Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, 2003 CSC 69
Succession de feu Manish Odhavji, Pramod Odhavji,
Bharti Odhavji et Rahul Odhavji Appelants (Demandeurs)
c.
Détective Martin Woodhouse, Gendarme-détective Philip
Gerrits, Agent John Doe, Agente Jane Doe,
Chef de police de la communauté urbaine de Toronto David Boothby,
Commission de services policiers de la communauté urbaine de Toronto
et Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario Intimés (Défendeurs)
et entre
Chef de police de la communauté urbaine de Toronto
David Boothby Appelant dans le pourvoi incident
c.
Succession de feu Manish Odhavji, Pramod Odhavji,
Bharti Odhavji et Rahul Odhavji Intimés dans le pourvoi incident
et
Procureur général du Canada, procureur général de la
Colombie-Britannique, Association canadienne des libertés
civiles, Alliance urbaine sur les relations interraciales, African
Canadian Legal Clinic, Mental Health Legal Committee,
Association in Defence of the Wrongly Convicted et
Innocence Project of Osgoode Hall Law School Intervenants
Répertorié : Succession Odhavji c. Woodhouse
Référence neutre : 2003 CSC 69.
No du greffe : 28425.
2003 : 17 février; 2003 : 5 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2000), 52 O.R. (3d) 181, 194 D.L.R. (4th) 577 (sub nom. Odhavji Estate c. Toronto Metropolitan Police Force), 142 O.A.C. 149, 3 C.C.L.T. (3d) 226, [2000] O.J. No. 4733 (QL), qui a modifié un jugement de la Cour de l’Ontario (Division générale), [1998] O.J. No. 5426 (QL). Pourvoi accueilli en partie et pourvoi incident rejeté.
Julian N. Falconer et Richard Macklin, pour les appelants/intimés dans le pourvoi incident.
Kevin McGivney, Cheryl Woodin et Robert W. Traves, pour les intimés Woodhouse et Gerrits.
Ansuya Pachai et Kerri Kitchura, pour l’intimé/appelant dans le pourvoi incident David Boothby, chef de police de la communauté urbaine de Toronto, et l’intimée la Commission de services policiers de la communauté urbaine de Toronto.
John P. Zarudny, Troy Harrison et James Kendik, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario.
David Sgayias, c.r., et Anne M. Turley, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
D. Clifton Prowse et J. Gareth Morley, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
Argumentation écrite seulement par John B. Laskin et Kristine M. Di Bacco, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Argumentation écrite seulement par Peter J. Pliszka et Anne C. McConville, pour l’intervenante l’Alliance urbaine sur les relations interraciales.
Argumentation écrite seulement par Marie Chen et Sheena Scott, pour l’intervenante African Canadian Legal Clinic.
Argumentation écrite seulement par Suzan E. Fraser et Najma Jamaldin, pour l’intervenant Mental Health Legal Committee.
Argumentation écrite seulement par Sean Dewart et Louis Sokolov, pour l’intervenante Association in Defence of the Wrongfully Convicted.
Argumentation écrite seulement par Marlys A. Edwardh et Breese Davies pour l’intervenant Innocence Project of Osgoode Hall Law School.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Iacobucci — Le présent pourvoi traite d’actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique et pour négligence dans le contexte de requêtes visant à les faire radier au motif qu’elles ne révèlent aucune cause d’action fondée. Contrairement à la Cour d’appel, j’autoriserais l’instruction des actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique. Comme elle, je permettrais qu’on aille de l’avant avec l’action contre le chef de police David Boothby de la communauté urbaine de Toronto, mais je radierais les actions pour négligence dirigées contre la Commission de services policiers de la communauté urbaine de Toronto et Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario.
I. Les faits
2 Le 26 septembre 1997, alors qu’il s’enfuyait de son véhicule à la suite d’un vol de banque, Manish Odhavji a été mortellement atteint par des coups de feu tirés par des agents du service de police de la communauté urbaine de Toronto. Vingt‑cinq minutes après la fusillade, un adjoint de David Boothby, chef de police de la communauté urbaine (le « chef »), a signalé l’incident à l’unité des enquêtes spéciales du ministère du Solliciteur général (l’« UES »).
3 L’UES est un organisme civil à qui la loi confie le mandat de mener des enquêtes indépendantes sur la conduite policière lorsque celle‑ci est à l’origine d’un décès ou de blessures graves. Son enquête a débuté immédiatement. L’UES a demandé que les agents défendeurs demeurent isolés l’un de l’autre, qu’ils se rendent disponibles le jour même pour un interrogatoire et qu’ils lui remettent les notes de leur quart de travail, leurs uniformes ainsi que des prélèvements sanguins. Suivant le par. 113(9) de la Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15, les membres de corps de police sont tenus de collaborer avec les membres de l’UES dans la conduite de l’enquête. En vertu du par. 41(1) de la même loi, le chef de police doit veiller à ce que les membres de corps de police exercent leurs fonctions conformément à la loi.
4 La succession de M. Odhavji et les membres de sa proche famille (les « demandeurs ») allèguent que les agents défendeurs ont délibérément manqué à l’obligation que leur impose la loi de collaborer pleinement à l’enquête de l’UES. Plus particulièrement, les demandeurs allèguent que les agents défendeurs ont attendu jusqu’au 30 septembre avant de se présenter pour être interrogés par l’UES, qu’ils ne sont pas demeurés isolés comme on le leur avait demandé et qu’ils ne se sont pas pliés, dans les délais impartis, à la demande d’obtention des notes de leur quart de travail, des uniformes et des prélèvements sanguins — et que, lorsque l’UES a finalement obtenu leurs déclarations, celles‑ci étaient à la fois inexactes et trompeuses. Dans leur déclaration, les demandeurs prétendent que l’absence d’enquête approfondie sur la fusillade leur a causé des souffrances morales, de la colère, des dépressions et de l’anxiété. Ils allèguent en outre que les agents défendeurs et le chef savaient ou devaient savoir qu’il s’agit là de conséquences susceptibles de découler d’une enquête inadéquate sur la fusillade.
5 Les actions en cause dans le présent pourvoi concernent non pas le décès de M. Odhavji, qu’on dit avoir été causé par la faute d’autrui, mais bien l’omission alléguée des agents défendeurs de collaborer avec l’UES. Les demandeurs prétendent que les faits qui précèdent donnent ouverture à une action contre les agents défendeurs et le chef pour faute dans l’exercice d’une charge publique, ainsi qu’à des actions pour négligence contre le chef, la Commission de services policiers de la communauté urbaine de Toronto (la « commission ») et Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario (la « province »). Plus particulièrement, le pourvoi vise : (i) l’appel interjeté par les demandeurs contre la décision de la Cour d’appel de radier, au motif qu’elles ne révèlent aucune cause d’action fondée, les actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique et pour négligence engagées contre la commission et la province; et (ii) le pourvoi incident déposé par le chef contre la décision de la Cour d’appel de permettre l’instruction de l’action pour négligence intentée contre lui.
II. Dispositions législatives pertinentes
6 Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 21
règle 21 décision d’une question avant l’instruction
21.01 (1) Une partie peut demander à un juge, par voie de motion :
. . .
b) . . . qu’un acte de procédure soit radié parce qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense fondée.
Le juge peut rendre une ordonnance ou un jugement en conséquence.
Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15
3 . . .
(2) Le solliciteur général :
a) surveille les corps de police pour veiller à ce que des services policiers convenables et efficaces soient offerts aux échelons municipal et provincial;
b) surveille les commissions de police et les corps de police pour veiller à ce qu’ils se conforment aux normes de service prescrites;
. . .
d) élabore des programmes visant à accroître le caractère professionnel de la formation, des normes et des pratiques policières, et en fait la promotion;
31 (1) Les commissions de police sont chargées de la prestation des services policiers, du maintien de l’ordre et de la lutte contre la criminalité dans la municipalité; elles ont les fonctions suivantes : [modifié depuis]
. . .
b) déterminer généralement, après consultation du chef de police, les objectifs et priorités de la municipalité en matière de services policiers;
c) établir des politiques en vue de la gestion efficace du corps de police;
. . .
e) guider le chef de police et surveiller son rendement;
. . .
(4) La commission de police ne doit pas donner de directives au chef de police au sujet de décisions opérationnelles particulières ni des opérations quotidiennes du corps de police.
41 (1) Le chef de police a notamment pour fonctions :
. . .
b) de veiller à ce que les membres du corps de police exercent leurs fonctions conformément à la présente loi et aux règlements, en tenant compte des besoins de la collectivité, et à ce que la discipline soit maintenue au sein du corps de police;
113 (1) Est constituée une unité des enquêtes spéciales qui relève du ministère du Solliciteur général.
. . .
(9) Les membres de corps de police collaborent entièrement avec les membres de l’unité au cours des enquêtes.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour de l’Ontario (Division générale), [1998] O.J. No. 5426 (QL)
7 De l’avis du juge Day, il existe deux façons d’établir la faute dans l’exercice d’une charge publique : soit par la preuve d’une malveillance avec intention d’infliger un préjudice, soit par la preuve que le fonctionnaire public s’est délibérément livré à des actes excédant ses fonctions, alors qu’il pouvait prévoir avec une certaine certitude que le demandeur subirait un préjudice. Vu les faits de l’espèce, le juge Day a conclu que l’action intentée contre les agents défendeurs ne pouvait être instruite que si la cause d’action invoquée au soutien de la faute avait pour fondement la malveillance. Selon lui, il était évident et manifeste que l’action dirigée contre le chef pour faute dans l’exercice d’une charge publique était vouée à l’échec, puisqu’il n’avait participé ni directement ni sciemment au manquement à l’obligation de collaborer à l’enquête de l’UES.
