d’ailleurs gravement leurs chances de répondre à ces mêmes besoins. D’un point de vue général, l’affaire soulevait des questions de droits ancestraux d’une grande importance pour le public. Des éléments de preuve indiquaient que la revendication territoriale présentée par les bandes était fondée à première vue, mais les tribunaux n’avaient encore établi aucun mécanisme précis de présentation de ces revendications — la question fondamentale d’importance générale n’avait pas été tranchée par les tribunaux dans le cadre d’une autre instance. Sans égard à l’issue de l’affaire, il était dans l’intérêt du public qu’elle soit tranchée. Donc, tant pour les bandes elles‑mêmes que pour le public en général, il n’était simplement pas possible d’abandonner l’instance. Dans ces circonstances exceptionnelles, notre Cour a jugé que l’intérêt du public dans le litige justifiait une ordonnance structurée de provision pour frais dans la mesure où il était nécessaire de permettre à l’affaire de suivre son cours.

34 Essentiellement, l’arrêt Okanagan constituait une phase d’évolution — et non une révolution — de l’exercice du pouvoir discrétionnaire que les tribunaux possèdent en matière de dépens. Comme l’a expliqué cet arrêt, on savait depuis longtemps que l’attribution de dépens peut constituer un moyen puissant d’assurer le fonctionnement équitable et efficace du système de justice. L’attribution de dépens est souvent liée à des objectifs d’intérêt général, comme ceux visant à décourager — et, partant, à punir — l’inconduite de la part d’un plaideur : voir M. M. Orkin, The Law of Costs (2e éd. (feuilles mobiles)), vol. I, § 205.2(2). Néanmoins, la règle générale fondée sur les principes d’indemnisation, selon laquelle les dépens suivent l’issue de la cause, n’a pas été abrogée. Cela indique que les justifications d’intérêt général et en matière d’indemnisation peuvent coexister en tant que principes sous‑jacents d’une attribution convenable de dépens, même si [traduction] « [l]e principe voulant que la partie qui obtient gain de cause ait droit à ses dépens existe depuis longtemps et ne devrait faire l’objet d’une dérogation que pour de très bonnes raisons » (Orkin, p. 2‑39). Le droit de la Colombie‑Britannique a repris ce cadre en adoptant comme solution par défaut la règle selon laquelle « les dépens suivent l’issue de la cause », tout en permettant aux juges d’exercer leur pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance différente : voir par. 57(9) des Rules of Court de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, B.C. Reg. 221/90.

35 L’arrêt Okanagan n’a pas établi que le principe d’accès à la justice constitue désormais la considération primordiale en matière d’attribution de dépens. Les préoccupations concernant l’accès à la justice doivent être examinées et soupesées en fonction d’autres facteurs importants. Le fait de saisir les tribunaux d’une question d’importance pour le public ne signifie pas que le plaideur a automatiquement droit à un traitement préférentiel en matière de dépens : Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, 2003 CSC 69; Office and Professional Employees’ International Union, Local 378 c. British Columbia (Hydro and Power Authority), [2005] B.C.J. No. 9 (QL), 2005 BCSC 8; MacDonald c. University of British Columbia (2004), 26 B.C.L.R. (4th) 190, 2004 BCSC 412. Du même coup, cependant, la partie déboutée qui soulève une question de droit sérieuse et importante pour le public ne doit pas toujours supporter les dépens de l’autre partie : voir, par exemple, Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4, par. 69; Valhalla Wilderness Society c. British Columbia (Ministry of Forests) (1997), 4 Admin. L.R. (3d) 120 (C.S.C.‑B.). Chaque cas est un cas d’espèce où il faut soupeser sérieusement les conséquences d’une attribution de dépens pour chacune des parties : voir Sierra Club of Western Canada c. British Columbia (Chief Forester) (1994), 117 D.L.R. (4th) 395 (C.S.C.‑B.), p. 406‑407, conf. par (1995), 126 D.L.R. (4th) 437 (C.A.C.‑B.).

36 L’arrêt Okanagan a fait évoluer la jurisprudence relative aux provisions pour frais — jusqu’alors limitée aux affaires concernant la famille, les sociétés et les fiducies — puisqu’il a permis, dans une affaire de droit public, d’obtenir une ordonnance accordant une provision pour frais dans des circonstances particulières tenant à l’importance des questions en jeu pour le public (Okanagan, par. 38). En d’autres termes, bien qu’elles soient maintenant permises, les ordonnances accordant une provision pour frais pour des raisons d’intérêt public doivent demeurer spéciales et, de ce fait, exceptionnelles. Elles doivent être rendues avec circonspection, en dernier recours et dans des circonstances où leur nécessité est clairement établie. Les principes qui précèdent ne sauraient donner lieu à un résultat différent. Les plaideurs qui soulèvent des questions d’intérêt public n’échappent pas toujours à une attribution de dépens défavorable à l’issue de leur procès, mais il est encore plus rare qu’ils puissent bénéficier d’une provision pour frais. Une demande de provision pour frais ne peut être accordée que si le plaideur établit l’impossibilité d’ester en justice et d’attendre l’issue du procès, et si le tribunal est en mesure de répartir équitablement entre les parties le fardeau financier de l’instance.

37 La nature de la démarche suivie dans l’arrêt Okanagan devrait se dégager de l’analyse qu’il prescrit relativement à la provision pour frais dans les affaires d’intérêt public. Le plaideur doit convaincre le tribunal que trois conditions absolues sont remplies (par. 40) :

1. La partie qui demande une provision pour frais n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance.

2. La demande vaut prima facie d’être instruite, c’est‑à‑dire qu’elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers.

3. Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées.

En analysant ces conditions, le tribunal doit décider, eu égard à toutes les circonstances, si l’affaire est si particulière qu’il serait contraire aux intérêts de la justice de rejeter la demande de provision pour frais, ou s’il devrait envisager d’autres moyens de faciliter l’audition de l’affaire. Le pouvoir discrétionnaire du tribunal lui permet de tenir compte de tous les facteurs pertinents qui émanent des faits.

38 Seule une affaire « rar[e] et exceptionell[e] », qui est suffisamment particulière, peut justifier l’attribution d’une provision pour frais (Okanagan, par. 1). Cette norme se voulait sûrement élevée et, bien qu’aucun critère rigide ne puisse être appliqué systématiquement pour décider si une affaire est « suffisamment particulière », il est possible de formuler certaines observations. Comme l’a souligné le juge Thackray, c’est en omettant de vérifier si les circonstances de la présente affaire étaient suffisamment « exceptionnelles » que la juge de première instance a commis une erreur de droit.

39 Premièrement, l’injustice qui découlerait du rejet de la demande doit concerner à la fois le demandeur personnellement et le public en général. Cela signifie que le plaideur dont l’affaire, aussi impérieuse qu’elle puisse être, n’intéresse que lui se verra refuser la provision pour frais. Toutefois, cela ne signifie pas que toute affaire d’intérêt public satisfera à ce critère. Le système de justice ne doit pas tenir lieu de processus d’enquête publique et être inondé d’actions intentées par des demandeurs et des groupes de défense de l’intérêt public qui souhaitent établir un précédent. Aussi impérieuses qu’elles puissent être, les préoccupations concernant l’accès à la justice ne sauraient justifier notre Cour d’autoriser unilatéralement une révolution dans la planification et le déroulement d’une action en justice.

40 Deuxièmement, il importe que la provision pour frais demeure une mesure exceptionnelle; il doit être conforme aux intérêts de la justice de l’accorder. Par conséquent, le demandeur doit étudier toutes les autres possibilités de financement, ce qui inclut, sans y être limité, les sources de financement public telles que l’aide juridique et les autres programmes destinés à aider divers groupes à ester en justice. Une provision pour frais ne représente ni un substitut ni un complément de ces programmes. Le demandeur doit également pouvoir démontrer qu’il a tenté, mais en vain, d’obtenir du financement privé au moyen d’une levée de fonds, d’une demande de prêt, d’une convention d’honoraires conditionnels et de toute autre source disponible. Le demandeur qui n’a pas les moyens de payer tous les frais du litige, mais qui n’est pas dépourvu de ressources, doit s’engager à fournir une contribution. Enfin, il y a également lieu d’envisager divers types de mécanismes en matière de dépens, telle l’exemption de dépens en faveur de la partie adverse. Ce faisant, les tribunaux doivent se garder de présumer que l’exercice de créativité dans l’attribution de dépens se justifie toujours; cette mesure reste exceptionnelle et doit être prise dans des circonstances particulières. Les tribunaux devraient garder à l’esprit toutes les possibilités lorsqu’ils sont appelés à concevoir les ordonnances appropriées dans ces circonstances. Ils ne devraient pas non plus présumer que les plaideurs qui remplissent les conditions requises pour se voir attribuer ces sommes doivent absolument en bénéficier. Au Royaume‑Uni, où il est possible d’accorder une exemption de dépens (ou des « ordonnances préventives ») dans des circonstances précises, l’ordonnance peut être assortie de la condition que la partie qui l’obtient ne pourra obtenir de l’adversaire que des dépens modestes à l’issue du procès : voir R. (Corner House Research) c. Secretary of State for Trade and Industry, [2005] 1 W.L.R. 2600, [2005] EWCA Civ 192, par. 76. Nous souscrivons à cette interprétation nuancée.

41 Troisièmement, aucune injustice ne sera créée s’il est possible de régler l’affaire en cause ou de tenir compte de l’intérêt public sans accorder une provision pour frais. Là encore, nous devons souligner que les ordonnances de provision pour frais ne sont indiquées qu’en dernier recours. Dans l’affaire Okanagan, les bandes avaient tenté, avant de solliciter une provision pour frais, de résoudre leurs différends en évitant purement et simplement la tenue d’un procès. De même, les tribunaux devraient vérifier si une autre affaire visant les mêmes fins est en instance et peut se dérouler sans qu’il soit nécessaire de rendre une ordonnance accordant une provision pour frais. Ils devraient aussi se garder de recourir à ces ordonnances de manière à encourager les litiges purement artificiels qui sont contraires à l’intérêt public.

42 Enfin, l’attribution d’une provision pour frais ne donne pas pour autant carte blanche au plaideur. Au contraire, lorsque le trésor public — ou une autre partie privée — supporte une provision pour frais, le plaideur doit renoncer à exercer un certain contrôle sur la façon dont se déroule l’instance. Il ne peut dépenser l’argent de la partie adverse de manière incontrôlée. Ce type de financement ne signifie pas que la partie qui en bénéficie peut, à son gré, multiplier les heures de préparation, ajouter des témoins experts, recourir à toute procédure disponible ou avancer n’importe quel argument imaginable. Le tribunal lui‑même doit prescrire ou approuver une structure précise, puisqu’il assume la responsabilité de vérifier le caractère réaliste du montant accordé.

43 Par exemple, le tribunal devrait limiter les tarifs et les heures de travail juridique pouvant être facturés, surveiller de près le respect de ses prescriptions par les parties et plafonner la provision pour frais à un montant global convenable. Il devrait également tenir compte du fait que la somme de travail s’ajuste souvent aux ressources disponibles et qu’il est presque certain que le montant « maximal » prévu par le tribunal sera atteint. De même, il devrait envisager la possibilité de déduire le montant de la provision pour frais des dommages‑intérêts obtenus à l’issue du procès. Lorsqu’il détermine le montant de la provision pour frais, le tribunal ne doit pas oublier que ces ordonnances visent à rétablir un certain équilibre entre les parties et non à créer une égalité parfaite entre elles. Les mécanismes établis par voie législative comme l’aide juridique et les autres programmes destinés à aider divers groupes à ester en justice ne sont d’ailleurs pas de nature à mettre les parties sur un pied d’égalité, et rien ne justifie que l’attribution d’une provision pour frais place la partie qui l’obtient dans une situation plus favorable. La provision pour frais vise à fournir l’aide minimale nécessaire pour que l’affaire suive son cours.

44 L’état de nécessité doit guider le tribunal qui accorde une provision pour frais. Il arrive régulièrement que des parties ne disposant pas des mêmes ressources financières s’affrontent devant un tribunal. Des personnes aux moyens limités se voient trop souvent dissuadées de poursuivre l’instance en raison des coûts qui s’y rattachent. De tels problèmes sont préoccupants, mais ils ne donnent pas normalement lieu à l’attribution d’une provision pour frais. Nous ne voulons pas minimiser l’iniquité qu’ils créent. Au contraire, nous croyons que ces problèmes sont trop graves pour que notre Cour puisse prétendre les résoudre tous au moyen de la provision pour frais. Les tribunaux ne devraient pas chercher, de leur propre initiative, à mettre sur pied un autre système complet d’aide juridique. Cela constituerait un exemple d’activisme judiciaire imprudent et malencontreux.

4.2 Application de la règle de l’arrêt Okanagan aux faits du présent pourvoi

45 L’appelante a demandé à notre Cour de lui accorder une provision pour frais relativement à deux questions distinctes qu’elle soulève dans son action contre les Douanes. L’appel concernant les quatre livres porte sur l’interdiction des Douanes visant les quatre livres que l’appelante a importés pour les vendre dans son magasin. Par contre, la révision systémique met en cause une vaste enquête menée sur les pratiques des Douanes en matière d’interdiction pour cause d’obscénité.

46 Nous examinerons d’abord le bien‑fondé de ces demandes et nous analyserons ensuite l’importance qu’elles revêtent pour le public. Nous tenons à souligner que, bien qu’elle constitue la première condition énumérée dans l’arrêt Okanagan, l’exigence du manque de ressources ne saurait servir à reconnaître aux plaideurs impécunieux un droit prima facie à la provision pour frais, comme l’ont laissé entendre certains intervenants devant notre Cour. Nous l’examinerons donc en dernier. La question du manque de ressources ne se pose même pas lorsque l’affaire n’est pas par ailleurs suffisamment particulière pour justifier cette mesure exceptionnelle.

4.2.1 Norme de contrôle

47 Le juge de première instance jouit d’un pouvoir discrétionnaire considérable en matière de dépens. Ce pouvoir discrétionnaire comporte deux corollaires.

48 Premièrement, un juge dispose d’une variété considérable d’options lorsqu’il se prononce sur les dépens. Bien que, comme nous l’avons vu, la règle générale veuille que les dépens suivent l’issue de la cause, ce principe ne s’applique pas toujours automatiquement.

49 Deuxièmement, la décision d’un juge relative aux dépens échappe généralement à l’examen en appel. Dans le passé, notre Cour a établi que les attributions de dépens ne doivent pas être modifiées à la légère : voir l’arrêt Succession Odhavji, par. 77. Toutefois, cela ne signifie pas qu’une décision relative aux dépens ne doit jamais être révisée. Par exemple, dans l’arrêt Okanagan, la provision pour frais a été accordée en appel après avoir été refusée par le juge de première instance. L’attribution de dépens peut être annulée si elle repose sur une erreur de principe ou si elle est nettement erronée : Hamilton c. Open Window Bakery Ltd., [2004] 1 R.C.S. 303, 2004 CSC 9, par. 27. En exerçant son pouvoir discrétionnaire en matière de dépens et plus particulièrement en rendant une ordonnance aussi exceptionnelle que celle accordant une provision pour frais, le juge de première instance doit prendre soin de respecter les limites reconnues.

50 Malgré la déférence dont il faut faire montre à l’égard de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire d’un juge de première instance, nous concluons qu’en l’espèce la juge Bennett a outrepassé les limites que notre Cour a établies dans l’arrêt Okanagan.

4.2.2 Le bien‑fondé à première vue et l’importance pour le public

51 Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Okanagan, l’exigence de bien‑fondé comporte l’examen de la condition suivante :

2. La demande [doit valoir] prima facie d’être instruite, c’est‑à‑dire qu’elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers. [Nous soulignons; par. 40.]

La mention explicite des intérêts de la justice dans cet extrait indique que cette condition exige plus que la simple preuve que l’affaire est suffisamment fondée pour ne pas être rejetée sommairement. Le demandeur doit plutôt prouver qu’il ne serait pas conforme aux intérêts de la justice qu’un manque de ressources l’oblige à mettre fin à l’affaire. Le libellé même de la condition confirme que les intérêts de la justice ne sont pas compromis dans tous les cas où un plaideur est forcé de se désister pour des raisons financières. En effet, le contexte dans lequel le bien‑fondé est examiné est coloré par la nécessité d’établir le caractère exceptionnel de l’affaire. Cela signifie non pas qu’il faut démontrer que l’affaire a un bien‑fondé exceptionnel, mais plutôt qu’elle est suffisamment fondée pour convaincre le tribunal qu’il est conforme aux intérêts de la justice de l’instruire. En l’espèce, comme l’a conclu la juge Bennett, il existe de toute évidence une question sérieuse justifiant une décision d’instruire l’affaire. Cette question est de savoir si une demande comme celle de l’appelante suffit pour autoriser la conclusion que l’exigence des circonstances particulières est remplie. La dissociation des deux questions demeure difficile. Nous croyons qu’il n’est pas nécessaire de les dissocier et nous poursuivrons notre analyse sur cette base.

