COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Nu-Pharm Inc. c. Canada (Procureur général),
2010 CSC 65, [2010] 3 R.C.S. 648
Date : 20101223
Dossier : 32830
Entre :
Nu-Pharm Inc.
Appelante
et
Sa Majesté la Reine du chef du Canada,
procureur général du Canada et directeur-général de la
Direction des produits thérapeutiques de Santé Canada
Intimés
Traduction française officielle
Coram : Les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 21)
Le juge Rothstein (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron et Cromwell)
Nu-Pharm Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 65, [2010] 3 R.C.S. 648
Nu-Pharm Inc. Appelante
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, procureur
général du Canada et directeur général de la Direction
des produits thérapeutiques de Santé Canada Intimés
Répertorié : Nu-Pharm Inc. c. Canada (Procureur général)
No du greffe : 32830.
2010 : 20, 21 janvier; 2010 : 23 décembre.
Présents : Les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Linden, Nadon et Sexton), 2008 CAF 227, 387 N.R. 300, 67 C.P.R. (4th) 175, [2008] A.C.F. no 1054 (QL), 2008 CarswellNat 4244, qui a confirmé une décision du juge Hugessen, 2007 CF 977, [2007] A.C.F. no 1273 (QL), 2007 CarswellNat 4293. Pourvoi accueilli.
Andrew Brodkin et Cynthia L. Tape, pour l’appelante.
Christopher M. Rupar, Alain Préfontaine et Bernard Letarte, pour les intimés.
Version française du jugement de la Cour rendu par
[1] Le juge Rothstein — La question en litige dans le présent appel est de savoir si un demandeur, qui réclame des dommages-intérêts en raison de la décision de Santé Canada d’interdire la vente d’un médicament, doit d’abord faire annuler cette décision par voie de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.
I. Faits
[2] Nu-Pharm est une société qui fabrique et distribue des médicaments génériques. Elle fabrique le « Nu‑Enalapril », un médicament cardiovasculaire qui combat l’hypertension. En 1997, Nu‑Pharm a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle à Santé Canada afin d’obtenir l’autorisation de vendre le Nu‑Enalapril au Canada. Dans la présentation, Nu‑Pharm a comparé le Nu‑Enalapril et la version générique d’un médicament fabriqué par Merck and Co. Santé Canada a refusé la présentation abrégée de drogue nouvelle, parce que celle-ci ne faisait pas mention d’un produit de référence canadien valide, comme l’exige le Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870. La Cour fédérale a annulé la décision de Santé Canada à l’issue d’une procédure de contrôle judiciaire (Nu-Pharm Inc. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 C.F. 620).
[3] Santé Canada a donc examiné la présentation abrégée de drogue nouvelle et délivré un avis de conformité pour le Nu-Enalapril, une condition à respecter pour annoncer et vendre le médicament (Règlement sur les aliments et drogues, al. C.08.002(1)b)). Merck a demandé le contrôle judiciaire de la décision accordant l’avis de conformité, car Nu-Pharm avait comparé son produit à la version générique du médicament de Merck, et non à sa version brevetée, le Vasotec. La Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire, au motif que cette décision était contraire au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (Merck & Co. c. Canada (Procureur général), 1999 CanLII 9090). La Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision (Merck & Co. c. Canada (Procureur général), 2000 CanLII 15094). La Cour a rejeté la demande d’autorisation d’appel de Nu‑Pharm ([2000] 1 R.C.S. xvii).
[4] Par suite des décisions susmentionnées, Nu‑Pharm ne disposait plus d’un avis de conformité lui permettant de mettre en marché le Nu‑Enalapril. Le directeur général de la Direction des produits thérapeutiques de Santé Canada a avisé les responsables provinciaux des programmes d’assurance médicaments et des registres des pharmaciens qu’il était désormais interdit de vendre et d’annoncer le Nu-Enalapril.
1. Lettre du 22 mars 2000 :
[traduction] Un jugement récent de la Cour d’appel fédérale a modifié le statut de l’avis de conformité délivré le 25 février 1999 relativement aux comprimés Nu-Enalapril de 2,5, 5, 10 et 20 mg.
Le 13 mars 2000, dans le dossier portant le numéro de greffe A-804-99, la Cour a rejeté l’appel interjeté par Nu-Pharm à l’encontre de la décision rendue par la Section de première instance dans le dossier portant le numéro de greffe T-398-99.
En application de cette décision, l’avis de conformité concernant le Nu-Enalapril n’est plus valide. Par conséquent, les produits Nu-Enalapril ne peuvent plus être vendus ou annoncés conformément à l’avis de conformité délivré le 25 février 1999, sous réserve d'un examen judiciaire ultérieur de la décision.
2. Lettre du 31 mars 2000 :
[traduction] À moins d’une ordonnance judiciaire ultérieure à l’effet contraire, l’avis de conformité concernant le Nu-Enalapril est invalide depuis le jugement prononcé par la Cour d'appel fédérale le 13 mars 2000. Désormais, la vente du Nu-Enalapril ou la publicité relative à ce médicament constitue une violation de l’article C.08.002 du Règlement sur les aliments et drogues. Cela vise la distribution et l’exécution des ordonnances en utilisant les stocks de médicaments achetés de Nu-Pharm avant le jugement.