8 Le juge Day a autorisé l’instruction de l’action engagée contre le chef pour surveillance négligente, parce que celui‑ci n’avait présenté aucun argument sur cette question. En ce qui concerne les actions dirigées contre la commission et la province pour surveillance négligente, le juge Day a estimé qu’il y avait entre les parties une proximité suffisante pour conclure à l’existence d’une obligation de diligence de la part des défendeurs envers les appelants. Le juge Day a néanmoins radié l’action contre la commission au motif que l’obligation de diligence est annihilée lorsque la participation de l’organisme se limite à l’élaboration de politiques. À son avis, l’action contre la province pour surveillance négligente pouvait être accueillie, parce que l’omission par le ministre responsable de prendre les mesures qui s’imposent pour la mise en œuvre d’une décision de politique générale donnée — en l’occurrence celle de constituer l’UES — fait naître une cause d’action fondée sur la négligence.
B. Cour d’appel de l’Ontario (2000), 52 O.R. (3d) 181
9 S’exprimant au nom de la cour à la majorité, le juge Borins a statué que l’élément distinctif de la faute commise dans l’exercice d’une charge publique est l’exercice illégitime d’une prérogative ou d’un pouvoir conféré par la loi et inhérent aux fonctions du défendeur. Selon cette interprétation, l’omission par un fonctionnaire public d’exécuter une obligation prévue par la loi ne saurait constituer une faute dans l’exercice d’une charge publique. En conséquence, de l’avis du juge Borins, il était évident et manifeste que ni l’une ni l’autre des actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique ne pouvait être accueillie, étant donné que les défendeurs n’avaient pas exercé une prérogative ou un pouvoir inhérent à leurs fonctions respectives. On pouvait tout au plus affirmer que les défendeurs ont omis de se conformer aux obligations que leur impose la Loi sur les services policiers.
10 En ce qui a trait aux actions fondées sur la surveillance négligente, le juge Borins a considéré que l’action dirigée contre le chef s’appuyait sur l’al. 41(1)b) de la Loi sur les services policiers, lequel impose au chef de police l’obligation de veiller à ce que les membres du corps de police exercent leurs fonctions conformément à la loi et aux règlements. Le juge Borins a conclu qu’il n’était ni évident ni manifeste que l’action contre le chef pour surveillance négligente devait être rejetée. Il était cependant évident et manifeste que les actions dirigées contre la commission et la province étaient vouées à l’échec. Dans le cas de la commission, le juge Borins a convenu avec le juge Day que sa participation se limitait à l’élaboration de politiques. Dans le cas de la province, il a statué que la Loi sur les services policiers ne lui imposait pas l’obligation de surveiller la conduite opérationnelle des agents de police municipaux ou de veiller à ce que les agents de police se conforment à l’obligation qui leur incombe de collaborer à une enquête de l’UES.
11 La juge Feldman, dissidente, n’a pas admis qu’il était évident et manifeste que les actions engagées pour la faute dans l’exercice d’une charge publique étaient vouées à l’échec. Selon elle, le délit consiste essentiellement en la faute ou l’abus dans l’exercice en soi de la charge; on vise ainsi à protéger les membres du public contre le préjudice causé délibérément par suite d’une insouciance intentionnelle à l’égard d’une fonction officielle. La juge Feldman a donc estimé qu’aucune raison de principe ne permettait d’établir une distinction entre un fonctionnaire public qui exerce son pouvoir discrétionnaire de manière irrégulière et celui qui omet délibérément d’exercer une fonction, tous deux sachant qu’il en résultera vraisemblablement un préjudice pour le demandeur ou manifestant une indifférence téméraire à cet égard. Vu les faits, la juge Feldman aurait permis l’instruction des actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique.
12 La juge Feldman était aussi d’avis qu’on aurait dû permettre l’instruction des actions pour surveillance négligente. Elle a fait sienne l’opinion du juge Borins voulant que la province ne soit pas tenue de veiller à ce que les agents se conforment sur une base individuelle à leur obligation légale de collaborer avec l’UES, en prenant soin toutefois de souligner que l’allégation portait sur l’omission par la province de mettre en œuvre des procédures de formation ou d’autres politiques pour faire en sorte que les agents collaborent, de manière générale, avec l’UES. Ne pouvant affirmer avec certitude que la Loi sur les services policiers impose une obligation à la province à l’égard de ces questions opérationnelles, la juge Feldman a estimé inopportun de radier l’allégation à ce stade des procédures. Pour ce qui est de la commission, la juge Feldman a considéré qu’il n’était pas clair, de prime abord, que la commission était tenue d’élaborer des politiques et d’en surveiller la mise en œuvre afin de veiller à ce que les agents de police remplissent leurs obligations prévues par la loi. Il n’était donc ni évident ni manifeste selon elle que les actions fondées sur la surveillance négligente étaient vouées à l’échec.
IV. Analyse
13 J’amorcerai l’analyse des questions soulevées dans le présent pourvoi en énonçant le critère applicable à la radiation d’une déclaration pour absence de cause d’action fondée. Je transposerai ensuite ce critère dans le contexte des actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique, puis dans celui des actions pour négligence.
A. La radiation d’une déclaration
14 Les requêtes des défendeurs en radiation des actions ont été présentées en vertu de l’al. 21.01(1)b) des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194. Cette disposition prévoit qu’un tribunal peut radier une déclaration qui ne révèle aucune cause d’action fondée. Les règles relatives à la radiation d’une déclaration sont sensiblement les mêmes d’une province à l’autre. En Colombie‑Britannique, par exemple, l’al. 19(24)a) des Rules of Court, B.C. Reg. 221/90, dispose qu’il est loisible au tribunal de radier un acte de procédure s’il ne révèle aucune cause d’action fondée.
15 On trouve dans l’arrêt Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 980, un excellent énoncé de la juge Wilson sur le critère applicable à la radiation d’une déclaration sous le régime de ces dispositions :
. . . dans l’hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable? Comme en Angleterre, s’il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être « privé d’un jugement ». La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d’action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d’intenter son action. Ce n’est que si l’action est vouée à l’échec parce qu’elle contient un vice fondamental [. . .] que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées . . .
Il s’agit là d’un critère rigoureux. Les faits allégués doivent être tenus pour avérés. Ensuite, il faut se demander s’il est « évident et manifeste » que l’action doit être rejetée. Ce n’est que si la déclaration est vouée à l’échec parce qu’elle contient un « vice fondamental » que le demandeur devrait être privé d’un jugement. Voir également Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735.
B. Les actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique
16 Il ressort essentiellement de la décision de la Cour d’appel que les actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique comportent un « vice fondamental » en ce que tous les éléments constitutifs du délit n’ont pas été allégués. En particulier, la Cour d’appel a statué que le délit se caractérisait par l’exercice illégitime des pouvoirs ou des prérogatives inhérents aux fonctions du défendeur. Parce que l’inconduite alléguée se fondait sur le manquement à une obligation prévue par la loi plutôt que sur l’exercice illégitime d’une prérogative ou d’un pouvoir, il est « évident et manifeste » suivant cette interprétation que les actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique sont vouées à l’échec.
17 Par conséquent, je considérerai d’abord la conclusion de la Cour d’appel voulant que l’exercice illégitime d’une prérogative ou d’un pouvoir conféré par la loi soit un élément constitutif du délit. En toute déférence, l’examen des décisions de principe pertinentes révèle clairement que le délit ne se limite pas aux circonstances dans lesquelles l’agent défendeur exerce illégitimement une prérogative donnée ou un pouvoir précis. Comme j’en traiterai plus loin, le type de conduite que couvre le délit ne se borne pas à l’exercice illégitime d’une prérogative ou d’un pouvoir; il vise plus largement toute conduite illégitime dans l’exercice des fonctions publiques en général.
(1) Les éléments distinctifs du délit
18 Les origines du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique remontent à l’arrêt Ashby c. White (1703), 2 Ld. Raym. 938, 92 E.R. 126, où le juge en chef Holt a estimé qu’une cause d’action pouvait être invoquée à l’encontre d’un fonctionnaire électoral qui, de façon malveillante et frauduleuse, avait privé M. White du droit de vote. Quoique le défendeur ait été investi du pouvoir de priver certaines personnes de leur droit de voter aux élections, il ne pouvait l’exercer à une fin irrégulière. Bien que son jugement initial ait donné à penser qu’il appliquait simplement le principe ubi jus ibi remedium, le juge en chef Holt a précisé, dans une version révisée, que c’était parce que la fraude et la malveillance avaient été établies
que l’action pouvait être intentée : J. W. Smith, A Selection of Leading Cases on Various Branches of the Law (13e éd. 1929), p. 282. On peut donc soutenir que, dans sa forme la plus ancienne, le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique se limitait aux circonstances dans lesquelles un fonctionnaire public avait abusé d’un pouvoir qu’il possédait réellement.
