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14/10/2022 | CANADA | N°2022CSC35

Canada | Canada, Cour suprême, 14 octobre 2022, R. c. Tessier, 2022 CSC 35


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Tessier, 2022 CSC 35

 

 
Appel entendu : 6 décembre 2021
Jugement rendu : 14 octobre 2022
Dossier : 39350


 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Russell Steven Tessier
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Nouveau-Brunswick et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsan

is, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 


Motifs de jugement :
(par. 1 à 112)

Le juge Kasirer (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakats...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Tessier, 2022 CSC 35

 

 
Appel entendu : 6 décembre 2021
Jugement rendu : 14 octobre 2022
Dossier : 39350

 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Russell Steven Tessier
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général du Nouveau-Brunswick et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 112)

Le juge Kasirer (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Jamal)

 

 

Motifs conjoints dissidents :
(par. 113 à 214)

Les juges Brown et Martin

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Sa Majesté le Roi                                                                                             Appelant
c.
Russell Steven Tessier                                                                                         Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général du Nouveau-Brunswick et
Association canadienne des libertés civiles                                             Intervenants
Répertorié : R. c. Tessier
2022 CSC 35
No du greffe : 39350.
2021 : 6 décembre; 2022 : 14 octobre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
                    Droit criminel — Preuve — Admissibilité — Règle des confessions — Caractère volontaire — Mise en garde — Absence de mise en garde de la part de la police à un individu durant des interrogatoires en lien avec une enquête sur un meurtre quant à son droit de garder le silence et aux conséquences du choix de parler aux autorités — Accusation de meurtre au premier degré portée ultérieurement contre l’individu et présentation par celui-ci d’une demande d’exclusion de déclarations faites à la police au motif qu’elles auraient été involontaires — Déclarations jugées volontaires et admises en preuve par le juge du procès malgré l’absence de mise en garde — L’absence de mise en garde durant l’interrogatoire de l’individu par la police a-t-elle porté atteinte au caractère volontaire des déclarations suivant la règle des confessions? — Les déclarations étaient-elles admissibles en preuve au procès?
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Détention — Droit à l’assistance d’un avocat — Individu interrogé par la police dans un poste de police en lien avec une enquête sur un meurtre — Individu non informé par la police de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat — Individu plaidant la détention psychologique et demandant lors de son procès pour meurtre au premier degré l’exclusion de déclarations au motif qu’elles auraient été obtenues en violation du droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat — L’individu a-t-il été détenu psychologiquement de telle sorte que les déclarations devraient être écartées au procès? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 10b).
                    Lorsque la victime a été retrouvée morte dans un fossé près d’une route rurale, la police a immédiatement communiqué avec plusieurs personnes liées au défunt pour les interroger, dont son ami, l’accusé, qui a accepté de se rendre au poste. La police n’a pas averti l’accusé qu’il avait le droit de garder le silence ou que ses déclarations pourraient être utilisées en preuve, et ne l’a pas informé de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte. Au cours de l’interrogatoire, l’accusé a fourni des détails concernant la victime, son lien avec elle et ses propres déplacements dans les jours précédant le décès. Durant un deuxième interrogatoire qui a eu lieu plus tard la même journée, l’accusé a dévoilé qu’il avait récemment récupéré une arme à feu d’un champ de tir. Il a demandé à la police de se rendre à son appartement pour confirmer que l’arme à feu se trouvait toujours dans la penderie de sa chambre à coucher, mais la police a constaté que l’arme ne s’y trouvait pas et elle a fait lecture à l’accusé de ses droits et l’a mis en garde. Ce dernier a par la suite été inculpé de meurtre au premier degré. Bien qu’il n’ait pas fait d’aveu dans ses réponses aux questions de la police, il a formulé certains commentaires que la Couronne a voulu présenter au procès afin d’établir sa culpabilité.
                    Un voir‑dire préalable au procès a eu lieu pour vérifier si les déclarations de l’accusé étaient volontaires et donc admissibles suivant la règle des confessions de la common law, et si la police avait porté atteinte à son droit de garder le silence et à son droit de recourir à l’assistance d’un avocat garanti par la Charte de sorte que les éléments de preuve devraient être écartés. Le juge du procès a conclu que l’accusé n’était pas un suspect lorsque la police l’a interrogé et que ses déclarations ont été faites volontairement. De plus, ses droits protégés par la Charte ne sont pas entrés en jeu puisqu’il n’a pas été détenu psychologiquement par la police. Le juge du procès a donc conclu que les déclarations étaient admissibles au procès. Selon la Cour d’appel, le juge du procès a commis des erreurs de droit relativement à la règle des confessions. Elle a conclu que le juge du procès n’a pas examiné la question de savoir si l’accusé avait fait un choix utile de parler à la police comme condition du caractère volontaire, et a donc ordonné la tenue d’un nouveau procès. Elle n’a pas tranché la question de la détention psychologique.
                    Arrêt (les juges Brown et Martin sont dissidents) : L’appel est accueilli et la déclaration de culpabilité est rétablie.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe, Kasirer et Jamal : Malgré l’absence d’une mise en garde, les déclarations de l’accusé à la police étaient volontaires suivant la règle des confessions. L’accusé a fait le choix libre et éclairé de parler à la police et n’a pas été privé injustement de son droit au silence. Puisqu’il y avait un motif raisonnable de considérer l’accusé comme un suspect au moment de l’interrogatoire, l’absence de mise en garde constitue une preuve prima facie que les déclarations de l’accusé étaient involontaires. Toutefois, la Couronne s’est acquittée de son fardeau en prouvant que l’absence d’une mise en garde a été sans conséquence et que les déclarations étaient, hors de tout doute raisonnable et compte tenu du contexte dans son ensemble, volontaires. De plus, l’accusé n’a pas été détenu psychologiquement, de telle sorte qu’il ne saurait prétendre à la violation de ses droits protégés par la Charte. En conséquence, son droit de recourir à l’assistance d’un avocat n’a pas été violé.
                    Suivant la règle moderne des confessions, une déclaration ne sera pas jugée admissible si elle a été faite dans des circonstances qui soulèvent un doute raisonnable quant à son caractère volontaire. La Couronne a le fardeau de persuasion ou le fardeau juridique de prouver le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable. L’analyse doit être contextuelle et fondée sur les faits; elle exige du juge de première instance qu’il soupèse les facteurs pertinents de l’affaire en cause. Il faut notamment tenir compte de l’existence de menaces ou de promesses, de l’oppression, de la théorie de l’état d’esprit conscient et des ruses policières. L’état d’esprit conscient, par exemple, exige de démontrer que l’accusé était en mesure de faire un choix utile de parler ou non à la police et que ce choix n’a pas été indûment influencé par les actes de l’État. Les termes employés pour parler du choix utile, libre ou fait activement mettent l’accent sur le caractère volontaire général de la déclaration, plutôt que sur un niveau minimal de connaissance subjective véritable que l’accusé n’avait aucune obligation de parler à la police et que tout ce qui serait dit pourrait servir de preuve. Ces facteurs ne sont pas une liste de contrôle : en fin de compte, le juge de première instance doit déterminer, à la lumière de l’ensemble du contexte de l’affaire, si les déclarations faites par l’accusé étaient fiables et si la conduite de l’État a servi d’une quelconque façon à le priver de son libre choix de parler ou non à une personne en autorité.
                    La règle des confessions vise à établir un équilibre entre le droit de l’accusé de garder le silence et son droit à la protection contre l’auto‑incrimination et les objectifs légitimes de l’État en matière d’application de la loi dans le cadre d’enquêtes criminelles. Ces droits et intérêts visent à préserver la confiance du public envers l’administration de la justice pénale. Pour que justice soit rendue, il faut reconnaître que les droits de l’accusé sont importants, mais pas illimités; il faut également donner aux policiers une marge de manœuvre pour mener à bien les enquêtes criminelles, sans toutefois laisser leur comportement sans surveillance. Dans la recherche de cet équilibre, la loi impose à la Couronne le lourd fardeau de prouver le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable, ce qui protège grandement l’accusé à toutes les étapes d’une enquête criminelle.
