COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Beaver, 2022 CSC 54
Appels entendus : 14 février 2022
Jugement rendu : 9 décembre 2022
Dossiers : 39480, 39481
Entre :
James Andrew Beaver
Appelant
et
Sa Majesté le Roi
Intimé
- et -
Procureur général de l’Ontario et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
Et entre :
Brian John Lambert
Appelant
et
Sa Majesté le Roi
Intimé
- et -
Procureur général de l’Ontario
Intervenant
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
Motifs de jugement :
(par. 1 à 137)
Le juge Jamal (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Rowe et Kasirer)
Motifs dissidents :
(par. 138 à 233)
La juge Martin (avec l’accord des juges Karakatsanis, Côté et Brown)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
James Andrew Beaver Appelant
c.
Sa Majesté le Roi Intimé
et
Procureur général de l’Ontario et
Association canadienne des libertés civiles Intervenants
‑ et ‑
Brian John Lambert Appelant
c.
Sa Majesté le Roi Intimé
et
Procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : R. c. Beaver
2022 CSC 54
Nos du greffe : 39480, 39481.
2022 : 14 février; 2022 : 9 décembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
Droit criminel — Preuve — Admissibilité — Règle des confessions — Caractère volontaire — Individu détenu illégalement après avoir signalé la mort d’une personne habitant avec lui — Individu mis en garde par la police et informé de son droit de recourir sans délai à l’assistance d’un avocat, mais refusant de communiquer avec un avocat et avouant être impliqué dans le décès — Individu accusé ultérieurement d’homicide involontaire coupable et demandant l’exclusion de la confession au motif qu’elle aurait été involontaire — Utilisation de la confession par le juge du procès et inscription par celui-ci d’une déclaration de culpabilité — La confession pouvait‑elle être utilisée au procès?
Droit criminel — Arrestation — Arrestation sans mandat — Motifs raisonnables et probables — Arrestation sans mandat par la police de deux individus pour meurtre après le signalement par ceux-ci du décès d’une personne habitant avec eux — La police avait‑elle des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation?
Droit constitutionnel — Charte des droits — Réparation — Exclusion de la preuve — Détention par la police, en violation de plusieurs droits garantis par la Charte, de deux individus relativement au décès d’une personne habitant avec eux — Tentative par la police de prendre un nouveau départ en informant ultérieurement les individus des droits que leur garantit la Charte et en les arrêtant ensuite pour meurtre — Obtention subséquente par la police de confessions — Utilisation des confessions par le juge du procès et inscription par celui-ci de déclarations de culpabilité pour homicide involontaire coupable — Les confessions devraient‑elles être écartées? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(2).
Les accusés, L et B, partageaient une maison en rangée avec le défunt. Un matin, L a composé le 9‑1‑1 et a prétendu qu’en rentrant à la maison, B et lui avaient trouvé le défunt mort dans une flaque de sang. L a dit à l’opérateur du 9‑1‑1 qu’ils ignoraient comment le défunt était mort, mais il a admis qu’il y avait eu des altercations toute la semaine entre L, B et le défunt. Les policiers qui se sont présentés sur les lieux en réponse à l’appel au 9‑1‑1 ont porté atteinte aux droits garantis aux accusés par l’art. 9 et les al. 10a) et 10b) de la Charte en les détenant et en les amenant au poste de police sans autorisation légitime. Lorsque les détectives des homicides se sont rendu compte que leurs collègues avaient illégalement détenu les accusés, ils ont rapidement tenté de prendre un « nouveau départ » en informant ces derniers de leurs droits garantis par la Charte et en les arrêtant ensuite pour meurtre. Quand on les a interrogés séparément, les accusés ont d’abord nié savoir comment était mort le défunt. Ils ont cependant fini par avouer tous les deux l’avoir tué.
L’admissibilité de ces aveux était en cause au procès. Dans le cadre d’un voir‑dire, le juge du procès a conclu que la Couronne avait démontré le caractère volontaire des confessions des accusés hors de tout doute raisonnable et que ni l’une ni l’autre d’entre elles ne devait être écartée en application du par. 24(2) de la Charte, car elles n’avaient pas été « obtenues dans des conditions » qui portent atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Charte. Le juge du procès a statué que les détectives des homicides avaient remédié aux violations de la Charte découlant de la détention illégale des accusés en prenant un « nouveau départ » et en les arrêtant pour meurtre au quartier général de la police. Les accusés ont été déclarés coupables d’homicide involontaire coupable. La Cour d’appel a rejeté les appels des déclarations de culpabilité. Elle a conclu que l’évaluation du caractère volontaire par le juge du procès ne comportait aucune erreur susceptible de contrôle et que la police avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter les accusés pour meurtre. Elle a également convenu que les détectives des homicides avaient pris un « nouveau départ » en arrêtant les accusés, de sorte que les aveux de ces derniers n’avaient pas été « obtenus dans des conditions » qui portaient atteinte à la Charte. B se pourvoit contre la décision relative au caractère volontaire de sa confession, et B et L interjettent tous les deux appel de la décision selon laquelle leur confession ne devrait pas être écartée en application du par. 24(2) de la Charte.
Arrêt (les juges Karakatsanis, Côté, Brown et Martin sont dissidents) : Les pourvois sont rejetés.
Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Rowe, Kasirer et Jamal : La confession de B était volontaire et était donc admissible en vertu de la règle des confessions reconnue en common law. De plus, la police avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter les deux accusés pour meurtre. Cependant, bien que les détectives des homicides aient procédé à un « nouveau départ » après les violations de la Charte découlant de la détention illégale de L, il n’y a eu aucun « nouveau départ » dans le cas de B. Par conséquent, seule la confession de B a été obtenue dans des conditions qui portent atteinte à la Charte. Après avoir mis en balance les questions de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2) de la Charte, il est conclu que l’admission en preuve de la confession de B n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
La règle des confessions reconnue en common law prévoit que la confession faite à une personne en autorité est présumée inadmissible, à moins que la Couronne ne prouve hors de tout doute raisonnable qu’elle était volontaire. Selon cette règle, une confession involontaire commande dans tous les cas l’exclusion. Une confession volontaire ne sera cependant pas toujours admise en preuve : si une confession volontaire a été « obtenue dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte, elle peut néanmoins être écartée en application du par. 24(2). L’équilibre délicat entre les droits individuels et les intérêts collectifs à l’égard du système de justice pénale se trouve au cœur de la règle des confessions. Cette règle a pour double objectif de protéger les droits de l’accusé sans pour autant restreindre indûment la nécessaire faculté de la société d’enquêter sur les crimes et de les résoudre. D’une part, la common law reconnaît le droit de l’individu à la protection contre l’auto‑incrimination et son droit de garder le silence; d’autre part, il est reconnu que la police a souvent besoin de parler aux gens lorsqu’elle s’acquitte de son importante responsabilité publique d’enquêter sur les crimes et de les résoudre.
Le caractère volontaire constitue, au sens large, la pierre d’assise de la règle des confessions. Il est la formulation synthétique d’un faisceau de valeurs faisant intervenir des préoccupations de politique générale qui ont trait non seulement à la fiabilité des confessions, mais également au respect de la liberté de choix de l’individu, à la nécessité que la police respecte la loi, et à l’équité et à la réputation du système de justice pénale. L’application de la règle des confessions est nécessairement souple et contextuelle. Dans son appréciation du caractère volontaire d’une confession, le juge de première instance doit déterminer, à la lumière de l’ensemble du contexte de l’affaire, si les déclarations faites par l’accusé étaient fiables et si la conduite de l’État a servi d’une quelconque façon à le priver de son libre choix de parler ou non à une personne en autorité. Le juge doit tenir compte de tous les facteurs pertinents, notamment la présence de menaces ou de promesses, l’existence de conditions oppressives, la question de savoir si l’accusé était dans un état d’esprit conscient, toute ruse policière susceptible de choquer la collectivité, et l’existence ou l’absence d’une mise en garde policière. Ces facteurs ne sont pas une liste de contrôle et ne se substituent pas à une analyse contextuelle. À défaut d’erreur de droit en ce qui a trait aux principes juridiques applicables, l’application que le juge du procès a faite du cadre d’analyse relatif au caractère volontaire est une question de fait ou une question mixte de fait et de droit qui commande la déférence en appel. Un simple désaccord quant au poids donné aux divers éléments de preuve n’est pas un motif justifiant d’infirmer la conclusion tirée par le juge du procès à l’égard du caractère volontaire.
La police a le pouvoir d’arrêter une personne sans mandat en vertu de l’art. 495 du Code criminel, lequel permet à un agent de la paix d’arrêter une personne s’il croit, pour des motifs raisonnables, qu’elle a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel. Une arrestation sans mandat requiert l’existence de motifs d’arrestation subjectifs et objectifs. Le policier qui procède à l’arrestation doit posséder subjectivement des motifs raisonnables et probables pour agir, et ces motifs doivent être justifiables d’un point de vue objectif.
Dans l’appréciation des motifs d’arrestation subjectifs, il faut se demander si le policier qui a procédé à l’arrestation croyait sincèrement que le suspect avait commis l’infraction. Les motifs d’arrestation subjectifs sont souvent établis par le témoignage du policier, ce qui oblige le juge du procès à évaluer la crédibilité du policier, une conclusion qui commande une déférence particulière en appel. L’appréciation objective tient compte de l’ensemble des circonstances connues du policier au moment de l’arrestation — y compris le caractère dynamique de la situation — considérées du point de vue d’une personne raisonnable possédant des connaissances, une formation et une expérience comparables à celles du policier ayant procédé à l’arrestation. Les motifs du policier de procéder à l’arrestation doivent être plus qu’une intuition. Dans l’évaluation des motifs d’arrestation objectifs, les tribunaux doivent reconnaître que la décision du policier d’effectuer une arrestation doit souvent être prise rapidement dans une situation instable qui évolue vite, et que celui‑ci doit prendre sa décision en fonction des renseignements dont il dispose, lesquels sont souvent loin d’être exacts ou complets. Cependant, la police ne peut pas invoquer des éléments de preuve découverts après l’arrestation pour justifier les motifs d’arrestation subjectifs ou objectifs. Les tribunaux doivent également se rappeler que déterminer s’il existe des motifs suffisants pour justifier un exercice des pouvoirs policiers ne constitue pas un exercice scientifique ou métaphysique, mais plutôt un exercice qui commande l’application du bon sens, de la flexibilité et de l’expérience pratique quotidienne.
Les « motifs raisonnables et probables » comme fondement d’une arrestation sans mandat constituent une norme plus rigoureuse que celle des « soupçons raisonnables ». La norme des soupçons raisonnables exige la possibilité raisonnable d’un crime, alors que celle des motifs raisonnables et probables exige la probabilité raisonnable d’un crime. Pour satisfaire à la norme des motifs raisonnables et probables, il faut avoir des motifs raisonnables de croire qu’une personne est impliquée dans l’infraction. Des motifs raisonnables de croire existent s’ils possèdent un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi. C’est le policier qui a ordonné l’arrestation qui doit avoir des motifs raisonnables et probables. L’existence de tels motifs est une conclusion factuelle susceptible de contrôle uniquement en cas d’erreur manifeste et dominante, mais la question de savoir si les faits constatés par le juge du procès constituent des motifs raisonnables et probables est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. L’omission par les policiers de prendre des notes concomitantes détaillées des motifs de l’arrestation et des éléments sur lesquels ils se sont fondés pour établir l’existence de ces motifs n’empêche pas de conclure à l’existence de motifs raisonnables et probables. Bien qu’elles soient généralement souhaitables, les notes ne sont pas obligatoires dans tous les cas. Imposer une telle exigence pourrait miner la capacité de la police à réagir adéquatement aux situations dynamiques auxquelles elle doit faire face quotidiennement. De plus, l’absence de notes concomitantes ne fait pas nécessairement obstacle au contrôle judiciaire d’arrestations sans mandat. Les tribunaux évaluent couramment l’existence de motifs raisonnables et probables en fonction du témoignage du policier qui a procédé à l’arrestation et d’autres éléments de preuve.
Déterminer si des éléments de preuve devraient être écartés en application du par. 24(2) de la Charte comporte deux parties. La première — la condition de base — consiste à se demander si les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Charte. La condition de base exige qu’il y ait un lien entre la violation de la Charte et les éléments de preuve, sans quoi le par. 24(2) ne s’applique pas. Cette détermination requiert une analyse des faits de l’espèce visant à vérifier l’existence et le caractère suffisant du lien entre la violation de la Charte et les éléments de preuve obtenus; il n’existe pas de règle stricte. Une fois que la condition de base est remplie, la seconde partie de l’analyse du par. 24(2) — l’élément évaluatif — consiste à se demander si, eu égard aux circonstances, l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Pour répondre à cette question, il faut examiner les répercussions que cette utilisation aurait à long terme sur la confiance du public dans l’administration de la justice, en mettant en balance (i) la gravité de la conduite étatique attentatoire à la Charte; (ii) l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte; et (iii) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Le paragraphe 24(2) de la Charte n’est pas une règle d’exclusion automatique qui empêche l’utilisation de tous les éléments de preuve obtenus de façon inconstitutionnelle. De tels éléments de preuve ne seront écartés que si l’accusé démontre qu’eu égard aux circonstances, leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. La mise en balance des considérations pertinentes en vertu du par. 24(2) est une décision de nature qualitative qui ne permet pas une précision mathématique.
Des éléments de preuve ne seront pas considérés comme ayant été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte quand la police a pris un « nouveau départ » après une violation antérieure de la Charte en rompant tout lien temporel, contextuel ou causal entre la violation de la Charte et les éléments de preuve obtenus ou en rendant un tel lien éloigné ou ténu. La police peut prendre un « nouveau départ » en respectant ultérieurement la Charte, bien que le respect ultérieur n’entraîne pas un « nouveau départ » dans tous les cas. L’analyse du « nouveau départ » s’applique à toute forme de preuve obtenue par la police à la suite d’une violation de la Charte; son application ne se limite pas aux déclarations successives ou aux violations de l’al. 10b) de la Charte. Dans l’analyse des faits de l’espèce en vue de déterminer si la police a procédé à un « nouveau départ », quelques indicateurs susceptibles d’être illustratifs incluent les questions de savoir (i) si la police a informé l’accusé de la violation de la Charte et si elle en a dissipé l’effet dans un langage clair; (ii) si la police a donné une mise en garde à l’accusé après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés; (iii) si l’accusé a eu la possibilité de consulter un avocat après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés; (iv) si l’accusé a donné un consentement éclairé à l’obtention des éléments de preuve contestés après la violation de la Charte; (v) si l’accusé a été remis en liberté après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés; et (vi) si et de quelle manière divers policiers ont échangé avec l’accusé après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés.
En l’espèce, il faut faire preuve de déférence à l’égard de la conclusion du juge du procès selon laquelle la confession de B était volontaire, car ce dernier n’a pas démontré que les conclusions de fait tirées par le juge étaient entachées d’une quelconque erreur manifeste et dominante. De plus, lorsqu’on examine tous les renseignements dont disposait le détective des homicides en se plaçant du point de vue d’une personne raisonnable possédant des connaissances, une formation et une expérience comparables à celles d’un tel détective chevronné des homicides, il faut conclure que celui‑ci avait des motifs objectivement raisonnables et probables d’arrêter les accusés pour meurtre.
Cependant, le juge du procès a commis une erreur de droit en n’appliquant pas le bon critère juridique et en appliquant un principe juridique erroné dans son analyse du « nouveau départ » en affirmant inutilement et inexactement que la police avait « corrigé » les violations antérieures de la Charte. Les violations ont quand même eu lieu et méritent d’être examinées comme il se doit au regard de la condition de base, mais la conduite conforme à la Charte est susceptible de dissocier les violations de la Charte des éléments de preuve contestés. Analysant la question de nouveau, il est conclu que, dans le cas de L, la police a pris plusieurs mesures qui, collectivement, ont rompu tout lien contextuel entre, d’une part, la violation de ses droits garantis par la Charte découlant de sa détention illégale et, d’autre part, sa confession. Ces mesures ont rendu éloigné tout lien temporel avec les violations de la Charte. Il n’y a pas eu non plus de lien causal entre les violations de la Charte et la confession de L. En somme, cette confession n’a pas été « obtenue dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte. Cependant, la confession de B demeurait liée contextuellement aux violations antérieures de la Charte malgré les tentatives de la police de prendre un « nouveau départ ». La confession de B a donc été « obtenue dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte, ce qui satisfait à la condition de base prévue au par. 24(2). L’intérêt impérieux du public à ce que la confession de B soit utilisée l’emporte sur le poids cumulatif des deux premières questions. Cette preuve est cruciale pour la cause de la poursuite contre un contrevenant qui aurait tué une autre personne pour ensuite tenter d’entraver l’enquête policière. Après avoir mis en balance comme il se doit les trois questions de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2), il est conclu que la confession de B devrait être admise en preuve.
Les juges Karakatsanis, Côté, Brown et Martin (dissidents) : Les pourvois devraient être accueillis, tous les éléments de preuve obtenus dans des conditions qui ont porté atteinte aux droits des accusés protégés par la Charte exclus, les déclarations de culpabilité annulées et la tenue de nouveaux procès ordonnée. Il y a désaccord avec la conclusion des juges majoritaires selon laquelle il était légal de la part de la police, après avoir été mise au courant des circonstances entourant la détention illégale des accusés, de procéder sur‑le‑champ à leur arrestation pour meurtre et de donner l’ordre de poursuivre leur interrogatoire. Les renseignements sur lesquels la police s’est appuyée pour ordonner l’arrestation des accusés étaient loin de correspondre à la probabilité particulière requise pour satisfaire à la norme des motifs raisonnables. Les arrestations constituaient une tentative flagrante de préserver l’enquête en dépit de ce que les policiers savaient être de multiples violations graves des droits garantis aux accusés par la Charte. L’accumulation des violations de normes bien établies relatives à la Charte qui ont été commises exige d’exclure les éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte, à titre de réparation pour ces violations, afin d’éviter de déconsidérer davantage l’administration de la justice. Il y a aussi désaccord avec les juges majoritaires quant au test régissant l’utilisation d’éléments de preuve pour l’application du par. 24(2) qui est établi depuis longtemps et bien connu. L’accent est mis sur le lien entre la violation et les éléments de preuve obtenus, et en particulier sur les aspects temporel, contextuel et causal de ce lien. Il est superflu de se demander si les auteurs des violations des droits garantis par la Charte ont pris un « nouveau départ » après les violations. La notion de « nouveau départ » est un concept inutile et potentiellement trompeur qui n’a pas sa place dans le cadre de l’analyse fondée sur le par. 24(2). Il scinde ce qui est censé être une analyse holistique en des segments qui portent sur ce qui s’est passé respectivement avant et après les violations reprochées et il a pour effet de faire abstraction des violations de la Charte, faisant ainsi pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre dans l’analyse fondée sur le par. 24(2)
Pour pouvoir arrêter légalement un individu sans autorisation judiciaire préalable, un agent de la paix doit avoir des motifs raisonnables de croire que cet individu a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel. La croyance raisonnable doit porter sur deux éléments : la question de savoir si une infraction a été commise et celle de savoir si la personne arrêtée a commis cette infraction. Il faut satisfaire au test tant sur le plan subjectif que sur le plan objectif, ce qui signifie qu’il est nécessaire, mais non suffisant, que le policier croit personnellement de façon sincère en l’existence de motifs raisonnables. La Couronne doit également établir que les motifs invoqués étaient objectivement raisonnables du point de vue d’une personne raisonnable qui se serait trouvée à la place du policier. Les motifs raisonnables constituent un test rigoureux auquel il est satisfait lorsque les soupçons font place à une probabilité crédible. Ce test exige que le policier présente des éléments de preuve précis qui permettent de conclure que la croyance possède un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi. La question de savoir si la norme juridique des motifs raisonnables a été respectée eu égard aux faits de l’espèce est une question de droit qui doit être examinée suivant la norme de la décision correcte.
La nécessité de démontrer qu’il y avait des motifs raisonnables avant l’arrestation n’est pas une simple exigence procédurale; il s’agit d’un impératif constitutionnel. L’arrestation est une étape clé de l’enquête qui revêt une grande importance tant pour les policiers que pour la personne arrêtée. Elle permet aux policiers d’entraver la liberté d’un individu en exerçant des pouvoirs en matière de détention, d’interrogatoire, de fouille et d’usage de la force. À défaut de motifs raisonnables, l’entrave à la liberté tolérée au nom des enquêtes sur les crimes ne saurait se justifier. La norme des motifs raisonnables est une protection constitutionnelle essentielle qui ne doit pas être affaiblie par simple commodité d’enquête ou pour préserver une enquête en dépit de conduites portant atteinte à la Charte.
Il est bien établi que les notes des policiers sont cruciales pour permettre au tribunal d’examiner utilement la façon dont ils ont exercé leurs pouvoirs sans autorisation judiciaire préalable, y compris leur pouvoir d’arrestation. L’absence de notes est un facteur dont il y a lieu de tenir compte pour décider d’accepter ou non le témoignage d’un policier. Lorsqu’il examine les motifs raisonnables, le tribunal peut tenir compte de l’absence de notes pour évaluer la crédibilité du policier, ce qui est pertinent pour se prononcer tant sur l’élément subjectif que sur l’élément objectif du test. Sans notes, il est difficile de remettre en question les affirmations d’un policier selon lesquelles il avait des motifs de procéder à l’arrestation de l’individu. Les notes sont donc essentielles pour contrôler la façon dont les policiers exercent leur pouvoir en veillant à ce que ce dont ils se disent personnellement convaincus ne puisse systématiquement ou effectivement être à l’abri d’une remise en question. L’absence de notes risque donc d’entraver tant la capacité de l’accusé de contester la décision de l’arrêter que la capacité du tribunal de connaître les véritables raisons qui ont justifié cette décision.
En l’espèce, les renseignements sur lesquels le détective chargé des homicides affirme avoir fondé sa décision de procéder à l’arrestation des accusés pouvaient justifier que l’on ait des soupçons raisonnables, mais accepter que ces renseignements constituaient des motifs raisonnables de croire qu’ils avaient tué le défunt affaiblirait la norme des motifs raisonnables au point de compromettre tout contrôle utile des pouvoirs d’enquête de l’État conformément aux exigences de la Charte. Bien que l’analyse soit globale et qu’il ne soit pas nécessaire de décortiquer chaque élément particulier ou de présenter une preuve prima facie pour établir chaque élément constitutif de l’infraction, quelque chose de concret doit être présenté pour pouvoir satisfaire à la norme objective des motifs raisonnables. Les policiers n’ont pas soumis en l’espèce d’éléments suffisamment concrets pour justifier leur conviction suivant laquelle, au moment de l’arrestation des accusés, il y avait des motifs raisonnables de croire que ces derniers avaient tué le défunt.
Pour déterminer si des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui violent la Charte, les tribunaux doivent examiner globalement le lien entre la preuve et la violation pour déterminer la solidité du lien et décider si l’atteinte et la preuve s’inscrivent dans le cadre de la même opération ou conduite. Ce lien peut être temporel, contextuel, causal ou un mélange des trois. Il n’est pas nécessaire d’établir un lien de causalité strict. Il faut plutôt procéder à une analyse globale pour déterminer si une violation de la Charte a été commise en recueillant des éléments de preuve. Cette analyse des conditions dans lesquelles les éléments de preuve ont été obtenus exige que l’on tienne pleinement compte du contexte de chaque cas, et ce, peu importe que les policiers aient par la suite agi en conformité avec la Charte.
La notion de « nouveau départ » ne fait pas partie du droit au Canada et elle ne devrait pas être reconnue comme telle. Elle n’est pas nécessaire parce que l’approche globale est plus qu’adéquate. Le concept de « nouveau départ » détourne de l’approche large et généreuse que la Cour a adoptée quant à l’exigence selon laquelle les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui ne portent pas atteinte à la Charte au sens où il faut l’entendre pour l’application de son art. 24. Peu importe que la conduite postérieure à la violation de la Charte ait été conforme à celle‑ci, le test doit demeurer le même dans chaque cas. En remplaçant l’analyse complète et contextuelle fondée sur l’existence d’éléments de preuve « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte par une analyse fondée sur un « nouveau départ », on créerait un critère inflexible qui complique l’obtention d’une réparation en vertu de la Charte pour les personnes dont les droits ont été violés. Aucune règle précise ne devrait entraver le tribunal dans sa recherche de la réparation qui s’impose.
Comme toutes les dispositions réparatrices, l’art. 24 de la Charte doit recevoir une interprétation large et libérale qui soit compatible avec son objet. Il est important d’adopter une telle approche, car il s’agit du critère préalable à l’analyse fondée sur le par. 24(2), soit celle relative à la question de savoir si l’utilisation de la preuve déconsidérerait l’administration de la justice. Une interprétation trop étroite du par. 24(2) empêcherait les tribunaux de même tenir compte de la gravité de la conduite portant atteinte à la Charte, un résultat peu souhaitable qui aurait automatiquement pour effet d’immuniser les violations antérieures de la Charte. En mettant l’accent sur une conduite postérieure conforme à la Charte, la doctrine du « nouveau départ » détourne l’attention du caractère réparateur du par. 24(2) et permet aux policiers de mettre leur conduite à l’abri de tout examen, peu importe la gravité de leur conduite.
Comme le juge du procès a erré en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation des accusés et en se fondant sur le concept de « nouveau départ », il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence à l’égard de sa conclusion suivant laquelle les éléments de preuve n’ont pas été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte au sens où il faut l’entendre pour l’application du par. 24(2) de la Charte. Il existe un lien temporel, contextuel et causal solide entre les violations des droits garantis aux accusés par la Charte et l’obtention de leurs déclarations. Les accusés ont été sous le contrôle et la surveillance constante des policiers à compter du moment de leur détention illégale et de leur transport depuis les lieux du crime, au moment où un policier a ordonné illégalement leur arrestation, et jusqu’à ce qu’ils admettent finalement leur implication dans la mort du cooccupant de leur logement. Le fait que les policiers n’auraient pas obtenu ces éléments de preuve n’eût été la violation des droits des accusés garantis par la Charte permet de conclure que ces violations et les éléments de preuve que les appelants ont fournis dans leur déclaration étaient inextricablement liés.
Si la question était analysée de nouveau, l’utilisation des éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice; par conséquent, ces éléments de preuve doivent être exclus en application du par. 24(2) de la Charte. Les circonstances entourant la détention des accusés et leur interrogatoire ont amené plusieurs policiers à violer plusieurs droits garantis par la Charte. La conduite des policiers a été extrêmement grave; ils ont enfreint des principes fondamentaux relatifs à la Charte qu’ils ont depuis des décennies le devoir de respecter au cours de leurs enquêtes. Il n’y avait pas de situation d’incertitude quant aux règles de droit applicables ou d’urgence justifiant une intervention pour s’occuper d’une situation qui ne cessait d’évoluer qui pourraient expliquer ces erreurs de base qui ont fondamentalement porté atteinte aux droits des accusés protégés par la Charte. Compte tenu du poids de ces facteurs, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée sur le fond n’est pas suffisamment important pour faire pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve en cause.