19 Cependant, il ressort clairement des décisions subséquentes que le délit n’a pas une portée aussi étroite. Dans l’arrêt Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, notre Cour a tenu le défendeur, premier ministre du Québec, responsable d’avoir ordonné au directeur de la Commission des liqueurs du Québec de révoquer le permis d’alcool du demandeur. Bien que l’arrêt Roncarelli ait été tranché en partie du moins sur la base des règles du droit civil du Québec en matière de responsabilité délictuelle, il est largement considéré comme ayant reconnu l’existence au Canada du délit civil de la faute dans l’exercice d’une charge publique. Voir par exemple Powder Mountain Resorts Ltd. c. British Columbia (2001), 94 B.C.L.R. (3d) 14, 2001 BCCA 619; et Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) c. Nilsson (2002), 220 D.L.R. (4th) 474, 2002 ABCA 283. Dans Roncarelli, le premier ministre était autorisé à conseiller la Commission sur toute question juridique susceptible de se poser, mais il n’avait nullement le pouvoir d’intervenir dans une décision visant la révocation d’un permis en particulier. Comme le juge Abbott l’a fait observer à la p. 184, M. Duplessis [traduction] « n’était investi d’aucun pouvoir prévu par la loi pour intervenir dans l’administration ou la direction de la Commission des liqueurs du Québec ». Formulant une remarque similaire à la p. 158, le juge Martland a affirmé que la conduite de M. Duplessis mettait en cause [traduction] « l’exercice de pouvoirs qu’il ne possédait nullement en droit ». Ainsi, manifestement, le délit ne se limite pas à l’abus d’un pouvoir que confère véritablement la loi ou une prérogative. Si c’était le cas, aucun motif n’aurait permis de retenir la responsabilité de M. Duplessis.
20 Cette interprétation du délit est compatible avec l’opinion répandue dans d’autres pays de common law selon laquelle il existe un large éventail d’inconduites susceptibles de fonder une action pour faute dans l’exercice d’une charge publique. Par exemple, dans Northern Territory of Australia c. Mengel (1995), 129 A.L.R. 1 (H.C.), le juge Brennan a tenu les propos suivants à la p. 25 :
[traduction] Le délit ne se limite pas à l’abus de fonctions découlant de l’exercice d’un pouvoir prévu par la loi. L’affaire Henly c. Mayor of Lyme [(1828), 5 Bing. 91, 130 E.R. 995] ne mettait pas en cause l’exercice contesté d’un pouvoir conféré par la loi. Elle portait sur l’omission alléguée d’entretenir un ouvrage longitudinal, condition préalable à la concession de l’ouvrage et du droit accessoire de péage à la municipalité de Lyme. Tout acte ou toute omission commis par un fonctionnaire public dans l’exercice présumé de ses fonctions peut servir de fondement à une action pour faute dans l’exercice d’une charge publique. [Je souligne.]
Dans l’arrêt Garrett c. Attorney-General, [1997] 2 N.Z.L.R. 332, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Zélande était saisie d’une allégation portant qu’un sergent n’avait pas mené à fond une enquête sur une plainte d’agression sexuelle commise par un agent de police. Le juge Blanchard a conclu, à la p. 344, que le délit pouvait être le fait [traduction] « d’un fonctionnaire qui agit ou omet d’agir en contravention à son devoir, sachant qu’il y contrevient et conscient du préjudice ou de la perte que subira vraisemblablement ainsi le demandeur ».
21 La Chambre des lords est arrivée à la même conclusion dans Three Rivers District Council c. Bank of England (No. 3), [2000] 2 W.L.R. 1220. Dans cet arrêt, les demandeurs ont prétendu que les agents de la Banque d’Angleterre avaient irrégulièrement délivré un permis à la Bank of Credit and Commerce International et avaient ensuite omis de procéder à sa fermeture alors qu’il était devenu évident qu’une telle mesure s’imposait. Tenue de se prononcer sur la question de savoir si le délit pouvait naître d’une omission, la Chambre des lords a statué que [traduction] « le délit peut résulter tant de l’omission d’un fonctionnaire public que des gestes qu’il pose » (lord Hutton, p. 1267). Il est également bien établi en Australie, en Nouvelle‑Zélande et au Royaume‑Uni que le délit d’abus d’autorité ne se limite pas à l’exercice illégitime d’un pouvoir réellement conféré par la loi ou une prérogative.
22 Quels sont alors les éléments essentiels du délit — du moins dans la mesure où il est nécessaire de définir les questions que soulèvent les actes de procédure dans le présent pourvoi? Dans l’arrêt Three Rivers, la Chambre des lords a statué qu’il y avait deux façons — que je regrouperai sous les catégories A et B — de commettre le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. On retrouve dans la catégorie A la conduite qui vise précisément à causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. La catégorie B met en cause le fonctionnaire public qui agit en sachant qu’il n’est pas habilité à exécuter l’acte qu’on lui reproche et que cet acte causera vraisemblablement préjudice au demandeur. Bon nombre de tribunaux canadiens ont souscrit à cette interprétation du délit : voir par exemple Powder Mountain Resorts, précité; Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) (C.A.), précité; et Granite Power Corp. c. Ontario, [2002] O.J. No. 2188 (QL) (C.S.J.). Il importe cependant de garder à l’esprit que ces deux catégories ne représentent que deux façons différentes pour le fonctionnaire public de commettre le délit; dans chaque cas, le demandeur doit faire la preuve des éléments constitutifs du délit. Il est donc nécessaire de se pencher sur les éléments communs à chacune des formes du délit.
23 Il existe à mon avis deux éléments communs. Premièrement, le fonctionnaire public doit avoir agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée. Deuxièmement, le fonctionnaire public doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. C’est la manière dont le demandeur prouve les éléments propres au délit qui permet de distinguer les formes que prend la faute dans l’exercice d’une charge publique. Dans la catégorie B, le demandeur doit établir l’existence indépendante des deux éléments constituant le délit. Dans la catégorie A, le fait que le fonctionnaire public ait agi expressément dans l’intention de léser le demandeur suffit pour établir l’existence de chaque élément du délit, étant donné qu’un fonctionnaire public n’est pas habilité à exercer ses pouvoirs à une fin irrégulière, comme le fait de causer délibérément préjudice à un membre du public. Dans les deux cas, le délit se caractérise par une insouciance délibérée à l’égard d’une fonction officielle conjuguée au fait de savoir que l’inconduite sera vraisemblablement préjudiciable au demandeur.
24 S’agissant de la nature de l’inconduite, la question est essentiellement de savoir non pas si le fonctionnaire a exercé de manière illégitime un pouvoir qu’il détenait réellement, mais bien si l’inconduite alléguée revêt un caractère illégitime et délibéré. Comme lord Hobhouse l’a écrit dans l’arrêt Three Rivers, précité, p. 1269 :
[traduction] L’acte qui nous intéresse (ou l’omission, selon le sens décrit) doit être illégitime. Ce peut être le cas lorsqu’il y a contravention pure et simple aux dispositions législatives pertinentes, ou lorsque l’acte outrepasse les pouvoirs conférés ou sert une fin irrégulière.
Lord Millett est arrivé à une conclusion similaire, savoir que le défaut d’agir peut équivaloir à une faute dans l’exercice d’une charge publique, mais uniquement lorsque le fonctionnaire public a l’obligation légale d’agir. Lord Hobhouse a énoncé le principe en ces termes, à la p. 1269 : [traduction] « S’il existe une obligation légale d’agir et que la décision de ne pas agir équivaut à un manquement à cet égard, l’omission peut constituer une faute [dans l’exercice d’une charge publique]. » Voir également R. c. Dytham, [1979] Q.B. 722 (C.A.). Ainsi, au Royaume‑Uni, le défaut d’agir peut constituer une faute dans l’exercice d’une charge publique, mais uniquement dans la mesure où il correspond à un manquement délibéré à une fonction officielle.
25 Les tribunaux canadiens ont également fait de l’acte illégitime et délibéré le point focal de l’examen. Dans l’arrêt Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) c. Nilsson (1999), 70 Alta. L.R. (3d) 267, 1999 ABQB 440, par. 108, la Cour du Banc de la Reine a dit qu’il s’agissait essentiellement de savoir s’il y avait eu inconduite délibérée de la part d’un fonctionnaire public. Vue sous cet angle, l’inconduite délibérée consiste en : (i) un acte illégal intentionnel; (ii) l’intention de causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. Voir également Uni‑Jet Industrial Pipe Ltd. c. Canada (Attorney General) (2001), 156 Man. R. (2d) 14, 2001 MBCA 40, où le juge Kroft a adopté le même critère. Dans l’arrêt Powder Mountain Resorts, précité, le juge Newbury a décrit le délit en des termes similaires au par. 7 :
[traduction] . . . je crois qu’il existe aujourd’hui un consensus selon lequel on peut faire la preuve au Canada du délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique en démontrant que le fonctionnaire public a soit exercé un pouvoir dans le but précis de causer préjudice au demandeur (c’est‑à‑dire agi « de mauvaise foi, au sens de l’exercice d’un pouvoir public pour un motif illégitime ou inavoué »), soit agi « illégalement en affichant une indifférence téméraire quant à l’illégalité de son acte » et quant à la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. (Voir lord Steyn dans l’arrêt Three Rivers, p. [1231].) Il subsiste donc, du moins en théorie, une nette démarcation entre ce délit, d’une part, et d’autre part ce qu’on pourrait appeler un excès de pouvoir négligent — c’est‑à‑dire un acte que commet une personne dans l’ignorance de son caractère illégitime et des conséquences probables envers le demandeur (ou traduisant une témérité subjective à cet égard). [Souligné dans l’original.]
Selon cette interprétation, la portée du délit est limitée non pas par l’exigence que le défendeur doit s’être livré à un type précis de conduite illégitime, mais bien par l’exigence que la conduite illégitime doit avoir eu un caractère délibéré et que le défendeur doit avoir su que cette conduite illégitime causerait vraisemblablement préjudice au demandeur.