                    La règle des confessions est guidée par des préoccupations de fiabilité et d’équité, et elle s’applique différemment selon le contexte. La mise en garde policière est habituellement considérée comme une question d’équité, puisque l’absence d’une mise en garde peut injustement priver quelqu’un de sa capacité à faire un choix libre et utile de parler ou non à la police, même s’il est exposé à un risque juridique. Toutefois, la mise en garde ne règle pas toutes les questions soulevées par la règle des confessions. L’absence d’une mise en garde constitue un facteur important, mais pas déterminant dans l’analyse du caractère volontaire. Une mise en garde vise à corriger un déséquilibre informationnel lorsqu’une personne détenue ou arrêtée est dans un état de vulnérabilité accrue, tandis que le caractère volontaire englobe un faisceau de valeurs plus large guidé par la fiabilité et l’équité. Bien que l’équité joue un rôle important dans la règle moderne, elle ne saurait prévaloir dans l’analyse au détriment d’autres valeurs. La règle des confessions vise également à empêcher que les défendeurs innocents fassent de fausses confessions et à protéger les suspects des tactiques policières abusives. Il s’agit d’objectifs distincts qui, chacun à sa façon, sont pris en considération dans les facteurs liés aux menaces ou aux encouragements, à l’oppression et aux ruses. Ces préoccupations demeurent, même lorsqu’une mise en garde a été adéquatement faite et comprise. Une analyse contextuelle est donc nécessaire pour offrir aux suspects une protection adéquate qui s’étend au‑delà de celle qu’offre la mise en garde à elle seule.
                    En décidant que l’absence d’une mise en garde constitue un facteur important, mais pas déterminant, dans l’analyse du caractère volontaire, la Cour, dans Boudreau c. The King, 1949 CanLII 26 (SCC), [1949] R.C.S. 262, a confirmé que la règle des confessions devrait également demeurer souple pour tenir compte de la complexité des réalités des enquêtes policières. Considérer l’absence d’une mise en garde policière comme un facteur déterminant du caractère volontaire en imposant une règle rigide risquerait d’empêcher le recours à des techniques d’enquête légitimes tout en faisant fi des autres protections prévues par la règle. La règle des confessions reconnaît par son objet que les déclarations obtenues lors d’un interrogatoire policier ont une valeur, pourvu qu’elles soient fiables et qu’elles aient été obtenues équitablement; par conséquent, même en l’absence d’une mise en garde, les circonstances peuvent indiquer qu’une personne a choisi librement de parler et qu’aucune question d’équité ne se pose.
                    Qui plus est, même si une mise en garde peut contribuer à assurer qu’une enquête soit menée de manière équitable, les considérations liées à l’équité sont peu susceptibles de s’appliquer de la même manière lorsque la personne n’est pas soupçonnée d’être impliquée dans le crime faisant l’objet de l’enquête. Les considérations liées à l’équité s’appliquent véritablement uniquement une fois qu’une personne est ciblée par l’État; dans le cas où un simple témoin ou une personne qui n’est pas impliquée dans le crime est interrogé, le fait d’introduire une exigence de mise en garde comme condition du caractère volontaire pourrait porter atteinte à l’administration de la justice, et ce, même dans les cas où aucune injustice ne découle de l’obtention de la déclaration. Exiger une mise en garde dans toutes les circonstances entraverait inutilement le travail des policiers, et pourrait même nuire aux enquêtes lorsqu’une personne n’est exposée à aucun risque juridique manifeste et que les policiers ont simplement l’intention de recueillir de l’information. En conséquence, il est préférable de permettre aux tribunaux de procéder avec souplesse à une évaluation des véritables circonstances du contact avec la police.
                    Le poids à accorder à l’absence d’une mise en garde se situe sur une échelle. À une extrémité, l’importance accordée au fait de ne pas mettre en garde une personne qui n’est pas impliquée dans le crime sera habituellement négligeable. L’absence relative de vulnérabilité chez une personne qui n’est pas impliquée dans le crime ou un témoin qui est interrogé par la police signifie qu’il ne sera habituellement pas nécessaire d’établir qu’il y a eu mise en garde pour démontrer que les déclarations étaient volontaires. À l’autre extrémité de l’échelle, la vulnérabilité des détenus et le risque juridique auquel ils sont exposés consolident la nécessité d’une mise en garde policière. L’équité exige qu’ils connaissent leur droit de recourir à l’assistance d’un avocat et, par extension, leur droit de garder le silence, de manière à ce qu’ils puissent faire le choix éclairé de participer ou non à l’enquête. Le poids accordé à l’absence d’une mise en garde dans ces circonstances se situera à l’extrémité supérieure de l’échelle. Entre ces deux extrêmes, dans des circonstances où la police interroge un suspect qui n’est pas détenu sans lui faire une mise en garde, l’absence de cette dernière n’est pas fatale, mais elle constitue un facteur important pour juger du caractère volontaire.
                    Pour assurer une protection adéquate et fondée sur des principes en application de la règle des confessions, l’analyse doit ainsi prendre tout particulièrement en considération le risque accru auquel est exposé un suspect et, par conséquent, sa vulnérabilité. Lorsqu’un accusé remet en question le caractère volontaire en ce qui a trait à un interrogatoire par la police durant lequel il n’a pas été mis en garde, la première étape consiste à déterminer s’il était ou non un suspect. Le critère est le suivant : Y a‑t‑il des faits objectivement discernables connus de l’agent qui procède à l’interrogatoire au moment de l’interrogatoire qui pourraient amener un enquêteur raisonnablement compétent à conclure que la personne interrogée était impliquée dans l’infraction criminelle visée par l’enquête? Si l’accusé était un suspect, l’absence de mise en garde est une preuve prima facie d’un déni inéquitable de choix, mais elle n’est pas déterminante pour trancher la question. Il s’agit d’une preuve crédible de l’absence du caractère volontaire sur laquelle la cour doit se pencher directement. Selon les circonstances, le déni de choix peut être pertinent dans le cadre de l’analyse du caractère volontaire. Toutefois, l’absence de mise en garde n’est pas décisive et la Couronne peut malgré tout se décharger de son fardeau si l’ensemble des circonstances le permet. La Couronne n’a pas à prouver que l’accusé a compris subjectivement le droit au silence ou les conséquences de sa prise de parole, mais, si elle peut le faire, cela constituera généralement une preuve convaincante du caractère volontaire de la déclaration. Si les circonstances donnent à penser que la police a tiré profit d’un déficit informationnel, cela pèsera lourdement en faveur d’une conclusion selon laquelle la déclaration n’était pas volontaire. Cependant, si la Couronne est en mesure de prouver que le suspect a conservé la capacité d’exercer son libre choix vu l’absence de signes de menaces ou d’encouragement, d’oppression, de l’absence d’un esprit conscient ou de ruse policière, cela suffira pour qu’elle se décharge de son fardeau de prouver que la déclaration était volontaire et remédier à l’absence de mise en garde qui avait entaché le processus. La Couronne n’est pas pour autant libérée de son fardeau ultime de prouver le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable. L’accent est plutôt mis sur la portée juridique de l’absence d’une mise en garde comme une manifestation possible du caractère non volontaire lorsqu’une personne est un suspect.
                    En l’espèce, les énoncés de droit formulés par le juge du procès concernant la règle des confessions ne constituaient pas des erreurs de droit qui justifiaient une intervention de la Cour d’appel. Une conclusion à l’égard du caractère volontaire commande la retenue, à moins qu’il puisse être démontré qu’elle constitue une erreur manifeste et dominante. Bien que le juge du procès ait commis des erreurs en concluant que l’accusé n’était pas un suspect, ces dernières ne constituaient pas des erreurs dominantes. Il n’y avait pas lieu de modifier les conclusions du juge du procès selon lesquelles les déclarations de l’accusé étaient volontaires et celui‑ci a exercé son libre choix lorsqu’il a décidé de parler.
                    En outre, la conclusion du juge du procès selon laquelle l’accusé n’était pas détenu psychologiquement doit être confirmée. Une telle détention existe lorsqu’un individu est légalement tenu d’obtempérer à un ordre ou à une sommation de la police, ou lorsqu’une personne raisonnable se trouvant dans la même situation que cet individu se sentirait obligée de le faire et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir. Il faut tenir compte de trois facteurs et les mettre en balance : premièrement, les circonstances à l’origine du contact avec la police telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir; deuxièmement, la nature de la conduite des policiers; troisièmement, les caractéristiques ou la situation particulière de la personne selon leur pertinence. En l’espèce, ces facteurs militent contre la conclusion selon laquelle l’accusé était détenu.
                    Les juges Brown et Martin (dissidents) : Le pourvoi devrait être rejeté et l’ordonnance de la Cour d’appel ordonnant la tenue d’un nouveau procès devrait être confirmée. Les déclarations qu’a faites l’accusé au cours des deux interrogatoires de police auraient dû être exclues au procès.