Jurisprudence
Citée par le juge Jamal
Arrêt appliqué : R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; arrêts examinés : R. c. Tessier, 2018 ABQB 387, inf. par 2020 ABCA 289, 12 Alta. L.R. (7th) 55, inf. par 2022 CSC 35; R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235; R. c. Simon, 2008 ONCA 578, 269 O.A.C. 259; arrêts mentionnés : R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3; R. c. Spencer, 2007 CSC 11, [2007] 1 R.C.S. 500; R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405; Boudreau c. The King, 1949 CanLII 26 (SCC), [1949] R.C.S. 262; R. c. Manninen, 1987 CanLII 67 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1233; R. c. Brown, 2015 ONSC 3305; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Storrey, 1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241; R. c. Latimer, 1997 CanLII 405 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 217; R. c. Tim, 2022 CSC 12; R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527; R. c. G.F., 2021 CSC 20; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250; R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220; R. c. Golub (1997), 1997 CanLII 6316 (ON CA), 34 O.R. (3d) 743; R. c. Canary, 2018 ONCA 304, 361 C.C.C. (3d) 63; R. c. Debot, 1989 CanLII 13 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1140; Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; R. c. Henareh, 2017 BCCA 7; R. c. Loewen, 2010 ABCA 255, 490 A.R. 72; R. c. Al Askari, 2021 ABCA 204, 28 Alta. L.R. (7th) 129; R. c. Omeasoo, 2019 MBCA 43, [2019] 6 W.W.R. 280; R. c. Summers, 2019 NLCA 11, 4 C.A.N.L.R. 156; R. c. Ha, 2018 ABCA 233, 71 Alta. L.R. (6th) 46; R. c. MacCannell, 2014 BCCA 254, 359 B.C.A.C. 1; R. c. Rezansoff, 2014 SKCA 80, 442 Sask. R. 1; R. c. Biron, 1975 CanLII 13 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 56; R. c. Brayton, 2021 ABCA 316, 33 Alta. L.R. (7th) 241; R. c. Montgomery, 2009 BCCA 41, 265 B.C.A.C. 284; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621; R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679; R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657; R. c. Stairs, 2022 CSC 11; R. c. Nguyen, 2017 BCPC 131; R. c. Kroeker, 2019 BCPC 127; R. c. Rauch, 2022 BCPC 117; R. c. Daley, 2015 ONSC 7367; R. c. Broyles, 1991 CanLII 15 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 595; R. c. Plaha (2004), 2004 CanLII 21043 (ON CA), 189 O.A.C. 376; R. c. Strachan, 1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980; R. c. McSweeney, 2020 ONCA 2, 451 C.R.R. (2d) 357; R. c. Lauriente, 2010 BCCA 72, 283 B.C.A.C. 215; R. c. Manchulenko, 2013 ONCA 543, 116 O.R. (3d) 721; R. c. Mack, 2014 SCC 58 (CanLII), 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3; R. c. Pino, 2016 ONCA 389, 130 O.R. (3d) 561; R. c. Lewis, 2007 ONCA 349, 86 O.R. (3d) 46; R. c. Woods, 2008 ONCA 713; R. c. Hamilton, 2017 ONCA 179, 347 C.C.C. (3d) 19; R. c. I. (L.R.) et T. (E.), 1993 CanLII 51 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 504; R. c. R. (D.), 1994 CanLII 131 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 881; R. c. S.G.T., 2010 CSC 20, [2010] 1 R.C.S. 688; R. c. Dawkins, 2018 ONSC 6394; R. c. Chung, 2020 CSC 8; R. c. Keror, 2017 ABCA 273, 57 Alta. L.R. (6th) 268; R. c. Goldhart, 1996 CanLII 214 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 463; R. c. Keshavarz, 2022 ONCA 312, 413 C.C.C. (3d) 263; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; R. c. Lafrance, 2022 CSC 32; R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202; R. c. G.T.D., 2017 ABCA 274, 57 Alta. L.R. (6th) 213, inf. par 2018 CSC 7, [2018] 1 R.C.S. 220; R. c. Côté, 2011 CSC 46, [2011] 3 R.C.S. 215; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689; R. c. Rover, 2018 ONCA 745, 143 O.R. (3d) 135; R. c. Pileggi, 2021 ONCA 4, 153 O.R. (3d) 561; R. c. Godoy, 1999 CanLII 709 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 311; R. c. McGuffie, 2016 ONCA 365, 131 O.R. (3d) 643; R. c. Chapman, 2020 SKCA 11, 386 C.C.C. (3d) 24.
Citée par la juge Martin (dissidente)
R. c. Strachan, 1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980; R. c. Goldhart, 1996 CanLII 214 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 463; R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Storrey, 1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145; Baron c. Canada, 1993 CanLII 154 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 416; Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527; R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621; R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657; Wood c. Schaeffer, 2013 CSC 71, [2013] 3 R.C.S. 1053; R. c. Lotfy, 2017 BCCA 418, 357 C.C.C. (3d) 516; R. c. Faulkner, 2020 ABQB 231; R. c. Abdulatif, 2017 ONSC 2089; R. c. Mascoe, 2017 ONSC 4208, 350 C.C.C. (3d) 208; United States of America c. Sheppard, 2013 QCCS 5260, 295 C.R.R. (2d) 113; R. c. Davidoff, 2013 ABQB 244, 560 A.R. 252; R. c. Odgers, 2009 ONCJ 287; R. c. Fisher, 2005 CanLII 16070; R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220; R. c. Feeney, 1997 CanLII 342 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 13; R. c. Tim, 2022 CSC 12; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‐B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Therens, 1985 CanLII 29 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 613; R. c. Pino, 2016 ONCA 389, 130 O.R. (3d) 561; R. c. Simon, 2008 ONCA 578, 269 O.A.C. 259; R. c. Manchulenko, 2013 ONCA 543, 116 O.R. (3d) 721; R. c. Hamilton, 2017 ONCA 179, 347 C.C.C. (3d) 19; R. c. McSweeney, 2020 ONCA 2, 451 C.R.R. (2d) 357; R. c. Plaha (2004), 2004 CanLII 21043 (ON CA), 189 O.A.C. 376; R. c. Reilly, 2020 BCCA 369, 397 C.C.C. (3d) 219, conf. par 2021 CSC 38; R. c. Black, 1989 CanLII 75 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 138; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202; R. c. Kokesch, 1990 CanLII 55 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 3; R. c. Genest, 1989 CanLII 109 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 59; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494; R. c. Washington, 2007 BCCA 540, 248 B.C.A.C. 65; R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631; R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460; R. c. Prosper, 1994 CanLII 65 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 236; R. c. Ross, 1989 CanLII 134 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 3; R. c. Noel, 2019 ONCA 860; R. c. Burlingham, 1995 CanLII 88 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 206.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 8, 9, 10a), b), 24.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 495, 503(1).
Fatality Inquiries Act, R.S.A. 2000, c. F‑9.
Doctrine et autres documents cités
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Paciocco, David M., Palma Paciocco and Lee Stuesser. The Law of Evidence, 8th ed., Toronto, Irwin Law, 2020.
Penney, Steven, Vincenzo Rondinelli and James Stribopoulos. Criminal Procedure in Canada, 3rd ed., Toronto, LexisNexis, 2022.
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Watt, David. Watt’s Manual of Criminal Evidence, Toronto, Thomson Reuters, 2021.
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges O’Ferrall, Wakeling et Feehan), 2020 ABCA 203, 4 Alta. L.R. (7th) 301, [2020] 7 W.W.R. 550, 393 C.C.C. (3d) 175, 459 C.R.R. (2d) 105, [2020] A.J. No. 581 (QL), 2020 CarswellAlta 933 (WL), qui a confirmé une décision du juge Yamauchi, 2019 ABQB 125, 88 Alta. L.R. (6th) 337, [2019] 12 W.W.R. 320, 431 C.R.R. (2d) 14, [2019] A.J. No. 257 (QL), 2019 CarswellAlta 358 (WL). Pourvois rejetés, les juges Karakatsanis, Côté, Brown et Martin sont dissidents.
Sarah Rankin et Kelsey Sitar, pour l’appelant James Andrew Beaver.
Jennifer Ruttan et Michael Bates, pour l’appelant Brian John Lambert.
Rajbir Dhillon et Andrew Barg, pour l’intimé.
Mabel Lai et Nicholas Hay, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Samara Secter et Reakash Walters, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Rowe, Kasirer et Jamal rendu par
Le juge Jamal —
I. Introduction
[1] L’équilibre entre la protection des droits de l’accusé dans le cadre du processus pénal et l’intérêt de la société à ce que les enquêtes et les poursuites relatives aux crimes graves soient menées efficacement est au cœur des présents pourvois. Ces derniers soulèvent trois questions : (1) le caractère volontaire de la confession d’un des appelants au regard de la règle des confessions reconnue en common law; (2) la question de savoir si la police avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter les appelants pour meurtre; et (3) la question de savoir si les confessions des appelants ont été « obtenu[e]s dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte canadienne des droits et libertés parce que la police n’a pas procédé à un « nouveau départ » après les violations antérieures de la Charte, et, dans l’hypothèse où ces confessions ont ainsi été obtenues, la question de savoir si elles doivent être écartées en application du par. 24(2).
[2] Les appelants, Brian John Lambert et James Andrew Beaver, partageaient une maison en rangée à Calgary avec le défunt, Sutton Bowers. Un matin, Lambert a composé le 9‑1‑1 et a prétendu qu’en rentrant à la maison, Beaver et lui avaient trouvé Bowers mort dans une flaque de sang. Lambert a dit à l’opérateur du 9‑1‑1 qu’ils ignoraient comment Bowers était mort, mais il a admis qu’il y avait eu [traduction] « des altercations toute la semaine », notamment la veille au soir quand Bowers avait dit à Lambert et à Beaver de « ficher le camp » (d.i., p. 17‑18). L’opérateur a fait savoir à Lambert que la maison serait considérée pour le moment comme une scène de crime.
[3] Il n’est pas contesté que les policiers qui se sont présentés sur les lieux en réponse à l’appel au 9‑1‑1 ont porté atteinte aux droits des appelants protégés par la Charte en les détenant et en les amenant au poste de police sans autorisation légitime. Il n’est pas non plus contesté que, lorsque les détectives des homicides se sont rendu compte que leurs collègues avaient illégalement détenu les appelants, ils ont rapidement tenté de prendre un « nouveau départ » en informant les appelants de leurs droits garantis par la Charte et en les arrêtant ensuite pour meurtre. Lorsqu’on les a interrogés séparément, les appelants ont d’abord nié savoir comment était mort Bowers. Ils ont cependant fini par avouer tous les deux qu’ils avaient tué Bowers au cours d’une bagarre, qu’ils avaient épongé son sang et qu’ils avaient traîné son corps jusqu’au pied de l’escalier pour faire passer sa mort pour un accident. L’admissibilité de ces aveux était en cause au procès.
[4] Au procès, les appelants ont fait valoir que leur confession était non volontaire et qu’elle n’était donc pas admissible selon la règle des confessions de la common law. Ils ont également affirmé que la police n’avait pas de motifs raisonnables et probables de les arrêter pour meurtre. Subsidiairement, les appelants ont soutenu que, comme les détectives des homicides n’avaient pas pris un « nouveau départ » après les violations de la Charte découlant de la détention illégale dont ils avaient fait l’objet, leur confession avait été obtenue dans des conditions qui portaient atteinte à la Charte et devait être écartée en application du par. 24(2).
[5] Lors du voir‑dire, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta s’est dite en désaccord avec les appelants et a admis leur confession en preuve (2019 ABQB 125, 88 Alta. L.R. (6th) 337). Sur la base de cette décision, les appelants ont soumis un exposé conjoint des faits dans lequel ils ont admis avoir joué un rôle dans le meurtre et invité le juge du procès à les déclarer coupables d’homicide involontaire coupable à titre de coauteurs. Le juge du procès l’a fait et les a condamnés chacun à quatre ans d’emprisonnement (2019 ABQB 235). La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté les appels interjetés par les appelants contre la déclaration de culpabilité (2020 ABCA 203, 4 Alta. L.R. (7th) 301) et contre la peine (2021 ABCA 227). Les appelants portent maintenant en appel leur déclaration de culpabilité devant notre Cour, sur autorisation. Seul Beaver se pourvoit contre le caractère volontaire de sa confession. Beaver et Lambert soutiennent tous les deux que leur confession devrait être écartée en application du par. 24(2) de la Charte.
[6] Je suis d’avis de rejeter les pourvois, mais pour des motifs quelque peu différents de ceux qui ont été exposés dans les décisions faisant l’objet des présents pourvois. Comme je vais l’expliquer plus loin, je conviens avec les juridictions inférieures que la confession de Beaver était volontaire et qu’elle était donc admissible en vertu de la règle des confessions reconnue en common law. Je suis également d’avis que la police avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter les appelants pour meurtre. Cependant, je conclus que les détectives des homicides ont procédé à un « nouveau départ » après les violations de la Charte découlant de la détention illégale des appelants dans le cas de Lambert, mais pas dans celui de Beaver. Par conséquent, seule la confession de Beaver a été obtenue dans des conditions qui portent atteinte à la Charte. Après avoir mis en balance les questions de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2) de la Charte, je conclus que l’admission en preuve de la confession de Beaver n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Je suis donc d’avis de confirmer les déclarations de culpabilité des appelants pour homicide involontaire coupable.
II. Faits à l’origine du litige
A. Trois personnes vivant sous le même toit : Bowers, Lambert et Beaver
[7] Les appelants, Lambert et Beaver, et le défunt, Bowers, vivaient ensemble dans une maison en rangée à Calgary. Bowers était le locateur de la maison, car celle‑ci appartenait à son père, qui lui permettait d’y vivre sans avoir à payer de loyer et de gagner un revenu en louant des chambres. Beaver et Lambert étaient chambreurs.
B. Appel suspect au 9‑1‑1
[8] Le 9 octobre 2016, à 9 h 59, Lambert a composé le 9‑1‑1 pour signaler qu’il [traduction] « y a un type dans une flaque de sang [. . .] à l’intérieur de [sa] maison » (d.i., p. 16). Il a dit à l’opérateur du 9‑1‑1 et à celui du Service de police de Calgary qu’il y avait eu [traduction] « des altercations toute la semaine », notamment lorsqu’il était rentré à la maison la veille au soir et que Bowers « s’y trouvait avec des gens qu’il avait invités » (p. 17). Lambert a affirmé que Bowers leur a [traduction] « dit [à lui et à Beaver] de ficher le camp » et qu’il est donc parti avec Beaver parce qu’il « ne voulai[t] pas de confrontation » (p. 17‑18). Il a prétendu que, lorsqu’il était revenu le lendemain matin, il avait trouvé Bowers gisant [traduction] « dans une flaque de sang », « face contre terre à plat ventre sur le plancher » (p. 21).
[9] L’opérateur du Service de police de Calgary a dit à Lambert que la situation serait considérée comme [traduction] « quelque peu suspecte parce qu[e son service] ignore ce qui se passe en ce moment » (p. 24‑25). Lambert a insisté sur le fait qu’il ne savait pas ce qui était arrivé à Bowers, répétant que ce dernier [traduction] « était très en colère contre nous, alors nous sommes simplement partis » (p. 25). Il a ensuite confirmé que Bowers n’était pas conscient et ne respirait pas, et a indiqué que Beaver avait affirmé [traduction] « [qu’]on dirait qu’il est tombé et qu’il s’est cogné la tête » (p. 26). L’opérateur du Service de police de Calgary a dit que la maison en rangée serait [traduction] « considéré[e] comme une scène de crime pour le moment » (p. 27). En attendant l’arrivée des services médicaux d’urgence, l’opérateur du 9‑1‑1 a dit à Lambert de pratiquer la réanimation cardiorespiratoire, mais Lambert a répondu que la rigidité cadavérique s’était installée, ajoutant : [traduction] « Il est mort » (p. 36).
C. Bowers est trouvé mort par la police
[10] Très peu de temps après, la police et les services médicaux d’urgence sont arrivés et ont trouvé Bowers gisant mort au pied de l’escalier. L’agent de police supérieur, le sergent James Lines, a décrété qu’il s’agissait d’une scène de crime. Il a donné l’ordre à deux autres policiers, les agents Trent Taylor et Alana Husband, de détenir Lambert et Beaver en vertu de la Medical Examiners Act, une loi dont il a admis lors du voir‑dire qu’elle n’existait pas; il voulait plutôt parler de la Fatality Inquiries Act, R.S.A. 2000, c. F‑9, de l’Alberta, mais cette loi ne prévoit pas de pouvoirs de détention.
D. Détention de Lambert par la police
[11] Conformément à l’ordre qu’il avait reçu, l’agent Taylor a dit à Lambert qu’il était détenu en vertu de la Medical Examiners Act. Il a informé Lambert qu’il avait le droit de recourir sans délai à l’assistance d’un avocat et lui a fait une mise en garde, lui disant qu’il pouvait être accusé d’une infraction et qu’il n’était pas tenu de dire quoi que ce soit, mais que tout ce qu’il dirait pourrait être utilisé en preuve. Lambert a répondu qu’il comprenait la mise en garde et qu’il voulait parler à un avocat [traduction] « pour [se] couvrir », même s’il n’était « coupable de rien » (d.a., vol. I, p. 95).
[12] Pendant qu’il conduisait Lambert au quartier général de la police, l’agent Taylor a demandé à celui‑ci ce qui s’était passé. Lambert a répété ce qu’il avait dit à l’opérateur du 9‑1‑1. Au voir‑dire, l’agent Taylor a concédé qu’il s’était [traduction] « planté » et qu’il n’aurait pas dû interroger Lambert pendant le trajet parce que ce dernier avait demandé à parler à un avocat (p. 109). L’agent Taylor n’a jamais mis Lambert en état d’arrestation.
E. Détention de Beaver par la police
[13] L’agente Husband a fait monter Beaver à bord de sa voiture de patrouille. Alors que Beaver était seul dans la voiture, la caméra vidéo du véhicule l’a enregistré en train de dire : [traduction] « Ils vont prendre ma déclaration » (d.a., vol. III, p. 26). L’agente Husband lui a ensuite dit : [traduction] « [J]e dois juste vous lire les obligations imposées par le droit ici. [. . .] Je vous détiens à des fins d’enquête pour, euh, ce qui a bien pu se passer là‑dedans, (rires) » (p. 28). Elle a informé Beaver de son droit de recourir sans délai à l’assistance d’un avocat et lui a demandé s’il voulait en contacter un. Il a répondu : [traduction] « Je n’en ai pas besoin. [. . .] Non » (p. 30). L’agente Husband a répété que Beaver était « détenu à des fins d’enquête » et lui a fait une mise en garde, lui disant qu’il n’était pas tenu de dire quoi que ce soit, mais que tout ce qu’il dirait pourrait être utilisé en preuve (p. 30). Beaver a répondu qu’il comprenait.
[14] Lorsque l’agente Husband lui a demandé ce qui s’était passé, Beaver a répondu en livrant un récit conforme à celui que Lambert avait fait lors de son appel au 9‑1‑1. Elle a ensuite conduit Beaver en voiture au quartier général de la police, lui a dit qu’il était toujours détenu aux fins d’enquête et lui a de nouveau demandé s’il voulait parler à un avocat. Une fois de plus, il a refusé. L’agente Husband n’a jamais mis Beaver en état d’arrestation.
F. Arrivée d’un détective chevronné des homicides
[15] Peu après, un enquêteur médical du Bureau du médecin légiste en chef a communiqué avec l’Unité des homicides de Calgary pour signaler que la mort de Bowers semblait suspecte. À 10 h 36, le sergent d’état‑major Colin Chisholm a téléphoné au détective Christian Vermette, un détective chevronné des homicides, et lui a dit de se présenter au travail. Au voir‑dire, le détective Vermette a témoigné qu’on lui demandait [traduction] « essentiellement [de se présenter au travail] pour un cas de mort suspecte » parce que c’était son « tour d’être l’enquêteur principal pour l’homicide suivant » (d.a., vol. I, p. 207). Il a témoigné que le sergent d’état‑major Chisholm, qui avait parlé à l’enquêteur médical, avait [traduction] « essentiellement relaté [. . .] qu’un homme avait été retrouvé face contre terre dans une mare de sang près de l’entrée principale d’une résidence », et « qu’il y avait eu une sorte de conflit ou de dispute entre la victime et les chambreurs » (p. 205). À ce moment‑là, le détective Vermette croyait que les deux chambreurs étaient en état d’arrestation et étaient en route pour le quartier général de la police.
[16] À 10 h 46, le détective Vermette a reçu du sergent d’état‑major Chisholm un courriel dont la ligne Objet indiquait : [traduction] « Ça ressemble à un nouvel homicide », et qui confirmait ce que le sergent d’état‑major venait tout juste de lui dire au téléphone.
[17] À 11 h 22, le détective Vermette est arrivé au quartier général de la police et, à 11 h 39, il a rencontré les agents Taylor et Husband, qui lui ont dit que Lambert et Beaver avaient [traduction] « été informés de leurs droits garantis par la Charte et [avaient] reçu une mise en garde » (p. 210). Le détective Vermette a alors [traduction] « examin[é] le dossier », qui comprenait une fiche sur l’événement où était résumé l’appel au 9‑1‑1 ainsi qu’une chronologie de l’événement, relatant en détail les faits survenus après l’appel au 9‑1‑1 et dans lequel se trouvaient les commentaires concomitants des policiers (p. 209). Il a également pris connaissance d’un rapport du Système d’information du service de la police, qui montrait que, trois jours plus tôt, la police s’était présentée à la maison en rangée parce que Lambert avait signalé que Bowers l’avait agressé, mais avait dit qu’il ne voulait pas que des accusations soient portées et qu’il ne ferait pas de déclaration. Le rapport du Système d’information du service de la police indiquait que Lambert avait l’intention de déménager dans les deux semaines qui suivraient et qu’il ne voulait pas que la police parle à Bowers.
G. Arrivée de Lambert et de Beaver au quartier général de la police
[18] À 11 h 15, Lambert et Beaver sont arrivés au quartier général de la police. Lambert a parlé à un avocat par téléphone. Beaver a refusé l’occasion de le faire.
[19] On a chargé deux enquêteurs des homicides, les détectives Matthew Demarino et Reagan Hossack, d’interroger respectivement Lambert et Beaver.
[20] À 12 h 09, le détective Demarino, qui croyait que Lambert et Beaver étaient déjà en état d’arrestation, a commencé à interroger Lambert. Il a confirmé que Lambert avait parlé à un avocat et qu’il comprenait les conseils que ce dernier lui avait donnés. Le détective Demarino a informé Lambert que, peu importe ce qu’on lui avait dit plus tôt, il n’était pas obligé de dire quoi que ce soit à moins qu’il ne le souhaite, mais que tout ce qu’il dirait pourrait être utilisé en preuve. Il a ensuite répété cette mise en garde une fois de plus et Lambert a dit qu’il avait compris. Le détective Demarino a également informé Lambert que son interrogatoire était enregistré.
[21] Le détective Demarino a demandé à Lambert s’il connaissait le défunt. Au début, Lambert a répondu qu’il [traduction] « ne [voulait] pas parler de quoi que ce soit », ajoutant que la police a « des moyens de savoir qui est [le défunt] sans [qu’il n’ait] à [lui] en parler » (d.a., vol. II, p. 7‑8). Il a par la suite confirmé que le défunt était une personne vivant sous le même toit que lui, Bowers.
[22] Lorsqu’il a quitté l’interrogatoire pour faire part de ce renseignement à l’équipe des homicides, le détective Demarino s’est entretenu avec l’agente Husband. Ce n’est qu’à ce moment qu’il a appris que ni Lambert ni Beaver n’avaient été arrêtés. À ce stade, l’interrogatoire de Beaver n’avait pas encore commencé.
[23] Vers 12 h 20, le détective Vermette a été informé que ni Beaver ni Lambert n’avaient été arrêtés. À 12 h 22, le détective Vermette a donné l’ordre aux détectives Demarino et Hossack de procéder à l’arrestation de Lambert et de Beaver pour meurtre. En donnant cet ordre, le détective Vermette croyait qu’il avait des motifs raisonnables et probables de le faire.
H. Arrestation de Lambert pour meurtre
[24] À 12 h 29, le détective Demarino a arrêté Lambert pour meurtre et a ensuite poursuivi son interrogatoire, soulignant [traduction] « [qu’]il s’agit d’une affaire très, très grave » (p. 17). Le détective Demarino a essayé de se distancier dans son interaction avec Lambert de la conduite illégale antérieure, et ce, (1) en lui disant qu’ils allaient [traduction] « tout reprendre depuis le début » (p. 17); (2) en lui répétant à quatre reprises qu’il était en état d’arrestation pour meurtre; (3) en facilitant la deuxième consultation de Lambert avec un avocat et en s’assurant que Lambert avait compris les conseils donnés par son avocat; (4) en répétant qu’il « faut tout reprendre depuis le début » (p. 30) après la consultation de Lambert avec un avocat; et (5) en lui donnant une mise en garde initiale à trois reprises au cours de l’interrogatoire (c.‑à‑d. en lui répétant qu’il n’était pas obligé de dire quoi que ce soit à moins de le souhaiter, mais que tout ce qu’il dirait pourrait être utilisé en preuve) et en lui faisant une mise en garde secondaire (c.‑à‑d. en lui indiquant que sa décision de parler ou non à la police ne devait pas être influencée par ce qu’il avait pu dire antérieurement à la police ou par ce que la police avait pu lui dire).
I. Arrestation de Beaver pour meurtre
[25] À peu près au même moment, la détective Hossack a arrêté Beaver pour meurtre. Cependant, contrairement au détective Demarino, la détective Hossack n’a pas donné de nouvelle mise en garde à Beaver. Elle a plutôt fait référence à la mise en garde donnée antérieurement par l’agente Husband en disant à Beaver : [traduction] « [C]e n’est pas différent de ce que, euh, l’agente Husband vous a lu [il] y a un petit moment » (d.a., vol. III, p. 51). Elle a dit qu’elle [traduction] « la lis[ait] juste parce qu[’elle était] une nouvelle personne à laquelle [il] all[ait] parler » (p. 51‑52). (Au voir‑dire, la détective Hossack a reconnu que son omission de mettre en garde Beaver était [traduction] « une erreur de [sa] part » (d.a., vol. I, p. 185).) La détective Hossack a informé Beaver de son droit de recourir sans délai à l’assistance d’un avocat, mais Beaver a refusé de parler à un avocat, disant qu’il ne pensait pas en avoir besoin. Il a ensuite ajouté qu’il [traduction] « devrai[t] probablement » parler à un avocat et qu’il « ne compren[ait] pas la gravité de la situation » (d.a., vol. III, p. 53). La détective Hossack a insisté auprès de Beaver pour dire que c’était à lui qu’il revenait de décider s’il voulait parler à un avocat et elle lui a rappelé qu’il était interrogé parce que [traduction] « quelqu’un a été retrouvé mort dans la résidence » et qu’il avait été « amené [au quartier général de la police] parce qu[’il se trouvait] sur les lieux (p. 53). La détective Hossack a alors répété : [traduction] « [I]l est juste important que vous sachiez que vous pouvez appeler un avocat tout de suite » (p. 54), puis elle a ajouté encore une fois : « [I]l est important que vous sachiez que vous pouvez appeler un avocat si vous le souhaitez » (p. 55). Beaver a insisté sur le fait qu’il n’avait pas besoin d’un avocat et il a formellement renoncé à son droit à l’assistance d’un avocat.
J. Confirmation par le détective Vermette de sa décision antérieure d’arrêter les appelants
[26] À 12 h 35, quelques minutes à peine après avoir donné l’ordre d’arrêter les appelants pour meurtre, le détective Vermette a appris que Bowers avait envoyé à une amie la veille au soir des messages Facebook dans lesquels il faisait état de ses conflits avec Beaver et Lambert :
[traduction]
18 h 36 Je vais en finir avec Brian et Jim. Ils m’ont baisé.
21 h 13 Je viens de me défaire de Brian et de Jim. Je vais maintenant pouvoir avoir des chambreurs qui en valent la peine. Tu as des suggestions?
(d.i., p. 45)
[27] Ces messages ont confirmé la décision antérieure du détective Vermette d’arrêter les appelants.
K. Confession de Lambert après avoir été interrogé par la police
[28] Le détective Demarino a interrogé Lambert pendant plus de 12 heures. Au début, Lambert maintenait qu’il avait trouvé Bowers mort dans la maison en rangée et qu’il n’avait rien à voir avec sa mort. Mais, à la fin de l’interrogatoire, le détective Demarino a présenté à Lambert des éléments de preuve incriminants qui ont amené celui‑ci à avouer que Bowers était mort au cours d’une bagarre avec lui et Beaver.
