COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Agence canadienne d’inspection des aliments c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada,
2010 CSC 66, [2010] 3 R.C.S. 657
Date : 20101223
Dossier : 32880
Entre :
Agence canadienne d’inspection des aliments
Appelante
et
Institut professionnel de la fonction publique du Canada,
Dany Beauregard, Gaston Duchemin, Jacques Vézina,
Normand Bélair, Lyn Couture, Jacques Guy,
Sonja Laurendeau, Guy Boulard, Stéphano Cagna,
Mona Gauthier, Michel Marcoux, Patrick Poulin,
François Saulnier, Madjib Boussouira, Nicole Loranger,
France Sylvestre, Peter O’Donnell, Johanne Marcotte,
Pierre Rousselle, Ginette Caissie, Corine Petitclerc,
Patrice Cossette, Brigitte Flibotte, Réjean Germain,
Sonia Poisson, Pierre Parrot, Daniel Colas, Martin Rodrigue,
Jeanne Dufour, Louis Fortin, Marcel Gourde, Olymel S.E.C.,
Exceldor coopérative avicole et Supraliment S.E.C.
Intimés
Traduction française officielle
Coram : Les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 29)
Le juge LeBel (avec l’accord des juges Binnie, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
Agence canadienne d’inspection des aliments c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2010 CSC 66, [2010] 3 R.C.S. 657
Agence canadienne d’inspection des aliments Appelante
c.
Institut professionnel de la fonction publique du Canada,
Dany Beauregard, Gaston Duchemin, Jacques Vézina,
Normand Bélair, Lyn Couture, Jacques Guy,
Sonja Laurendeau, Guy Boulard, Stéphano Cagna,
Mona Gauthier, Michel Marcoux, Patrick Poulin,
François Saulnier, Madjid Boussouira, Nicole Loranger,
France Sylvestre, Peter O’Donnell, Johanne Marcotte,
Pierre Rousselle, Ginette Caissie, Corine Petitclerc,
Patrice Cossette, Brigitte Flibotte, Réjean Germain,
Sonia Poisson, Pierre Parrot, Daniel Colas, Martin Rodrigue,
Jeanne Dufour, Louis Fortin, Marcel Gourde, Olymel S.E.C.,
Exceldor coopérative avicole et Supraliment S.E.C. Intimés
Répertorié : Agence canadienne d’inspection des aliments c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada
No du greffe : 32880.
2010 : 20, 21 janvier; 2010 : 23 décembre.
Présents : Les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Rochette, Pelletier et Vézina), 2008 QCCA 1726, [2008] R.J.Q. 2093, 80 Admin. L.R. (4th) 43, [2008] J.Q. no 8906 (QL), 2008 CarswellQue 8810, qui a confirmé une décision du juge Barakett, 2007 QCCS 1791, [2007] J.Q. no 3353 (QL), 2007 CarswellQue 3131. Pourvoi rejeté.
Christopher M. Rupar, Alain Préfontaine et Bernard Letarte, pour l’appelante.
Pierre Labelle, pour l’intimé l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada.
Philippe Ferland et France Brosseau, pour les intimés Dany Beauregard et autres.
Louis Huot, pour les intimées Olymel S.E.C., Exceldor coopérative avicole et Supraliment S.E.C.
Version française du jugement de la Cour rendu par
[1] Le juge LeBel — La principale question à trancher dans le présent pourvoi est de savoir si trois producteurs de viande, qui souhaitent poursuivre l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (« Institut ») et des vétérinaires au service de l’appelante, l’Agence canadienne d’inspection des aliments (« Agence »), pour avoir perturbé la commercialisation de leur viande, doivent d’abord présenter à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’Agence d’interdire la distribution de la viande en question. Le pourvoi soulève une autre question importante : celle de déterminer si la décision d’un organisme administratif fédéral qui n’a pas été jugée illégale ou invalide dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire peut servir de fondement à une conclusion de responsabilité civile en droit civil québécois.
[2] Comme dans le pourvoi connexe Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, l’appelante qualifie l’action en dommages-intérêts de contestation indirecte de la décision administrative d’un organisme fédéral. Pour les motifs exposés par le juge Binnie dans TeleZone, et pour les motifs additionnels énoncés ci-après au sujet de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral dans la province de Québec, l’objection à la compétence de la Cour supérieure du Québec doit être rejetée. Je suis donc d’avis de rejeter l’appel.