La DPT a fait le point sur cette interprétation avec Nu‑Pharm.
[5] Nu‑Pharm a écrit au directeur général pour l’aviser qu’elle était en désaccord avec la position de Santé Canada et les affirmations faites dans les lettres. Nu‑Pharm a fait valoir que le Nu‑Enalapril n’était pas une drogue nouvelle au sens du Règlement. Il n’était donc pas nécessaire d’obtenir un avis de conformité pour vendre légalement ce médicament. Dans une autre lettre adressée au directeur général, Nu‑Pharm a souligné que, selon la politique officielle de la Direction des produits thérapeutiques, un médicament contenant une substance médicinale n’est plus considéré comme une drogue « nouvelle » sept ans après la date initiale de la mise en marché de cette substance. Nu‑Pharm a demandé au directeur général de souscrire à sa position que le Nu‑Enalapril n’était pas une « drogue nouvelle », et de lever l’interdiction de vendre et de commercialiser ce médicament.
[6] Le directeur général a répondu aux lettres de Nu‑Pharm et lui a indiqué qu’il ne partageait pas son opinion sur la nécessité d’obtenir un avis de conformité pour commercialiser le Nu‑Enalapril. Nu‑Pharm et le directeur général ont échangé plusieurs autres lettres au cours des mois qui ont suivi, mais aucune des parties n’a changé d’avis sur cette question.
[7] Le 22 février 2001, Nu‑Pharm a introduit une demande de contrôle judiciaire, alléguant que le directeur général agissait illégalement en l’obligeant à obtenir un avis de conformité et en interdisant la vente du Nu‑Enalapril. Nu‑Pharm s’est plus tard désistée de cette demande.
[8] Le 12 février 2002, Nu‑Pharm a intenté une action devant la Cour fédérale contre Sa Majesté la Reine, le procureur général du Canada et le directeur général (collectivement la « Couronne »). Dans sa déclaration initiale, elle sollicitait :
• une ordonnance interdisant au directeur général de publier d’autres déclarations selon lesquelles la vente du Nu‑Enalapril est illégale;
• une ordonnance enjoignant au directeur général de retirer les déclarations antérieures en ce sens;
• des dommages-intérêts pour faute dans l’exercice d’une charge publique, abus de pouvoir, atteinte illégale aux intérêts économiques de Nu‑Pharm et négligence grave ou, subsidiairement, négligence.
Nu‑Pharm a intenté cette action pour limiter ses pertes financières attribuables à l’interdiction de commercialiser son produit.
[9] Durant l’instance, Nu‑Pharm a obtenu l’autorisation de commercialiser le Nu‑Enalapril au Canada. L’injonction et l’ordonnance de faire que Nu‑Pharm sollicitait sont donc caduques, et Nu‑Pharm ne demande plus ces réparations. De l’action intentée par Nu‑Pharm contre la Couronne fédérale, seule demeure la réclamation pour les dommages subis entre la première lettre du directeur général et le moment où Nu‑Pharm a pu commercialiser son produit (soit approximativement de mars 2000 à octobre 2006).
[10] Le 13 avril 2007, la Couronne a déposé un avis de requête en jugement sommaire au motif que [traduction] « Nu‑Pharm n’a pas le droit de demander des dommages-intérêts dans une action découlant des décisions du directeur général sans demander au préalable l’annulation de la décision par voie de contrôle judiciaire » (d.i., vol. I, p. 41).
II. Décisions des juridictions inférieures
A. Cour fédérale, 2007 CF 977 (CanLII)
[11] Se fondant sur Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 R.C.F. 287, le juge Hugessen a accueilli la requête en jugement sommaire de la Couronne. Il a conclu que
l’obtention des dommages-intérêts réclamés à l’alinéa 1c) de la déclaration modifiée repose entièrement sur la démonstration par la demanderesse de l’illégalité des décisions du directeur général [. . .] L’allégation de négligence, grave ou non, qui est ajoutée dans l’action ne peut être dissociée de l’allégation selon laquelle le directeur général a agi de façon illégale. [par. 16]
[12] Ayant décidé que l’action de Nu‑Pharm « souffrait d’un défaut fatal, à savoir la non-poursuite de sa demande de contrôle judiciaire » (par. 17), le juge Hugessen a examiné la possibilité d’accorder d’autres mesures de redressement. Il a sursis temporairement à l’exécution de son jugement afin de permettre à Nu‑Pharm de demander une prorogation de délai pour déposer une demande de contrôle judiciaire et d’exercer ce recours. La décision du juge Hugessen pourrait être annulée si Nu‑Pharm avait gain de cause en contrôle judiciaire. Si cette dernière était déboutée, le jugement deviendrait permanent.