L. Confession de Beaver après avoir vu une vidéo de la confession de Lambert
[29] Au cours des 12 premières heures de son interrogatoire, Beaver a lui aussi maintenu qu’il n’avait rien à voir avec la mort de Bowers. Il a insisté sur le fait qu’il ne se souvenait pas en détail des faits qui s’étaient produits avant son arrivée au quartier général de la police parce qu’il avait bu la veille au soir. Il a continué à invoquer sa mauvaise mémoire même lorsqu’on lui a montré l’enregistrement magnétoscopique de la confession de Lambert. Le style d’interrogatoire de la détective Hossack est alors devenu davantage axé sur la confrontation. Elle a qualifié le trou de mémoire de Beaver de [traduction] « foutaise », ajoutant qu’« on [. . .] n’oublie pas ce genre de choses » (d.a., vol. III, p. 282). Dans l’heure d’interrogatoire qui a suivi, Beaver est passé aux aveux et a admis que Bowers était mort au cours d’une bagarre avec lui et Lambert.
M. Accusations portées contre Beaver et Lambert pour homicide involontaire coupable et entrave à la justice
[30] Beaver et Lambert ont été accusés d’homicide involontaire coupable en raison de leur implication dans le décès de Bowers, et d’entrave à la justice pour avoir induit en erreur la police dans le cadre de l’enquête sur le décès de Bowers.
III. Décisions des juridictions inférieures
A. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (le juge Yamauchi)
(1) La décision rendue au terme du voir‑dire, 2019 ABQB 125, 88 Alta. L.R. (6th) 337
[31] Dans le cadre d’un voir‑dire mixte, le juge du procès a conclu que la Couronne avait démontré le caractère volontaire des confessions des appelants hors de tout doute raisonnable et que ni l’une ni l’autre d’entre elles ne devait être écartée en application du par. 24(2) de la Charte.
[32] Premièrement, le juge du procès a estimé que la confession que Beaver avait faite à la détective Hossack était volontaire. Appliquant l’arrêt R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, il a conclu que Beaver avait un état d’esprit conscient et que la police n’avait pas soutiré ses aveux au moyen de menaces, de promesses, de ruses policières ou de tactiques oppressives (par. 82 et 94‑95). Rien de ce que la détective Hossack avait fait au cours de l’interrogatoire n’était venu à bout de la volonté de Beaver; [traduction] « [c]e qui est venu à bout de sa volonté, c’est la version des faits donnée par M. Lambert au détective Demarino » (par. 96). Le fait que la détective Hossack n’avait pas répété la mise en garde policière que l’agente Husband avait donnée auparavant n’avait pas empêché Beaver de faire un choix utile (aussi appelé « choix véritable ») de parler ou non à la police, étant donné que [traduction] « [l]a police n’est pas tenue de répéter la mise en garde » si l’accusé « a déjà dit qu’il comprend son droit de refuser de répondre aux questions » (par. 92).
[33] Deuxièmement, le juge du procès a statué que la police avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter les deux appelants pour meurtre. Le détective Vermette croyait subjectivement qu’il avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter les appelants (par. 151), et sa croyance était objectivement raisonnable [traduction] « compte tenu du traumatisme subi par M. Bowers, du mobile [des appelants] et de la possibilité [qu’ils ont eue] de réaliser leurs objectifs » (par. 159).
[34] Troisièmement, le juge du procès a affirmé que les détectives des homicides avaient [traduction] « remédié » aux violations de la Charte découlant de la détention illégale des appelants en prenant un « nouveau départ » et en arrêtant les appelants pour meurtre au quartier général de la police (par. 191 et 209). La Couronne a concédé et le juge du procès a conclu que la police avait porté atteinte à l’art. 9 et aux al. 10a) et 10b) de la Charte dans ses premiers contacts avec les appelants. Ces derniers avaient été détenus illégalement contrairement à l’art. 9 de la Charte, parce que rien dans la loi n’autorisait leur détention et rien dans la common law ne permettait de les détenir aux fins d’enquête (par. 149 et 229). Les droits garantis aux appelants par les al. 10a) et 10b) de la Charte avaient également été violés parce qu’ils ne connaissaient pas le risque auquel ils étaient exposés après avoir été détenus en vertu d’une loi inexistante (par. 183 et 188). Enfin, le droit reconnu à Lambert par l’al. 10b) de la Charte avait de nouveau été violé quand l’agent Taylor lui avait demandé ce qui s’était passé après que Lambert eut dit qu’il voulait parler à un avocat (par. 185). Néanmoins, le « nouveau départ » que les détectives des homicides avaient pris signifiait que les confessions des appelants n’avaient pas été « obtenu[e]s dans des conditions » qui portaient atteinte à la Charte. Il n’était donc pas nécessaire d’examiner le par. 24(2) (par. 209 et 215).
[35] Quatrièmement, à titre subsidiaire, le juge du procès a conclu que l’utilisation des confessions des appelants n’était pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (par. 254). Bien que la gravité de la conduite étatique attentatoire à la Charte lors des premiers contacts policiers ait milité en faveur de l’exclusion des confessions, l’incidence minime que les violations avaient eue sur les intérêts des appelants protégés par la Charte et l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond [traduction] « fai[saient] pencher la balance en faveur de l’utilisation » en vertu du par. 24(2) (par. 259).
(2) La décision au procès
[36] Une fois les confessions admises en preuve, les parties ont soumis un exposé conjoint des faits dans lequel elles invitaient le juge du procès à déclarer Lambert et Beaver coupables d’homicide involontaire coupable et à tirer les conclusions et inférences factuelles suivantes : (1) Lambert et Beaver ont eu une prise de bec avec Bowers au sujet du loyer de la maison en rangée; (2) la dispute s’est transformée en une violente bagarre impliquant les trois hommes et se soldant par la mort de Bowers par suite d’un [traduction] « traumatisme contondant au cou »; (3) « [l]a force utilisée par Lambert et Beaver a causé la mort de Bowers »; (4) Lambert et Beaver ont placé le corps de Bowers au pied de l’escalier et ont épongé le sang pour induire les autorités en erreur sur la façon dont il était mort; et (5) Lambert et Beaver « se sont mis d’accord sur la fausse déclaration qu’ils allaient faire aux autorités et ont commencé par l’appel de Lambert au 9‑1‑1 » (d.i., p. 48).
[37] Le juge du procès a accepté l’exposé conjoint des faits, a tiré les conclusions et les inférences factuelles sollicitées et a déclaré les appelants coupables d’homicide involontaire coupable. La Couronne a alors suspendu les accusations d’entrave à la justice.
[38] Le juge du procès a condamné les appelants à quatre ans d’emprisonnement, moins le temps crédité pour la détention présentencielle, et il a rendu diverses ordonnances accessoires (2019 ABQB 235, aux par. 78‑81 (CanLII)). Il a statué que les appelants avaient tué Bowers au cours d’une attaque [traduction] « à deux contre un » impliquant une « violence gratuite » (par. 31) et il a souligné qu’ils avaient tenté en vain de simuler un accident en déplaçant le corps de Bowers au pied de l’escalier. Le juge du procès a conclu que la gravité de l’infraction et la culpabilité morale des deux appelants étaient « très élevées » (par. 31 et 48‑49).
B. Cour d’appel de l’Alberta, 2020 ABCA 203, 4 Alta. L.R. (7th) 301 (les juges O’Ferrall, Wakeling et Feehan)
[39] La Cour d’appel a rejeté les appels des déclarations de culpabilité. L’évaluation du caractère volontaire par le juge du procès ne comportait aucune erreur susceptible de contrôle (par. 30‑31). La police avait également des motifs raisonnables et probables d’arrêter les appelants pour meurtre, et [traduction] « a pris une décision pratique et sensée » en les arrêtant « sur la foi des renseignements [que le détective Vermette] avait reçus au moment des arrestations » (par. 9).
[40] La Cour d’appel a convenu que les détectives des homicides avaient pris un « nouveau départ » en arrêtant les appelants, de sorte que les aveux de ces derniers n’avaient pas été « obtenus dans des conditions » qui portaient atteinte à la Charte (par. 15 et 18). La police avait recueilli peu d’éléments de preuve importants lors de la détention illégale des appelants et les détectives des homicides avaient tenté d’isoler des violations antérieures de la Charte toute preuve subséquente qu’ils avaient pu obtenir (par. 17). Il n’y avait aucun [traduction] « lien causal » entre une quelconque violation de la Charte et les confessions, il n’y avait « sans doute aucun lien temporel », et « le contexte dans lequel les confessions ont été faites était complètement différent de celui de la détention initiale et des premières questions générales qui ont été posées » (par. 26). Il n’était donc pas nécessaire de se demander si le juge du procès avait commis une erreur dans son analyse subsidiaire du par. 24(2) (par. 27).
[41] La Cour d’appel a par la suite rejeté les appels de la peine (2021 ABCA 227).
IV. Questions en litige
[42] Les présents pourvois soulèvent trois questions :
A. La confession de Beaver était‑elle volontaire?
B. La police avait‑elle des motifs raisonnables et probables d’arrêter les appelants pour meurtre?
C. Les confessions des appelants devraient‑elles être écartées en application du par. 24(2) de la Charte?
V. Analyse
A. La confession de Beaver était‑elle volontaire?
[43] Devant notre Cour, seul Beaver conteste le caractère volontaire de sa confession. Il soutient que celle‑ci était involontaire et qu’elle n’était donc pas admissible selon la règle des confessions reconnue en common law. Beaver relève que le juge du procès était le même que celui qui avait présidé l’instruction dans l’affaire R. c. Tessier, 2018 ABQB 387, dans laquelle la Cour d’appel de l’Alberta avait infirmé sa décision au motif qu’elle reflétait [traduction] « une vision étriquée de la règle moderne relative aux confessions » (2020 ABCA 289, 12 Alta. L.R. (7th) 55, par. 46). Or, depuis, notre Cour, dont l’opinion majoritaire a été rédigée par le juge Kasirer, a infirmé l’arrêt de la Cour d’appel (2022 CSC 35 (« Tessier (CSC) »)).
[44] Comme je vais l’expliquer, je ne suis pas d’accord pour dire que la confession de Beaver était involontaire. Il n’est donc pas nécessaire de l’écarter en application de la règle des confessions reconnue en common law.
(1) La règle des confessions reconnue en common law
a) Principes généraux
[45] La règle des confessions reconnue en common law prévoit que la confession faite à une personne en autorité est présumée inadmissible, à moins que la Couronne ne prouve hors de tout doute raisonnable qu’elle était volontaire (Oickle, par. 30 et 68; R. c. Spencer, 2007 CSC 11, [2007] 1 R.C.S. 500, par. 11; Tessier (CSC), par. 39, 68 et 89). Selon la règle des confessions, une confession involontaire « commande dans tous les cas l’exclusion des éléments de preuve » (Oickle, par. 30; voir aussi R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405, par. 38). Il n’est cependant pas toujours nécessaire d’admettre en preuve une confession volontaire. Si une confession volontaire a été obtenue dans des conditions qui portent atteinte à la Charte, elle peut néanmoins être écartée en application du par. 24(2) (Oickle, par. 30; Singh, par. 38).
[46] L’équilibre délicat entre les droits individuels et les intérêts collectifs à l’égard du système de justice pénale se trouve au cœur de la règle des confessions (Singh, par. 1, 21, 27‑28, 31 et 34; Tessier (CSC), par. 4 et 69; Oickle, par. 33). Cette règle a pour « double objectif » de « protéger les droits de l’accusé sans pour autant restreindre indûment la nécessaire faculté de la société d’enquêter sur les crimes et de les résoudre » (Oickle, par. 33). D’une part, la common law reconnaît le droit à la protection contre l’auto‑incrimination et le droit de garder le silence, de sorte qu’une personne n’a pas à donner de renseignements à la police ni à répondre aux questions de celle‑ci en l’absence de contrainte légale ou d’une autre forme de contrainte juridique; d’autre part, la police a souvent besoin de parler aux gens lorsqu’elle s’acquitte de son importante responsabilité publique d’enquêter sur les crimes et de les résoudre.
[47] Le caractère volontaire est, au sens large, la « pierre d’assise » de la règle des confessions (Oickle, par. 27, 32 et 69; Spencer, par. 11; Singh, par. 31). Le caractère volontaire est la formulation synthétique d’un faisceau de valeurs faisant intervenir des préoccupations de politique générale qui ont trait non seulement à la fiabilité des confessions, mais également au respect de la liberté de choix de l’individu, à la nécessité que la police respecte la loi, et à l’équité et à la réputation du système de justice pénale. Les confessions involontaires sont susceptibles d’être peu fiables et injustes et de ternir la réputation du système de justice pénale (Oickle, par. 32 et 70; Singh, par. 30 et 34; Tessier (CSC), par. 70 et 72). Une déclaration peut être involontaire « parce qu’elle n’est pas fiable et qu’elle soulève la possibilité d’une fausse confession, ou parce qu’elle a été obtenue injustement et qu’elle va à l’encontre du principe interdisant l’auto‑incrimination et du droit de garder le silence » (Tessier (CSC), par. 70).
[48] L’application de la règle des confessions est nécessairement souple et contextuelle. Dans son appréciation du caractère volontaire d’une confession, le « juge de première instance doit déterminer, à la lumière de l’ensemble du contexte de l’affaire, si les déclarations faites par l’accusé étaient fiables et si la conduite de l’État a servi d’une quelconque façon à le priver de son libre choix de parler ou non à une personne en autorité » (Tessier (CSC), par. 68). Le juge du procès doit tenir compte de tous les facteurs pertinents, notamment la présence de menaces ou de promesses, l’existence de conditions oppressives, la question de savoir si l’accusé était dans un état d’esprit conscient, toute ruse policière susceptible de « choquer la collectivité », et l’existence ou l’absence d’une mise en garde policière. Ces facteurs ne sont pas une liste de contrôle qui se substitue à une analyse contextuelle (voir Oickle, par. 47, 66‑67 et 71; Spencer, par. 11‑12; Singh, par. 35; Tessier (CSC), par. 5, 68, 76 et 87).
b) Oppression
[49] L’oppression porte principalement sur l’atmosphère dans laquelle l’interrogatoire policier s’est déroulé. Notre Cour a reconnu qu’« [i]l est clair que l’existence d’un climat d’oppression est susceptible de produire de fausses confessions », parce qu’il se peut qu’un suspect « fasse une confession dans le seul but d’échapper à [d]es conditions [inhumaines] » (Oickle, par. 58 et 60). Parmi les facteurs non exhaustifs susceptibles de créer des conditions oppressives, mentionnons le fait de priver le suspect de nourriture, de vêtements, d’eau, de sommeil ou de soins médicaux; de lui refuser l’accès à un avocat; ou encore de le soumettre à un interrogatoire empreint d’agressivité et d’intimidation excessives pendant une longue période (Oickle, par. 58‑60; Tessier (CSC), par. 99).
c) Rôle de la mise en garde policière
[50] Le rôle de la mise en garde policière dans l’analyse du caractère volontaire a récemment été clarifié dans l’arrêt Tessier (CSC), où le juge Kasirer a confirmé, au par. 5, que « l’existence ou l’absence d’une mise en garde policière est un facteur [traduction] “important” à considérer pour répondre à la question du caractère volontaire », et ce, en se fondant sur les indications formulées par la juge Charron dans l’arrêt Singh, par. 33 (voir aussi Singh, par. 31; Boudreau c. The King, 1949 CanLII 26 (SCC), [1949] R.C.S. 262, p. 267).
[51] Dans l’arrêt Tessier (CSC), le juge Kasirer a expliqué que si l’accusé était un suspect, l’absence d’une mise en garde constitue une preuve prima facie du caractère involontaire — mais n’établit pas en soi celui‑ci (par. 11 et 89). Ni une mise en garde, ni une preuve de la connaissance effective du droit au silence n’est une condition nécessaire du caractère volontaire (Tessier (CSC), par. 12 et 74; voir aussi Singh, par. 31 et 33; Boudreau, p. 267). Néanmoins, l’absence d’une mise en garde « revêt une grande importance » dans l’analyse du caractère volontaire parce qu’il s’agit d’« une preuve prima facie que le suspect a été injustement privé de son choix de parler ou non à la police et que sa déclaration ne peut donc pas être jugée volontaire » (Tessier (CSC), par. 11).
[52] Lorsque la police n’a pas fait de mise en garde, la Couronne doit, « dans le cadre de l’examen contextuel du caractère volontaire, démontrer que l’absence d’une mise en garde n’a pas porté atteinte au droit du suspect de choisir librement de parler ou non à la police » (Tessier (CSC), par. 8). L’absence de mise en garde peut se voir accorder moins de poids lorsque le suspect a compris subjectivement le droit au silence ou les conséquences du fait de parler à la police. Le juge Kasirer a donné les indications suivantes dans l’arrêt Tessier (CSC), par. 88 :
Bien que la Couronne n’ait pas à la faire, la démonstration que l’accusé était en fait subjectivement au courant de son droit de garder le silence ou des conséquences de ses déclarations constituera une preuve convaincante que l’absence d’une mise en garde n’a pas miné le caractère volontaire. Dans ce cas, il n’y a tout simplement pas de doute sur l’équité qui pourrait découler de l’absence de mise en garde, car le suspect dispose de l’information nécessaire pour choisir de parler ou de garder le silence.
[53] Parmi les facteurs non exhaustifs susceptibles d’aider à démontrer que le suspect était subjectivement au courant de son droit au silence ou des conséquences du fait de parler à la police, mentionnons : (1) la conscience par le suspect qu’il est enregistré; (2) des indications établissant que le suspect dirige la conversation; (3) la conscience par le suspect de l’objet de l’enquête et de son présumé rôle dans celle‑ci; (4) l’exercice par le suspect du droit de garder le silence en refusant de répondre aux questions de la police; et (5) l’empressement du suspect à parler, bien que ce facteur puisse être favorable ou défavorable à une telle conclusion, selon les circonstances (Tessier (CSC), par. 88).
[54] À défaut d’erreur de droit en ce qui a trait aux principes juridiques applicables, l’application que le juge du procès a faite du cadre d’analyse relatif au caractère volontaire est une question de fait ou une question mixte de fait et de droit qui commande la déférence en appel (Oickle, par. 22; Spencer, par. 16‑18; Tessier (CSC), par. 46). Un simple désaccord quant au poids donné aux divers éléments de preuve n’est pas un motif justifiant d’infirmer la conclusion tirée par le juge du procès à l’égard du caractère volontaire (Oickle, par. 22).
(2) Application
[55] Beaver soutient que le juge du procès et la Cour d’appel ont commis une erreur en adoptant une approche étroite à l’égard du caractère volontaire qui ne faisait qu’effleurer la question de savoir s’il avait été privé de son droit de garder le silence ou s’il avait fait un choix utile de parler à la police. Il prétend que le juge a examiné mécaniquement une liste de facteurs liés au caractère volontaire sans tenir compte de la question plus fondamentale de savoir s’il était en mesure de faire un choix utile de parler ou non à la police alors qu’il n’avait pas été informé du risque auquel il était exposé ni adéquatement avisé qu’il avait le choix de faire ou non une déclaration. Il affirme aussi que la durée de son interrogatoire et la [traduction] « stratégie d’interrogatoire » utilisée par la détective Hossack ont créé une atmosphère oppressive. Enfin, il fait valoir que la Cour d’appel a, à tort, fait preuve de déférence à l’égard de la conclusion tirée par le juge du procès selon laquelle sa confession était volontaire, sans procéder à un examen indépendant.
[56] Comme je vais l’expliquer, je ne souscris pas à l’argument de Beaver selon lequel sa confession était involontaire.
a) Le juge du procès a correctement énoncé le droit et conclu que la confession de Beaver était volontaire en se fondant sur trois conclusions de fait
[57] Comme l’a déclaré la Cour d’appel (par. 28‑29), le juge du procès a bien cité les principes juridiques généraux du caractère volontaire énoncés dans les arrêts Oickle et Singh (par. 43‑46). Il a fait observer à juste titre que le caractère volontaire est la pierre d’assise de la règle des confessions et qu’il doit être examiné de manière contextuelle (par. 44). Il a également déclaré à bon droit que, bien qu’une personne ait le droit de garder le silence, cela ne signifie pas qu’elle a le droit de ne pas se faire adresser la parole par la police (par. 45). En l’absence de toute erreur de droit discernable dans l’énoncé des principes juridiques pertinents par le juge du procès, ce contre quoi s’insurge véritablement Beaver, c’est la façon dont celui‑ci a appliqué ces principes quand il a conclu que sa confession était volontaire.
[58] À mon avis, le juge du procès a tiré trois conclusions de fait qui justifiaient sa conclusion que la confession de Beaver était volontaire : (1) Beaver a reçu une mise en garde policière et a compris qu’il n’était pas obligé de parler à la police et que tout ce qu’il dirait pourrait être utilisé en preuve; (2) Beaver savait exactement pourquoi la police l’interrogeait après son arrestation pour meurtre, ce qui mine son argument selon lequel il ignorait, lors de son arrestation, le risque auquel il était exposé; et (3) Beaver est passé aux aveux parce qu’il a été mis en présence de l’enregistrement magnétoscopique de la confession de Lambert. Je vais aborder à tour de rôle chacune de ces conclusions.
(i) Beaver a reçu une mise en garde policière et l’a comprise
[59] Premièrement, le juge du procès a tiré la conclusion de fait que Beaver avait reçu une mise en garde policière et l’avait comprise (par. 90‑91). Il a reçu une telle mise en garde sur les lieux, même si ce n’est qu’alors qu’il était détenu illégalement. L’agente Husband a utilisé la formule habituelle en lui disant : [traduction] « Vous n’êtes pas obligé de dire quoi que ce soit à moins que vous ne souhaitiez le faire, mais tout ce que vous direz pourra servir de preuve » (d.a., vol. III, p. 30; voir aussi Singh, par. 31; R. c. Manninen, 1987 CanLII 67 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1233, p. 1237). Cette mise en garde informait « clairement » Beaver de son droit de garder le silence (Singh, par. 31).
[60] Le juge du procès était conscient que la question dont il était saisi était celle de savoir si la confession de Beaver était volontaire malgré le fait que la détective Hossack n’avait pas donné de mise en garde à Beaver lors de son interrogatoire au poste de police, mais s’était référée à la mise en garde que l’agente Husband avait faite sur les lieux (par. 90‑91). Le juge a déclaré [traduction] « [qu’i]l n’est pas nécessaire que la police répète la mise en garde plus d’une fois lorsque l’accusé a déjà dit qu’il comprend son droit de refuser de répondre aux questions » (par. 92).
[61] En l’espèce, le fait que la détective Hossack n’a pas donné une autre mise en garde à Beaver lors de son arrestation ne constitue pas « une preuve prima facie que le suspect a été injustement privé de son choix de parler ou non à la police » (Tessier (CSC), par. 11). Contrairement à l’accusé dans l’affaire Tessier, Beaver avait reçu une mise en garde et comprenait celle‑ci. Même s’il aurait été préférable que la détective Hossack répète la mise en garde quand Beaver a été arrêté pour meurtre, la mise en garde n’est pas une condition du caractère volontaire (Tessier (CSC), par. 89). Autrement dit, l’absence de mise en garde en soi n’a pas pour effet [traduction] « d’obliger la cour » en rendant automatiquement une confession subséquente involontaire (Boudreau, p. 267, cité par la juge Charron dans Singh, par. 31).
(ii) Beaver savait que la police l’interrogeait dans le cadre d’une enquête pour meurtre et comprenait subjectivement les conséquences du fait de lui parler
[62] Deuxièmement, et dans le même ordre d’idées, le juge du procès a tiré la conclusion de fait que Beaver savait pourquoi la détective Hossack l’interrogeait après son arrestation pour meurtre et ce sur quoi il serait interrogé (par. 83, 93 et 246). Avant de commencer l’interrogatoire, la détective Hossack a dit à Beaver : [traduction] « [E]n ce moment, vous êtes en état d’arrestation pour meurtre » (d.a., vol. III, p. 51; motifs de la CBR de l’Alb. sur le voir‑dire, par. 93). Par conséquent, bien que Beaver n’ait pas connu le risque auquel il était exposé lors de sa détention illégale, il le connaissait au moment où il a été arrêté.
[63] Lors de son arrestation, Beaver connaissait subjectivement les conséquences du fait de parler à la police (Tessier (CSC), par. 88). Par exemple, en renonçant formellement à son droit à l’assistance d’un avocat, Beaver a confirmé qu’il comprenait que la détective Hossack pouvait recueillir sa déclaration uniquement si elle était certaine qu’il ne voulait pas exercer son droit de communiquer avec un avocat, et que toute déclaration qu’il ferait pourrait être utilisée en preuve contre lui. La détective Hossack a également dit à quatre reprises à Beaver que tout ce qu’il disait était enregistré, ce que Beaver a reconnu. Ce dernier a alors engagé la conversation en demandant à la détective Hossack : [traduction] « Bon, par où est‑ce que je commence? Que diriez‑vous que je parle d’hier? » (d.a., vol. III, p. 58).
[64] Comme le juge du procès a tiré la conclusion de fait que Beaver [traduction] « savait exactement pourquoi la détective Hossack l’interrogeait » (par. 93), il s’agit d’un cas où « il n’y a tout simplement pas de doute sur l’équité qui [. . .] découl[e] de l’absence de mise en garde » (Tessier (CSC), par. 88).
[65] Beaver soutient pourtant que la détective Hossack l’a injustement empêché de faire un choix utile de parler ou non à la police. Il affirme que la détective Hossack était [traduction] « délibérément désinvolte » lorsqu’elle l’a arrêté pour meurtre, notamment en lui disant que la mise en garde n’était « pas différente de ce que, euh, l’agente Husband [lui] a lu » et que son arrestation « ne signifie pas [qu’il va] être accusé de quoi que ce soit. Cela veut seulement dire que, pour le moment, [il] ne p[eut] pas partir, d’accord? » (mémoire de Beaver, par. 37; d.a., vol. III, p. 51). C’est ce langage [traduction] « pernicieux » que Beaver conteste (mémoire de Beaver, par. 37).
[66] Je ne suis pas de cet avis. La détective Hossack avait raison, tant sur le plan juridique que factuel, de dire à Beaver que le fait d’être arrêté pour meurtre ne signifiait pas nécessairement qu’il serait accusé de cette infraction (voir R. c. Brown, 2015 ONSC 3305, par. 124 (CanLII)). Beaver affirme également que la détective Hossack lui a, après son arrestation pour meurtre, envoyé un signal contradictoire au sujet du risque auquel il était exposé en lui disant que, [traduction] « par prudence, [ils] d[oivent] informer toute personne des droits que lui garantit la Charte » (mémoire de Beaver, par. 37; d.a., vol. III, p. 54). Cependant, le juge du procès a mentionné et soupesé tous ces propos pour conclure que Beaver [traduction] « savait exactement pourquoi la détective Hossack l’interrogeait ». Notre Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de cette conclusion (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 15‑18). En réalité, Beaver demande à notre Cour de réévaluer la preuve pour infirmer la conclusion tirée par le juge du procès selon laquelle sa confession était volontaire. Je n’entends pas accéder à cette demande.