52 L’appelante, dont les activités commerciales dépendent en partie d’importations, a raison de s’inquiéter de l’attitude discriminatoire, selon elle, que les Douanes adoptent à l’égard de ses marchandises. Pourtant, l’appel concernant les quatre livres conserve une portée extrêmement limitée. L’appelante n’a présenté aucun élément de preuve indiquant que ces quatre livres font partie intégrante de ses activités ou même qu’ils sont importants pour celles‑ci; de plus, comme nous l’avons vu, les ventes de livres ne représentent que 30 à 40 pour 100 de ses activités. Dans ce contexte, nous estimons qu’il est impossible de conclure que l’appelante se trouve dans la situation extraordinaire qui justifierait l’attribution d’une provision pour frais relativement à l’appel concernant les quatre livres.

53 On peut en dire autant de la révision systémique. Essentiellement, l’appelante recourt à la révision systémique pour tenter d’élargir la portée du litige de manière à renforcer les droits que lui reconnaît la loi dans chaque cas particulier; comme elle importe fréquemment des marchandises, une enquête générale effectuée maintenant lui sera, en fin de compte, plus profitable que si elle avait à contester chaque retenue et interdiction au moment où elles surviennent. Il s’agit d’une démarche efficace et louable que la juge Bennett a approuvée. Toutefois, ce n’est pas une démarche qui justifie, en l’espèce, l’attribution d’une réparation consistant en une provision pour frais. Plus précisément, la révision systémique n’est pas nécessairement fondée sur le fait que des livres appartenant à l’appelante sont interdits, retenus ou tardent même à lui parvenir.

54 Nous ne voulons pas sous‑estimer les droits constitutionnels de l’appelante ni ses rapports antérieurs avec les Douanes. En fait, nous reconnaissons que les poursuites qu’elle a engagées auparavant contre les Douanes situent le présent litige dans un contexte important. Du point de vue de l’appelante, ces poursuites représentent le summum de la frustration pouvant être éprouvée envers le gouvernement : l’appelante a déjà poursuivi les Douanes en justice il y a plusieurs années, elle a prétendu jusque devant notre Cour qu’elle était victime de pratiques inconstitutionnelles et elle a réussi à remporter une importante victoire qui ne lui a cependant pas permis d’obtenir la réparation qu’elle sollicitait. Selon l’appelante, les changements institutionnels qui auraient été apportés depuis lors sont insuffisants, et il se peut que les Douanes continuent de s’en prendre à elle exactement de la même manière. Elle sollicite une enquête à ce propos. Pourquoi, veut‑elle savoir, devrait‑elle abandonner maintenant la démarche qu’elle a entreprise depuis tant d’années simplement parce qu’elle manque de ressources pour la poursuivre?

55 À notre avis, la réponse à cette question n’est pas aussi frustrante que le laisse entendre l’appelante. D’abord, l’appelante n’a présenté aucune preuve prima facie qu’elle continue d’être ciblée. Au contraire, lorsqu’on l’a interrogé à ce sujet, l’avocat de l’appelante a simplement indiqué que les Douanes ont été suffisamment astucieuses pour cesser leur ciblage dès qu’une action était intentée. L’appelante invoque principalement le fait que les Douanes continuent généralement de retenir une grande quantité de matériel importé, dont une grande part de matériel gai et lesbien; elle en déduit qu’il doit survenir un fort pourcentage de retenues irrégulières. En toute déférence, nous ne pouvons pas accepter que cela constitue une preuve prima facie de ciblage. Les décisions — invoquées par l’appelante — que les Douanes ont elles‑mêmes prises d’annuler un pourcentage élevé de leurs retenues ne font que renforcer l’argument des Douanes selon lequel elles ont tenté d’examiner de manière équitable les titres, comme ceux de l’appelante, qui sont encore retenus. Le fait que les Douanes continuent de retenir un certain nombre de titres ne constitue pas en soi une preuve prima facie de quoi que ce soit. Il n’existe aucune preuve prima facie que les Douanes s’acquittent de leur tâche de manière irrégulière et encore moins de manière inconstitutionnelle.

56 En l’absence d’une preuve prima facie suffisante pour conclure que l’appelante continue d’être injustement ciblée, l’examen de la Cour relatif à la révision systémique doit être axé sur la question plus générale de l’efficacité des changements que les Douanes ont apportés à leurs pratiques à la suite de l’arrêt Little Sisters no 1, et sur celle de savoir comment ces changements rendraient inutiles les contestations individuelles en raison de l’incidence qu’ils auraient encore sur l’appelante. En réalité, si l’on accepte que la révision systémique ne concerne que la célérité avec laquelle les Douanes ont réagi à l’arrêt Little Sisters no 1 dans le passé, il faut conclure que l’appelante bénéficie actuellement du résultat même qu’elle sollicitait lors de la première série de batailles judiciaires. Les changements apportés par les Douanes ne peuvent pas être qualifiés d’insuffisants en raison du nombre de décisions défavorables à l’appelante.

57 L’appelante a tort de laisser entendre que ses rapports antérieurs avec les Douanes justifient sa demande de provision pour frais. Le fait que le juge Binnie ait prévu, à la fin de ses motifs majoritaires dans l’arrêt Little Sisters no 1, que les parties pourraient recourir de nouveau aux tribunaux ne donne pas à l’appelante le droit de faire appel aux deniers publics et n’indique même pas qu’il s’agissait là d’une possibilité. Ces rapports antérieurs ne peuvent pas non plus être invoqués pour établir qu’une injustice résultera si l’appelante ne peut pas débattre la question de la révision systémique parce qu’elle dispose de fonds insuffisants. En formulant les commentaires en question, le juge Binnie a simplement reconnu que l’appelante, comme tout autre importateur, pourrait se fonder sur l’arrêt de notre Cour si d’autres différends avec les Douanes survenaient. Qui plus est, ses commentaires étaient clairement fondés sur le fait qu’il s’attendait à ce que les Douanes modifient — ce qu’elles avaient déjà entrepris de faire — leurs pratiques de manière à les rendre conformes à la décision de la Cour. Aucun des éléments de preuve présentés ne nous a convaincus qu’il faille écarter cette prémisse.

58 Cependant, même si l’appelante avait fourni une preuve plus convaincante à cet égard, et même si la révision systémique avait pu être formulée en fonction de préoccupations plus urgentes, nous continuerions de croire que l’exigence des circonstances exceptionnelles n’est pas remplie. Cette conclusion s’infère du fait que la bataille que l’appelante veut livrer au moyen de la révision systémique est, à proprement parler, inutile. C’est l’appel concernant les quatre livres qui se situe au cœur de l’action que l’appelante a intentée contre les Douanes; la révision systémique ne représente qu’une simple tentative de l’appelante d’enquêter sur les pratiques des Douanes indépendamment du présent contexte. Cette conclusion est d’ailleurs confrontée au fait qu’au départ l’appelante n’avait même pas l’intention de tenter d’obtenir la révision systémique, mais qu’elle s’est ravisée lorsqu’elle a commencé à croire que des problèmes systémiques persistaient après l’arrêt Little Sisters no 1. Bref, l’appelante n’aura plus d’intérêt direct dans la présente instance si ses livres sont dédouanés — ce qu’elle cherche à obtenir uniquement au moyen de l’appel concernant les quatre livres.

59 Il convient de comparer la nature de l’injustice en cause en l’espèce avec celle dont il était question dans l’affaire Okanagan. Dans cette affaire, les bandes qui avaient été placées dans une situation requérant la tenue d’un procès n’avaient pas les moyens de payer elles‑mêmes les frais occasionnés par le procès et ne pouvaient pas non plus se permettre de renoncer à ester en justice. Par contre, en l’espèce, l’appelante a pris l’initiative de la révision systémique bien qu’elle qualifie la bataille[traduction] « d’illogique sur le plan commercial ».

60 Dans le cas de l’appel concernant les quatre livres, il est possible de déterminer sans trop de difficulté si on satisfait à l’exigence que les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur et qu’il soit profondément important qu’elles soient réglées d’une manière conforme aux intérêts de la justice (Okanagan, par. 46). Comme l’appelante a choisi d’enquêter sur les activités générales des Douanes dans le cadre de la révision systémique, il est clair que l’appel concernant les quatre livres ne vise aucun autre intérêt que celui de l’appelante elle‑même et qu’il n’est donc pas suffisamment particulier pour justifier l’attribution d’une provision pour frais. Un tel constat est d’autant plus exact du fait que les questions juridiques que l’appelante a débattues dans le cadre de cet appel ont déjà été examinées et tranchées par notre Cour dans l’arrêt Little Sisters no 1. L’appelante elle‑même fait remarquer, au par. 10 de son mémoire, que le juge Binnie a laissé le champ libre à d’autres recours de l’appelante lorsqu’il a précisé que « [c]es constatations devraient fournir aux appelants des assises solides, susceptibles de fonder toute autre action qu’ils estimeraient nécessaire d’intenter devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique » (Little Sisters no 1, par. 158). Au mieux, l’appel concernant les quatre livres porte sur l’application de l’arrêt Little Sisters no 1 à un ensemble particulier de faits.

61 La juge Bennett a conclu que l’importance pour le public des questions constitutionnelles qui sous‑tendent la demande de l’appelante et l’incidence générale des méthodes des Douanes suffisaient pour satisfaire au critère de l’importance pour le public. Comme nous l’avons mentionné, elle n’a pas abordé le critère des circonstances particulières. L’appel concernant les quatre livres ne porte toutefois pas sur la question de savoir si, en général, les Douanes appliquent correctement le critère juridique d’obscénité (par. 43). Il est limité à la question de savoir si les Douanes sont arrivées au bon résultat en interdisant quatre titres particuliers. Même si des éléments de preuve sur les pratiques générales des Douanes peuvent surgir de manière incidente dans le cadre de l’appel concernant les quatre livres et que certaines de ces préoccupations peuvent avoir été abordées lors de l’interrogatoire préalable d’un témoin des Douanes, les questions générales soulevées par l’appelante sont examinées séparément dans le cadre de la révision systémique. L’appelante a défini l’appel concernant les quatre livres d’une manière si étroite et axée sur les faits que le présent pourvoi ne peut satisfaire à l’exigence mentionnée plus haut de l’importance pour le public qui l’aurait fait entrer dans la catégorie des cas particuliers que la Cour a analysée dans l’arrêt Okanagan.

62 Toutefois, suivant le même raisonnement, la révision systémique s’avère plus prometteuse à l’égard du volet de l’importance pour le public. Dans la mesure où le caractère étroit de l’appel concernant les quatre livres écarte toute possibilité d’importance pour le public, l’ampleur de la révision systémique devrait satisfaire à ce volet du critère. Selon l’appelante, parce que la révision a été conçue de manière si large, une décision judiciaire à cet égard présentera un grand intérêt à la fois pour les importateurs et pour les communautés lesbienne, gaie, bisexuelle et transidentifiée du Canada.

63 L’appelante a tenté de démontrer que la présente instance revêt une importance considérable, en soutenant que la preuve que les Douanes ne se sont pas conformées à une ordonnance judiciaire aurait des répercussions majeures. Aux yeux de l’appelante, semble‑t‑il, c’est l’intégrité des Douanes, voire de tout le gouvernement, qui est en jeu dans le présent pourvoi. En réalité, nous sommes d’avis de présumer qu’une conclusion selon laquelle les Douanes ont délibérément induit le tribunal en erreur consternerait la plupart des Canadiens. Notre pays s’enorgueillit d’une tradition de respect des ordonnances du pouvoir judiciaire par le pouvoir exécutif, mais nous devrions nous garder de tenir cela pour acquis. Toutefois, sans aller jusqu’à imputer de la mauvaise foi aux Douanes, conclure que leurs pratiques actuelles ne respectent pas les prescriptions de notre Cour ne compromettrait pas l’intégrité du gouvernement en général. Cela indiquerait simplement que les Douanes ne se sont pas acquittées des obligations particulières qui leur ont été prescrites par notre Cour. Dans un tel cas, la réparation convenable pourrait aller des dommages‑intérêts à une injonction. Toutefois, même si elle est étayée par le type de preuve que notre Cour a jugé manquante dans l’arrêt Little Sisters no 1, une telle conclusion ne revêt pas une importance générale pour le public du seul fait qu’elle vise un organisme public. Si tel était le cas, le même raisonnement semblerait indiquer qu’une affaire est exceptionnelle dans tous les cas où on allègue qu’une entité publique agit illégalement — ce qui peut aller de la société d’État qui est mêlée à un conflit de travail à l’organisme administratif qui outrepasse sa compétence.

64 L’appelante soutient également que le présent différend est exceptionnel du fait que les droits constitutionnels qui y sont en cause font intervenir la valeur cruciale de la liberté d’expression. Elle se décrit comme le défenseur des valeurs de la Charte. Toutefois, les poursuites fondées sur la Charte ne revêtent pas toutes une importance exceptionnelle pour le public, même dans le cas où elles comportent des allégations d’atteinte à la liberté d’expression. Il ne suffit pas de prétendre que la violation de la Charte, si elle est prouvée, aurait des répercussions non limitées au plaideur en question. Il faut prouver qu’il est dans l’intérêt public de déterminer si l’allégation de violation de la Charte est fondée. Dans le contexte de l’affaire Okanagan, cela signifiait qu’il fallait prouver que certaines questions devaient être tranchées d’une manière ou de l’autre. Les circonstances exceptionnelles dans cette affaire d’intérêt public ne consistaient pas tant à obtenir un résultat déterminé qu’à assurer que les droits et obligations de l’État et des bandes soient définis correctement — et de manière définitive — dans un contexte où il paraissait important que le tribunal établisse une bonne méthode de règlement des revendications territoriales. Ainsi, les affaires qui, une fois tranchées, pouvaient être perçues comme étant d’importance pour le public ne devaient pas toutes être considérées comme étant un cas particulier au sens de l’arrêt Okanagan. La reconnaissance de la nature particulière d’une affaire ne saurait se justifier uniquement en fonction de l’issue souhaitée ou appréhendée du litige. Elle doit être fondée sur la nature du litige lui‑même.

65 En l’espèce, on prétend que le litige revêt une importance exceptionnelle pour le public parce qu’il pourrait être démontré que les Douanes agissent de manière inconstitutionnelle. Le corollaire de cet argument est que le litige ne revêtirait pas une importance exceptionnelle pour le public s’il était démontré que les Douanes agissent conformément à leurs obligations constitutionnelles. La validité de l’argument voulant qu’une affaire revête de l’importance pour le public dépendrait donc de l’issue de cette affaire. Toutefois, si, dans un cas comme la présente affaire, on conclut que le critère — correctement défini — de l’importance exceptionnelle pour le public est respecté, on risque alors d’en venir à préjuger de l’affaire quant au fond. Si l’appelante a gain de cause sur le fond, on pourrait alors conclure, compte tenu de la violation de la Charte dont elle a prouvé l’existence, que l’affaire revêt l’importance voulue pour le public. Mais si l’appelante n’a pas gain de cause, si le tribunal entérine le système actuel des Douanes et si aucune conclusion d’inconstitutionnalité n’est tirée, l’affaire n’aura alors de répercussions que sur l’appelante. Par conséquent, si un tribunal concluait, dans ce cas, que le critère de l’importance exceptionnelle pour le public est respecté, cela pourrait signifier qu’il a déjà décidé quelle sera sa conclusion quant au fond.

66 La juge Bennett, très soucieuse de ne pas préjuger des questions, a abordé avec beaucoup de circonspection son analyse de la provision pour frais. Toutefois, nous estimons en toute déférence qu’il était erroné, dans un cas comme la présente affaire, de conclure que l’exigence de l’importance pour le public était remplie. Dans le cas où un seul des résultats possibles quant au fond pourrait rendre l’affaire importante pour le public, le tribunal ne devrait pas conclure que l’exigence de l’importance pour le public est remplie. En général, un tribunal devrait considérer que cette exigence de l’arrêt Okanagan est remplie uniquement dans le cas où l’importance d’une affaire pour le public peut être établie sans égard à la décision qui sera rendue en définitive sur le fond.

4.2.3 Manque de ressources

67 Dans un cas comme la présente affaire, il n’est même pas nécessaire qu’un tribunal prenne en considération le manque de ressources du demandeur. L’objectif d’accès à la justice visé par la provision pour frais ne peut pas entrer en jeu en l’absence du type de circonstances exceptionnelles que la Cour a analysées dans l’arrêt Okanagan.