I. Faits
[3] Les intimées Olymel S.E.C. et Exceldor coopérative avicole et le prédécesseur de l’intimée Supraliment S.E.C. exploitaient des abattoirs de porcs et de volailles au Québec (ces trois intimés seront appelés collectivement les « exploitants d’abattoirs »). Dans chaque abattoir, les vétérinaires au service de l’Agence étaient chargés d’autoriser l’abattage des animaux et de procéder à des inspections avant et après leur mort. Les vétérinaires étaient représentés par l’Institut, leur agent négociateur, et tant les vétérinaires que l’Institut sont parties au pourvoi en qualité d’intimés.
[4] En décembre 2001, les vétérinaires étaient engagés dans un conflit de travail avec l’Agence et ils se trouvaient sans convention collective depuis plus d’un an. Le 17 décembre 2001, les vétérinaires ne se sont pas présentés au travail.
[5] Quatre jours plus tard, la Cour fédérale a rendu une injonction interlocutoire enjoignant à l’Institut de ne plus provoquer de moyens de pression ayant pour effet d’empêcher les vétérinaires de faire les inspections requises par le Règlement de 1990 sur l’inspection des viandes, DORS/90‑288 (« Règlement »), dans les abattoirs auxquels ils étaient affectés ou de nuire à ces inspections. Cette injonction interlocutoire n’a pas été portée en appel. Le 30 janvier 2002, la Commission des relations de travail dans la fonction publique du Canada a conclu que le refus des vétérinaires de se présenter au travail équivalait à une grève illégale.
[6] Le 7 février 2002, le directeur exécutif de l’Agence au Québec a communiqué une note de service relative à la distribution pour consommation humaine, sur les marchés national et international, de la viande et des produits de viande issus des animaux qui avaient été abattus durant l’arrêt de travail. Selon lui, comme les vétérinaires n’étaient pas disponibles pour mener des inspections aux abattoirs pendant la période pertinente, la viande et les produits de viande ne satisfaisaient pas aux exigences du Règlement. Il fallait donc détruire cette viande et ces produits de viande ou les traiter comme des matières non comestibles.
[7] Les exploitants d’abattoirs n’ont pas sollicité le contrôle judiciaire de la note de service de l’Agence. Ils ont plutôt intenté une action devant la Cour supérieure du Québec, le 10 décembre 2004, en vue d’obtenir de l’Institut et des vétérinaires des dommages-intérêts de près de 1,8 million de dollars. Dans leur requête introductive d’instance, les exploitants d’abattoirs ont allégué que les vétérinaires « savaient ou devaient savoir » que les actes illégaux qu’ils ont commis le 17 décembre 2001 avec l’encouragement de l’Institut « aurai[ent] pour effet immédiat d’arrêter l’abattage et de faire en sorte que, après de longues heures, les animaux meurent de soif, de faim ou d’asphyxie dans les cageots des camions d’approvisionnement où ils étaient retenus ». Selon les exploitants d’abattoirs, la viande qui n’avait pas été inspectée le 17 décembre 2001 ne pouvait pas être distribuée aux fins de consommation humaine. De plus, leurs horaires de livraison et d’abattage ont été perturbés pendant plusieurs semaines et cette situation a eu une incidence sur la commercialisation de leur viande.
[8] Dans leurs défenses, l’Institut et les vétérinaires ont plaidé l’absence de lien de causalité entre l’arrêt de travail des vétérinaires et le préjudice allégué. Ce préjudice, s’il en est, découlait non pas de l’arrêt de travail, mais des décisions de l’Agence de ne pas effectuer l’abattage des animaux ou de l’interrompre le 17 décembre 2001, et d’ordonner ensuite la destruction des animaux abattus. Avant de déposer leurs défenses, l’Institut et les vétérinaires ont exercé chacun un recours en garantie contre l’Agence, pour les mêmes motifs, en vertu de l’art. 216 du Code de procédure civile du Québec, L.R.Q., ch. C‑25.
