COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, [2007] 3 R.C.S. 129, 2007 CSC 41
Date : 20071004
Dossier : 31227
Entre :
Jason George Hill
Appelant / Intimé au pourvoi incident
et
Commission des services policiers de la
municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth,
Jack Loft, Andrea McLaughlin, Joseph
Stewart, Ian Matthews et Terry Hill
Intimés / Appelants au pourvoi incident
‑ et ‑
Procureur général du Canada, Procureur général
de l’Ontario, Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.,
Association in Defence of the Wrongly Convicted,
Association canadienne des chefs de police,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Association
canadienne des libertés civiles, Association canadienne des
policiers et Police Association of Ontario
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 106)
Motifs dissidents quant
au pourvoi incident :
(par. 107 à 188)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Abella)
La juge Charron (avec l’accord des juges Bastarache et Rothstein)
______________________________
Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, [2007] 3 R.C.S. 129, 2007 CSC 41
Jason George Hill Appelant/Intimé au pourvoi incident
c.
Commission des services policiers de la
municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth,
Jack Loft, Andrea McLaughlin, Joseph Stewart,
Ian Matthews et Terry Hill Intimés/Appelants au pourvoi incident
et
Procureur général du Canada, procureur général
de l’Ontario, Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.,
Association in Defence of the Wrongly Convicted,
Association canadienne des chefs de police,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Association
canadienne des libertés civiles, Association canadienne des
policiers et Police Association of Ontario Intervenants
Répertorié : Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth
Référence neutre : 2007 CSC 41.
No du greffe : 31227.
2006 : 10 novembre; 2007 : 4 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Goudge, Feldman, MacPherson, MacFarland et LaForme) (2005), 76 O.R. (3d) 481, 259 D.L.R. (4th) 676, 202 O.A.C. 310, 36 C.C.L.T. (3d) 105, 33 C.R. (6th) 269, [2005] O.J. No. 4045 (QL), qui a confirmé une décision du juge Marshall (2003), 66 O.R. (3d) 746, [2003] O.J. No. 3487 (QL). Pourvoi rejeté. Pourvoi incident rejeté, les juges Bastarache, Charron et Rothstein sont dissidents.
Sean Dewart, Louis Sokolov et Charlene Wiseman, pour l’appelant/intimé au pourvoi incident.
David G. Boghosian et Courtney Raphael, pour les intimés/appelants au pourvoi incident.
Anne M. Turley, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
M. Michele Smith et Heather C. Mackay, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Jonathan Rudin et Kimberly R. Murray, pour l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.
Julian N. Falconer et Sunil S. Mathai, pour l’intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted.
Leona K. Tesar et Gregory R. Preston, pour l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police.
Mark J. Sandler et Joseph Di Luca, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Bradley E. Berg et Allison A. Thornton, pour l’intervenante l’Association
canadienne des libertés civiles.
Ian Roland et Emily Lawrence, pour les intervenantes l’Association canadienne des policiers et Police Association of Ontario.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Abella rendu par
La Juge en chef —
I. Introduction
1 Les policiers doivent enquêter sur les crimes. C’est leur devoir. Dans la grande majorité des cas, ils le font avec prudence et diligence. Or, il leur arrive parfois de commettre des erreurs, et ces erreurs sont susceptibles d’avoir de graves conséquences. Une personne innocente peut, à cause d’une négligence de la police, faire l’objet d’une enquête, d’une arrestation, puis d’un emprisonnement. L’appelant, Jason George Hill, prétend que c’est ce qui lui est arrivé.
2 Le policier engage‑t‑il sa responsabilité lorsque, dans le cadre d’une enquête, sa conduite inacceptable inflige un préjudice au suspect? Dans l’affirmative, quelle norme devrait s’appliquer pour évaluer la conduite du policier? Plus généralement, les actes du policier pendant une enquête ou lors d’une arrestation sont‑ils susceptibles d’examen suivant le droit de la négligence ou, pour des raisons d’ordre public, le policier doit‑il être à l’abri de toute responsabilité délictuelle? Telles sont les questions que soulève le présent pourvoi.
3 Je conclus qu’en droit canadien de la négligence, le policier n’est pas à l’abri de la responsabilité, qu’il a une obligation de diligence envers le suspect sous enquête et que ses actes en cours d’enquête doivent être appréciés selon la norme du policier raisonnable placé dans la même situation. Le délit d’enquête négligente existe au Canada, et le juge de première instance et la Cour d’appel ont eu raison de statuer sur l’action de l’appelant en conséquence. Le droit de la négligence exige une enquête policière non pas parfaite, mais seulement raisonnable. Lorsque la norme du caractère raisonnable n’est pas observée, le droit de la négligence prévoit que le policier peut être tenu responsable du préjudice causé au suspect.
II. Faits et historique des procédures judiciaires
4 Dans la présente affaire, une malheureuse succession d’événements a fait en sorte qu’une personne innocente se retrouve sous enquête policière, soit jugée, reconnue coupable à tort, puis acquittée enfin après plus de 20 mois d’incarcération pour un crime qu’elle n’avait pas commis.
5 Entre le 16 décembre 1994 et le 23 janvier 1995, dix vols qualifiés ont été commis à Hamilton. Le modus operandi semble avoir toujours été essentiellement le même. Des témoins oculaires ont décrit le suspect de manière semblable. S’appuyant sur cette similitude des modus operandi et des signalements, les policiers ont rapidement conclu que tous les vols étaient le fait d’une seule et même personne : le « voleur au sac en plastique ».
6 Au fil de l’enquête, les policiers ont soupçonné l’appelant, Jason George Hill, d’avoir perpétré les vols « au sac en plastique ». Ils ont transmis sa photo aux médias, puis organisé une séance d’identification à partir de photos — celles de M. Hill, un Autochtone, et de onze Blancs lui ressemblant. Le 27 janvier 1995, ils ont arrêté M. Hill et l’ont inculpé de dix vols qualifiés. La preuve dont ils disposaient alors consistait dans une information communiquée à Échec au crime, l’identification par un policier à partir d’une photo obtenue grâce à la vidéosurveillance, l’identification par plusieurs témoins oculaires (certains plus catégoriques que d’autres), la possibilité qu’un policier ait aperçu M. Hill près du lieu de l’un des vols, la déposition d’un témoin oculaire selon lequel le voleur semblait être autochtone (comme M. Hill) et la croyance des policiers qu’une seule et même personne avait commis les dix vols.
7 Au moment de l’arrestation de M. Hill, la police détenait une preuve susceptible de le disculper, à savoir une information anonyme communiquée à Échec au crime le 25 janvier 1995 et selon laquelle deux hommes d’origine hispanique (« Frank » et « Pedro ») avaient commis les vols. Puis, d’autres éléments de preuve disculpatoires se sont ajoutés. Deux vols semblables ont été commis pendant que M. Hill était en détention. Ils s’apparentaient aux vols antérieurs pour ce qui est de la description du voleur et du modus operandi, mais ils avaient été commis sous la menace d’une arme à feu. Grâce au programme Échec au crime, la police a reçu une deuxième information concernant « Frank » : il ressemblait à Jason George Hill et il riait du fait que ce dernier était tenu responsable à tort des vols qu’il avait commis. Chargé de l’enquête sur les deux derniers vols, l’inspecteur Millin a été informé par un collègue qu’un certain Frank Sotomayer pouvait être le voleur. Il a recueilli des éléments de preuve et d’information tendant à inculper M. Sotomayer : MM. Sotomayer et Hill se ressemblaient beaucoup, des éléments de preuve confirmaient l’information communiquée à Échec au crime relativement à « Frank » et la personne photographiée lors des premiers vols ressemblait davantage à M. Sotomayer qu’à M. Hill. Les renseignements obtenus au cours de l’enquête sur les vols plus récents ont été transmis au policier chargé de l’enquête sur la première série de vols, l’inspecteur Loft.
8 Deux des accusations portées contre M. Hill ont été retirées au vu de ces éléments nouveaux, la police ayant conclu que M. Sotomayer, et non M. Hill, avait commis ces vols. Elle n’a cependant pas abandonné toutes les accusations.
9 Des procédures judiciaires ont été engagées contre M. Hill relativement aux huit autres accusations. Pendant l’enquête préliminaire, le ministère public a abandonné deux autres accusations après qu’un témoin eut déclaré que M. Hill n’était pas la personne qui l’avait volé. Le procureur adjoint de la poursuite a laissé tomber cinq autres accusations. Une seule accusation demeurait, et le ministère public a décidé d’y donner suite, essentiellement parce que deux témoins oculaires, les caissières, affirmaient toujours reconnaître M. Hill.
10 À l’issue du procès en mars 1996, M. Hill a été reconnu coupable de vol qualifié. Il a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité, alléguant des erreurs de droit commises par le juge du procès. Le 6 août 1997, il a eu gain de cause et un nouveau procès a été ordonné. Le 20 décembre 1999, il a finalement été acquitté à l’égard de tous les chefs d’accusation de vol qualifié.
11 En résumé, M. Hill a d’abord été soupçonné par les policiers en janvier 1995 et il est demeuré dans l’engrenage du système de justice à titre de suspect, d’accusé puis de personne déclarée coupable jusqu’en décembre 1999. Il a été emprisonné pendant plus de 20 mois au total, mais de manière discontinue.
12 M. Hill a poursuivi au civil la police (la Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth et certains policiers) et les procureurs de la Couronne ayant participé à l’enquête préliminaire et au procès. Les poursuites engagées contre certains policiers et tous les procureurs de la Couronne ont été abandonnées avant l’instruction. L’action visant les autres défendeurs alléguait la négligence, la poursuite abusive et la violation des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. Le présent pourvoi porte sur l’allégation de négligence.
13 M. Hill soutient que l’enquête policière a été négligente à maints égards. Il conteste l’identification par les deux caissières au motif qu’elles ont été interrogées ensemble (et non séparément, comme le conseillaient des directives non impératives) et que sa photo publiée dans le journal et l’identifiant comme étant le suspect se trouvait sur leurs bureaux. Il conteste plus particulièrement les méthodes d’interrogatoire des témoins et le déroulement de la séance d’identification photographique. Il reproche également à la police de n’avoir pas rouvert l’enquête comme elle aurait dû le faire après la découverte de nouveaux éléments qui remettaient en question le bien‑fondé de son arrestation initiale.
14 Au procès, le juge Marshall de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que la police n’avait pas fait preuve de négligence ((2003), 66 O.R. (3d) 746). À son avis, les policiers ont agi de façon aussi diligente que l’auraient fait des professionnels raisonnablement compétents placés dans la même situation. Ils ont agi dans le feu de l’action en l’absence de toute procédure policière établie, et ce serait se livrer à [traduction] « une appréciation rétrospective simpliste » des faits que de conclure à leur négligence (par. 75). Le juge de première instance s’est montré très compatissant envers M. Hill. Il a relevé des faiblesses dans la preuve recueillie par les policiers. Il a néanmoins conclu au respect de la norme de diligence à laquelle devait alors satisfaire un policier raisonnable (par. 75‑76).
15 M. Hill en a appelé de la décision. La Cour d’appel a unanimement conclu à l’existence du délit d’enquête négligente et à l’application de la norme de diligence du policier raisonnable placé dans la même situation, sauf au moment de l’arrestation, où la norme de diligence est liée à celle des motifs raisonnables et probables ((2005), 76 O.R. (3d) 481). Les juges de la Cour d’appel ont cependant été partagés quant à l’application du délit d’enquête négligente aux faits de l’espèce.
16 Les trois juges majoritaires (le juge MacPherson avec l’accord des juges Goudge et MacFarland) ont conclu qu’il n’y avait pas eu inobservation de la norme de diligence et que les policiers ne devaient pas être reconnus coupables de négligence. Ils ont estimé que les éléments contestés de l’enquête préalable à l’arrestation respectaient la norme de diligence. Plus particulièrement, ils n’étaient pas disposés à conclure que la séance d’identification photographique avait été empreinte de négligence. Vu l’absence à l’époque de règles ou de procédures uniformes en la matière, on ne pouvait dire avec certitude que les policiers n’avaient pas agi comme l’auraient fait des policiers raisonnables appelés à tenir une séance d’identification photographique dans les mêmes circonstances. En outre, il n’avait pas été établi que cette séance avait été foncièrement tendancieuse, ni que l’omission de rouvrir l’enquête relevait de la négligence. Premièrement, [traduction] « Hamilton est une grande ville où sont perpétrés de nombreux vols de banque », de sorte que, même s’ils savaient que les derniers vols avaient été commis par M. Sotomayer, les policiers pouvaient raisonnablement ne pas douter du bien‑fondé de l’arrestation antérieure de l’appelant (par. 112). Deuxièmement, il était raisonnable de ne pas faire le lien entre les vols pour lesquels M. Hill avait été arrêté et ceux perpétrés par la suite, car contrairement aux premiers, les seconds avaient été commis à l’aide d’une arme à feu. Troisièmement, à la lumière des nouveaux renseignements obtenus, la police a pris des mesures importantes, dont celle d’abandonner certaines accusations portées contre M. Hill. Quatrièmement, certains des principaux éléments de preuve incriminaient toujours M. Hill malgré l’arrestation de M. Sotomayer pour quelques‑uns des « vols au sac en plastique », notamment l’identification par témoins oculaires. En dernier lieu, c’est le procureur de la Couronne, et non la police, qui a décidé en fin de compte de la tenue d’un procès.
17 Dissidents, les juges Feldman et LaForme ont estimé que certains actes reprochés aux policiers constituaient une omission négligente de rouvrir l’enquête. Selon eux, le juge de première instance avait commis des erreurs de droit ainsi que des erreurs de fait manifestes et dominantes en concluant que la tenue de la séance d’identification photographique et l’omission de reprendre l’enquête n’équivalaient pas à de la négligence. Une séance d’identification à partir des photos d’un Autochtone et de onze Blancs est [traduction] « susceptible à première vue d’être foncièrement tendancieuse et présente un risque évident d’injustice »; partant, elle « ne respecte pas la norme de diligence applicable aux policiers » (par. 156). Les juges Feldman et LaForme ont aussi conclu que les policiers n’avaient pas donné suite à un certain nombre d’éléments de preuve qui auraient pu disculper M. Hill (par. 144 et suiv.).
18 M. Hill se pourvoit devant notre Cour au motif que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu tort de conclure que l’enquête policière ayant mené à son arrestation et à son inculpation n’était pas empreinte de négligence. Dans son pourvoi incident, le service de police allègue que le délit d’enquête négligente n’existe pas en droit canadien.
III. Analyse
Le délit d’enquête négligente
1. Obligation de diligence
19 À cette étape, il faut déterminer si, en droit, le policier a une obligation de diligence envers le suspect sous enquête. Le débat perdure au Canada. La question divise les juridictions inférieures, et la Cour n’en a jamais été saisie. Nous devons donc nous demander s’il y a lieu, par principe, de reconnaître l’existence d’une telle obligation de diligence.
20 Deux questions se posent pour déterminer si une personne a une obligation de diligence envers autrui : (1) La relation entre le demandeur et le défendeur présente‑t‑elle une prévisibilité et une proximité suffisantes pour établir une obligation de diligence prima facie? (2) Dans l’affirmative, d’autres considérations de politique générale sont‑elles de nature à écarter ou à limiter cette obligation de diligence? (Voir Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), confirmé et explicité par notre Cour dans de nombreux arrêts, dont Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79, par. 25 et 29‑39, Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, 2001 CSC 80, par. 9, Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, 2003 CSC 69, par. 47‑50, et Childs c. Desormeaux, [2006] 1 R.C.S. 643, 2006 CSC 18, par. 47.)
a) La relation établit‑elle une obligation de diligence prima facie?
21 À cette étape, l’analyse vise à déterminer si la relation entre les parties a fait naître en droit une obligation de diligence.
22 Le premier élément à considérer est la prévisibilité. Dans l’arrêt fondamental Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), lord Atkin dit :
[traduction] Le commandement tu aimeras ton prochain devient en droit : tu ne léseras pas ton prochain. À la question de l’avocat : Qui est mon prochain? on donnera une réponse restrictive [. . .] Qui alors est mon prochain en droit? La réponse semble être : les personnes qui sont de si près et si directement touchées par mon acte que je devrais raisonnablement les avoir à l’esprit comme ainsi touchées lorsque je songe aux actes ou omissions qui sont mis en question. [Je souligne; p. 580.]
Lord Atkin ajoute qu’[traduction] « il faut agir avec diligence raisonnable pour éviter des actes ou omissions lorsqu’on peut raisonnablement prévoir qu’ils sont susceptibles de léser son prochain » (p. 580). Pour déterminer s’il existe une obligation de diligence, il faut donc se demander d’abord s’il était raisonnablement prévisible que les actes de l’auteur allégué de la faute causent un préjudice à la victime.
23 Par ailleurs, comme l’a reconnu l’arrêt Donoghue et confirmé par l’arrêt Cooper de notre Cour, la prévisibilité ne suffit pas à elle seule à établir le lien requis. Pour imposer une obligation de diligence, « il doit aussi y avoir proximité ou un lien étroit et direct » : Cooper, par. 22. Pour déterminer s’il y a proximité, la preuve doit révéler des éléments selon lesquels le lien entre le demandeur et le défendeur était suffisamment étroit pour faire naître en droit une obligation de diligence. L’accent est mis sur le lien entre l’auteur allégué de la faute et la victime : au regard de cette relation, convient‑il d’imputer une responsabilité à l’égard des actes de l’auteur allégué de la faute?
24 En général, la détermination d’un rapport de proximité suppose l’examen de la relation en cause au regard, par exemple, des attentes, des déclarations, de la confiance, des biens en cause et des autres intérêts en jeu : Cooper, par. 34. À relations différentes, considérations différentes. « Les facteurs susceptibles de satisfaire à l’exigence de proximité sont variés et dépendent des circonstances de l’affaire. On chercherait en vain une caractéristique unique unificatrice » : Cooper, par. 35. Aucun facteur ou règle unique, ni aucune liste définitive de facteurs ne peut s’appliquer dans tous les cas. « Le lien étroit peut être utilement considéré non pas tellement comme un critère en soi, mais comme une notion large qui peut inclure différentes catégories d’affaires comportant différents facteurs » (Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, p. 1151, cité dans l’arrêt Cooper, par. 35).
25 On peut considérer que la proximité (ou le lien étroit) englobe différentes relations pour lesquelles les tribunaux ont conclu à l’existence d’une obligation de diligence. Dans la plupart des affaires de négligence, le demandeur invoque une relation dont il est déjà reconnu qu’elle fait naître une obligation de diligence. La relation entre l’automobiliste et les autres usagers de la route, celle du médecin et de son patient, et celle de l’avocat et de son client sont quelques‑unes des relations où l’existence d’un lien de proximité suffisant pour faire naître une obligation de diligence prima facie est reconnue, à condition que la prévisibilité soit établie. La liste des relations suffisamment étroites pour engager la responsabilité n’est cependant pas définitive. Il arrive qu’un demandeur prétende qu’une relation sur laquelle les tribunaux ne se sont pas encore penchés emporte une obligation de diligence dont l’inobservation engage la responsabilité. Les tribunaux doivent alors se demander si un lien étroit suffisant est établi. Si tel est le cas, et que l’obligation prima facie n’est pas écartée pour des raisons de principe au deuxième volet du critère de l’arrêt Anns, la relation sera dès lors reconnue comme étant susceptible de faire naître une obligation de diligence dont l’inobservation engage la responsabilité. La notion de responsabilité pour négligence offre ainsi une grande certitude grâce à la délimitation des relations susceptibles d’engager la responsabilité, bien que d’autres relations puissent s’ajouter pour tenir compte de données nouvelles et de l’évolution constante des conceptions de la justice.
26 En l’espèce, la négligence est alléguée relativement à une relation sur laquelle les tribunaux ne se sont encore jamais penchés, à savoir celle existant entre le policier enquêteur et le suspect. Nous devons donc nous demander si, à la lumière des principes appliqués jusqu’à ce jour, cette relation présente une proximité suffisante pour justifier l’imposition d’une obligation de diligence.