68 Nous convenons que les sociétés ne sont pas inadmissibles à la provision pour frais. Toutefois, le juge devrait se demander, dans chaque cas, si le demandeur a fait tout ce qui était nécessaire pour convaincre un tribunal qu’il a épuisé toutes les autres options en matière de financement. Cette exigence a été décrite ainsi dans l’arrêt Okanagan :

1. La partie qui demande une provision pour frais n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance. [par. 40]

69 Pour déterminer si l’exigence du manque de ressources est remplie, un tribunal devrait aussi prendre en compte le coût potentiel du litige. En l’espèce, le coût estimatif du procès s’élève à plus d’un million de dollars. Selon l’estimation effectuée par l’appelante, à lui seul l’appel concernant les quatre livres est un peu plus abordable : environ 300 000 $. Ces estimations de coûts font partie intégrante de la preuve; le tribunal devrait les examiner attentivement et s’en servir pour déterminer si le plaideur manque de ressources à tel point qu’une ordonnance accordant une provision pour frais est la seule option valable.

70 Un tribunal devrait généralement vérifier si le demandeur a tenté d’obtenir un prêt. En droit criminel, la possibilité de recourir au crédit pour financer un litige est quelque chose que les tribunaux vérifient avant de décider si l’omission d’un accusé d’obtenir l’assistance d’un avocat justifie une réparation constitutionnelle : R. c. Keating (1997), 159 N.S.R. (2d) 357 (C.A.). Une demande de provision pour frais ne devrait commander rien de moins.

71 L’exigence du manque de ressources prévue dans l’arrêt Okanagan signifie qu’une provision pour frais ne pourra être ordonnée que s’il s’avère impossible de procéder autrement. La provision pour frais ne saurait être utilisée comme une stratégie d’instance habile; elle constitue plutôt un dernier recours avant que soit commise une injustice pour un plaideur et pour le public en général.

5. Conclusion

72 Une fois respecté le critère à trois volets de l’arrêt Okanagan, le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire de décider s’il convient d’accorder une provision pour frais ou de rendre un autre type d’ordonnance. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal doit demeurer attentif à toute préoccupation qui n’a pas été soulevée dans son analyse du critère. Bien qu’en l’espèce l’appelante n’ait pas satisfait au critère de l’arrêt Okanagan, nous croyons que l’affaire soulève également des questions qui, de toute façon, auraient dû inciter la juge Bennett à exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser la provision pour frais à l’égard de la révision systémique même si le critère de l’arrêt Okanagan avait été respecté.

73 Comme nous l’avons souligné, le critère de l’arrêt Okanagan exige que la provision pour frais ne soit accordée qu’en dernier recours pour protéger l’intérêt public. Il empêche la partie qui demande la provision pour frais de l’obtenir lorsqu’une action en justice est inutile (l’exigence de bien‑fondé) ou qu’un financement privé n’a pas été sollicité assidûment (l’exigence du manque de ressources). Cependant, des possibilités non envisagées dans l’analyse effectuée dans l’arrêt Okanagan sont susceptibles de se présenter.

74 Avant que l’appelante soulève la question de la provision pour frais, la juge Bennett avait décidé qu’elle pouvait soumettre trois questions à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique : l’appel concernant les quatre livres, la révision systémique et la question constitutionnelle. Dans sa décision relative à la provision pour frais, la juge Bennett a examiné chacune de ces questions séparément. C’était une bonne façon de procéder. Toutefois, après avoir conclu que les trois volets du critère de l’arrêt Okanagan avaient été respectés, la juge Bennett aurait tout de même dû se demander s’il y avait un autre moyen que la provision pour frais d’empêcher l’injustice qu’elle avait relevée.

75 En fait, une autre option existait : examiner l’appel concernant les quatre livres avant de passer à la révision systémique. En tranchant l’appel concernant les quatre livres — ou à tout le moins en entendant la preuve s’y rapportant — on pourrait espérer éviter l’attribution d’une provision pour frais à l’égard de la révision systémique. La juge Bennett aurait donc dû considérer cette démarche comme une solution de rechange à la provision pour frais qu’elle a consentie. Dans ces circonstances, il serait prématuré d’accorder une provision pour frais à l’égard de la révision systémique. Même si, dans sa décision ultérieure sur la provision pour frais relative à la révision systémique, elle devrait se garder de préjuger des questions qui y sont soulevées, la preuve et l’argumentation présentées dans le cadre de l’appel concernant les quatre livres pourraient se révéler utiles pour examiner le bien‑fondé et l’importance exceptionnelle pour le public de la révision systémique — voire même pour statuer sur leur nécessité.

76 Par ailleurs, nous reconnaissons que procéder en premier lieu à l’audition de l’appel concernant les quatre livres comporte des inconvénients susceptibles de l’emporter sur les avantages qu’il peut y avoir de le faire. Si les questions sont traitées séparément, les risques d’inefficacité demeurent nombreux. Les témoins interrogés relativement à la première question peuvent devoir être appelés de nouveau à déposer relativement à la deuxième question. Des rapports d’expertise redondants peuvent être sollicités. Le procès risque de se prolonger de façon exponentielle. Si on décidait, en fin de compte, qu’une provision pour frais était justifiée à l’égard de la révision systémique, ces frais supplémentaires seraient supportés par le trésor public; ce résultat doit assurément être évité.

77 Cette façon de procéder est conforme au principe énoncé précédemment, à savoir qu’un demandeur doit être disposé à renoncer à exercer un certain contrôle sur le déroulement de l’instance pour bénéficier d’une provision pour frais. Le plaideur qui a obtenu une provision pour frais doit consentir à certaines limites étant donné qu’il utilise alors les fonds reçus d’une autre partie. Ces limites peuvent être strictement financières — par exemple, plafonds en matière de dépenses — mais elles peuvent aussi toucher plus directement la stratégie d’instance du plaideur. Par exemple, le plafonnement des dépenses signifie que le plaideur bénéficiant d’une provision pour frais peut disposer d’une moins grande latitude quant au choix d’un avocat et d’experts, et quant à leur nombre. De même, le tribunal qui accorde une provision pour frais doit se demander si la façon dont le plaideur a choisi d’ester en justice est compatible avec le concept de l’attribution de la provision pour frais en dernier recours, et il peut ainsi devoir établir un cadre régissant le déroulement de l’instance projetée. En l’espèce, bien que l’appelante veuille naturellement résoudre le plus rapidement possible les questions soulevées dans la révision systémique, il peut se révéler préférable d’instruire préalablement l’appel concernant les quatre livres avant de trancher ces questions. Pour répondre à ce genre d’argument, un demandeur doit être en mesure de prouver soit qu’il ne gagnerait pas en efficacité et ne réaliserait pas des économies appréciables s’il modifiait sa stratégie d’instance, soit qu’il doit s’en tenir à sa stratégie d’instance initiale pour que justice puisse être rendue.

78 La règle de l’arrêt Okanagan découlait d’un ensemble de faits très particuliers et déterminants qui engendraient une situation qui ne devrait guère se reproduire. Comme notre Cour l’a décidé dans l’arrêt Okanagan, la provision pour frais ne devrait être accordée qu’en dernier recours. En l’espèce, l’attribution de dépens ne respectait pas les normes requises.

6. Dispositif

79 Le pourvoi est rejeté, les parties devant supporter leurs propres frais.

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et de la juge Charron rendus par

80 La Juge en chef — J’ai pris connaissance des motifs conjoints de mes collègues les juges Bastarache et LeBel, qui sont d’avis de rejeter le pourvoi, ainsi que des motifs du juge Binnie, qui l’accueillerait.

81 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi, bien que ce soit pour des motifs différant quelque peu de ceux de mes collègues les juges Bastarache et LeBel. En toute déférence, je ne puis souscrire entièrement à leur formulation du critère, pas plus qu’à celle de mon collègue le juge Binnie, ce qui m’amène donc à le formuler autrement et à procéder à une analyse différente.

I. Le critère applicable en matière de provision pour frais

82 En règle générale, la loi n’oblige pas une partie à verser une provision pour frais destinée à financer l’action intentée par son adversaire. Dans un litige, chaque partie doit payer ses propres frais, sous réserve des dépens auxquels elle peut être condamnée à l’issue de l’instance. Parfois, l’État vient au secours d’une partie impécunieuse, au moyen de l’aide juridique. Il arrive aussi que des avocats aident une partie dans le besoin en lui offrant bénévolement leurs services ou en concluant avec elle une convention d’honoraires conditionnels. L’existence de ces possibilités n’écarte pas pour autant la règle générale voulant que chaque partie finance sa cause.

83 Toutefois, dans certaines affaires qui présentent des circonstances particulières, un juge peut invoquer sa compétence d’equity pour ordonner à une partie de verser à l’autre partie une provision pour frais si [traduction] « en raison de sa pauvreté, la personne ne pourra pas faire entendre sa cause à moins que la cour n’ordonne au défendeur de payer entre‑temps une certaine somme à la demanderesse » : Jones c. Coxeter (1742), 2 Atk. 400, 26 E.R. 642 (Ch.). Ces ordonnances sont rares et ne peuvent être rendues que dans des « circonstances particulières », lorsqu’elles sont nécessaires pour éviter une iniquité ou injustice. Elles ont été accordées dans certaines affaires concernant les fiducies, la faillite, les sociétés et la famille. Dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S. 371, 2003 CSC 71, notre Cour a statué que l’intérêt public dans une instance pouvait justifier de conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles suffisantes pour permettre l’attribution d’une provision pour frais. En pareil cas, des considérations d’intérêt général priment souvent l’intérêt du plaideur, et les questions soulevées revêtent de l’importance non seulement pour les parties au litige, mais encore pour la collectivité en général. Comme le juge LeBel l’a affirmé au nom de la Cour :

Sous ces deux aspects, les causes de droit public en tant que catégorie se distinguent des litiges civils ordinaires. Elles peuvent être considérées comme une sous‑catégorie dans laquelle les « circonstances particulières » qui sont nécessaires pour que l’on puisse justifier l’octroi de provisions pour frais tiennent à l’importance des questions en jeu pour le public. . . [par. 38]

84 Dans l’arrêt Okanagan, la troisième condition à remplir pour qu’un tribunal puisse ordonner le versement d’une provision pour frais fait état d’un « intérêt spécial » et, plus particulièrement, l’intérêt spécial tenant à l’importance de l’instance pour le public. Selon l’arrêt Okanagan, le critère généralement applicable en matière de provision pour frais est le suivant :

La jurisprudence pose plusieurs conditions à l’exercice de ce pouvoir, toutes devant être présentes pour qu’une provision pour frais soit accordée. La partie qui sollicite l’ordonnance doit être si dépourvue de ressources qu’elle serait incapable, sans cette ordonnance, de faire entendre sa cause. Elle doit prouver prima facie que sa cause possède un fondement suffisant pour justifier son instruction devant le tribunal. De plus, il doit exister des circonstances suffisamment spéciales pour que le tribunal soit convaincu que la cause appartient à cette catégorie restreinte de causes justifiant l’exercice exceptionnel de ses pouvoirs. [. . .] [N]ormalement, lorsque le tribunal exerce sa compétence en equity pour ordonner de telles provisions pour frais parce qu’il conclut qu’il y va de l’intérêt de la justice, il doit ressortir de la preuve que les trois conditions sont réunies : le manque de ressources nécessaires, une cause qui vaut d’être instruite et des circonstances spéciales. [Je souligne; par. 36.]

85 Là encore, en appliquant le critère, la Cour, s’exprimant sous la plume du juge LeBel, a affirmé :

Si j’applique les conditions que j’ai énoncées à la preuve en l’espèce telle que le juge en chambre l’a appréciée, je suis d’avis qu’il est satisfait à chacune d’elles. Les intimés ne disposent pas de ressources suffisantes et ne peuvent faire entendre leur cause sans ordonnance de paiement d’une provision pour frais. L’affaire vaut d’être instruite. Les questions que l’on cherche à soulever au procès sont d’une importance cruciale pour la population de la Colombie‑Britannique, tant autochtone que non autochtone, et une décision à leur égard constituerait un pas majeur vers le règlement des nombreux problèmes en suspens entre la Couronne et les Autochtones dans cette province. Bref, les circonstances de l’espèce sont effectivement particulières, voire exceptionnelles. [Je souligne; par. 46.]

86 Toutefois, en énonçant le critère dans le contexte d’une instance d’intérêt public, au par. 40 de l’arrêt Okanagan, la Cour a décrit la troisième condition des circonstances particulières ou spéciales sous l’angle de l’intérêt public, sans mentionner expressément les circonstances particulières ou spéciales. Le troisième volet du critère y est décrit ainsi : « 3. Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées. »

87 Malgré la formulation restrictive du troisième volet du critère figurant au par. 40 de l’arrêt Okanagan, il ressort clairement de la teneur globale des motifs de cet arrêt que la Cour n’entendait pas déroger à la condition de common law selon laquelle la provision pour frais ne peut être ordonnée que si l’existence de circonstances particulières est préalablement établie. Le critère applicable à la provision pour frais dans une instance d’intérêt public ne devrait pas être moins exigeant que celui généralement applicable en matière de provision pour frais. En fait, rien ne justifie qu’ils diffèrent. Comme nous l’avons vu, la Cour a confirmé que, dans l’application du critère, il faut se demander non seulement si l’affaire est d’intérêt public, mais également si l’on est en présence des circonstances très particulières qui sont requises pour justifier cette ordonnance exceptionnelle.

88 Je tiens donc pour acquis que les trois conditions qui doivent être réunies pour qu’une ordonnance accordant une provision pour frais soit rendue sont les suivantes : (1) le manque de ressources, (2) l’affaire vaut d’être instruite et (3) l’existence de circonstances particulières justifiant l’exercice exceptionnel de ce pouvoir judiciaire. Cette formulation diffère de celle de mes collègues les juges Bastarache et LeBel en ce que la troisième condition veut non seulement que l’affaire soit d’intérêt public, mais qu’elle présente des circonstances particulières au sens indiqué. On a conclu que la troisième condition, celle des circonstances particulières, était remplie dans des affaires concernant les fiducies, le soutien familial, les sociétés et la faillite, et, dans l’arrêt Okanagan, dans des affaires soulevant des questions d’importance pour le public. Cependant, l’importance pour le public n’est pas suffisante en soi pour remplir la troisième condition. En définitive, il s’agit de savoir si l’affaire d’intérêt public présente des circonstances particulières. Comme pour toutes les ordonnances d’equity, cette ordonnance relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal, qui peut la rendre seulement s’il est établi que les conditions sont remplies. En l’absence de ces conditions, l’ordonnance ne peut pas être rendue.

II. Application du critère à la présente affaire

89 La façon de formuler la troisième condition n’est pas sans incidence en l’espèce. En fait, elle a une incidence cruciale. La juge en chambre a appliqué le critère tel qu’il est formulé au par. 40 de l’arrêt Okanagan ((2004), 31 B.C.L.R. (4th) 330, 2004 BCSC 823). Elle a conclu qu’il y avait un manque de ressources et que l’affaire valait d’être instruite et était d’intérêt public, puis elle a expliqué l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel dans deux courts paragraphes, le tout sans jamais analyser la condition cruciale que l’affaire présente des « circonstances particulières ».

90 La Cour d’appel invoque cette erreur pour annuler l’ordonnance de la juge en chambre accordant une provision pour frais ((2005), 38 B.C.L.R. (4th) 288, 2005 BCCA 94). Le juge Thackray a souligné que la juge en chambre ne s’était pas demandé si l’instance pouvait être qualifiée de suffisamment « particulière » — au lieu de simplement importante — pour justifier l’attribution d’une provision pour frais (par. 60).

91 Je conviens avec la Cour d’appel que cela constituait une erreur déterminante qui justifiait de modifier l’ordonnance de la juge en chambre accordant la provision pour frais.

92 Dans l’arrêt Okanagan (par. 43), le juge LeBel énonce brièvement la norme applicable à l’annulation en appel d’une ordonnance accordant une provision pour frais :

Une cour d’appel peut et doit intervenir lorsqu’elle estime que le juge de première instance s’est fondé sur des considérations erronées en ce qui concerne le droit applicable ou a commis une erreur manifeste dans son appréciation des faits. Comme la Cour l’a dit dans Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801, p. 814‑815, les conditions d’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge constituent des critères juridiques et leur définition, tout comme leur non‑application ou leur mauvaise application, pose des questions de droit susceptibles de révision en appel.

93 Au paragraphe 82, le juge Major s’est dit du même avis et a ajouté ceci :

Je reconnais également qu’une mauvaise application des critères relatifs à l’exercice du pouvoir discrétionnaire constitue une erreur de droit.

En l’espèce, comme l’a conclu la Cour d’appel, la juge en chambre a mal appliqué les critères relatifs à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en ne se demandant pas si l’affaire était suffisamment particulière pour justifier la mesure exceptionnelle consistant à ordonner aux intimés de verser une provision pour frais à l’appelante. Il s’agit d’une erreur de droit qui donne ouverture à une révision en appel.