                    Les juges majoritaires apportent un changement bénéfique au droit en affirmant que l’absence d’un avertissement à un suspect qui parle à la police constitue une preuve prima facie que celui‑ci a été injustement privé de son choix de parler ou non à la police. Il appert que les juges majoritaires proposent l’adoption d’une présomption d’inadmissibilité dans le cas des déclarations obtenues d’un suspect sans qu’il ait reçu un avertissement préalable. Suivant le raisonnement que sous‑tend la présomption préconisée par les juges majoritaires, l’absence de mise en garde peut empêcher injustement l’intéressé de faire un choix libre et utile de parler ou non à la police lorsqu’il est exposé à un risque juridique. Il y a accord avec ces affirmations, mais elles laissent à désirer, parce que les juges majoritaires ne poussent pas leur raisonnement jusqu’à sa conclusion logique, à savoir que, pour s’assurer que les intéressés font un choix libre et utile de parler ou non à la police, cette dernière devrait donner un avertissement au début de tout interrogatoire — pas seulement de l’interrogatoire de suspects.
                    Cette règle découle de la jurisprudence de la Cour, qui s’est progressivement détachée d’une analyse axée exclusivement sur des facteurs négatifs, tels que les incitations, les ruses et les mesures d’oppression des policiers. Depuis au moins l’arrêt de la Cour R. c. Hebert, 1990 CanLII 118 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 151, confirmé récemment dans l’arrêt R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405, il est clair qu’on ne peut conclure au caractère volontaire que lorsque l’accusé a exercé un véritable choix en décidant de parler à la police. Cette exigence témoigne de la préoccupation de la règle des confessions envers le droit d’un individu de décider de parler ou non à la police, une exigence qui sous‑tend le privilège de ne pas s’incriminer et le droit de garder le silence. Pour se prononcer sur le caractère volontaire, le tribunal doit examiner si l’accusé a été privé du droit de garder le silence que lui reconnaissent la Charte ou la common law. L’analyse est principalement axée sur la question de savoir si l’accusé a été en mesure de faire un véritable choix quant à la décision de parler ou non à la police. Un véritable choix est un choix éclairé. La conception moderne du véritable choix va plus loin que l’état d’esprit conscient. La théorie de l’état d’esprit conscient porte sur la capacité cognitive de l’accusé, mais cette capacité de choisir entre diverses options est illusoire s’il ne dispose pas de renseignements sur ces options. La personne interrogée ne peut pas faire un véritable choix si elle ignore qu’elle a le droit de parler ou non à la police et si elle ne connaît pas les conséquences de sa décision de parler.
                    Le caractère volontaire repose donc sur l’hypothèse que la personne interrogée devrait avoir une connaissance réelle des options qui s’offrent à elle sur le plan juridique. On ne peut pas simplement tenir pour acquis que les personnes qui échangent avec la police savent qu’elles ont le droit de garder le silence et que tout ce qu’elles disent peut être utilisé en preuve. En conséquence, contrairement à ce que proposent les juges majoritaires, l’importance de l’avertissement ne devrait pas se limiter aux situations dans lesquelles l’accusé est un suspect ou une personne détenue. Un avertissement devrait être donné au début de tous les interrogatoires, et son importance augmente en fonction du risque objectif d’auto‑incrimination.
                    Le rôle de l’avertissement dans le cadre de cette analyse exige une plus grande clarté, des balises plus claires et des garanties accrues pour les individus. L’approche de la Cour en ce qui concerne l’avertissement, énoncée dans l’arrêt Boudreau, n’a pas été revue pour tenir compte de la reconnaissance ultérieure par la Cour de l’exigence du choix éclairé. De plus, la directive dans l’arrêt Boudreau selon laquelle le défaut de donner un avertissement au suspect est « un facteur à considérer, qui, dans bien des cas, est important » pour décider si la déclaration du suspect était volontaire a entraîné peu d’uniformité dans la façon dont les tribunaux abordent le défaut de donner un avertissement au suspect. La Cour devrait donc adopter une nouvelle approche en matière d’avertissement. Le faisceau de valeurs qui sous‑tendent les conceptions de l’équité et de l’administration de la justice a évolué depuis l’arrêt Boudreau rendu en 1949. Il faut adopter une approche plus rigoureuse à l’égard de l’avertissement dans le cadre de l’analyse du caractère volontaire, et cette approche doit mieux respecter les garanties modernes qu’accorde la règle des confessions relativement au droit reconnu en common law de garder le silence et au principe interdisant l’auto‑incrimination.
                    Comme l’analyse du caractère volontaire vise à déterminer si l’accusé a fait un véritable choix — et donc un choix éclairé — en décidant de parler à la police, il incombe à la Couronne de démontrer que ce choix était bel et bien éclairé. La Couronne doit démontrer que les policiers ont informé la personne interrogée de son droit de garder le silence ainsi que des conséquences de sa décision de leur parler au moment où ils ont pris contact avec cette personne pour recueillir des renseignements au sujet d’un crime sur lequel ils enquêtaient. En l’absence de cet avertissement, il existe une présomption selon laquelle toute déclaration faite est involontaire, présomption qui, si elle n’est pas réfutée, rend inadmissible toute déclaration, puisque les policiers ne peuvent pas tenir pour acquis que la personne interrogée comprend ses droits ou était consciente des risques auxquels elle s’exposait. La Couronne peut réfuter cette présomption en démontrant, au moyen d’autres sources d’information objectives, que la personne interrogée savait par ailleurs qu’elle avait le droit de garder le silence et que tout ce qu’elle dirait pourrait être utilisé en preuve. Il sera d’autant plus difficile de réfuter cette présomption lorsque le risque d’auto‑incrimination est objectivement accru, indépendamment de la croyance subjective de l’enquêteur quant au statut de la personne interrogée, qu’elle soit un témoin, un suspect ou un détenu. Le risque est objectivement accru, par exemple, lorsque les policiers invitent une personne à se présenter au poste de police pour subir un interrogatoire qui sera enregistré, lorsqu’ils adoptent une attitude antagoniste durant l’interrogatoire ou lorsqu’il existe des renseignements qui, de façon objective, éveillent un soupçon raisonnable que l’individu a été impliqué dans le crime en cause. La présomption n’entre pas en jeu chaque fois qu’un accusé fait une déclaration à une personne en autorité ou à chaque interaction d’un individu avec la police; elle ne s’applique que lorsque celle‑ci enquête sur un crime et communique avec une personne pour obtenir des renseignements au sujet de ce crime.
                    Un avertissement — une simple phrase — de la part des autorités, au début de l’interrogatoire, indiquant que la personne n’est pas obligée de dire quoi que ce soit, mais que tout ce qu’elle dira pourra être utilisé en preuve, jette les bases nécessaires au caractère volontaire et améliore l’équité du processus. En remplaçant l’hypothèse douteuse de la connaissance universelle par une communication simple et directe, toute asymétrie informationnelle est corrigée, et ce, au profit de tous. Tout d’abord, ayant été informées du choix dont elles disposent, les personnes interrogées comprennent qu’elles peuvent légitimement garder le silence. Ensuite, les policiers disposent d’une règle claire et nette qui ne repose pas sur des paramètres complexes les obligeant à tenir compte de leur perception du statut de la personne interrogée à un moment donné. Les interrogatoires sont si dynamiques et fluides qu’il s’avère extrêmement difficile de déterminer avec certitude à quel moment la personne interrogée devient un suspect potentiel, une personne d’intérêt, un vrai suspect ou une personne détenue. Fournir les renseignements de base et nécessaires dès le départ, c’est‑à‑dire dès lors que la question du caractère volontaire se pose, permet aux autorités de procéder, sans crainte que la personne interrogée se méprenne quant à savoir si elle doit parler ou non, et donne lieu à des déclarations involontaires (et donc inadmissibles) lors des interrogatoires menés soigneusement par les autorités. Enfin, il s’ensuit que la Couronne a intérêt à ce que ces renseignements soient communiqués à l’accusé dès le départ, puisqu’on peut ainsi plus facilement s’assurer que l’accusé a exercé le véritable choix qui est au cœur de l’examen du caractère volontaire.
                    Cette approche encourage l’équité et une bonne administration de la justice — deux considérations qui sous‑tendent la règle relative aux confessions —, elle incite fortement les policiers à fournir un avertissement aux personnes avant de les interroger et elle contribue à atténuer le déficit informationnel ainsi que l’élément coercitif inhérents aux interrogatoires policiers. Elle ne nuirait pas indûment aux enquêtes policières. Une approche qui inviterait effectivement les policiers à exploiter les limites obscures de la détention psychologique et à tirer parti de l’ignorance des individus de leurs droits pour leur en soutirer des déclarations qui risquent de les incriminer ne devrait pas être approuvée.