27 Avant de passer à l’analyse approfondie du lien de proximité, il convient de préciser que les présents motifs ne portent que sur une relation très particulière, celle entre le policier et le suspect sous enquête. Certaines considérations pertinentes pour la proximité et les principes s’appliquent à cette relation, dont les attentes raisonnables de la personne visée par l’enquête policière, l’importance des intérêts en jeu pour le suspect, les obligations légales des policiers envers les suspects suivant la Charte et les lois qui régissent la police, de même que l’importance de concilier l’efficacité de l’enquête policière et la protection des droits fondamentaux du suspect ou de l’inculpé. Il se peut fort bien que les éléments pris en compte dans l’analyse relative à la proximité et aux considérations de politique générale diffèrent pour d’autres relations avec un policier, notamment celles entre un policier et une victime ou entre un chef de police et la famille d’une victime. Le présent pourvoi ne porte que sur le lien entre le policier et le suspect sous enquête. Si, ultérieurement, un demandeur allègue qu’une autre relation engage la responsabilité pour négligence des policiers, il faudra reprendre l’analyse fondée sur l’arrêt Anns en fonction des considérations différentes que fait intervenir l’interaction du policier avec une autre personne que le suspect sous enquête. De la sorte, le droit de la responsabilité délictuelle évoluera d’une manière qui tient compte des avantages de la reconnaissance d’une obligation dans une situation nouvelle qui s’y prête, mais également d’une façon suffisamment graduelle pour que le droit demeure raisonnablement certain. En outre, je ne peux faire droit à la prétention selon laquelle la jurisprudence relative à la relation entre le policier et la victime ou entre le chef de police et la famille de la victime est déterminante dans la présente affaire, bien que certains éléments de l’analyse qui y est faite puissent être instructifs et s’appliquer en l’espèce. (Voir les jugements Odhavji et Jane Doe c. Metropolitan Toronto (Municipality) Commissioners of Police (1998), 160 D.L.R. (4th) 697 (C. Ont. (Div. gén.)).) Je signale que la décision Jane Doe a été rendue par un tribunal inférieur et que le débat perdure quant à la teneur et à la portée de la ratio decidendi dans cette affaire. Je n’entends pas trancher le débat dans le cadre du présent pourvoi. Malgré tout le respect que je dois à la Cour d’appel qui, dans une certaine mesure, s’est appuyée sur cette décision, j’estime en fait que cette décision n’est guère utile en l’espèce.
28 Cela dit, je déterminerai maintenant s’il existe entre le policier et le suspect sous enquête un lien de proximité suffisant pour établir une obligation de diligence prima facie.
29 Le critère premier est l’existence, entre l’auteur allégué de la faute et la victime, d’un lien que l’on dit habituellement « étroit et direct ». Il ne s’agit pas de déterminer le degré d’intimité ou de proximité physique entre le demandeur et le défendeur, mais bien de savoir si les actes de l’auteur allégué de la faute ont un effet étroit ou direct sur la victime, de sorte que cet auteur ait dû avoir vu dans la victime une personne susceptible d’être lésée. Ce lien suffisamment étroit et direct entre les actes de l’auteur allégué de la faute et la victime peut exister lorsque les intéressés se connaissent personnellement. Cependant, il peut également exister en l’absence de tout lien personnel entre eux. Pour reprendre les propos de lord Atkin dans l’arrêt Donoghue :
[traduction] [U]ne obligation de diligence raisonnable prend naissance quand une personne ou les biens d’une personne sont suffisamment proches de quelqu’un d’autre ou de ses biens pour qu’à défaut de diligence, l’une puisse causer un dommage à l’autre. Je crois que cela correspond suffisamment à la réalité, si on ne limite pas la proximité à une simple proximité physique mais qu’on l’étend, comme je pense qu’on l’entendait, à des relations si rapprochées et si directes, que l’acte incriminé touche directement une personne alors que celui qui est censé être prudent sait qu’elle sera directement touchée par sa négligence. [Je souligne; p. 581.]
30 Sans être nécessairement déterminante quant à la proximité, l’existence ou l’inexistence d’un lien personnel est un facteur important. Dans certains cas, il peut cependant être nécessaire d’examiner d’autres facteurs susceptibles de jouer quant à la question de savoir si la relation entre le défendeur et le demandeur peut justifier en principe l’imposition d’une obligation légale : Cooper, par. 37.
31 Conformément aux règles de preuve habituelles concernant l’existence d’une cause d’action, il appartient au demandeur d’établir l’obligation de diligence : les arrêts Odhavji et Childs, par. 13, n’ont pas modifié cette règle fondamentale. On peut se demander quels facteurs doivent être examinés à cette étape du premier volet de l’analyse et lesquels doivent l’être au deuxième volet touchant aux « considérations de politique générale ». Le raisonnement qui sous‑tend le premier volet du critère de l’arrêt Anns — la relation est‑elle en principe suffisamment étroite pour justifier l’imposition d’une obligation légale? — dicte la nature des facteurs pris en considération à cette étape. « L’analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l’arrêt Anns met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur », comme les attentes, les déclarations, la confiance et la nature des intérêts en jeu (Cooper, par. 30 (soulignement omis), et par. 34). En revanche, le second volet du critère s’attache aux autres considérations de politique générale, lesquelles « ne portent pas sur le lien existant entre les parties, mais sur l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général » (Cooper, par. 37). En pratique, les facteurs considérés aux premier et second volets peuvent se chevaucher. Il ne faut pas oublier que ces deux volets du critère de l’arrêt Anns ont pour seule fonction de faciliter l’examen de ce qui est en jeu. L’important, pour déterminer s’il existe une obligation de diligence, c’est de tenir compte de toutes les considérations pertinentes.
32 Le présent pourvoi porte sur la relation entre un policier enquêteur et un suspect. L’exigence de la prévisibilité raisonnable est clairement remplie et n’empêche pas de conclure à l’existence d’une obligation de diligence; une enquête policière négligente peut manifestement causer un préjudice au suspect.
33 D’autres caractéristiques de la relation militent en faveur d’un lien de proximité suffisant pour conférer une cause d’action. La relation entre le policier et le suspect sous enquête est personnelle, étroite et directe. Il ne s’agit pas de la relation avec tous les suspects possibles. Au moment considéré, les policiers avaient identifié M. Hill comme étant le suspect, puis avaient enquêté à son sujet. Il s’est donc créé un lien étroit et direct entre les policiers et M. Hill. Ce dernier ne faisait plus seulement partie des suspects possibles, mais était désigné à titre individuel. La relation était donc plus étroite que celle considérée dans les affaires Cooper et Edwards, où l’organisme de réglementation avait un lien non pas avec le demandeur (comme les policiers en l’espèce), mais avec un tiers (la personne assujettie à la réglementation) qui interagissait par ailleurs avec le demandeur.
34 Un dernier facteur à considérer est celui des intérêts que met en jeu la relation. En l’espèce, les déclarations personnelles et la confiance qu’elles inspirent sont absentes. Or, le suspect sous enquête a un intérêt personnel considérable dans le déroulement de l’enquête. Sa liberté, sa réputation et une bonne partie de son avenir sont en jeu, et l’importance de ces intérêts permet de conclure qu’un lien de proximité fait naître une obligation de diligence.
35 À cet égard, je constate que les recours actuels en cas de poursuite et de déclaration de culpabilité injustifiées sont insuffisants et que la victime d’une enquête policière négligente peut bien n’avoir aucun recours en justice. Les délits d’arrestation illégale, de détention arbitraire et de poursuite abusive n’offrent pas de réparation adéquate en cas de négligence. Les régimes publics d’indemnisation limitent à la fois l’admissibilité et le montant de l’indemnité. Comme l’a souligné la Cour d’appel, un pan important de l’action policière susceptible d’avoir une incidence grave sur la vie d’un suspect continuera de ne donner ouverture à aucun recours si l’obligation de diligence du policier n’est pas reconnue. Mentionnons, par exemple, la [traduction] « piètre exécution d’importantes fonctions policières » et les autres « fautes policières non malveillantes » (par. 77‑78). S’opposer à un recours en responsabilité délictuelle équivaut en somme à s’opposer à la justice. Il convient donc de reconnaître le délit d’enquête négligente pour compléter la gamme des recours qu’offrent déjà la common law et la loi.
36 L’intérêt public ajoute à l’intérêt personnel qu’a le suspect dans le déroulement de l’enquête. Reconnaître un droit d’action à la victime d’une enquête policière négligente peut contribuer à remédier aux ratés du système de justice tels que les déclarations de culpabilité injustifiée et le racisme institutionnel. La triste réalité est qu’il est désormais admis que la négligence policière est une cause importante de déclaration de culpabilité injustifiée au Canada. Si la plupart des policiers exercent leurs fonctions diligemment et consciencieusement, il appert du dossier que certaines déclarations de culpabilité injustifiées sont imputables à une enquête policière négligente. Une seule déclaration de culpabilité injustifiée en est une de trop, et le Canada en compte plus d’une. Les mesures policières qui ne sont ni malveillantes ni délibérées, mais qui ne satisfont tout simplement pas aux normes de raisonnabilité, peuvent être une cause importante de déclarations de culpabilité injustifiées. (Voir l’honorable Peter Cory, The Inquiry Regarding Thomas Sophonow : The Investigation, Prosecution and Consideration of Entitlement to Compensation (2001), p. 10 (le « rapport Cory »); le très honorable Antonio Lamer, The Lamer Commission of Inquiry into the Proceedings Pertaining to : Ronald Dalton, Gregory Parsons and Randy Druken : Report and Annexes (2006), p. 71; Groupe de travail du Comité fédéral/provincial/territorial des chefs des poursuites pénales, Rapport sur la prévention des erreurs judiciaires (2004); l’honorable Fred Kaufman, Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin (1998), p. 29, 34‑36, 39‑42, 1263‑1270 et 1294‑1295.)
37 Comme le signale M. Peter Cory :
[traduction] L’État qui commet de graves erreurs pendant l’enquête et l’instance doit reconnaître sa responsabilité pour les conséquences malheureuses . . .
. . .
[L]a société doit être protégée contre les actes ou les omissions délibérés et négligents qui donnent lieu à des déclarations de culpabilité et à des emprisonnements injustifiés. [p. 101 et 103]
38 Enfin, il convient de souligner que l’imposition au policier d’une obligation de diligence envers le suspect sous enquête est compatible avec les valeurs et l’esprit qui sous‑tendent la Charte, compte tenu de l’importance que celle‑ci accorde à la liberté et à l’équité procédurale. L’obligation de diligence proposée en l’espèce rehausserait ces valeurs, d’où l’opportunité de la reconnaître.
39 Ces considérations m’amènent à conclure que le lien entre le policier enquêteur et le suspect est à ce point étroit qu’il y a lieu de reconnaître une obligation de diligence prima facie. Du point de vue social en général, le suspect peut à bon droit s’attendre à ce que les policiers enquêtent avec compétence et diligence. (Voir l’arrêt Odhavji, par. 57.)
40 On prétend que l’imputation d’une responsabilité pour enquête négligente créerait une contradiction rédhibitoire entre l’obligation de diligence du policier envers le suspect et son devoir public de prévenir le crime. Je ne suis pas d’accord. Premièrement, je doute que l’imposition au policier d’une obligation de diligence envers le suspect l’oblige à s’acquitter d’obligations contradictoires. Deuxièmement, suivant le critère énoncé dans l’arrêt Cooper et les décisions qui ont suivi, l’existence d’un conflit réel ou possible n’écarte pas en soi l’obligation de diligence prima facie. Le conflit doit opposer la nouvelle obligation proposée à celle existant à l’égard « des intérêts supérieurs du public » et présenter un risque réel de conséquences négatives sur le plan des politiques. Nul conflit potentiel susceptible d’être établi en l’espèce ne respecte ces conditions.
41 Premièrement, l’argument selon lequel l’obligation de faire preuve d’une diligence raisonnable envers le suspect s’oppose au devoir général d’enquêter sur les crimes est peu convaincant. Le policier n’a pas toute latitude pour s’acquitter de son obligation envers le public. Il doit enquêter conformément aux règles de droit, qui sont multiples et englobent notamment les restrictions prescrites par la Charte et le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. À ces règles peut s’ajouter le droit de la responsabilité délictuelle. Le devoir d’enquêter conformément aux règles de droit n’entre pas en conflit avec l’obligation présumée de faire preuve de diligence raisonnable envers le suspect. D’ailleurs, le suspect est un citoyen et, à ce titre, il partage l’intérêt du public dans la tenue d’enquêtes diligentes et respectueuses de la loi.
42 Selon ma collègue la juge Charron, l’obligation du policier d’enquêter sur les crimes s’opposerait à celle qui lui incombe de ne pas importuner les gens. Il se peut qu’un citoyen ait intérêt à ne pas être importuné ou qu’il préfère ne pas l’être. Cependant, pour autant que je sache, nulle source n’étaye l’affirmation selon laquelle un enquêteur a l’obligation de ne pas importuner les gens. L’obligation de diligence proposée ne présuppose pas l’obligation de ne pas importuner les citoyens, mais seulement celle d’enquêter convenablement dans le respect des limites prescrites par la loi.
43 Deuxièmement, même si un conflit possible pouvait être établi, l’obligation de diligence prima facie ne s’en trouverait pas automatiquement écartée. Le principe dégagé dans l’arrêt Cooper et les décisions rendues dans sa foulée a une portée plus limitée. L’obligation de diligence prima facie n’est écartée que lorsque le conflit, ainsi que les autres considérations de politique générale applicables, présente un risque réel de conséquences négatives sur le plan des politiques. En effet, il ne faut pas refuser de reconnaître une obligation de diligence pour des raisons hypothétiques. L’arrêt Cooper le montre bien. Dans cette affaire, l’obligation proposée n’a pas été écartée simplement parce qu’il y avait conflit, mais bien parce qu’il y avait conflit « aux dépens d’autres intérêts importants, de l’efficacité et, enfin, de la confiance que le public éprouve à l’égard du système dans son ensemble » (par. 50). Non seulement il y avait conflit, mais le conflit aurait eu des conséquences négatives sur le plan de la politique. En l’espèce, la situation est différente. L’obligation du policier de faire preuve de diligence raisonnable envers le suspect lorsqu’il enquête sur un crime peut avoir des répercussions positives sur le plan de la politique. Elle réduira le risque de déclarations de culpabilité injustifiées et accroîtra la probabilité que le coupable soit inculpé puis reconnu coupable. À l’opposé, il est permis de douter de ses effets négatifs éventuels. Il n’a pas été démontré que la diligence raisonnable envers le suspect entrave le policier dans son enquête. J’y reviendrai plus en détail relativement à l’effet paralysant allégué.
44 Une variante de cette thèse veut que dans le contexte de ressources limitées, l’imposition au policier d’une obligation de diligence envers le suspect lorsqu’il enquête sur un crime obligerait la police à affecter ses ressources soit aux enquêtes sur les crimes dans l’intérêt public, soit à la prise de mesures dans l’intérêt des suspects individuels. Comme la norme de diligence tient à ce que ferait le policier raisonnable placé dans la même situation, l’argument ne tient pas. La limitation des ressources est une circonstance à considérer, mais il en est une autre : au nombre des obligations fondamentales de l’État figure celle d’enquêter véritablement et consciencieusement sur les crimes, à laquelle il ne peut se soustraire. Une norme de diligence qui tient compte de ces deux considérations reconnaît ce qui peut raisonnablement être accompli à l’intérieur d’un cadre financier responsable et réaliste.
45 Je conclus que la relation entre un policier et un suspect individuel est suffisamment étroite pour faire naître une obligation de diligence prima facie.
b) Considérations de politique générale militant contre l’obligation de diligence prima facie
46 Suivant le deuxième volet du critère de l’arrêt Anns, il faut se demander si des raisons de principe justifient le refus d’imposer au défendeur une obligation de diligence envers le demandeur. Même s’il existe une prévisibilité et un lien de proximité suffisants pour établir une obligation de diligence prima facie, des considérations de politique générale écartent‑elles ou limitent‑elles cette obligation?
47 L’existence de telles considérations n’est pas démontrée en l’espèce. Aucun argument convaincant n’est avancé pour écarter l’obligation de diligence du policier envers le suspect individuel sous enquête. Au contraire, des considérations de politique générale militent en faveur de la reconnaissance d’une obligation de diligence.
48 Les intimés et les intervenants qui représentent le procureur général de l’Ontario, le procureur général du Canada et diverses associations policières font valoir que les considérations de politique générale suivantes écartent l’obligation de diligence : la nature « quasi‑judiciaire » du travail policier, le risque de conflit entre l’obligation de diligence du policier et ses autres obligations, le rôle important du pouvoir discrétionnaire dans le travail policier, l’application nécessaire de la norme des motifs raisonnables et probables à la conduite des policiers, le risque d’effet paralysant sur les enquêtes criminelles et le risque que d’innombrables poursuites soient intentées contre des policiers. Je pars du principe que toute considération de politique générale invoquée à l’encontre de l’imposition d’une obligation de diligence ne doit pas être qu’hypothétique; le risque réel de conséquences négatives doit être manifeste. Au regard de cette exigence, aucune des considérations avancées n’offre un motif convaincant d’écarter l’obligation de diligence du policier envers le suspect sous enquête.
(i) La nature « quasi‑judiciaire » des fonctions policières
49 Il est allégué que la décision de poursuivre l’enquête policière sur un suspect, ou d’y mettre fin, est une décision quasi‑judiciaire apparentée à celle que prend le poursuivant public. Il est vrai que policiers et poursuivants prennent des décisions quant à l’opportunité de traduire le suspect en justice. Mais la nature de la démarche diffère. Le policier cherche avant tout à recueillir la preuve et à la soupeser. Le poursuivant s’attache essentiellement à déterminer si cette preuve étaye en droit une déclaration de culpabilité. La fonction policière se distingue de la fonction judiciaire ou quasi‑judiciaire en ce qu’elle s’attache aux faits.
50 Le fait qu’il s’expose à la responsabilité civile en cas d’enquête négligente n’exige pas du policier qu’il se prononce sur la culpabilité ou l’innocence du suspect avant de l’inculper. Il doit apprécier la preuve jusqu’à un certain point dans le cadre de l’enquête : Chartier c. Procureur général du Québec, [1979] 2 R.C.S. 474. Mais il n’a pas à le faire en fonction de normes juridiques ni à tirer des conclusions en droit. C’est là le rôle du poursuivant, de l’avocat de la défense et du juge. Cette distinction se reflète parfaitement dans la norme de diligence applicable une fois l’obligation reconnue. La norme de diligence à laquelle le policier doit satisfaire pour s’acquitter de son obligation n’est pas celle de l’avocat ou du juge raisonnable, mais bien celle du policier raisonnable. Le policier qui enquête sur un suspect de manière raisonnable, même lorsque l’avocat, le juge ou le poursuivant agit déraisonnablement pour déterminer la culpabilité ou l’innocence du suspect, respecte la norme de diligence et ne peut se voir reprocher son omission de jouer le rôle de ces autres acteurs du système de justice pénale, non plus que leur comportement déraisonnable.
(ii) Pouvoir discrétionnaire
51 Le pouvoir discrétionnaire inhérent au travail policier ne constitue pas un motif convaincant d’écarter l’obligation de diligence proposée. Certes, l’enquête policière suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire appréciable et le policier est un professionnel formé pour exercer ce pouvoir et enquêter efficacement. Or, le pouvoir discrétionnaire inhérent au travail policier doit être pris en considération pour formuler la norme de diligence, et non pour déterminer s’il y a ou non une obligation de diligence. Le caractère discrétionnaire du travail policier ne justifie donc pas d’écarter l’obligation de diligence.
52 À l’instar des membres d’autres professions, le policier exerce un pouvoir discrétionnaire professionnel. Aucun élément décisif ne le distingue à cet égard des autres professionnels. Discernement, instinct et intuition jouent leur rôle dans l’enquête policière. Toutefois, tenir le travail policier pour totalement imprévisible et affranchi des normes de raisonnabilité équivaut à nier son caractère professionnel. Dans l’exercice de ses fonctions à la fois importantes et périlleuses, le policier exerce son pouvoir discrétionnaire et son jugement professionnel selon les normes et les pratiques établies à l’égard de sa profession et il le fait dans le respect des normes élevées de professionnalisme exigé à bon droit par la société.