26 Comme c’est souvent le cas, on peut recourir à nombre de formules pour décrire la nature fondamentale du délit. Dans l’arrêt Garrett, précité, le juge Blanchard a affirmé à la p. 350 que [traduction] « [l]’imposition de cette forme de responsabilité délictuelle vise à protéger les membres du public contre le préjudice causé délibérément par une insouciance intentionnelle à l’égard d’une fonction officielle. » Dans l’arrêt Three Rivers, précité, lord Steyn a indiqué à la p. 1230 que [traduction] « [l]a justification rationnelle du délit consiste en ce que, dans un système juridique fondé sur la primauté du droit, le pouvoir exécutif ou administratif “ne peut être exercé que pour le bien public” et non pas pour un motif illégitime et inavoué. » Comme il ressort clairement de chacun de ces extraits, la faute commise dans l’exercice d’une charge publique ne concerne pas le fonctionnaire public qui, par négligence ou inadvertance, omet de s’acquitter convenablement des obligations propres à ses fonctions : voir Three Rivers, p. 1273, lord Millett. N’est pas non plus visé le fonctionnaire public se trouvant dans la même situation en raison de contraintes budgétaires ou d’autres facteurs hors de son contrôle. Le fonctionnaire qui ne peut s’acquitter convenablement de ses fonctions en raison de contraintes budgétaires ne fait pas preuve d’insouciance délibérée à l’égard de ses fonctions. Le délit ne vise pas le fonctionnaire public qui est incapable de s’acquitter de ses obligations en raison de facteurs hors de sa volonté, mais plutôt celui qui pouvait s’en acquitter, mais qui a délibérément choisi d’agir autrement.
27 L’autre facteur qui peut faire en sorte d’exclure la conduite d’un fonctionnaire du champ du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique est l’existence d’un conflit entre les obligations qui lui incombent en vertu de la loi et ses droits constitutionnels, tel le droit de ne pas s’incriminer. En pareil cas, la décision du fonctionnaire de ne pas se conformer à son obligation pourrait ne pas constituer une faute dans l’exercice d’une charge publique. Je n’ai pas à trancher cette question en l’espèce, mais il reste qu’il y a là matière à débat. Le fonctionnaire qui insiste à juste titre pour faire valoir ses droits constitutionnels ne peut être considéré comme ayant fait preuve d’une insouciance délibérée à l’égard des obligations de sa charge. Suivant cet argument, une obligation incompatible avec les droits constitutionnels d’un fonctionnaire n’est pas elle-même légitime.
28 Sur le plan des principes, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de restreindre davantage la portée du délit. L’exigence selon laquelle le défendeur doit avoir eu connaissance du caractère illégitime de sa conduite reflète le principe bien établi voulant que la faute dans l’exercice d’une charge publique nécessite un élément de « mauvaise foi » ou de « malhonnêteté ». En démocratie, les fonctionnaires publics doivent conserver le pouvoir de prendre des décisions qui, le cas échéant, vont à l’encontre des intérêts de certains citoyens. La connaissance du préjudice ne permet donc pas de conclure que le défendeur a agi de mauvaise foi ou de façon malhonnête. Un fonctionnaire public peut de bonne foi rendre une décision qu’il sait être préjudiciable aux intérêts de certains membres du public. Pour qu’une conduite soit visée par le délit, le fonctionnaire doit agir délibérément d’une manière qu’il sait incompatible avec les obligations propres à ses fonctions.
29 L’exigence portant que le défendeur doit avoir su que sa conduite illégitime causerait un préjudice au demandeur restreint davantage la portée du délit. L’insouciance flagrante à l’égard d’une fonction officielle n’emporte pas responsabilité; seul le fonctionnaire public qui, en plus, fait sciemment preuve d’insouciance devant les intérêts de ceux qui seront touchés par l’inconduite en question verra sa responsabilité retenue. Cette exigence établit le lien requis entre les parties. Toute conduite illégitime s’inscrivant dans l’exercice des fonctions publiques constitue un méfait public, mais en l’absence d’une quelconque connaissance du préjudice, rien ne permet de conclure que le défendeur a manqué à une obligation à laquelle il est tenu envers le demandeur individuellement. Et sans manquement par le défendeur à une obligation qui lui incombe à l’endroit du demandeur, il ne peut y avoir de responsabilité délictuelle.
30 En résumé, j’estime que l’objet fondamental du délit est de protéger ce à quoi s’attendent raisonnablement les citoyens, savoir qu’un fonctionnaire public ne causera pas intentionnellement préjudice à un membre du public par une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de ses fonctions publiques. Dès lors qu’il a été satisfait à ces exigences, on ne voit pas pourquoi le délit ne s’appliquerait qu’au fonctionnaire public qui a illégitimement exercé un pouvoir conféré par la loi qu’il détient réellement. Si la portée du délit était à ce point restreinte, un fonctionnaire public tel que M. Duplessis — qui a délibérément outrepassé ses pouvoirs dans le but exprès de se mêler des intérêts économiques d’un citoyen — ne serait pas visé, pas plus que celui qui a manqué pour les mêmes fins à une obligation que lui imposait la loi. Je crois cependant qu’il n’existe aucune raison de principe de retenir la responsabilité d’un fonctionnaire qui cause volontairement préjudice à un membre du public en abusant délibérément d’un pouvoir que lui confère la loi, mais non celle du fonctionnaire qui cause volontairement préjudice à un membre du public en outrepassant délibérément son pouvoir ou en omettant délibérément de s’acquitter d’une obligation prévue par la loi. Dans les deux cas, l’inconduite alléguée s’avère tout aussi incompatible avec l’obligation qui incombe au fonctionnaire public de ne pas causer intentionnellement préjudice à un membre du public par sa conduite délibérée et illégitime dans l’exercice de fonctions publiques.
31 Je tiens à souligner que cette conclusion ne va pas à l’encontre de l’arrêt R. c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205, où la Cour a statué que le délit civil spécial de violation d’une obligation légale n’existait pas. L’arrêt Saskatchewan Wheat Pool établit simplement que la violation de la loi par le défendeur ne suffit pas. Il n’établit cependant pas que la violation d’une loi ne peut emporter responsabilité si les éléments constitutifs de la responsabilité délictuelle sont réunis. Autrement dit, le simple fait que l’inconduite alléguée constitue également une violation de la loi ne suffit pas pour permettre au fonctionnaire d’échapper à la responsabilité civile. De la même façon qu’un fonctionnaire public qui contrevient à la loi peut être tenu responsable de négligence, le fonctionnaire public qui contrevient à la loi peut lui aussi être responsable de la faute qu’il commet dans l’exercice d’une charge publique. L’arrêt Saskatchewan Wheat Pool n’aurait été pertinent dans le cadre de la présente requête que dans la mesure où les appelants auraient uniquement plaidé l’omission de s’acquitter d’une obligation légale. Or ce n’est pas le cas. Le principe énoncé dans l’arrêt Saskatchewan Wheat Pool n’a aucune incidence sur l’issue de la requête en cause dans le présent pourvoi.
32 Pour résumer, j’estime que la faute commise dans l’exercice d’une charge publique constitue un délit intentionnel comportant les deux éléments distinctifs suivants : (i) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques; et (ii) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. À cela s’ajoute l’exigence pour le demandeur d’établir l’existence des autres conditions communes à tous les délits. Plus précisément, le demandeur doit démontrer que les préjudices qu’il a subis ont pour cause juridique la conduite délictuelle, et que ces préjudices sont indemnisables suivant les règles de droit en matière délictuelle.
(2) Application à la présente espèce
33 Comme je l’ai souligné précédemment, dans le cadre d’une requête en radiation au motif que la déclaration ne révèle aucune cause d’action fondée, les faits allégués sont tenus pour avérés. Il s’agit donc essentiellement de savoir en l’espèce si on a allégué dans la déclaration tous les éléments constitutifs du délit.
34 En ce qui concerne le premier élément constitutif, savoir la conduite illégitime dans l’exercice de fonctions publiques, la déclaration allègue que les agents défendeurs ont non seulement refusé de collaborer à l’enquête de l’UES, mais qu’ils ont même pris des mesures concrètes pour y faire obstacle. Comme je l’ai déjà souligné, la loi impose aux agents de police l’obligation de collaborer entièrement avec les membres de l’UES au cours des enquêtes, conformément au par. 113(9) de la Loi sur les services policiers. De prime abord, la décision de ne pas collaborer à une enquête constitue un manquement à une obligation prévue par la loi. De même, l’omission alléguée du chef de s’assurer que les agents défendeurs collaborent à l’enquête semble également constituer un manquement à une obligation. En vertu de l’al. 41(1)b) de la Loi sur les services policiers, le chef de police est notamment chargé de veiller à ce que les membres du corps de police exercent leurs fonctions conformément à la loi. S’il décidait de ne pas s’assurer que les agents de police collaborent avec l’UES, le chef de police contreviendrait aux obligations que la loi attache à sa fonction.