                    Si l’on applique ce test reformulé à la présente affaire, l’accusé n’a pas parlé volontairement aux policiers en étant conscient de ce qui était en jeu. La Cour d’appel a eu raison de conclure que le juge du procès a commis des erreurs de droit dans son évaluation du caractère volontaire des déclarations de l’accusé. La police est entrée en communication avec l’accusé pour obtenir des renseignements dans le cadre d’une enquête sur un homicide. À lui seul, ce fait justifiait un avertissement. La Couronne devait donc démontrer que l’accusé a fait un choix éclairé en décidant de parler à la police. Comme la police n’a donné un avertissement à l’accusé qu’après avoir constaté la disparition de son arme à feu, les déclarations antérieures de l’accusé étaient présumées inadmissibles. Puisque les questions de la police sont devenues antagonistes et que l’accusé est devenu un suspect au cours du premier interrogatoire, le risque d’auto‑incrimination s’était objectivement accru, rendant ainsi la présomption d’inadmissibilité plus difficile à réfuter. La Couronne n’a présenté aucune preuve claire et convaincante démontrant que les déclarations de l’accusé étaient volontaires et n’a donc pas réussi à réfuter la présomption du caractère involontaire.
Jurisprudence
Citée par le juge Kasirer
                    Arrêts appliqués : R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3; Boudreau c. The King, 1949 CanLII 26 (SCC), [1949] R.C.S. 262; R. c. Whittle, 1994 CanLII 55 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 914; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; arrêts examinés : R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405; R. c. Hebert, 1990 CanLII 118 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 151; arrêts mentionnés : R. c. Morrison, [2000] O.J. No. 5733 (QL), 2000 CarswellOnt 5811 (WL); R. c. Worrall, [2002] O.J. No. 2711 (QL), 2002 CarswellOnt 5171 (WL); Timm c. La Reine, 1998 CanLII 12523 (QC CA), [1998] R.J.Q. 3000; R. c. Ewert, 1992 CanLII 35 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 161; Ward c. La Reine, 1979 CanLII 14 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 30; Mom c. R., 2018 QCCA 1381; Legault c. R., 2017 QCCA 1769; R. c. D.N., 2018 BCCA 18, 358 C.C.C. (3d) 471; R. c. Cunningham, 2017 ABCA 169, 349 C.C.C. (3d) 82; Schwartz c. Canada, 1996 CanLII 217 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 254; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3; R. c. Burns, 1994 CanLII 127 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 656; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; Horvath c. La Reine, 1979 CanLII 16 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 376; R. c. Love, 2020 ABQB 689, 21 Alta. L.R. (7th) 248; Clarkson c. La Reine, 1986 CanLII 61 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 383; R. c. MacDonald‑Pelrine, 2014 NSCA 6, 339 N.S.R. (2d) 277; Yergeau c. R., 2021 QCCA 1827; R. c. Baylis, 2015 ONCA 477, 326 C.C.C. (3d) 18; R. c. Ponace, 2019 MBCA 99, [2020] 3 W.W.R. 657; R. c. Lambert, 2018 NLCA 39, 363 C.C.C. (3d) 397; R. c. Bottineau, 2011 ONCA 194, 269 C.C.C. (3d) 227; R. c. M. (D.), 2012 ONCA 894, 295 C.C.C. (3d) 159; R. c. Pepping, 2016 ONCA 809; R. c. Oland, 2018 NBBR 255; R. c. Smyth, 2006 CanLII 52358; R. c. Wong, 2017 ONSC 1501; R. c. Merritt, 2016 ONSC 7009; R. c. Higham, 2007 CanLII 20104; Prosko c. The King (1922), 1922 CanLII 584 (SCC), 63 R.C.S. 226; R. c. Perry (1993), 1993 CanLII 5399 (NB CA), 140 R.N.‑B. (2e) 133; R. c. Peterson, 2013 MBCA 104, 299 Man. R. (2d) 236; R. c. Pearson, 2017 ONCA 389, 348 C.C.C. (3d) 277; R. c. Joseph, 2020 ONCA 73, 385 C.C.C. (3d) 514; Bernard c. R., 2019 QCCA 1227, 55 C.R. (7th) 406; R. c. Kelly, 2019 NLCA 23, 374 C.C.C. (3d) 360; R. c. Spencer, 2007 CSC 11, [2007] 1 R.C.S. 500; Rothman c. La Reine, 1981 CanLII 23 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 640; R. c. Hodgson, 1998 CanLII 798 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 449; Gach c. The King, 1943 CanLII 32 (SCC), [1943] R.C.S. 250; R. c. Lapointe and Sicotte (1983), 1983 CanLII 3558 (ON CA), 9 C.C.C. (3d) 366, conf. par 1987 CanLII 69 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1253; R. c. Crawford, 1995 CanLII 138 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 858; Auclair c. La Reine, 2004 CanLII 24201 (QC CA), [2004] R.J.Q. 767; R. c. Campbell, 2018 ONCA 837, 366 C.C.C. (3d) 346; R. c. Boothe, 2016 ONCA 987; R. c. Blackmore, 2017 BCSC 2682; R. c. Leblanc, 2001 CanLII 12528; R. c. Moran (1987), 1987 CanLII 124 (ON CA), 36 C.C.C. (3d) 225; R. c. Seagull, 2015 BCCA 164, 323 C.C.C. (3d) 361; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; R. c. Pomeroy, 2008 ONCA 521, 91 O.R. (3d) 261; R. c. Hawkins, 1993 CanLII 140 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 157, inf. (1992), 1992 CanLII 7125 (NL CA), 102 Nfld. & P.E.I.R. 91.
Citée par les juges Brown et Martin (dissidents)
                    R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3; R. c. Hebert, 1990 CanLII 118 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405; Boudreau c. The King, 1949 CanLII 26 (SCC), [1949] R.C.S. 262; Gach c. The King, 1943 CanLII 32 (SCC), [1943] R.C.S. 250; Piché c. La Reine, 1970 CanLII 182 (CSC), [1971] R.C.S. 23; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202; Ibrahim c. The King, [1914] A.C. 599; R. c. Warickshall (1783), 1 Leach 263, 168 E.R. 234; R. c. K.P.L.F., 2010 NSCA 45, 290 N.S.R. (2d) 387; R. c. Voisin, [1918] 1 K.B. 531; Practice Note (Judges’ Rules), [1964] 1 W.L.R. 152; Prosko c. The King (1922), 1922 CanLII 584 (SCC), 63 R.C.S. 226; R. c. Whittle, 1994 CanLII 55 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 914; Rothman c. La Reine, 1981 CanLII 23 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 640; R. c. Fitton, 1956 CanLII 28 (SCC), [1956] R.C.S. 958; R. c. Esposito (1985), 1985 CanLII 118 (ON CA), 24 C.C.C. (3d) 88; R. c. Oickle (1998), 1998 NSCA 59 (CanLII), 164 N.S.R. (2d) 342; R. c. Whittle (1992), 1992 CanLII 12777 (ON CA), 78 C.C.C. (3d) 49; R. c. Singh, 2003 BCSC 2013; R. c. Worrall, [2002] O.J. No. 2711 (QL), 2002 CarswellOnt 5171 (WL); R. c. Higham, 2007 CanLII 20104; R. c. Garnier, 2017 NSSC 338; R. c. Morrison, [2000] O.J. No. 5733 (QL), 2000 CarswellOnt 5811 (WL); R. c. Randall, 2003 CanLII 2205; R. c. Joseph, 2020 ONCA 73, 385 C.C.C. (3d) 514; R. c. Pearson, 2017 ONCA 389, 348 C.C.C. (3d) 277; R. c. Bottineau, 2011 ONCA 194, 269 C.C.C. (3d) 227; R. c. Al‑Enzi, 2021 ONCA 81, 401 C.C.C. (3d) 277; R. c. Sinclair, 2010 CSC 35, [2010] 2 R.C.S. 310; R. c. Lourenco, 2011 ONCA 782, 286 O.A.C. 187; R. c. Dunstan, 2017 ONCA 432, 348 C.C.C. (3d) 436; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; R. c. Bartle, 1994 CanLII 64 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 173; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Crawford, 1995 CanLII 138 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 858; R. c. Turcotte, 2005 CSC 50, [2005] 2 R.C.S. 519; R. c. M. (D.), 2012 ONCA 894, 295 C.C.C. (3d) 159; R. c. Engel, 2016 ABCA 48, 616 A.R. 181.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 9, 10, 24(2).
Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, art. 146(2).
Doctrine et autres documents cités
Dufraimont, Lisa. « The Common Law Confessions Rule in the Charter Era : Current Law and Future Directions » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 249.
Fortin, Jacques. Preuve pénale, Montréal, Thémis, 1984.
Grano, Joseph D. « Voluntariness, Free Will, and the Law of Confessions » (1979), 65 Va. L. Rev. 859.
Ives, Dale E. « Preventing False Confessions : Is Oickle Up to the Task? » (2007), 44 San Diego L. Rev. 477.
Kaufman, Fred. The Admissibility of Confessions, 3rd ed., Toronto, Carswell, 1979.
Lederman, Sidney N., Michelle K. Fuerst and Hamish C. Stewart. Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada, 6th ed., Toronto, LexisNexis, 2022.
Paciocco, David M., Palma Paciocco and Lee Stuesser. The Law of Evidence, 8th ed., Toronto, Irwin Law, 2020.
Parent, Hugues. Traité de droit criminel, t. IV, Les garanties juridiques, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2021.
Penney, Steven. « Police Questioning in the Charter Era : Adjudicative versus Regulatory Rule-making and the Problem of False Confessions » (2012), 57 S.C.L.R. (2d) 263.
Penney, Steven. « Theories of Confession Admissibility : A Historical View » (1998), 25 Am. J. Crim. L. 309.
Penney, Steven. « What’s Wrong with Self‑Incrimination? The Wayward Path of Self-Incrimination Law in the Post‑Charter Era — Part II : Self‑Incrimination in Police Investigations » (2004), 48 Crim. L.Q. 280.
Penney, Steven, Vincenzo Rondinelli and James Stribopoulos. Criminal Procedure in Canada, 3rd ed., Toronto, LexisNexis, 2022.
Stewart, Hamish. « The Confessions Rule and the Charter » (2009), 54 R.D. McGill 517.
Stuart, Don. « Oickle : The Supreme Court’s Recipe for Coercive Interrogation » (2001), 36 C.R. (5th) 188.
Stuesser, Lee. « The Accused’s Right to Silence : No Doesn’t Mean No » (2002), 29 Man. L.J. 149.
Thomas, Edmund. « Lowering the Standard : R. v. Oickle and the Confessions Rule in Canada » (2006), 10 Rev. can. D.P. 69.
Trotter, Gary T. « The Limits of Police Interrogation : The Limits of the Charter » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 293.
Vauclair, Martin, et Tristan Desjardins, avec la collaboration de Pauline Lachance. Traité général de preuve et de procédure pénales 2022, 29e éd., Montréal, Yvon Blais, 2022.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Schutz, Khullar et Antonio), 2020 ABCA 289, 12 Alta. L.R. (7th) 55, 390 C.C.C. (3d) 491, 468 C.R.R. (2d) 1, [2020] 11 W.W.R. 444, [2020] A.J. No. 826 (QL), 2020 CarswellAlta 1432 (WL), qui a annulé la déclaration de culpabilité pour meurtre au premier degré prononcée contre l’accusé et a ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli, les juges Brown et Martin sont dissidents.
                    Matthew W. Griener, pour l’appelant.
                    Pawel J. Milczarek et Kelsey Sitar, pour l’intimé.
                    Frank Au et James V. Palangio, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Patrick McGuinty, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.
                    Samara Secter, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
 