(iii) L’interrogatoire de Beaver n’était pas oppressif
[67] Enfin, le juge du procès a tiré la conclusion de fait que l’interrogatoire de Beaver ne s’était pas déroulé dans des conditions oppressives (par. 95‑96). Je ne suis pas d’accord avec Beaver pour dire que la détective Hossack a créé une atmosphère oppressive en lui posant des questions recherchant de plus en plus la confrontation au cours d’un interrogatoire ayant duré 13 heures. Malgré la longueur de l’interrogatoire de Beaver, il ne s’agissait pas du type d’interrogatoire « empreint d’agressivité et d’intimidation excessives » qui a été considéré comme étant oppressif dans l’arrêt Oickle (Tessier (CSC), par. 99). Le juge du procès a décrit l’interrogatoire comme un interrogatoire de la nature d’une [traduction] « conversation », et il a souligné que la détective Hossack s’était montrée « respectueuse » lorsqu’elle avait interrogé Beaver, avant de devenir seulement « un peu plus agressive » lorsqu’elle lui avait présenté l’enregistrement magnétoscopique de la confession de Lambert (par. 95). Bien qu’il ait admis qu’en principe [traduction] « soumettre la personne accusée à un interrogatoire agressif et prolongé » puisse constituer une tactique oppressive ayant une incidence sur le caractère volontaire (par. 94), le juge du procès a tiré la conclusion de fait selon laquelle le climat dans lequel l’interrogatoire s’était déroulé n’était pas « venu à bout de [. . .] la volonté [de M. Beaver] » (par. 96). Il a plutôt statué que ce qui était venu à bout de la volonté de Beaver était le fait de devoir faire face à [traduction] « la version des faits donnée par M. Lambert au détective Demarino » dans l’enregistrement magnétoscopique de la confession (par. 96).
b) Conclusion : la confession de Beaver était volontaire
[68] Le juge du procès a appliqué comme il se doit les principes juridiques pertinents pour décider que l’interrogatoire auquel la détective Hossack avait soumis Beaver ne soulevait aucune préoccupation quant au caractère volontaire de la confession de ce dernier. Comme Beaver n’a pas démontré que les conclusions de fait tirées par le juge du procès étaient entachées d’une quelconque erreur manifeste et dominante, je dois m’en remettre à sa conclusion selon laquelle la confession de Beaver était volontaire.
B. La police avait‑elle des motifs raisonnables et probables d’arrêter les appelants pour meurtre?
[69] La deuxième question est celle de savoir si la police avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter les appelants pour meurtre. Il n’est pas contesté que le détective Vermette a donné l’ordre aux détectives des homicides d’arrêter les appelants après que ces derniers eurent été détenus arbitrairement pendant un peu plus de deux heures. Les appelants affirment que les tribunaux devraient être vigilants lorsqu’ils examinent si la police avait des motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation à la suite d’une détention illégale, et ce, [traduction] « pour assurer une protection contre les abus de pouvoir inhérents quand la police viole activement des droits que garantit la Charte à la personne arrêtée » (mémoire de Lambert, par. 36).
[70] Comme je vais l’expliquer, même en gardant cette vigilance en tête, je ne peux admettre que l’arrestation des appelants pour meurtre était illégale.
(1) Principes juridiques régissant une arrestation sans mandat
[71] La police a, en vertu de l’art. 495 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, le pouvoir d’arrêter une personne sans mandat. La partie de l’art. 495 qui s’applique au présent pourvoi, soit l’al. 495(1)a), permet à un agent de la paix d’arrêter une personne sans mandat s’il croit, pour des motifs raisonnables, qu’elle a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel.
[72] Les principes juridiques essentiels régissant une arrestation sans mandat sont bien établis :
1. Une arrestation sans mandat requiert l’existence de motifs d’arrestation subjectifs et objectifs. Le policier qui procède à l’arrestation doit posséder subjectivement des motifs raisonnables et probables pour agir, et ces motifs doivent être justifiables d’un point de vue objectif (R. c. Storrey, 1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241, p. 250‑251; R. c. Latimer, 1997 CanLII 405 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 217, par. 26; R. c. Tim, 2022 CSC 12, par. 24).
2. Dans l’appréciation des motifs d’arrestation subjectifs, il faut se demander si le policier qui a procédé à l’arrestation croyait sincèrement que le suspect avait commis l’infraction (R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527, par. 17). Les motifs d’arrestation subjectifs sont souvent établis par le témoignage du policier (voir, par exemple, Storrey, p. 251; Latimer, par. 27; Tim, par. 38), ce qui oblige le juge du procès à évaluer la crédibilité du policier, une conclusion qui commande une déférence particulière en appel (R. c. G.F., 2021 CSC 20, par. 81; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190, par. 4).
3. Les motifs subjectifs du policier de procéder à l’arrestation doivent être justifiables d’un point de vue objectif. Cette appréciation objective tient compte de l’ensemble des circonstances connues du policier au moment de l’arrestation — y compris le caractère dynamique de la situation — considérées du point de vue d’une personne raisonnable possédant des connaissances, une formation et une expérience comparables à celles du policier ayant procédé à l’arrestation (Storrey, p. 250‑251; Latimer, par. 26; Tim, par. 24).
4. Les éléments de preuve fondés sur la formation et l’expérience du policier qui a procédé à l’arrestation ne devraient pas être acceptés sans réserve, mais il n’y a pas lieu non plus de se montrer « trop sceptiqu[e] » à leur égard (R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 64‑65). Bien que l’analyse soit effectuée du point de vue d’une personne raisonnable mise « à la place du policier [qui a procédé à l’arrestation] », il ne faut pas nécessairement faire preuve de déférence à l’égard du point de vue du policier sur les circonstances du fait de sa formation ou de son expérience (R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 45 et 47; MacKenzie, par. 63). Les motifs du policier de procéder à l’arrestation doivent être plus qu’une « intuition » (Chehil, par. 47).
5. Dans l’évaluation des motifs d’arrestation objectifs, les tribunaux doivent reconnaître que [traduction] « [s]ouvent, la décision du policier d’effectuer une arrestation doit être prise rapidement dans une situation instable qui évolue vite. La réflexion judiciaire n’est pas un luxe que celui‑ci peut s’offrir. Le policier doit prendre sa décision en fonction des renseignements dont il dispose, lesquels sont souvent loin d’être exacts ou complets » (R. c. Golub (1997), 1997 CanLII 6316 (ON CA), 34 O.R. (3d) 743 (C.A.), p. 750, le juge Doherty). Les tribunaux doivent également se rappeler que [traduction] « [d]éterminer s’il existe des motifs suffisants pour justifier un exercice des pouvoirs policiers ne constitue pas “un exercice scientifique ou métaphysique”, mais plutôt un exercice qui commande l’application “[du] bon sens, [de] la flexibilité et [de] l’expérience pratique quotidienne” » (R. c. Canary, 2018 ONCA 304, 361 C.C.C. (3d) 63, par. 22, la juge Fairburn (maintenant juge en chef adjointe de l’Ontario), citant l’arrêt MacKenzie, par. 73).
6. Les « motifs raisonnables et probables » constituent une norme plus rigoureuse que celle des « soupçons raisonnables ». La norme des soupçons raisonnables exige la possibilité raisonnable d’un crime, alors que celle des motifs raisonnables et probables exige la probabilité raisonnable d’un crime (Chehil, par. 27; R. c. Debot, 1989 CanLII 13 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1140, p. 1166). Par ailleurs, la police n’a pas besoin, avant de procéder à une arrestation, de disposer d’une preuve suffisante à première vue pour justifier une déclaration de culpabilité (Storrey, p. 251; Shepherd, par. 23; Tim, par. 24). Elle n’a pas non plus besoin d’établir selon la prépondérance des probabilités que l’infraction a été commise (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 114; voir aussi R. c. Henareh, 2017 BCCA 7, par. 39 (CanLII); R. c. Loewen, 2010 ABCA 255, 490 A.R. 72, par. 18). Pour satisfaire à la norme des motifs raisonnables et probables, il faut plutôt avoir des « motifs raisonnables de croire qu’une personne [. . .] est » impliquée dans l’infraction (MacKenzie, par. 74 (italique omis); Debot, p. 1166). Des motifs raisonnables de croire existent s’ils possèdent « un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (Mugesera, par. 114; voir aussi R. c. Al Askari, 2021 ABCA 204, 28 Alta. L.R. (7th) 129, par. 25; R. c. Omeasoo, 2019 MBCA 43, [2019] 6 W.W.R. 280, par. 30; R. c. Summers, 2019 NLCA 11, 4 C.A.N.L.R. 156, par. 21). La police n’est pas non plus tenue, avant de procéder à une arrestation, de pousser l’enquête pour trouver des facteurs disculpatoires ou pour écarter des explications possiblement innocentes pour les événements (Chehil, par. 34; Shepherd, par. 23; R. c. Ha, 2018 ABCA 233, 71 Alta. L.R. (6th) 46, par. 34; R. c. MacCannell, 2014 BCCA 254, 359 B.C.A.C. 1, par. 44‑45; R. c. Rezansoff, 2014 SKCA 80, 442 Sask. R. 1, par. 28; E. G. Ewaschuk, Criminal Pleadings & Practice in Canada (3e éd. (feuilles mobiles)), § 5:40).
7. La police ne peut pas invoquer des éléments de preuve découverts après l’arrestation pour justifier les motifs d’arrestation subjectifs ou objectifs (R. c. Biron, 1975 CanLII 13 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 56, p. 72; R. c. Brayton, 2021 ABCA 316, 33 Alta. L.R. (7th) 241, par. 43; Ha, par. 20‑23; R. c. Montgomery, 2009 BCCA 41, 265 B.C.A.C. 284, par. 27; Ewaschuk, § 5:40).
8. Lorsqu’un policier donne l’ordre à un autre policier de procéder à une arrestation, il faut que le policier qui a donné l’ordre ait eu des motifs raisonnables et probables. Il importe peu que le policier qui procède à l’arrestation ait eu ou non lui‑même des motifs raisonnables et probables (Debot, p. 1166‑1167).
[73] L’existence de motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation sans mandat est fondée sur les conclusions factuelles du juge du procès, lesquelles sont susceptibles de contrôle uniquement en cas d’erreur manifeste et dominante. La question de savoir si les faits constatés par le juge du procès constituent des motifs raisonnables et probables est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Shepherd, par. 20; Tim, par. 25).
(2) Les notes concomitantes des policiers sont souhaitables, mais non obligatoires, lors d’une arrestation sans mandat
[74] Les appelants ne remettent pas en question les principes juridiques énoncés plus haut. Ils soutiennent plutôt qu’une arrestation sans mandat est illégale lorsque les policiers ne prennent pas de notes concomitantes détaillées des motifs qu’ils avaient de procéder à l’arrestation et des éléments sur lesquels ils se sont fondés pour établir l’existence de ces motifs. Ils font valoir que l’absence de notes concomitantes empêche le tribunal de vérifier l’existence de motifs d’arrestation subjectifs, les renseignements connus du policier au moment de l’arrestation et la question de savoir si ces renseignements justifient les motifs subjectifs d’un point de vue objectif.
[75] Je conviens que les notes concomitantes sont généralement souhaitables lorsqu’il s’agit de déterminer si la police avait des motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation sans mandat, mais je ne suis pas d’accord pour dire que de telles notes devraient être obligatoires dans tous les cas. Notre Cour a exigé la prise de notes détaillées pour justifier les fouilles de téléphones cellulaires effectuées sans mandat par la police (R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621, par. 82), et elle l’a encouragée dans divers contextes, notamment pour les fouilles à nu (R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679, par. 101), pour les fouilles avec mandat d’un ordinateur (R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657, par. 70), et après une fouille dans un domicile effectuée accessoirement à une arrestation (R. c. Stairs, 2022 CSC 11, par. 81). Cependant, notre droit n’a jamais exigé la prise de notes concomitantes pour toutes les arrestations sans mandat, et je me refuse à imposer une telle exigence. Exiger des notes concomitantes dans tous les cas pourrait miner la capacité de la police à réagir adéquatement aux situations dynamiques auxquelles elle doit faire face quotidiennement.
[76] L’absence de notes concomitantes ne fait pas nécessairement obstacle au contrôle judiciaire d’arrestations sans mandat. Les tribunaux évaluent couramment l’existence de motifs raisonnables et probables en fonction du témoignage du policier qui a procédé à l’arrestation et d’autres éléments de preuve (voir, p. ex., R. c. Nguyen, 2017 BCPC 131; R. c. Kroeker, 2019 BCPC 127; R. c. Rauch, 2022 BCPC 117; R. c. Daley, 2015 ONSC 7367).
[77] Je conclus donc que les notes concomitantes ne sont pas légalement requises dans tous les cas d’arrestation sans mandat. Comme je vais l’expliquer, l’absence de telles notes ne fait pas non plus obstacle au contrôle judiciaire en l’espèce.
(3) Application
a) Le détective Vermette avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter les appelants
[78] En l’espèce, le juge du procès a accepté le témoignage du détective Vermette selon lequel il avait des motifs subjectifs raisonnables et probables d’ordonner l’arrestation des appelants pour meurtre (par. 151, 153, 157, 232 et 240). Cette conclusion n’est pas contestée. Ce qui est contesté, c’est la question de savoir si ces motifs étaient objectivement raisonnables. Les appelants affirment que le détective Vermette n’avait rien de plus qu’une [traduction] « impression » selon laquelle la mort de Bowers était suspecte, ce qui ne respecte pas le seuil de la probabilité fondée sur la crédibilité que les appelants aient tué Bowers.
[79] Je ne suis pas de cet avis. Je reconnais volontiers que certains des éléments de preuve dont disposait le détective Vermette lorsqu’il a établi qu’il avait des motifs raisonnables et probables aient pu indiquer que la mort de Bowers était un accident plutôt qu’un meurtre. Parmi ces éléments de preuve, mentionnons, par exemple, la déclaration de Lambert à l’opérateur du 9‑1‑1 selon laquelle [traduction] « [Beaver] dit qu’on dirait qu’il est tombé et qu’il s’est cogné la tête » (d.i., p. 26). Cependant, le détective Vermette n’avait pas, avant d’arrêter les appelants, à écarter des explications possiblement innocentes en ce qui a trait à la mort de Bowers. Il n’avait pas non plus besoin d’une preuve suffisante à première vue pour justifier une déclaration de culpabilité.
[80] Je reconnais également volontiers que la police s’est appuyée sur des éléments de preuve circonstancielle pour établir l’existence de motifs raisonnables et probables d’arrêter les appelants, mais cela n’est pas inhabituel. Lorsque la police apprend qu’un décès est suspect et qu’il n’y a pas de preuve directe au sujet de l’identité de la personne qui est susceptible d’en être responsable, elle examine systématiquement le mobile et l’occasion afin d’approfondir son enquête. À titre d’exemple, dans l’arrêt Latimer, par. 27, notre Cour a jugé que la police avait des motifs raisonnables et probables d’arrêter le père pour le meurtre de sa fille lourdement handicapée en se fondant sur une preuve circonstancielle indiquant que du monoxyde de carbone avait été retrouvé dans le sang de sa fille, ce qui indiquait fortement qu’elle avait été empoisonnée; que la possibilité d’un décès accidentel était faible; que son état physique excluait la thèse du suicide; et que le père avait un mobile et une occasion. Cela ne veut pas dire que le mobile, l’occasion et un décès suspect établiront dans tous les cas des motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation pour meurtre. La réponse à la question de savoir si des éléments de preuve circonstancielle de cette nature établissent des motifs de procéder à une arrestation dépendra des faits et de la solidité de la preuve.
[81] En l’espèce, les conclusions de fait tirées par le juge du procès confirment que la croyance du détective Vermette que les appelants étaient impliqués dans la mort de Bowers était objectivement raisonnable lorsqu’il a ordonné leur arrestation. Loin d’avoir de simples soupçons, le détective Vermette disposait de renseignements concluants et dignes de foi indiquant que les appelants avaient un mobile pour tuer Bowers, qu’ils avaient eu la possibilité de passer à l’acte et que la mort de Bowers était suspecte.
(i) Les appelants avaient un mobile et une occasion de tuer Bowers
[82] Le juge du procès a conclu que les deux appelants avaient un mobile et une occasion de tuer Bowers (par. 159). Ces conclusions de fait étaient amplement étayées par les renseignements dont disposait le détective Vermette lorsqu’il a établi qu’il avait des motifs subjectifs raisonnables et probables. Les appelants avaient un mobile pour tuer Bowers en raison des antécédents récents de conflit et de violence dans la maison en rangée qui avaient mené à [traduction] « des altercations toute la semaine », notamment la veille au soir lorsque Bowers avait dit avec colère aux appelants de « ficher le camp » et quelques jours plus tôt lorsque les policiers s’étaient présentés à la maison en rangée après que Lambert eut affirmé que Bowers l’avait agressé. Les appelants ont également eu l’occasion de tuer Bowers parce qu’ils habitaient avec lui, qu’ils étaient les dernières personnes connues à l’avoir vu vivant et qu’ils ont prétendu avoir découvert son corps dans la maison en rangée avant de composer le 9‑1‑1 (par. 143).
(ii) La mort de Bowers était suspecte
[83] Il ressortait également de l’ensemble des circonstances que la mort de Bowers était suspecte.
[84] Premièrement, le détective Vermette, un détective chevronné des homicides, a considéré la mort comme suspecte. Son point de vue se fondait sur l’appel qu’il avait reçu du sergent d’état‑major Chisholm, qui l’avait appelé au travail. Ce dernier l’avait informé qu’il avait parlé au bureau de l’enquêteur médical, qui possédait une [traduction] « vaste expérience » et lui avait fait savoir qu’il fallait appeler l’équipe des homicides pour que celle‑ci fasse enquête parce que « la personne qui avait enquêté sur le décès » avait constaté certains « sujets de préoccupation » ou « problèmes » (d.a., vol. I, p. 238‑239). Comme l’a expliqué le détective Vermette, le bureau de l’enquêteur médical a effectivement dit : [traduction] « Eh, c’est suspect » (p. 239). Le détective Vermette a jugé cela [traduction] « important » parce qu’il savait par expérience comment le bureau de l’enquêteur médical triait les appels en cas de mort suspecte (p. 227). La ligne Objet du courriel de suivi que le sergent d’état‑major Chisholm lui a fait parvenir se lisait d’ailleurs comme suit : « Ça ressemble à un nouvel homicide ». La police ne disposait d’aucun de ces renseignements lors de la détention illégale des appelants, mais elle disposait de l’ensemble de ceux‑ci quand elle a arrêté les appelants pour meurtre.
[85] Deuxièmement, les éléments de preuve relatifs au mobile des appelants et à l’occasion qu’ils ont eue de passer à l’acte ont confirmé la nature suspecte du décès. Bowers a été retrouvé mort dans la maison en rangée où il vivait avec les appelants, le lendemain matin après s’être disputé avec eux et leur avoir dit avec colère de [traduction] « ficher le camp ». Cette atmosphère de violence n’était pas un incident isolé : Lambert a dit à l’opérateur du 9‑1‑1 qu’il y avait eu [traduction] « des altercations toute la semaine » et a allégué que Bowers l’avait agressé pas plus tard que trois jours plus tôt.
[86] Enfin, la police a trouvé Bowers gisant face contre terre dans une mare de sang, son corps ayant subi un traumatisme apparent, et la maison en rangée était considérée comme une scène de crime (motifs de la CBR de l’Alb. sur le voir‑dire, par. 158).
b) Le détective Vermette n’a pas établi l’existence de ses motifs d’arrestation en deux minutes
[87] Je n’accepte pas non plus l’argument des appelants selon lequel la décision du détective Vermette de les arrêter pour meurtre était une [traduction] « décision précipitée » prise « deux minutes après avoir été informé que les appelants avaient été détenus illégalement » (mémoire de Lambert, par. 48; mémoire de Beaver, par. 44). Le détective Vermette a été confronté à cette théorie en contre‑interrogatoire et l’a rejetée comme étant [traduction] « inexacte » (d.a., vol. I, p. 256). Selon son témoignage non contesté, quand il a donné l’ordre d’arrêter les appelants, il était [traduction] « déjà convaincu » des motifs de l’arrestation parce qu’il avait examiné tous les éléments pertinents au cours de la matinée (p. 256).
c) Conclusion : les appelants ont été légalement arrêtés
[88] Après avoir examiné tous les renseignements dont disposait le détective Vermette — y compris le mobile qu’avaient les appelants pour tuer Bowers, l’occasion qu’ils avaient eue de passer à l’acte et les éléments de preuve selon lesquels la mort de Bowers était suspecte — en me plaçant du point de vue d’une personne raisonnable possédant des connaissances, une formation et une expérience comparables à celles d’un tel détective chevronné des homicides, je conclus que le détective Vermette avait des motifs objectivement raisonnables et probables d’arrêter les appelants pour meurtre. Les motifs du détective Vermette allaient bien au‑delà d’une intuition et justifiaient objectivement sa croyance raisonnable que les appelants étaient impliqués dans le meurtre de Bowers.
C. Les confessions des appelants devraient‑elles être écartées en application du par. 24(2) de la Charte?
[89] La dernière question qui se pose est de savoir si les confessions des appelants devraient être écartées de la preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte. Les appelants affirment que, parce que la police n’a pas procédé à un « nouveau départ » après les violations antérieures de la Charte découlant de leur détention illégale, leur confession a été « obtenu[e] dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte et doit être écartée en application du par. 24(2).
(1) Les droits garantis par la Charte ayant été violés
[90] L’analyse du par. 24(2) exige que l’on détermine les droits protégés par la Charte qui ont été violés. La Couronne a admis, et le juge du procès a conclu, que la police avait porté atteinte aux droits garantis aux appelants par l’art. 9 et les al. 10a) et 10b) de la Charte à partir du moment où ils avaient été détenus illégalement jusqu’à leur arrestation pour meurtre environ deux heures plus tard. La police a violé l’art. 9 en détenant illégalement les appelants sur les lieux et en les conduisant au poste de police alors qu’ils étaient « détenus à des fins d’enquête » en vertu de la Medical Examiners Act, une loi inexistante. Il n’y avait aucun motif permettant de détenir les appelants aux fins d’enquête en common law parce qu’au moment de leur détention, il n’y avait pas de [traduction] « lien clair » entre eux et la mort de Bowers, et il n’avait pas été établi que la mort de ce dernier résultait d’une infraction criminelle récente (motifs de la CBR de l’Alb. sur le voir‑dire, par. 149). Il n’y avait pas non plus à ce moment‑là de pouvoir légal d’arrêter les appelants en vertu de la norme plus exigeante des motifs raisonnables et probables prévue à l’al. 495(1)a) du Code criminel. La police a également porté atteinte à l’al. 10a) de la Charte en ne mentionnant pas aux appelants de motif juridiquement valable justifiant leur détention, et elle a violé l’al. 10b) parce que, lors de leur détention illégale, les appelants ignoraient le risque auquel ils étaient exposés (par. 183 et 188). Enfin, la police a porté atteinte aux droits garantis à Lambert par l’al. 10b) en lui posant des questions dans la voiture de patrouille après qu’il eut dit qu’il voulait parler à un avocat (par. 185).
[91] Je n’accepte pas la suggestion des appelants suivant laquelle le juge du procès a conclu que la police avait porté atteinte à leurs droits protégés par l’art. 8 de la Charte. Le juge a tenu compte uniquement des droits que l’art. 8 de la Charte garantissait à Lambert et a conclu que son arrestation pour meurtre et la fouille de sa personne accessoire à l’arrestation étaient toutes deux légales (par. 210).
[92] Je rejette également la suggestion des appelants selon laquelle le juge du procès a conclu que la police avait porté atteinte à leur droit au silence garanti par l’art. 7 de la Charte. Le juge a souligné que, comme la confession des appelants était volontaire, l’argument que leur confession avait été obtenue dans des conditions qui portaient atteinte au droit au silence que leur reconnaît l’art. 7 ne pouvait être retenu : il est établi qu’une confession volontaire ne peut avoir été obtenue dans des conditions qui portent atteinte à l’art. 7 de la Charte (par. 127‑130, citant Singh, par. 8, et R. c. Broyles, 1991 CanLII 15 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 595, p. 609; voir aussi D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 453). Je ne vois aucune erreur dans ces conclusions.
[93] Je vais donc examiner la question de savoir si les confessions devraient être écartées en application du par. 24(2) en raison uniquement des violations de l’art. 9 et des al. 10a) et 10b) de la Charte. Comme je l’explique en détail plus loin, j’ai conclu que la confession de Lambert n’a pas été « obtenu[e] dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte, mais que celle de Beaver l’a été. La police a rompu tout lien contextuel entre la confession de Lambert et les violations antérieures de la Charte découlant de sa détention illégale, et a rendu éloigné ou ténu tout lien temporel avec ces violations. Ce faisant, elle a pris un « nouveau départ » après les violations de la Charte dans le cas de Lambert, mais pas dans celui de Beaver. Notre Cour doit donc déterminer si l’exclusion de la confession de Beaver est requise en application du par. 24(2). Après avoir soupesé comme il se doit les considérations pertinentes, je ne conclus qu’elle ne l’est pas.
(2) La condition de base requérant que les éléments de preuve aient été « obtenus dans des conditions » attentatoires
[94] Il y a deux éléments à considérer pour déterminer si des éléments de preuve doivent être écartés en application du par. 24(2). Le premier élément — la condition de base — consiste à se demander si les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Charte. Si la condition de base est remplie, le second élément — l’élément évaluatif — consiste à se demander si, eu égard aux circonstances, l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (voir R. c. Plaha (2004), 2004 CanLII 21043 (ON CA), 189 O.A.C. 376, par. 44, le juge Doherty, qui a créé cette expression; voir aussi R. c. Strachan, 1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980, p. 1000; Tim, par. 74; R. c. McSweeney, 2020 ONCA 2, 451 C.R.R. (2d) 357, par. 57; R. c. Lauriente, 2010 BCCA 72, 283 B.C.A.C. 215, par. 35; S. C. Hill, D. M. Tanovich et L. P. Strezos, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (5e éd. (feuilles mobiles)), § 19:22).
a) « Nouveau départ » et la condition de base
[95] Le paragraphe 24(2) de la Charte n’entre en jeu que lorsque l’accusé démontre d’abord que des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte. La condition de base [traduction] « exige qu’il y ait un lien » entre la violation de la Charte et les éléments de preuve, sans quoi « le par. 24(2) ne s’applique pas » (R. c. Manchulenko, 2013 ONCA 543, 116 O.R. (3d) 721, par. 71, le juge Watt). Pour déterminer si des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui violent la Charte, il faut procéder à une analyse des faits de l’espèce pour vérifier l’existence et le caractère suffisant du lien entre la violation de la Charte et les éléments de preuve obtenus. Il n’existe pas « de règle stricte » (Strachan, p. 1006; Tim, par. 78).
[96] Les principes généraux régissant l’application de la condition de base ont été utilement résumés par le juge Moldaver dans l’arrêt R. c. Mack, 2014 SCC 58 (CanLII), 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3, par. 38 :
Une preuve est « obtenu[e] dans des conditions » qui portent atteinte ou non aux droits garantis par la Charte à l’accusé selon la nature du lien entre l’atteinte et la preuve. Les tribunaux privilégient une analyse téléologique en la matière. Il n’est pas nécessaire d’établir un lien causal strict entre l’atteinte et l’obtention subséquente de la preuve. La preuve est viciée lorsque l’atteinte et la découverte de la preuve dont l’admissibilité est contestée s’inscrivent dans le cadre de la même opération ou conduite. Le lien exigé entre l’atteinte et la déclaration subséquente peut être temporel, contextuel, causal ou un mélange des trois. Un lien « éloigné » ou « ténu » n’est pas suffisant (Wittwer, par. 21).
Voir aussi R. c. Pino, 2016 ONCA 389, 130 O.R. (3d) 561, par. 72, le juge Laskin; Tim, par. 78.
[97] Une jurisprudence des tribunaux d’appel et une doctrine abondantes ont reconnu que des éléments de preuve ne seront pas considérés comme ayant été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte quand la police a pris un « nouveau départ » après une violation antérieure de la Charte en rompant tout lien temporel, contextuel ou causal entre la violation de la Charte et les éléments de preuve obtenus ou en rendant un tel lien éloigné ou ténu. Dans certains cas, la police peut prendre un « nouveau départ » en respectant ultérieurement la Charte, bien que le respect ultérieur n’entraîne pas un « nouveau départ » dans tous les cas. L’analyse doit tenir compte des faits de chaque affaire (voir R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235, par. 3 et 21‑22; Plaha, par. 47 et 53; R. c. Lewis, 2007 ONCA 349, 86 O.R. (3d) 46, par. 31; R. c. Simon, 2008 ONCA 578, 269 O.A.C. 259, par. 69; R. c. Woods, 2008 ONCA 713, par. 10‑11 (CanLII); Manchulenko, par. 68‑70; R. c. Hamilton, 2017 ONCA 179, 347 C.C.C. (3d) 19, par. 54; McSweeney, par. 59; Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 485; P. J. Sankoff, The Law of Witnesses and Evidence in Canada (feuilles mobiles), § 20:10; S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (3e éd. 2022), ¶10.122‑10.124; R. J. Marin, Admissibility of Statements (9e éd. (feuilles mobiles)), § 2:36 et 5:68; D. Watt, Watt’s Manual of Criminal Evidence (2021), §41.01; Ewaschuk, § 31:1565).