35 Comme nous l’avons vu, une obligation incompatible avec les droits constitutionnels d’un fonctionnaire ne peut conduire au délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. L’obligation de collaborer entièrement avec les membres de l’UES, pourrait-on en effet soutenir, ne peut faire échec au droit constitutionnel de l’agent de police de ne pas s’incriminer. Je n’ai pas à répondre à cette question étant donné qu’on ne prétend pas que les demandes de l’UES étaient incompatibles avec les droits constitutionnels des agents. On n’a pas non plus prétendu que l’inconduite alléguée, notamment le fait d’avoir remis des notes incomplètes et trompeuses et d’avoir désobéi à l’ordre de rester isolés, est protégée par le droit de ne pas s’incriminer. Par conséquent, il n’est pas « évident et manifeste » que les agents étaient placés devant le choix déchirant de se conformer aux demandes de l’UES et d’abandonner leur droit de ne pas s’incriminer, en fait ou en droit. Le conflit potentiel entre l’obligation de collaborer avec l’UES et le droit de ne pas s’incriminer ne peut donc servir de fondement au rejet de l’action à ce stade de l’instance.
36 En ce qui a trait à la seconde exigence, la déclaration contient une allégation portant que les actes et les omissions des agents défendeurs [traduction] « constituent des manquements intentionnels aux obligations légales qui leur incombent en tant qu’agents de police ». Cela satisfait pleinement à l’exigence voulant que les agents connaissent le caractère illégitime du défaut allégué de collaborer à l’enquête. L’allégation ne se résume pas simplement à l’omission des agents de se conformer au par. 113(9) de la Loi sur les services policiers, mais fait également état du caractère intentionnel et délibéré de cette omission. S’agissant du chef, la déclaration contient les allégations suivantes :
[traduction]
(i) Le chef Boothby a été avisé par les agents de l’UES, par l’entremise de son conseiller juridique, qu’il devait isoler les agents défendeurs, ce qu’il a délibérément omis de faire;
(ii) Le chef Boothby a omis de veiller à ce que les agents de police défendeurs produisent leurs notes intégralement et dans les délais impartis;
(iii) Le chef Boothby a omis de veiller à ce que les agents de police défendeurs se soumettent en temps voulu aux interrogatoires convoqués par l’UES;
(iv) Le chef Boothby a omis de veiller à ce que les agents de police défendeurs relatent, de manière fidèle et complète, les détails de la fusillade.
37 Bien que l’allégation relative à l’omission délibérée du chef d’isoler les agents satisfasse à l’exigence d’un manquement intentionnel de sa part à son obligation de veiller au respect de la Loi sur les services policiers, on ne peut en dire autant de l’omission qui lui est reprochée de s’assurer que les agents défendeurs produisent leurs notes intégralement et dans les délais impartis, qu’ils se soumettent aux interrogatoires au moment voulu et qu’ils fassent un récit fidèle et complet de l’incident. Comme je l’ai déjà indiqué, l’inadvertance ou la négligence ne suffira pas; le simple défaut de s’acquitter des obligations propres à sa charge ne peut constituer une faute dans l’exercice d’une charge publique. Comme on a allégué l’omission délibérée du chef d’isoler les agents, il ne s’agit pas d’un motif justifiant la radiation de l’acte de procédure. Qu’il suffise de dire que l’omission du chef d’émettre des directives pour s’assurer de la collaboration des agents défendeurs à l’enquête n’équivaudra à une faute dans l’exercice d’une charge publique que si les demandeurs démontrent que le chef a délibérément omis de se conformer à la norme établie par l’al. 41(1)b) de la Loi sur les services policiers.
38 De plus, les demandeurs allèguent dans leur déclaration que les agents défendeurs et le chef [traduction] « savaient ou devaient savoir » que l’inconduite reprochée leur causerait des souffrances physiques, psychologiques et émotionnelles. Quoique l’exigence d’un préjudice probable découlant de l’inconduite alléguée soit remplie par l’allégation portant que les défendeurs savaient que leur défaut de collaborer à l’enquête serait préjudiciable aux demandeurs, la faute commise dans l’exercice d’une charge publique est un délit intentionnel qui nécessite une conscience subjective de la probabilité que le demandeur subira un préjudice par suite de l’inconduite alléguée. Si l’on se fie à un certain nombre de décisions, le défendeur doit à tout le moins avoir fait preuve de témérité subjective ou d’aveuglement volontaire quant à la possibilité qu’un préjudice découle vraisemblablement de l’inconduite alléguée : voir par exemple Three Rivers, précité; Powder Mountain Resorts, précité; et Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) (C.A.), précité. Encore là, il ne s’agit pas d’un motif qui justifie la radiation de l’acte de procédure. Il est cependant clair que l’expression [traduction] « ou devaient savoir » doit être radiée de la déclaration.
39 Le dernier facteur à considérer est le caractère indemnisable des dommages que les demandeurs disent avoir subis par suite de l’inconduite mentionnée précédemment. Les agents défendeurs prétendent que les dommages allégués ne donnent pas ouverture à indemnisation. Ils font conséquemment valoir que, même si les demandeurs parvenaient à établir l’existence des autres éléments constitutifs du délit, il serait encore évident et manifeste que les actions fondées sur la faute dans l’exercice d’une charge publique sont vouées à l’échec.
40 Selon les agents défendeurs, les demandeurs cherchent à se faire dédommager essentiellement parce qu’on les a privés d’une enquête approfondie, satisfaisante et crédible. Et comme nul ne dispose d’un droit privé de bénéficier d’une enquête criminelle qui soit approfondie, satisfaisante et crédible, les demandeurs n’ont subi aucun dommage indemnisable. Si c’était bien ce que revendiquent les demandeurs, je serais de cet avis. Les citoyens peuvent souhaiter qu’une enquête soit approfondie, ou même qu’elle aboutisse à un certain résultat, mais ils ne sont pas en droit d’obtenir réparation si l’enquête ne s’avère pas approfondie ou s’ils n’obtiennent pas le résultat escompté. Ce n’est cependant pas ce que revendiquent les demandeurs. Dans leur déclaration, ils allèguent en outre que l’omission des agents défendeurs de collaborer avec l’UES leur a directement causé des souffrances physiques, psychologiques et émotionnelles se manifestant par la souffrance morale, la colère, la dépression et l’anxiété.
41 Bien que les tribunaux soient prudents lorsqu’il s’agit de protéger le droit individuel à un certain bien‑être mental, l’octroi d’une indemnité pour des dommages relevant de cette catégorie n’est pas étranger au droit de la responsabilité délictuelle. Dans l’état actuel du droit, le fait que l’appelant ait subi ou vécu un trouble émotionnel ne suffit pas. Il est néanmoins bien établi que le demandeur qui souffre d’une « maladie visible et prouvable » ou de « dommages physiques ou psychopathologiques perceptibles » peut réclamer une indemnité pour problèmes psychiatriques : voir par exemple Guay c. Sun Publishing Co., [1953] 2 R.C.S. 216, et Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99. En conséquence, même si les demandeurs pouvaient démontrer qu’ils ont souffert de problèmes psychiatriques — sous forme d’anxiété ou de dépression — , ils devraient tout de même prouver que ces problèmes découlaient de l’inconduite alléguée et qu’ils étaient d’une importance telle qu’ils justifiaient l’octroi d’une indemnité. Les questions relatives à la causalité et à l’importance des problèmes psychiatriques devront toutefois être tranchées au procès. Au stade des actes de procédure, il suffit que les demandeurs allèguent dans leur déclaration que l’inconduite alléguée leur a causé des souffrances morales, de la colère, de la dépression et de l’anxiété.
42 En dernière analyse, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en ce qui concerne les actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique. Si l’on tient les faits allégués pour avérés, il n’est pas évident et manifeste que les actions formées contre les agents défendeurs et le chef pour fautes dans l’exercice d’une charge publique sont vouées à l’échec. Les demandeurs n’auront certes pas la tâche facile, mais on ne devrait pas pour autant les priver de la possibilité de prouver chacun des éléments constitutifs du délit.
C. Les actions pour négligence
43 Outre les actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique, les demandeurs intentent des actions pour négligence dirigées contre le chef, la commission et la province. Ils allèguent essentiellement dans leur déclaration que le chef, la commission et la province sont responsables du fait qu’ils n’ont pas veillé à ce que les agents défendeurs respectent le par. 113(9) de la Loi sur les services policiers.
44 Pour avoir gain de cause dans son action pour négligence, le demandeur doit être en mesure d’établir trois éléments : (i) le défendeur était tenu à une obligation de diligence à son endroit; (ii) le défendeur a manqué à cette obligation de diligence; et (iii) il en est résulté des dommages. La principale question que soulève le pourvoi a trait au premier élément, soit de savoir si les défendeurs étaient tenus envers les appelants de prendre raisonnablement soin de s’assurer que les agents défendeurs collaborent à l’enquête de l’UES. Faute pour les défendeurs d’être soumis à une telle obligation, les actions pour négligence sont vouées à l’échec. Après examen des principes généraux applicables à l’obligation de diligence, j’analyserai cette approche dans le contexte des actions pour négligence intentées contre le chef, la commission et la province. Je me pencherai également sur la prétention des défendeurs selon laquelle le préjudice dont se plaignent les demandeurs n’ouvre pas droit à une indemnisation.
(1) L’obligation de diligence
45 Il existe un principe bien établi selon lequel le défendeur n’est pas responsable de négligence si la loi ne l’assujettit pas dans les circonstances à une obligation de diligence raisonnable. Comme l’a conclu lord Esher dans l’arrêt Le Lievre c. Gould, [1893] 1 Q.B. 491 (C.A.), p. 497, [traduction] « [u]n homme a le droit d’être aussi négligent qu’il lui plaît envers les autres s’il n’a aucune obligation à leur égard. » On pourrait donc dire qu’il s’agit d’une obligation, reconnue en droit, de prendre raisonnablement soin d’éviter toute conduite qui expose autrui à un risque déraisonnable de préjudice.