94 Pour les motifs qui suivent, je conclus, à l’instar de mes collègues les juges Bastarache et LeBel, que la présente affaire ne remplit pas la troisième condition préalable de l’ordonnance accordant une provision pour frais, non pas en raison de l’absence totale d’intérêt public, comme ils l’affirment, mais parce qu’elle ne présente pas les circonstances particulières requises pour qu’un tribunal soit fondé à rendre cette ordonnance. À mon avis, elle n’entre pas dans la catégorie restreinte des affaires où une partie peut se voir ordonner de payer une provision pour frais à l’autre partie. Si la présente affaire réunit les conditions requises pour qu’une provision pour frais puisse être ordonnée, il en ira de même pour de nombreuses autres affaires soulevant des questions constitutionnelles ou d’autres questions d’importance pour le public. L’arrêt Okanagan de notre Cour ne visait pas à établir un mécanisme général de financement des affaires importantes.

1. Incapacité de payer

95 Suivant l’arrêt Okanagan, il faut d’abord se demander si Little Sisters « n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, [si] elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance » (par. 40). Il faut, à cette fin, s’interroger sur le coût de l’instance projetée et sur la capacité de l’appelante de le supporter.

96 La portée de l’affaire est au cœur de cette question. Les Douanes ont fait valoir qu’un appel concernant quatre des livres peut indiquer si un examen plus large des pratiques systémiques est nécessaire, et qu’il y a donc lieu de commencer par vérifier si Little Sisters avait les moyens de payer les frais occasionnés par l’appel concernant les quatre livres. La Cour d’appel a conclu que la juge Bennett avait commis une erreur en omettant de se demander si Little Sisters avait les moyens de poursuivre l’appel concernant les quatre livres au lieu de l’appel plus large sur les pratiques systémiques.

97 À l’instar de mes collègues, je m’en tiendrais à l’appel concernant les quatre livres. Toutefois, je ne puis souscrire à la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle la juge Bennett s’est livrée à des [traduction] « conjectures » en décidant que Little Sisters n’avait pas les moyens de financer l’appel en question. Dans l’arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69 (« Little Sisters no 1 »), notre Cour a fait état du coût élevé d’un appel visant des interdictions particulières : « les coûts qu’entraîne [la] contestation [d’une interdiction] aux différents niveaux de révision administrative » font en sorte qu’il est difficile — voire « totalement impossible en pratique » de la contester (le juge Iacobucci, par. 230). Qui plus est, Little Sisters a présenté une preuve abondante au sujet des ressources requises pour interjeter l’appel qui nous intéresse et a démontré à la satisfaction de la juge en chambre qu’elle n’avait pas les moyens de supporter ce coût.

98 L’intervenant le procureur général de l’Ontario a soutenu que, dans le cadre du critère applicable à la provision pour frais, tout comme dans celui applicable à la qualité pour agir dans l’intérêt public, il faut se demander si d’autres parties sont en mesure de soumettre la question aux tribunaux. Cette proposition constitue, selon lui, un moyen de faire en sorte que les provisions pour frais ne soient ordonnées que dans les cas où elles sont absolument nécessaires, tout en réduisant le risque de recherche d’un demandeur y ayant droit. Les juges Bastarache et LeBel retiennent cet argument, mais non le juge Binnie, dont je partage l’avis sur ce point. Comme l’a affirmé le juge LeBel dans l’arrêt Okanagan, la « partie qui sollicite l’ordonnance doit être si dépourvue de ressources qu’elle serait incapable, sans cette ordonnance, de faire entendre sa cause » (par. 36 (je souligne)). Le fait que d’autres demandeurs aient intenté des actions semblables est susceptible d’influer sur l’évaluation globale de l’importance de l’affaire pour le public, mais il n’écarte pas la prise en compte de l’impécuniosité. Conclure différemment aurait pour effet d’imposer à la partie qui demande la provision pour frais la tâche impossible de prouver que personne d’autre ne pourrait ou ne voudrait poursuivre l’instance.

99 J’estime que la preuve étaye la conclusion d’incapacité de financer l’instance tirée par la juge en chambre.

2. Bien‑fondé à première vue

100 La juge en chambre et la Cour d’appel ont toutes les deux conclu que cette condition préalable était relativement peu exigeante et qu’elle était remplie selon les faits de la présente affaire.

101 Je conviens que la condition préalable du bien‑fondé à première vue est relativement peu exigeante. L’application d’une condition trop stricte à ce stade risque d’amener les tribunaux à préjuger du bien‑fondé de la demande, ce qu’ils sont censés éviter de faire. Ce qui est requis à ce stade, selon le critère régissant les provisions pour frais et en application de l’arrêt Okanagan, c’est que « [l]’affaire va[ille] d’être instruite » (le juge LeBel, par. 46). La juge en chambre a examiné adéquatement cette condition et a conclu qu’elle était remplie. Selon moi, il n’y a pas lieu de modifier sa conclusion sur ce point.

3. Circonstances particulières

102 Comme nous l’avons vu, les tribunaux exigent depuis plus de 250 ans qu’une condition préalable d’une ordonnance accordant une provision pour frais soit que l’affaire satisfasse à l’exigence des « circonstances spéciales ou particulières ». Plus précisément, « il doit exister des circonstances suffisamment spéciales pour que le tribunal soit convaincu que la cause appartient à cette catégorie restreinte de causes justifiant l’exercice exceptionnel de ses pouvoirs » : Okanagan, par. 36. Le juge LeBel a cité en l’approuvant l’affirmation de la juge Macdonald dans la décision Organ c. Barnett (1992), 11 O.R. (3d) 210 (Div. gén.), p. 215, selon laquelle la compétence pour accorder une provision pour frais [traduction] « se limit[e] à des cas vraiment exceptionnels et [devrait] être appliquée avec restriction » (par. 32). De même, dans l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, le juge La Forest a affirmé qu’une ordonnance enjoignant au Procureur général de verser une provision pour frais était « fort inhabituelle » et ne devrait être permise « que dans des cas très rares » (par. 122).

103 Les raisons de cette restriction sont évidentes. Elles tiennent à la règle générale selon laquelle les parties doivent financer leur participation à un litige, sous réserve des dépens auxquels elles peuvent être condamnées après le jugement. Ce n’est qu’exceptionnellement et rarement qu’un défendeur sera tenu non seulement de supporter ses propres dépenses, mais encore d’aider le demandeur à le poursuivre en justice. Les affaires soulevant des questions qui dépassent le cadre des intérêts du demandeur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées sont nombreuses. Dans l’arrêt Okanagan, la Cour n’a pas voulu que la provision pour frais puisse être obtenue dans tous ces cas, comme le confirment l’exigence des « circonstances particulières » et l’insistance sur la « catégorie restreinte de causes » et la nature « exceptionnel[le] » de l’ordonnance (par. 36).

104 Quand sommes‑nous en présence d’un de ces rares cas où des « circonstances particulières » justifient d’ordonner une provision pour frais? Certaines affaires font ressortir l’importance de l’objet de la poursuite. Cette question diffère de celle du bien‑fondé à première vue qui est visée dans la deuxième condition analysée plus haut. Il s’agit de déterminer non pas si l’affaire est fondée à première vue — ce qui a déjà été établi — mais si elle revêt une importance si grande que la justice exige qu’elle suive son cours. L’affaire peut être importante pour un plaideur, pour le public en général ou pour les deux à la fois. Dans l’arrêt Okanagan, le juge LeBel a explicitement fait état de l’« importance cruciale » de l’affaire pour les plaideurs (par. 46). Une analyse semblable a été effectuée dans l’arrêt B. (R.) où la Cour d’appel de l’Ontario a maintenu la condamnation aux dépens du procureur général intervenant en indiquant qu’il s’agissait d’une affaire dans laquelle [traduction] « des parents se sont élevés contre le pouvoir de l’État en raison de leurs convictions religieuses » ((1992), 10 O.R. (3d) 321, p. 354‑355). Dans d’autres affaires, les tribunaux ont conclu que l’iniquité ne résultait pas tant de l’objet particulier de l’action en justice que de la situation des parties. Par exemple, il peut sembler juste qu’un fiduciaire poursuivi en justice supporte une partie des frais engagés pour faire trancher une question touchant une fiducie, ou que le mari qui contrôle les biens du mariage contribue aux frais requis pour faire décider des modalités de leur partage. Il arrive souvent que les considérations susmentionnées — l’objet et les circonstances — soient inextricablement liées. En définitive, il s’agit de déterminer s’il est nécessaire d’accorder une provision pour frais pour empêcher une iniquité ou injustice systémique.

105 Il est impossible de décrire à l’avance de façon précise ce qui fait qu’une cause appartient à la catégorie spéciale et restreinte des cas où une provision pour frais peut être ordonnée. En règle générale, cependant, une provision pour frais ne devrait être accordée que dans le cas où le tribunal conclut que les questions soulevées ont une grande importance et qu’elles ne seront vraisemblablement pas examinées et tranchées en l’absence d’une provision pour frais, ce qui entraînera un grave déni de justice. L’injustice dont il est question en l’espèce n’est pas le fait de priver l’appelante d’une réparation escomptée ou le public d’un résultat souhaité, mais le fait de refuser la possibilité de faire examiner et trancher par les tribunaux une question cruciale d’intérêt privé, public ou les deux. Si l’affirmation se limite à cette notion d’injustice systémique, je souscris à la conclusion des juges Bastarache et LeBel selon laquelle « la provision pour frais ne devrait être accordée qu’en dernier recours » (par. 78).

106 C’est dans ce contexte que j’examinerai si la preuve soumise à la juge en chambre établit l’existence d’un cas particulier en ce sens. La juge en chambre n’a pas abordé cette question, mais la Cour d’appel, par l’entremise du juge Thackray, l’a examinée et a conclu que, même si elle soulevait des questions d’importance pour le public, l’affaire ne remplissait pas la troisième condition selon laquelle elle devait être suffisamment « spéciale » ou « particulière » pour permettre l’attribution d’une provision pour frais :

[traduction] La liberté d’expression est toujours d’intérêt public, tout comme le respect des ordonnances judiciaires. Cependant, ce n’est que dans un cas « spécial » que sera prise la mesure exceptionnelle consistant à obliger le trésor public à contribuer au financement d’une poursuite ou d’une défense au moyen de la provision pour frais. À mon avis, il n’a pas été démontré que la présente affaire présente des circonstances spéciales comme celles de l’affaire Bande indienne Okanagan ni qu’elle est « spéciale » de par son caractère même d’intérêt public. [par. 61]

107 Je partage l’opinion de la Cour d’appel. On ne saurait nier que la présente affaire soulève des questions revêtant une certaine importance pour le public. Comme l’affirme le juge Thackray, la liberté d’expression revêt toujours de l’importance pour le public. De plus, comme le souligne le juge Binnie, le processus décisionnel appliqué aux livres en question peut permettre de faire des inférences au sujet des méthodes utilisées pour d’autre matériel. Cela peut être important pour d’autres libraires importateurs et, plus généralement, pour les citoyens préoccupés par la façon dont les Douanes définissent l’obscénité et par le conflit entre le pouvoir de l’État et la liberté d’expression. La population a elle aussi intérêt à ce que les ordonnances judiciaires soient respectées.

108 Je remarque que la Cour d’appel et les Douanes ont affirmé que la difficulté de Little Sisters de réunir les fonds nécessaires pour financer la présente affaire indique que la communauté gaie et lesbienne ne considère pas cette question particulièrement importante. À mon avis, cet argument doit être rejeté. Premièrement, ce raisonnement semble pénaliser un demandeur qui est incapable de lever des fonds, en plus d’aller à l’encontre de la condition requérant qu’il démontre qu’il n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige. Deuxièmement, le manque d’intérêt n’est pas la seule inférence qui puisse être tirée de l’absence de soutien de la part de la communauté gaie et lesbienne. Par exemple, il peut y avoir d’autres causes pour lesquelles son aide financière est sollicitée. Enfin, l’importance pour le public n’est pas une question de popularité; en fait, il arrive que les questions les plus importantes soient les moins populaires et reçoivent, par conséquent, le moins d’appui. Il est vrai, comme l’a souligné la Cour d’appel, que les principales questions concernant la liberté d’expression ont été tranchées dans l’arrêt Little Sisters no 1. Toutefois, la preuve indique que des questions d’importance pour le public restent à résoudre.

109 La véritable question qui se pose est de savoir si les questions d’importance pour le public soulevées en l’espèce sont suffisamment particulières pour justifier l’attribution d’une provision pour frais. Est‑on en présence de l’un des rares cas où la justice exige que les questions soulevées soient soumises aux tribunaux? Là encore, je partage l’avis de la Cour d’appel. L’enjeu est le risque qu’on n’apprenne pas comment les Douanes ont agi relativement à l’appel concernant les quatre livres et que, dans le cas où elles auraient mal agi, aucune ordonnance réparatrice ne soit accordée. À mon avis, les indications qu’un procès pourrait apporter sur les pratiques des Douanes et la réparation limitée qui pourrait en résulter n’atteignent pas, malgré leur importance pour Little Sisters, un niveau déterminant d’importance pour le public et ne démontrent pas non plus l’existence d’une injustice systémique.

110 On a fait valoir que l’historique du litige crée des « circonstances particulières » qui font entrer l’affaire dans la catégorie restreinte et exceptionnelle des cas où une provision pour frais peut être ordonnée. L’intervenante EGALE s’exprime ainsi : [traduction] « [a]près avoir effectivement invité [dans Little Sisters no 1] la librairie à s’adresser de nouveau aux tribunaux si jamais elle éprouvait d’autres difficultés avec les Douanes, il serait contraire aux intérêts de la justice de lui refuser maintenant le financement dont elle a besoin pour soumettre aux tribunaux ses demandes qui valent prima facie d’être instruites » (m.i., par. 58 (en italique dans l’original)). À mon avis, les propos que la Cour à la majorité a tenus dans l’arrêt Little Sisters no 1, en refusant d’ordonner une réparation plus structurée, ne soustraient pas l’affaire à l’application de la règle générale selon laquelle les plaideurs doivent financer leur participation à un litige, sous réserve des dépens auxquels ils peuvent être condamnés après le jugement. Au sujet des conclusions de la Cour, le juge Binnie a écrit : « Ces constatations devraient fournir aux appelants des assises solides, susceptibles de fonder toute autre action qu’ils estimeraient nécessaire d’intenter devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique » (par. 158). Il s’agit là d’une observation sur le fondement juridique d’actions futures et non d’une déclaration qu’elles devraient être supportées au moyen d’une provision pour frais.

111 Bien que je sympathise jusqu’à un certain point avec l’appelante, je ne vois rien en l’espèce qui établisse l’existence des circonstances particulières requises pour justifier d’accorder la réparation exceptionnelle consistant à ordonner aux intimés de verser à l’appelante une provision pour frais qui lui permettra de supporter les dépenses occasionnées par son litige. Si la provision pour frais est justifiée en l’espèce, elle le sera dans une multitude d’autres affaires. Je ne vois rien dans l’arrêt Okanagan qui commande un tel résultat.

112 Je tiens à ajouter un commentaire sur le barème des dépens. La juge en chambre n’a rien dit à ce sujet. Mes collègues semblent approuver l’idée d’un plafonnement des dépenses, compte tenu des coûts estimatifs du litige et de la stratégie d’instance adoptée. Je ne suis pas certaine que, lorsqu’elles sont justifiées, les provisions pour frais doivent être accordées à titre d’indemnisation ou d’indemnisation partielle. Dans l’arrêt de principe Jones c. Coxeter, le tribunal a parlé d’ordonner au défendeur [traduction] « de payer entre‑temps une certaine somme à la demanderesse » (p. 642). Dans l’arrêt Okanagan, les dépens ont été explicitement qualifiés de [traduction] « “dépens” au sens où ce terme est habituellement utilisé dans les Supreme Court Rules [B.C. Reg. 221/90] et dans le langage juridique — c’est‑à‑dire les dépens taxables décrits à l’art. 57 de ces règles [dépens entre parties] » : voir le par. 10 des motifs de la juge Newbury dans l’arrêt Okanagan ((2001), 95 B.C.L.R. (3d) 273, 2001 BCCA 647), que notre Cour a approuvés, au par. 47, en rejetant le pourvoi. Il semble raisonnable qu’une provision pour frais ne puisse donner au demandeur plus que ce qu’il recevrait s’il avait gain de cause.

III. Conclusion

113 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi, les parties devant supporter leurs propres frais.