B. Cour d’appel fédérale, 2008 CAF 227, 387 N.R. 300
[13] La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel de Nu‑Pharm, encore une fois sur la base de Grenier. S’exprimant au nom de la Cour d’appel à l’unanimité, le juge Nadon a conclu que l’action de Nu‑Pharm constituait une contestation indirecte des décisions du directeur général. Comme l’a conclu la Cour d’appel dans Grenier, ces décisions ne peuvent être contestées que par voie de contrôle judiciaire.
III. Dispositions pertinentes
[14] Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch.-870
C.08.001. Pour l’application de la Loi et du présent titre, « drogue nouvelle » désigne :
a) une drogue qui est constituée d’une substance ou renferme une substance, sous forme d’ingrédient actif ou inerte, de véhicule, d’enrobage, d’excipient, de solvant ou de tout autre constituant, laquelle substance n’a pas été vendue comme drogue au Canada pendant assez longtemps et en quantité suffisante pour établir, au Canada, l’innocuité et l’efficacité de ladite substance employée comme drogue;
b) une drogue qui entre dans une association de deux drogues ou plus, avec ou sans autre ingrédient, qui n’a pas été vendue dans cette association particulière, ou dans les proportions de ladite association pour ces drogues particulières, pendant assez longtemps et en quantité suffisante pour établir, au Canada, l’innocuité et l’efficacité de cette association ou de ces proportions employées comme drogue; ou
c) une drogue pour laquelle le fabricant prescrit, recommande, propose ou déclare un usage comme drogue ou un mode d’emploi comme drogue, y compris la posologie, la voie d’administration et la durée d’action, et qui n’a pas été vendue pour cet usage ou selon ce mode d’emploi au Canada pendant assez longtemps et en quantité suffisante pour établir, au Canada, l’innocuité et l’efficacité de cet usage ou de ce mode d’emploi pour ladite drogue.
. . .
C.08.002. (1) Il est interdit de vendre ou d’annoncer une drogue nouvelle, à moins que les conditions suivantes ne soient réunies :
a) le fabricant de la drogue nouvelle a, relativement à celle-ci, déposé auprès du ministre une présentation de drogue nouvelle ou une présentation abrégée de drogue nouvelle que celui-ci juge acceptable;
b) le ministre a, aux termes de l’article C.08.004, délivré au fabricant de la drogue nouvelle un avis de conformité relativement à la présentation de drogue nouvelle ou à la présentation abrégée de drogue nouvelle;
c) l’avis de conformité relatif à la présentation n’a pas été suspendu aux termes de l’article C.08.006;
d) le fabricant de la drogue nouvelle a présenté au ministre, sous leur forme définitive, des échantillons des étiquettes — y compris toute notice jointe à l’emballage, tout dépliant et toute fiche sur le produit — destinées à être utilisées pour la drogue nouvelle, ainsi qu’une déclaration indiquant la date à laquelle il est prévu de commencer à utiliser ces étiquettes.
IV. Analyse
[15] La Couronne plaide que les décisions du directeur général constituent des décisions d’un office fédéral et que, pour cette raison, leur légalité ne peut être contestée que par voie de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.
[16] Pour les motifs exposés par le juge Binnie dans l’affaire connexe Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, l’argument de la Couronne ne peut être retenu.
[17] Contrairement à TeleZone, le présent pourvoi ne soulève pas la question de la compétence de la Cour fédérale. Nu‑Pharm a intenté son action en Cour fédérale. Cependant, il est question en l’espèce du choix de la procédure à suivre — une action ou une demande de contrôle judiciaire. L’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, confère à la Cour fédérale compétence concurrente dans les cas de demande de réparation contre la Couronne. L’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales n’amoindrit pas cette compétence concurrente. Ni l’art. 17, ni l’art. 18 n’exigent que Nu-Pharm ait gain de cause en contrôle judiciaire avant de pouvoir intenter son action en dommages-intérêts contre la Couronne.
[18] Nu‑Pharm est maintenant autorisée à distribuer le Nu‑Enalapril dans tout le pays. Comme Nu‑Pharm l’a reconnu en se désistant de ses demandes d’injonction et de jugement déclaratoire, il ne lui sert à rien dans les faits de présenter une demande de contrôle judiciaire. Elle réclame maintenant des dommages-intérêts pour ses pertes qu’elle attribue à la conduite intentionnelle ou négligente du directeur général. Elle présente une demande en responsabilité délictuelle.
[19] Certes, le directeur général a pris ses décisions en vertu de la législation fédérale. On s’attend donc à ce que la Couronne invoque, sur le fond, le moyen de défense de pouvoir d’origine législative. Cette question devra toutefois être tranchée lors du procès.
[20] Pour les motifs fournis dans TeleZone, la Cour fédérale aurait dû statuer sur l’action en dommages-intérêts de Nu‑Pharm, sans exiger que cette dernière ait d’abord gain de cause en contrôle judiciaire.
V. Conclusion
[21] Je suis d’avis d’accueillir l’appel avec dépens devant toutes les cours.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Goodmans, Toronto.
Procureur des intimés : Procureur général du Canada, Ottawa.