[9] En réponse, l’Agence a présenté des requêtes en irrecevabilité des recours en garantie. Selon elle, la note de service du 7 février 2002 était une décision d’un office fédéral à l’égard de laquelle la Cour supérieure ne pouvait pas avoir compétence sans que la décision ne soit au préalable annulée par la Cour fédérale à l’issue d’une procédure de contrôle judiciaire. L’Agence a ajouté que les recours en garantie équivalaient à un appel déguisé de l’injonction interlocutoire prononcée par la Cour fédérale le 21 décembre 2001, qui était chose jugée, et que les recours constituaient donc un abus de procédure. L’Agence a ajouté qu’elle n’était pas le commettant des vétérinaires, mais un mandataire de l’État fédéral, et qu’elle n’était donc pas responsable de leurs actes. Enfin, l’Agence a soutenu que les faits allégués par l’Institut et les vétérinaires à l’appui de leurs recours en garantie ne pourraient étayer une conclusion de responsabilité extracontractuelle, en l’absence de tout rapport juridique entre eux et l’Agence.
[10] Les exploitants d’abattoirs n’ont présenté que de brèves observations — en première instance, en appel et devant notre Cour — pour clarifier certains faits. Ils ont prétendu que la décision contestée de l’Agence était légale et rendue conformément à la législation existante afin de protéger la santé publique et de maintenir la confiance du public à l’égard de la salubrité des aliments et du régime d’abattage des animaux au Canada. Si l’Institut ou les vétérinaires étaient d’avis que la décision de l’Agence était erronée, ils auraient dû en demander le contrôle judiciaire, ce qu’ils n’ont pas fait.
II. Historique judiciaire
A. Cour supérieure du Québec (le juge Barakett), 2007 QCCS 1791 (CanLII)
[11] Le juge Barakett a rejeté les requêtes en irrecevabilité des recours en garantie présentées par l’Agence. Selon lui, pour l’application de l’art. 216 du Code de procédure civile du Québec, un recours en garantie exige un rapport juridique entre le demandeur et le tiers et un lien assez étroit, entre le recours en garantie et l’instance principale, pour que les deux recours ne puissent être jugés par des tribunaux différents sans risque de jugements contradictoires. Le juge de première instance a conclu que l’existence d’un tel rapport juridique entre l’Institut, les vétérinaires et l’Agence avait été établie. L’Agence, par sa faute, avait contribué au préjudice allégué par les exploitants d’abattoirs et en était donc, à première vue, solidairement responsable avec l’Institut et les vétérinaires. De plus, les recours en garantie et l’action principale étaient liés puisqu’ils mettaient en cause les mêmes faits et qu’il y aurait un risque de jugements contradictoires si les demandes étaient instruites séparément. Le juge de première instance a aussi conclu que, quoi qu’il en soit, la présence de l’Agence s’imposait pour permettre une solution complète du litige au sens de l’art. 216.
[12] Le juge Barakett a rejeté l’argument de l’Agence qu’en raison de la présomption de légalité et de validité applicable aux décisions administratives d’un office fédéral, hormis les cas d’annulation par la Cour fédérale à l’issue d’une procédure de contrôle judiciaire, ces décisions ne peuvent pas servir de fondement à la responsabilité civile de l’État fédéral. Il a fait remarquer que, malgré son caractère légal et valide, la décision d’un office fédéral peut constituer une faute civile et servir de fondement à une action en dommages‑intérêts intentée devant la Cour supérieure.
[13] Enfin, le juge Barakett a conclu que l’Agence avait agi à titre de commettant des vétérinaires et que, de toute façon, une conclusion contraire ne justifierait pas à elle seule le rejet des recours en garantie à ce stade préliminaire. Se fondant sur les art. 12 et 13 de la Loi sur l’Agence canadienne d’inspection des aliments, L.C. 1997, ch. 6, le juge Barakett a conclu que l’Agence avait exercé de fait le rôle de commettant à l’égard de ses employés. Il estimait aussi que la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, et l’art. 15 de la Loi sur l’Agence canadienne d’inspection des aliments appuyaient l’opinion selon laquelle l’Agence pouvait être poursuivie devant les tribunaux sous son propre nom.