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe, Kasirer et Jamal rendu par
 
                    Le juge Kasirer —
I.               Aperçu
[1]                             Durant l’interrogatoire qu’il a subi à un poste de police dans le cadre d’une enquête sur un meurtre, M. Russell Steven Tessier n’a pas été informé de son droit de garder le silence. Il n’a pas été averti que, s’il parlait aux autorités, ce qu’il leur dirait pourrait être consigné par écrit et servir de preuve devant un tribunal. Bien qu’il n’ait pas fait d’aveu dans ses réponses aux questions de la police, M. Tessier a formulé certains commentaires que la poursuite a voulu présenter au procès afin d’établir sa culpabilité. Au moment des interrogatoires, M. Tessier n’était ni en état d’arrestation ni détenu physiquement. Les parties sont en désaccord quant à savoir s’il est devenu un suspect au cours des interrogatoires et s’il a été détenu psychologiquement en raison du comportement des agents au poste de police.
[2]                             Les déclarations ont été admises au terme d’un voir‑dire au procès. Monsieur Tessier a ultimement été déclaré coupable de meurtre au premier degré. La Cour d’appel a conclu que le juge du procès a commis des erreurs de droit lorsqu’il a déterminé si les déclarations avaient été faites volontairement, notamment en interprétant erronément la notion d’équité inhérente à la règle des confessions, la théorie de l’état d’esprit conscient associée au caractère volontaire ainsi que le test à appliquer pour établir si M. Tessier était un suspect au moment en cause. La Cour d’appel a annulé la déclaration de culpabilité et a ordonné la tenue d’un nouveau procès.
[3]                             La principale question soulevée en appel devant la Cour est celle de savoir si la Couronne s’est acquittée de son lourd fardeau de démontrer hors de tout doute raisonnable que les déclarations de M. Tessier étaient volontaires au sens de la règle des confessions de la common law. La Cour d’appel a déclaré que le juge du procès n’a pas examiné la question fondamentale dans la présente affaire, à savoir si, en l’absence d’une mise en garde, M. Tessier avait été privé d’un choix utile de parler ou non à la police, [traduction] « en sachant qu’il n’était pas obligé de répondre aux questions de cette dernière ou que tout ce qu’il dirait serait consigné par écrit et pourrait servir de preuve » (2020 ABCA 289, 12 Alta. L.R. (7th) 55, par. 54 (en italique dans l’original)). Le pourvoi porte sur deux questions connexes découlant de la règle des confessions : premièrement, celle de la teneur des exigences de la théorie de l’état d’esprit conscient et, deuxièmement, celle de l’incidence de l’absence d’une mise en garde sur le caractère volontaire avant la détention ou l’arrestation.
[4]                             L’on a souvent dit qu’une application appropriée de la règle des confessions vise à atteindre un juste équilibre entre les droits individuels et les intérêts de la société qui sont en jeu dans le cadre d’un interrogatoire policier : d’une part, la protection de l’accusé contre un interrogatoire policier irrégulier et, d’autre part, le fait d’offrir aux autorités la marge de manœuvre dont elles ont besoin pour poser les questions difficiles en vue de mener à bien les enquêtes criminelles (R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, par. 33). Pour atteindre ce juste équilibre, il est essentiel de comprendre l’incidence de l’absence d’une mise en garde sur le caractère volontaire à l’étape qui précède la détention et, plus particulièrement, sur les considérations liées à l’équité qui sous‑tendent la règle des confessions.
[5]                             Dans l’arrêt R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405, la juge Charron a formulé des indications utiles aux personnes en autorité qui mènent des enquêtes criminelles : « Même si le suspect n’est pas officiellement en état d’arrestation et qu’il n’est manifestement pas détenu, la mise en garde policière est indiquée. . . » (par. 33). L’intuition de la juge Charron est avisée et compréhensible. Bien qu’une mise en garde appropriée ne garantisse pas que les déclarations faites par la suite seront volontaires, il va sans dire que la Couronne aura plus de facilité à prouver que l’accusé a choisi librement de parler aux autorités si une telle mise en garde a été formulée. Comme un suspect est plus susceptible de faire des déclarations involontaires qu’un simple témoin ou qu’une personne qui n’est pas impliquée dans le crime, l’existence ou l’absence d’une mise en garde policière est un facteur [traduction] « important » à considérer pour répondre à la question du caractère volontaire sur laquelle repose l’admissibilité des déclarations (Boudreau c. The King, 1949 CanLII 26 (SCC), [1949] R.C.S. 262, p. 267).
[6]                             Qu’en est‑il lorsque la police interroge un suspect sans formuler la mise en garde recommandée dans l’arrêt Singh? En l’espèce, M. Tessier soutient que le juge du procès aurait dû reconnaître qu’il avait été soumis à un certain degré de contrôle de la part des autorités, et qu’une mise en garde était donc requise afin d’éviter un déni injuste de son droit de faire un choix libre et utile de parler à la police.
[7]                             La juge Charron a pris soin de dire uniquement qu’une mise en garde policière à l’intention des suspects est « indiquée » ou, autrement dit, que les policiers devraient la donner; sa remarque n’était pas de l’ordre d’une règle obligatoire et rigide qui, on le suppose, perturberait selon elle l’équilibre établi par la règle des confessions. Le fait de ne pas formuler de mise en garde n’est pas en soi fatal à l’admissibilité d’une déclaration (voir M. Vauclair et T. Desjardins, avec la collaboration de P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2022 (29e éd. 2022), no 38.28). Cependant, le fait que notre Cour a recommandé dans l’arrêt Singh qu’une mise en garde soit donnée aux suspects illustre qu’en common law, l’absence d’une mise en garde influe sur le type de preuve que la Couronne doit présenter pour établir le caractère volontaire des déclarations qui ont été faites.
[8]                             Au procès, pour se décharger de son fardeau d’établir hors de tout doute raisonnable le caractère volontaire de la déclaration de l’accusé, la Couronne doit, selon moi, dans le cadre de l’examen contextuel du caractère volontaire, démontrer que l’absence d’une mise en garde n’a pas porté atteinte au droit du suspect de choisir librement de parler ou non à la police. Il s’agit d’un facteur important que la Couronne doit aborder en soulignant notamment les circonstances qui prouvent hors de tout doute raisonnable que le suspect était dans un état d’esprit conscient et que le caractère volontaire n’était pas par ailleurs contesté. En règle générale, la théorie de l’état d’esprit conscient exige une démonstration de la Couronne que l’accusé avait la capacité cognitive limitée de comprendre à la fois ce qu’il disait et que sa déclaration pourrait servir de preuve dans le cadre de procédures criminelles (R. c. Whittle, 1994 CanLII 55 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 914, p. 939). Lorsque la police n’effectue pas de mise en garde dans les cas où, comme l’a déclaré la juge Charron, il serait indiqué d’en donner une, la Couronne doit aussi démontrer que le comportement de la police n’a pas empêché inéquitablement le suspect de comprendre que ce qu’il disait pourrait servir de preuve contre lui, qu’il ne faisait pas l’objet de ruses policières et qu’aucune circonstance ne jetait par ailleurs un doute sur le caractère volontaire de la déclaration.