53 Sous ce rapport, le policier n’est pas différent des autres professionnels, bon nombre d’entre eux exerçant un pouvoir discrétionnaire semblable. L’exercice du droit ou de la médecine, par exemple, fait appel au discernement, à l’intuition et, parfois, à l’instinct. Dans ces domaines, le professionnel a néanmoins une obligation de diligence et voit régulièrement ses actes contrôlés par les tribunaux dans le cadre d’actions pour négligence, sans que cela ne présente apparemment de difficulté.
54 Il n’appartient pas au tribunal d’apprécier après coup l’exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire d’un professionnel compétent. Une norme de diligence appropriée offre au policier une latitude suffisante pour exercer ce pouvoir discrétionnaire sans engager sa responsabilité pour négligence. Les professionnels sont admis à exercer un pouvoir discrétionnaire. Ce qu’ils ne peuvent faire, c’est l’exercer de manière déraisonnable. Il en va de l’intérêt général.
(iii) Confusion avec la norme de diligence applicable en matière d’arrestation
55 Malgré l’allégation formulée en ce sens, l’imposition au policier d’une obligation de diligence envers le suspect n’a pas pour effet de l’assujettir à une norme plus stricte que celle de l’existence de motifs raisonnables et probables. L’exigence de tels motifs pour l’arrestation et l’inculpation d’un individu détermine la norme de diligence qui s’applique à certains aspects du travail policier, tels que l’arrestation et l’inculpation, la fouille, la perquisition ou la saisie, de même que l’interception d’un véhicule. Une norme de diligence souple et adaptée à la situation — sur laquelle je reviendrai — permet de réfuter cette allégation.
(iv) Effet paralysant
56 Il n’a pas été établi que l’imposition d’une obligation de diligence aurait un effet paralysant sur le travail policier en ce qu’elle inciterait le policier à faire preuve de précaution excessive lors de l’enquête sur un crime. Il est théoriquement concevable que les policiers deviennent plus prudents dans leurs enquêtes si on leur impose une obligation de diligence. Toutefois, ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Le policier doit établir un juste équilibre entre la précaution et la prudence, d’une part et l’efficacité, d’autre part. Les dossiers doivent être réglés, la vie doit suivre son cours, mais la prudence s’impose néanmoins. Toutes ces considérations importent non pas pour déterminer si la police a une obligation de diligence envers le suspect, mais bien pour décider de la norme de diligence applicable.
57 Le dossier ne permet pas de conclure que l’imputation d’une éventuelle responsabilité délictuelle modifiera sensiblement le comportement des policiers. En effet, certains éléments de la preuve indiquent que la responsabilité délictuelle n’entrave pas l’enquête policière criminelle. Ils appuient la conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle « l’effet paralysant » sur l’enquête criminelle demeure hypothétique et le souci de prévenir cet effet n’est pas (eu égard aux connaissances actuelles) une considération de politique générale justifiant d’écarter l’obligation de diligence (par. 63). (Pour un aperçu de la preuve empirique sur ce point, voir p. ex., A. H. Garrison, « Law Enforcement Civil Liability Under Federal Law and Attitudes on Civil Liability : A Survey of University, Municipal and State Police Officers » (1995), 18 Police Stud. 19; T. Hughes, « Police officers and civil liability : “the ties that bind”? » (2001), 24 Policing : An International Journal of Police Strategies & Management 240, p. 253‑254, 256, 257‑258; M. S. Vaughn, T. W. Cooper et R. V. del Carmen, « Assessing Legal Liabilities in Law Enforcement : Police Chiefs’ Views » (2001), 47 Crime & Delinquency 3; D. E. Hall et autres, « Suing cops and corrections officers : Officer attitudes and experiences about civil liability » (2003), 26 Policing : An International Journal of Police Strategies & Management 529, p. 544‑545.) Quelle qu’ait pu être la situation au Royaume‑Uni (voir Brooks c. Commissioner of Police of the Metropolis, [2005] 1 W.L.R. 1495, [2005] UKHL 24; Hill c. Chief Constable of West Yorkshire, [1988] 2 All E.R. 238 (H.L.)), les études versées au dossier ne permettent pas de conclure que l’imputation d’une responsabilité délictuelle pour enquête policière négligente empirerait les choses.
58 L’absence de preuve d’un effet paralysant, malgré les nombreuses études, réfute la prétention que la reconnaissance d’une responsabilité délictuelle inciterait le policier prudent à ne poursuivre l’enquête « que si la preuve est accablante » (la juge Charron, par. 152). Vu la nature du délit, cette absence de preuve n’est pas pour nous surprendre. Le délit d’enquête négligente fait seulement en sorte que le policier doive agir raisonnablement dans les circonstances. Il est raisonnable que le policier enquête même si la preuve n’est pas accablante, car elle ne le devient habituellement que grâce à l’enquête. Les policiers peuvent enquêter quels que soient les motifs et les circonstances qui les y incitent, pourvu qu’ils agissent raisonnablement. Contrairement à ce que laisse entendre ma collègue, ils ne devront pas, pour échapper à toute responsabilité éventuelle, se contenter d’intercepter les conducteurs dont les facultés sont manifestement affaiblies. Ils n’auront qu’à agir raisonnablement. Ils peuvent arrêter une personne ou lui ordonner de fournir un échantillon d’haleine s’ils ont des motifs raisonnables et probables de le faire. À défaut de tels motifs, ils peuvent recourir aux contrôles routiers autorisés par la loi.
59 Il convient aussi de signaler qu’à l’instar d’autres professionnels, bon nombre de policiers bénéficient dans l’exercice de leurs fonctions d’une protection contre la responsabilité civile, ce qui diminue le risque que leur crainte d’engager leur responsabilité personnelle ait un effet paralysant sur leurs activités de prévention du crime.
(v) Déferlement de poursuites
60 Reconnaître que la relation entre le policier et le suspect est suffisamment étroite pour fonder une obligation de diligence n’ouvre pas la voie à une responsabilité indéterminée. Les suspects individuels forment une catégorie limitée de demandeurs possibles, une catégorie également restreinte par le fait que le demandeur doit établir que l’enquête négligente lui a infligé un préjudice indemnisable. Un traitement imposé à bon droit par la loi ne saurait constituer un préjudice indemnisable. Il est donc peu probable que les prisonniers multiplient les poursuites pour enquête policière négligente.
61 Le dossier ne permet pas de conclure que les policiers s’exposent à un déluge de poursuites s’ils se voient imposer une obligation de diligence. Comme l’a souligné la Cour d’appel, la réalité canadienne semble montrer le contraire (motifs des juges majoritaires, par. 64). Depuis de nombreuses années, le Québec et l’Ontario reconnaissent la responsabilité policière pour négligence (ou son équivalent en droit civil) et rien n’indique que les poursuites contre les policiers se sont multipliées (motifs des juges majoritaires, par. 64). Au vu du dossier, on peut affirmer tout au plus que l’imposition au policier d’une obligation de diligence envers le suspect a donné lieu à un nombre relativement minime de poursuites dont le coût et les effets sur la police demeurent indéterminés. Cela ne suffit pas pour écarter l’obligation de diligence prima facie établie à la première étape du critère de l’arrêt Anns.
(vi) Le risque qu’une personne coupable acquittée obtienne indûment réparation
62 Ma collègue la juge Charron affirme que la reconnaissance d’une responsabilité délictuelle pour enquête policière négligente comporte le risque que la personne qui a été acquittée du crime pour lequel elle a fait l’objet d’une enquête puis d’une inculpation, alors qu’elle était en fait coupable, poursuive les policiers et obtienne une indemnité (par. 156 et suiv.). Ce serait selon elle injuste.
63 Ce risque d’« injustice » — si c’est bien ce dont il s’agit — est inhérent à toute action en responsabilité délictuelle. Il peut arriver que la personne qui poursuit son médecin pour faute médicale simule en fait sa maladie malgré la preuve qu’elle en fait devant le tribunal. Et même si, selon la prépondérance des probabilités, elle convainc le juge que sa maladie est imputable à un acte du médecin, il se peut qu’elle ait en fait une autre origine. Le système de justice n’est pas infaillible : il fait de son mieux pour établir la vérité, mais il ne peut écarter la possibilité qu’un demandeur ayant établi une cause d’action n’ait pas « réellement » droit à une indemnité (à supposer que l’on puisse le déterminer). Le risque d’erreur peut être plus grand dans certaines circonstances. Or, je ne connais pas de situation dans laquelle ce risque a mené à la conclusion que le droit d’action en responsabilité délictuelle pour négligence devrait être écarté.
64 Selon moi, il y a d’autres moyens de contrer le risque toujours présent qu’une indemnité soit accordée à tort. Le premier est d’exiger que le demandeur prouve chacun des éléments de la responsabilité qu’il allègue. Le suspect qui poursuit la police doit établir que la négligence dont celle‑ci a fait preuve dans son enquête lui a causé un préjudice indemnisable en droit. Il doit donc faire la preuve que, n’eût été l’enquête négligente, il n’aurait pas subi le préjudice causé par la déclaration de culpabilité, l’emprisonnement, la poursuite ou l’autre mesure ouvrant droit à indemnisation. La preuve relative à la culpabilité ou à l’innocence réelle du suspect, y compris les conclusions de toute instance criminelle, peut être prise en compte pour déterminer le lien de causalité. Il n’est pas nécessaire de décider en l’espèce si l’acquittement doit être considéré comme une preuve d’innocence concluante pour les besoins d’une instance civile. La jurisprudence actuelle est équivoque : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63. (Je signale qu’aux États‑Unis, la victime peut réclamer des dommages‑intérêts au défendeur acquitté au terme d’un procès criminel : Rufo c. Simpson, 103 Cal.Rptr.2d 492 (Ct. App. 2001).) La seconde mesure de protection est le droit d’appel. Ces garanties, et non le refus catégorique du droit d’intenter une action délictuelle, sont les moyens qu’offre la justice pour contrer le risque constant d’erreur judiciaire.
65 Je conclus qu’aucune raison de principe ne justifie d’écarter l’obligation de diligence prima facie.
2. Norme de diligence
66 Deux questions se posent : quelle est la norme de diligence appropriée et cette norme a‑t‑elle été respectée en l’espèce?
a) La norme de diligence applicable pour les besoins du délit d’enquête négligente
67 Le juge de première instance et la Cour d’appel ont considéré que la norme du policier raisonnable placé dans la même situation s’appliquait généralement en cas d’allégation d’enquête négligente. Je conviens qu’il s’agit de la norme appropriée.
68 Un certain nombre d’éléments étayent la conclusion selon laquelle la norme de diligence est celle du policier raisonnable eu égard à toutes les circonstances. Premièrement, il s’agit d’une norme à la fois générale et souple valant pour tous les aspects du travail d’enquête du policier et tenant dûment compte de sa réalité. La conduite qui s’impose dépend du stade de l’enquête et des considérations juridiques applicables. Il se peut qu’au début de l’enquête, les policiers n’aient qu’une preuve par ouï‑dire, un soupçon et une intuition. Il leur faut alors agir comme le feraient des enquêteurs raisonnables placés dans la même situation. À l’étape ultérieure de l’inculpation, la norme est éclairée par l’exigence légale de motifs raisonnables et probables de croire à la culpabilité du suspect; puisque la loi lui fait obligation d’avoir de tels motifs, le policier raisonnable dans les circonstances s’assurera d’en avoir. La norme du policier raisonnable n’a pas pour effet de rendre les normes criminelles contradictoires entre elles (la juge Charron, par. 175). Au contraire, elle les intègre, tout comme elle intègre la latitude judiciaire nécessaire, elle écarte la responsabilité pour l’erreur sans gravité et elle rejette la responsabilité établie à l’issue d’une appréciation a posteriori. De la sorte, elle tient compte de la réalité du travail policier.
69 Deuxièmement, je le répète, la règle générale veut que la norme de diligence applicable en matière de négligence soit celle de la personne raisonnable placée dans la même situation. Dans le cas de la négligence professionnelle, cette règle se double d’un autre principe : le défendeur qui possède compétences et expérience dans un domaine en particulier doit [traduction] « se montrer à la hauteur des exigences auxquelles satisfont les personnes dotées de compétences et d’une expérience raisonnables dans ce domaine ». (Voir L. N. Klar, Tort Law (3e éd. 2003), p. 306.) Ces principes appellent l’application de la norme du policier raisonnable placé dans la même situation.
70 Troisièmement, les facteurs considérés en common law pour déterminer la norme de diligence applicable confirment qu’il s’agit de la norme du policier raisonnable. Ces facteurs englobent la probabilité d’un préjudice connu ou prévisible, la gravité du préjudice, le coût de la prévention du préjudice, les critères externes de raisonnabilité de la conduite (y compris les normes professionnelles) et les normes légales (voir les arrêts Ryan c. Victoria (Ville), [1999] 1 R.C.S. 201, et R. c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205, p. 227). Ces facteurs donnent à penser que c’est une norme de raisonnabilité, et non une norme moins stricte, qui s’applique. Le risque que le policier cause un préjudice au suspect s’il enquête de façon négligente est grand. Le préjudice susceptible d’être infligé est grave. Un suspect peut être arrêté ou emprisonné, ses moyens de subsistance peuvent être compromis et sa réputation peut être entachée à jamais. En comparaison, le coût de la prévention du préjudice n’est pas excessif. Le policier respecte la norme de raisonnabilité en agissant simplement comme le ferait un policier raisonnable placé dans la même situation — c’est‑à‑dire en se montrant à la hauteur des normes de conduite professionnelle établies dans la mesure qu’exige raisonnablement la situation. Cela ne semble ni trop sévère, ni trop coûteux. Il faut supposer que les normes professionnelles exigent des policiers qu’ils agissent avec professionnalisme et prudence, pas seulement qu’ils évitent les fautes graves. Bien qu’elles ne soient pas concluantes quant à la norme de diligence applicable, les normes établies par la Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15, sont instructives (art. 1).
71 Quatrièmement, la nature et l’importance du travail policier militent en faveur de la norme du policier raisonnable placé dans la même situation. Par ses actes, le policier peut porter gravement atteinte à une personne en la soumettant au pouvoir coercitif de l’État et en compromettant sa réputation et son statut social. Il doit donc agir raisonnablement dans l’exercice de ses fonctions. C’est pourquoi il a été reconnu que le travail policier exige de la société (y compris les tribunaux) qu’elle assujettisse les policiers à des normes de conduite strictes (rapport Cory, p. 10). D’où l’application d’une norme de raisonnabilité, sous l’angle du policier placé dans la même situation. Une norme moins stricte est incompatible avec les exigences auxquelles la société et le droit assujettissent à juste titre les policiers dans l’exercice de leurs fonctions éminemment importantes.
72 Enfin, la jurisprudence appuie l’application de la norme du policier raisonnable placé dans la même situation. La majorité des décisions de justice visant des professionnels appliquent la norme du professionnel raisonnablement compétent placé dans la même situation (voir Klar, p. 349; jugement de première instance, par. 63). La Cour d’appel du Québec a confirmé à deux reprises l’application de la norme du policier normalement compétent placé dans les mêmes circonstances (Jauvin c. Procureur général du Québec, [2004] R.R.A. 37, par. 59; Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720, par. 41).
73 Je conclus que la norme de diligence applicable est la norme générale du policier raisonnable placé dans la même situation. Cette norme devrait s’appliquer de manière à bien reconnaître le pouvoir discrétionnaire inhérent à l’enquête policière. Comme les autres professionnels, le policier peut exercer son pouvoir discrétionnaire comme il le juge opportun, à condition de respecter les limites de la raisonnabilité. Le policier qui exerce son pouvoir discrétionnaire d’une autre manière que celle jugée optimale par le tribunal de révision n’enfreint pas la norme de diligence. Plusieurs choix peuvent s’offrir au policier qui enquête sur un crime, et tous ces choix peuvent être raisonnables. Tant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est raisonnable, la norme de diligence est observée. La norme ne commande pas une démarche parfaite, ni même optimale, lorsqu’on considère celle‑ci avec le recul. La norme est celle du policier raisonnable au regard de la situation — urgence, données insuffisantes, etc. — au moment de la décision. Le droit de la négligence n’exige pas des professionnels qu’ils soient parfaits ni qu’ils obtiennent les résultats escomptés (Klar, p. 359). En fait, il admet qu’à l’instar des autres professionnels, le policier peut, sans enfreindre la norme de diligence, commettre des erreurs sans gravité ou des erreurs de jugement aux conséquences fâcheuses. Le droit distingue l’erreur déraisonnable emportant l’inobservation de la norme de diligence de la simple « erreur de jugement » que n’importe quel professionnel raisonnable aurait pu commettre et qui, par conséquent, n’enfreint pas la norme de diligence. (Voir Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351; Folland c. Reardon (2005), 74 O.R. (3d) 688 (C.A.); Klar, p. 359.)
b) L’application de la norme de diligence aux faits — les policiers ont‑ils été négligents en l’espèce?
74 Les policiers défendeurs avaient une obligation de diligence envers M. Hill. Ils devaient donc satisfaire à la norme du policier raisonnable placé dans la même situation. L’enquête ayant mené à l’arrestation de M. Hill et à sa déclaration de culpabilité était entachée d’erreurs, mais au vu des exigences alors applicables, je conclus que les policiers n’ont pas enfreint cette norme.
75 M. Hill soutient que l’inspecteur Loft, chargé de l’enquête sur les vols au sac en plastique, a mené l’enquête avec négligence et que les agents McLaughlin, Stewart, Matthews et Hill ont fait preuve de négligence dans l’exécution de leurs tâches respectives. Pour cette raison, il prétend que la Commission des services policiers est responsable des actes et des omissions de ses policiers.
76 La négligence n’est pas invoquée à l’encontre de l’arrestation comme telle. Même si la preuve contre M. Hill comportait des lacunes, il est admis que l’enquête révélait l’existence de motifs raisonnables et probables de croire à sa culpabilité au moment de l’arrestation. Ce sont les actes des policiers antérieurs et postérieurs à son arrestation que conteste M. Hill. En ce qui concerne l’étape antérieure, il fait valoir que les témoins ont été influencés par la publication de sa photo (McLaughlin), que les faits et les interrogatoires des témoins n’ont pas été dûment consignés (McLaughlin et Stewart), que deux témoins ont été interrogés ensemble, sa photo reposant alors sur le bureau (McLaughlin) et que la séance de présentation de photos au cours de laquelle il a été identifié était foncièrement tendancieuse (Hill et Loft). Quant à l’étape postérieure à son arrestation, M. Hill reproche à l’inspecteur Loft de ne pas avoir rouvert l’enquête après la découverte de nouveaux éléments de preuve qui tendaient à le disculper et à incriminer un autre homme, M. Sotomayer. (Il prétend aussi que l’inspecteur Loft a omis de communiquer des faits importants à l’avocat de la défense. Cette allégation vise davantage le déroulement du procès que celui de l’enquête, et je ne m’y arrête pas.)
77 Nous devons apprécier les actes des policiers enquêteurs en 1995 eu égard à l’ensemble de la situation, y compris l’état des connaissances. Chez les policiers, comme chez les autres professionnels, les façons de faire évoluent avec le temps, l’expérience acquise et l’assimilation des connaissances. Les pratiques améliorées qui ont vu le jour au cours des années qui ont suivi l’enquête sur M. Hill ne sont donc pas concluantes. Ainsi, certaines mesures policières tenues pour conformes à la norme de diligence en 1995, ou des mesures semblables, n’y satisfont plus nécessairement. Aussi, il ne faut pas rechercher la perfection; la norme du policier raisonnable admet les erreurs et les écarts de jugement mineurs. Enfin, il faut offrir au policier la latitude voulue pour exercer son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il enquête.