Version française des motifs des juges Binnie et Fish rendus par

114 Le juge Binnie (dissident) — Je ne partage l’avis de mes collègues quant à ce qui est véritablement en jeu dans le présent pourvoi, d’où notre désaccord au sujet du résultat qui s’impose. À mon avis, l’arrêt antérieur Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69 (« Little Sisters no 1 »), fournit plus qu’un « contexte important » (tel que le décrivent mes collègues les juges Bastarache et LeBel au par. 54). Les ramifications de cette décision sont cruciales en ce qui concerne la présente demande de l’appelante. N’était‑ce les conclusions de l’arrêt Little Sisters no 1, voulant que les autorités douanières aient commis de graves abus, je doute que la demande de provision pour frais présentée par l’appelante à la suite de cet arrêt se serait rendue aussi loin. La présente affaire ne fait pas que débuter, elle dure depuis 12 ans.

A. Ce que la Cour a décidé dans l’arrêt Little Sisters no 1

115 Au cours des procédures antérieures, l’appelante (une librairie doublée d’un commerce d’objets d’art, que le juge de première instance dans l’affaire Little Sisters no 1 avait qualifiée de [traduction] « centre nerveux de la communauté homosexuelle » de Vancouver ((1996), 18 B.C.L.R. (3d) 241, par. 90)) avait contesté la constitutionnalité des dispositions de la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.), et du Tarif des douanes, L.C. 1987, ch. 49, annexe VII, relatives au contrôle frontalier et à l’interdiction d’entrée au Canada :

9956 Des livres, imprimés dessins, peintures, gravures, photographies ou reproductions de tout genre qui :

a) sont réputés obscènes au sens du paragraphe 163(8) du Code criminel;

Dans l’affaire Little Sisters no 1, la législation douanière était contestée pour le motif qu’elle imposait une restriction préalable illégale à la liberté d’expression et que son application par les fonctionnaires des douanes ciblait la communauté gaie et lesbienne, contrairement aux principes d’équité procédurale en droit administratif et aux dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés relatives à la liberté d’expression et à l’égalité (al. 2b) et par. 15(1)).

116 Compte tenu des conclusions du juge de première instance et après examen de l’abondante preuve au dossier, notre Cour a estimé à l’unanimité que l’existence de discrimination systémique de la part des fonctionnaires des douanes et d’atteinte illégale à la liberté d’expression était clairement établie. Comme les juges majoritaires l’ont expliqué dans leurs motifs :

Le gouvernement se doit de faire montre de vigilance lorsqu’il porte atteinte à quelque forme que ce soit de liberté d’expression. Dans les cas où, comme en l’espèce, le juge de première instance estime que cette atteinte s’accompagne de la [traduction] « prise systématique pour cibl[e] » d’un groupe particulier dans la société (en l’espèce des individus qui étaient considérés comme des porte‑étendards de la communauté gaie et lesbienne), la question revêt alors une dimension supplémentaire et encore plus sérieuse. La sexualité est source de profonde vulnérabilité, et les appelants ont à juste titre estimé que, à bien des égards, ils étaient traités en parias sur le plan sexuel par les fonctionnaires des douanes. [par. 36]

Plus précisément, les juges majoritaires ont attribué les nombreuses violations de la Charte aux problèmes systémiques d’application de la législation douanière (par. 154) :

2. Il a été porté atteinte de la manière suivante aux droits qui sont garantis aux appelants par l’al. 2b) et le par. 15(1) de la Charte :

a) Les appelants ont été visés comme importateurs de matériel obscène malgré l’absence de tout élément de preuve tendant à indiquer que le matériel érotique gai et lesbien risque davantage d’être obscène que le matériel érotique hétérosexuel, ou encore que les appelants sont vraisemblablement des contrevenants à cet égard.

b) Du fait qu’ils ont été ciblés, les appelants ont souffert d’un préjudice excessif et inutile en raison des délais, frais et autres pertes subis afin de faire dédouaner leurs marchandises (si tant est qu’ils y sont parvenus) par Douanes Canada.

c) Les raisons de ce préjudice excessif et inutile sont notamment:

(i) l’omission des Douanes d’affecter un nombre suffisant de fonctionnaires au contrôle des publications des appelants pour faire effectuer cette tâche en temps utile;

(ii) la formation inadéquate des fonctionnaires affectés à cette tâche;

(iii) l’omission de mettre à la disposition de ces fonctionnaires des guides et manuels appropriés, l’omission de mettre à jour en temps utile le Mémorandum D9‑1‑1 et le guide illustré connexe, et l’omission d’élaborer des procédures applicables pour évaluer les livres constitués entièrement ou essentiellement de texte;

(iv) l’omission d’établir des délais et autres critères connexes applicables à l’interne en vue d’assurer le contrôle expéditif du matériel expressif;

(v) l’omission d’incorporer aux guides et manuels du ministère les avis pertinents reçus du ministère de la Justice;

(vi) l’omission de donner aux appelants, en temps utile, un avis les informant des raisons de la retenue des publications, ainsi que la possibilité de présenter des observations utiles en cas de révision ou réexamen, et, à cette fin, de consulter le matériel contesté; et

(vii) l’omission d’accorder aux appelants l’égalité de bénéfice en matière de traitement équitable et expéditif de leurs marchandises importées, indépendamment de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.

117 La Cour était toutefois partagée sur la question de la réparation. Les juges majoritaires (la juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Bastarache et Binnie) ont conclu que la législation douanière était valide mais que son application par Douanes Canada comportait de profondes lacunes. Selon eux, les problèmes systémiques de la bureaucratie pouvaient et devaient être réglés au niveau bureaucratique. Toutefois, comme l’affaire avait mis six ans à parvenir à notre Cour, la preuve dont nous étions saisis remontait déjà à plus de six ans. Le ministre de la Justice a assuré la Cour que les problèmes systémiques étaient réglés correctement au moment de l’audience. À cause du caractère peu récent de la preuve, les juges majoritaires ont refusé, au par. 157, d’accorder une réparation structurée en vertu du par. 24(1) :

On nous dit qu’au cours des six dernières années, les Douanes ont corrigé les problèmes institutionnels et administratifs éprouvés par les appelants. En l’absence de données plus précises sur ce qui a été fait exactement et sur la mesure dans laquelle on a ainsi remédié à la situation (si tant est qu’on l’a fait), je ne suis pas prêt à souscrire à la conclusion de mon collègue selon laquelle ces mesures ne sont « pas suffisantes » (par. 262) et ne sont pas d’un « grand secours » (par. 265). . .

118 On s’attendait cependant à ce que d’autres procédures suivent si, en réalité, les problèmes systémiques réprouvés par les trois instances judiciaires persistaient. Les juges majoritaires ont ajouté ceci :

Le fait de prononcer une réparation plus structurée en vertu du par. 24(1) pourrait bien être utile, mais il ne servirait les intérêts d’aucune des parties que notre Cour rende une ordonnance déclaratoire formelle sur la foi d’une preuve vieille de six ans, complétée par des plaidoiries contradictoires et des conjectures quant à l’état actuel de la situation. Les vues de notre Cour sur le fond des plaintes des appelants, au regard de la situation qui existait à la fin de 1994, sont exprimées dans les présents motifs et dans ceux de mon collègue le juge Iacobucci. Ces constatations devraient fournir aux appelants des assises solides, susceptibles de fonder toute autre action qu’ils estimeraient nécessaire d’intenter devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. [par. 158]

119 Les juges dissidents (les juges Iacobucci, Arbour et LeBel), qui réprouvaient eux aussi les pratiques douanières, préconisaient une réparation beaucoup plus draconienne : déclarer inopérant le code tarifaire (par. 283) et supprimer ainsi le pouvoir légal des fonctionnaires des douanes de retenir à la frontière tout matériel qu’ils qualifient d’obscène :

Plus particulièrement dans une affaire comme celle dont nous sommes saisis, où il y a de nombreux antécédents de retenue irrégulière d’ouvrages non obscènes, la seule façon d’assurer la protection complète des droits constitutionnels en jeu est d’invalider les dispositions législatives contestées et d’inviter le Parlement à remédier aux atteintes à la Constitution. [Je souligne; par. 167.]

120 La présente demande de provision pour frais nous est soumise précisément parce que l’appelante soutient que les assurances données par le ministre se sont révélées vaines en pratique, que les abus systémiques dont l’existence a été établie dans l’instance antérieure se sont poursuivis et que (selon elle) Douanes Canada ne s’est pas montré disposé à appliquer la législation douanière de manière équitable et non discriminatoire. Naturellement, il y a deux versions des faits. Bien que les juges majoritaires aient, pour de bonnes raisons, refusé d’invalider les dispositions législatives en cause, on n’a jamais douté que le législateur a confié aux Douanes une tâche difficile et que les problèmes profondément enracinés seraient longs à corriger. La question d’importance pour le public est la suivante : le ministre donnait‑il l’heure juste lorsque son avocat a assuré la Cour que les réformes appropriées avaient été mises en œuvre? La juge en chambre, dont la décision est à l’origine du présent pourvoi, a conclu que Little Sisters avait établi une preuve prima facie que les réformes promises n’avaient pas été mises en œuvre.

B. L’appel de l’appelante concernant les quatre livres

121 Comme l’ont souligné mes collègues, la présente demande découle de la retenue par Douanes Canada de quatre livres que l’appelante cherchait à importer. Par avis d’appel daté du 13 février 2002, l’appelante a sollicité les ordonnances suivantes conformément à l’art. 67 modifié par l’art. 71 de la Loi sur les douanes :

[traduction]

1. un jugement fondé sur l’art. 24 de la [Charte, déclarant que les dispositions pertinentes du Tarif des douanes et de la Loi sur les douanes] ont été interprétées et appliquées d’une manière contraire à l’al. 2b) et au par. 15(1) de la Charte;

2. une injonction interdisant aux Douanes d’appliquer [ces dispositions] à des marchandises de Little Sisters Book and Art Emporium de façon permanente ou jusqu’à ce que disparaisse le risque d’application inconstitutionnelle de ces dispositions;

3. des dommages‑intérêts, y compris des dommages‑intérêts majorés et punitifs;

4. des dépens spéciaux ou majorés;

5. toute autre réparation . . .

Les questions relatives à la Charte et les questions « systémiques » faisaient donc partie intégrante de l’instance dès le départ. Little Sisters affirme que les interrogatoires préalables l’ont convaincue que l’interdiction des quatre livres démontrait que la façon dont les Douanes traitaient la littérature gaie et lesbienne avait peu changé. Elle a donc cherché à élargir considérablement la portée de l’examen au moyen de la soi‑disant « révision systémique ».

122 Les quatre livres sont encore interdits. D’autres livres que Little Sisters voulait importer ont été retenus, puis dédouanés seulement à la suite d’une contestation longue et coûteuse. Certains livres retenus sont des bandes dessinées, mais au moins l’un de ceux‑ci est décrit comme [traduction] « une compilation en format de poche de nouvelles publiées initialement dans la revue Bound & Gagged entre 1993 et 1997 » (Of Men, Ropes & Remembrance (1997), sur la page des droits d’auteur). Comme le reconnaît l’avocat de l’appelante, une bonne partie de ce matériel ne s’adresse [traduction] « pas [. . .] aux petites natures » (m.a., par. 95). Il se peut qu’un tribunal conclue, en définitive, que les livres sont obscènes au sens du par. 163(8) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. On ne saurait préjuger du résultat ni dans un sens ni dans l’autre. Toutefois, la juge en chambre a décidé que la plainte de Little Sisters était fondée à première vue, en affirmant ceci :

[traduction] . . . il convient de procéder à une révision administrative qui permettra de déterminer si les changements systémiques décrits [dans l’arrêt Little Sisters no 1] ont effectivement été apportés. Une preuve prima facie indique qu’on ne s’est pas suffisamment employé à les apporter.

((2004), 31 B.C.L.R. (4th) 330, 2004 BCSC 823, par. 59)

123 On considère depuis longtemps que la censure littéraire est particulièrement attentatoire en matière de libertés civiles :

[traduction] La liberté d’écrire des livres et, par conséquent, celle de diffuser des idées, opinions et autres fruits de l’imagination — la liberté de traiter sans retenue d’un aspect de la vie humaine et des activités, des aspirations et des faiblesses des êtres humains — sont fondamentales pour le progrès dans une société libre. Selon ma vision du droit, cette liberté ne devrait pas être restreinte, sauf dans des circonstances extrêmes. . .

(R. c. C. Coles Co., [1965] 1 O.R. 557 (C.A.), p. 563, rejetant des accusations d’obscénité concernant Fanny Hill — Memoirs of a Woman of Pleasure)

124 Dans l’arrêt Little Sisters no 1, les juges majoritaires se sont exprimés ainsi au sujet de l’interdiction de livres à la frontière :

Il ressort de la preuve que les fonctionnaires des douanes ont été en général incapables de bien évaluer les livres. Peu sinon aucun des livres ont été lus en entier. Selon la procédure habituellement suivie, l’agent feuilletait le livre et, dès que trois passages correspondant à du matériel considéré obscène au regard du Mémorandum D9‑1‑1 étaient repérés dans le texte, le livre était réputé obscène et prohibé. Cette procédure est clairement inadéquate sauf dans les cas d’obscénité les plus flagrants. Aucun effort n’était fait pour dégager du livre dans son ensemble une impression permettant d’en apprécier « la valeur artistique ». [En italique dans l’original; par. 96.]

125 Les juges dissidents aussi se sont dits particulièrement préoccupés par la réticence ou l’inaptitude apparente des fonctionnaires des douanes à traiter les livres de manière responsable (le juge Iacobucci, par. 196) :

Je désire aussi qu’il soit absolument clair qu’un livre doit être lu au complet lorsqu’on détermine s’il est obscène ou non. . .

126 L’appelante soutient que, bien que les livres soient différents, les problèmes sont les mêmes que ceux qui ont préoccupé tous les tribunaux ayant instruit l’affaire Little Sisters no 1. Il est indubitable que, bien qu’elle soit valide, la législation douanière prête le flanc aux abus. L’appelante prétend que le comportement discriminatoire et les atteintes à la liberté d’expression relevés dans l’arrêt Little Sisters no 1 persistent et que l’interdiction des quatre livres en cause démontre que, même si Little Sisters a gagné la bataille, elle est en train de perdre la guerre bureaucratique. Selon mes collègues les juges Bastarache et LeBel, « [b]ref, l’appelante n’aura plus d’intérêt direct dans la présente instance si ses livres sont dédouanés — ce qu’elle cherche à obtenir uniquement au moyen de l’appel concernant les quatre livres » (par. 58). Je ne suis pas de cet avis. D’autre matériel érotique gai et lesbien sera importé après les quatre livres en cause et, sans aucun doute, d’autres livres seront interdits. Une méthode déficiente peut parfois produire un bon résultat tout comme une bonne méthode peut engendrer des erreurs. C’est pourquoi, comme nous le verrons, la Couronne a convenu que l’avis d’appel fondé sur la Loi a déclenché à bon droit une enquête sur le processus douanier suivi de même que sur le résultat et les raisons ayant justifié l’interdiction dans ces cas. Comme l’avocat de la Couronne l’a reconnu à l’audience devant notre Cour, [traduction] « il serait logique, compte tenu de l’ampleur des pouvoirs du tribunal [en vertu de l’art. 67], de pouvoir pousser l’analyse au‑delà du simple résultat final » (transcription, p. 82).

127 Le Canada adhère aux principes de liberté d’expression, de non‑discrimination et d’État de droit. Little Sisters soulève des questions d’intérêt public urgentes.

C. La demande de provision pour frais présentée par l’appelante

128 C’est dans ce contexte qu’il faut examiner la demande actuelle de l’appelante. Comme l’a souligné à juste titre la juge en chambre (qui est également responsable de la gestion de l’instance), la présente affaire porte sur le respect de la Charte. Je ne puis donc souscrire à l’affirmation de mes collègues les juges Bastarache et LeBel selon laquelle la preuve de l’appelante doit être analysée dans une perspective commerciale. Ceux‑ci écrivent :

Pourtant, l’appel concernant les quatre livres conserve une portée extrêmement limitée. L’appelante n’a présenté aucun élément de preuve indiquant que ces quatre livres font partie intégrante de ses activités ou même qu’ils sont importants pour celles‑ci; de plus, [. . .] les ventes de livres ne représentent que 30 à 40 pour 100 de ses activités. [par. 52]

On peut affirmer sans crainte de se tromper qu’aucun « argument d’ordre commercial » ne saurait justifier la poursuite de la bataille que Little Sisters livre à Douanes Canada. La juge en chambre a souligné que l’appel concernant les quatre livres ne vise que quelques douzaines d’exemplaires. Le profit tiré de la vente de ces livres ne permettrait pas de payer une demi‑heure du temps de l’avocat de l’appelante. L’appel concernant les quatre livres réunit nécessairement quatre affaires d’obscénité auxquelles se greffe l’examen de la façon dont Douanes Canada en est venu à décider que les livres en question étaient obscènes. La présente bataille ne concerne pas seulement quatre livres. Tout comme dans l’arrêt Little Sisters no 1, la vraie bataille porte sur la présumée discrimination systémique que met en lumière l’appel concernant les quatre livres. Comme nous l’avons vu, la Couronne concède que l’appel concernant les quatre livres nécessite un certain examen des questions systémiques. L’ordonnance rendue par la juge en chambre le 6 février 2003 fait état de cette concession :

[traduction]

6. La demande de l’appelante visant à obtenir une ordonnance enjoignant de donner des réponses lors de l’interrogatoire préalable est suspendue pour une période indéterminée, sauf pour ce qui est de la partie concernant « le processus suivi pour déclarer les bandes dessinées obscènes (Meatmen, volume 18, Special S&M Comics Edition, et volume 24, Special SM Comics Edition), et les raisons qui sous‑tendent cette décision », qui est accueillie avec le consentement des parties; [Je souligne.]