[98] Le concept du « nouveau départ » pour l’application du par. 24(2) de la Charte est tiré de la « règle des confessions dérivées » reconnue en common law, en vertu de laquelle le tribunal se demande si une confession par ailleurs volontaire est suffisamment liée à une confession antérieure non volontaire pour être viciée (Penney, Rondinelli et Stribopoulos, ¶4.50‑4.52 et 10.122‑10.123; Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 426, note 179, et p. 485, note 72). Selon cette règle, les tribunaux déterminent si une confession volontaire est admissible, malgré la confession involontaire antérieure, en prenant une « décision factuelle fondée sur des facteurs destinés à établir le degré de connexité entre les deux déclarations », comme « le délai écoulé entre les déclarations, les allusions à la déclaration antérieure pendant l’interrogatoire, la découverte d’une preuve incriminante supplémentaire après la première déclaration, la présence des mêmes policiers au cours des deux interrogatoires et d’autres similarités entre les deux cas » (R. c. I. (L.R.) et T. (E.), 1993 CanLII 51 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 504, p. 526; voir aussi R. c. R. (D.), 1994 CanLII 131 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 881, p. 882; R. c. S.G.T., 2010 CSC 20, [2010] 1 R.C.S. 688, par. 28‑30; Manchulenko, par. 67 et 69).
[99] Dans certains cas, des éléments de preuve demeureront viciés par une violation de la Charte malgré le respect ultérieur de celle‑ci. Pour cette raison [traduction] « [i]l convient d’être prudent lorsqu’il s’agit de recourir à la notion de “nouveau départ” pour résoudre des questions relatives à des éléments de preuve “obtenus dans des conditions” attentatoires » (Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 485). La réponse à la question de savoir si des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » attentatoires n’est pas déterminée par le fait que l’État a ou non finalement respecté les obligations que lui impose la Charte, mais repose plutôt sur celui qu’il subsiste ou non un lien causal, temporel ou contextuel suffisant entre la violation de la Charte et les éléments de preuve contestés. De cette manière, l’analyse du « nouveau départ » cadre bien avec l’approche holistique de notre Cour à l’égard de la question de savoir si les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui violent la Charte.
b) Affaires illustrant le concept du « nouveau départ »
[100] Dans l’arrêt Wittwer, bien qu’il ait conclu à l’absence de « nouveau départ » au vu des faits de l’affaire, le juge Fish a, au nom de notre Cour, admis qu’en principe, la police peut prendre un « nouveau départ » après une violation de la Charte. L’accusé avait fait à la police deux déclarations incriminantes qui étaient inadmissibles parce qu’elles avaient été faites en violation de son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte. Cinq mois plus tard, alors que l’accusé était sous garde relativement à une autre accusation, un autre policier l’a informé de son droit à l’assistance d’un avocat et l’a interrogé de nouveau, affirmant qu’il ne connaissait pas la teneur des déclarations précédentes. L’accusé n’a fourni aucun renseignement incriminant jusqu’à ce qu’on lui présente une de ses déclarations incriminantes antérieures, et c’est alors qu’il a fait une troisième déclaration incriminante. Le juge Fish a estimé qu’en mentionnant la déclaration incriminante antérieure, la police avait « comblé d’une manière intentionnelle et explicite » l’écart entre la déclaration inadmissible et la troisième déclaration, et donc préservé les liens temporel, causal et contextuel entre elles (par. 22). Il a expliqué que « [c]e qui avait commencé par un nouveau départ acceptable s’est ainsi terminé par un interrogatoire inacceptable indissociablement lié aux interrogatoires entachés qui l’avaient précédé » (par. 3 (en italique dans l’original)). La troisième déclaration a donc été « obtenu[e] dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte et a donc été écartée en application du par. 24(2).
[101] En revanche, dans l’arrêt Simon, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la police avait pris un « nouveau départ ». Dans cette affaire, la police avait mis l’accusé sous surveillance dans le cadre d’une enquête sur des agressions sexuelles et l’avait arrêté parce qu’il était en possession d’une camionnette volée. Elle l’avait informé de son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte relativement à la camionnette volée, mais ne l’avait pas informé de ce droit pour ce qui était des agressions sexuelles avant de l’interroger à ce sujet. Lors de son interrogatoire, l’accusé a consenti par écrit à fournir à la police un échantillon de salive aux fins d’analyse génétique dans le cadre de l’enquête sur les agressions sexuelles. En donnant ce consentement, l’accusé a reconnu qu’il n’était pas obligé de fournir l’échantillon, que celui‑ci pourrait être utilisé contre lui en matière criminelle et qu’il avait le droit de discuter avec un avocat de l’opportunité de le fournir. L’analyse génétique de l’échantillon de salive a finalement incriminé l’accusé relativement aux agressions sexuelles. Lorsqu’il a décidé que l’échantillon de salive était admissible, le juge Doherty a reconnu que la police avait porté atteinte à l’al. 10b) de la Charte en omettant d’informer l’accusé de son droit à l’assistance d’un avocat relativement à l’enquête sur les agressions sexuelles, mais a estimé que celle‑ci avait pris un « nouveau départ » en dissociant cette violation antérieure de la Charte de sa conduite ultérieure. Selon le juge Doherty, en obtenant le consentement écrit de l’accusé à la fourniture de l’échantillon de salive, [traduction] « les policiers ont administré un antidote ciblé et puissant à leur violation antérieure de l’al. 10b) » (par. 70), et ont creusé « un fossé entre la fourniture de l’échantillon et la violation antérieure de l’al. 10b) » (par. 74). Le juge Doherty a conclu que, comme la police avait [traduction] « effectivement dissocié la décision de fournir l’échantillon de tout effet potentiel de la violation antérieure de l’al. 10b) » (par. 74), l’échantillon de salive n’avait pas été « obten[u] dans des conditions » qui portaient atteinte à la Charte.
[102] Ces principes s’appliquent à toute forme de preuve obtenue par la police à la suite d’une violation de la Charte; leur application ne se limite pas aux déclarations successives ou aux violations de l’al. 10b) de la Charte. Bien que de nombreuses affaires de « nouveau départ » aient porté sur des déclarations successives faites à des personnes en autorité (voir, par exemple, Plaha; Lewis; Woods; Hamilton; McSweeney), je souscris à la remarque faite par le juge Watt dans l’arrêt Manchulenko, par. 70, selon laquelle [traduction] « [i]l n’existe aucune raison de principe de limiter l’application de la jurisprudence relative au “nouveau départ” » à de tels cas et « [l]a raison d’être du principe du “nouveau départ” est la même, indépendamment de la forme particulière que prend la preuve que l’on veut faire admettre ».
c) Indicateurs potentiels d’un « nouveau départ »
[103] Dans l’analyse des faits de l’espèce en vue de déterminer si la police a procédé à un « nouveau départ », voici quelques indicateurs susceptibles d’être illustratifs :
• La question de savoir si la police a informé l’accusé de la violation de la Charte et si elle en a dissipé l’effet dans un langage clair (R. (D.), p. 882). Ce qui constitue un langage clair variera selon les circonstances de l’affaire. Dans certains cas, il peut suffire de dire : « Nous allons repartir à zéro »; dans d’autres, une formulation plus détaillée ou précise peut être nécessaire pour supprimer le vice de la violation antérieure de la Charte;
• La question de savoir si la police a donné une mise en garde à l’accusé après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés (Plaha, par. 53; Hamilton, par. 58‑59; Woods, par. 9). Dans l’idéal, cela impliquerait à la fois une mise en garde principale (« vous n’êtes pas obligé(e) de dire quoi que ce soit à moins que vous ne souhaitiez le faire, mais tout ce que vous direz pourra servir de preuve » (Singh, par. 31; Manninen, p. 1237)) et une mise en garde secondaire (« votre décision de parler ou non à la police ne devrait pas être influencée par ce que vous avez déjà pu dire à la police ou par ce que la police a déjà pu vous dire » (Manninen, p. 1238));
• La question de savoir si l’accusé a eu la possibilité de consulter un avocat après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés (Manchulenko, par. 69; Woods, par. 5 et 9; R. c. Dawkins, 2018 ONSC 6394, par. 62 (CanLII));
• La question de savoir si l’accusé a donné un consentement éclairé à l’obtention des éléments de preuve contestés après la violation de la Charte (Simon, par. 74);
• La question de savoir si et de quelle manière divers policiers ont échangé avec l’accusé après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés (voir Lewis, par. 32; Woods, par. 9; McSweeney, par. 62; I. (L.R.) et T. (E.), p. 526; Dawkins, par. 62);
• La question de savoir si l’accusé a été remis en liberté après la violation de la Charte, mais avant l’obtention des éléments de preuve contestés.
(3) Application
a) L’analyse du « nouveau départ » effectuée par le juge du procès comportait des erreurs de droit
[104] Bien que le juge du procès ait examiné la jurisprudence sur les principes du « nouveau départ », j’ai conclu qu’il a commis une erreur de droit en n’appliquant pas le bon critère juridique et en appliquant un principe juridique erroné (R. c. Chung, 2020 CSC 8, par. 13 et 18).
[105] Premièrement, le juge du procès n’a pas appliqué le bon critère juridique en se concentrant uniquement sur la conduite de la police qui était conforme à la Charte, sans se demander expressément si ou de quelle manière cette conduite avait rompu le lien temporel, causal ou contextuel entre les violations antérieures de la Charte et les confessions des appelants, ou avait rendu ces liens éloignés ou ténus. Le juge semble avoir tenu pour acquis que l’arrestation des appelants pour meurtre était suffisante pour constituer un « nouveau départ ». Il a formulé la question comme étant celle de savoir [traduction] « si [l’]arrestation [des appelants] à la suite de l’ordre donné par le détective Vermette [d’arrêter les appelants pour meurtre] a entraîné un “nouveau départ” de sorte que les violations de la Charte sont “corrigées” » (par. 206). Il a conclu que les arrestations avaient mené à un « nouveau départ » et au respect de la Charte, sans examiner le lien entre les violations antérieures de la Charte et les confessions (par. 209).
[106] Deuxièmement, et dans le même ordre d’idées, le juge du procès a appliqué le mauvais principe juridique en mentionnant à plusieurs reprises que la police avait [traduction] « corrigé » les violations antérieures de la Charte (par. 191, 206, 215, 239 et 253). Il est inutile et inexact d’affirmer que la police a « corrigé » les violations antérieures de la Charte. C’est inutile parce que cela embrouille la véritable question : celle de savoir s’il existe un lien suffisant entre les violations de la Charte et les éléments de preuve contestés, et non pas simplement celle de savoir s’il y a eu par la suite respect de la Charte. C’est inexact parce que la conduite conforme à la Charte adoptée subséquemment par la police ne « corrige » pas les violations antérieures de la Charte; ces violations ont quand même eu lieu et méritent d’être examinées comme il se doit au regard de la condition de base. La conduite conforme à la Charte est plutôt susceptible de dissocier les violations de la Charte des éléments de preuve contestés en rompant tout lien entre eux ou en rendant tout lien éloigné ou ténu. Ce n’est qu’alors que les éléments de preuve n’ont pas été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte.
[107] Comme le juge du procès a commis une erreur de droit dans son analyse de la condition de base, sa conclusion suivant laquelle les éléments de preuve n’ont pas été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte ne commande aucune déférence (Mack, par. 39; R. c. Keror, 2017 ABCA 273, 57 Alta. L.R. (6th) 268, par. 35). Cette question doit être analysée de nouveau.
b) La confession de Lambert n’a pas été « obtenue dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte
[108] À mon avis, la police a pris plusieurs mesures qui, collectivement, ont rompu tout lien contextuel entre, d’une part, la violation des droits garantis à Lambert par la Charte découlant de sa détention illégale et, d’autre part, sa confession. Ces mesures ont également rendu éloigné tout lien temporel avec les violations de la Charte. Enfin, il n’y a pas eu non plus de lien causal entre les violations de la Charte et la confession de Lambert. Cette confession n’a donc pas été « obtenu[e] dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte.
[109] Plus précisément, le détective Demarino a rompu tout lien contextuel avec la détention illégale antérieure de Lambert en vertu de la prétendue Medical Examiners Act. Il l’a fait en disant à Lambert qu’ils allaient [traduction] « tout reprendre depuis le début », en l’informant qu’il s’agissait d’une « affaire très, très grave », et en lui répétant à quatre reprises qu’il était en état d’arrestation pour meurtre. En prenant ces mesures, le détective Demarino a remédié à l’omission antérieure d’informer Lambert lors de sa détention illégale de l’ampleur du risque auquel il était exposé. Il a ensuite facilité la deuxième consultation de Lambert avec un avocat, a confirmé qu’il comprenait les conseils qui lui avaient été donnés, lui a répété qu’il [traduction] « faut tout reprendre depuis le début » et lui a donné trois fois une mise en garde principale et une fois une mise en garde secondaire. Collectivement, ces mesures ont créé un nouveau contexte en ce qui concerne l’interaction avec la police et ont « dissipé » l’effet des violations de la Charte sur la confession de Lambert (R. (D.), p. 882).
[110] En outre, tout lien temporel entre les violations de la Charte découlant de la détention illégale de Lambert et sa confession après son arrestation pour meurtre était au mieux ténu. Lambert est passé aux aveux environ 12 heures après les violations de la Charte, ce qui, selon la Cour d’appel, faisait en sorte qu’il ne restait [traduction] « sans doute aucun lien temporel » (par. 26). Dans l’arrêt Plaha, par. 49, le juge Doherty a formulé la mise en garde selon laquelle pour évaluer si un lien temporel persiste, [traduction] « il faut plus que simplement compter les minutes ou les heures écoulées » entre la violation et la déclaration subséquente. Comme il l’a expliqué, [traduction] « [l]es faits qui se produisent dans l’intervalle peuvent influer sur la signification du temps écoulé » (par. 49; voir aussi Manchulenko, par. 73). En l’espèce, les mesures prises dans l’intervalle par le détective Demarino et la décision de Lambert de passer aux aveux même après qu’il eut été pleinement conscient de ses droits ont rendu extrêmement ténu tout lien temporel entre les violations de la Charte et la confession (R. c. Goldhart, 1996 CanLII 214 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 463, par. 45). Des liens aussi [traduction] « éloignés ou ténus ne sont pas des liens du tout » (R. c. Keshavarz, 2022 ONCA 312, 413 C.C.C. (3d) 263, par. 53, la juge en chef adjointe Fairburn).
[111] Il n’y avait pas non plus de lien causal entre les violations de la Charte découlant de la détention illégale de Lambert et sa confession après son arrestation pour meurtre. Lambert n’a fourni aucun renseignement incriminant en raison des violations de la Charte et il a continué à protester de son innocence. Lambert est passé aux aveux seulement après avoir consulté un avocat, après avoir compris ses droits et après avoir réalisé qu’il était arrêté pour meurtre.
[112] En prenant les mesures décrites plus haut, la police s’est assurée que la confession de Lambert n’avait pas été « obtenu[e] dans des conditions » qui portaient atteinte à la Charte. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner l’élément évaluatif du par. 24(2) dans le cas de Lambert. Comme la confession de Lambert était admissible, je suis d’avis de rejeter son pourvoi et de confirmer sa déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable.
c) La confession de Beaver a été « obtenue dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte
[113] On ne peut en dire autant de la confession de Beaver. Bien que, comme Lambert, Beaver ait d’abord été détenu illégalement, puis arrêté pour meurtre, contrairement à Lambert, Beaver a refusé de se prévaloir des diverses occasions qui lui ont été offertes de consulter un avocat. Par conséquent, dans le cas de Beaver, on ne peut pas dire qu’une consultation qu’il a eue dans l’intervalle avec un avocat a rompu tout lien entre les violations de la Charte découlant de sa détention illégale et la confession qu’il a fini par faire (voir Manchulenko, par. 69).
[114] Mais surtout, la détective Hossack a fait référence à la mise en garde donnée antérieurement par l’agente Husband à Beaver lors de sa détention illégale, lorsque cette dernière lui a dit qu’il était [traduction] « détenu à des fins d’enquête » pour « ce qui a bien pu se passer » dans la maison en rangée où Bowers avait été retrouvé mort. En disant à Beaver que [traduction] « ce n’est pas différent de ce que, euh, l’agente Husband [lui] a lu », la détective Hossack a invoqué une mise en garde qui avait été donnée alors que Beaver était détenu illégalement en vertu d’une loi inexistante et qu’il n’avait pas été informé du risque auquel il était exposé pour toute infraction, et encore moins pour meurtre. En rappelant cette mise en garde, la détective Hossack ne s’est pas dissociée des violations antérieures de la Charte dans son interaction avec Beaver et elle a activement maintenu un lien contextuel entre la détention illégale initiale de Beaver et sa confession. Par conséquent, même après que Beaver eut été arrêté légalement et mis au courant du risque auquel il était exposé, sa confession était liée contextuellement aux violations antérieures de la Charte.
[115] La confession de Beaver a donc été « obtenu[e] dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte. Il est donc nécessaire de se demander si elle devrait être écartée en application du par. 24(2) de la Charte.
(4) La confession de Beaver ne devrait pas être écartée en application du par. 24(2) de la Charte
[116] Pour déterminer si l’utilisation de la confession de Beaver est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, il faut examiner les répercussions que cette utilisation aurait à long terme sur la confiance du public dans l’administration de la justice, en mettant en balance les trois questions décrites par notre Cour dans l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, à savoir : (1) la gravité de la conduite étatique attentatoire à la Charte; (2) l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte; et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond (voir Grant, par. 71; voir aussi R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 139‑142; Tim, par. 74; R. c. Lafrance, 2022 CSC 32, par. 90).
[117] Le paragraphe 24(2) de la Charte n’est pas une règle d’exclusion automatique qui empêche l’utilisation de tous les éléments de preuve obtenus de façon inconstitutionnelle. De tels éléments de preuve ne seront écartés que si l’accusé démontre qu’eu égard aux circonstances, leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (voir R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265, p. 280; Tim, par. 75). La mise en balance des considérations pertinentes en vertu du par. 24(2) est une décision de nature qualitative qui ne permet pas une précision mathématique (Grant, par. 86 et 140; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 36; Tim, par. 98).
[118] En appel, les conclusions de fait tirées par le juge du procès dans l’application du par. 24(2) commandent la déférence, mais aucune déférence ne s’impose à l’égard de l’application du droit aux faits (Grant, par. 43 et 86; Lafrance, par. 91). De plus, la cour d’appel n’a pas à faire montre de déférence lorsqu’elle ne souscrit pas aux conclusions du juge du procès concernant les violations de la Charte (Grant, par. 129; Lafrance, par. 91). La déférence ne s’impose pas non plus à l’égard de l’analyse du par. 24(2) effectuée par le juge du procès à titre subsidiaire, parce qu’une telle analyse suppose une évaluation artificielle de la gravité de la violation de la Charte et de l’incidence de cette violation sur des intérêts protégés par la Charte que le juge n’a pas constatés (Grant, par. 129; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202, par. 42; Le, par. 138; Tim, par. 72; Lafrance, par. 91; R. c. G.T.D., 2017 ABCA 274, 57 Alta. L.R. (6th) 213, par. 51, la juge Veldhuis, dissidente, pourvoi accueilli essentiellement pour les motifs énoncés par la juge Veldhuis, 2018 CSC 7, [2018] 1 R.C.S. 220, par. 3). De même, aucune déférence ne s’impose à l’égard de l’analyse du par. 24(2) menée à titre subsidiaire par le juge du procès lorsque ce dernier conclut que les éléments de preuve contestés n’ont pas été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte. Une telle analyse subsidiaire suppose aussi une évaluation artificielle de la gravité de la violation de la Charte et de l’incidence de cette violation sur des intérêts protégés par la Charte qui, selon le juge du procès, n’étaient pas liés aux éléments de preuve contestés.
[119] Par conséquent, l’analyse subsidiaire effectuée par le juge du procès de la condition de base prévue au par. 24(2) ne commande aucune déférence. Notre Cour doit effectuer de nouveau l’analyse du par. 24(2), tout en respectant les conclusions de fait tirées par le juge du procès.
a) La gravité de la conduite étatique attentatoire à la Charte
[120] La première question de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2) consiste à déterminer si la conduite étatique attentatoire à la Charte est si grave que le tribunal doit s’en dissocier. Pour ce faire, le tribunal doit situer la conduite attentatoire à la Charte sur une échelle de culpabilité. À une extrémité de l’échelle, on trouve la conduite qui constitue un mépris délibéré ou insouciant des droits garantis par la Charte, une situation de violations systémiques de la Charte ou une dérogation importante aux normes prescrites par la Charte. À l’autre extrémité de l’échelle, on trouve des violations moins graves de la Charte, comme les violations commises par inadvertance, techniques, mineures ou résultant d’une erreur compréhensible. Plus la conduite étatique attentatoire à la Charte est grave, plus il est nécessaire que les tribunaux s’en dissocient (voir Grant, par. 72‑74; Le, par. 143; Harrison, par. 22; R. c. Côté, 2011 CSC 46, [2011] 3 R.C.S. 215, par. 47; Tim, par. 82; Lafrance, par. 93).
[121] Les violations des droits garantis à Beaver par l’art. 9 et les al. 10a) et 10b) de la Charte en raison de sa détention illégale étaient graves. Le sergent Lines a ordonné la détention de Beaver en vertu d’une loi inexistante, la Medical Examiners Act. Il s’agissait d’un mépris insouciant des droits garantis à Beaver par la Charte et d’une dérogation importante aux normes prescrites par la Charte. En tant que membre du Service de police de Calgary comptant 17 ans d’expérience, le sergent Lines aurait dû savoir que la Medical Examiners Act n’existait pas et qu’il n’avait pas le pouvoir de détenir Beaver à ce moment‑là. L’ordre donné par le sergent Lines n’était ni une « erreur compréhensible », ni une erreur commise « de bonne foi ». Comme l’a conclu le juge du procès, le sergent Lines a plutôt donné cet ordre parce qu’il [traduction] « cherchait un moyen de garder le contrôle sur [M.] Beaver [. . .], mais ne savait pas exactement comment s’y prendre » (motifs de la CBR de l’Alb. sur le voir‑dire, par. 230). Il s’agissait d’une violation grave de la Charte comportant un excès inapproprié et injustifié des pouvoirs policiers.
[122] La première question milite fortement en faveur de l’exclusion de la confession de Beaver.
b) L’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte
[123] La deuxième question de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2) porte sur l’incidence de la violation de la Charte sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte. Il s’agit de déterminer les intérêts protégés par le droit pertinent prévu à la Charte et d’évaluer la portée « réelle de l’atteinte [par la violation de la Charte] aux intérêts protégés par le droit » (Grant, par. 76). Comme pour la première question, le tribunal doit situer cette incidence sur une échelle. Plus grande est l’incidence sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte, plus grand est le risque que l’utilisation des éléments de preuve soit susceptible de suggérer que les droits garantis par la Charte ne revêtent pas d’utilité réelle pour les citoyens, ce qui engendrerait donc le cynisme et déconsidérerait l’administration de la justice (voir Grant, par. 76‑77; Le, par. 151; Tim, par. 90; Lafrance, par. 96).
[124] Trois facteurs indiquent que les violations de la Charte découlant de la détention illégale de Beaver n’ont eu qu’une incidence minime sur ses intérêts protégés par la Charte.
[125] Premièrement, et c’est le plus important, la décision de Beaver de passer aux aveux ne résultait pas des violations de la Charte découlant de sa détention illégale. Dans les cas qui s’y prêtent, l’absence de lien causal entre les violations et l’obtention des éléments de preuve contestés peut atténuer l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte (Grant, par. 122; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689, par. 87; R. c. Rover, 2018 ONCA 745, 143 O.R. (3d) 135, par. 43; R. c. Pileggi, 2021 ONCA 4, 153 O.R. (3d) 561, par. 120). Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Grant, la force du lien causal entre l’atteinte à la Charte et les éléments de preuve contestés est « utile pour évaluer l’impact réel de la violation sur les intérêts protégés de l’accusé » (par. 122). En l’espèce, il n’existe pas de tel lien causal. Le juge du procès a conclu que les violations de la Charte découlant de la détention illégale [traduction] « ont eu peu d’effet » sur la décision de l’un ou l’autre des appelants de passer aux aveux (par. 247). Comme l’a expliqué le juge, la confession de Beaver n’avait rien à voir avec les violations de la Charte découlant de la détention illégale et tout à voir avec [traduction] « les éléments de preuve qui commençaient être révélés », y compris, surtout, l’enregistrement magnétoscopique de la confession de Lambert (par. 95 et 247). L’absence de lien causal entre les violations de la Charte et la confession de Beaver atténue l’impact réel des violations sur ses intérêts protégés par la Charte.
[126] Deuxièmement, Beaver comprenait le fondement de son interaction avec la police, ce qui réduisait l’incidence de la violation sur son droit d’être informé dans les plus brefs délais des motifs de sa détention garanti par l’al. 10a) de la Charte, et sur son droit à l’assistance d’un avocat protégé par l’al. 10b) de la Charte. Le juge du procès a tiré la conclusion de fait selon laquelle, pendant les deux heures au cours desquelles il a été détenu arbitrairement, Beaver [traduction] « savai[t] pourquoi [il était] déten[u] » (par. 244). Parce que Beaver et Lambert avaient eux‑mêmes appelé le 9‑1‑1, [traduction] « [tous deux] savaient, ou devaient savoir, qu’ils allaient être interrogés au sujet de la mort de [. . .] Bowers » (par. 246). Et, avant même d’être interrogé, Beaver a été enregistré en train de se dire à lui‑même : « Ils vont prendre ma déclaration. » Comme Beaver comprenait [traduction] « l’essentiel » des motifs de sa détention, cela atténuait l’incidence des violations des al. 10a) et 10b) sur ses intérêts protégés par la Charte (par. 246).
[127] Enfin, l’incidence de la violation sur la « liberté [de Beaver d’être protégé] contre l’ingérence injustifiée de l’État » et sur son « droit de ne pas être importun[é] » garanti par l’art. 9 de la Charte (Le, par. 152 et 155 (soulignement omis)) était également atténuée parce que Beaver ne pouvait raisonnablement s’attendre à ne pas être importuné. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où il y avait une « absence totale de justification pour enquêter sur les [accusés] » (Le, par. 155 (en italique dans l’original)); Beaver et Lambert ont invité la police à se rendre sur les lieux du décès de Bowers, et celle‑ci avait le devoir en common law de répondre à leur appel de détresse (R. c. Godoy, 1999 CanLII 709 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 311, par. 17 et 23). Sans diminuer la gravité des violations de la Charte ou négliger le devoir de la police d’agir conformément à la loi, il faut souligner que Beaver ne pouvait raisonnablement s’attendre à ne pas être importuné. En effet, il s’attendait à avoir des discussions avec la police dans le cadre de son plan de fabriquer un faux récit de la mort de Bowers.