78 Dans cette optique, les quatre premiers sujets de reproche, bien qu’ils soient discutables, ne sont pas assez graves au vu de l’ensemble du dossier pour emporter l’inobservation de la norme du policier raisonnable placé dans la même situation. La publication de la photo de M. Hill, la consignation plus ou moins complète des interrogatoires des témoins, l’interrogatoire de deux témoins en présence l’un de l’autre et l’omission de confier la tenue de la séance d’identification photographique à un policier désintéressé ne sont pas, au regard des exigences actuelles, des mesures policières acceptables. Mais la preuve ne démontre pas qu’en 1995, un policier raisonnable n’aurait pas agi de la sorte dans la même situation. Il n’appert pas non plus de la preuve que n’eût été ces incidents, M. Hill n’aurait pas été inculpé et déclaré coupable. C’est pourquoi les policiers en cause ne sauraient être coupables de négligence envers M. Hill.
79 Cela nous amène à la séance d’identification photographique. Les photos utilisées étaient celles du suspect autochtone, M. Hill, et de onze personnes de race blanche. Certains sujets présentaient toutefois les mêmes caractéristiques, dont la couleur de la peau, de sorte que dans les faits, M. Hill ne se distinguait pas en tant que seul Autochtone.
80 Il faut d’abord déterminer si la séance a respecté la norme du policier raisonnable enquêtant sur une infraction en 1995. Le juge de première instance a retenu le témoignage d’un expert en la matière selon lequel il n’existait [traduction] « pas de règles » et « les pratiques diffèrent considérablement, encore aujourd’hui » pour la tenue d’une telle séance (par. 66 et 70). Ces conclusions de fait n’ont pas été contestées. Au vu de la preuve, on ne peut donc pas conclure que la séance d’identification photographique était déraisonnable selon les normes applicables en 1995. Cela dit, la méthode employée n’était pas idéale. De nos jours, le policier raisonnable doit éviter de présenter des photos de personnes d’une autre race que celle du suspect afin de ne pas donner une impression d’injustice et d’écarter le risque réel d’iniquité envers un suspect appartenant à un groupe minoritaire, étant donné la plus grande sensibilisation à la persistance d’un préjugé institutionnel défavorable aux minorités — y compris celle dont fait partie M. Hill, les Autochtones — dans le système de justice criminelle. (Voir Commission royale sur les peuples autochtones, Par‑delà les divisions culturelles : Un rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada (1996).)
81 Quoi qu’il en soit, il a été établi que la composition raciale de la série de photos présentées n’a pas créé d’injustice. Une séance d’identification orientée sur le plan racial n’est foncièrement défavorable au suspect que [traduction] « lorsque l’on peut dire que cette personne n’est pas de race blanche [. . .] à supposer que le suspect soit celui qui se démarque du groupe » (motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel, par. 105). Même si le système informatique de la police indiquait que les suspects étaient d’une autre race, au moins quelques‑uns d’entre eux paraissaient avoir un teint et des traits semblables à ceux de M. Hill. Le juge de première instance a donc conclu que, dans les faits, la séance d’identification n’avait pas été foncièrement défavorable. Le risque que M. Hill ait été injustement désigné plutôt qu’un autre n’est pas imputable à l’orientation raciale tendancieuse de la séance, mais bien au fait qu’il ressemblait au véritable auteur des vols qualifiés, Frank Sotomayer.
82 Il convient ensuite d’examiner l’allégation de M. Hill selon laquelle les policiers ont fait preuve de négligence en omettant de rouvrir l’enquête malgré la découverte, après son arrestation et son incarcération, d’éléments nouveaux le disculpant. Cette allégation doit être considérée dans le contexte de l’enquête en entier. Les policiers ont supposé au départ que les dix vols qualifiés étaient l’œuvre d’une seule personne, le voleur au sac en plastique. Ils ont persisté dans cette croyance et ont arrêté M. Hill, malgré la communication de renseignements incriminant deux hommes, « Pedro » et « Frank ». La preuve dont ils disposaient contre M. Hill avant le dépôt des accusations comportait d’autres faiblesses, dont le fait qu’une perquisition effectuée chez lui n’avait pas permis d’étoffer la preuve et le fait qu’au moment de son arrestation, M. Hill arborait une longue barbichette de plusieurs semaines, alors que les témoins oculaires avaient décrit le voleur comme étant un homme rasé de près. Les policiers ont pu avoir des motifs raisonnables et probables d’inculper M. Hill, mais la preuve laissait à désirer.
83 Après l’inculpation et la mise sous garde de M. Hill, d’autres vols qualifiés ont été commis. L’enquête a alors été confiée à un autre policier, l’inspecteur Millin. Ses soupçons ont porté sur M. Sotomayer. Après consultation du dossier de M. Hill, l’inspecteur Millin s’est demandé si M. Sotomayer n’avait pas commis au moins quelques‑uns des vols imputés à M. Hill. Il a rencontré l’inspecteur Loft et lui a fait part du fait que, suivant les photos au dossier, l’auteur du vol qualifié du 16 décembre ressemblait davantage à M. Sotomayer qu’à M. Hill. Le 7 mars, les accusations portées contre M. Hill relativement à ce vol ont donc été retirées, et M. Sotomayer a formellement été accusé. Les 4 et 6 avril, l’inspecteur Millin a de nouveau rencontré l’inspecteur Loft pour lui faire part de sa crainte que M. Sotomayer, et non M. Hill, soit l’auteur des autres crimes du voleur au sac en plastique. L’inspecteur Loft a dit à son collègue qu’il tenterait de faire reporter le procès de M. Hill pour permettre l’approfondissement de l’enquête. Il ne l’a jamais fait. Le dossier est demeuré entre les mains du poursuivant, et nulle autre mesure d’enquête n’a été prise. Finalement, le ministère public a retiré toutes les accusations, sauf une, dont M. Hill a été reconnu coupable. L’inspecteur Loft n’a pas tenté d’empêcher la procédure judiciaire de suivre son cours. Il n’a pas non plus vérifié l’alibi de M. Hill. S’il avait rouvert l’enquête, il est probable que la preuve échafaudée contre M. Hill se serait écroulée. Si, par exemple, il avait interrogé de nouveau les témoins et leur avait montré la photo de M. Sotomayer, les choses auraient probablement pris un tour différent. Lorsqu’ils ont finalement vu la photo de M. Sotomayer, les témoins sont revenus sur leurs témoignages incriminant M. Hill.
84 Lorsque de nouvelles données susceptibles d’innocenter le suspect sont découvertes, la norme du policier raisonnable peut commander la réouverture du dossier et la reprise de l’enquête. Selon la nature des éléments de preuve en cause, les mesures qui s’imposent alors peuvent varier. Dans certains cas, il peut suffire d’examiner les éléments puis de conclure qu’il ne vaut pas la peine d’y donner suite. Dans d’autres, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les policiers fassent davantage. Une prudence de bon aloi peut exiger d’eux qu’ils révisent leurs conclusions antérieures, qu’ils s’assurent de la fiabilité des nouveaux éléments de preuve et qu’ils prennent les mesures d’enquête que commandent ces éléments. Par contre, l’enquête policière n’a pas à se poursuivre indéfiniment après l’arrestation. Le policier raisonnable peut, à un certain moment, fermer le dossier du suspect et passer à autre chose. Il s’agit toujours de se demander ce qu’un policier raisonnable placé dans la même situation aurait fait pour s’acquitter de son obligation de rouvrir l’enquête et donner suite à la découverte de nouveaux éléments.
85 L’appelant prétend qu’en omettant de relayer l’information au poursuivant et de lui demander de mettre le dossier en veilleuse le temps de la reprise de l’enquête, et en permettant plutôt que le procès soit instruit, l’inspecteur Loft n’a pas agi comme l’aurait fait un policier raisonnable placé dans la même situation. Il fait également valoir que les autres policiers défendeurs ont aussi agi déraisonnablement en n’intervenant pas avant l’ouverture du procès.
86 Il est relativement simple de statuer sur la responsabilité des policiers qui ont participé à l’enquête. Il n’a pas été démontré qu’un policier raisonnable placé dans la même situation que les agents McLaughlin, Stewart, Matthews et Hill aurait fait en sorte que l’affaire soit mise en veilleuse. Ces policiers n’étaient pas en charge du dossier et leur contribution n’était que partielle.
87 Le cas de l’inspecteur Loft est plus problématique. Il s’était vu confier le dossier et aurait pu demander au poursuivant de reporter le procès pour permettre la reprise de l’enquête, comme le préconisait l’inspecteur Millin. Il a pensé à le faire, mais au bout du compte, il n’a rien fait, et le procès a eu lieu. Pour justifier son inaction, il a invoqué le témoignage de deux témoins oculaires ayant identifié M. Hill comme étant l’auteur du vol qualifié visé par la dernière accusation.
88 Il n’y a pas eu d’entêtement ou d’aveuglement volontaire, mais bien un exercice difficile du pouvoir discrétionnaire. La décision de demander le report du procès pour permettre la reprise de l’enquête, alors que le dossier est entre les mains du poursuivant et qu’une preuve digne de foi paraît étayer l’accusation, n’est pas facile à prendre. Avec le recul, on peut dire que l’inspecteur Loft a pris la mauvaise décision. Ses actes doivent cependant être appréciés au regard des circonstances et des données d’alors. À l’époque, on était moins sensibilisé qu’aujourd’hui au risque qu’une personne puisse être déclarée coupable à tort. Une preuve digne de foi étayait l’accusation. Le dossier était entre les mains du poursuivant, qui avait pris le relais. Même si l’inspecteur Millin préconisait le report du procès, je ne peux conclure que la décision discrétionnaire de l’inspecteur Loft de ne pas intervenir à ce stade avancé a emporté l’inobservation de la norme du policier raisonnable placé dans la même situation.
89 Même si, après coup et à la lumière de la sensibilisation actuelle au risque de déclaration de culpabilité injustifiée, on peut déplorer sa décision de ne pas rouvrir l’enquête, il n’a pas été établi que l’inspecteur Loft n’a pas observé la norme du policier raisonnable placé dans la même situation.
3. Préjudice
90 L’existence d’une cause d’action pour négligence exige du demandeur qu’il démontre avoir subi un préjudice indemnisable. Tout préjudice imputé à la négligence ne donne pas droit à une indemnité. En général, seul le préjudice corporel ou matériel y ouvre droit. Toutefois, d’aucuns se sont demandé, par exemple, à quelles conditions la perte purement financière ou le préjudice psychologique pouvait être indemnisé. (Voir Klar, p. 201-204; T. Weir, Tort Law (2002), p. 44-51.)
91 Nul ne conteste que l’emprisonnement consécutif à une déclaration de culpabilité injustifiée inflige un préjudice corporel à la personne incarcérée. En fait, d’autres mesures préjudiciables peuvent justifier une indemnisation. En effet, la vie du demandeur peut avoir été gâchée par une enquête négligente qui n’a pas mené à l’emprisonnement ou par une enquête déraisonnable qui n’a pas abouti à une poursuite pénale. Depuis des siècles, la privation injustifiée de liberté confère un droit d’action, et cette privation constitue clairement un préjudice indemnisable susceptible d’être infligé par une enquête négligente. Il pourrait y en avoir d’autres.
92 Par contre, la peine ou la sanction légalement infligée à la personne déclarée coupable ne constitue pas un préjudice indemnisable. Sur le plan des principes, il importe que le recours fondé sur le délit d’enquête négligente ne soit ouvert que dans le cas d’une peine ou d’une sanction infligée à tort. Les policiers doivent pouvoir enquêter sur les suspects et les arrêter; ils ne doivent être sanctionnés pour la prise de telles mesures que lorsque le sort réservé au suspect résulte d’une enquête négligente et a causé un préjudice indemnisable qui n’aurait pas été subi n’eût été la négligence des policiers. Pour avoir droit à l’indemnisation, le demandeur doit prouver que la conséquence du comportement préjudiciable du policier à son endroit est ainsi injuste. Sinon, la peine infligée est peut‑être tout simplement la peine méritée — en un mot, elle est juste.
4. Lien de causalité
93 L’indemnisation pour négligence requiert un lien de causalité entre l’inobservation de la norme de diligence et le préjudice indemnisable subi. Une enquête policière négligente peut, en totalité ou en partie, être à l’origine d’une déclaration de culpabilité et d’un emprisonnement injustifiés, satisfaisant ainsi à l’exigence légale de la preuve d’un lien de causalité selon la prépondérance des probabilités. Le point de départ est le critère bien connu du facteur déterminant (« n’eût été »). Lorsque, suivant la prépondérance des probabilités, le préjudice indemnisable n’aurait pas été subi n’eût été la négligence des policiers, le lien de causalité est établi.
94 Une enquête négligente a souvent des causes multiples. Lorsque le préjudice n’aurait pas été subi « n’eût été » l’enquête policière négligente, le lien de causalité est établi même si d’autres éléments ont contribué au préjudice. Par contre, lorsque l’importance d’une autre cause est telle que le préjudice aurait été subi même si les policiers avaient enquêté consciencieusement, le lien de causalité n’est pas établi. Ce n’est donc pas parce qu’un tiers — poursuivant, avocat ou juge — pourrait avoir contribué à une déclaration de culpabilité injustifiée ayant causé un préjudice indemnisable que les policiers sont nécessairement exonérés de toute responsabilité.
5. Délai de prescription
95 Les intimés font valoir que l’action de M. Hill est prescrite. C’est le par. 7(1) (aujourd’hui abrogé) de la Loi sur l’immunité des personnes exerçant des attributions d’ordre public, L.R.O. 1990, ch. P.38, qui prévoit le délai de prescription applicable :
7 (1) Nulle action, poursuite ou autre instance n’est recevable contre quiconque pour un acte accompli dans l’exercice ou en vue de l’exercice d’une fonction ou d’un pouvoir prévus par la loi ou d’ordre public, ou pour cause de négligence ou de manquement dans l’exercice de cette fonction ou de ce pouvoir, si elle n’est pas introduite dans les six mois suivant immédiatement le moment où la cause d’action a pris naissance ou, dans le cas où le préjudice s’est poursuivi pendant une certaine période, dans les six mois de la cessation du préjudice.
96 Le délai de prescription pour enquête négligente court dès que sont réunis tous les éléments conférant la cause d’action : obligation de diligence, inobservation de la norme de diligence, préjudice indemnisable et lien de causalité. En matière de négligence, la cause d’action ne prend pas naissance au moment où l’acte est commis, mais bien lorsque les conséquences préjudiciables en résultent. (Voir G. Mew, The Law of Limitations (2e éd. 2004), p. 148, citant L. N. Klar et autres, Remedies in Tort (feuilles mobiles), éd. par L. D. Rainaldi, vol. 4 (mise à jour no 5), ch. 27, par. 217, n. 23.)
97 Je rappelle que le préjudice résultant de la négligence policière alléguée n’est établi que lorsqu’il est clair que le suspect a été emprisonné après avoir été déclaré coupable à tort ou qu’il a subi un autre préjudice indemnisable imputable à la négligence des policiers. Le caractère injustifié de la déclaration de culpabilité est essentiel pour ouvrir droit à indemnisation lorsque le préjudice allégué consiste dans l’emprisonnement consécutif à une déclaration de culpabilité injustifiée. Les éléments de la cause d’action ne sont alors réunis que si le demandeur établit que la déclaration de culpabilité était en fait injustifiée, et il ne peut le faire tant qu’il existe une déclaration de culpabilité valable en droit.
98 Il s’ensuit que le délai de prescription applicable en l’espèce n’a commencé à courir que le 20 décembre 1999, date à laquelle M. Hill, à l’issue de son nouveau procès, a été acquitté de toutes les accusations de vol qualifié portées contre lui. L’action a été intentée par voie d’avis d’action le 19 juin 2000, soit avant l’expiration du délai de six mois imparti par la Loi sur l’immunité des personnes exerçant des attributions d’ordre public. Par conséquent, le délai de prescription applicable est respecté.
6. Caractère suffisant des motifs
99 L’appelant soutient que le pourvoi doit être accueilli à cause du caractère insuffisant des motifs du juge de première instance. Je ne suis malheureusement pas de cet avis.
100 La question est de savoir si les motifs permettent une véritable révision en appel et si le « besoin fonctionnel [des parties] d’être informé[es] » des motifs de la décision du juge de première instance a été comblé. Le critère applicable est fonctionnel : R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, par. 55.
101 Pour statuer sur leur caractère suffisant, il faut considérer les motifs à la lumière du dossier présenté à la cour. Lorsque le dossier renferme tous les éléments nécessaires à la révision en appel, les motifs peuvent être brefs. Des motifs succincts peuvent donc être justifiés lorsque la preuve versée au dossier est abondante, comme en l’espèce. Par contre, les motifs revêtent une importance particulière lorsque « le juge doit se prononcer sur des principes de droit qui posent problème et ne sont pas encore bien établis, ou démêler des éléments de preuve embrouillés et contradictoires sur une question clé », comme c’était le cas en première instance : Sheppard, par. 55. Pour juger du caractère suffisant des motifs, il faut se rappeler que « [l]a cour d’appel n’est pas habilitée à intervenir simplement parce qu’elle estime que le juge du procès s’est mal exprimé » : Sheppard, par. 26.
102 Peut‑être aurait‑il été préférable que le juge de première instance analyse plus en détail les allégations de négligence et explique davantage sa décision de rejeter l’action. Comme l’a signalé la Cour d’appel, le choix du juge de première instance de ne pas se prononcer sur certaines allégations de négligence a pu rendre la révision en appel plus [traduction] « ardue » (par. 165).
103 Cela dit, vu le dossier détaillé constitué en première instance, les motifs étaient suffisants pour permettre une véritable révision en appel, et le besoin fonctionnel de M. Hill de savoir pourquoi il avait été débouté a été comblé. Comme l’a conclu la Cour d’appel, [traduction] « les motifs du juge de première instance expliquent clairement sa décision : il a jugé dignes de foi les témoignages des agents Loft, Matthews et Stewart, ainsi que celui du poursuivant, M. Nadel, de sorte qu’il a conclu que la conduite de la partie intimée ne constituait ni une poursuite abusive ni une enquête négligente. Le juge de première instance s’est également penché sur le témoignage de l’expert de l’appelant, le professeur Lindsay. Il a estimé qu’il ne permettait pas de douter de la qualité de l’enquête policière en l’espèce. L’appelant n’a pas réussi à démontrer que l’enquête n’avait pas satisfait à la norme de diligence applicable » (motifs des juges majoritaires, par. 124).
104 Je suis d’accord avec cette appréciation. Il n’est donc pas fait droit à la prétention suivant laquelle les motifs étaient insuffisants.
IV. Conclusion
105 Je suis d’avis de rejeter avec dépens le pourvoi de M. Hill. La Cour d’appel a eu raison de conclure que les actes reprochés aux policiers en l’espèce respectaient la norme de diligence et n’étaient donc pas négligents.
106 Je suis également d’avis de rejeter le pourvoi incident. La Cour d’appel a conclu à bon droit à l’existence du délit d’enquête négligente en droit canadien.
Version française des motifs des juges Bastarache, Charron et Rothstein rendus par
La juge Charron (dissidente quant au pourvoi incident) —
1. Aperçu
107 La maxime selon laquelle il vaut mieux laisser dix coupables en liberté que d’emprisonner un seul innocent est depuis longtemps l’une des assises de notre système de justice criminelle (W. Blackstone, Commentaries on the Laws of England (1769), livre IV, ch. 27, p. 352). C’est pourquoi il existe de nombreuses garanties contre les déclarations de culpabilité injustifiées. Or, des erreurs judiciaires se produisent malgré tout. Lorsqu’une personne innocente est reconnue coupable d’un crime qu’elle n’a pas commis, la justice a incontestablement échoué au sens le plus fondamental.
108 M. Hill prétend avoir été victime d’un tel raté du système de justice criminelle. Des 10 accusations de vol qualifié portées contre lui, 9 ont été retirées par le ministère public. Reconnu coupable de l’accusation restante, il a eu gain de cause en appel et a finalement été acquitté au terme d’un nouveau procès. Il soutient que l’incurie policière pendant l’enquête criminelle qui a précédé et suivi le dépôt des accusations lui a causé un préjudice important. Il a donc intenté l’action pour négligence à l’origine du présent pourvoi.