La Couronne dispose de ressources considérables et il n’y a aucune raison de penser que la présente bataille sera moins féroce que la précédente. Les deux parties ont déjà informé la juge responsable de la gestion de l’instance qu’elles entendent présenter une abondante preuve d’expert, ce qui représente en soi une dépense importante.

129 En fait, le gouvernement est accusé de se livrer à une guerre d’usure. Quatre livres aujourd’hui, quatre autres demain. Les litiges se succédant jusqu’à ce que le commerçant raisonnable soit contraint de baisser les bras. Voilà comment les libertés civiles peuvent être minées peu à peu et subir de légers reculs qui, individuellement, ne valent pas le coût de la bataille. Il faut une partie non mercantile comme Little Sisters pour écarter les considérations purement financières (autant qu’elle peut se le permettre) et poursuivre ce qu’elle considère comme un litige inachevé avec le gouvernement au sujet de la Charte. Après avoir mené cette lutte avec succès et à ses propres frais dans l’affaire Little Sisters no 1, elle demande maintenant aux tribunaux de rendre une ordonnance exceptionnelle, à savoir une provision pour frais concrétisant la victoire qu’elle pensait avoir remportée dans cette affaire. Peu importe que Little Sisters ait tort ou raison, les motifs qui la poussent à formuler ses allégations ne sont guère financiers, et sa demande de provision pour frais ne devrait pas être appréciée sur cette base.

D. L’« appel concernant les quatre livres » par opposition à la « révision systémique »

130 Il est difficile d’évaluer la portée de la « révision systémique » proposée par l’appelante en raison de l’absence d’actes de procédure. Cette situation est attribuable, en partie du moins, au fait que la Couronne exige que Little Sisters recoure à la procédure d’appel prévue par la Loi sur les douanes au lieu de procéder par voie d’action ordinaire. Toutefois, telle qu’elle est décrite par l’avocat de l’appelante, la « révision systémique » proposée semble correspondre à une enquête publique d’origine privée sur les activités de Douanes Canada, non seulement en ce qui concerne les problèmes de l’appelante, mais également en ce qui concerne ceux d’autres importateurs œuvrant dans des secteurs similaires. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté à bon droit la tentative de l’appelante de jouer un rôle de procureur général privé financé par les deniers publics ou de transformer l’appel en une sorte de recours collectif officieux sans se soucier d’obtenir l’autorisation nécessaire. Les tribunaux sont là pour trancher des questions précises opposant des parties. Les enquêtes publiques trouvent leur origine ailleurs. Cependant, si elles s’avèrent, les allégations de l’appelante signifieront que le défaut systémique de Douanes Canada de respecter les droits constitutionnels des lecteurs, des écrivains et des importateurs lui a causé un préjudice particulier. La population a le droit de savoir si son gouvernement respecte la loi et traite ses citoyens d’une manière non‑discriminatoire. C’est là que l’intérêt du présent litige dépasse le cadre des intérêts de l’appelante.

131 Je souscris à l’opinion du juge Thackray selon laquelle la soi‑disant révision systémique élargit de manière inacceptable la portée de l’appel concernant les quatre livres, mais j’estime que les tribunaux sont tout à fait capables de contenir cet appel dans les limites qui s’imposent. Je conviens également avec lui que ce qui revêt maintenant de l’importance pour le public ce sont les méthodes qui ont été utilisées pour évaluer l’obscénité à l’époque où les livres en cause ont été interdits et non la célérité avec laquelle ces méthodes ont été modifiées à la suite de l’arrêt Little Sisters no 1.

132 Mes collègues les juges Bastarache et LeBel affirment ceci :

C’est l’appel concernant les quatre livres qui se situe au coeur de l’action que l’appelante a intentée contre les Douanes; la révision systémique ne représente qu’une simple tentative de l’appelante d’enquêter sur les pratiques des Douanes indépendamment du présent contexte. [par. 58]

133 À proprement parler, la « révision systémique » n’existe certes que dans la liste de ce que souhaite obtenir l’avocat de l’appelante. Il n’y a qu’une seule instance devant la Cour et elle vise à obtenir la réparation sollicitée dans l’avis d’appel du 13 février 2002 (qui vise désormais quatre livres au lieu de deux). L’appel concernant les quatre livres donne à l’appelante la possibilité d’étudier, dans un contexte limité, le processus en vertu duquel l’importation de ces quatre livres a été interdite et permet, dans cette mesure, d’examiner les questions systémiques. L’idée plus ambitieuse de la révision systémique lancée par l’avocat de l’appelante ne dépouille pas l’avis d’appel de son contenu initial et n’a pas non plus pour effet d’en restreindre ou d’en élargir la portée. L’avis d’appel demeure inchangé. C’est la seule demande pour laquelle une provision pour frais peut être sollicitée à bon droit.

E. Les conditions d’une provision pour frais

134 Les tribunaux ont toujours exercé un vaste pouvoir discrétionnaire en matière de dépens. Bien que l’appelante ait présenté sa demande sur la foi (et manifestement par suite) de l’arrêt de notre Cour Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S. 371, 2003 CSC 71, cet arrêt constitue davantage un exemple d’exercice d’une compétence générale en matière de dépens qu’une analyse exhaustive de la question.

135 Il est vrai qu’il n’y a pas lieu d’ordonner le versement d’une provision pour frais dans le cas où une ordonnance moins onéreuse en matière de dépens suffirait, par exemple une ordonnance d’exemption de dépens, qui garantit aux demandeurs dans un litige d’intérêt public qu’ils ne seront pas condamnés aux dépens à l’issue de l’instance. En l’espèce, toutefois, le problème concret n’est pas le risque d’une condamnation aux dépens désastreuse à l’issue du procès, mais la tenue même d’un procès.

136 Il est également vrai que la partie qui sollicite une provision pour frais doit prouver qu’elle a épuisé toutes les autres possibilités réalistes de financement, dont l’aide juridique, la représentation par avocat bénévole, les honoraires conditionnels, les levées de fonds privées et l’autorisation de recours collectif, selon le cas.

137 En outre, je conviens avec mes collègues que l’ordonnance accordant une provision pour frais doit être une mesure rare et exceptionnelle et n’être rendue que dans les « cas particuliers » où l’intérêt public l’exige. Compte tenu de l’arrêt Little Sisters no 1, j’estime que la présente affaire est un cas particulier.

138 L’arrêt Okanagan a établi trois conditions préalables dont l’existence doit être démontrée pour que le juge de première instance ait le pouvoir discrétionnaire d’accorder une provision pour frais dans des cas « particuliers » (le juge LeBel, par. 40) :

1. La partie qui demande une provision pour frais n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance.

2. La demande vaut prima facie d’être instruite, c’est‑à‑dire qu’elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers.

3. Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées.

139 Bien que le juge Thackray ait semblé douter qu’une entité à but lucratif puisse avoir droit à une provision pour frais ((2005), 38 B.C.L.R. (4th) 288, 2005 BCCA 94, par. 41), je souscris à l’opinion de l’intervenante l’Association du Barreau canadien, selon laquelle [traduction] « il n’y a aucune raison de principe de conclure que des intérêts publics et privés ne peuvent pas coexister dans une affaire où une provision pour frais est justifiée » et « l’instance doit clairement servir l’intérêt public, mais pas nécessairement à l’exclusion de tout autre intérêt » (mémoire, par. 5). Le procureur général de la Colombie‑Britannique semble être du même avis (mémoire, par. 11). Dans l’affaire Okanagan elle‑même, la bande indienne avait un intérêt financier privé dans la revendication de ses droits d’exploitation forestière.

140 À l’instar de mes collègues, j’examinerai chacune des trois conditions préalables.

1. L’appelante n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance

141 La question de savoir si un demandeur « n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige » est une question de fait. À l’issue d’une audience de quatre jours et après avoir examiné de nombreux documents financiers, la juge en chambre a formulé l’observation suivante :

[traduction] Je compte examiner d’abord l’aspect financier du litige. Le commissaire soutient que je devrais limiter l’instance à l’objet de l’appel. Il a ajouté que, si je fais cela, Little Sisters a les moyens de financer le litige.

Je ne suis pas de cet avis. Il est rare que les interdictions fassent l’objet d’un appel devant les tribunaux, sans doute en raison du coût prohibitif d’un tel recours. Little Sisters et le commissaire entendent présenter une preuve d’expert destinée à établir le fondement factuel de leurs arguments respectifs. [Je souligne; par. 18‑19.]

La juge a conclu que Little Sisters, dont les ressources avaient été épuisées en partie par le litige antérieur, n’était même pas en mesure de financer l’appel concernant les quatre livres. L’appelante affirme qu’elle s’est rendu compte qu’elle n’avait pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige lorsque les Douanes ont déposé six affidavits d’expert dans le cadre même de l’appel concernant les quatre livres. La juge en chambre a tiré de solides conclusions de fait sur la question du manque de ressources :

[traduction] Il ressort clairement de la preuve que Little Sisters n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le présent litige ou par tout aspect raisonnable de celui‑ci.

. . .

Je conclus que Little Sisters satisfait à la première exigence de l’arrêt Bande indienne Okanagan, quelle que soit la portée du litige. [Je souligne; par. 22 et 25.]

À l’instar de la Juge en chef (au par. 99), j’accepte la conclusion de la juge en chambre selon laquelle la condition du manque de ressources est remplie. La juge en chambre était convaincue que d’autres possibilités de financement avaient été examinées. La présente affaire n’est pas un cas où les honoraires conditionnels représentent une option intéressante pour un avocat. Même une perception optimiste des dommages‑intérêts susceptibles d’être obtenus n’est pas suffisante pour justifier le risque auquel un cabinet d’avocats serait exposé sur les plans du temps et des débours. Il ne s’agit pas non plus d’une affaire où il y a possibilité de règlement. Les Douanes ont cédé tout le terrain qu’elles étaient disposées à céder. Le juge Thackray a supposé que si la présente affaire revêtait une importance générale, les membres de la communauté gaie et lesbienne l’appuieraient financièrement; ils l’ont fait, mais pas suffisamment. Une autre hypothèse, au moins tout aussi valable, est que les partisans de Little Sisters sont las de contribuer. Si Little Sisters a raison d’affirmer que les Douanes n’ont pas changé leurs méthodes en dépit de l’arrêt Little Sisters no 1, des gens raisonnables peuvent bien conclure qu’« on ne peut rien contre l’administration » et consacrer leur argent à des activités plus productives. La désillusion face à la capacité du système de justice de corriger efficacement les atteintes à la Charte est effectivement un sujet d’intérêt public.

142 Mes collègues les juges Bastarache et LeBel affirment que la condition du manque de ressources ne peut pas être remplie dans le cas où « une autre affaire visant les mêmes fins est en instance et peut se dérouler sans qu’il soit nécessaire de rendre une ordonnance accordant une provision pour frais » (par. 41). C’est là une considération légitime, mais les Douanes, qui sont les mieux placées pour connaître l’existence d’une telle affaire, n’en ont fait part d’aucune. Je ne crois pas que l’appelante devrait être appelée à prouver l’inexistence de quelque chose alors que la partie la mieux en mesure de soulever cette question — les Douanes — ne l’a pas fait. De toute façon, selon ces faits particuliers, Little Sisters s’en est prise à ce qu’elle appelle « Big Brother » au cours des 12 dernières années et j’estime qu’elle s’est méritée le droit de terminer ce que la juge en chambre a qualifié d’entreprise toujours en cours.

143 Depuis plus d’une décennie, Little Sisters fait les frais de la bataille concernant cet aspect de la liberté d’expression et du droit à l’égalité. En 1996, elle a financé un procès de deux mois — suivi de deux appels à l’issue desquels elle a eu gain de cause — afin d’établir l’existence de violations systémiques de la Charte chez Douanes Canada. Cette cause a confirmé (en principe du moins) les droits de la communauté gaie et lesbienne en général, et non seulement ceux de Little Sisters. On nous dit que les dépens accordés dans l’arrêt Little Sisters no 1 ne représentaient qu’environ 60 pour 100 des frais réellement engagés (m.a., par. 51). Il s’agit en l’espèce de décider si les droits dont l’existence a été établie en principe sont devenus (ou vont devenir) réalité. Dans les circonstances, Little Sisters ne devrait pas avoir à démontrer qu’il n’y a, au Canada, personne d’autre susceptible d’avoir un intérêt dans cette question et disposant des ressources suffisantes pour prendre le relais.

2. La demande vaut prima facie d’être instruite, c’est‑à‑dire qu’elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers

144 Sans préjuger de l’issue, les tribunaux d’instance inférieure ont estimé que l’appelante avait aisément rempli cette condition. La juge en chambre a souligné que les Douanes ne s’étaient pas [traduction] « farouchement opposées à l’attribution de dépens » en soulevant la question de savoir si la demande valait prima facie d’être instruite (par. 28). De même, la Cour d’appel a affirmé que les Douanes avaient [traduction] « soulevé [cette question], sans toutefois insister » (par. 28). La juge en chambre l’a néanmoins examinée avec soin, constatant que les déclarations d’obscénité en cause émanaient de Mme Anne Kline, qui à l’époque pertinente était, à Ottawa, la fonctionnaire des douanes chargée, en dernier ressort, de rendre les décisions en matière d’obscénité. En interrogatoire préalable, cette dernière a reconnu qu’elle ne se rappelait pas avoir jamais accueilli un appel fondé sur la valeur artistique (d.a., p. 2935, question 3167). La juge en chambre a affirmé :

[traduction] Quant à l’appel, il existe une preuve prima facie que Mme Kline n’applique peut‑être pas correctement le critère de l’arrêt Butler [R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452]. Par exemple, il y a une preuve que Mme Kline utilise une méthode de « l’obscénité pour l’obscénité » (contre‑interrogatoire sur affidavit, questions 516‑517, 526‑527) qui a été rejetée dans l’arrêt Butler (p. 492, par. 79). Une preuve indique qu’elle n’applique peut‑être pas correctement le critère du risque de préjudice : voir les questions 2107‑2110 de son interrogatoire préalable. Il y a, en outre, une preuve que Mme Kline n’applique peut‑être pas correctement le critère de la « valeur artistique ». Par exemple, il se peut qu’elle ne tienne pas compte de tous les facteurs définissant la valeur artistique ou d’une partie de ces facteurs : voir R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2. [par. 29]

La juge en chambre a ajouté ceci :

[traduction] Sans que Little Sisters le sache, Mme Kline n’a rien consulté de ce qui avait été soumis aux décideurs agissant en vertu de l’art. 58, y compris les observations écrites de Little Sisters. [par. 30]

145 La Juge en chef reconnaît que la condition du « bien‑fondé à première vue » est remplie (par. 101), mais nos collègues les juges Bastarache et LeBel affirment que, pour établir le bien‑fondé à première vue, un demandeur doit « prouver qu’il ne serait pas conforme aux intérêts de la justice » qu’un manque de ressources empêche l’action de suivre son cours (par. 51). En toute déférence, cela revient à assimiler le critère du bien‑fondé à première vue au critère des « intérêts de la justice ». Le critère du bien‑fondé à première vue écarte la nécessité de préjuger et, à mon avis, doit être privilégié. La question du risque d’injustice devrait être abordée lors de l’examen des autres facteurs, particulièrement à l’étape de l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel.

3. Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées

146 L’appelante soutient naturellement que les questions auraient dû être réglées dans l’arrêt Little Sisters no 1, mais qu’en fin de compte elles ne l’ont pas été. Elle sollicite en vertu du par. 24(1), sur la base d’éléments plus récents, une réparation structurée qui prendrait la forme d’un ensemble de directives détaillées liant les fonctionnaires des douanes et qui, cette fois, serait assortie d’une supervision judiciaire continue. Comme l’a exposé l’avocat de l’appelante,

[traduction] nous réclamerons avec insistance le genre de réforme structurelle que la Cour a, je pense, instaurée dans [. . .] l’arrêt Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation) [[2003] 3 R.C.S. 3, 2003 CSC 62]. [Transcription, p. 4]

147 Au sujet de la question de l’intérêt public, la juge en chambre a tiré la conclusion suivante :

[traduction] De toute évidence, si le commissaire, par l’entremise de Mme Kline, n’applique pas correctement le critère juridique en matière d’obscénité, cette question dépasse le cadre des intérêts de Little Sisters et touche tous les importateurs de livres, autant commerciaux que privés. . . [par. 43]

148 La question de l’obscénité revêt également de l’importance du point de vue des lecteurs potentiels. En effet, l’al. 2b) de la Charte protège non seulement les écrivains et les artistes, mais aussi les lecteurs, qui se voient privés de l’accès à des livres qu’ils pourraient souhaiter lire. L’incidence de la discrimination touche peut‑être d’abord l’appelante, mais elle se répercute également « par l’intermédiaire [de celle‑ci sur] [. . .] la communauté gaie et lesbienne de Vancouver » (Little Sisters no 1, par. 123) et au‑delà.

149 Dans sa conclusion, la juge en chambre a relevé plusieurs circonstances qu’elle considérait importantes :

[traduction] Depuis 1996, 57 titres importés par Little Sisters ont été retenus. Dix‑neuf titres ont été retenus depuis l’arrêt Little Sisters no 1 de la Cour suprême du Canada [. . .] (affidavit de Mme Kline, par. 17). Il n’est pas certain que les quatre titres en cause figurent parmi ces dix‑neuf titres. D’autres libraires et, plus particulièrement, des libraires desservant la communauté gaie et lesbienne, se sont fait saisir de nombreux titres. [par. 35]

. . .

Il est prouvé que les Douanes retiennent des centaines, voire des milliers de titres. [par. 37]

Avant l’exercice d’un contrôle judiciaire, c’est Mme Kline qui a le dernier mot sur la retenue de tous les titres importés au Canada. . . [par. 38]

. . .

Les dispositions législatives interdisant le matériel obscène violent [la Charte], mais sont justifiées au regard de l’article premier [. . .] pour autant qu’existent certaines garanties visant à protéger les citoyens. L’une de ces garanties est le moyen de défense fondé sur la valeur artistique. [par. 40‑41]

. . .

Little Sisters a déposé des éléments de preuve démontrant que les Douanes ont retenu 190 000 articles et en ont interdit entre 67 000 et 68 000 au cours des cinq dernières années. Il ne s’agit pas du nombre de titres, mais ces chiffres démontrent que la retenue se pratique à une grande échelle. [par. 48]

Ces chiffres démontrent, en outre, que 70 pour 100 des retenues concernent du matériel gai et lesbien. Il existe une preuve de ciblage constant. [par. 49]

150 Bien que je convienne avec le juge Thackray que le nombre brut de livres retenus n’est pas nécessairement significatif, le pourcentage élevé de matériel gai et lesbien retenu l’est néanmoins (70 pour 100 de tous les articles saisis). Dans l’arrêt Little Sisters no 1, notre Cour a fait observer que « [b]ien que les homosexuels constituent, dit‑on, moins de 10 pour 100 de la population canadienne, jusqu’à 75 pour 100 du matériel retenu et contrôlé pour voir s’il est obscène était destiné à des publics homosexuels » (par. 113). Nous avons alors souligné qu’il n’y avait aucune preuve que le matériel érotique gai et lesbien était plus susceptible d’être obscène que le matériel érotique hétérosexuel (par. 121). Si les problèmes systémiques avaient été réglés depuis notre arrêt de l’an 2000, on pourrait s’attendre à ce que le pourcentage de matériel gai et lesbien retenu soit maintenant inférieur à 70 pour 100 de tous les articles retenus. Cette disproportion peut s’expliquer par le « processus suivi pour déclarer [les livres] obscènes [. . .] et les raisons qui sous‑tendent cette décision », auxquels la Couronne a consenti dans l’ordonnance sur consentement du 6 février 2003. J’accepte le point de vue de la juge en chambre voulant que le taux de retenue de 70 pour 100 qui existe six ans après l’arrêt Little Sisters no 1 soit une donnée statistique qui, conjuguée aux autres éléments de preuve, semble indiquer l’existence d’un problème persistant.

151 Bref, en ce qui concerne la question de l’importance pour le public, il ressort, selon moi, des propos de la juge en chambre que celle‑ci est convaincue à première vue que l’arrêt Little Sisters no 1 n’a pas tout réglé et qu’il reste à trancher un aspect d’une grande importance pour le public. Elle ajoute :

[traduction] Il y a un enjeu d’intérêt public important, qui est d’assurer que le gouvernement ne porte pas atteinte aux droits garantis aux citoyens par l’al. 2b). Il y a, en outre, la question de savoir si le gouvernement s’est conformé à une ordonnance judiciaire. [par. 61]

152 Mes collègues les juges Bastarache et LeBel restreignent davantage la portée de l’arrêt Okanagan en faisant remarquer que « le litige ne revêtirait pas une importance exceptionnelle pour le public s’il était démontré que les Douanes agissent conformément à leurs obligations constitutionnelles » (par. 65). En toute déférence, je ne puis accepter que l’importance d’une affaire pour le public dépende de la question de savoir si le gouvernement perd sa cause. La question d’importance pour le public en l’espèce consiste à déterminer si Douanes Canada a tiré de l’arrêt Little Sisters no 1 les leçons qui s’imposent et s’acquitte désormais de sa mission sans faire montre de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, et si elle se conforme aux assurances qu’elle a données à la Cour. Une réponse affirmative à ces questions serait tout aussi importante qu’une réponse négative.

153 Ma collègue la Juge en chef formule le troisième critère d’une manière différente de celle des juges Bastarache et LeBel. Elle écrit :

[Ma] formulation diffère de celle de mes collègues [. . .] en ce que la troisième condition veut non seulement que l’affaire soit d’intérêt public, mais qu’elle présente des circonstances particulières au sens indiqué. [. . .] [L]’importance pour le public n’est pas suffisante en soi pour remplir la troisième condition. En définitive, il s’agit de savoir si l’affaire d’intérêt public présente des circonstances particulières. . . [par. 88]

. . .

La façon de formuler la troisième condition a une incidence en l’espèce. En fait, elle a une incidence cruciale. [par. 89]

Après avoir conclu que Little Sisters a démontré l’existence d’un manque de ressources (par. 99) et le bien‑fondé à première vue de sa demande (par. 101), la Juge en chef rejette néanmoins cette demande pour le motif que son cas n’est pas « suffisamment particulier » et que les « indications » qu’un procès pourrait apporter « n’atteignent pas [. . .] un niveau déterminant d’importance pour le public et ne démontrent pas non plus l’existence d’une injustice systémique » (par. 109).

154 La question de savoir si un cas, bien que particulier, n’est pas « suffisamment particulier » ou « n’attei[nt] pas [. . .] un niveau » déterminant d’importance pour le public constitue un critère subjectif dont le résultat est inévitablement tributaire, dans une large mesure, de l’identité de celui qui l’applique. Il va sans dire que la nature discrétionnaire de l’ordonnance a été reconnue dans l’arrêt Okanagan, quoique, dans cette affaire, on ait parlé de pouvoir discrétionnaire plutôt que d’élément du critère de « l’importance pour le public ». Qui plus est, l’arrêt Okanagan a reconnu que ce pouvoir discrétionnaire est conféré au tribunal de première instance. S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge LeBel a écrit ceci :

Il incombe au tribunal de première instance de décider dans chaque cas si une affaire qui peut être qualifiée de « particulière » de par son caractère d’intérêt public est suffisamment particulière pour s’élever au niveau des causes où l’allocation inhabituelle de dépens constituerait une mesure appropriée. [Je souligne; par. 38.]

Il est ironique que la décision du tribunal de première instance ait été infirmée dans les deux affaires portant sur la provision pour frais qui sont parvenues à notre Cour.

155 J’estime que le critère de la nature « suffisamment particulière » est essentiellement le même que le critère des « circonstances rares et exceptionnelles » qui a été énoncé dans l’arrêt Okanagan et que la juge en chambre a consciencieusement appliqué en l’espèce, comme je l’expliquerai dans la partie suivante.

F. L’exercice du pouvoir discrétionnaire dans des « circonstances rares et exceptionnelles »

156 La juge en chambre ne s’est pas trompée au sujet du critère des « circonstances suffisamment particulières » figurant sous la rubrique des [traduction] « circonstances rares et exceptionnelles » :

[traduction] Une provision pour frais est ordonnée dans des « circonstances rares et exceptionnelles ». La compétence pour rendre une telle ordonnance en Colombie‑Britannique a été confirmée dans l’arrêt Bande indienne Okanagan. [par. 8]

. . .

[Dans l’arrêt Okanagan, la Cour] a [. . .] conclu que, même si les conditions sont toutes remplies, cela permet d’exercer la « compétence limitée » relative à la possibilité de rendre une ordonnance accordant une provision pour frais. Même si les trois conditions sont toutes remplies, le juge conserve le pouvoir discrétionnaire de rendre cette ordonnance. Celle‑ci est rendue dans des « circonstances rares et exceptionnelles ». [par. 10]

. . .

Le critère préliminaire applicable à la provision pour frais étant respecté, je suis d’avis d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et d’ordonner le versement de la provision pour frais requise pour financer les présents appels. En l’espèce, les questions soulevées sont trop importantes pour que l’on renonce à agir en justice à cause d’un manque de fonds. [par. 44]

En d’autres termes, la juge en chambre a fait ce que le critère de l’arrêt Okanagan l’obligeait à faire, à savoir décider si la présente affaire était « suffisamment particulière pour s’élever au niveau des causes où l’allocation inhabituelle de dépens constituerait une mesure appropriée » (le juge LeBel, par. 38). La juge a conclu qu’elle l’était et, à moins qu’il soit démontré qu’elle a commis une erreur dans son appréciation des faits ou du droit, j’estime qu’il y a lieu de maintenir son évaluation à cet égard.

157 Seule une erreur de principe a été décelée et cette erreur ne touche que la portée de l’instance et non la pertinence d’accorder une provision pour frais pour la financer. Pour les raisons déjà exposées, j’accepte que la juge en chambre a commis une erreur de principe en ordonnant le versement d’une provision pour frais pour la révision systémique « approfondie », du fait qu’aucune action de cette nature n’est en cours. On ne saurait ordonner aux contribuables de financer une affaire qui n’est ni en instance ni décrite de manière concrète dans un projet de déclaration. Le tribunal n’est saisi que de l’avis d’appel fondé sur les art. 67 et 71 de la Loi sur les douanes. Il appartiendra à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique d’établir la portée de l’appel prévu par la Loi, bien que la juge en chambre (qui est également responsable de la gestion de l’instance) ait donné une idée de son élasticité. Toutefois, en ce qui concerne la portée, c’est là toute la latitude que permet le droit.

158 Aucune erreur de cette nature n’entache l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la juge en chambre relativement à l’appel concernant les quatre livres. Après avoir conclu que les allégations de Little Sisters étaient fondées à première vue et après avoir considéré que tout ce qui s’est passé au cours des 12 dernières années créait des circonstances « rares et exceptionnelles », la juge a décidé qu’une provision pour frais était justifiée en l’espèce. On ne nous a démontré aucune raison de modifier l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à cet égard.

G. Une ordonnance structurée en matière de dépens

159 La juge en chambre a eu raison d’insister sur le fait que [traduction] « [l]a présente ordonnance ne signifie pas que le gouvernement doit donner carte blanche » (par. 93). Je suis de cet avis. Devant nous, l’avocat de l’appelante a estimé que les dépens de l’appel concernant les quatre livres s’élèveraient à 300 000 $ (m.a., par. 66). Il me paraît raisonnable de fixer ce plafond à la contribution publique à l’appel concernant les quatre livres, sous réserve d’une autre ordonnance du tribunal de première instance. Il est tout à fait possible que, moyennant une supervision adéquate, la contribution requise de l’État aux dépens de Little Sisters soit inférieure à 300 000 $. Un plafonnement est juste pour le public et juste pour l’appelante étant donné qu’elle avise que le montant maximal que le trésor public pourra être appelé à débourser pour financer le litige est de 300 000 $. L’appelante devra établir son budget en conséquence.

160 La juge en chambre a réitéré la restriction énoncée au par. 41 de l’arrêt Okanagan :

De telles ordonnances doivent être formulées avec soin et révisées en cours d’instance de façon à assurer l’équilibre entre les préoccupations concernant l’accès à la justice et la nécessité de favoriser le déroulement raisonnable et efficace de la poursuite, qui est également l’un des objectifs de l’attribution de dépens.

Du même coup, elle a conclu qu’il [traduction] « faudra présenter d’autres observations sur la structure de l’ordonnance et sur le montant de la provision » (par. 94). À la suite de son ordonnance, les parties ont conclu une entente de financement qui oblige Little Sisters à soumettre des budgets à un gestionnaire des coûts nommé par les Douanes, à faire approuver par ce gestionnaire des coûts tous les budgets et paiements et à respecter les tarifs horaires et quotidiens convenus par les parties (d.a., p. 2106). Dans la mesure où Little Sisters peut contribuer aux coûts, elle devrait être tenue de le faire. La juge responsable de la gestion de l’instance peut veiller à ce que le public en ait pour son argent. Il me semble que c’était la bonne façon de procéder, et je suis d’avis de ne pas la modifier.

H. Incidence de la demande de dommages‑intérêts

161 L’appelante réclame des dommages‑intérêts substantiels qui, s’ils lui étaient accordés, atténueraient les effets de son impécuniosité. Il serait tout à fait juste, à la fois pour le public et pour l’appelante, d’ordonner que, si de tels dommages‑intérêts lui sont accordés, cette dernière rembourse en priorité sur ceux‑ci le montant total de la provision pour frais, majoré des intérêts au taux habituel des intérêts avant jugement. De tels arrangements ne sont pas rares lorsqu’une partie reçoit de l’aide juridique en matière civile (dans la mesure où l’aide juridique est encore disponible en ces matières), et ils seraient indiqués en l’espèce.

I. Conclusion

162 J’accueillerais le pourvoi et je rétablirais la provision pour frais accordée, mais seulement pour l’appel concernant les quatre livres et jusqu’à concurrence d’un montant maximal de 300 000 $. L’appelante devrait avoir droit à ses dépens à l’égard de la demande de provision pour frais et des appels, établis selon le barème normal, devant toutes les cours.

Pourvoi rejeté, les juges Binnie et Fish sont dissidents.

Procureurs de l’appelante : Arvay Finlay, Vancouver.

Procureur des intimés : Sous‑procureur général du Canada, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Camp Fiorante Matthews, Vancouver.

Procureurs de l’intervenante Egale Canada Inc. : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

Procureur des intervenants Sierra Legal Defence Fund et Environmental Law Centre : Sierra Legal Defence Fund, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2007 CSC 2 ?
Date de la décision : 19/01/2007
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Procédure civile - Dépens - Provisions pour frais - Les conditions requises pour accorder une provision pour frais sont‑elles remplies?.

L est une petite société qui exploite une librairie desservant la communauté gaie et lesbienne. Les ventes de livres représentent 30 à 40 pour 100 de ses activités. L, qui parvient encore mal à réaliser un bénéfice, a engagé des procédures pour obtenir le dédouanement de quatre livres que les Douanes ont interdits pour le motif qu’ils étaient obscènes. Irritée après avoir passé des années à affronter les Douanes devant les tribunaux relativement à des questions similaires, L a décidé d’élargir la portée du litige et de procéder à une vaste enquête sur les pratiques des Douanes. Lorsque le présent litige a pris naissance, L avait déjà livré aux Douanes une longue bataille judiciaire qui a abouti à l’arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69 (« Little Sisters no 1 »), dans lequel notre Cour a décidé que les pratiques des Douanes à l’époque contrevenaient à l’al. 2b) et à l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. L cherche maintenant à faire supporter par les Douanes le fardeau financier de sa nouvelle plainte. Elle a demandé une provision pour frais qui couvrirait l’appel concernant les quatre livres ainsi qu’une révision systémique des pratiques des Douanes. Dans son appel, L sollicite l’infirmation des décisions en matière d’obscénité rendues par les Douanes, ainsi qu’un jugement déclarant que les Douanes ont interprété et appliqué d’une manière inconstitutionnelle les dispositions législatives pertinentes. La juge en chambre a ordonné le versement d’une provision pour frais pour l’appel et la révision systémique, après avoir conclu que les trois volets du critère de l’arrêt Okanagan étaient respectés. La Cour d’appel a annulé cette ordonnance.