[9]                             En m’appuyant sur la doctrine relative au fardeau de la preuve lié à la théorie de l’état d’esprit conscient associée au caractère volontaire, je reconnais que l’absence d’une mise en garde faite à un suspect constitue une preuve prima facie qu’il a été injustement privé de son choix de parler ou non à la police (voir S. N. Lederman, M. K. Fuerst et H. C. Stewart, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (6e éd. 2022), ¶8.119). Lorsque l’accusé a présenté des éléments de preuve crédibles établissant qu’il était considéré comme un suspect au moment de l’interrogatoire, l’existence ou l’absence d’une mise en garde revêt une signification importante. En outre, lorsque l’accusé établit l’absence de mise en garde ainsi que le risque juridique accru qu’il encourait — par exemple, en contre‑interrogeant les témoins de la Couronne —, celui‑ci s’acquitte de son fardeau de preuve, ce qui soulève la question de savoir si ses déclarations ont été faites librement. Il incombe alors à la Couronne de s’acquitter de son fardeau de persuasion en prouvant soit que l’accusé n’était pas exposé à un risque juridique — parce qu’il n’était qu’un simple témoin, et non un suspect —, soit que l’absence d’une mise en garde a été sans conséquence et que les déclarations étaient, hors de tout doute raisonnable et compte tenu du contexte dans son ensemble, volontaires. Cette approche concrétiserait la recommandation formulée par la juge Charron dans l’arrêt Singh à l’intention des juges de première instance qui cherchent à évaluer l’importance de l’absence d’une mise en garde.
[10]                        Au‑delà de la simple démonstration que la personne interrogée dispose d’un état d’esprit conscient, l’absence d’une mise en garde relève dans certains cas d’un manquement délibéré de la part de la police. Il peut alors s’agir d’une tactique policière choisie à dessein pour manipuler la personne pour qu’elle pense qu’elle n’est qu’un simple témoin, et non un suspect, et que sa déclaration n’augmente pas le risque juridique auquel elle fait face. Lorsque le défaut de mettre un suspect en garde équivaut à une ruse, le comportement de la police peut avoir une incidence sur le caractère volontaire et devrait être analysé en conséquence (voir Oickle, par. 67 et 91).
[11]                        Comme l’a fait remarquer la juge Charron dans l’arrêt Singh en ce qui concerne la question du caractère volontaire, « l’accent est mis sur le comportement de la police et sur l’incidence qu’il a eue sur la capacité du suspect d’user de son libre arbitre » (par. 36). Si la Couronne ne peut prouver que l’absence d’une mise en garde n’a eu aucune incidence sur le caractère volontaire, la preuve prima facie du caractère involontaire découlant de l’absence d’une mise en garde mènera à une conclusion d’inadmissibilité. L’absence d’une mise en garde revêt une grande importance puisque, si la Couronne n’en traite pas, elle constitue une preuve prima facie que le suspect a été injustement privé de son choix de parler ou non à la police et que sa déclaration ne peut donc pas être jugée volontaire. La Couronne n’est pas pour autant libérée de son fardeau ultime de prouver le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable. L’accent est plutôt mis sur la portée juridique de l’absence d’une mise en garde comme une manifestation possible du caractère non volontaire lorsqu’une personne est un suspect.
[12]                        Toutefois, pour être clair, le caractère volontaire n’est conditionnel ni au prononcé d’une mise en garde dans tous les cas où un suspect est interrogé par la police, ni à la preuve par la Couronne de ce qui équivaut à une renonciation à cette mise en garde. À mon avis, la Cour d’appel a commis une erreur en imposant cette norme exigeante fondée sur une preuve d’une connaissance véritable subjective. Lorsqu’il a été possible de démontrer que la personne interrogée connaissait ses droits, les tribunaux ont excusé l’absence d’une mise en garde. Cependant, tout comme la mise en garde n’est pas obligatoire, la connaissance effective du droit de garder le silence ou des conséquences de faire une déclaration pour établir le caractère volontaire ne l’est pas davantage. L’application de cette norme exigeante dans tous les cas à l’étape d’une enquête qui précède la détention pourrait perturber l’équilibre entre les droits individuels et les intérêts de la société sur lequel repose la règle des confessions.
[13]                        Pour les motifs qui suivent, je propose de rétablir la déclaration de culpabilité pour meurtre au premier degré de M. Tessier prononcée par le jury. À l’instar de la Cour d’appel, j’estime que certaines des explications du juge du procès sur la règle du caractère volontaire étaient incomplètes. Cependant, soit dit avec le plus grand respect, je ne suis pas d’accord qu’il s’agissait d’erreurs de droit révisables qui minaient la conclusion du juge du procès selon laquelle les déclarations faites par M. Tessier à la police étaient volontaires. Même en l’absence d’une mise en garde et même si l’on devait considérer que M. Tessier était un suspect au moment de l’interrogatoire, je suis d’avis que la conclusion du juge du procès sur le caractère volontaire aurait dû être maintenue en appel.
II.            Contexte
[14]                        Le 16 mars 2007, M. Allan Berdahl a été retrouvé mort dans un fossé près d’une route rurale à proximité de Carstairs, en Alberta. La police a immédiatement communiqué avec plusieurs personnes liées au défunt pour les interroger, dont son ami, M. Tessier. Le matin du 17 mars 2007, ce dernier a reçu plusieurs appels téléphoniques de la part de la police, qui souhaitait organiser un interrogatoire au détachement de la GRC situé à Didsbury, près de Carstairs. Monsieur Tessier, qui restait chez des amis à Didsbury, a accepté de se rendre au poste. Un ami l’y a conduit et l’a attendu à l’extérieur.
[15]                        Le sergent Alexander « Sandy » White a d’abord rencontré M. Tessier au comptoir d’accueil du détachement à 12 h 55, puis il l’a escorté jusqu’à une salle d’interrogatoire dont la porte était fermée, mais déverrouillée. Le sergent White était un agent chevronné de l’escouade des homicides. Il était habillé en civil et n’était pas armé. Monsieur Tessier n’a pas été fouillé. Le sergent White n’a pas averti M. Tessier qu’il avait le droit de garder le silence ou que ses déclarations pourraient servir de preuve. Il ne lui a pas parlé non plus de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Monsieur Tessier a été informé et a compris que l’interrogatoire était enregistré sur bandes audio et vidéo.
[16]                        Le premier interrogatoire a duré environ 105 minutes. Avant la rencontre, le sergent White disposait de certains renseignements concernant la victime et son lien avec M. Tessier. Monsieur Berdahl avait notamment subi un grave traumatisme crânien. Des traces de pneus, des éclaboussures de sang, des empreintes de pas et deux mégots de cigarette avaient été retrouvés à proximité du corps. Le sergent White connaissait le type de camionnette que conduisait M. Tessier. Il savait par ailleurs que ce dernier avait récemment été en présence de M. Berdahl et qu’il était considéré comme la dernière personne à avoir vu la victime vivante. Il savait que les traces de pneus retrouvées sur la scène montraient un diamètre de roue compatible avec plusieurs types de véhicules, dont l’un aurait pu être de la marque de celui de M. Tessier. Le sergent White avait également appris de l’ex‑petite amie de la victime que M. Tessier s’était [traduction] « disputé » avec M. Berdahl au sujet d’une voiture et d’une somme argent (d.a., vol. II, p. 26‑27).
[17]                        Monsieur Tessier a été informé que la GRC enquêtait sur l’homicide de M. Berdahl. Il s’est fait dire que l’interrogatoire avait pour but d’obtenir une biographie de la victime. Le sergent White n’a pas expressément dit à M. Tessier qu’il était libre de partir quand il le souhaitait.
[18]                        Au cours du premier interrogatoire, M. Tessier a fourni de l’information concernant M. Berdahl, son lien avec lui et ses déplacements dans les jours précédant la mort de ce dernier. Monsieur Tessier a spontanément déclaré que l’ex‑petite amie de M. Berdahl [traduction] « ha[ïssait] » la victime (d.a., vol. IV, p. 102). Il a dit que M. Berdahl consommait de la drogue, qu’il devait de l’argent à [traduction] « beaucoup de gens » et qu’il était impliqué dans des activités illégales (p. 103). Monsieur Tessier a affirmé qu’il était avec M. Berdahl jusqu’au soir du 15 mars, moment où ils se sont séparés, car M. Berdahl partait pour Winnipeg. Le sergent White a remis en question les affirmations de M. Tessier et a fait remarquer que ce dernier semblait [traduction] « confus » et « préoccupé » et qu’il devrait « [d]ire la vérité » (p. 117). Il a demandé à M. Tessier s’il y avait une raison pour laquelle son ADN se retrouverait sur le bord de la route au sud de Didsbury. Monsieur Tessier a répondu non. Il a informé le sergent White de la marque et du modèle de sa voiture ainsi que de la marque de cigarettes qu’il fumait, et a souligné que M. Berdahl et lui s’échangeaient souvent des cigarettes. À plus d’une reprise, M. Tessier a demandé ce qui était arrivé à M. Berdahl. À un certain moment, le sergent White a affirmé : [traduction] « Je cherche juste à connaître la vérité et c’est – c’est mon travail. [. . .] Et, quant à moi, vous détenez la vérité, Steve » (p. 127). Monsieur Tessier a répondu qu’il ne savait pas.