109 S’il reconnaît que sa cause d’action est inusitée, M. Hill prétend néanmoins que l’application du droit de la responsabilité délictuelle pourrait décourager la négligence en matière d’enquête et assurer un partage équitable des frais occasionnés par celle‑ci. Il invite donc la Cour à faire en sorte que [traduction] « [l]e droit de la négligence [. . .] s’attaque au problème de la déclaration de culpabilité injustifiée » et reconnaisse un nouveau délit, celui d’enquête négligente, afin que la personne déclarée coupable à tort d’un crime puisse être indemnisée du préjudice que lui a infligé une enquête policière irrégulière (mémoire de l’appelant, par. 71).
110 Pour le ministère public, c’est mal poser le problème, car il ne s’agit pas en l’espèce d’offrir un recours à la personne déclarée coupable à tort d’un crime. En effet, si la Cour fait droit à l’argument de M. Hill, toute personne accusée d’une infraction criminelle dont elle n’est pas en fin de compte reconnue coupable pourrait demander réparation. Le ministère public soutient que la « personne déclarée coupable à tort d’un crime » est celle qui non seulement est présumée innocente ou déclarée non coupable, mais qui est aussi réellement innocentée à l’issue d’une révision ou d’une enquête fondée sur les art. 696.1 à 696.6 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46.
111 Le ministère public ajoute que pour d’importantes considérations d’intérêt public, la responsabilité délictuelle d’un policier ne devrait être engagée que dans le cas où il abuse sérieusement de ses pouvoirs de nature publique, et non lorsqu’il fait simplement preuve de négligence dans l’exercice de ses fonctions. Il estime que le nouveau délit proposé engloberait des délits civils existants tels que l’arrestation illégale, la détention arbitraire, la poursuite abusive et la faute dans l’exercice d’une charge publique, sans compter qu’il compromettrait le juste équilibre établi entre la nécessité sociale de l’application efficace de la loi et la liberté individuelle.
112 La question nouvelle dont est saisie la Cour est donc celle de savoir si le délit d’enquête négligente devrait être reconnu en droit canadien. J’arrive à la conclusion qu’il ne le devrait pas. Si les policiers se voyaient imposer une obligation de diligence de droit privé envers les suspects, celle‑ci entrerait nécessairement en conflit avec leur devoir primordial envers le public d’enquêter sur les crimes et d’arrêter les contrevenants. Les conséquences qui en découleraient réfutent à elles seules l’existence entre les parties d’un lien de proximité suffisant pour faire naître une obligation de diligence prima facie. En outre, puisque la reconnaissance d’un tel délit aurait des répercussions importantes sur d’autres obligations légales et nuirait au système de justice ainsi qu’à la société en général, j’estime que même si l’on concluait à l’existence d’une obligation de diligence prima facie, il faudrait l’écarter pour d’autres considérations de politique générale.
113 Pour les motifs qui suivent, je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi incident du ministère public et de statuer que le délit d’enquête négligente ne saurait exister en common law. Les juridictions inférieures ont donc eu raison de rejeter l’action, et je suis d’avis de rejeter le pourvoi de M. Hill.
2. Analyse
2.1 Éléments de l’action en responsabilité délictuelle
114 M. Hill prétend que les défendeurs — appelés collectivement, pour simplifier, les « policiers enquêteurs » — ont commis le délit d’enquête négligente et qu’il a droit à des dommages‑intérêts. Pour avoir gain de cause, M. Hill doit établir (1) que les policiers enquêteurs ont envers lui une obligation de diligence, (2) que les policiers enquêteurs n’ont pas observé la norme de diligence applicable dans les circonstances, (3) qu’il a subi une perte ou un préjudice indemnisable et (4) que la perte ou le préjudice a été causé par une omission ou un acte négligent des policiers enquêteurs. Si les éléments les plus litigieux du délit d’enquête négligente proposé sont l’obligation et la norme de diligence, le nouveau délit proposé soulève des questions difficiles au regard des quatre éléments susmentionnés. J’aborderai chacun d’eux en mettant l’accent sur l’obligation de diligence.
2.2 Le critère de l’arrêt Anns
115 Les fonctions des policiers sont multiples. Celle d’enquêter sur les crimes compte indubitablement parmi elles. Elle est issue de la common law et prévue, en Ontario, à l’art. 42 de la Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15, qui énonce les fonctions générales du policier. Bien que l’obligation d’« enquêter sur les crimes » ne soit pas expressément mentionnée au par. 42(1), plusieurs des fonctions énumérées s’y rattachent ou en font partie :
42. (1) L’agent de police a notamment pour fonctions :
a) de préserver la paix;
b) de prévenir les actes criminels et autres infractions et d’apporter aide et encouragement aux autres personnes qui participent à leur prévention;
c) d’aider les victimes d’actes criminels;
d) d’appréhender les criminels et autres contrevenants ainsi que les autres personnes qui peuvent légalement être placées sous garde;
e) de porter des accusations et de participer à des poursuites;
f) d’exécuter les mandats qui doivent être exécutés par des agents de police et d’exercer des fonctions connexes;
g) d’exercer les fonctions légitimes que le chef de police lui confie;
h) dans le cas d’un corps de police municipal ou d’une entente conclue en vertu de l’article 10 (entente visant la prestation de services policiers par la Police provinciale), d’exécuter les règlements municipaux;
i) de terminer la formation prescrite.
Voir aussi : Police Act, R.S.B.C. 1996, ch. 367, par. 34(2); Police Act, R.S.A. 2000, ch. P‑17, par. 38(1); The Police Act, 1990, S.S. 1990‑91, ch. P‑15.01, art. 18 et par. 19(1); Loi sur la Sûreté du Manitoba, L.R.M. 1987, ch. P150, C.P.L.M., ch. P150, art. 5; Police Act, S.N.S. 2004, ch. 31, par. 30(1) et 31(1); Loi sur la Police, L.N.‑B. 1977, ch. P‑9.2, par. 12(1); Police Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P‑11, par. 5(2); Royal Newfoundland Constabulary Act, 1992, S.N.L. 1992, ch. R‑17, par. 8(1); Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R‑10, art. 18; Loi sur la police, L.R.Q., ch. P‑13.1, art. 48.
116 Il ne fait aucun doute que le policier a envers le public l’obligation générale d’enquêter sur les crimes. En l’espèce, nous devons déterminer si ce devoir général fait naître une obligation de droit privé envers des citoyens individuels en particulier, à savoir les suspects sous enquête. Cette question commande l’application de ce qu’on appelle communément le critère de l’arrêt Anns (Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.)), explicité par la Cour dans les arrêts Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, 2001 CSC 80; Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, 2003 CSC 69, et Childs c. Desormeaux, [2006] 1 R.C.S. 643, 2006 CSC 18.
117 La Juge en chef fait état de façon assez complète du cadre analytique applicable pour les besoins du critère de l’arrêt Anns. Je m’en tiendrai donc à un résumé. Par souci de commodité, voici comment la juge en chef McLachlin et le juge Major ont résumé succinctement ce critère dans l’arrêt Edwards (par. 9-10) :
À la première étape du critère énoncé dans l’arrêt Anns, il s’agit de déterminer si les circonstances dévoilent un préjudice raisonnablement prévisible et un lien de proximité suffisamment étroit pour établir une obligation de diligence prima facie. À cette étape, l’accent est mis sur les facteurs découlant du lien entre le demandeur et le défendeur, notamment des considérations de politique générales. Le point de départ de cette analyse consiste à établir s’il existe des catégories analogues d’affaires où les tribunaux ont reconnu l’existence d’un lien étroit. En l’absence de telles décisions, il s’agit de déterminer s’il y a lieu de reconnaître une nouvelle obligation de diligence dans les circonstances de l’espèce. La simple prévisibilité ne suffit pas à établir une obligation de diligence prima facie. Le demandeur doit aussi prouver l’existence d’un lien étroit — que le défendeur avait avec lui une relation à ce point étroite et directe qu’il est juste de lui imposer une obligation de diligence dans les circonstances. Les facteurs donnant lieu à l’existence d’un lien étroit doivent être fondés sur la loi applicable le cas échéant, comme en l’espèce.
Si, à la première étape du critère énoncé dans l’arrêt Anns, le demandeur réussit à établir une obligation de diligence prima facie (malgré le fait que l’obligation proposée ne corresponde pas à une catégorie de réparation déjà reconnue), il faut passer à la deuxième étape de ce critère. Il s’agit de savoir s’il existe des considérations de politique résiduelles qui justifient l’annulation de la responsabilité. De telles considérations comprennent notamment l’effet qu’aurait la reconnaissance d’une telle obligation de diligence sur d’autres obligations légales, son incidence sur le système juridique et, d’une façon moins précise mais tout aussi importante, l’effet qu’aurait l’imposition d’une responsabilité sur la société en général.
2.3 Prévisibilité
118 L’exigence de la prévisibilité raisonnable n’empêche pas de conclure à l’existence d’une obligation de diligence en l’espèce. Un enquêteur de police peut facilement prévoir qu’un suspect fait partie des personnes auxquelles une enquête menée avec négligence est susceptible de porter préjudice. Évidemment, lorsque le suspect se révèle être l’auteur de l’infraction sous enquête, le public, et non le suspect, peut être la véritable victime d’une enquête bâclée. Cependant, du strict point de vue de la prévisibilité, il est clair que ce volet du critère est respecté.
2.4 Lien de proximité
2.4.1 La recherche de catégories analogues
119 Le lien de proximité est l’élément qui soulève des difficultés. Comme le précise l’extrait qui précède résumant le critère de l’arrêt Anns, on peut se demander d’abord si l’affaire s’inscrit, directement ou par analogie, dans une catégorie d’affaires où l’existence d’une obligation de diligence a déjà été reconnue. Dans l’affirmative, il sera généralement possible de convaincre le tribunal qu’aucune autre considération de politique générale n’est susceptible d’écarter l’imposition d’une obligation de diligence, et l’existence d’une telle obligation sera reconnue. En l’espèce, M. Hill ne conteste pas qu’avant la décision de première instance rendue en Ontario dans l’affaire Beckstead c. Ottawa (City) Chief of Police (1995), 37 O.R. (3d) 62 (p. 64), aucun tribunal de common law au Canada, dans le Commonwealth ou aux États‑Unis n’avait statué que dans le cadre d’une enquête criminelle, un policier avait une obligation de diligence de droit privé envers le suspect. En effet, dans les autres ressorts, et en Ontario avant Beckstead, les tribunaux saisis de la question avaient refusé de reconnaître l’existence d’une telle obligation. Voir à ce sujet Reynen c. Canada, [1993] A.C.F. no 1028 (QL) (1re inst.), par. 5; McGillivary c. Nouveau‑Brunswick (1994), 149 R.N.‑B. (2e) 311 (C.A.), par. 10; Al’s Steak House & Tavern Inc. c. Deloitte & Touche (1994), 20 O.R. (3d) 673 (Div. gén.); Collie Woollen Mills Ltd. c. Canada, [1996] A.C.F. no 193 (QL) (1re inst.), par. 34; Stevens c. Fredericton (Ville) (1999), 212 R.N.‑B. (2e) 264 (B.R.); Dix c. Canada (Attorney General) (2002), 315 A.R. 1, 2002 ABQB 580, par. 557; Kleysen c. Canada (Attorney General) (2001), 159 Man. R. (2d) 17, 2001 MBQB 205; Avery c. Canada (Attorney General), [2004] A.N.-B. no 391 (QL), 2004 NBQB 372, par. 11. Voir également A.A.D. c. Tanner (2004), 188 Man. R. (2d) 15, 2004 MBQB 213, au par. 148, où la juge Duval a refusé expressément de reconnaître le délit distinct d’enquête négligente, mais s’est demandé néanmoins si l’on avait établi le bien‑fondé de l’action pour négligence eu égard aux faits particuliers de l’espèce.
120 Voici les décisions dans lesquelles les tribunaux du Royaume‑Uni ont statué que les policiers n’avaient pas d’obligation de diligence envers les citoyens individuels dans le contexte d’une enquête criminelle : Hill c. Chief Constable of West Yorkshire, [1988] 2 All E.R. 238 (H.L.), p. 243‑244; Alexandrou c. Oxford, [1993] 4 All E.R. 328 (C.A.); Osman c. Ferguson, [1993] 4 All E.R. 344 (C.A.); Cowan c. Chief Constable of the Avon and Somerset Constabulary, [2001] E.W.J. No. 5088 (QL), [2001] EWCA Civ 1699; Brooks c. Commissioner of Police of the Metropolis, [2005] 1 W.L.R. 1495, [2005] UKHL 24, par. 19 à 23 et 33. Voir également Calveley c. Chief Constable of the Merseyside Police, [1989] 1 All E.R. 1025 (H.L.), p. 1030‑1032, confirmant que les policiers n’ont pas d’obligation de diligence dans le cadre d’une enquête interne ou d’une instance disciplinaire visant un policier.
121 Les décisions australiennes concluant à l’inexistence d’une obligation de diligence envers les suspects dans le contexte d’une enquête policière sont les suivantes : Emanuele c. Hedley (1997), 137 F.L.R. 339 (A.C.T.S.C.), p. 359; Courtney c. State of Tasmania, [2000] TASSC 83; Wilson c. State of New South Wales (2001), 53 N.S.W.L.R. 407, [2001] NSWSC 869, par. 63; Tame c. New South Wales (2002), 191 A.L.R. 449, [2002] HCA 35, par. 231; Gruber c. Backhouse (2003), 190 F.L.R. 122, [2003] ACTSC 18, par. 41; Duke c. State of New South Wales, [2005] NSWSC 632, par. 23. Pour la Nouvelle‑Zélande, voir Gregory c. Gollan, [2006] NZHC 426, par. 16‑17. Voir également l’analyse du tribunal dans Sullivan c. Moody (2001), 183 A.L.R. 404, [2001] HCA 59, par. 60. Les décisions suivant lesquelles il n’existe aucune obligation de diligence envers les citoyens individuels dans le contexte d’une enquête en général sont les suivantes : Cran c. State of New South Wales (2004), 62 N.S.W.L.R. 95, [2004] NSWCA 92, par. 50 (autorisation d’appel à la HCA refusée, [2005] HCA Trans 21), et en Nouvelle‑Zélande, Simpson c. Attorney General, [1994] 3 N.Z.L.R. 667 (C.A.).
122 Pour ce qui concerne les décisions américaines favorables à la thèse que les policiers n’ont pas d’obligation de diligence envers les suspects, voir Gregoire c. Biddle, 177 F.2d 579 (2d Cir. 1949), p. 581; Thompson c. Olson, 798 F.2d 552 (1st Cir. 1986), p. 556; Kompare c. Stein, 801 F.2d 883 (7th Cir. 1986), p. 890; Kelly c. Curtis, 21 F.3d 1544 (11th Cir. 1994), p. 1551; Orsatti c. New Jersey State Police, 71 F.3d 480 (3d Cir. 1995), p. 484; Schertz c. Waupaca County, 875 F.2d 578 (7th Cir. 1989), p. 583. Signalons également les remarques du juge Scalia dans Castle Rock c. Gonzales, 125 S.Ct. 2796 (2005), p. 2810.
123 Je reviendrai sur certaines de ces décisions. Je me penche d’abord sur la décision Beckstead et l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans la présente affaire ((2005), 76 O.R. (3d) 481).
124 Dans l’arrêt Beckstead, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la décision de première instance selon laquelle le policier enquêteur avait une obligation de diligence envers le suspect sous enquête ((1997), 37 O.R. (3d) 62 (p. 63)). Il importe de signaler toutefois que ni le juge de première instance ni la Cour d’appel n’ont repris l’analyse de l’arrêt Anns pour déterminer s’il existait une obligation de diligence à l’égard de cette nouvelle catégorie. Vu l’absence de jurisprudence permettant de conclure en ce sens et l’omission de recourir à une analyse fondée sur les principes applicables dans Beckstead, le Juge en chef de l’Ontario a constitué un tribunal de cinq juges pour entendre cette affaire et déterminer si l’arrêt Beckstead était fondé (jugement de la Cour d’appel, par. 2).
125 Pour étayer sa conclusion qu’il l’était, le juge MacPherson, au nom des juges unanimes, a notamment invoqué l’existence d’une obligation de diligence dans une catégorie analogue, affirmant que [traduction] « l’obligation de diligence existe en Ontario envers les suspects (Beckstead) et les victimes (Jane Doe) » (par. 65 (je souligne)). Il a ajouté qu’il ne [traduction] « voyait aucune raison de principe d’établir une distinction entre ces deux catégories » (par. 65).
126 La Cour n’a jamais examiné la question de savoir si le lien entre le policier enquêteur et la victime ou la victime potentielle d’un crime peut faire naître une obligation de diligence de droit privé et elle n’est pas appelée à trancher la question dans le présent pourvoi. Cependant, l’importance accordée par la Cour d’appel au jugement Jane Doe c. Metropolitan Toronto (Municipality) Commissioners of Police (1998), 160 D.L.R. (4th) 697 (C. Ont. (Div. gén.)), rend nécessaire l’examen de la portée de la conclusion tirée dans cette affaire afin de déterminer si la Cour d’appel a eu raison de conclure qu’une obligation générale de diligence existe envers les victimes et que cette catégorie de personnes ne saurait être distinguée de celle des suspects.
127 Premièrement, il importe de bien circonscrire la décision Jane Doe. Il convient donc de faire brièvement état des faits et des conclusions du tribunal dans cette affaire. Entre décembre 1985 et août 1986, une série d’agressions sexuelles a eu lieu à Toronto. Les agressions avaient certaines caractéristiques en commun : elles avaient eu lieu dans le même secteur du centre‑ville de Toronto, les victimes — des femmes — habitaient un appartement au deuxième ou au troisième étage, l’appartement était pourvu d’un balcon et l’agresseur y était entré par la porte du balcon.
128 Après la quatrième agression, mais avant celle dont a été victime Jane Doe, la Police de la communauté urbaine de Toronto (« PCUT ») avait des motifs de croire qu’une seule personne était l’auteur de ces crimes. Or, même si elle s’attendait à de nouvelles agressions, la PCUT s’est délibérément abstenue d’informer les victimes potentielles du risque précis qu’elles couraient au motif que si elle l’avait fait, le contrevenant aurait pris le large. Présidant le procès, la juge MacFarland (maintenant juge à la Cour d’appel) a conclu que les circonstances de l’affaire donnaient à penser que [traduction] « les femmes avaient — à leur insu ou sans leur consentement — servi d’“appât” pour attirer le prédateur dont la police ignorait l’identité exacte, mais connaissait assurément le profil général et les caractéristiques » (p. 725).
129 Selon la juge MacFarland, en décidant de ne pas informer les citoyennes qu’elle jugeait « à risque », la PCUT a commis une négligence grave. Mais surtout, la juge MacFarland a pris la peine de délimiter la portée de l’obligation à laquelle il y avait ainsi eu manquement. Elle s’est dite [traduction] « convaincue, au vu de la preuve, que les femmes courant un risque particulier auraient pu et auraient dû être dûment mises en garde » (p. 730 (je souligne)). Elle a ensuite conclu que [traduction] « la police a gravement manqué à son obligation de protéger ces femmes et la demanderesse en particulier contre le violeur en série qu’elle savait rôder dans leur voisinage en omettant de les prévenir de manière qu’elles puissent prendre des précautions » (p. 732 (je souligne)). Elle a ajouté : [traduction] « [e]n l’espèce, la police connaissait l’existence de la menace ou du risque précis auquel était exposé un groupe de femmes en particulier et elle n’a rien fait pour prévenir ces femmes du danger qu’elles couraient, ni pris de mesures pour les protéger » (p. 732 (je souligne)).
130 La juge du procès a donc conclu que lorsque la police sait qu’une menace précise pèse sur des personnes en particulier, elle a l’obligation d’en informer celles‑ci de manière qu’elles puissent prendre des précautions. Comme l’a dit le juge Moldaver (maintenant juge de la Cour d’appel) au nom de la Cour divisionnaire en confirmant que l’action pouvait être instruite, [traduction] « même si la police a certaines obligations envers la population en général, elle ne saurait avoir une obligation de diligence de droit privé envers chaque citoyen susceptible de courir un danger » : Jane Doe c. Metropolitan Toronto (Municipality) Commissioners of Police (1990), 72 D.L.R. (4th) 580, p. 584. On ne peut donc aller jusqu’à affirmer sur le fondement de la décision Jane Doe que la police a une obligation générale de diligence vis‑à‑vis de toute victime potentielle d’un acte criminel. Ce serait faire abstraction du fait que la simple prévisibilité d’un préjudice ne peut faire naître à elle seule une obligation de diligence, car un lien de proximité suffisant doit en outre exister entre les parties et aucune considération de politique générale ne doit écarter l’existence d’une obligation de diligence prima facie.