46 De nos jours, il est bien établi au Canada que l’existence d’une telle obligation doit être déterminée suivant l’analyse en deux étapes élaborée pour la première fois par la Chambre des lords dans l’arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, p. 751‑752 :
[traduction] En premier lieu, il faut se demander s’il existe, entre l’auteur allégué de la faute et la personne qui a subi le préjudice, un lien suffisamment étroit de proximité ou de voisinage pour que le manque de diligence de la part de l’auteur de la faute puisse raisonnablement être perçu par celui‑ci comme étant susceptible de causer un préjudice à l’autre personne — auquel cas il existe à première vue une obligation de diligence. Si on répond par l’affirmative à la première question, il faut se demander en second lieu s’il existe des motifs de rejeter ou de restreindre la portée de l’obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages qui peuvent découler de l’inexécution de cette obligation.
Voir par exemple les arrêts Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021; London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299; Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85; Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79.
47 La première étape de l’analyse consiste donc à savoir s’il existe un rapport suffisamment étroit entre le demandeur et le défendeur pour qu’à première vue ce dernier soit tenu à une obligation de diligence envers le demandeur. Notre Cour et d’autres tribunaux se sont maintes fois penchés sur les circonstances donnant naissance à cette obligation depuis que lord Atkin a énoncé le principe du prochain dans l’arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), p. 580 :
[traduction] Le commandement tu aimeras ton prochain devient en droit : tu ne léseras pas ton prochain. À la question de l’avocat : Qui est mon prochain? on donnera une réponse restrictive. Il faut agir avec diligence raisonnable pour éviter des actes ou omissions lorsqu’on peut raisonnablement prévoir qu’ils sont susceptibles de léser son prochain. Qui alors est mon prochain en droit? La réponse semble être : les personnes qui sont de si près et si directement touchées par mon acte que je devrais raisonnablement les avoir à l’esprit comme ainsi touchées lorsque je songe aux actes ou omissions qui sont mis en question.
Comme l’a fait remarquer avec éloquence le professeur J. G. Fleming, cet extrait qui sert de préambule sacro‑saint aux analyses judiciaires sur l’obligation contient pourtant une ambiguïté fatale : The Law of Torts (9e éd. 1998), p. 151. Plus précisément, lorsqu’on se réfère aux personnes qui sont de si près et si directement touchées par la conduite en question que le défendeur devrait raisonnablement les avoir à l’esprit, parle‑t‑on de prévisibilité du préjudice et d’obligation? Ou doit‑il y avoir plus que la simple prévisibilité du préjudice?
48 Dans l’arrêt Cooper, précité, la Cour a clairement retenu la dernière approche. Au paragraphe 29 de leurs motifs conjoints, la juge en chef McLachlin et le juge Major ont dit qu’il devait y avoir une prévisibilité raisonnable du préjudice, « plus autre chose ». Au paragraphe 31, ils ont conclu que cette « autre chose » était la proximité : pour que le défendeur soit tenu envers le demandeur à une obligation de diligence, la prévisibilité raisonnable du préjudice doit se doubler de la proximité. Ce n’est que si le préjudice est une conséquence raisonnablement prévisible de la conduite en question et que les parties sont liées entre elles par un degré suffisant de proximité qu’on peut conclure à l’existence d’une obligation de diligence prima facie. Qu’entend‑on alors précisément par proximité?
49 La juge en chef McLachlin et le juge Major ont conclu au par. 32 que, dans le contexte du droit en matière de négligence, le terme « proximité » servait à décrire le genre de lien permettant de justifier l’imposition de l’obligation de diligence en tant que protection contre le préjudice prévisible. Comme notre Cour l’a énoncé dans l’arrêt Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, par. 24 :
L’expression « lien étroit », utilisée par lord Wilberforce dans l’arrêt Anns, précité, visait clairement à laisser entendre que les circonstances entourant le lien existant entre le demandeur et le défendeur sont telles qu’on peut affirmer que le défendeur est tenu de se soucier des intérêts légitimes du demandeur dans la gestion de ses affaires.
50 L’examen consiste donc essentiellement à apprécier la nature de ce lien afin de déterminer s’il est juste et équitable d’imposer une obligation de diligence au défendeur. Les facteurs pertinents à cet égard dépendent des circonstances de l’affaire. Comme la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) l’a dit dans l’arrêt Norsk, précité, p. 1151, « [l]e lien étroit peut être utilement considéré non pas tellement comme un critère en soi, mais comme une notion large qui peut inclure différentes catégories d’affaires comportant différents facteurs » (cité avec approbation dans les arrêts Hercules Managements, précité, par. 23, et Cooper, précité, par. 35). Parmi les facteurs qui peuvent s’avérer pertinents quant à l’examen, mentionnons les attentes des parties, les déclarations, la confiance, ainsi que la nature des biens en cause et d’autres intérêts en jeu.
51 À la seconde étape du critère de l’arrêt Anns, le juge de première instance doit se demander s’il existe des considérations de politique résiduelles susceptibles d’écarter l’obligation de diligence, d’en réduire la portée ou de limiter la catégorie des personnes à qui elle est due. Dans l’arrêt Cooper, la juge en chef McLachlin et le juge Major ont écrit au par. 37 qu’à cette étape de l’analyse, ces considérations ne portent pas sur le lien existant entre les parties, mais bien sur l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général. À ce stade de l’analyse, il s’agit de savoir s’il existe une considération de politique générale au regard de laquelle l’imposition d’une obligation de diligence serait malavisée, et ce même si le préjudice était une conséquence raisonnablement prévisible de la conduite en question et que les parties étaient liées par un degré suffisant de proximité pour que l’imposition d’une obligation ne soit pas injuste.
(2) Application du critère de l’arrêt Anns
52 Les appelants invoquent essentiellement le manquement du chef, de la commission et de la province à l’obligation qui leur incombait d’agir avec diligence raisonnable pour veiller à ce que les agents défendeurs remplissent leur obligation légale de collaborer à l’enquête de l’UES. Pour que ce manquement donne ouverture à une action pour négligence, les défendeurs doivent d’abord être véritablement tenus envers les appelants à une telle obligation. Suivant l’analyse énoncée précédemment, la famille Odhavji doit faire la preuve de chacun des éléments suivants : (i) le préjudice reproché est une conséquence raisonnablement prévisible du manquement allégué; (ii) un lien suffisamment étroit unit les parties, de sorte qu’il ne serait pas injuste ou inéquitable d’imposer une obligation de diligence aux défendeurs; (iii) aucune considération de politique générale n’écarte cette obligation ou n’en restreint la portée de quelque façon que ce soit. Si les défendeurs ne sont pas tenus à une telle obligation envers les appelants, il est évident et manifeste que les actions en négligence sont vouées à l’échec.
(i) Le chef de police Boothby
53 Pour conclure que le préjudice reproché est une conséquence raisonnablement prévisible de la conduite du chef, il faut tout d’abord avoir conclu qu’il était raisonnablement prévisible que ce préjudice découle d’une enquête inadéquate sur la fusillade. S’il n’est pas raisonnablement prévisible que les demandeurs souffrent de problèmes psychiatriques par suite d’une enquête inadéquate sur l’incident, il n’est pas raisonnablement prévisible que l’omission du chef de veiller à ce que les agents défendeurs collaborent avec l’UES cause préjudice aux demandeurs.
54 À mon avis, il n’est pas évident à première vue qu’on a satisfait à ce critère préliminaire. Quoiqu’on ait pu s’attendre à ce qu’une enquête inadéquate occasionne des souffrances aux proches de M. Odhavji ou les mette en colère, il est moins évident qu’on puisse assimiler ces souffrances ou cette colère à des problèmes psychiatriques susceptibles d’indemnisation. Néanmoins, je ne crois pas que ce préjudice constitue, de façon « évidente et manifeste », une conséquence imprévisible de l’omission des agents défendeurs de collaborer à l’enquête. La tâche qui attend les appelants peut s’avérer ardue, mais on ne devrait pas les priver de la possibilité de démontrer que le préjudice dont ils se plaignent est une conséquence raisonnablement prévisible d’une enquête interrompue ou autrement inadéquate sur la fusillade. Il est raisonnablement prévisible que l’omission des agents de collaborer à l’enquête de l’UES cause préjudice aux appelants. Comme le chef devait s’assurer de la collaboration des agents à l’enquête de l’UES, il est raisonnablement prévisible que son omission à cet égard cause aussi préjudice aux appelants.
55 Nous devons ensuite nous demander s’il existe une proximité suffisante entre les parties pour qu’une obligation de diligence puisse incomber à juste titre au
chef. Il se peut que les appelants puissent démontrer qu’il était raisonnablement prévisible que l’inconduite alléguée leur causerait des problèmes psychiatriques, mais la prévisibilité à elle seule ne saurait justifier l’existence d’une obligation prima facie de diligence. Outre la prévisibilité, les appelants doivent démontrer qu’il est juste et équitable d’imposer au chef une obligation de droit privé de veiller à ce que les agents défendeurs collaborent avec l’UES. Un large éventail de facteurs peuvent s’avérer pertinents à cet égard, y compris un lien étroit de causalité, les attentes des parties ainsi que toute obligation présumée ou imposée. Voir par exemple Norsk, précité, p. 1153; Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860, 2000 CSC 60, par. 51‑52; Cooper, précité, par. 35.