[19]                        Vers le milieu de l’interrogatoire, le sergent White a demandé à M. Tessier un échantillon d’ADN afin que la police puisse le comparer à celui retrouvé sur la scène de crime. Il a affirmé qu’il s’agissait d’une technique utilisée systématiquement pour éliminer des personnes de l’enquête. Le sergent White a indiqué que la fourniture de l’échantillon d’ADN était volontaire. Il a ensuite demandé à M. Tessier s’il croyait que le meurtre avait été prémédité et son avis sur ce qui s’était passé entre le moment où M. Berdahl était à la maison et le moment où il s’était retrouvé mort sur le bord de la route, ce à quoi M. Tessier a répondu : [traduction] « J’ai peur de répondre aux questions, je ne sais pas quoi faire » (p. 126). Le sergent White a demandé à M. Tessier s’il avait tué M. Berdahl. Monsieur Tessier a répondu : [traduction] « Non, je ne l’ai pas tué » (p. 127). Le sergent White a demandé à M. Tessier s’il pouvait [traduction] « prouver » qu’il ne l’avait pas fait (p. 127). Le sergent White lui a encore une fois demandé un échantillon d’ADN. Monsieur Tessier a répondu : [traduction] « Pourquoi pas? » (p. 129). Il a ensuite demandé de sortir pour fumer une cigarette, ce qu’il a fait sans être accompagné. Alors qu’il était dehors, M. Tessier a consulté son ami, qui lui a conseillé de ne pas fournir l’échantillon. Une agente l’observait pendant qu’il était dehors. À son retour, M. Tessier a refusé de fournir l’échantillon, puisqu’il ne voulait pas être [traduction] « peintur[é] dans le coin » (p. 130). Il a expliqué ce qui suit : [traduction] « . . . [j]e suis la seule personne que vous avez et ce n’est pas bon signe. [. . .] [Ç]a me dérange » (p. 130). Monsieur Tessier a permis au sergent White de prendre une photo de la semelle de sa chaussure.
[20]                        Le sergent White a ensuite accompagné M. Tessier à l’extérieur et, peu après, l’interrogatoire a pris fin lorsque ce dernier a invité la police à se rendre chez lui, à Calgary, pour inspecter et récupérer certains des biens de M. Berdahl, puisque ce dernier avait récemment séjourné chez lui. Monsieur Tessier a ensuite demandé s’il était libre de partir. Même si son ami était présent avec une voiture, M. Tessier a demandé au sergent White de le reconduire jusqu’à sa camionnette. Après l’interrogatoire, une séance d’information a eu lieu au détachement, et une équipe de surveillance policière a été mise en place pour observer M. Tessier.
[21]                        Peu de temps après le premier interrogatoire, M. Tessier a appelé le sergent White et lui a laissé plusieurs messages vocaux lui disant qu’il voulait lui fournir des renseignements additionnels. Sans nouvelle, M. Tessier est retourné le jour même au détachement de Didsbury vers 17 h 10 pour voir le sergent White. Un deuxième interrogatoire a débuté. L’enquêteur a informé M. Tessier qu’il rallumait l’enregistreur. Monsieur Tessier a déclaré qu’il avait récemment récupéré une arme à feu d’un champ de tir et qu’il voulait qu’un policier se rende à son appartement à Calgary pour confirmer qu’elle se trouvait toujours dans la penderie de sa chambre à coucher. Le sergent White et un autre agent ont suivi M. Tessier jusqu’à son appartement. Une fois sur place, ce dernier a montré l’étui à fusil aux agents, mais aucun fusil ne s’y trouvait. Monsieur Tessier a demandé au sergent White s’il devait appeler un avocat, ce à quoi le sergent White a répondu qu’ils étaient là [traduction] « pour enquêter sur la mort d’Al » (d.a., vol. II, p. 129‑130). Le sergent White lui a ensuite fait la lecture de ses droits et l’a mis en garde.
[22]                        Monsieur Tessier a été accusé de meurtre au premier degré en 2015 lorsque des empreintes génétiques correspondant à son ADN ont été décelées sur un mégot de cigarette trouvé près de la scène.
III.         Décisions des juridictions d’instances inférieures
A.           Décision rendue au terme du voir‑dire, 2018 ABQB 387 (le juge Yamauchi)
[23]                        Un voir‑dire préalable au procès a eu lieu pour vérifier si la Couronne s’était acquittée de son fardeau de démontrer que les déclarations de M. Tessier étaient volontaires et donc admissibles suivant la règle des confessions de la common law. Le juge du procès a également examiné l’argument de M. Tessier portant que la police avait porté atteinte à son droit de garder le silence et à son droit à l’assistance d’un avocat garantis par la Charte et que, en conséquence, les éléments de preuve devraient être écartés en application du par. 24(2).
[24]                        En ce qui a trait à la règle des confessions, le juge du procès a conclu que les déclarations avaient été faites volontairement.
[25]                        Il a écrit que le droit de garder le silence et la règle des confessions [traduction] « visaient à éviter que l’État reçoive de fausses confessions » (par. 16, reproduit au d.a., vol. I, p. 16). L’évaluation du caractère volontaire est contextuelle; et le tribunal doit tenir compte de tous les facteurs pertinents liés à la manière dont les autorités de l’État ont obtenu la déclaration, notamment l’existence de menaces, de promesses ou d’encouragements; les conditions oppressives; l’absence d’un état d’esprit conscient; et le recours à des ruses policières (par. 18, citant Oickle, par. 47‑71).
[26]                        Après avoir examiné les éléments de preuve pertinents, y compris les enregistrements des interrogatoires, le juge du procès a noté que la police n’avait pas formulé de menaces, de promesses ou d’encouragements et qu’aucun élément de preuve inadmissible ou inexistant n’avait été utilisé lors de la discussion avec M. Tessier (par. 36‑37).
[27]                        Le juge du procès s’est demandé si M. Tessier était dans un état d’esprit conscient pendant les interrogatoires. Mentionnant l’arrêt Whittle, il a écrit que cet état d’esprit « n’implique pas un degré de conscience plus élevé que la connaissance de ce que l’accusé dit » et qu’il le dit à des policiers qui peuvent s’en servir contre lui (par. 39, citant Whittle, p. 936). Après avoir constaté que M. Tessier n’avait pas les facultés affaiblies par la drogue ou l’alcool et qu’il ne souffrait d’aucune déficience mentale, le juge du procès a conclu qu’il avait la capacité cognitive limitée associée à un état d’esprit conscient au moment des interrogatoires (par. 41).
[28]                        À ce moment‑là, M. Tessier n’était pas un suspect, il n’était pas en état d’arrestation et il n’était pas détenu. Même s’il avait été un suspect, les policiers n’avaient aucune obligation de le mettre en garde. Le fait de ne pas mettre un suspect en garde peut le priver injustement de son choix de parler ou non aux autorités, un facteur que les tribunaux doivent prendre en compte lorsqu’ils décident si un suspect a fait une déclaration volontairement (par. 45, citant R. c. Morrison, [2000] O.J. No. 5733 (QL), 2000 CarswellOnt 5811 (WL) (C.S.J.)). En l’espèce, aucune injustice n’a été commise, puisque le sergent White n’a pas eu de comportement répréhensible. Monsieur Tessier ne s’est pas fait traiter de manière oppressante. Le sergent White a permis à M. Tessier de sortir de la salle d’interrogatoire lorsque ce dernier a demandé à sortir pour fumer une cigarette.
[29]                        Le juge du procès a conclu que les questions ciblées posées par le sergent White n’étaient ni agressives ni intimidantes au sens de l’arrêt Oickle et que, par conséquent, elles ne signifiaient pas que M. Tessier était un suspect. Il a tenu compte des commentaires formulés par la juge Charron dans l’arrêt Singh portant qu’une mise en garde policière devrait être faite à un suspect, mais a noté qu’il ne s’agissait pas d’une directive (par. 47). Compte tenu de l’information dont disposait le sergent White à ce stade de l’enquête, il était objectivement raisonnable qu’il croie que M. Tessier n’était pas impliqué de manière répréhensible dans le meurtre de M. Berdahl (par. 51).