131 Parce qu’elle manque de nuance, je ne puis donc souscrire à la conclusion générale tirée par le juge MacPherson en l’espèce, à savoir que [traduction] « l’obligation de diligence existe en Ontario envers les [. . .] victimes » (par. 65). En toute déférence, je suis également en désaccord avec son affirmation qu’il n’y a aucune raison de principe d’établir une distinction entre les deux catégories. Au contraire, il existe une distinction fondamentale entre la victime et le suspect et elle tient à la possibilité générale de concilier l’intérêt public que sert l’enquête policière visant l’arrestation de l’auteur d’un crime et l’intérêt de la victime que sert sa protection contre les criminels. Par contre, l’obligation du policier d’enquêter sur les crimes et d’arrêter les contrevenants est diamétralement opposée à l’intérêt de la personne sous enquête, car il est toujours dans l’intérêt du suspect, qu’il soit ou non l’auteur du crime, de ne pas être importuné par l’État. Autrement dit, l’intérêt du suspect va toujours à l’encontre de l’intérêt public dans le contexte d’une enquête criminelle. Je m’explique.
132 Il est trop manifeste que l’intérêt du criminel va à l’encontre de l’intérêt public servi par sa mise sous enquête et son arrestation pour qu’une explication soit nécessaire. Il importe toutefois de comprendre dans ce contexte que l’intérêt du suspect qui est réellement innocent s’oppose également à l’exécution de la fonction policière d’enquêter sur les crimes. À mon humble avis, il serait naïf de penser le contraire simplement parce que la personne en question sera toujours innocentée à l’issue de l’enquête si les policiers s’acquittent de leur obligation avec compétence. Il existe un écart important entre les « motifs raisonnables et probables » requis pour enclencher le processus pénal et la preuve hors de tout doute raisonnable sur laquelle doit se fonder la déclaration de culpabilité à l’issue du processus. Qui plus est, il est nettement dans l’intérêt public de conserver l’exigence minimale établie de longue date pour l’enclenchement du processus. Il s’ensuit que même l’enquête la plus rigoureuse peut faire en sorte qu’une personne en réalité innocente se retrouve dans la mire des policiers. Et même lorsque le suspect est disculpé à l’issue de l’enquête, celle‑ci lui a inévitablement infligé un préjudice : sa réputation ou ses finances peuvent en avoir souffert. C’est pourquoi j’estime que tous les suspects, qu’ils aient ou non commis l’infraction, ont tout à perdre d’être dans la mire des policiers. Il est toujours dans l’intérêt personnel du suspect de ne pas être importuné par l’État.
133 Par conséquent, victimes et suspects ne forment pas des catégories analogues.
134 La Cour d’appel s’est en outre appuyée jusqu’à un certain point sur notre arrêt Odhavji pour justifier sa conclusion (par. 71). Or, selon moi, cet arrêt ne permet guère de trancher la question soulevée en l’espèce. Dans cette affaire, la famille d’un individu abattu par la police avait poursuivi le chef de police de la Communauté urbaine de Toronto. Les demandeurs soutenaient que le défendeur avait envers eux une obligation de diligence, celle de faire en sorte que les policiers collaborent avec l’unité des enquêtes spéciales, et qu’il avait manqué à cette obligation, leur causant ainsi un préjudice. La Cour a refusé de radier la déclaration des demandeurs pour absence de cause d’action, signalant en particulier que suivant l’al. 41(1)b) de la Loi sur les services policiers, le chef avait l’« obligation distincte de veiller à ce que les membres du corps de police exercent leurs fonctions conformément aux dispositions de la Loi sur les services policiers et aux besoins de la collectivité » (Odhavji, par. 58). La Cour en a conclu qu’il existait un lien de proximité. Or, pareille obligation légale ne peut être invoquée en l’espèce. En conséquence, dans l’arrêt Odhavji, la Cour n’a pas non plus reconnu l’existence d’une obligation de diligence dans une catégorie analogue.
135 Comme la présente affaire ne s’inscrit ni directement ni par analogie dans une catégorie pour laquelle l’existence d’une obligation de diligence a déjà été reconnue, il nous faut, conformément au critère de l’arrêt Anns, déterminer s’il existe entre le policier enquêteur et le suspect sous enquête un lien suffisamment étroit pour faire naître une obligation de diligence prima facie.
2.4.2 Les intérêts mis en jeu par le lien entre l’enquêteur et la personne sous enquête
136 Comme l’explique ma collègue aux par. 26 à 30 de ses motifs, à cette étape de l’analyse, la question est de savoir si le lien entre le policier enquêteur et le suspect est suffisamment étroit « pour justifier l’imposition d’une obligation de diligence ». La notion de proximité est intimement liée à celle de la prévisibilité : le lien doit être étroit et direct au point que le défendeur ait dû voir dans le demandeur une personne susceptible d’être lésée par ses actes. Or, la proximité ne tient pas qu’à la prévisibilité. D’autres facteurs pertinents quant à savoir si le lien entre le défendeur et le demandeur est susceptible de justifier l’imposition d’une obligation légale doivent également être pris en compte (Cooper, par. 37), dont les attentes, les déclarations, la confiance et la nature des intérêts propres à la relation (Cooper, par. 34). Les facteurs à considérer varient toutefois au gré des circonstances de chaque espèce et ne se prêtent pas à une énumération définitive (Cooper, par. 35).
137 Il ne fait aucun doute que le lien entre le policier et le suspect est étroit et direct au point que le policier enquêteur a dû voir dans le suspect une personne susceptible d’être lésée par ses actes. Cependant, je rappelle que le lien de proximité doit être déterminé au regard des autres facteurs que met en jeu la relation. À mon avis, ces autres facteurs, ensemble ou séparément, ne suffisent pas à établir le lien de proximité requis.
138 Selon la juge en chef McLachlin, les attentes des parties et les intérêts en jeu permettent de conclure à l’existence du lien de proximité. En ce qui concerne le premier facteur, ma collègue dit : « Du point de vue social en général, le suspect peut à bon droit s’attendre à ce que les policiers enquêtent avec compétence et diligence » (par. 39). Je n’en disconviens pas sur le plan logique. Puisque la société s’attend assurément à ce que les policiers s’acquittent avec compétence et diligence de leur devoir public d’enquêter sur les crimes et d’arrêter les contrevenants, il est raisonnable de penser que le suspect, en tant que membre de la société, s’y attend aussi. Toutefois, le facteur déterminant et qui, à mon sens, milite grandement contre la reconnaissance d’une obligation de diligence, est le deuxième, celui des intérêts mis en jeu par la relation.
139 La juge en chef McLachlin fait état de l’enjeu important pour le suspect. Selon elle, le suspect « a un intérêt personnel considérable dans le déroulement de l’enquête. Sa liberté, sa réputation et une grande partie de son avenir sont en jeu » (par. 34). En outre, comme il appert de la déclaration de M. Hill, les intérêts financiers du suspect sont aussi en jeu. M. Hill fait état d’une perte de revenus, d’une diminution de sa capacité de gain ultérieure et de nombreuses dépenses. Ma collègue conclut : « l’importance de ces intérêts permet de conclure qu’un lien de proximité fait naître une obligation de diligence » (par. 34). En toute déférence, les intérêts du suspect ne sont cependant pas les seuls que met en jeu la relation. Comme la Cour l’a dit avec justesse dans l’arrêt Childs c. Desormeaux :
En matière de négligence, le droit s’attache non seulement à la perte subie par le demandeur, mais explique pourquoi il est juste et équitable de faire supporter le coût de cette perte par un défendeur donné devant le tribunal. L’exigence du lien de proximité englobe ces deux facettes du droit de la négligence. [par. 25]
En d’autres termes, pour déterminer s’il existe un lien de proximité entre le demandeur et le défendeur, il faut non seulement tenir compte des intérêts du demandeur, mais également de ceux du défendeur, ce qui commande en l’occurrence l’examen du rôle du policier enquêteur dans l’application du droit criminel.
140 L’application du droit criminel est l’un des volets les plus importants du maintien de la loi et de l’ordre dans une société libre. Cette mission importante est confiée principalement aux policiers qui, pour s’en acquitter, doivent souvent prendre des décisions susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits et les intérêts de citoyens. Comme le signale l’Association canadienne des chefs de police dans son mémoire :
[traduction] Même si, en apparence, la responsabilité pour négligence du policier s’apparente à celle des autres professionnels, elle présente aussi une différence fondamentale. Les autres professionnels ont l’obligation de droit privé d’agir dans l’intérêt de leurs clients. Le policier est titulaire d’une charge publique et a le devoir public d’agir dans l’intérêt de la société en général. Cet intérêt public ne saurait être confondu avec l’intérêt d’un citoyen individuel lors d’une enquête policière. Comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Succession Odhavji [par. 28], « [e]n démocratie, les fonctionnaires publics doivent conserver le pouvoir de prendre des décisions qui, le cas échéant, vont à l’encontre des intérêts de certains citoyens ». [par. 22]
Il importe encore plus que le policier conserve le pouvoir de prendre, dans l’intérêt public, une décision défavorable à un citoyen en particulier lorsque cette décision vise un suspect. Comme je l’ai expliqué, l’intérêt qu’a la société à ce que les policiers enquêtent sur les crimes et arrêtent les contrevenants entre inévitablement en conflit avec l’intérêt du suspect à ne pas être importuné par l’État. C’est pourquoi l’imposition d’une obligation de diligence de droit privé donnerait nécessairement lieu à des obligations contradictoires. Contrairement à ce que dit la Juge en chef au par. 42, je ne laisse pas entendre que les policiers ont « l’obligation de ne pas importuner les gens ». Je dis qu’il est toujours dans l’intérêt du citoyen individuel d’être laissé en paix au lieu d’être soumis à une enquête policière. Il en est ainsi parce que le citoyen, qu’il soit innocent ou non, s’expose toujours à un préjudice lorsqu’il fait l’objet d’une enquête. S’il était légalement tenu de prendre des mesures raisonnables pour ne pas infliger de préjudice à une personne, le policier se retrouverait nécessairement soumis à des forces contraires au moment de considérer cette personne comme suspecte. Il n’est donc ni juste ni équitable pour le policier, pas plus qu’il n’est dans l’intérêt de la société en général, de lui imposer une obligation qui fait naître, dans sa foulée, un ensemble d’obligations contradictoires.
141 Considérons par exemple le cas — malheureusement pas inusité — de la personne soupçonnée de conduite en état d’ébriété. Si, dans la lutte contre l’alcool au volant, le policier avait l’obligation de tenir compte non seulement de l’intérêt public, mais aussi des intérêts du suspect, peut‑être vaudrait‑il mieux, sauf dans les cas les plus patents de conduite en état d’ébriété, qu’il laisse simplement le suspect partir au lieu de risquer de lui causer un préjudice en enclenchant un processus pénal susceptible de ne pas mener à une déclaration de culpabilité. Ainsi, il échapperait de plus au risque de démêlés judiciaires prolongés et à toute responsabilité civile éventuelle. Cette prudence pourrait lui paraître encore plus opportune lorsque le suspect est une personne influente pouvant avoir plus à perdre d’une poursuite criminelle « injustifiée ».
142 Je ne veux pas dire par là que la reconnaissance d’une obligation de diligence envers les suspects rendrait les policiers [traduction] « si craintifs qu’ils renonceraient facilement à accomplir leur devoir et se soucieraient de protéger les fonds publics contre de coûteuses poursuites », devenant alors incapables de s’acquitter de leurs fonctions (Dorset Yacht Co. c. Home Office, [1970] A.C. 1004 (H.L.), p. 1033, lord Reid). À l’instar de ce dernier, j’estime que les policiers sont d’une autre trempe. Je crois plutôt que la prudence excessive dont ils pourraient faire preuve en raison de leurs obligations contradictoires irait sérieusement à l’encontre de l’intérêt qu’a la société à ce qu’ils enquêtent sur les crimes et arrêtent les contrevenants. M. Hill affirme au contraire que les policiers ne se heurteraient pas à un tel dilemme, car ils pourraient toujours se réfugier derrière l’existence de motifs raisonnables et probables. J’y reviendrai. Pour l’heure, j’exprime seulement le doute qu’un policier qui a déjà témoigné dans des affaires de conduite en état d’ébriété et assisté à d’innombrables débats judiciaires quant à savoir si le policier ayant procédé à l’arrestation avait des motifs raisonnables et probables de croire que le suspect avait pris le volant en état d’ébriété, puisse considérer que l’existence de tels motifs le protège amplement. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que la norme des motifs raisonnables et probables permette de remédier si facilement aux conséquences possibles de l’assujettissement du policier à de telles obligations contradictoires.
143 Il suffit de se reporter aux arrêts Cooper et Edwards de la Cour pour étayer la thèse que l’imposition d’obligations contradictoires doit être évitée. Dans les deux affaires, le défendeur avait été reconnu débiteur d’une obligation envers le public en général et le recours privé intenté contre lui avait été rejeté au motif que la déclaration ne révélait aucune cause d’action fondée.
144 Dans l’affaire Cooper, le demandeur avait poursuivi le registrateur des courtiers en hypothèques pour négligence, lui reprochant de n’avoir pas exercé ses pouvoirs légaux avec la diligence requise pour lui éviter les pertes infligées par les irrégularités d’un courtier en hypothèques, ou pour les réduire. La Cour a conclu à l’inexistence d’une obligation de diligence de droit privé au motif, notamment, que « si le registrateur avait une obligation envers chaque investisseur, cette obligation serait susceptible d’aller à l’encontre de l’obligation qu’il a à l’égard des intérêts supérieurs du public » (par. 44).
145 Dans l’affaire Edwards, un recours semblable avait été intenté contre le Barreau du Haut‑Canada pour omission de protéger une catégorie de personnes victimes de fraude contre les malversations d’un avocat. La Cour a refusé d’imposer au Barreau une obligation de diligence de droit privé parce que l’existence d’une telle obligation aurait été incompatible avec le rôle de l’organisme relatif à « l’intérêt public ». La Cour a approuvé l’extrait suivant des motifs du juge Finlayson de la Cour d’appel de l’Ontario :
[traduction] Le public est bien servi par le refus d’entraver les pouvoirs d’enquête du Barreau par la crainte de la responsabilité civile. Le fait pour les appelants d’invoquer le rôle relatif à l’« intérêt public » du Barreau semble inopportun puisqu’il a pour effet d’affaiblir leur argument [. . .] [L]e Barreau ne peut satisfaire à cette obligation s’il est tenu d’agir conformément à une obligation de diligence de droit privé à l’égard de particuliers comme les appelants. L’obligation de diligence de droit privé ne peut coexister avec le mandat conféré par la loi au Barreau et, partant, elle ne peut être mise en œuvre. [par. 6]
146 On peut objecter que dans chacune de ces affaires, un régime législatif particulier créait un lien entre les parties et que c’est ce régime législatif qui a fait obstacle à la reconnaissance d’un lien de proximité. Or, il ne s’ensuit pas qu’il faille refuser d’appliquer le même principe en l’espèce. Bien que l’obligation du policier d’enquêter sur les crimes et d’arrêter les suspects trouve sa source dans la common law, elle est également reconnue, explicitement ou implicitement, dans la loi. De plus, le lien entre le policier enquêteur et le suspect s’inscrit dans le contexte du droit criminel et du droit réglementaire, lesquels sont presque entièrement d’origine législative. Je crois en fait que les obligations contradictoires considérées en l’espèce sont beaucoup plus préoccupantes que dans les affaires Cooper ou Edwards où l’intérêt de la victime éventuelle pouvait, du moins dans certains cas, être concilié avec celui du public. Après tout, il pourrait être dans l’intérêt des investisseurs en général et de l’investisseur en cause qu’il soit mis fin aux activités de certains courtiers en hypothèques peu scrupuleux. En revanche, comme je l’ai expliqué, il n’est jamais dans l’intérêt du suspect d’être soumis à une enquête policière. Il s’ensuit encore une fois que l’intérêt public servi par l’enquête criminelle s’oppose en soi diamétralement à l’intérêt du suspect.
147 Des tribunaux étrangers ont vu dans cette opposition des intérêts en jeu un motif suffisant de ne pas imposer d’obligation de diligence. L’existence d’une telle obligation envers les suspects a été jugée incompatible avec le devoir du policier de mener une enquête complète. Par exemple, les tribunaux australiens ont conclu que l’imposition d’une obligation de diligence envers une personne sous enquête s’opposerait et nuirait au bon accomplissement du devoir du policier de faire une enquête exhaustive : voir Tame c. New South Wales, par. 231 et 298‑299; Gruber c. Backhouse, par. 29‑30 et 35‑39. De même, en Angleterre, la Chambre des lords a refusé d’imposer l’obligation de diligence, la jugeant incompatible avec [traduction] « l’exécution sûre et efficace du devoir du policier d’enquêter sur les crimes, un devoir d’une importance capitale pour le public » : Calveley c. Chief Constable of the Merseyside Police, p. 1030; voir aussi Hill c. Chief Constable of West Yorkshire, p. 240‑241; Brooks c. Commissioner of Police of the Metropolis, par. 30.
148 En résumé, malgré la prévisibilité du préjudice en l’espèce, le lien de proximité demeure absent. Je conclus donc, pour ce seul motif, que le lien entre le policier enquêteur et le suspect ne fait pas naître une obligation de diligence prima facie. Toutefois, même si l’on concluait à l’existence d’un certain degré de proximité et l’on estimait que ce degré de proximité suffit à faire naître une obligation de diligence prima facie, d’autres considérations de politique générale militeraient contre la reconnaissance de cette obligation. Ce qui nous amène au deuxième volet du critère de l’arrêt Anns.
2.5 Autres considérations de politique générale
2.5.1 Répercussions possibles sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du policier
149 C’est à la deuxième étape de l’analyse de l’arrêt Anns qu’il convient d’examiner les autres considérations de politique générale. À cette étape, l’examen « ne port[e] pas sur le lien existant entre les parties, mais sur l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général » (Cooper, par. 37; voir aussi Edwards, par. 10). Je me penche d’abord sur le pouvoir discrétionnaire du policier, cette autre considération de politique générale étant plus intimement liée aux obligations contradictoires dont j’ai fait état précédemment. La juge en chef McLachlin estime que le pouvoir discrétionnaire inhérent au travail policier ne constitue pas un motif convaincant d’écarter l’obligation de diligence proposée, car ce facteur « doit être pris en considération pour formuler la norme de diligence, et non pour déterminer s’il y a ou non une obligation de diligence » (par. 51 (en italique dans l’original)). Je ne suis pas d’accord. La question n’est pas celle de savoir si les tribunaux pourront faire la différence entre une simple erreur de jugement et un acte de négligence. Le pouvoir discrétionnaire du policier est un facteur important parce que son exercice peut mener à la décision de ne pas poursuivre l’enquête ou de ne pas enclencher le processus pénal, malgré l’existence de motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise. Il y a donc lieu de craindre, advenant que la Cour reconnaisse l’existence d’une obligation de diligence de droit privé envers le suspect sous enquête, que ce pouvoir soit exercé non pas dans l’intérêt public comme il se doit, mais dans le dessein de se soustraire à la responsabilité civile.