56 En l’espèce, un des facteurs militant en faveur d’une conclusion de proximité est le lien de causalité relativement direct entre l’inconduite alléguée et le préjudice reproché. Comme je l’ai expliqué précédemment, le chef de police est notamment chargé de veiller à ce que les membres du corps de police exercent leurs fonctions conformément aux dispositions de la Loi sur les services policiers. Lorsqu’un membre du public se trouve à subir un préjudice par suite d’une inconduite policière, il existe un lien de causalité extrêmement étroit entre la surveillance négligente et le préjudice qui en résulte : l’omission du chef de police de s’assurer que les membres de corps de police exercent leurs fonctions conformément aux dispositions de la Loi sur les services policiers mène directement à l’inconduite policière, laquelle à son tour mène directement au préjudice reproché. Lorsqu’il omet de s’assurer que les agents défendeurs collaborent avec l’UES, le chef n’est qu’à un pas du préjudice qu’on lui reproche. Bien qu’il ne constitue pas une condition préalable de responsabilité, un lien de causalité étroit vient renforcer le lien entre les parties.
57 Comme second facteur de renforcement du lien unissant le chef aux Odhavji, soulignons que les membres du public s’attendent raisonnablement à ce qu’un chef de police se soucie du préjudice susceptible de résulter d’une inconduite policière. Même si au pays la vaste majorité des policiers exercent leurs pouvoirs de manière responsable, ils peuvent réellement porter préjudice aux membres du public en se conduisant de manière inappropriée dans l’exercice de leurs fonctions. Il est tout à fait raisonnable que les membres du public qui s’exposent aux conséquences de l’inconduite policière puissent s’attendre à ce qu’un chef de police prenne raisonnablement soin d’empêcher que, dans l’exercice de leurs fonctions policières, les membres de son corps de police ne leur causent préjudice par leur conduite inappropriée, ou à tout le moins de les en décourager.
58 Enfin, la compatibilité de cette attente avec les obligations incombant au chef en vertu de l’al. 41(1)b) de la Loi sur les services policiers est à mon avis digne de mention. En application de cet alinéa, le chef est tenu à une obligation distincte de veiller à ce que les membres du corps de police exercent leurs fonctions conformément aux dispositions de la Loi sur les services policiers et aux besoins de la collectivité. Il doit notamment s’assurer que, dans l’exercice de leurs fonctions policières, les membres du corps de police ne portent pas préjudice aux membres du public par leur inconduite. Le fait que le chef est déjà tenu de s’assurer de la collaboration à l’enquête de l’UES milite considérablement en faveur de la thèse selon laquelle il n’est ni injuste ni inéquitable de conclure que le chef devait agir avec diligence envers les demandeurs en veillant à ce que les agents défendeurs collaborent de fait à l’enquête de l’UES.
59 Compte tenu des facteurs qui précèdent, je conclus que les circonstances de la présente espèce satisfont à la première étape du critère de l’arrêt Anns et qu’elles établissent à première vue l’existence d’une obligation de diligence. Si l’on peut raisonnablement prévoir que la décision des agents défendeurs de ne pas collaborer avec l’UES pourrait causer préjudice aux demandeurs, il est dès lors juste d’imposer au chef une obligation de droit privé de s’assurer que les agents collaborent avec l’UES. Par conséquent, il ne reste qu’à se pencher sur l’existence de considérations de politique générale susceptibles d’écarter l’obligation prima facie qui incombe au chef de prévenir l’inconduite.
60 L’avocat du chef prétend que l’imposition à l’égard du chef d’une obligation de droit privé de s’assurer de la collaboration des agents à l’enquête risque de compromettre l’indépendance de l’UES. Je vois mal comment il en serait ainsi, d’autant plus que le chef est déjà tenu par la loi de voir à une telle collaboration. Imposer au chef une obligation de diligence de s’assurer que les membres du corps de police collaborent avec l’UES n’aurait aucune incidence sur la capacité de l’UES de décider quand et comment procéder à cette enquête. L’avocat du chef fait de plus valoir qu’il faut aussi tenir compte d’autres recours possibles, à savoir le processus d’examen des plaintes dont les membres du public peuvent se prévaloir pour se plaindre de la conduite d’un agent de police. Ce que les appelants recherchent, cependant, n’est pas la possibilité de déposer une plainte susceptible de mener à des sanctions disciplinaires, mais plutôt l’indemnisation du préjudice psychologique dont ils ont souffert en raison de la surveillance inadéquate du chef. Le processus d’examen des plaintes du public ne peut d’aucune façon se substituer à la responsabilité pour négligence.
61 Bref, j’estime qu’il serait inopportun de radier l’action intentée contre le chef pour cause de surveillance négligente au motif que celui‑ci n’était nullement tenu à une obligation de diligence envers les demandeurs. Si les demandeurs parviennent à démontrer que le préjudice dont ils se plaignent est une conséquence raisonnablement prévisible de l’omission du chef de s’assurer que les agents défendeurs collaborent avec l’UES, il incombait au chef, tenu à une obligation de diligence de droit privé, de prendre raisonnablement soin d’empêcher une telle inconduite. Le pourvoi incident déposé à l’encontre de la décision de la Cour d’appel de permettre l’instruction de l’action pour négligence engagée contre le chef de police Boothby est par conséquent rejeté.
(ii) La Commission de services policiers de la communauté urbaine de Toronto
62 Les demandeurs n’allèguent pas que la commission était tenue à une obligation de droit privé de s’assurer que les agents défendeurs collaborent en l’espèce à l’enquête de l’UES sur le décès de M. Odhavji, qu’on dit avoir été causé par la faute d’autrui. Leur action se fonde plutôt sur le manquement de la commission à une obligation de diligence qui lui incombait de veiller en général à ce que les agents de police collaborent aux enquêtes de l’UES. Ce ne sont pas les Odhavji en particulier qui sont créanciers de l’obligation de diligence, mais bien la famille de la personne lésée par la police.
63 Il s’agit premièrement de savoir s’il est raisonnablement prévisible que la famille d’une personne lésée par la police souffre d’anxiété aiguë ou de dépression en raison de l’omission de la commission d’élaborer d’autres politiques ou procédures de formation pour veiller à ce que les agents de police collaborent avec l’UES. Rappelons toutefois que la prévisibilité à elle seule ne suffit pas. Même si on pouvait raisonnablement prévoir que la décision de la commission de ne pas élaborer d’autres procédures exacerberait le défaut dit systématique des agents de police de collaborer avec l’UES, et que cela causerait des problèmes psychiatriques aux familles des personnes lésées par la police, nous devons encore décider s’il incombe à la commission une obligation de droit privé de veiller en général à ce que les membres de corps de police collaborent avec l’UES. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la commission n’était nullement assujettie à une telle obligation.
64 J’aborde comme premier facteur l’absence de lien étroit de causalité entre l’inconduite alléguée et le préjudice reproché. Comme je l’ai déjà souligné, le fait qu’un chef de police exerce une surveillance directe sur les membres de corps de police crée une certaine proximité entre lui et les Odhavji; la relation étroite entre la surveillance inadéquate du chef et l’omission subséquente des agents de collaborer avec l’UES établit un lien entre le chef et les personnes lésées par l’inconduite des agents. Le lien avec la commission se révèle cependant beaucoup plus atténué qu’avec le chef. Contrairement à ce dernier, la commission ne s’immisce pas directement dans les opérations quotidiennes des agents de police, voyant plutôt à la mise en œuvre de politiques générales et surveillant le rendement des divers chefs de police. Elle n’exerce aucune supervision à l’égard des membres de corps de police, mais elle supervise le chef (lequel, à son tour, supervise les membres du corps de police). Cette absence d’intervention dans les opérations quotidiennes du corps de police affaiblit considérablement le lien entre la commission et les membres du public lésés par l’inconduite policière.
65 Le second facteur qui distingue la commission du chef est l’absence d’obligation légale de veiller à ce que les membres du corps de police collaborent avec l’UES. Rappelons que parmi les fonctions qui lui incombent expressément, le chef doit veiller à ce que les membres du corps de police se conforment au par. 113(9) de la Loi sur les services policiers. En vertu du par. 31(1), la commission est chargée de la prestation de services policiers convenables et efficaces, mais elle n’est pas expressément tenue de veiller à ce que les membres de corps de police exercent leurs fonctions conformément à la Loi sur les services policiers. L’absence d’une telle obligation est compatible avec la teneur générale du par. 31(1), qui confère à la commission un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer les politiques et les procédures qui s’imposent pour la prestation de services policiers convenables et efficaces. À quelques exceptions près, il est loisible à la commission d’identifier les objectifs à atteindre et d’élaborer des politiques en conséquence.
66 Je reconnais que, pour s’acquitter de l’obligation légale qui lui incombe de fournir des services policiers convenables et efficaces, la commission doit parfois trouver une solution à un problème précis. Si, par exemple, la preuve attestait l’existence d’un problème répandu de recours à une force excessive dans la détention des minorités visibles, on pourrait soutenir que la commission est assujettie à une obligation positive de lutter contre le racisme et le recours à la force excessive qui en résulte. Cependant, les tribunaux devraient en règle générale répugner à s’immiscer dans l’exercice du large pouvoir discrétionnaire de la commission de déterminer les objectifs et les priorités à atteindre, ou les politiques à élaborer dans l’atteinte de ces objectifs. Qu’il suffise de dire que la décision de la commission de ne pas élaborer d’autres politiques ou procédures de formation au regard du par. 113(9) ne constitue pas un manquement à son obligation relative à la prestation de services policiers « convenables et efficaces ».