B. Cour d’appel du Québec (les juges Rochette, Pelletier et Vézina), 2008 QCCA 1726 (CanLII)
[14] Dans un arrêt unanime de la Cour d’appel, le juge Rochette a confirmé le jugement sur les requêtes. Il a rejeté l’argument de l’Agence portant que le juge de première instance avait commis une erreur en laissant au juge chargé d’instruire l’affaire sur le fond le soin de trancher la question de la compétence de la Cour supérieure. Selon lui, le juge Barakett a en fait conclu que la Cour supérieure avait compétence à ce stade préliminaire.
[15] Le juge Rochette a fait remarquer que le juge de première instance avait signalé à juste titre que l’Institut et les vétérinaires contestaient la décision et les mesures prises par l’Agence non pas parce qu’elles étaient illégales ou qu’elles outrepassaient sa compétence, mais parce qu’elles étaient « injustifiées, excessives et fautives » (par. 29). Les recours en garantie considérés dans leur ensemble et la nature des conclusions précises recherchées montrent que l’Institut et les vétérinaires voulaient obtenir une réparation sous la forme de dommages-intérêts et qu’ils ne contestaient pas, du moins à ce stade, la validité de la décision prise par l’Agence.
[16] Le juge Rochette partageait aussi l’opinion du juge de première instance selon laquelle une décision de l’Agence pourrait, même en étant valide, constituer une faute en droit civil québécois. La responsabilité civile d’un organisme fédéral peut être engagée même si la mesure qu’il a prise est légale. En fait, l’Agence réclamait une immunité quasi absolue — susceptible d’être invoquée même au stade d’une requête en irrecevabilité — contre toute poursuite à l’égard d’une décision prétendument fautive de sa part à moins qu’une cour compétente n’ait annulé cette décision. Le juge Rochette a aussi rejeté l’argument de l’Agence selon lequel les recours en garantie constituaient une contestation indirecte de sa décision. La légalité de la décision et des mesures prises par l’Agence n’était pas contestée en Cour supérieure. L’Agence ne faisait pas valoir que la loi prévoyait une procédure d’appel dont l’Institut et les vétérinaires ne s’étaient pas prévalus. De plus, si elle était retenue, l’approche proposée par l’Agence entraînerait le rejet d’innombrables instances introduites pour réclamer des dommages-intérêts découlant de décisions administratives fautives, mais qui ne peuvent être qualifiées de déraisonnables. Elle minerait aussi la compétence concurrente que la Cour supérieure partage avec la Cour fédérale en la matière. De même, les recours de l’Institut et des vétérinaires ne pouvaient pas être considérés comme une contestation indirecte de l’injonction interlocutoire de la Cour fédérale enjoignant aux vétérinaires de retourner au travail.
[17] Enfin, le juge Rochette a étudié les commentaires du juge de première instance selon lesquels la présence de l’Agence était nécessaire pour permettre une solution complète du litige. À son avis, même s’il est vrai que le critère de la « présence nécessaire » s’applique à la mise en cause forcée d’un nouveau défendeur, plutôt qu’à un recours en garantie, ces remarques incidentes n’ont pas affecté la validité des autres conclusions du juge Barakett.
III. Dispositions législatives pertinentes
[18] Loi sur l’Agence canadienne d’inspection des aliments, L.C. 1997, ch. 6
12. L’Agence est un organisme distinct au sens de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique.
13. (1) Le président nomme les employés de l’Agence.
(2) Le président fixe les conditions d’emploi des employés de l’Agence et leur assigne leurs fonctions.
(3) Le président peut, aux fins qu’il précise, désigner, individuellement ou par catégorie, les inspecteurs — vétérinaires ou non — , analystes, classificateurs ou autres agents d’exécution pour l’application ou le contrôle d’application des lois ou dispositions dont l’Agence est chargée aux termes de l’article 11.
15. À l’égard des droits et obligations qu’elle assume sous le nom de Sa Majesté du chef du Canada ou sous le sien, l’Agence peut ester en justice sous son propre nom devant tout tribunal qui serait compétent si elle n’avait pas la qualité de mandataire de Sa Majesté.
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50
2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
« responsabilité » Pour l’application de la partie 1 :
. . .
a) dans la province de Québec, la responsabilité civile extracontractuelle;
b) dans les autres provinces, la responsabilité délictuelle.
3. En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :
a) dans la province de Québec :
(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,
(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;
b) dans les autres provinces :
(i) les délits civils commis par ses préposés,
(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.