150 Dans l’arrêt R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, la Cour a reconnu que le pouvoir discrétionnaire du policier est « une caractéristique essentielle de la justice criminelle » (p. 410). Le juge La Forest a ajouté : « Un système qui tenterait d’éliminer tout pouvoir discrétionnaire serait trop complexe et rigide pour fonctionner. » Or, il est tout aussi important de bien circonscrire ce pouvoir afin qu’il ne soit exercé que dans l’intérêt public. La Cour a récemment abordé la question dans l’arrêt R. c. Beaudry, [2007] 1 R.C.S. 190, 2007 CSC 5. Elle a reconnu que le devoir du policier d’appliquer la loi et d’enquêter sur les crimes n’est pas absolu et qu’il est fonction de l’exercice du pouvoir discrétionnaire. « Ainsi, l’agent de police qui a des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise ou qu’une enquête plus approfondie permettrait d’obtenir des éléments de preuve susceptibles de mener au dépôt d’accusations pénales, peut exercer son pouvoir discrétionnaire et décider de ne pas emprunter la voie judiciaire » (par. 37). La Cour s’est cependant empressée d’ajouter que le pouvoir discrétionnaire lui‑même n’est pas absolu et que « [l]e policier est loin d’avoir carte blanche et doit justifier rationnellement sa décision. » L’exercice du pouvoir discrétionnaire doit d’abord être justifié subjectivement — il doit être honnête et transparent et reposer sur des motifs valables et raisonnables. En outre, il doit être justifié au regard de critères objectifs.
151 À première vue, on peut penser que l’imposition d’une obligation de diligence de droit privé envers le suspect et la responsabilité civile qu’elle est susceptible d’engager ne devraient pas faire craindre l’exercice illégitime du pouvoir discrétionnaire du policier. Tout comme il ne saurait le faire en prenant une décision fondée sur le favoritisme ou sur des stéréotypes culturels, sociaux ou raciaux, le policier ne saurait exercer légitimement son pouvoir discrétionnaire s’il renonce à enclencher le processus pénal seulement pour se soustraire à sa responsabilité civile éventuelle. Mais de nouveau, je ne suis pas convaincue que nous puissions si facilement faire abstraction des conséquences juridiques et sociales possibles de l’imposition au policier d’une telle obligation.
152 Si la Cour fait droit à la prétention de M. Hill, le policier enquêteur sera non seulement tenu légalement d’accomplir son devoir public d’appliquer la loi, mais il devra également se garder de causer un préjudice au suspect en prenant une mesure qui pourrait ultimement être jugée non conforme à la norme de diligence applicable. Le droit ne doit imposer une obligation que si l’on escompte qu’elle sera respectée. Évidemment, le moyen le plus sûr pour le policier d’éviter tout préjudice au suspect est de ne pas engager la procédure pénale. En d’autres termes, pour concilier ses obligations légales contradictoires, le policier pourrait bien décider d’écarter tout risque d’infliger un préjudice au suspect en exerçant son « pouvoir discrétionnaire ». Vu l’écart important entre les « motifs raisonnables et probables » exigés pour l’enclenchement du processus pénal et la preuve « hors de tout doute raisonnable » requise pour la déclaration de culpabilité, le policier prudent qui tente de concilier son devoir public d’appliquer la loi et son obligation privée de ne causer aucun préjudice au suspect innocent serait peut‑être bien avisé de n’enclencher le processus pénal que si la preuve est accablante. Comment pourrions‑nous alors distinguer entre l’exercice légitime du pouvoir discrétionnaire fondé sur la volonté du policier de s’acquitter de son obligation légale de diligence envers le suspect et celui, illégitime, fondé sur l’intérêt personnel d’échapper à toute responsabilité civile?
153 Il est nettement dans l’intérêt public de conserver la norme des motifs raisonnables et probables établie de longue date, car elle garantit l’application rigoureuse et efficace de la loi. Une fois cette norme respectée, il appartient aux autres acteurs du système de justice criminelle, à savoir le procureur de la Couronne, le juge présidant l’enquête préliminaire et le juge des faits, d’examiner plus avant le bien‑fondé juridique et factuel d’une accusation. Comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241, la norme des motifs raisonnables et probables établit un équilibre raisonnable entre le droit individuel à la liberté et la nécessité de protéger la société contre le crime (p. 249‑250). Étant donné que l’obligation de diligence de droit privé proposée en l’espèce ne pourrait qu’empêcher les policiers d’accomplir leurs devoirs publics avec assurance et célérité, j’estime qu’elle romprait ce subtil équilibre.
2.5.2 Identification, aux fins d’indemnisation, des personnes déclarées coupables à tort d’un crime
154 Je le répète, M. Hill invite la Cour à faire en sorte que [traduction] « [l]e droit de la négligence [. . .] s’attaque au problème de la déclaration de culpabilité injustifiée » et reconnaisse un nouveau délit, celui d’enquête négligente. La juge en chef McLachlin fait droit à sa demande et considère en fait que la nécessité d’indemniser les personnes déclarées coupables à tort d’un crime est un facteur important qui milite en faveur d’une obligation de diligence (par. 36‑37). Il importe de signaler que le délit proposé offrirait également un recours au suspect qui, sans être reconnu coupable, subit une perte ou un préjudice à cause d’une enquête négligente. En effet, du point de vue du demandeur, il n’est guère logique de n’accorder un droit d’action qu’en cas de déclaration de culpabilité injustifiée. Dans le cadre d’une action pour enquête négligente, la différence entre une enquête bâclée qui débouche sur une déclaration de culpabilité et une autre qui tourne court semble résider que dans le montant de l’indemnité susceptible d’être obtenue.
155 Fort de son acquittement, M. Hill prétend qu’il devrait être indemnisé du préjudice infligé par le système de justice criminelle. Le ministère public conteste que le délit proposé en l’espèce offre un recours aux personnes déclarées coupables à tort d’un crime et il fait valoir ce qui suit (mémoire, par. 6) :
[traduction] Il ne s’agit pas d’empêcher les déclarations de culpabilité injustifiées. Les personnes déclarées coupables à tort d’un crime ne représenteraient qu’une infime partie de celles qui pourraient poursuivre pour enquête négligente (la plus grande partie étant composée de celles qui sont acquittées au procès ou contre qui les accusations sont abandonnées avant). Même parmi les personnes reconnues coupables à tort d’un crime, rares sont celles qui pourraient établir que la déclaration de culpabilité injustifiée résulte d’une enquête policière bâclée.
156 Nul ne conteste la validité de l’acquittement de M. Hill. Or, la différence entre un acquittement et une déclaration d’innocence doit être prise en compte dans l’appréciation des répercussions possibles de la reconnaissance d’un délit d’enquête négligente. Le problème tient au fait que notre système de justice criminelle n’est pas axé sur la détermination de l’innocence. Dans une instance criminelle, l’accusé est déclaré coupable ou non coupable. Tout comme l’annulation de la déclaration de culpabilité en appel, le verdict de non‑culpabilité n’équivaut pas à une déclaration d’innocence réelle. Un verdict de non‑culpabilité peut être rendu dans nombre de situations allant de l’innocence réelle à la présentation d’une preuve qui, de justesse, n’établit pas la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cette réalité de notre système de justice criminelle soulève d’épineuses questions d’intérêt public lorsqu’on envisage une indemnisation. Le droit à une indemnité ne devrait‑il pas être accordé qu’à l’accusé qui est réellement innocent du crime pour lequel il a été inculpé ou reconnu coupable? Dans l’affirmative, comment l’innocence réelle devrait‑elle être établie? La question de savoir si la personne acquittée devrait faire l’objet de quelque enquête quant à sa situation « véritable » est elle‑même matière à débats. Le débat peut se résumer de la façon suivante.
157 D’aucuns font valoir avec persuasion qu’un verdict de non‑culpabilité doit être considéré comme une déclaration d’innocence à tous égards, y compris pour les besoins de l’indemnisation. Selon eux, tous ceux qui sont en fin de compte déclarés non coupables de l’infraction criminelle dont ils étaient accusés pourraient entrer dans la catégorie des demandeurs possibles. Leur argument le plus percutant est que toute nuance apportée au verdict d’acquittement aurait pour effet d’introduire un troisième verdict, celui de « culpabilité non prouvée », qui n’a pas été retenu dans notre système de justice criminelle. L’introduction d’un tel « verdict à l’écossaise » ferait subsister un doute à l’égard des personnes reconnues non coupables ou dont l’innocence n’a pas été établie de manière concluante après l’abandon des procédures. Dans son exposé intitulé « Wrongful Conviction and Imprisonment : Towards an End to the Compensatory Obstacle Course » (1989), 9 Windsor Y.B. Access Just. 96, se penchant sur d’éventuels régimes légaux d’indemnisation, le professeur H. A. Kaiser explique comme suit la raison d’être d’un droit plus étendu à l’indemnisation (p. 139) :
[traduction] On fait valoir que les personnes qui ont été déclarées coupables et emprisonnées à tort sont ipso facto victimes d’erreur judiciaire et devraient avoir droit à une indemnité. Prétendre le contraire introduit le troisième verdict de « culpabilité non prouvée » ou de « personne toujours coupable » sous le couvert d’un régime d’indemnisation, lequel impose apparemment des normes plus strictes que celles applicables pour un simple acquittement. Comme le soutient vigoureusement le professeur MacKinnon [dans son article intitulé « Costs and Compensation for the Innocent Accused » (1988), 67 R. du B. can. 489, p. 497-498] :
. . . celui qui est acquitté ou absous est innocent aux yeux de la loi et il n’y a pas lieu de le considérer comme étant moins innocent [. . .] La société a grandement intérêt à ce que la personne acquittée se voit à tout le moins rétablie dans sa situation antérieure à la poursuite.
158 D’autres font valoir de manière tout aussi persuasive qu’un régime d’indemnisation qui ne bénéficie pas qu’à celui qui est « réellement innocent » est inacceptable en ce qu’il permet à celui qui a effectivement commis une infraction, mais dont la culpabilité n’a pas été établie, de profiter de son crime. Les Lignes directrices d’indemnisation des personnes condamnées et emprisonnées à tort (adoptées par les ministres de la justice fédéral et provinciaux en mars 1988) établissent, pour les besoins de l’indemnisation, une distinction claire entre un verdict de non‑culpabilité et une déclaration d’innocence. Les exigences suivantes ont été ajoutées à la liste des conditions d’admissibilité à l’indemnisation :
Puisque l’indemnisation ne devrait être accordée qu’aux personnes qui n’ont pas commis le crime [dont] elles ont été [déclarées coupables] (par opposition aux personnes jugées non coupables), un autre critère devrait également s’appliquer :
a. Un pardon accordé en vertu de l’article 683 [du Code criminel] devrait comporter une déclaration, fondée sur une enquête, portant que la personne en cause n’a pas commis l’infraction; ou
b. Dans le cas d’un renvoi par le ministre de la Justice en vertu de l’alinéa 617(b), la cour d’appel devrait déclarer, en réponse à une question posée par le ministre de la Justice sous l’empire de l’alinéa 617(c), que la personne en cause n’a pas commis l’infraction. [Je souligne.]
159 La Juge en chef fait allusion à la difficulté lorsqu’elle précise que le suspect qui poursuit la police « doit établir que la négligence dont celle‑ci a fait preuve dans son enquête lui a causé un préjudice indemnisable en droit » et que « [l]a preuve relative à la culpabilité ou à l’innocence réelle du suspect, y compris les conclusions de toute instance criminelle, peut être prise en compte pour déterminer le lien de causalité. » Elle estime cependant qu’« [i]l n’est pas nécessaire de décider en l’espèce si l’acquittement doit être considéré comme une preuve d’innocence concluante pour les besoins d’une instance civile » (par. 64). Ce n’est peut‑être pas nécessaire pour statuer sur le présent pourvoi, mais ce le sera certainement pour les besoins de l’action en responsabilité délictuelle si le demandeur prouve que la police a fait preuve de négligence dans son enquête. Ce sont précisément les répercussions de ce genre qui doivent être prises en compte suivant le second volet du critère de l’arrêt Anns. La question que je pose alors est la suivante : comment allons‑nous distinguer le traitement « imposé à bon droit par la loi » de celui qui l’est « à tort », pour les besoins de l’indemnisation? Donner raison à ceux qui prétendent que l’acquittement doit être assimilé à une déclaration d’innocence aux fins de l’indemnisation pourrait avoir des répercussions à bien des égards. Par exemple, tout suspect accusé d’une infraction, mais non reconnu coupable grâce au bon fonctionnement du système de justice criminelle, pourrait obtenir une indemnité s’il prouve que la police a bâclé son enquête, et ce, qu’il ait réellement commis le crime ou non.
160 Il y a d’autant plus lieu de s’interroger dans le cas du droit d’action proposé en l’espèce que la faute consisterait dans le non‑respect de la norme applicable à l’enquête policière. D’une part, il ne fait aucun doute qu’une enquête policière bâclée peut contribuer à ce qu’une personne qui n’a pas commis le crime en soit reconnue coupable à tort. La manipulation négligente des éléments de preuve matérielle peut fausser les conclusions des experts en criminalistique. Une enquête bâclée ou incomplète peut nuire à la découverte d’éléments de preuve qui auraient permis d’exonérer l’accusé ou de soulever un doute raisonnable quant à sa culpabilité. D’autre part, la négligence des enquêteurs sera souvent la cause véritable de l’acquittement, ce verdict s’imposant alors dans le contexte pénal. Le procès criminel offre au chapitre de la procédure et de la preuve de nombreuses garanties contre la déclaration de culpabilité injustifiée. Partant, certains éléments de preuve peuvent être écartés ou ne pas être pris en compte parce qu’ils ont été obtenus au moyen de méthodes d’enquête irrégulières. De même, l’enquêteur négligent peut ne pas recueillir les éléments de preuve requis pour justifier une déclaration de culpabilité, même s’ils existent bel et bien.
161 Un principe de justice fondamentale veut que, lors du procès, l’accusé ait droit au bénéfice du doute raisonnable. Ainsi, pour ce qui est de la responsabilité criminelle, l’acquittement doit assurément être considéré comme l’équivalent d’une déclaration d’innocence. Cependant, pour ce qui est de la responsabilité délictuelle, il nous faut reconnaître qu’une personne ayant commis une infraction pourrait bien bénéficier du bâclage d’une enquête plutôt que d’en subir un préjudice. En pareil cas, la véritable victime n’est pas le suspect, mais la société en général. L’accusé qui a réellement commis l’infraction devrait‑il pouvoir invoquer son acquittement — imputable à la négligence des enquêteurs — pour obtenir réparation? Un simple exemple suffit à montrer que la difficulté pourrait fort bien se présenter et qu’on ne saurait y remédier seulement en délimitant avec soin la norme de diligence applicable.
162 Supposons le cas d’une femme victime d’une agression sexuelle brutale. Elle ne connaît pas l’identité de l’agresseur. Elle fournit toutefois une description détaillée qui permet aux policiers de repérer dans leurs fichiers la photo d’un suspect répondant au signalement. Ils ne montrent que cette photo à la victime, qui reconnaît formellement son agresseur. Craignant d’autres agressions, les policiers s’empressent d’arrêter le suspect. Ils organisent ensuite une séance d’identification à laquelle participent plusieurs personnes, dont le suspect de la photo. La ressemblance des autres participants avec le suspect est discutable. La plaignante observe les participants et confirme que le suspect est son agresseur, qui est alors inculpé. Au procès, il appert que peu d’éléments relient par ailleurs le suspect au crime et que la preuve de la poursuite repose essentiellement sur le témoignage de la plaignante, laquelle maintient que l’accusé est son agresseur. Or, vu la faiblesse inhérente de la preuve par témoin oculaire et le risque que l’identification de l’accusé par la plaignante ait été viciée par le procédé inadéquat employé par les policiers, le juge du procès se dit non convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé et l’acquitte.
163 L’accusé intente au civil une action pour négligence, alléguant que les policiers ont eu recours à des méthodes d’identification inadéquates ayant amené la plaignante à l’identifier à tort comme étant l’auteur du crime, d’où son arrestation et son inculpation injustifiées. Il réclame des dommages‑intérêts pour atteinte à sa réputation, choc nerveux et frais de défense en justice.
164 Le défendeur propose d’assigner la plaignante pour qu’elle témoigne que le demandeur est son agresseur. Il soutient que le préjudice n’a pas été causé par sa négligence et que seul le demandeur est à blâmer parce qu’il a commis l’agression sexuelle. Il ajoute que même si le lien de causalité est établi, le préjudice allégué n’est indemnisable en droit que si le demandeur prouve qu’il n’a pas réellement commis l’infraction.
165 Comment devrait‑on statuer au civil? Pour les besoins de l’instance civile, l’acquittement devrait‑il être considéré comme l’équivalent juridique de l’innocence réelle, de sorte que le défendeur ne puisse invoquer la différence entre les deux? Dans l’affirmative, le bien‑fondé de l’action pour négligence serait établi facilement et l’obligation de diligence serait reconnue en droit. Le non‑respect de la norme serait prouvé du fait que la méthode d’identification employée n’était manifestement pas à la hauteur. Le lien de causalité serait forcément établi, car s’il faut considérer que le demandeur n’a pas commis le crime, la seule conclusion possible est que, par sa négligence, le policier a amené la plaignante à identifier à tort le demandeur comme étant son agresseur et fait en sorte que celui‑ci soit soumis à chacune des étapes du processus pénal. S’il prouve le préjudice subi, le demandeur est assuré d’une indemnité. Ce dénouement paraît tout à fait juste dans la mesure où le demandeur n’est pas le véritable agresseur. Par contre, s’il l’est, de nombreuses voix pourraient s’élever contre l’indemnisation du préjudice, la véritable victime de la négligence du policier étant la société, et non le demandeur.
166 La seconde thèse, suivant laquelle le verdict de non‑culpabilité diffère de l’innocence réelle, peut aussi mener à un résultat non souhaitable lorsque le demandeur n’a pas réellement commis le crime dont il a été accusé. Si l’acquittement n’établit pas l’innocence réelle, le demandeur, à qui il incombe de prouver le bien‑fondé de sa demande selon la prépondérance des probabilités, devrait, pour avoir gain de cause au civil, prouver qu’il n’est pas l’agresseur. Il pourrait lui être impossible de le faire. De plus, comme il a déjà été acquitté, il paraît injuste d’exiger qu’il satisfasse à cette exigence supplémentaire. Un nouveau procès devrait également avoir lieu, ce qui pourrait bien donner lieu à des conclusions contradictoires et mettre en doute le bien‑fondé de l’acquittement.
167 De toute évidence, la Cour devra adhérer à l’une ou l’autre des thèses avancées en ce qui concerne l’indemnisation du préjudice. Dans un cas comme dans l’autre, il pourra en résulter des effets imprévus et non souhaitables dans le contexte criminel. Si la première thèse est retenue, le juge des faits sera‑t‑il moins enclin à rendre un verdict de non‑culpabilité fondé sur les irrégularités de l’enquête, sachant que cela est susceptible d’ouvrir droit à réparation? À l’inverse, si la seconde thèse l’emporte et que l’on établit, dans un domaine du droit, une distinction entre un verdict de non‑culpabilité et une déclaration d’innocence, la portée générale de l’acquittement en sera‑t‑elle compromise? Voilà des exemples d’autres considérations de politique générale que soulève la création du délit d’enquête négligente. À mon avis, ces considérations appellent la prudence en ce qui concerne l’assujettissement du policier à une nouvelle obligation de diligence envers le suspect.
2.5.3 Définir la norme de diligence ne résout pas le problème des considérations de politique générale adverses
168 La Cour d’appel a jugé possible de remédier au problème des considérations de politique générale militant contre l’imposition d’une obligation de diligence en [traduction] « délimitant avec soin » la norme de diligence applicable (par. 70). Elle s’est toutefois contentée d’adopter la norme du « policier raisonnable placé dans la même situation ». Elle a ajouté que [traduction] « dans le contexte d’une arrestation et d’une poursuite, la norme devient plus précise et est directement liée aux obligations découlant de la loi et de la common law : le policier avait‑il des motifs raisonnables et probables de croire que le demandeur avait commis un crime? » (par. 83). La juge en chef McLachlin convient qu’il s’agit de la norme appropriée (par. 67).
169 En toute déférence, je ne vois pas comment la norme de négligence habituelle, même liée à la norme des motifs raisonnables et probables, peut concilier les normes contradictoires qui sont en jeu. À mon avis, la norme de négligence habituelle ne saurait coexister facilement avec les normes applicables en matière criminelle. Pour illustrer mon propos, je reviens d’abord sur la situation hypothétique examinée précédemment, puis je me penche sur l’analyse à laquelle se sont livrées les juridictions inférieures en l’espèce.