67 C’est sur cette toile de fond que je conclus que les circonstances entourant le lien entre le demandeur et le défendeur ne sont pas de nature à commander à juste titre l’imposition d’une obligation de diligence consistant à veiller à ce que les membres du corps de police collaborent avec l’UES. L’appel de la décision de la Cour d’appel de radier l’action contre la commission est rejeté.
(iii) La province
68 Comme dans le cas de la commission, les demandeurs n’allèguent pas que la province était tenue, par l’entremise du solliciteur général, à une obligation de droit privé de veiller à ce que les agents défendeurs collaborent en l’espèce à l’enquête sur le décès de M. Odhavji, qu’on dit avoir été causé par la faute d’autrui. Ils invoquent plutôt, comme fondement de leur action, le manquement de la province à une obligation de droit privé de mettre en place des politiques et des procédures de formation en vue de s’assurer de la collaboration générale des membres du corps de police avec l’UES. Vu que mes conclusions quant à l’action intentée contre la commission valent tout autant pour l’action dirigée contre la province, l’analyse qui suit est assez brève.
69 Comme précédemment, j’hésite à dire qu’on pouvait raisonnablement prévoir que la décision du solliciteur général de ne pas instaurer d’autres politiques et procédures de formation au regard du par. 113(9) occasionnerait aux familles des personnes lésées par la police des problèmes psychiatriques ouvrant droit à indemnisation. Il s’agit toutefois là d’une question qu’il convient d’instruire au procès. Mais même s’il était raisonnablement prévisible que l’omission du solliciteur général de mettre en œuvre d’autres politiques et procédures de formation au regard du par. 113(9) causerait aux familles des personnes lésées par la police des problèmes psychiatriques pour lesquels ils pouvaient être indemnisés, il n’existe pas entre les parties une proximité suffisante pour conclure que la province est soumise à une obligation de droit privé de veiller au respect du par. 113(9) de la Loi sur les services policiers par les membres du corps de police.
70 À l’instar de la commission, la province n’intervient pas directement dans les opérations quotidiennes des membres du corps de police. Alors que le chef de police exerce une surveillance directe sur les membres de son corps de police, l’intervention du solliciteur général dans les opérations des agents de police se limite à une obligation générale de surveiller les commissions de police et les corps de police pour veiller à ce que des services policiers convenables et efficaces soient offerts et d’élaborer des programmes visant à accroître le caractère professionnel de la formation, des normes et des pratiques policières, et d’en faire la promotion. Comme la commission, la province joue un rôle très effacé, peut‑être même davantage. L’absence d’intervention directe dans les opérations quotidiennes des membres du corps policier affaiblit considérablement le lien entre la province et les demandeurs. La province est tout simplement trop éloignée des opérations quotidiennes des membres du corps policier pour être assujettie à une obligation de droit privé de veiller à ce que ceux‑ci collaborent avec l’UES.
71 À cette situation s’ajoute le fait qu’il n’incombe pas de par la loi au ministre responsable de s’assurer que les agents de police collaborent avec l’UES. Suivant le par. 3(2) de la Loi sur les services policiers, le solliciteur général a généralement pour fonction de surveiller les corps de police pour veiller à ce que des services policiers convenables et efficaces soient offerts. Il n’a toutefois pas à s’assurer que les membres de corps de police exercent leurs fonctions conformément à la Loi sur les services policiers et aux besoins de la collectivité. Bien que je n’exclue pas la possibilité que le par. 3(2) serve de fondement à une obligation légale de corriger une inconduite généralisée ou systémique particulièrement grave, les circonstances en l’espèce ne font pas naître une telle obligation. La décision du solliciteur général de ne pas mettre sur pied d’autres politiques ou procédures de formation au regard du par. 113(9) ne constitue pas un manquement de sa part à l’obligation qui lui incombe de veiller à ce que la commission offre des services policiers « convenables et efficaces dans la municipalité ».
72 Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la province n’est pas tenue envers les demandeurs à une obligation de diligence. En l’absence d’une intervention plus directe dans les opérations quotidiennes des agents de police ou d’une obligation légale de veiller au respect du par. 113(9) par les membres de corps de police, il serait inopportun d’imposer à la province une obligation de droit privé de s’assurer que les membres du corps de police collaborent avec l’UES. L’appel de la décision de la Cour d’appel de radier l’action intentée contre la province est rejeté.
(3) Dommages‑intérêts
73 Il faut considérer, comme dernier facteur, la prétention des défendeurs portant que les préjudices qui auraient été subis ne donnent pas ouverture à indemnisation. En conséquence, ils soutiennent que même s’ils étaient soumis à une obligation de diligence envers les demandeurs, les actions pour négligence sont, de manière évidente et manifeste, vouées à l’échec.
74 Comme nous l’avons vu s’agissant des actions pour faute dans l’exercice d’une charge publique, les tribunaux sont prudents lorsqu’ils sont appelés à protéger le droit individuel à un certain bien‑être mental; il est toutefois bien établi que le demandeur qui souffre d’une « maladie visible et prouvable » ou de « dommages physiques ou psychopathologiques perceptibles » peut réclamer une indemnité pour problèmes psychiatriques. Au stade des actes de procédure, il suffit que les demandeurs allèguent dans leur déclaration que la négligence des défendeurs a été la cause de leurs souffrances morales, de leur colère, de leur dépression et de leur anxiété. Les questions relatives à la causalité et à l’importance des problèmes psychiatriques devront être tranchées au procès.
D. L’adjudication des dépens par la Cour d’appel
75 Il nous faut enfin examiner la décision de la Cour d’appel de suivre la règle usuelle selon laquelle la partie ayant obtenu gain de cause a droit aux dépens. Les demandeurs soutiennent qu’il était inapproprié pour la Cour d’appel d’octroyer les dépens aux agents défendeurs et à la province. Du consentement des parties, une ordonnance « sans frais » a été rendue pour les actions engagées contre le chef et la commission. Les demandeurs font valoir qu’étant parties à un litige d’intérêt public, ils n’auraient pas dû être condamnés aux dépens.
76 Quoiqu’on puisse invoquer dans certaines circonstances des arguments convaincants pour déroger aux règles normales en matière de dépens, je m’explique mal en quoi les demandeurs en l’espèce peuvent être parties à un litige d’intérêt public. Selon ce qu’ils allèguent, il existe généralement deux types de parties à un litige d’intérêt public : (i) celles qui n’ont aucun intérêt pécuniaire direct ou autre intérêt matériel dans l’instance (par ex., une organisation sans but lucratif); et (ii) celles qui n’ont pas d’intérêt pécuniaire, mais dont l’intérêt dans l’instance est peu considérable comparativement à son coût. Les demandeurs dans le présent pourvoi ne relèvent d’aucune de ces catégories — et ne sont pas visés par leur propre définition de ce qu’est une partie à un litige d’intérêt public. En fait, il est difficile de concevoir qu’un demandeur qui réclame plusieurs millions de dollars en dommages‑intérêts puisse être partie à un litige d’intérêt public. Le fait que les actions mettent en cause les autorités publiques et qu’elles soulèvent des questions d’intérêt public ne suffit pas à modifier la nature fondamentale du litige.
77 Qui plus est, en application du par. 57.01(1) des Règles de procédure civile, l’adjudication des dépens dans une instance relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal. Par conséquent, à défaut de motif clair et impérieux, notre Cour ne devrait pas s’immiscer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un tribunal de juridiction inférieure. Voir par exemple l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315. En l’espèce, rien ne nous permet de modifier la décision de la Cour d’appel d’adjuger les dépens conformément à la règle usuelle voulant que la partie qui obtient gain de cause y a droit.
V. Dispositif
78 En définitive, l’appel interjeté contre la décision de la Cour d’appel de radier les actions fondées sur la faute dans l’exercice d’une charge publique est accueilli. Le jugement de la Cour d’appel est annulé et une ordonnance sera rendue portant radiation de l’expression « ou devaient savoir » de la déclaration modifiée. Le pourvoi incident visant la décision de la Cour d’appel de permettre l’instruction de l’action pour négligence intentée contre le chef relativement à l’enquête de l’UES est rejeté, tout comme l’appel de la décision de la Cour d’appel de radier les actions pour négligence dirigées contre la commission et la province relativement à l’enquête de l’UES. Quoiqu’il y ait eu gain de cause partagé, les demandeurs ont connu un succès important en ce qui concerne les actions contre les agents défendeurs et le chef. Je suis donc d’avis d’adjuger les dépens en faveur des demandeurs devant notre Cour.
Pourvoi accueilli en partie et pourvoi incident rejeté avec dépens.
Procureurs des appelants/intimés dans le pourvoi incident : Falconer Charney Macklin, Toronto.
Procureurs des intimés Woodhouse et Gerrits : Borden Ladner Gervais, Toronto.
Procureurs de l’intimé/appelant dans le pourvoi incident David Boothby, chef de police de la communauté urbaine de Toronto, et l’intimée la Commission de services policiers de la communauté urbaine de Toronto : Ville de Toronto, Toronto.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Torys, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Alliance urbaine sur les relations interraciales : Fasken Martineau DuMoulin, Toronto.
Procureurs de l’intervenante African Canadian Legal Clinic : African Canadian Legal Clinic, Toronto.
Procureur de l’intervenant Mental Health Legal Committee : Suzan E. Fraser, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Association in Defence of the Wrongfully Convicted : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureurs de l’intervenant Innocence Project of Osgoode Hall Law School : Ruby & Edwardh, Toronto.