[128] À mon avis, comme les violations de la Charte découlant de la détention illégale de Beaver n’ont eu qu’une incidence minime sur ses intérêts protégés par la Charte, la deuxième question ne milite en faveur ni de l’exclusion ni de l’inclusion de la confession de Beaver.
c) L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond
[129] La troisième question de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2) tient compte de préoccupations sociétales et vise à déterminer si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel serait mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion des éléments de preuve (Grant, par. 79). Parmi les facteurs pertinents pour répondre à cette question, mentionnons la fiabilité des éléments de preuve, l’importance de ceux‑ci pour la cause de la poursuite et la gravité de l’infraction en cause (Grant, par. 79‑84; Harrison, par. 33; Côté, par. 47; Paterson, par. 51‑52).
[130] En l’espèce, les violations de la Charte découlant de la détention illégale de Beaver n’ont pas compromis la légalité de l’arrestation de Beaver pour meurtre ou la fiabilité de sa confession. Il ne s’agit pas non plus d’une affaire où les violations de la Charte ont effectivement contraint Beaver à parler aux représentants de l’État après avoir été arrêté pour meurtre (Grant, par. 81). Beaver a plutôt parlé de son plein gré avec la détective Hossack pendant des heures en vue de l’induire en erreur et d’entraver la justice. La confession de Beaver était également essentielle à la cause de la Couronne contre lui, comme en témoigne l’exposé conjoint des faits déposé au procès. De plus, bien que la gravité de l’infraction puisse « jouer dans les deux sens » (Grant, par. 84), le public a un intérêt accru à ce que les infractions graves comme l’homicide involontaire coupable et l’entrave à la justice soient jugées au fond.
[131] L’exclusion d’éléments de preuve fiables et cruciaux pour la cause de la Couronne, comme la confession de Beaver, risque également de compromettre la fonction de recherche de la vérité du système de justice et de rendre le procès inéquitable aux yeux du public, ce qui déconsidérerait l’administration de la justice (voir Grant, par. 80‑81; Harrison, par. 33‑34; Tim, par. 96). Ces considérations s’appliquent avec force en l’espèce.
[132] La troisième question milite donc fortement en faveur de l’utilisation de la confession de Beaver.
d) Mise en balance finale
[133] La dernière étape de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2) consiste à mettre en balance chacune des questions pour déterminer si l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Cette mise en balance a une fonction prospective : elle vise à faire en sorte que les éléments de preuve obtenus au moyen d’une violation de la Charte ne déconsidèrent pas davantage le système de justice. Elle a également une portée sociétale : elle ne vise pas à sanctionner la conduite de la police, mais à s’attaquer aux préoccupations systémiques concernant les importantes répercussions de l’utilisation des éléments de preuve sur la considération à long terme portée au système de justice (voir Grant, par. 69‑70 et 85‑86; Le, par. 139; Tim, par. 98).
[134] Lorsqu’ils entreprennent cette opération de mise en balance, « c’est le poids cumulatif des deux premières questions que les juges du procès doivent considérer et mettre en balance par rapport à la troisième question » (Lafrance, par. 90 (en italique dans l’original)). La troisième question « fera rarement pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve lorsque les deux premières questions, considérées ensemble, militent fortement en faveur de l’exclusion » (Lafrance, par. 90). La troisième question [traduction] « devient importante lorsqu’une des deux premières questions, mais pas les deux, milite fortement en faveur de l’exclusion de la preuve » (R. c. McGuffie, 2016 ONCA 365, 131 O.R. (3d) 643, par. 63, le juge Doherty; voir aussi R. c. Chapman, 2020 SKCA 11, 386 C.C.C. (3d) 24, par. 125‑126 et 130). Il se peut qu’utiliser des éléments de preuve obtenus au moyen d’une conduite attentatoire à la Charte particulièrement grave déconsidère l’administration de la justice, même si la conduite n’a pas eu une incidence sérieuse sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte (Le, par. 141). Cependant, lorsque l’intérêt impérieux du public à ce que les éléments de preuve soient utilisés l’emporte sur le poids cumulatif des deux premières questions, l’administration de la justice ne sera pas déconsidérée par l’utilisation de ceux‑ci.
[135] À mon avis, la troisième question constitue un élément central de l’opération de mise en balance effectuée en vertu du par. 24(2) en l’espèce. Considérées ensemble, les deux premières questions ne militent pas fortement en faveur de l’exclusion de la confession de Beaver. Seule la gravité des violations de la Charte milite fortement en faveur de l’exclusion. La deuxième question n’est ni favorable ni défavorable à l’exclusion, parce que les violations ont eu une incidence minime sur les intérêts de Beaver protégés par la Charte. L’intérêt impérieux du public à ce que la confession de Beaver soit utilisée l’emporte sur le poids cumulatif des deux premières questions. Cette preuve est cruciale pour la cause de la poursuite contre un contrevenant qui aurait tué une autre personne pour ensuite tenter d’entraver l’enquête policière. Après avoir mis en balance comme il se doit les questions de l’analyse requise pour l’application du par. 24(2), je conclus qu’utiliser la confession de Beaver n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[136] Je suis donc d’avis d’utiliser la confession de Beaver et de confirmer sa déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable.
VI. Dispositif
[137] Je suis d’avis de rejeter les deux pourvois.
Version française des motifs des juges Karakatsanis, Côté, Brown et Martin rendus par
La juge Martin —
I. Aperçu
[138] Le matin du 9 octobre 2016, les appelants, Brian John Lambert et James Andrew Beaver, ont appelé le service 9‑1‑1 et ont expliqué qu’en rentrant à la maison après une nuit passée à l’extérieur, ils avaient trouvé le corps inanimé d’un des cooccupants des lieux. Peu après leur arrivée sur les lieux, les policiers ont détenu illégalement les appelants en vertu d’une loi qui n’existe pas, les ont amenés au quartier général de la police pour les interroger et les ont fouillés à leur arrivée. Pendant le transport de M. Lambert, un policier a commencé à lui poser des questions avant de donner suite à sa demande relative à l’exercice de son droit de recourir à l’assistance d’un avocat. Ces agissements ont donné lieu à de nombreuses violations graves de droits garantis aux appelants par la Charte canadienne des droits et libertés.
[139] Je diverge d’opinion avec les juges majoritaires sur deux points. Tout d’abord sur la question de savoir s’il était légal de la part de l’enquêteur principal, après avoir été mis au courant des circonstances entourant la détention illégale des appelants, de procéder sur‑le‑champ à leur arrestation pour meurtre et de donner l’ordre de poursuivre leur interrogatoire. Je conclus que les renseignements sur lesquels l’enquêteur principal s’est appuyé pour ordonner l’arrestation des appelants étaient loin de correspondre à la probabilité particulière requise pour satisfaire à la norme des motifs raisonnables. L’arrestation des appelants constituait une tentative flagrante de préserver l’enquête en dépit de ce que les policiers savaient être de multiples violations graves des droits garantis aux appelants par la Charte. L’accumulation des violations de normes bien établies relatives à la Charte qui ont été commises en l’espèce exige d’exclure des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte à titre de réparation pour ces violations afin d’éviter de déconsidérer davantage l’administration de la justice.
[140] Ensuite, le critère régissant l’utilisation d’éléments de preuve pour l’application du par. 24(2) est établi depuis longtemps et est bien connu. L’accent est mis sur le lien entre la violation et les éléments de preuve obtenus, et en particulier sur les aspects temporel, contextuel et causal de ce lien (R. c. Strachan, 1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980; R. c. Goldhart, 1996 CanLII 214 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 463; R. c. Wittwer, 2008 CSC 33, [2008] 2 R.C.S. 235). Il est tout simplement superflu de se demander si les auteurs des violations des droits garantis par la Charte ont pris un « nouveau départ » après les violations. En réalité, la notion de « nouveau départ » est un concept inutile et potentiellement trompeur qui n’a pas sa place dans le cadre de l’analyse fondée sur le par. 24(2). Il scinde ce qui est censé être une analyse holistique en des segments qui portent sur ce qui s’est passé respectivement avant et après les violations reprochées et il a pour effet de corriger des violations de la Charte ou d’en faire abstraction, faisant ainsi pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre dans l’analyse du par. 24(2).
[141] La combinaison de ces deux conclusions est plus que suffisante pour accueillir les présents pourvois, exclure tous les éléments de preuve obtenus dans des conditions qui ont porté atteinte aux droits des appelants protégés par la Charte, annuler leur déclaration de culpabilité et ordonner la tenue de nouveaux procès. Ainsi, même s’il ne faut pas considérer pour autant que je me rallie à l’analyse du caractère volontaire des juges majoritaires, je ne vois pas la nécessité d’aborder la question à cet égard soulevée par M. Beaver.
II. Contexte
A. Les faits
[142] Peu de temps avant 10 h, le 9 octobre 2016, M. Lambert a composé le 9‑1‑1 et a rapporté avoir trouvé le cooccupant et locateur de son logement, Sutton Raymond Bowers, gisant face contre terre dans une mare de sang, à l’intérieur de la maison qu’ils occupaient. Il a dit à l’opérateur du service 9‑1‑1 qu’il y avait eu [traduction] « des altercations » entre eux toute la semaine et que la veille, lors de son retour à la maison, M. Bowers lui avait dit, ainsi qu’à son autre cooccupant, M. Beaver, de [traduction] « ficher le camp » (d.i., p. 18). Ils avaient laissé M. Bowers à la maison avec des invités et ont découvert son corps inanimé dans la maison à leur retour le lendemain matin.
[143] Des policiers sont arrivés sur les lieux en quelques minutes. Ils ont constaté que la victime gisait au pied d’un [traduction] « escalier en bois franc poli assez raide » (2019 ABQB 125, 88 Alta. L.R. (6th) 337, par. 7). Une bouteille de rhum vide avait été laissée sur une table (par. 10). Monsieur Lambert a informé l’un des policiers, l’agent Taylor, qu’il n’était pas inhabituel que la victime perde conscience après s’être enivrée. Aucun des policiers n’a constaté de comportement suspect chez l’un ou l’autre des appelants. Il n’y avait pas de trace de lutte sur les lieux.
[144] Aucun des policiers présents n’estimait avoir des motifs de procéder à l’arrestation des appelants.
[145] Le sergent Lines a été chargé du dossier. Il a donné l’ordre à deux policiers, les agents Husband et Taylor, de détenir les appelants en vertu de la Medical Examiners Act. Il a témoigné qu’il voulait plutôt parler de la Fatality Inquiries Act, R.S.A. 2000, c. F‑9, car il croyait que cette loi autorisait la police à détenir des personnes sur les lieux d’un possible homicide. Il a admis s’être trompé sur deux points : il n’existe pas de Medical Examiners Act en Alberta, et la Fatality Inquiries Act ne confère pas de pouvoirs de détention aux policiers.
[146] L’agente Husband a placé M. Beaver en détention. Elle lui a dit qu’elle devait [traduction] « [lui] lire les obligations imposées par le droit » et qu’elle le « dét[enait] à des fins d’enquête pour, euh, ce qui a bien pu se passer là‑dedans, (rires) » (d.a., vol. III, p. 28). Elle a témoigné qu’elle ignorait pourquoi M. Beaver était détenu à des fins d’enquête; il avait été placé en détention parce que les policiers ignoraient s’il était un témoin ou un contrevenant et ils devaient déterminer quelle était son implication.
[147] L’agent Taylor était responsable de la détention de M. Lambert. Il lui a lu les droits que lui garantit la Charte et lui a donné une mise en garde, tout en l’informant qu’il était détenu en vertu de la Medical Examiners Act. Monsieur Lambert a répondu qu’il comprenait et qu’il souhaitait parler à un avocat.
[148] L’agent Taylor a ensuite conduit M. Lambert au poste de police dans sa voiture de patrouille. Pendant le trajet, il a demandé à M. Lambert de lui dire ce qui s’était passé. Monsieur Lambert a raconté sa version de ce qui s’était passé la veille au soir entre lui‑même, M. Beaver et la victime. Il a mentionné qu’un homme qu’il n’avait pas reconnu se trouvait à la maison avec M. Bowers ce soir‑là.
[149] Le détective Vermette a été désigné comme enquêteur principal au dossier. À 10 h 36, il a reçu un appel téléphonique du sergent d’état‑major Chisholm qui demandait que l’escouade des homicides enquête sur un décès. Au cours de cet appel, le sergent d’état‑major Chisholm lui a dit qu’il avait parlé à la médecin légiste et qu’un homme avait été retrouvé mort face contre terre, gisant dans une mare de sang au pied d’un escalier situé près de l’entrée principale d’une résidence. Il a informé le détective Vermette qu’il y avait eu une sorte de conflit ou de dispute entre le défunt et les colocataires, lesquels étaient conduits au poste de police. Le sergent d’état‑major Chisholm a également fait parvenir un courriel à ce sujet au détective Vermette.
[150] Les agents Husband et Taylor sont arrivés avec les appelants au quartier général de la police vers 11 h 15. Les appelants ont tous les deux été fouillés et on a offert à M. Lambert la possibilité de parler à un avocat. Les appelants ont été placés dans des salles de détention distinctes.
[151] À 11 h 39, le détective Vermette s’est entretenu avec les agents Husband et Taylor, qui lui ont dit que les appelants avaient [traduction] « été informés de leurs droits garantis par la Charte et [avaient] reçu une mise en garde » et qu’on leur avait offert la possibilité de parler à un avocat (d.a., vol. I, p. 210). Le détective Vermette [traduction] « présumait » qu’ils avaient été arrêtés pour meurtre (p. 251). Il a chargé le détective Demarino et la détective Hossack d’interroger respectivement M. Lambert et M. Beaver.
[152] Le détective Vermette a témoigné que, lorsqu’il avait rencontré les agents Husband et Taylor, il n’avait pas de motifs raisonnables de procéder à l’arrestation des appelants.
[153] Le détective Vermette a ensuite pris connaissance des documents versés au dossier de police. On y trouvait notamment une « fiche sur l’événement », qui fournissait un résumé de l’affaire à partir de l’appel au service 9‑1‑1, des notes inscrites par les policiers, ainsi qu’une « chronologie de l’événement », qui reprenait essentiellement le contenu de la fiche sur l’événement.
[154] La fiche sur l’événement indiquait que l’appel au service 9‑1‑1 avait été classé dans la catégorie [traduction] « cause médicale – mort subite » (d.a., vol. III, p. 321). La maison en rangée en cause était désignée comme un « lieu d’intérêt », parce que M. Lambert avait déjà porté plainte contre son locateur, M. Bowers. La fiche indiquait également que la police et les services médicaux d’urgence avaient été appelés à se rendre à cet endroit au mois d’août de la même année, environ trois mois avant l’appel au service 9‑1‑1, pour vérifier l’état de santé mentale de M. Bowers après que celui‑ci eut ingurgité du nettoyant de plancher à l’occasion de ce que le détective Vermette a appelé une [traduction] « sorte de situation analogue à une tentative de suicide » (d.a., vol. I, p. 217). La fiche sur l’événement révélait des antécédents criminels de violence chez M. Bowers, mais pas d’antécédents criminels chez les appelants. Le détective Vermette a témoigné qu’il estimait que la fiche sur l’événement était importante parce qu’elle démontrait qu’il régnait un [traduction] « climat de violence » dans la maison en cause (p. 219).
[155] La nature de la plainte que M. Lambert avait déposée au sujet de M. Bowers était précisée dans un rapport du Système d’information du service de la police (« SISP »), qui avait également été versé au dossier. Le rapport du SISP indiquait que, trois jours avant l’appel au service 9‑1‑1, M. Lambert avait signalé à la police que M. Bowers l’avait frappé à l’aine après avoir bu. Monsieur Lambert avait appelé la police pour s’informer de la procédure à suivre s’il décidait de porter des accusations, mais le rapport précisait qu’il n’avait voulu ni déposer d’accusations, ni faire une déclaration ni laisser la police s’en mêler davantage. Il prévoyait de déménager dans les deux semaines suivantes. Le détective Vermette a expliqué que, à ses yeux, le rapport du SISP était important parce qu’il corroborait le « climat de violence » dont il était question dans la fiche sur l’événement.
[156] Peu de temps après avoir commencé à interroger M. Lambert, le détective Demarino a été informé par l’agente Husband des circonstances entourant la détention des appelants. Conscient des graves enjeux juridiques en cause, il a fait part de ses préoccupations au détective Vermette. Ce dernier a alors demandé aux détectives chargés des interrogatoires de procéder à l’arrestation des appelants pour meurtre, de refaire leur mise en garde et de poursuivre leur interrogatoire. Il a témoigné qu’il lui avait fallu tout au plus deux minutes pour prendre sa décision de procéder à l’arrestation des appelants après avoir appris les circonstances de leur détention. Il a déclaré qu’il devait agir rapidement parce qu’il savait que les appelants se trouvaient au quartier général de la police [traduction] « illégalement » (d.a., vol. I, p. 256).
[157] Le détective Vermette n’a pas pris de notes de ces échanges avec le détective Demarino ou avec d’autres personnes et il n’a pas consigné les motifs sur lesquels il avait fondé sa décision d’ordonner l’arrestation des appelants.
[158] Le détective Demarino est retourné dans la salle où se déroulait l’interrogatoire de M. Lambert et a arrêté ce dernier pour meurtre. Il a offert à M. Lambert une nouvelle occasion de consulter un avocat et lui a donné une mise en garde au sujet de son droit de garder le silence. L’agente Arns a pris des photos de M. Lambert et a fait des prélèvements. Elle lui a dit : [traduction] « . . . pour le moment, vous n’êtes qu’un de nos témoins et c’est la procédure que nous avons l’habitude de suivre » (d.a., vol. II, p. 132‑133; voir aussi motifs de la CBR de l’Alb., par. 37). Monsieur Lambert a répété pendant plusieurs heures qu’il souhaitait exercer son droit de garder le silence, mais il a finalement commencé à parler.
[159] Dans une autre pièce, la détective Hossack a procédé à l’arrestation de M. Beaver pour meurtre et l’a informé de son droit de recourir à l’assistance d’un avocat. Elle a insisté sur le fait que rien n’avait changé depuis sa mise en garde précédente et qu’elle la lui relisait pour [traduction] « repartir à zéro » (d.a., vol. III, p. 50). Lorsque M. Beaver s’est dit surpris d’être en état d’arrestation, la détective Hossack l’a rassuré en lui disant que cela voulait seulement dire qu’il ne pouvait pas partir. Elle a expliqué à M. Beaver qu’elle lui lisait de nouveau cette mise en garde simplement parce que c’était à elle qu’il allait désormais parler. Monsieur Beaver a dit à la détective Hossack qu’il ne pensait pas avoir besoin d’un avocat, mais qu’il [traduction] « ne compren[ait] pas la gravité de la situation » (d.a., vol. III, p. 53). En réponse, la détective Hossack a expliqué à M. Beaver qu’il avait été emmené au quartier général de la police parce qu’il se trouvait sur les lieux lorsque le corps avait été découvert, et que [traduction] « nous devons comprendre ce qui s’est passé et parce que [. . .] vous étiez là, euh, juste par prudence, nous devons informer toute personne des droits que lui garantit la Charte » (p. 54).
[160] Monsieur Beaver a renoncé à son droit de recourir à l’assistance d’un avocat. Pendant les 12 premières heures de son interrogatoire, il a maintenu qu’il ne se souvenait pas de ce qui s’était passé parce qu’il avait bu la nuit précédente. Vers une heure du matin, après que la détective Hossack eut adopté un ton plus antagoniste pour l’interroger, M. Beaver a commencé à acquiescer aux déclarations incriminantes qui lui étaient soumises.
B. Décisions des juridictions d’instances inférieures
[161] Le juge du procès a rejeté la requête présentée par les appelants en exclusion des éléments de preuve à titre de réparation pour les violations de la Charte. Il a conclu que la détention des appelants sur les lieux du crime était illégale parce qu’il n’y avait pas de [traduction] « lien clair » entre les appelants et le décès de M. Bowers et qu’on ne pouvait affirmer avec certitude que ce décès résultait de la perpétration d’un acte criminel (par. 149). Il a toutefois estimé que le détective Vermette avait des motifs subjectifs et objectivement raisonnables de procéder à l’arrestation des appelants pour meurtre compte tenu du traumatisme subi par M. Bowers, du mobile des appelants et de la possibilité qu’ils avaient eu de commettre l’infraction (par. 159). Contrairement aux policiers qui étaient présents sur les lieux et qui n’avaient pas de motifs raisonnables de les arrêter, le détective Vermette avait accès au rapport du SISP, qui démontrait l’animosité qui existait entre MM. Bowers et Lambert (par. 158).
[162] Bien qu’il n’ait pas jugé nécessaire d’examiner l’opportunité d’exclure des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte parce que, selon lui, les arrestations constituaient un « nouveau départ » qui avait [traduction] « corrigé » les violations de la Charte (au par. 215), le juge du procès a procédé à titre subsidiaire à l’analyse des facteurs énoncés dans l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353. Il a conclu que les violations n’auraient pas justifié l’exclusion des éléments de preuve parce que la conduite de l’État n’avait pas été grave ou délibérée et ne témoignait pas d’un mépris flagrant des droits garantis par la Charte; de plus, les violations avaient eu peu d’impact sur les appelants, et la fiabilité des éléments de preuve n’était pas en cause, même si l’on ne savait pas exactement quelle importance ils avaient pour la thèse de la Couronne.
[163] La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté l’appel à l’unanimité (2020 ABCA 203, 4 Alta. L.R. (7th) 301). La cour a convenu qu’il existait des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation des appelants, se disant d’avis que le détective Vermette [traduction] « a pris une décision pratique et sensée en arrêtant les appelants sur la foi des renseignements qu’il avait reçus au moment des arrestations » (par. 9). La Cour d’appel a estimé que l’analyse du « nouveau départ » effectuée par le juge du procès n’était entachée d’aucune erreur et elle n’a pas examiné l’analyse subsidiaire du par. 24(2) faite par ce dernier.
III. Analyse
[164] Mon analyse portera sur trois questions. Tout d’abord, l’arrestation des appelants était‑elle illégale? Ensuite, les éléments de preuve contenus dans les déclarations des appelants ont‑ils été « obtenus dans des conditions » qui portaient atteinte aux droits qui leur étaient garantis par la Charte? Enfin, l’utilisation des éléments de preuve en question serait‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice?
[165] Je n’ai aucune hésitation à répondre par l’affirmative à chacune de ces questions.
A. L’arrestation des appelants était illégale
[166] Il est bien établi que, pour pouvoir arrêter légalement un individu sans autorisation judiciaire préalable, un agent de la paix doit avoir des motifs raisonnables de croire que cet individu a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel (Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, al. 495(1)a)). La croyance raisonnable doit porter sur deux éléments : la question de savoir si une infraction a été commise et celle de savoir si la personne arrêtée a commis cette infraction. Il faut satisfaire au test tant sur le plan subjectif que sur le plan objectif. Il est donc nécessaire, mais non suffisant, que le policier croit personnellement de façon sincère en l’existence de motifs raisonnables. La Couronne doit également établir que les motifs invoqués étaient objectivement raisonnables du point de vue d’une personne raisonnable qui se serait trouvée à la place du policier (R. c. Storrey, 1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241, p. 250‑251).
[167] Les motifs raisonnables constituent un test rigoureux auquel il est satisfait lorsque les soupçons font place à une probabilité fondée sur la crédibilité (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 166‑167; Baron c. Canada, 1993 CanLII 154 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 416, p. 446‑447). Ce test exige que le policier présente des éléments de preuve précis qui permettent de conclure que « [l]a croyance [possède] un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 114). La question de savoir si la norme juridique des motifs raisonnables a été respectée eu égard aux faits de l’espèce est une question de droit qui doit être examinée suivant la norme de la décision correcte (R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527, par. 20; R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 54).
[168] La nécessité de démontrer qu’il y avait des motifs raisonnables avant l’arrestation n’est pas une simple exigence procédurale; il s’agit d’un impératif constitutionnel. L’arrestation est une étape clé de l’enquête qui revêt une grande importance tant pour les policiers que pour la personne arrêtée. Elle permet aux policiers d’entraver la liberté d’un individu en exerçant des pouvoirs en matière de détention, d’interrogatoire, de fouille et d’usage de la force. Une arrestation permet à la police de fouiller une personne et son environnement immédiat sans avoir à obtenir de mandat ou à faire la preuve de l’existence de motifs raisonnables et probables indépendants d’intervenir. La police peut détenir une personne après l’avoir arrêtée sans que cette détention fasse l’objet d’un contrôle pendant un maximum de 24 heures, voire plus longtemps si aucun juge de paix n’est disponible (Code criminel, par. 503(1)). Au cours de cette détention prolongée, les policiers peuvent interroger la personne arrêtée pendant des heures en recourant à diverses formes de manipulation, notamment en lui mentant afin de lui soutirer des renseignements. C’est pourquoi, dans l’arrêt de principe Storrey, le juge Cory qualifie l’exigence des motifs raisonnables de mesure de protection capitale pour préserver la liberté des citoyens, ajoutant que, sans cette mesure, « même la société la plus démocratique ne pourrait que trop facilement devenir la proie des abus et des excès d’un État policier » (p. 249). Les pouvoirs de la police en cas d’arrestation ne sont justifiables que s’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise, à défaut de quoi l’entrave à la liberté tolérée au nom des enquêtes sur les crimes ne saurait se justifier. La norme des motifs raisonnables est une protection constitutionnelle essentielle qui ne doit pas être affaiblie par simple commodité d’enquête ou pour préserver une enquête en dépit de conduites portant atteinte à la Charte.
[169] Il vaut la peine de citer une assez longue partie du témoignage du détective Vermette dans laquelle il explique les raisons qui lui donnaient à penser qu’il avait des motifs raisonnables d’ordonner l’arrestation des appelants. Voici comment il explique ses motifs d’arrestation :
[traduction]
. . . lorsqu’on m’a appelé, c’était pour un cas de mort suspecte. Il -- il -- il est – il est clair qu’il y avait eu une conversation entre le sergent d’état‑major Chisholm et la médecin légiste. C’est important pour moi. Je connais la procédure que nous suivons et je suis au courant de la façon dont la médecin légiste ou le Bureau de l’enquêteur médical trient ce genre d’appels. Le fait qu’on parle d’une mort suspecte lors de cet appel est donc important pour moi.
Je sais que quelqu’un est décédé sur les lieux et je commence à faire des liens. Je peux déjà vous dire que c’est Brian Lambert qui a appelé la police. Il s’identifie comme étant un colocataire. Et, sans entrer dans trop de détails, je crois que Jim Beaver est l’autre colocataire qui était également présent sur les lieux. . . .
. . .
. . . il y aurait déjà eu des altercations entre les cooccupants. Je cherche donc à dresser un portrait global, je tiens compte du contexte, du climat de violence, de la colère des protagonistes et du jargon échangé. Je peux voir que les deux colocataires étaient présents au moment de cet appel au service 9‑1‑1. Je regarde -- je commence à examiner la question de l’occasion. M. Beaver ou M. Lambert auraient-ils possiblement eu l’occasion de commettre cette infraction? Pourquoi est‑ce que je dis « cette infraction »? Je crois que le décès est de nature suspecte. Il y a des signaux d’alarme partout dans le document.
Ensuite, lorsque j’examine le rapport du SISP et que je constate qu’il corrobore certains des renseignements que j’ai observés, je commence à m’interroger sur le mobile. Je commence à m’interroger sur la motivation. Et, encore une fois, à la lumière de tous les renseignements qui sont portés à ma connaissance -- l’appel téléphonique du sergent d’état‑major Chisholm, le courriel du sergent d’état‑major Chisholm, la fiche sur l’événement d’I/Net, la chronologie de l’événement d’I/Net, le rapport du SISP, la conviction que le défunt sur laquelle l’enquête va porter est Sutton Bowers, je suis d’avis qu’il existe des motifs subjectifs et objectifs de procéder à l’arrestation pour meurtre tant de M. Lambert que de M. Beaver.