170 Dans le cas hypothétique exposé précédemment, l’action pour négligence intentée par le demandeur contre la police repose sur l’allégation selon laquelle le caractère inadéquat de la méthode d’identification employée aurait amené la plaignante à identifier à tort le demandeur comme étant l’auteur du crime, entraînant de ce fait son arrestation et son inculpation injustifiées. Comme je l’ai dit, je crois que dans ce cas fictif, la méthode d’identification employée par le policier était sans aucun doute inacceptable. En ne montrant à la plaignante que la seule photo du suspect et en faisant participer à la séance d’identification des hommes dont la ressemblance avec ce dernier était discutable, l’enquêteur n’a manifestement pas satisfait à la norme du policier raisonnable placé dans la même situation. Par conséquent, suivant la conception traditionnelle de la négligence, ce manquement à la norme de diligence pourrait vraisemblablement engager la responsabilité civile — s’il est fait droit à la prétention du demandeur quant au lien de causalité — pour tout préjudice causé par l’enclenchement et le déroulement du processus pénal.
171 Un problème se pose toutefois. En mettant l’accent sur la conduite du policier enquêteur et la norme de négligence en matière civile, nous perdons facilement de vue le rôle joué par le plaignant et la norme présidant à l’enclenchement du processus pénal. Dans ce cas hypothétique, nul ne saurait contester sérieusement que sous l’angle du droit criminel, la correspondance du suspect à la description détaillée de l’agresseur par la plaignante et son identification formelle par celle‑ci comme étant son agresseur constituaient bel et bien des motifs raisonnables de porter une accusation pour l’application de l’art. 504 du Code criminel. Aux termes de cette disposition, « [q]uiconque croit, pour des motifs raisonnables, qu’une personne a commis un acte criminel peut faire une dénonciation » devant un juge de paix et dans le ressort de ce dernier, et « [le juge de paix] doit recevoir la dénonciation ». Même si le policier décidait de ne pas porter d’accusation, la plaignante pourrait faire elle‑même une dénonciation. Il convient en outre de signaler que la preuve d’identification par la plaignante, aussi viciée qu’elle soit (ce qui sera déterminé au procès), respecterait non seulement la norme applicable au dépôt d’une accusation, mais aussi la norme applicable au renvoi à procès lors de l’enquête préliminaire en application de l’al. 548(1)a) du Code criminel.
172 De même, il est intéressant de se pencher sur la manière dont l’analyse axée sur la négligence s’est déroulée en l’espèce devant les juridictions inférieures. Les cinq juges de la Cour d’appel de l’Ontario ont convenu de la norme applicable, mais non de son application aux faits. La norme applicable à l’enclenchement du processus pénal est pour ainsi dire occultée dans le cadre de cette analyse, et cela revêt une importance particulière pour mon propos. Je m’explique.
173 Tout comme dans mon exemple hypothétique, M. Hill allègue à l’appui de son action l’irrégularité de la méthode d’identification employée par les policiers. Il soutient que cette irrégularité a mené à son identification à tort par les témoins, à son arrestation injustifiée et à sa déclaration de culpabilité pour le vol qualifié commis le 23 janvier 1995. Il précise que les policiers ont dérogé à leurs propres lignes directrices internes sur la présentation de photos aux témoins et que la séance d’identification à partir des photos de onze Blancs et d’un Autochtone lui a été foncièrement défavorable. Pour déterminer s’il y a eu ou non violation de la norme applicable en l’espèce, il incombe donc au tribunal de déterminer si, en recourant à cette méthode d’identification, le policier a satisfait à la norme du « policier raisonnable placé dans la même situation ». Tous les juges des juridictions inférieures se sont livrés à cette analyse, mais ils sont arrivés à des résultats différents. Le juge du procès a conclu au respect de la norme ((2003), 66 O.R. (3d) 746), et trois des cinq juges de la Cour d’appel lui ont donné raison. Les deux juges dissidents ont estimé que la méthode d’identification employée par le policier ne respectait pas la norme.
174 Toutefois, même si la Cour d’appel a expressément reconnu que dans le contexte d’une arrestation et d’une poursuite, la norme de négligence habituelle doit être liée à celle des motifs raisonnables et probables, aucun juge des juridictions inférieures n’a tenu compte de la norme applicable à l’enclenchement du processus pénal. Autrement dit, même s’ils se sont penchés sur la méthode d’identification employée par la police, aucun ne s’est demandé si les accusations reposaient néanmoins sur des motifs raisonnables et probables, la norme de preuve à laquelle est bien sûr assujetti le policier lors d’une enquête criminelle. Et il importe de souligner qu’il est dans l’intérêt public que cette norme demeure la norme applicable. La Cour a d’ailleurs fait observer dans l’arrêt Storrey, p. 249‑250 :
L’importance que revêt cette exigence [que les policiers aient des motifs raisonnables de procéder à une arrestation] pour les citoyens d’une démocratie se passe de démonstration. Mais la société a besoin également de protection contre le crime. Ce besoin commande l’établissement d’un équilibre raisonnable entre le droit des particuliers à la liberté et la nécessité de protéger la société contre le crime. C’est pourquoi il suffit que la police établisse l’existence de motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation.
175 Par conséquent, pour que la norme de diligence applicable en matière civile soit « délimitée avec soin » de manière à s’harmoniser avec les normes applicables en matière pénale au lieu de s’y opposer, l’existence de motifs raisonnables et probables pour porter une accusation doit faire obstacle à toute responsabilité civile. Il ne saurait suffire au demandeur de démontrer que la méthode d’identification employée par les policiers ne respectait pas la norme applicable. Il lui faut plutôt établir que le processus d’identification était à ce point vicié qu’il a supprimé les motifs raisonnables et probables de porter l’accusation. Ce n’est qu’à cette condition que le demandeur peut prétendre avoir subi, comme le dit la juge en chef McLachlin, « un préjudice indemnisable qui n’aurait pas été subi n’eût été la négligence des policiers » (par. 92).
176 Le juge MacPherson a laissé entendre que le processus aurait de toute façon été enclenché, mais il l’a fait en se penchant non pas sur la norme de diligence, mais bien sur le lien de causalité. Voici ce qu’il a dit (par. 97) :
[traduction] Les faits réfutent entièrement cette prétention [que l’irrégularité de la séance d’identification a entaché toute la procédure d’identification]. L’appelant a été accusé de dix vols qualifiés, mais il n’a été cité à procès que pour celui commis le 23 janvier 1995. La séance d’identification photographique que conteste l’appelant ne faisait pas partie de la preuve pour ce vol. La preuve d’identification pour le vol du 23 janvier consistait plutôt dans le témoignage de l’agent Stewart, qui avait aperçu l’appelant, et dans l’identification formelle de ce dernier par deux caissières à partir d’une photo publiée dans un journal et se trouvant sur leurs bureaux. Il n’existe donc aucun lien de causalité entre la séance d’identification photographique et l’arrestation, la détention et la poursuite de l’appelant pour le vol du 23 janvier. Il aurait été arrêté le 27 janvier, détenu et soumis à un procès même si la police n’avait pas fait preuve de négligence dans la préparation de la séance. Mais, comme le juge du procès s’est penché sur celle‑ci, j’examinerai à mon tour son déroulement. [En italique dans l’original.]
177 La Juge en chef paraît aussi laisser entendre qu’une accusation aurait pu être portée malgré toute irrégularité. Elle dit en effet : « Il n’appert pas non plus de la preuve que n’eût été ces incidents [la négligence alléguée], M. Hill n’aurait pas été inculpé et déclaré coupable » (par. 78). La question des motifs raisonnables et probables touche manifestement au lien de causalité au sens où l’action pour négligence ne saurait être accueillie lorsque la procédure pénale aurait été engagée qu’il y ait eu négligence ou non. En effet, il ne serait pas logique en droit que le policier enquêteur puisse être civilement tenu responsable du préjudice infligé au suspect par l’enclenchement et le déroulement du processus pénal alors que celui‑ci est non seulement autorisé, mais en fait souhaitable selon les normes applicables en matière criminelle. J’estime toutefois qu’il ne suffit pas de tenir compte de la norme pénale au regard du lien de causalité. En effet, la norme applicable à l’enclenchement du processus pénal doit également contribuer à définir la norme de diligence elle‑même. Autrement dit, même si le résultat de la séance d’identification contestée avait été mis en preuve pour le vol qualifié du 23 janvier 1995, la preuve que les méthodes d’identification employées ne respectaient pas la norme du policier raisonnable n’aurait pas permis d’établir le bien‑fondé de l’action en responsabilité délictuelle. S’il en allait autrement, l’on ferait abstraction du fait qu’il est nettement dans l’intérêt public que le processus pénal soit enclenché sur la foi de motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise. Encore une fois, la question déterminante est celle de savoir si le processus d’identification était à ce point vicié qu’il a supprimé les motifs raisonnables et probables conférés par le fait que des témoins avaient formellement identifié M. Hill comme étant l’auteur du vol.
178 Les deux juges dissidents ont non seulement omis d’intégrer la norme des motifs raisonnables et probables à leur analyse, mais ils ont aussi interprété très largement la notion de lien de causalité. Même si le résultat de la séance d’identification photographique ne faisait pas partie de la preuve offerte pour l’accusation dont M. Hill a été reconnu coupable, les deux juges ont néanmoins conclu à l’existence d’un lien de causalité suffisant entre la séance et la déclaration de culpabilité, et ce, pour les motifs suivants :
[traduction] Premièrement, comme le dit le juge du procès dans ses motifs, le 17 janvier 1995, le détective Loft a montré cette série de photos à un certain nombre de témoins des vols. La plupart ont identifié M. Hill comme étant le voleur, même s’ils croyaient qu’il ne portait pas de barbiche. Il est évident que l’identification erronée de M. Hill par ces témoins a grandement conforté le détective Loft dans l’idée que M. Hill était le voleur au sac en plastique et, de ce fait, contribué à l’arrestation initiale de M. Hill. C’est parce qu’il était convaincu que les témoins avaient identifié la bonne personne que le détective Loft a omis de rouvrir l’enquête sur les vols malgré de nouveaux éléments de preuve disculpatoires. L’identification erronée à partir des photos a contribué au manque d’objectivité à l’égard de M. Hill, qui a mené à son arrestation et à sa mise en détention, à son inculpation injustifiée et à l’erreur judiciaire. Partant, nous croyons qu’il existe bel et bien un lien de causalité entre la séance d’identification photographique et la déclaration de culpabilité injustifiée de M. Hill. [par. 158]
179 Les juges dissidents ont en outre invoqué le fait que le juge du procès avait également semblé conclure à l’existence d’un lien de causalité. Même si ce dernier n’a pas analysé la question, il a opiné que la seule question en litige soulevée par l’action en responsabilité délictuelle était celle de savoir si la norme de diligence applicable avait été respectée.
180 Comme je l’ai montré, la nature privée de l’action en responsabilité délictuelle ramène nécessairement l’enquête criminelle aux droits individuels des parties, de sorte que les tribunaux perdent presque inévitablement de vue l’intérêt public général en jeu. En somme, le droit de la responsabilité délictuelle ne convient simplement pas. Le professeur Kaiser dit avec à‑propos dans son article (p. 112) :
[traduction] . . . comme l’ont avancé les professeurs Cohen et Smith [dans leur article intitulé « Entitlement and the Body Politic : Rethinking Negligence in Public Law » (1986), 64 R. du B. can. 1], le droit privé en général et la responsabilité délictuelle en particulier n’offrent vraiment pas le cadre voulu pour régler les questions qui touchent fondamentalement à la nature de l’État et à la relation de l’individu avec l’État et le droit :
. . . en établissant à l’égard des actes et de la responsabilité de l’État des règles fondées sur des concepts de responsabilité délictuelle, les législatures et les tribunaux ont fait abstraction d’un grand nombre de facteurs qui devraient être pris en compte pour définir le lien entre l’individu et l’État. . . [p. 5]
. . . les droits contre l’État diffèrent qualitativement des droits contre les individus. [p. 12]
2.5.4 Autres recours existants
181 Contrairement au délit d’enquête négligente proposé, les délits existants d’arrestation illégale, de détention arbitraire, de poursuite abusive et de faute dans l’exercice d’une charge publique ne soulèvent pas les considérations de politique générale examinées précédemment. Pour chacun de ces délits, le policier qui agit dans les limites de ses pouvoirs n’engage pas sa responsabilité délictuelle lorsqu’il fait simplement preuve de négligence dans l’exercice de ses fonctions. Les délits d’arrestation illégale et de détention arbitraire tiennent dûment compte du rôle limité que joue le policier dans l’ensemble du processus pénal et sont délimités en conséquence, et l’exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire écarte de fait toute responsabilité civile. Par contre, comment le délit proposé tient‑il compte du fait qu’une fois l’accusation criminelle déposée, le ministère public, et non la police, est maître de la procédure? (D’ailleurs, dans certains ressorts, le ministère public intervient plus tôt dans le processus, vérifiant toute accusation avant qu’elle ne soit portée.) Comment la décision d’un tiers neutre rendue dans l’intervalle doit‑elle être considérée dans le cadre de l’action pour négligence? S’agit‑il d’un novus actus interveniens rompant le lien de causalité entre l’acte de négligence et le préjudice? Cela tient‑il au caractère probant de la preuve que la négligence en cause n’a pas été viciée? Puisque la question que pose en définitive l’obligation de diligence est celle de savoir s’il est juste et équitable de l’imposer, convient‑il d’en faire porter tout le poids aux policiers lorsque la responsabilité pour la déclaration de culpabilité injustifiée est imputée à tous les acteurs du système de justice, y compris les témoins, les scientifiques, les procureurs de la Couronne, les juges et les jurés, aucun d’eux ne s’exposant à un recours en responsabilité délictuelle, sauf le procureur de la Couronne en cas de poursuite abusive?
182 Les délits de poursuite abusive et de faute dans l’exercice d’une charge publique ont trait à l’abus de la procédure pénale et du pouvoir policier. Il ne s’agit pas d’apprécier après coup la décision du policier prise dans le cadre d’une enquête, mais bien de déterminer si la fonction policière a délibérément été exercée à des fins illégitimes et incompatibles avec le devoir public du policier. Bref, il n’existe aucun conflit entre les obligations qui sous‑tendent les délits existants et le devoir public du policier d’enquêter sur les crimes et d’arrêter les contrevenants. Le nouveau délit d’enquête négligente proposé engloberait en fait tous les délits existants et risquerait de perturber l’équilibre nécessaire entre les intérêts opposés qui sont en jeu.
2.5.5 Le droit civil au Québec
183 Enfin, quelques remarques s’imposent sur l’état actuel du droit civil au Québec. Le juge MacPherson conclut à l’existence d’une obligation de diligence de common law en s’appuyant sur deux décisions de la Cour d’appel du Québec : Lacombe c. Andr—, [2003] R.J.Q. 720, et Jauvin c. Procureur général du Québec, [2004] R.R.A. 37. Il dit avoir été [traduction] « impressionné par le raisonnement et l’équilibre atteint » dans ces deux affaires (par. 66). Dans chacune d’elles, la Cour d’appel a reconnu que le policier avait une obligation de diligence envers le suspect en raison d’une disposition générale du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 — l’art. 1457 — , dont voici le libellé :
Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.
184 Il convient de rappeler brièvement les faits et les conclusions. Dans l’affaire Lacombe, Alain André a été accusé d’avoir agressé sexuellement sa fille adoptive. Huit mois plus tard, après que les accusations eurent été retirées avant l’enquête préliminaire, M. Andr— a poursuivi les policiers, alléguant qu’ils l’avaient arrêté sans avoir de motifs raisonnables et probables de le faire. Il a obtenu des dommages‑intérêts de 326 100 $ en première instance, et la Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel de cette décision, statuant que les policiers n’avaient pas de motifs raisonnables et probables au moment de l’arrestation.
185 Dans l’affaire Jauvin, John Jauvin a été accusé de complot en vue de commettre une fraude, mais toutes les accusations portées contre lui ont finalement été abandonnées. M. Jauvin a intenté une poursuite contre les policiers, alléguant que leur enquête lui avait causé un grand préjudice et qu’il avait droit à des dommages‑intérêts de plus de 4 millions de dollars. Il a été débouté en première instance, puis en appel. Cependant, si la Cour d’appel a conclu que l’intimé le procureur général du Québec n’avait commis aucune faute, elle a par ailleurs statué que la seule négligence d’un policier pouvait emporter l’application de l’art. 1457 du Code civil du Québec relatif à la responsabilité civile extracontractuelle. Pour déterminer la norme de diligence, la Cour d’appel s’est fondée sur son arrêt Lacombe et a conclu qu’un policier devait agir comme un policier normalement compétent, prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances.
186 Selon moi, les arrêts Lacombe et Jauvin ne permettent guère de statuer sur le présent pourvoi. Ils offrent certes un certain appui à la thèse que les policiers ont une obligation de diligence envers les suspects, mais trois précisions s’imposent. Premièrement, dans chacune de ces affaires, l’obligation imposée découle essentiellement de la disposition codifiée à l’art. 1457 du Code civil du Québec. Ainsi, malgré l’intérêt qu’elles présentent, aucune des décisions n’appuie la prétention que le policier devrait avoir envers le suspect une obligation de diligence en common law. Deuxièmement, dans l’affaire Lacombe, la question était celle de savoir si les policiers avaient eu des motifs raisonnables et probables pour arrêter M. Andr—; les tribunaux saisis ont répondu par la négative. Aucun principe juridique nouveau n’a vu le jour. Troisièmement, nulle responsabilité n’a été reconnue dans l’affaire Jauvin, et même si la Cour d’appel a confirmé la conclusion tirée dans l’affaire Lacombe, à savoir que la responsabilité civile pour négligence peut être imputée, elle n’a examiné aucune des considérations de politique générale soulevées dans la présente affaire.
3. Conclusion
187 Pour ces motifs, comme l’ont fait les tribunaux d’autres ressorts de common law, je conclus que le délit d’enquête négligente ne devrait pas être reconnu en common law au Canada. Cependant, même si j’estime que le régime de la responsabilité délictuelle n’est pas le véhicule approprié pour l’indemnisation des personnes déclarées coupables à tort d’un crime, je conviens de l’importance d’une telle réparation. Mais trouver le moyen d’y parvenir n’est pas simple, et un certain nombre d’enquêtes et d’études gouvernementales se sont penchées sur la question, dont les enquêtes Sophonow (The Inquiry Regarding Thomas Sophonow : The Investigation, Prosecution and Consideration of Entitlement to Compensation (2001)); Marshall (Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution : Findings and Recommendations (1989)); Morin (Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin (1998)); Milgaard (Commission of Inquiry into the Wrongful Conviction of David Milgaard, en cours); et Driskell (Report of the Commission of Inquiry into Certain Aspects of the Trial and Conviction of James Driskell (2007)), ainsi que la commission Lamer (The Lamer Commission of Inquiry into the Proceedings Pertaining to : Ronald Dalton, Gregory Parsons and Randy Druken : Report and Annexes (2006)). Peut‑être vaut‑il mieux laisser aux législateurs le soin d’assurer l’indemnisation des personnes déclarées coupables à tort d’un crime dans le cadre d’un régime législatif complet. Pareille réparation ne devrait certainement pas dépendre de l’issue incertaine du recours délictuel proposé.
188 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi incident du ministère public et de rejeter le pourvoi de M. Hill.
Pourvoi rejeté avec dépens. Pourvoi incident rejeté, les juges Bastarache, Charron et Rothstein sont dissidents.
Procureurs de l’appelant/intimé au pourvoi incident : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureurs des intimés/appelants au pourvoi incident : Boghosian & Associates, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc. : Aboriginal Legal Services of Toronto Inc., Toronto.
Procureurs de l’intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted : Falconer Charney, Toronto.
Procureur de l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police : Edmonton Police Service, Legal Advisors’ Section, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Cooper, Sandler & West, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureurs des intervenantes l’Association canadienne des policiers et Police Association of Ontario : Paliare, Roland, Rosenberg, Rothstein, Toronto.