10. L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement des sous-alinéas 3a)(i) ou b)(i), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession.
Code civil du Québec, L.R.Q., ch. C‑1991
1376. Les règles du présent livre s'appliquent à l'État, ainsi qu'à ses organismes et à toute autre personne morale de droit public, sous réserve des autres règles de droit qui leur sont applicables.
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25
216. Toute partie engagée dans un procès peut y appeler un tiers dont la présence est nécessaire pour permettre une solution complète du litige, ou contre qui elle prétend exercer un recours en garantie.
IV. Analyse
A. Compétence de la Cour supérieure du Québec
[19] L’Agence soutient que la Cour d’appel n’a pas tenu compte du fond de l’affaire dont elle était saisie. En effet, plutôt que d’examiner les faits à l’origine de l’affaire, elle aurait simplement accepté les observations de l’Institut et des vétérinaires selon lesquelles leurs recours en garantie ne visaient ni la légalité, ni la validité de la décision de l’Agence, mais concernaient plutôt leur opinion que cette décision était « injustifié[e], excessiv[e] et fautiv[e] ». D’après l’Agence, l’Institut et les vétérinaires voulaient essentiellement contester la légalité et la validité de sa décision en procédant à un contrôle judiciaire devant la Cour supérieure, sous le couvert d’une action en dommages-intérêts.
[20] Selon l’Agence, la Cour d’appel a aussi oublié que, en droit administratif fédéral, l’examen de la légalité ou de la validité de la décision d’un office fédéral relève de la compétence exclusive de la Cour fédérale en vertu de l’art. 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7. L’Agence plaide que, selon une bonne interprétation de l’arrêt Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957, une décision de l’administration publique, même si elle est illégale en droit administratif, ne constitue pas nécessairement une faute ouvrant droit à un recours civil. Toujours selon l’Agence, l’arrêt Welbridge confirme qu’avant de plaider l’illégalité d’une décision administrative, une partie doit d’abord la contester par voie de contrôle judiciaire et ne peut pas l’attaquer indirectement en engageant une action en dommages-intérêts fondée sur les conséquences de cette décision.
[21] Pour les motifs exposés dans l’arrêt connexe TeleZone, ces arguments doivent être rejetés. Dans TeleZone, le juge Binnie conclut que l’art. 18 de la Loi sur les Cours fédérales, qui confère à la Cour fédérale le pouvoir exclusif d’instruire et de trancher les demandes de contrôle judiciaire des décisions de l’État fédéral et de ses mandataires, n’exclut pas la compétence des cours supérieures provinciales de connaître des recours de droit privé intentés contre l’État fédéral. Il n’est pas nécessaire de contester avec succès la décision administrative d’un office fédéral par voie de contrôle judiciaire avant d’intenter une action en dommages-intérêts à l’égard de cette décision. Le principe énoncé par la Cour d’appel fédérale dans Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 R.C.F. 287, selon lequel le seul recours possible par suite d’un préjudice découlant d’un acte d’un organisme administratif fédéral est une demande de contrôle judiciaire présentée à la Cour fédérale, ne devrait plus être considéré comme mettant l’État fédéral à l’abri de toute responsabilité civile pour les dommages causés par ses mandataires.
[22] Il ne s’agit pas ici d’un cas où les tribunaux d’instance inférieure se sont fondés sur la qualification juridique du litige par les parties plutôt que sur le fond du litige. Comme l’a décidé le juge Barakett, l’Agence, l’Institut et les vétérinaires étaient, à première vue, responsables au civil du préjudice que les exploitants d’abattoirs prétendaient avoir subi. Le juge de première instance a aussi conclu — et la Cour d’appel lui a donné raison — qu’en exerçant des recours en garantie contre l’Agence, l’Institut et les vétérinaires ne contestaient pas la validité et la légalité de la décision de l’Agence, mais alléguaient qu’elle était « injustifié[e], excessiv[e] et fautiv[e] ». Les faits à l’origine de ces instances devant les tribunaux inférieurs étayaient suffisamment une conclusion en ce sens. Par conséquent, on ne pouvait pas considérer les recours en garantie comme une contestation de la légalité et de la validité de la décision de l’Agence engagée sous le couvert d’une action en dommages-intérêts.