Arrêt (les juges Binnie et Fish sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

Les juges Bastarache, LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein : Le fait de saisir les tribunaux d’une question d’importance pour le public ne signifie pas que le plaideur a automatiquement droit à un traitement préférentiel en matière de dépens. Les ordonnances accordant une provision pour frais pour des raisons d’intérêt public doivent être rendues avec circonspection, en dernier recours et dans des circonstances où leur nécessité est clairement établie. La norme est élevée : seule l’affaire « rare et exceptionnelle », qui est suffisamment particulière, peut justifier l’attribution d’une provision pour frais. Par conséquent, en appliquant les trois conditions énoncées dans l’arrêt Okanagan, un tribunal doit décider, eu égard à toutes les circonstances, si l’affaire est si particulière qu’il serait contraire aux intérêts de la justice de rejeter la demande de provision pour frais. L’injustice qui découlerait du rejet de la demande doit concerner à la fois le demandeur personnellement et le public en général. Étant donné que la provision pour frais est une mesure exceptionnelle, le demandeur doit étudier toutes les autres possibilités de financement, y compris l’exemption de dépens. Le demandeur qui n’a pas les moyens de payer tous les frais du litige, mais qui n’est pas totalement dépourvu de ressources, doit s’engager à fournir une contribution. Aucune injustice ne sera créée s’il est possible de régler l’affaire en cause ou de tenir compte de l’intérêt public sans accorder une provision pour frais. De même, les tribunaux devraient vérifier si une autre affaire visant les mêmes fins est en instance et peut se dérouler sans qu’il soit nécessaire de rendre une ordonnance accordant une provision pour frais. Dans le cas où une provision pour frais est accordée, le plaideur doit renoncer à exercer un certain contrôle sur la façon dont se déroule l’instance. La provision pour frais vise à fournir l’aide minimale nécessaire pour que l’affaire suive son cours. En conséquence, les tribunaux devraient limiter les tarifs et les heures de travail juridique pouvant être facturés et plafonner la provision pour frais à un montant global convenable. Ils devraient aussi envisager la possibilité de déduire le montant de la provision pour frais des dommages‑intérêts obtenus à l’issue du procès. [35‑43]

La demande de L est insuffisante pour autoriser la conclusion que l’exigence des circonstances particulières est remplie. Le contexte dans lequel le bien‑fondé est examiné est coloré par la nécessité d’établir le caractère exceptionnel de l’affaire. L’appel concernant les quatre livres, dans lequel L allègue que les Douanes adoptent une attitude discriminatoire à l’égard d’une partie de ses marchandises, conserve une portée extrêmement limitée. L n’a présenté aucun élément de preuve indiquant que ces quatre livres font partie intégrante de ses activités ou même qu’ils sont importants pour celles‑ci. Dans ce contexte, il est impossible de conclure que L se trouve dans la situation extraordinaire qui justifierait l’attribution d’une provision pour frais. Essentiellement, L recourt à la révision systémique pour tenter d’élargir la portée du litige de manière à renforcer les droits que lui reconnaît la loi dans chaque cas particulier. Cette démarche ne justifie pas, en l’espèce, l’attribution d’une réparation consistant en une provision pour frais. Plus précisément, la révision systémique n’est pas nécessairement fondée sur le fait que des livres appartenant à L sont interdits, retenus ou tardent même à lui parvenir. [51‑53]

Bien qu’il ne faille pas sous‑estimer les droits constitutionnels de L, cette dernière n’a présenté aucune preuve prima facie qu’elle continue d’être injustement ciblée. Le fait que les Douanes continuent de retenir une grande quantité de matériel importé, dont une grande part de matériel gai et lesbien, ne constitue pas en soi une preuve prima facie que les fonctionnaires des Douanes s’acquittent de leur tâche de manière irrégulière et encore moins de manière inconstitutionnelle. En ce qui concerne la révision systémique, l’efficacité des changements que les Douanes ont apportés à leurs pratiques à la suite de l’arrêt Little Sisters no 1 ne peut pas être qualifiée d’insuffisante en raison du nombre de décisions défavorables à L. [54‑56]

Bien qu’ils ne doivent pas être sous‑estimés non plus, les rapports antérieurs de L avec les Douanes ne justifient pas sa demande de provision pour frais. Ces rapports antérieurs ne peuvent pas être invoqués pour établir qu’une injustice résultera si L ne peut pas débattre la question de la révision systémique parce qu’elle dispose de fonds insuffisants. La bataille que L veut livrer au moyen de la révision systémique est, à proprement parler, inutile. C’est l’appel concernant les quatre livres qui se situe au cœur de l’action que L a intentée contre les Douanes; la révision systémique ne représente qu’une simple tentative de L d’enquêter sur les pratiques des Douanes indépendamment du présent contexte. [57‑58]

En l’espèce, les questions soulevées ne dépassent pas le cadre des intérêts du plaideur. Du fait que L a choisi d’enquêter sur les activités générales des Douanes dans le cadre de la révision systémique, l’appel concernant les quatre livres ne vise aucun autre intérêt que celui de L elle‑même et n’est donc pas suffisamment particulier pour justifier l’attribution d’une provision pour frais. Les questions juridiques que L soulève dans le cadre de l’appel concernant les quatre livres ont déjà été examinées et tranchées dans l’arrêt Little Sisters no 1. Au mieux, l’appel concernant les quatre livres porte sur l’application de l’arrêt Little Sisters no 1 à un ensemble particulier de faits. De plus, les questions constitutionnelles qui sous‑tendent la demande de L ne satisfont pas au critère de l’importance pour le public. L’appel concernant les quatre livres ne porte pas sur la question de savoir si, en général, les Douanes appliquent correctement le critère juridique d’obscénité; il se limite plutôt à la question de savoir si les Douanes sont arrivées au bon résultat en interdisant quatre titres particuliers. Même si des éléments de preuve sur les pratiques générales des Douanes peuvent surgir de manière incidente dans le cadre de l’appel concernant les quatre livres, les questions générales soulevées par L sont examinées séparément dans le cadre de la révision systémique. Dans le cadre de la révision systémique, L a tenté de démontrer que la présente instance revêt une importance considérable, en soutenant que la preuve que les Douanes ne se sont pas conformées à une ordonnance judiciaire aurait des répercussions majeures. Toutefois, sans aller jusqu’à imputer de la mauvaise foi aux Douanes, conclure que leurs pratiques actuelles ne respectent pas les prescriptions de notre Cour ne compromettrait pas l’intégrité du gouvernement en général. Une telle conclusion ne revêt pas une importance générale pour le public du seul fait qu’elle vise un organisme public. Enfin, les poursuites fondées sur la Charte ne revêtent pas toutes une importance exceptionnelle pour le public, même dans le cas où elles comportent des allégations d’atteinte à la liberté d’expression. Il faut prouver qu’il est dans l’intérêt public de déterminer si l’allégation de violation de la Charte est fondée. Dans le cas où, comme en l’espèce, un seul des résultats possibles quant au fond pourrait rendre l’affaire importante pour le public, le tribunal ne devrait pas conclure que l’exigence de l’importance pour le public est remplie. En général, un tribunal devrait considérer que cette exigence est remplie uniquement dans le cas où l’importance d’une affaire pour le public peut être établie sans égard à la décision qui sera rendue en définitive sur le fond. [60‑66]

À défaut de circonstances exceptionnelles, il n’est pas nécessaire d’aborder la question du manque de ressources de L. Si les trois volets du critère de l’arrêt Okanagan avaient été respectés, le tribunal devrait encore exercer son pouvoir discrétionnaire de décider s’il convient d’accorder une provision pour frais ou de rendre un autre type d’ordonnance. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal doit demeurer attentif à toute préoccupation qui n’a pas été soulevée dans son analyse du critère. En l’espèce, ces préoccupations auraient incité la juge en chambre à exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser la provision pour frais à l’égard de la révision systémique, étant donné que la possibilité d’entendre l’appel concernant les quatre livres avant de passer à la révision systémique était une solution de rechange à la provision pour frais qu’elle a consentie. [67] [72] [75]

La juge en chef McLachlin et la juge Charron : Dans certaines affaires qui présentent des circonstances particulières, un juge peut invoquer sa compétence d’equity pour ordonner à une partie de verser à l’autre partie une provision pour frais si c’est nécessaire pour éviter une iniquité ou injustice. Lorsqu’une provision pour frais est ordonnée dans une affaire d’intérêt public, les questions soulevées doivent dépasser le cadre des intérêts du plaideur et présenter un intérêt spécial pour la collectivité en général. Cependant, même dans le cadre d’une instance d’intérêt public, il faut tout de même établir que la condition de common law des circonstances particulières est remplie pour que la provision pour frais puisse être ordonnée. Les trois conditions qui doivent être réunies pour qu’une ordonnance accordant une provision pour frais soit rendue sont donc les suivantes : (1) le manque de ressources, (2) l’affaire vaut d’être instruite et (3) l’existence de circonstances particulières justifiant l’exercice exceptionnel de ce pouvoir judiciaire. Cette ordonnance relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal, qui peut la rendre seulement s’il est établi que les conditions sont remplies. [83] [86‑88]

En l’espèce, la juge en chambre ne s’est pas demandé si l’affaire présentait des circonstances particulières, et la Cour d’appel a annulé à juste titre l’ordonnance accordant une provision pour frais. Bien qu’il n’y ait pas lieu de modifier les conclusions de la juge en chambre relatives à l’incapacité de L de financer l’instance et au bien‑fondé de l’affaire, la troisième condition préalable de l’ordonnance accordant une provision pour frais n’est pas remplie, non pas en raison de l’absence totale d’intérêt public, mais parce que l’affaire ne présente pas les circonstances particulières requises pour qu’un tribunal soit fondé à rendre cette ordonnance. En l’espèce, l’enjeu est le risque qu’on n’apprenne pas comment les Douanes ont agi relativement à l’appel concernant les quatre livres. Les indications possibles sur les pratiques des Douanes et la réparation limitée qui pourrait résulter n’atteignent pas un niveau déterminant d’importance pour le public et ne démontrent pas non plus l’existence d’une injustice systémique. La présente affaire n’entre pas dans la catégorie restreinte des cas où une partie peut se voir ordonner de payer une provision pour frais à l’autre partie. [89‑90] [94] [99] [101] [109]

Les juges Binnie et Fish (dissidents) : Les ramifications de l’arrêt Little Sisters no 1 sont cruciales en ce qui concerne la présente demande de L. L’existence de discrimination systémique de la part des fonctionnaires des douanes et d’atteinte illégale à la liberté d’expression a été clairement établie dans l’instance antérieure, et de nombreuses violations de la Charte et des problèmes systémiques d’application de la législation douanière ont été constatés. Dans la demande de provision pour frais qu’elle présente en l’espèce, L soutient que les abus systémiques dont l’existence a été établie dans l’instance antérieure se sont poursuivis et que les Douanes ne se sont pas montrées disposées à appliquer la législation douanière de manière équitable et non discriminatoire. La question d’importance pour le public est la suivante : le ministre donnait‑il l’heure juste en 2000 lorsque son avocat a assuré la Cour que les réformes appropriées avaient été mises en œuvre? La juge en chambre, dont la décision est à l’origine du présent pourvoi, a conclu que L avait établi une preuve prima facie que les réformes promises n’avaient pas été mises en œuvre. Après avoir entendu la preuve et l’argumentation, la juge en chambre a accordé une provision pour frais sous réserve d’une ordonnance prescrivant un contrôle rigoureux des coûts, dont les modalités sont maintenant l’objet d’un commun accord. La présente affaire ne fait pas que débuter, elle dure depuis 12 ans. [114] [116] [120]

Si elles s’avèrent, les allégations de L signifieront que le défaut systémique des Douanes de respecter les droits constitutionnels des lecteurs, des écrivains et des importateurs lui a causé un préjudice particulier. La population a le droit de savoir si son gouvernement respecte la loi et traite ses citoyens d’une manière non‑discriminatoire. C’est là que l’intérêt du présent litige dépasse le cadre des intérêts de L. [130]

En l’espèce, les conditions qui, selon l’arrêt Okanagan, doivent être réunies pour qu’une provision pour frais soit accordée sont remplies. Premièrement, comme l’a conclu la juge en chambre et l’a accepté la Juge en chef, la condition du manque de ressources est remplie. D’autres possibilités de financement ont été examinées et une conclusion d’impécuniosité ne devrait pas dépendre du fait que d’autres parties sont en mesure d’intenter une action semblable. Deuxièmement, comme en convient également la Juge en chef, la demande vaut prima facie d’être instruite. Troisièmement, les questions soulevées revêtent une importance pour le public et dépassent le cadre d’intérêts individuels. Étant donné que 70 pour 100 des retenues effectuées par les Douanes portent sur du matériel gai et lesbien, l’arrêt Little Sisters no 1 n’a pas tout réglé et il reste à trancher un aspect d’une grande importance pour le public. La révision systémique proposée élargirait de manière inacceptable la portée de l’appel concernant les quatre livres, mais cet appel donne à L la possibilité d’étudier, dans un contexte limité, le processus en vertu duquel l’importation de ces livres a été interdite et permet, dans cette mesure, d’examiner les questions systémiques. Peu importe que le pouvoir discrétionnaire de la juge en chambre soit formulé sous l’angle des circonstances « rares et exceptionnelles » (comme dans l’arrêt Okanagan) ou sous celui des « circonstances spéciales ou particulières » mentionnées par la Juge en chef en l’espèce, le critère est respecté. Bien qu’elle ait commis une erreur de principe en ordonnant le versement d’une provision pour frais pour la soi‑disant révision systémique (du fait qu’aucune action de cette nature n’est en cours), la juge en chambre a exercé correctement son pouvoir discrétionnaire en accordant une provision pour frais relativement à l’appel concernant les quatre livres. Il n’y a aucune raison de modifier sa décision, prise dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, selon laquelle il s’agit d’un cas exceptionnel d’une importance particulière pour le public où L ne devrait pas se voir forcée de renoncer à agir en justice à cause d’un manque de fonds. [131] [133] [141] [145] [148] [153] [156‑158]

Il convient de plafonner à 300 000 $ la contribution publique à l’appel concernant les quatre livres, sous réserve d’une autre ordonnance de la juge responsable de la gestion de l’instance. Dans la mesure où L peut contribuer aux coûts, elle devrait être tenue de le faire. Si elle a gain de cause et obtient des dommages‑intérêts substantiels, L devrait être tenue de rembourser en priorité sur ceux‑ci le montant total de la provision pour frais, majoré des intérêts au taux habituel des intérêts avant jugement. [159‑161]


Parties
Demandeurs : Little Sisters Book and Art Emporium
Défendeurs : Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu)

Références :

Jurisprudence
Citée par les juges Bastarache et LeBel
Arrêt appliqué : Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S. 371, 2003 CSC 71
arrêts mentionnés : Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69
R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452
R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2
Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, 2003 CSC 69
Office and Professional Employees’ International Union, Local 378 c. British Columbia (Hydro and Power Authority), [2005] B.C.J. No. 9 (QL), 2005 BCSC 8
MacDonald c. University of British Columbia (2004), 26 B.C.L.R. (4th) 190, 2004 BCSC 412
Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4
Valhalla Wilderness Society c. British Columbia (Ministry of Forests) (1997), 4 Admin. L.R. (3d) 120
Sierra Club of Western Canada c. British Columbia (Chief Forester) (1994), 117 D.L.R. (4th) 395, conf. par (1995), 126 D.L.R. (4th) 437
R. (Corner House Research) c. Secretary of State for Trade and Industry, [2005] 1 W.L.R. 2600, [2005] EWCA Civ 192
Hamilton c. Open Window Bakery Ltd., [2004] 1 R.C.S. 303, 2004 CSC 9
R. c. Keating (1997), 159 N.S.R. (2d) 357.
Citée par la juge en chef McLachlin
Arrêts mentionnés : Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S. 371, 2003 CSC 71, conf. (2001), 95 B.C.L.R. (3d) 273, 2001 BCCA 647
Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69
Jones c. Coxeter (1742), 2 Atk. 400, 26 E.R. 642
Organ c. Barnett (1992), 11 O.R. (3d) 210
B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, conf. (1992), 10 O.R. (3d) 321.
Citée par le juge Binnie (dissident)
Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69
Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Minister of Justice) (1996), 18 B.C.L.R. (3d) 241
R. c. C. Coles Co., [1965] 1 O.R. 557
Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S. 371, 2003 CSC 71.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b), 15(1), 24(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 163(8).
Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.), art. 67, 71.
Rules of Court, B.C. Reg. 221/90, art. 57(9).
Tarif des douanes, L.C. 1987, ch. 49, ann. VII, code 9956.
Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36.
Doctrine citée
Orkin, Mark M. The Law of Costs, vol. I, 2nd ed. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1987 (loose‑leaf updated November 2005).

Proposition de citation de la décision: Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2 (19 janvier 2007)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2007-01-19;2007.csc.2 ?
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