(d.a., vol. I, p. 226‑227)
[170] Les motifs sur lesquels s’est fondé le détective Vermette pour ordonner l’arrestation des appelants étaient loin de constituer les éléments de preuve précis nécessaires pour justifier la croyance raisonnable fondée sur des renseignements solides et dignes de foi exigée par la norme des motifs raisonnables. Je vais expliquer comment j’en arrive à cette conclusion. Je vais tout d’abord commenter brièvement l’importance pour l’évaluation des motifs raisonnables que revêt le fait que le détective Vermette n’a pas pris de notes. Je vais ensuite expliquer pourquoi les renseignements susmentionnés ne satisfont pas à la norme objective des motifs raisonnables. Premièrement, pris globalement, les renseignements en question ne sont pas suffisants pour satisfaire à la norme de probabilité particulière requise pour constituer des motifs raisonnables. Deuxièmement, la chronologie des faits relatés par le détective Vermette dans son témoignage réduit grandement le caractère raisonnable de sa certitude selon laquelle il y avait, au moment de l’arrestation des appelants, des raisons de croire qu’ils avaient tué M. Bowers. Troisièmement, les divers faisceaux de preuve invoqués à l’appui des présumés motifs n’appuient pas le raisonnement du policier.
(1) Absence de notes sur les motifs d’arrestation invoqués
[171] Lors de l’arrestation, le détective Vermette n’a pas pris de notes détaillées consignant les renseignements réels et individuels sur lesquels il affirme s’être fondé pour justifier sa décision. Il n’existe donc pas de notes concomitantes pour documenter les raisons particulières pour lesquelles il croyait que l’arrestation constituait une des options légales qui s’offraient dans le cas de chacun des accusés à ce moment précis.
[172] Il est bien établi que les notes des policiers sont cruciales pour permettre au tribunal d’examiner utilement la façon dont les policiers ont exercé leurs pouvoirs sans autorisation judiciaire préalable, y compris leur pouvoir d’arrestation (R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621, par. 82; R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657, par. 70; voir aussi Wood c. Schaeffer, 2013 CSC 71, [2013] 3 R.C.S. 1053, par. 63‑66).
[173] L’absence de notes est un facteur dont il y a lieu de tenir compte pour décider d’accepter ou non le témoignage d’un policier (R. c. Lotfy, 2017 BCCA 418, 357 C.C.C. (3d) 516, par. 54; voir R. c. Faulkner, 2020 ABQB 231, par. 37 (CanLII); R. c. Abdulatif, 2017 ONSC 2089, par. 39‑42 (CanLII); R. c. Mascoe, 2017 ONSC 4208, 350 C.C.C. (3d) 208, par. 114‑115; United States of America c. Sheppard, 2013 QCCS 5260, 295 C.R.R. (2d) 113, par. 20; R. c. Davidoff, 2013 ABQB 244, 560 A.R. 252, par. 25; R. c. Odgers, 2009 ONCJ 287, par. 16 (CanLII); R. c. Fisher, 2005 CanLII 16070 (C.A. Ont.), par. 1).
[174] Lorsqu’il examine les motifs raisonnables, le tribunal peut tenir compte de l’absence de notes pour évaluer la crédibilité du policier, ce qui est pertinent pour se prononcer tant sur l’élément subjectif que sur l’élément objectif du test. Sans notes, il est difficile de contre‑interroger le policier ou de remettre en question ce qui n’est souvent qu’une simple affirmation selon laquelle il croyait avoir des motifs de procéder à l’arrestation de l’individu. Les notes sont donc essentielles pour contrôler la façon dont les policiers exercent leur pouvoir en veillant à ce que ce dont ils se disent personnellement convaincus ne puisse systématiquement ou effectivement être à l’abri d’une remise en question. En ce qui concerne l’élément objectif du test, les notes constituent des preuves documentaires concomitantes des éléments d’information dont le policier a effectivement tenu compte au moment où il a décidé de procéder à l’arrestation. À ce stade, la question est de savoir s’il existait des motifs objectivement raisonnables fondés sur les renseignements sur lesquels le policier s’est effectivement appuyé, et non sur lesquels il aurait pu se fonder. Il s’agit de prévenir, dans la mesure du possible, des violations de la Charte en veillant à ce que le policier évalue la situation en profondeur avant de prendre la décision de procéder à une arrestation. Agir autrement inciterait les policiers à prendre des décisions précipitées et à faire concorder a posteriori des renseignements dans le but de justifier de telles décisions. L’absence de notes détaillant les renseignements utilisés pour prendre la décision au moment où elle a été prise risque donc d’entraver tant la capacité de la personne en état d’arrestation de contester la décision de l’arrêter que celle du tribunal de connaître les véritables raisons qui ont justifié cette décision.
[175] Il n’est pas nécessaire de décider si l’acceptation par le juge du procès de la croyance subjective du policier était entachée d’une erreur manifeste et dominante, car il est clair que, même en y ajoutant foi, les motifs invoqués sont loin de satisfaire au critère de la norme objective.
(2) Envisagés globalement, les renseignements sur lesquels le policier s’est fondé sont insuffisants pour satisfaire à la norme des motifs raisonnables
[176] Envisagés globalement, les motifs sur lesquels s’est appuyé le détective Vermette pour ordonner l’arrestation des appelants ne sont pas assez solides pour satisfaire au critère de la probabilité fondée sur la crédibilité exigé pour répondre à la norme des motifs raisonnables. Dans son témoignage, il a répété les mêmes raisons sous diverses formes. Ses explications étaient enjolivées, verbeuses, abstraites et répétitives. Il a exagéré l’importance et l’utilité des renseignements sur lesquels il s’est fondé et il a passé sous silence le fait qu’il ne disposait pas d’éléments de preuve précis susceptibles d’étayer sa conviction. Lorsqu’on ramène à leur juste mesure ses explications exagérées, son raisonnement est essentiellement que la police a été appelée sur les lieux pour enquêter sur une mort suspecte et que les personnes qui ont trouvé le corps étaient à couteaux tirés avec le défunt, dans une relation où ce dernier semblait être l’agresseur. Je ne peux admettre que les policiers, dès lors qu’ils sont appelés à enquêter sur une mort violente, ont le droit d’arrêter pour meurtre les individus qui ont signalé la découverte du corps simplement parce qu’ils avaient une relation tumultueuse avec le défunt.
[177] Le détective Vermette a admis que, lorsqu’il s’était entretenu avec les agents Taylor et Husband à 11 h 39 — après sa conversation avec le sergent d’état‑major Chisholm, mais avant d’examiner les documents versés au dossier de la police — il n’avait pas de motifs de procéder à l’arrestation des appelants. Il ressort toutefois de son témoignage que les documents qu’il a ensuite examinés dans le dossier lui ont fourni les renseignements complémentaires dont il avait besoin pour satisfaire au critère des motifs raisonnables.
[178] Considérés conjointement, ces renseignements ne constituent pas des motifs raisonnables. De plus, les renseignements consignés dans les rapports de police n’auraient pas pu suppléer à ce qui était nécessaire pour fonder une probabilité crédible. Le témoignage du détective Vermette indique qu’il connaissait déjà, avant d’examiner ces documents, la plupart des faits sur lesquels il s’est fondé pour conclure qu’il avait des motifs raisonnables. En particulier, il savait déjà que l’escouade des homicides avait été appelée pour enquêter sur un décès, qu’un homme avait été retrouvé mort face contre terre, gisant dans une mare de sang au pied d’un escalier à l’entrée principale d’une résidence, qu’il y avait eu un conflit ou une dispute entre le défunt et les autres cooccupants, et que ces derniers avaient été mis en détention par les policiers qui s’étaient rendus sur les lieux. Bien que légèrement plus détaillés, les renseignements complémentaires contenus dans le dossier de la police n’ont pas modifié de façon significative le contexte factuel. Le fait de corroborer les renseignements non contestés suivant lesquels les appelants et le défunt étaient cooccupants des lieux et que les trois individus s’étaient disputés cette semaine‑là n’était pas suffisant pour transformer de simples soupçons en motifs raisonnables de croire que les appelants avaient tué M. Bowers.
[179] De plus, les motifs qui ont été invoqués par le détective Vermette et qui ont été acceptés par les juridictions d’instances inférieures ne tiennent pas compte des éléments de preuve disculpatoires qui permettaient d’écarter l’hypothèse que la mort de M. Bowers était un homicide et d’exclure la participation des appelants. Pour déterminer s’il est satisfait à la norme des motifs raisonnables, les policiers doivent tenir compte de l’ensemble des circonstances. Cela signifie qu’ils n’ont pas le droit de faire abstraction des éléments d’information disculpatoires, neutres ou équivoques à moins d’avoir de bonnes raisons de penser qu’ils ne sont pas fiables (R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 26, 29 et 33). En l’espèce, de sérieuses questions se posaient tant au sujet de l’infraction que des individus concernés.
[180] S’agissant de l’infraction, les renseignements dont on disposait sur les lieux permettaient de penser que M. Bowers avait pu mourir après avoir fait une chute alors qu’il était en état d’ébriété, comme en témoigne la conclusion du juge du procès selon laquelle, au moment de la détention des appelants, on ne pouvait affirmer avec certitude que le décès était attribuable à un acte criminel. Aucun autre renseignement indiquant que le décès était le résultat d’un homicide n’a été découvert entre la détention initiale des appelants et leur arrestation. L’affirmation du détective Vermette selon laquelle il s’agissait d’une mort « suspecte » parce qu’il y avait « des signaux d’alarme partout dans le document » ne constitue pas le type de renseignements crédibles, convaincants et précis sur lesquels des policiers peuvent se fonder pour être en mesure de croire raisonnablement qu’une infraction a été commise et qu’une arrestation pour meurtre est justifiée.
[181] En ce qui concerne les individus, le lien entre les appelants et le décès était ténu. On ne disposait d’aucune information sur le moment du décès permettant de penser qu’il était survenu au moment où les appelants auraient eu l’« occasion » de commettre l’infraction. Peu importe le cas de figure envisagé, la découverte du corps est toujours signalée par une ou plusieurs personnes. À lui seul, ce fait ne constitue pas une preuve que quelqu’un avait l’« occasion » de commettre l’infraction. Suivant les renseignements dont les policiers disposaient au moment de l’arrestation, le défunt avait été vu vivant pour la dernière fois en compagnie d’un inconnu.
[182] En outre, selon les renseignements consignés dans le dossier de la police, le défunt avait toujours été l’agresseur dans les altercations. Il était le seul à avoir des antécédents de violence. Aucun des accusés n’avait de casier judiciaire. Les informations contenues dans le rapport du SISP sur lesquelles on s’est appuyé pour étayer le « mobile » indiquaient que M. Lambert n’avait pas fait grand cas de l’agression dont il avait été victime, ne voulait pas que la police s’en mêle et refusait de porter des accusations ou de faire une déclaration. Toute indication suivant laquelle l’agression a fourni un mobile à M. Lambert pour tuer le défunt était minime.
[183] De plus, absolument rien ne permettait de penser que M. Beaver avait déjà été impliqué dans l’un ou l’autre des incidents antérieurs, si l’on fait abstraction de la dispute survenue le soir précédant l’appel au service 9‑1‑1, dispute dont les policiers présents sur les lieux étaient déjà au courant. Il est impossible de prétendre, comme l’a conclu le juge du procès, que les renseignements contenus dans le rapport du SISP pouvaient suppléer à l’absence de soupçons raisonnables pour détenir les appelants sur les lieux et fournir des motifs raisonnables de procéder à leur arrestation au quartier général de la police.
(3) La rapidité avec laquelle les arrestations ont eu lieu donne à penser que cette décision a été prise pour des raisons de commodité
[184] La rapidité avec laquelle le détective Vermette a donné l’ordre de procéder à l’arrestation des appelants permet également de s’interroger sur le caractère raisonnable de sa décision. Il a lui‑même admis, dans son témoignage, qu’il avait pris la décision d’arrêter les appelants moins de deux minutes après avoir appris qu’ils avaient été amenés au poste de police et y étaient détenus illégalement. Jusqu’alors, il croyait à tort que les policiers présents sur les lieux avaient déjà arrêté les appelants pour meurtre. Le détective Vermette a témoigné qu’il a rapidement pris la décision de procéder à l’arrestation des appelants pour [traduction] « corriger » la situation (d.a., vol. I, p. 225).
[185] En l’espèce, le détective Vermette aurait eu raison de s’inquiéter des circonstances dans lesquelles les appelants avaient été conduits au poste de police et y avaient été détenus illégalement, non seulement en raison des violations de la Charte qui en découlaient, mais également à cause des raisons pour lesquelles les autres policiers n’avaient pas estimé avoir des motifs de procéder à l’arrestation des appelants en vertu des pouvoirs que leur confère l’art. 495 du Code criminel. Le fait que le détective Vermette ne s’est pas posé de questions à ce sujet en l’espèce indique que les arrestations se voulaient un moyen de préserver l’enquête, plutôt que le fruit d’une réflexion quant à l’existence véritable de motifs légitimes de garder les appelants en détention, même sans mauvaise foi de sa part.
(4) Les éléments de preuve invoqués à l’appui des motifs allégués n’appuyaient pas une croyance raisonnable
[186] Enfin, les divers faisceaux de preuve invoqués à l’appui des motifs allégués n’appuient pas le raisonnement du policier, qu’on les considère isolément ou globalement.
[187] J’ai déjà expliqué pourquoi les renseignements invoqués à l’appui du « mobile » des appelants et de l’« occasion » qu’ils avaient de commettre l’infraction ne sont pas convaincants. De plus, dans son témoignage, le détective Vermette a beaucoup insisté sur le fait que la médecin légiste avait demandé à l’escouade des homicides d’enquêter sur le décès, ce qui signifiait selon lui qu’il s’agissait d’une mort suspecte. Seul le détective Vermette a parlé de mort « suspecte »; les rapports de police qualifiaient plutôt le décès de « mort subite ».
[188] Pour qu’un enquêteur puisse invoquer la nature « suspecte » d’une mort afin d’étayer l’existence de motifs raisonnables, ce qualificatif doit résister à un examen minutieux fondé sur des renseignements précis et objectivement vérifiables. Contrairement aux médecins légistes, les policiers reçoivent une formation juridique sur la norme constitutionnelle des motifs raisonnables. Il est possible que des actes suspects aient été commis chaque fois que l’on fait appel à l’escouade des homicides pour enquêter sur un décès. Ce n’est toutefois pas le fait que la médecin légiste a demandé un examen plus approfondi, mais le fondement sur lequel elle a pris cette décision, qui pouvait raisonnablement permettre de penser qu’une infraction avait été commise. Les médecins légistes peuvent expliquer aux policiers les renseignements sur la foi desquels ils croient que des actes suspects ont été commis ou non, et les policiers peuvent et doivent utiliser ces renseignements pour les aider à déterminer s’il existe des motifs raisonnables de croire qu’un acte criminel a été commis. C’est ce qui semble s’être produit lors de la conversation téléphonique de 12 h 35 entre la médecin légiste et le détective Vermette durant laquelle cette dernière a fourni les détails de son évaluation de la scène de crime. Or, cette conversation a eu lieu une vingtaine de minutes après que le détective Vermette a donné l’ordre aux détectives Hossack et Demarino de procéder à l’arrestation des appelants pour meurtre. Au moment des arrestations, on ne savait pas pourquoi la médecin légiste avait demandé l’intervention de l’escouade des homicides et sur quels faits ou facteurs elle s’appuyait. Il se peut que les médecins légistes appellent la police chaque fois qu’il y a « mort subite » ou que les faits constatés sur les lieux du crime en l’espèce permettaient de penser que le décès n’était pas le résultat d’un accident. Nous ne le savons tout simplement pas.
[189] Les renseignements sur lesquels le détective Vermette affirme avoir fondé sa décision de procéder à l’arrestation des appelants pouvaient justifier que l’on ait des soupçons raisonnables, mais accepter que ces renseignements constituaient des motifs raisonnables de croire que les appelants avaient tué M. Bowers affaiblirait la norme des motifs raisonnables au point de compromettre tout contrôle utile des pouvoirs d’enquête de l’État conformément aux exigences de la Charte. Bien que l’analyse soit globale et qu’il ne soit pas nécessaire de décortiquer chaque élément particulier ou de présenter une preuve prima facie pour établir chaque élément constitutif de l’infraction, quelque chose de concret doit être présenté pour pouvoir satisfaire à la norme objective des motifs raisonnables. Les policiers n’ont pas soumis en l’espèce d’éléments suffisamment concrets pour justifier leur conviction suivant laquelle, au moment de l’arrestation des appelants, il y avait des motifs raisonnables de croire que ces derniers avaient tué M. Bowers.
B. Les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portaient atteinte aux droits garantis aux appelants par la Charte
[190] La Couronne a admis — et le juge du procès a conclu — que les policiers ont violé les droits garantis aux appelants par l’art. 9 et par les al. 10a) et 10b) de la Charte. Le juge du procès a également conclu que les arrestations et les fouilles consécutives à ces arrestations étaient légales et que le droit des accusés de garder le silence n’avait pas été violé parce que leurs déclarations étaient volontaires. Je conclus que l’arrestation des accusés ne reposait pas sur des motifs raisonnables et probables et que, par conséquent, les fouilles effectuées à la suite de ces arrestations étaient elles aussi inconstitutionnelles aux termes de l’art. 8 de la Charte (R. c. Feeney, 1997 CanLII 342 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 13, par. 60; R. c. Tim, 2022 CSC 12, par. 48). De plus, la garantie contre la détention arbitraire énoncée à l’art. 9 est une des modalités du droit à la liberté de la personne garanti par l’art. 7 de la Charte (Grant, par. 54; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 502‑503). Comme je vais l’expliquer, ces violations combinées des droits garantis à une personne par les art. 7 et 8 sont suffisantes pour exclure les éléments de preuve dont l’admission est contestée. Je n’ai donc pas à traiter de l’opinion des juges majoritaires sur le caractère volontaire des déclarations.
[191] Je suis d’accord avec mon collègue selon lequel, pour déterminer si des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte la Charte, les tribunaux doivent examiner globalement le lien entre la preuve et la violation pour déterminer la solidité du lien et décider si l’atteinte et la preuve s’inscrivent dans le cadre de la même opération ou conduite. Ce lien peut être temporel, contextuel, causal ou un mélange des trois (Strachan; Goldhart; Wittwer). Il n’est pas nécessaire d’établir un lien de causalité strict (R. c. Therens, 1985 CanLII 29 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 613, p. 649; Strachan, p. 1005‑1006). Il faut plutôt procéder à une analyse globale pour « déterminer si une violation de la Charte a été commise en recueillant des éléments de preuve » (Strachan, p. 1005). D’ailleurs, la violation de la Charte commise à la suite de la découverte d’éléments de preuve peut tout de même satisfaire au critère du par. 24(2), de sorte que l’on peut considérer que ces éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui violaient la Charte (R. c. Pino, 2016 ONCA 389, 130 O.R. (3d) 561). Cette analyse exige que l’on tienne pleinement compte du contexte de chaque cas, et ce, peu importe que les policiers aient par la suite agi en conformité avec la Charte.
[192] Le juge du procès et la Cour d’appel se sont écartés de cette analyse globale. Ils ont estimé que le « nouveau départ » était une tentative des policiers de [traduction] « corriger » une violation antérieure, de sorte que tout élément de preuve découvert par la suite ne pouvait être considéré comme ayant été « obten[u] dans des conditions » qui portaient atteinte aux droits individuels garantis par la Charte (motifs de la C.A., par. 12; voir aussi m. interv., Association canadienne des libertés civiles (« mémoire de l’ACLC »), par. 13). Au lieu d’examiner de manière globale le lien entre la violation et la preuve, le principe du « nouveau départ » s’attache à la question de savoir si, après la violation, les policiers ont corrigé leur comportement. Cette définition du « nouveau départ » limite la portée de l’analyse générale visant à déterminer si les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte et ne porte que sur deux questions, soit celles de savoir : (1) si, après la violation, mais avant la découverte des éléments de preuve, les représentants de l’État ont agi conformément à la Charte; (2) si ces actes subséquents conformes à la Charte ont rompu le lien entre la violation et la découverte des éléments de preuve (mémoire de l’ACLC, par. 13).
[193] Même si elles étaient légales, les arrestations ne constituent pas un « nouveau départ » qui pourrait mettre les agissements ultérieurs des policiers à l’abri d’une analyse fondée sur la Charte.
[194] Je ne pense pas que cette vague notion de « nouveau départ » fasse déjà partie de notre droit et je suis convaincue qu’elle ne devrait pas être reconnue comme telle. L’idée d’un « nouveau départ » n’est pas nécessaire parce que l’approche globale déjà établie est plus qu’adéquate et que ce nouvel artifice comporte de nombreux écueils sans offrir d’avantages en contrepartie.
[195] Je ne suis pas d’accord avec mon collègue pour affirmer que notre Cour a accepté que, en principe, les policiers puissent prendre un « nouveau départ » après une violation de la Charte (par. 100). En effet, je ne suis pas d’accord pour voir dans l’arrêt Wittwer une approbation du concept de « nouveau départ » qui permettrait de soustraire des éléments de preuve à l’application du par. 24(2) de la Charte. Aucune conclusion de ce genre n’a été tirée dans cette affaire.
[196] L’affaire Wittwer portait sur l’admissibilité d’une déclaration incriminante que des policiers avaient obtenue de l’accusé dans des conditions qui violaient le droit de ce dernier de recourir à l’assistance d’un avocat. Un autre policier avait fait une nouvelle tentative pour obtenir une déclaration de l’accusé sans mentionner les renseignements qui avaient été recueillis grâce à la déclaration obtenue de façon inconstitutionnelle, mais avait fini par s’y référer après avoir conclu qu’il n’y avait pas d’autre moyen de convaincre l’accusé de parler. Le juge Fish a conclu que la preuve avait été obtenue dans des conditions qui violaient la Charte parce que « [c]e qui avait commencé par un nouveau départ acceptable s’est ainsi terminé par un interrogatoire inacceptable indissociablement lié aux interrogatoires entachés qui l’avaient précédé » (par. 3 (je souligne; italique dans l’original omis)).
[197] Certains ont tenté d’interpréter cette formulation ambiguë comme un appui à l’idée que le « nouveau départ » pourrait être acceptable dans des cas appropriés, même si celui dans l’affaire Wittwer ne l’a pas été (voir R. c. Simon, 2008 ONCA 578, 269 O.A.C. 259; R. c. Manchulenko, 2013 ONCA 543, 116 O.R. (3d) 721; R. c. Hamilton, 2017 ONCA 179, 347 C.C.C. (3d) 19; R. c. McSweeney, 2020 ONCA 2, 451 C.R.R. (2d) 357). À mon avis, le passage précité ne permet pas de conclure que la notion de « nouveau départ » constitue une doctrine acceptée ou un principe contraignant de notre droit. Dans l’arrêt Wittwer, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu de rupture entre les conditions dans lesquelles la Charte avait été violée au cours des deux interrogatoires irréguliers. Le juge Fish a employé une expression familière pour décrire ce que les policiers tentaient de faire par leurs agissements et, ce faisant, il n’a pas créé une nouvelle doctrine qui s’appliquerait parallèlement à l’analyse globale prévue à l’art. 24. Le « nouveau départ » dont il parlait concernait la conduite des policiers et non l’admissibilité de la seconde déclaration au regard de l’art. 24. En effet, le juge Fish a au contraire déterminé que la seconde déclaration qui avait été recueillie était viciée par la « déclaration irrecevable » obtenue quelque cinq mois plus tôt (par. 22).
[198] Le concept de « nouveau départ acceptable » mine l’approche large et généreuse que notre Cour a adoptée quant à l’exigence selon laquelle les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui ne portent pas atteinte à la Charte. Peu importe que les policiers aient agi conformément à la Charte après l’avoir violé, le test doit demeurer le même dans chaque cas : les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à un droit garanti par la Charte si, après un examen de l’ensemble des faits qui se sont déroulés, on peut dire que l’atteinte et l’obtention de la preuve s’inscrivent dans le cadre de la même opération ou ligne de conduite. Le lien exigé entre la violation et les éléments de preuve obtenus peut être temporel, contextuel, causal ou un mélange des trois, et ce lien doit être plus que ténu (R. c. Plaha (2004), 2004 CanLII 21043 (ON CA), 189 O.A.C. 376, par. 45, citant Goldhart, par. 32‑49). Je ne vois pas pourquoi ce critère ne devrait pas s’appliquer dans tous les cas, même, ou peut‑être surtout, si les policiers ont reconnu qu’une violation a été commise et qu’ils ont pris des mesures pour y mettre fin.
[199] C’est précisément l’approche qu’a retenue le juge Fish dans l’affaire Wittwer (par. 21) et c’est le seul critère juridique approuvé par notre Cour. Bien que l’on puisse soutenir que le juge Fish parle d’un « nouveau départ », il applique ensuite sans équivoque, pour mener son analyse, l’approche large et généreuse pour examiner le critère élaboré dans les arrêts Strachan et Goldhart au sujet d’éléments de preuve « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte. Le libellé du par. 24(2) n’est pas formulé de façon si étroite qu’il empêche de tenir compte d’éléments de preuve même lorsque les policiers ont pris des mesures pour mettre fin à une violation de la Charte. Or, en remplaçant l’analyse complète et contextuelle fondée sur l’existence d’éléments de preuve « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte par une analyse fondée sur un « nouveau départ », on crée un critère inflexible qui complique l’obtention d’une réparation en vertu de la Charte pour les personnes dont les droits ont été violés. Aucune règle précise ne devrait entraver le tribunal dans sa recherche de la réparation qui s’impose (mémoire de l’ACLC, par. 22).
[200] Comme toutes les dispositions réparatrices, l’art. 24 de la Charte doit recevoir une interprétation large et libérale qui soit compatible avec son objet. Il est important d’adopter une approche large et généreuse à l’égard de la condition préliminaire de l’existence d’éléments de preuve « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte, car il s’agit du critère préalable à l’analyse fondée sur le par. 24(2), soit celle relative à la question de savoir si l’utilisation de cette preuve déconsidérerait l’administration de la justice (Pino, par. 56). Une interprétation trop étroite du par. 24(2) empêcherait les tribunaux de même tenir compte de la gravité de la conduite portant atteinte à la Charte, un résultat peu souhaitable qui aurait automatiquement pour effet d’immuniser les violations antérieures de la Charte. Il n’est tout simplement ni nécessaire ni utile de parler d’un « nouveau départ » parce que la jurisprudence actuelle sur l’art. 24 prévoit qu’il peut exister des situations dans lesquelles le lien requis n’a pas été établi et où l’on ne peut pas dire que les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte. Il s’agit à mon avis d’une expression inutile qui crée et encourage un raisonnement inapproprié qui a pour effet de scinder en deux l’analyse globale. La décision qui a été rendue en première instance en l’espèce illustre les dangers que comporte la doctrine du « nouveau départ ». Pour conclure que le « nouveau départ » qui avait été pris en l’espèce avait eu pour effet de « corriger » les violations de la Charte, le juge du procès a qualifié les actes posés par les policiers après l’arrestation de seconde opération qui n’était pas liée aux faits antérieurs (par. 207‑211). Cette conclusion lui a permis de faire abstraction des actes illégaux commis avant les arrestations tout en ne retenant que la conduite conforme à la Charte adoptée par les policiers après les arrestations pour justifier l’absence de lien entre les violations de la Charte et les déclarations des accusés.
[201] Avec égards, la démarche suivie par mon collègue en ce qui concerne la doctrine du « nouveau départ » a pour effet de reproduire l’erreur commise par le juge du procès. Bien qu’il rejette la conclusion de ce dernier suivant laquelle la police peut « corriger » une violation antérieure de la Charte en adoptant une conduite conforme à la Charte (par. 106, citant les motifs de la CBR de l’Alb., par. 191, 206, 215, 239 et 253), il énumère tout comme lui les actes des policiers qui permettraient justement de corriger des violations, c’est‑à‑dire des indices permettant de penser que les policiers ont corrigé leurs violations en adoptant par la suite une conduite conforme à la Charte (facteurs énumérés au par. 103). Il n’existe aucun [traduction] « antidote ciblé et puissant » qui puisse faire disparaître une conduite violant la Charte (par. 101, citant Simon, par. 70); cette conduite doit toujours faire partie de l’analyse de la question de savoir si les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte.