B. Responsabilité de l’État fédéral en droit civil québécois
[23] L’Agence soutient également que l’illégalité ou l’invalidité d’une mesure de l’administration fédérale ne peut servir de fondement à une action en dommages-intérêts en droit civil québécois. Elle plaide que, tant que la Cour fédérale n’a pas annulé la décision de l’Agence à l’issue d’une procédure de contrôle judiciaire, cette décision demeure légale et valide. Ainsi, les recours en garantie de l’Institut et des vétérinaires équivalent à une contestation indirecte de la légalité et de la validité de cette décision.
[24] Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel, cette position, si elle était acceptée, accorderait à l’Agence une immunité quasi absolue contre toute poursuite en dommages-intérêts — une immunité susceptible d’être invoquée même au stade préliminaire de la requête en irrecevabilité — à moins que sa décision ne soit annulée par la cour compétente dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire. Outre le fait qu’elle est incompatible avec l’arrêt TeleZone, la position de l’Agence n’est pas conforme au droit applicable à la responsabilité civile de l’État fédéral dans la province de Québec.
[25] La responsabilité civile de l’État fédéral pour les actes fautifs de ses mandataires est régie par le droit du ressort où ces actes ont été commis. Au Québec, vu l’effet combiné de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif et des dispositions applicables du Code civil du Québec, l’État fédéral est assujetti aux règles de responsabilité civile établies à l’art. 1457 C.c.Q.
[26] D’après l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, au Québec, en matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour la réparation du préjudice causé par la faute de ses préposés. Aux termes de l’art. 2 de cette loi, la « responsabilité » s’entend de la « responsabilité civile extracontractuelle » au Québec et de la « responsabilité délictuelle » dans les provinces de common law. Conformément à l’art. 1376 C.c.Q., les règles québécoises de responsabilité civile s’appliquent aux fautes de l’administration publique, à moins qu’une partie ne puisse démontrer que d’autres règles de droit, comme celles du droit public, priment les règles du droit civil (Prud'homme c. Prud'homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, par. 31). Par conséquent, la Cour supérieure du Québec a, en règle générale, compétence sur les parties et sur l’objet du litige dans le domaine de la responsabilité civile.
[27] Toutefois, l’assujettissement de l’État fédéral aux règles de responsabilité civile extracontractuelle du Québec, dans le cas de dommages prétendument causés par la faute de ses mandataires, ne l’empêche pas d’invoquer son immunité. Par exemple, l’État fédéral peut toujours arguer qu’une décision en particulier a été prise par ses mandataires dans l’exercice d’une fonction politique, et non d’une fonction opérationnelle, ce qui, en temps normal, n’engage pas sa responsabilité. Cependant, il est préférable d’examiner ces arguments lors de l’instruction sur le fond, plutôt que dans le cadre d’une requête en irrecevabilité au début de l’instance.
[28] La Cour d’appel s’est fondée sur l’approche adoptée dans Montambault c. Hôpital Maisonneuve-Rosemont, [2001] R.J.Q. 893 (C.A.). Dans Montambault, la juge Deschamps, maintenant juge de notre Cour, a conclu que la question de savoir si un organisme public peut invoquer son immunité contre toute responsabilité civile découlant d’une décision administrative requiert une étude poussée du dossier, y compris des questions de fait, qui ne peut être complétée, étayée et débattue que lors de l’audience au fond. L’arrêt Montambault établit une méthode judicieuse pour décider si des organismes publics sont à l’abri de la responsabilité civile au Québec. L’Agence conserve la faculté de présenter d’autres observations à ce sujet au procès.
V. Conclusion
[29] La Cour supérieure du Québec a compétence sur les parties et sur l’objet du litige. Je suis donc d’avis de rejeter le présent pourvoi avec dépens en faveur de l’Institut et des vétérinaires. Les exploitants d’abattoirs ne demandent pas les dépens afférents au présent pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelante : Ministère de la Justice, Ottawa.
Procureurs de l’intimé l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada : De Grandpré Chait, Montréal.
Procureurs des intimés Dany Beauregard et autres : Béland, Ferland, Brosseau, Montréal.
Procureurs des intimées Olymel S.E.C., Exceldor coopérative avicole et Supraliment S.E.C. : Stein Monast, Québec.