[202] En mettant l’accent sur une conduite postérieure conforme à la Charte, la doctrine du « nouveau départ » détourne l’attention du caractère réparateur du par. 24(2) et permet aux policiers de mettre leur conduite à l’abri de tout examen, peu importe la gravité de leur conduite. Cette approche va à l’encontre du principe qui sous‑tend l’arrêt Grant selon lequel la conduite conforme à la Charte de certains policiers ne supprime ou ne réduit pas la sévérité de la conduite portant atteinte à la Charte d’autres policiers (R. c. Reilly, 2020 BCCA 369, 397 C.C.C. (3d) 219, par. 93‑102, conf. par 2021 CSC 38; voir aussi mémoire de l’ACLC, par. 20).
[203] Après avoir examiné l’ensemble des faits qui se sont déroulés, je conclus que les éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte aux droits garantis aux appelants par la Charte. Comme le juge du procès a erré (1) en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation des appelants, et (2) en se fondant sur le concept de « nouveau départ » pour rompre le lien entre les violations initiales de la Charte et les déclarations faites ultérieurement, il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence à l’égard de sa conclusion suivant laquelle les éléments de preuve n’ont pas été « obtenus dans des conditions » qui portent atteinte à la Charte au sens du par. 24(2). En l’espèce, il existe un lien temporel, contextuel et causal solide entre les violations des droits garantis aux appelants par la Charte et l’obtention de leurs déclarations. Les appelants ont été sous le contrôle et la surveillance constante des policiers à compter du moment de leur détention illégale et de leur transport depuis les lieux du crime, au moment où le détective Vermette a ordonné illégalement leur arrestation, et jusqu’à ce qu’ils admettent finalement leur implication une douzaine d’heures plus tard. Le fait que les policiers ont facilité une seconde consultation de M. Lambert avec un avocat et l’ont informé qu’ils allaient [traduction] « tout reprendre depuis le début » n’a rien changé à l’emprise ferme qu’ils exerçaient sur lui (d.a., vol. II, p. 30). Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’établir un lien de causalité, le fait que les policiers n’auraient pas obtenu ces éléments de preuve s’ils n’avaient pas détenu, transporté et arrêté les appelants d’une manière qui violait les droits garantis à ces derniers par la Charte permet de conclure que les violations de la Charte et les éléments de preuve que les appelants ont fournis dans leur déclaration étaient « inextricablement lié[s] » (R. c. Black, 1989 CanLII 75 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 138, p. 163).
C. L’utilisation des éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice
[204] La dernière question à laquelle il faut répondre est celle de savoir si, eu égard à l’ensemble des circonstances, l’utilisation de ces éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice. Selon moi, il ne fait aucun doute que ce serait le cas.
[205] Compte tenu de ma conclusion suivant laquelle le juge du procès a commis une erreur dans son analyse de la question de savoir s’il y avait des motifs raisonnables d’arrestation, il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence à l’égard de l’analyse subsidiaire qu’il a effectuée en vertu du par. 24(2) (R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 138; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202, par. 42; Grant, par. 129). Même si ce n’était pas le cas, l’analyse subsidiaire du juge du procès est entachée d’erreurs de droit, dont je discute ci‑après, qui justifieraient de revoir ses conclusions. De plus, la conclusion du juge du procès suivant laquelle les arrestations ont « corrigé » les violations antérieures de la Charte l’a empêché de prendre la pleine mesure des conséquences que ces violations ont eues sur les appelants. Je vais donc procéder à ma propre analyse des facteurs établis par l’arrêt Grant.
(1) Gravité de la conduite de l’État portant atteinte à la Charte
[206] La conduite de l’État portant atteinte à la Charte pour laquelle les appelants demandent réparation concerne les mesures suivantes :
(i) leur détention, leur transport et leur fouille effectués illégalement en vertu de pouvoirs policiers inexistants, exercés en vertu d’une loi qui n’existe pas, entraînant des violations des art. 7, 8 et 9 et des al. 10a) et 10b);
(ii) le défaut de l’agent Taylor de surseoir à l’interrogatoire de M. Lambert, violant les droits garantis à ce dernier par l’art. 7 et l’al. 10b);
(iii) leur arrestation pour meurtre sans motifs raisonnables, ce qui a donné lieu à une nouvelle détention arbitraire contraire à l’art. 9.
[207] La conduite des policiers en l’espèce ne peut être considérée que comme un enchaînement de violations extrêmement graves de principes bien reconnus par la Charte. En aucun cas, les policiers ne sont intervenus en l’espèce pour des raisons d’urgence ou dans un contexte d’incertitude juridique. Tous les principes qui ont été violés en l’espèce constituent des exigences juridiques fondamentales depuis les premières années qui ont suivi l’adoption de la Charte. Le fait qu’on a relégué au second plan ces exigences de la Charte pour des raisons d’opportunisme et de commodité d’enquête est inacceptable et a pour effet de déconsidérer l’administration de la justice. La conclusion du juge du procès suivant laquelle ces violations n’étaient pas graves ou pouvaient même s’expliquer par des erreurs commises de « bonne foi » est inacceptable lorsqu’on applique les bons principes juridiques aux faits qu’il a constatés.
[208] Le fait que des droits garantis par la Charte n’ont pas été violés de mauvaise foi ne signifie pas que ces violations ne sont pas « graves » ou qu’elles ne se situent pas à l’extrémité du spectre où l’on trouve les atteintes les plus graves aux fins de l’analyse prévue au par. 24(2). Les situations dans lesquelles il est établi que les policiers ont délibérément violé la Charte sont extrêmement rares. On s’attend toutefois à beaucoup plus de nos policiers qu’une simple abstention d’abuser délibérément de leurs pouvoirs. En tant que représentants de l’État habilités dans l’exercice de leurs fonctions à détenir et à interroger des citoyens et à recourir à la force contre eux, les policiers doivent impérativement avoir une conduite qui respecte scrupuleusement les limites établies par les normes constitutionnelles. Pour cette raison, le non‑respect de principes reconnus qui régissent la conduite des policiers est considéré comme une conduite extrêmement grave qui est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (R. c. Kokesch, 1990 CanLII 55 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 3, p. 32‑33; R. c. Genest, 1989 CanLII 109 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 59, p. 87). De fait, une conduite « insouciante », « négligente » ou fondée sur « l’ignorance » des règles applicables devrait justifier l’exclusion des éléments de preuve (Grant, par. 74‑75). Il n’est pas nécessaire que la conduite reprochée ait été délibérée, qu’elle ait été motivée par un but inavoué ou qu’elle soit le résultat d’un abus systémique ou institutionnel pour donner ouverture à une réparation (Grant, par. 75; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 24‑25; Paterson, par. 47; Le, par. 143).
[209] Le concept de « bonne foi » revêt une connotation juridique particulière dans le contexte de l’analyse fondée sur le par. 24(2). Pour que l’on puisse conclure qu’ils ont agi de « bonne foi », les policiers doivent s’être conduits d’une manière compatible avec ce qu’ils croyaient [traduction] « subjectivement, raisonnablement et non négligemment être la loi » (Le, par. 147, citant R. c. Washington, 2007 BCCA 540, 248 B.C.A.C. 65, par. 78 (je souligne); voir aussi Paterson, par. 44). La conduite ne peut pas être considérée comme étant de « bonne foi » si elle découle d’une erreur déraisonnable du policier ou d’une méconnaissance par celui‑ci de l’étendue de ses pouvoirs (R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, par. 59; Tim, par. 85). L’absence de mauvaise foi — par exemple en violant sciemment ou délibérément des droits reconnus à l’accusé par la Charte — n’équivaut pas à une conclusion positive de bonne foi des policiers, à moins que leur conduite ait par ailleurs été raisonnable et qu’elle témoigne d’une véritable tentative de respecter et même de promouvoir les droits garantis par la Charte (Le, par. 147).
[210] Le juge du procès a eu tort en l’espèce de ne pas appliquer ces principes aux agissements des policiers dans son analyse subsidiaire fondée sur le par. 24(2).
[211] Le juge du procès a conclu qu’en donnant l’ordre d’arrêter les appelants en vertu de la Medical Examiners Act, le sergent Lines [traduction] « cherchait un moyen de garder le contrôle sur MM. Beaver et Lambert, mais ne savait pas exactement comment s’y prendre » (par. 230). Le juge du procès a qualifié cette conduite [traduction] « d’insouciante », mais a exclus qu’elle ait été « grave » ou « délibérée », ajoutant qu’elle ne témoignait pas d’un « mépris flagrant » des droits garantis aux appelants par la Charte (par. 230). Bien que le juge du procès ait conclu à bon droit que cette conduite ne pouvait pas être considérée comme étant de bonne foi et qu’il se soit dit favorable à l’exclusion des éléments de preuve, je ne peux accepter sa conclusion que la conduite n’était pas grave et qu’elle ne témoignait pas d’un mépris des droits garantis aux appelants par la Charte. C’est exactement l’effet de la décision de détenir les appelants en vertu de pouvoirs policiers inexistants simplement parce que le policier cherche une façon de garder le contrôle sur eux. Il découle de cette conclusion que le policier poursuivait un objectif autre que celui de s’assurer que les normes juridiques régissant la conduite des policiers étaient respectées. Cette conduite témoigne d’un mépris des limites des pouvoirs de la police de restreindre la liberté individuelle par l’arrestation et la détention. Il s’agit assurément d’un comportement très grave.
[212] Quant à la décision de l’agent Taylor de commencer à interroger M. Lambert dans la voiture avant de lui avoir donné l’occasion de parler à un avocat, le juge du procès a conclu que cet interrogatoire n’était pas grave et ne constituait pas un mépris flagrant des droits garantis à M. Lambert par la Charte. Il a fait observer qu’il ne s’agissait pas d’un interrogatoire ou d’une tentative délibérée de soutirer des renseignements incriminants; l’agent Taylor a simplement demandé ce qui s’était passé. Il a décrit la gravité de cette conduite en ces termes (au par. 234) :
[traduction] Notre Cour ne peut considérer la question posée par l’agent Taylor comme totalement irréprochable. Bien que sa démarche ait été banale à première vue, et malgré le fait qu’elle ne visait probablement pas à soutirer de façon illicite à M. Lambert des renseignements incriminants, l’agent Taylor a pris le risque que M. Lambert lui fournisse des preuves incriminantes. Il a donc fait preuve de négligence en posant cette question. Mais ce comportement négligent a‑t‑il pour effet de faire relever cette violation vers l’extrémité du spectre où l’on trouve les atteintes les plus graves? Dans l’arrêt Grant, la juge en chef McLachlin et la juge Charron ont déclaré qu’un « tribunal aura moins à se dissocier de la conduite de la police lorsque celle‑ci a agi de “bonne foi” » (Grant, par. 75). Notre Cour estime que l’agent Taylor a posé cette question en toute bonne foi. Il ne cherchait pas à soutirer des éléments de preuve à M. Lambert. Il posait simplement une question susceptible de faire avancer l’enquête sur les circonstances entourant la mort de M. Bowers. En agissant ainsi, il a fait preuve de négligence, mais pas de négligence grossière. Son attitude serait plutôt considérée comme se situant au bas de l’échelle de gravité.
[213] Avec égards, il n’est pas possible de conclure que l’omission de surseoir à l’interrogatoire de M. Lambert constituait une erreur de « bonne foi » ou une erreur sans gravité. En citant le par. 75 de l’arrêt Grant pour justifier sa conclusion que le tribunal a moins besoin de se dissocier de la conduite des policiers lorsque ceux‑ci ont agi de bonne foi, le juge du procès a malheureusement fait l’impasse sur la phrase suivante de ce paragraphe, où la Cour affirme qu’on ne doit pas « assimiler la négligence ou l’aveuglement volontaire à la bonne foi ». Le juge du procès a expressément conclu à bon droit, en se fondant sur les faits, que le défaut de l’agent Taylor de suspendre l’interrogatoire de M. Lambert témoignait de sa négligence en ce qui concerne le respect de la conduite exigée des policiers.
[214] Les conclusions factuelles du juge du procès ont pour conséquence juridique que la violation de l’al. 10b) commise au cours du transport de M. Lambert était grave et militait en faveur de l’exclusion des éléments de preuve. L’alinéa 10b) de la Charte porte sur l’auto‑incrimination, et cette question se pose dès qu’il y a détention (R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, par. 2). L’obligation de surseoir à l’interrogatoire constitue depuis longtemps un aspect crucial des obligations des policiers en matière de mise en application : dès que le détenu fait valoir son droit de recourir à l’assistance d’un avocat, les policiers ne peuvent, jusqu’à ce qu’il ait exercé ce droit, forcer le détenu à participer à quelque chose qui pourrait finalement avoir un effet préjudiciable sur un éventuel procès (R. c. Prosper, 1994 CanLII 65 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 236, p. 269, citant R. c. Ross, 1989 CanLII 134 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 3, p. 12).
[215] Il n’y avait aucune incertitude quant aux règles de droit applicables ni aucun sentiment d’urgence qui aurait pu exiger que les policiers commencent à interroger M. Lambert avant de faire le nécessaire pour faciliter un appel avec un avocat. Le fait que les questions ont été posées sur un ton décontracté plutôt que sous forme d’interrogatoire ne diminue en rien la gravité de ce comportement qui, selon la conclusion du juge du procès, visait à « faire avancer l’enquête sur les circonstances entourant la mort de M. Bowers ». La question posée visait à obtenir une réponse sur ce qui s’était passé. Le fait que le policier affirme qu’il ne s’attendait pas à obtenir un témoignage incriminant ne diminue en rien la gravité de son défaut de veiller à ce que M. Lambert obtienne les conseils juridiques qu’il avait demandés et auxquels il avait droit avant d’être interrogé par la police. Monsieur Lambert aurait pu faire des déclarations incriminantes dans la voiture de patrouille de police, et le fait qu’il n’en a pas fait n’atténue pas la gravité de la conduite par laquelle les policiers ont porté atteinte à la Charte.
[216] Enfin, le juge du procès a estimé que, s’il avait tort de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation des appelants, la conduite du détective Vermette ne serait pas grave. Il s’est appuyé sur le fait que le détective Vermette devait composer avec une [traduction] « situation en constante évolution », qu’il ne « pouvait se permettre d’attendre et de procéder à un examen approfondi » et qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il entreprenne une analyse exhaustive des éléments à l’appui de ses motifs comme un tribunal peut le faire a posteriori (par. 232 et 240). Je suis en désaccord avec ces conclusions pour des raisons de principe.
[217] L’arrestation des appelants constituait une grave violation de leurs droits garantis par la Charte. La croyance subjective en l’existence de motifs raisonnables n’excuse pas la décision de procéder à une arrestation pour justifier le maintien en détention en l’absence de motifs raisonnables objectifs. Il était donc nécessaire d’entreprendre une analyse approfondie pour déterminer si les renseignements que les policiers connaissaient à ce moment‑là étaient suffisants pour appuyer une probabilité fondée sur la crédibilité que les appelants avaient tué M. Bowers.
[218] Contrairement à ce qu’a conclu le juge du procès, les policiers n’étaient pas aux prises avec le type de « situation en constante évolution » qui permettrait de conclure qu’ils ne disposaient pas de suffisamment de temps pour procéder à une analyse exhaustive des éléments susceptibles de confirmer ou d’infirmer les motifs d’arrestation. Il n’était pas nécessaire d’agir rapidement pour protéger la sécurité des policiers, maîtriser une situation qui évoluait ou empêcher la destruction d’éléments de preuve. Une enquête « évolue » sans cesse, en ce sens que les policiers recueillent continuellement des renseignements et prennent des décisions à partir de ces renseignements. Cela ne les autorise pas à enfreindre la Charte et ne rend pas les violations moins graves ou excusables. Ce n’est pas parce que la situation évolue sans cesse que les policiers devraient être dispensés d’appliquer avec rigueur la norme juridique applicable. Rien ne permet de penser que, en l’espèce, les policiers n’avaient pas le temps d’attendre et de réfléchir avant de décider s’il y avait des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation des appelants.
[219] Bien que le policier ait eu raison d’être soucieux de protéger les droits garantis aux appelants par la Charte lorsqu’il a été mis au courant des circonstances de leur détention illégale, il existait une solution de rechange tout aussi valable qui aurait permis de mieux atteindre cet objectif en l’espèce, en l’occurrence, libérer les appelants et ne procéder à leur arrestation qu’une fois qu’on aurait accumulé des motifs raisonnables de le faire. Le détective Vermette n’a pas cherché à savoir pourquoi les appelants n’avaient pas été arrêtés et étaient plutôt détenus en vertu d’une loi dont le détective Vermette savait qu’elle n’existait pas et qu’elle n’accordait aucun pouvoir de détention à la police. Les policiers ont eux‑mêmes créé en l’espèce une présumée situation d’urgence. Ce n’est pas une raison pour leur permettre d’appliquer une norme moins exigeante que celle que nous attendons qu’ils respectent eu égard à la Charte.
[220] Bien que j’estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si cela a eu une incidence sur le caractère volontaire des déclarations, la conduite des policiers après l’arrestation indique également qu’ils ont négligé de s’assurer que les appelants comprenaient la gravité de la situation à laquelle ils étaient exposés. En mettant les choses au mieux, le fait qu’ils ont informé les appelants qu’ils étaient arrêtés simplement parce qu’ils étaient des témoins et que la police devait déterminer ce qui s’était passé dénote de leur part un manque de diligence quant à leur devoir de s’assurer que les appelants comprenaient l’ampleur du risque juridique que comportait une arrestation pour meurtre.
[221] En somme, la conduite des représentants de l’État en l’espèce concerne les actes de trois policiers différents qui ont décidé de se livrer à des actes qui violaient des normes bien établies relatives à la Charte, en plaçant la commodité de l’enquête au‑dessus des droits des appelants, même s’il n’y avait pas de situation d’urgence ou d’incertitude quant aux règles de droit applicables. Non seulement ces violations étaient‑elles graves en elles‑mêmes, mais l’indifférence dont ces policiers ont systématiquement fait preuve tout au long de l’enquête confirme la conclusion selon laquelle l’utilisation des éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice (Grant, par. 75). Ce facteur milite fortement en faveur de l’exclusion des éléments de preuve.
(2) Incidences sur les droits des appelants protégés par la Charte
[222] En raison des violations de la Charte, les appelants ont été privés de leur liberté pendant plusieurs heures sans motif légal et sans être informés du motif de leur détention, ce qui les a empêchés de prendre une décision éclairée sur l’opportunité de collaborer ou non avec la police. Pendant ce temps, les policiers ont gardé les appelants en détention, les ont fouillés et ont poursuivi leur enquête jusqu’à ce qu’ils aient le sentiment de posséder des motifs suffisants afin de les arrêter pour meurtre. Ils ont ensuite continué à détenir et à interroger les appelants sur la base de ces prétendus motifs jusqu’à ce que ces derniers admettent leur participation dans la mort de M. Bowers. Il s’agit indubitablement d’une grave atteinte aux droits des appelants protégés par la Charte.
[223] Dans l’analyse subsidiaire qu’il a effectuée en application du par. 24(2), le juge du procès n’a pas tenu compte des conséquences de l’incapacité des appelants d’obtenir des conseils juridiques fondés sur une compréhension éclairée du risque auquel ils étaient exposés sur le plan juridique au cours de leur détention illégale et de leur transport, à un moment où ils étaient très vulnérables à l’exercice du pouvoir étatique. Il s’est plutôt concentré sur ses conclusions selon lesquelles les appelants savaient qu’ils avaient arrangé la scène du crime, d’où il a présumé qu’ils étaient au courant des motifs de leur détention. Il a également accordé beaucoup de poids à ses conclusions suivant lesquelles les appelants auraient de toute façon parlé à la police parce qu’ils avaient l’intention de donner une version des faits qui les disculpait. Pour ces motifs, il a conclu que les violations [traduction] « ont eu peu d’effet » sur les appelants (par. 247).
[224] J’ai de sérieuses réserves quant à ces aspects de l’analyse du juge du procès. Ce n’est pas parce qu’ils savaient que les policiers enquêtaient sur un décès que les appelants auraient dû comprendre l’ampleur du risque qu’ils couraient sur le plan juridique. En fait, même les policiers présents sur les lieux ont témoigné qu’ils ne comprenaient pas pourquoi les appelants étaient détenus. Dans le cas de M. Beaver, la policière a ri pendant qu’elle le détenait et lui donnait sa mise en garde, ce qui indiquait qu’elle ne prenait pas la situation au sérieux et que M. Beaver n’avait pas non plus à le faire.
[225] Conclure que les appelants auraient choisi de parler aux policiers et de donner une version des faits qui les disculpait s’ils avaient été dûment informés des raisons pour lesquelles ils étaient exposés à un risque sur le plan juridique et s’ils avaient eu le droit de parler un avocat à la lumière de ces renseignements relève de la pure spéculation. Les appelants auraient pu tout aussi bien donner la version des faits qui les disculpait parce qu’ils ne comprenaient pas la gravité du risque juridique auquel ils étaient exposés ou les conséquences de la communication de ces renseignements, ou encore parce qu’ils se sentaient obligés de s’en tenir à la version des faits qu’ils avaient commencé à donner sans être dûment informés (voir, p. ex., Plaha, par. 59‑61; R. c. Noel, 2019 ONCA 860, par. 27 (CanLII)).
[226] Le juge du procès a également formulé des commentaires sur les conséquences du manquement par l’agent Taylor à son devoir de surseoir à l’interrogatoire de M. Lambert, estimant que ce dernier avait [traduction] « fourni spontanément des explications à l’agent Taylor, même après la violation de la Charte par ce dernier », et qu’il l’aurait fait de toute façon parce qu’il tenait à clamer son innocence (par. 238). On ne voit pas bien en quoi ces explications étaient spontanées, étant donné qu’elles ont été données en réponse directe aux questions de l’agent Taylor. Les raisons pour lesquelles le juge du procès a conclu que M. Lambert aurait donné ses explications à l’agent Taylor sans y être incité ne sont pas claires non plus. Encore une fois, le fait que les explications fournies étaient disculpatoires n’atténue en rien les conséquences de la décision non éclairée de M. Lambert de parler aux policiers.
[227] La Couronne affirme que l’impact des arrestations illégales est atténué par le fait que les policiers ont découvert, peu de temps après les arrestations, vers 12 h 35, que M. Bowers avait envoyé des messages incriminants sur son ordinateur à une amie le soir du 8 octobre 2016. Dans ces messages, M. Bowers disait qu’il allait [traduction] « en finir avec Brian et Jim » parce qu’ils l’avaient « baisé » (d.i., p. 45). Environ trois heures plus tard, le message suivant a été envoyé : [traduction] « Je viens de me défaire de Brian et de Jim. Je vais pouvoir avoir des chambreurs qui en valent la peine. Tu as des suggestions? » (p. 45). Dans ses observations, la Couronne a ajouté que ces messages confirmaient l’animosité qui existait entre le défunt et les appelants et que ces messages auraient permis de dissiper tout doute quant au motif des arrestations peu de temps après que les policiers les ont effectuées.
[228] Je doute que ces renseignements, qui corroboraient de nouveau un point non controversé et qui désignaient le défunt — et non les appelants — comme étant l’agresseur, aient pu compenser l’insuffisance d’information pour que le critère des motifs raisonnables soit respecté. De plus, les renseignements complémentaires contenus dans le rapport du SISP établissent que M. Bowers avait agressé M. Lambert, et ce rapport ne fait aucune mention de M. Beaver. En tout état de cause, même si ces renseignements étaient suffisants pour fournir des motifs objectivement raisonnables, ils n’atténueraient pas de façon appréciable l’effet cumulatif des violations des droits des appelants protégés par la Charte qui avaient été commises jusqu’alors.
[229] Les commentaires formulés par les policiers après les arrestations des appelants suivant lesquels ils n’étaient que des témoins et que les arrestations n’étaient qu’une formalité procédurale ont exacerbé encore plus l’impact des violations sur les appelants en minimisant l’ampleur du risque qu’ils couraient sur le plan juridique. Dans le cas de M. Beaver, le fait que la détective Hossack l’ait rassuré en lui disant que son arrestation ne changeait en rien sa situation — ce qui était de toute évidence faux — a aggravé l’incidence des violations sur ses droits protégés par la Charte.
[230] Ce facteur milite également pour l’exclusion de la preuve.
(3) L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée sur le fond
[231] L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée sur le fond milite en faveur de l’utilisation des éléments de preuve, mais pas de façon irrésistible. On ne peut pas affirmer avec certitude que la preuve à charge serait « charcutée » si les déclarations étaient exclues de la preuve (Grant, par. 83). En outre, bien que l’infraction soit indubitablement grave, ce facteur « jou[e] dans les deux sens », puisque l’intérêt du public en l’irréprochabilité du système de justice est plus important lorsque l’accusé encourt de lourdes conséquences pénales (Grant, par. 84). À cet égard, les propos formulés par le juge Iacobucci dans l’arrêt R. c. Burlingham, 1995 CanLII 88 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 206, par. 50, sont fort à propos :
. . . je souligne qu’il ne faut jamais perdre de vue que même la personne accusée du crime le plus ignoble, peu importe la probabilité qu’elle ait bel et bien commis ce crime, a droit à la pleine protection de la Charte. Couper court aux droits qui y sont garantis ou les court‑circuiter nuit non seulement à l’accusé, mais aussi à toute la considération dont jouit le système de justice criminelle. Il faut souligner que les objectifs de protection de l’intégrité du système de justice criminelle et de promotion de l’honnêteté des techniques d’enquête sont d’importance fondamentale dans l’application du par. 24(2).
(4) Mise en balance
[232] Tout compte fait, je conclus que l’utilisation des éléments de preuve en l’espèce déconsidérerait l’administration de la justice et que, par conséquent, ces éléments de preuve doivent être exclus en application du par. 24(2) de la Charte. Les circonstances entourant la détention des appelants et leur interrogatoire ont amené plusieurs policiers à violer plusieurs droits garantis par la Charte. La conduite des policiers a été extrêmement grave : ils ont violé des principes fondamentaux relatifs à la Charte qu’ils ont depuis des décennies le devoir de respecter au cours de leurs enquêtes. Il n’y avait pas de situation d’incertitude quant aux règles de droit applicables ou d’urgence justifiant une intervention pour s’occuper d’une situation qui ne cessait d’évoluer qui pourraient expliquer ces erreurs de base qui ont fondamentalement porté atteinte aux droits des appelants protégés par la Charte. Compte tenu du poids des deux premiers facteurs de l’arrêt Grant, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée sur le fond n’est pas suffisamment important en l’espèce pour faire pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve en cause (Le, par. 142; Paterson, par. 56).
IV. Conclusion
[233] Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir les pourvois, d’exclure tous les éléments de preuve qui ont été obtenus dans des conditions qui portaient atteinte aux droits garantis aux appelants par la Charte, d’annuler les déclarations de culpabilité des appelants et d’ordonner la tenue de nouveaux procès. Bien que les appelants aient réclamé une ordonnance remplaçant leur condamnation par un verdict d’acquittement, les motifs du juge du procès indiquent que la Couronne pourrait disposer d’éléments de preuve lui permettant d’établir le bien‑fondé de sa cause même après l’exclusion des éléments de preuve (voir motifs de la CBR Alb., par. 251‑252), et les renseignements contenus dans le dossier dont dispose notre Cour sont insuffisants pour décider différemment.
Pourvois rejetés, les juges Karakatsanis, Côté, Brown et Martin sont dissidents.
Procureurs de l’appelant James Andrew Beaver : McKay Ferg, Calgary; Sitar & Milczarek, Calgary.
Procureurs de l’appelant Brian John Lambert : Ruttan Bates, Calgary.
Procureur de l’intimé : Alberta Crown Prosecution Service — Appeals and Specialized Prosecutions Office, Calgary.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Addario Law Group, Toronto.