[30]                        Le juge du procès a également conclu que M. Tessier n’a pas été détenu et que, par conséquent, les droits garantis par l’art. 10 de la Charte ne se soulevaient pas. Il a nommément rejeté l’argument selon lequel M. Tessier a été détenu psychologiquement. En se présentant au détachement, M. Tessier a répondu à une demande de la police et non à une injonction de celle‑ci (par. 66). Il est arrivé par ses propres moyens (par. 69). Il était libre de partir et, lorsqu’il est parti, il a lui‑même choisi de monter à bord du véhicule du sergent White pour se rendre là où se trouvait sa camionnette (par. 71). Il n’était pas impératif d’informer M. Tessier de son droit à l’assistance d’un avocat à ce moment précis (par. 82‑83).
[31]                        Compte tenu des conclusions selon lesquelles les déclarations de M. Tessier ont été faites volontairement et qu’il n’a pas été détenu psychologiquement, les déclarations étaient admissibles au procès.
B.            Cour d’appel de l’Alberta, 2020 ABCA 289, 12 Alta. L.R. (7th) 55 (les juges Schutz, Khullar et Antonio)
[32]                        Selon la Cour d’appel, le juge du procès a commis des « erreurs de droit » relativement à la règle des confessions. Pour ce motif, elle a accueilli l’appel. Même si la décision du juge du procès selon laquelle les déclarations étaient volontaires était de nature factuelle et commandait la retenue en appel, la Cour d’appel a écrit que [traduction] « si toutes les circonstances pertinentes ne sont pas prises en considération, la [c]our n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard de la conclusion du juge du procès sur le caractère volontaire » (par. 23).
[33]                        En raison d’une interprétation erronée de la règle des confessions moderne, le juge du procès ne s’est pas demandé si, en l’absence d’une mise en garde quant au droit de garder le silence, M. Tessier comprenait que ce qu’il disait à la police pourrait être utilisé contre lui et qu’il n’était pas obligé de dire quoi que ce soit (par. 46). Cette erreur de droit découlait du fait que le juge du procès n’avait pas reconnu la notion d’équité de la règle des confessions et la pertinence de la considération dont jouit l’administration de la justice. Pour qu’une déclaration soit jugée volontaire, la Couronne doit démontrer que l’accusé avait véritablement le droit de garder le silence lorsqu’il était interrogé par la police. En fait, le juge du procès a commis une erreur en s’employant uniquement à s’assurer de l’absence de fausses confessions (au par. 47) et il n’a pas effectué l’analyse contextuelle des facteurs pertinents que prescrit la jurisprudence (par. 48).
[34]                        La manière dont le juge du procès a examiné la théorie de l’état d’esprit conscient en est l’exemple le plus évident. Selon la Cour d’appel, il était erroné de conclure que le critère de l’état d’esprit conscient n’exige que la capacité cognitive limitée de comprendre ce qui est dit. L’arrêt Whittle ne fournit pas une liste exhaustive des facteurs à prendre en considération pour déterminer si une personne a fait un choix utile de parler ou non à la police (par. 51). Au‑delà de l’état d’esprit conscient, le caractère volontaire suppose [traduction] « une conscience de ce qui est en jeu lorsqu’on parle à des personnes en autorité ou qu’on refuse de les aider » (par. 52, citant R. c. Worrall, [2002] O.J. No. 2711 (QL), 2002 CarswellOnt 5171 (WL) (C.S.J.), par. 106). Il n’a jamais été contesté que M. Tessier avait la capacité cognitive minimale nécessaire. Cependant, le juge du procès n’a pas examiné la question de savoir si M. Tessier [traduction] « avait fait un choix utile de parler à la police en sachant qu’il n’était pas obligé de répondre aux questions de cette dernière ou que tout ce qu’il dirait serait consigné par écrit et pourrait servir de preuve » (par. 54 (en italique dans l’original)).
[35]                        Le juge du procès a également commis une erreur en élevant la règle empirique du statut de « suspect » au rang de critère juridique, surtout en ce qui a trait à la pertinence de l’absence d’une mise en garde. Le juge du procès a accordé une importance excessive au fait que le sergent White ne considérait subjectivement pas M. Tessier comme un suspect et qu’il n’était donc pas tenu de lui faire une mise en garde (par. 55).
[36]                        Un nouveau procès était donc nécessaire pour déterminer si, en l’absence d’une mise en garde, M. Tessier avait fait un choix utile de parler ou non à la police (par. 60).
[37]                        La Cour d’appel a examiné brièvement la question de la détention psychologique, mais a décidé de ne pas la trancher. Elle a fait remarquer qu’il n’était pas nécessairement erroné de tenir compte des facteurs énoncés dans des jugements antérieurs, à condition de tenir pleinement compte des facteurs exposés dans l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, pour répondre à la question fondamentale suivante : La conduite policière inciterait‑elle une personne raisonnable à conclure qu’elle n’est pas libre de partir et qu’elle doit obtempérer à l’ordre de la police (par. 69)?
IV.         Questions en litige
[38]                        Le présent pourvoi soulève les deux questions suivantes :
•         Premièrement, à l’étape de l’enquête criminelle qui a précédé la détention, quelle a été l’incidence de l’absence d’une mise en garde pendant l’interrogatoire policier sur le caractère volontaire des déclarations de M. Tessier suivant la règle des confessions? A‑t‑il été injustement privé d’un choix utile de parler ou non à la police, de sorte que ses déclarations doivent être jugées involontaires et donc inadmissibles?
•         Deuxièmement, M. Tessier a‑t‑il été détenu psychologiquement en violation de ses droits garantis par la Charte et, le cas échéant, quelle en a été l’incidence sur l’admissibilité de ses déclarations? Plus particulièrement, le fait de participer à une rencontre à la demande d’un policier dans un poste de police devrait‑il être considéré comme une détention, en l’absence de mesures prises par la police pour communiquer le contraire?
[39]                        Ces questions se recoupent, mais il est utile d’examiner en premier la question du caractère volontaire. La règle des confessions protège le droit de garder le silence à tout moment pendant une enquête, peu importe que la personne interrogée soit détenue ou non, tandis que les protections résiduelles prévues par la Charte accordées au droit de garder le silence par l’art. 7 n’entrent en jeu qu’après la mise en détention (Singh, par. 32; voir aussi G. T. Trotter, « The Limits of Police Interrogation : The Limits of the Charter » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 293, p. 302). J’examinerai l’argument de M. Tessier sur la détention psychologique ainsi que la question de savoir s’il s’est acquitté de son fardeau de démontrer une violation de la Charte. Cependant, compte tenu du fardeau qu’a la Couronne de démontrer le caractère volontaire suivant la règle des confessions de la common law, je juge approprié d’examiner d’abord l’argument de M. Tessier sur le caractère volontaire dans le contexte d’un interrogatoire policier mené à l’étape de l’enquête qui précède la détention, y compris son argument portant qu’il était un suspect à ce moment‑là. Il incombe à la Couronne de prouver hors de tout doute raisonnable que les déclarations faites avant la détention étaient volontaires. Si elle réussit, cela signifie que le droit de M. Tessier de garder le silence garanti par l’art. 7 de la Charte n’a pas été violé, car il a librement choisi de parler (Singh, par. 25; R. c. Hebert, 1990 CanLII 118 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 151, p. 184; Timm c. La Reine, 1998 CanLII 12523 (QC CA), [1998] R.J.Q. 3000 (C.A.)). La question de savoir si M. Tessier a été détenu psychologiquement et, si oui, celle de savoir si une violation de son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte justifie d’écarter les déclarations de la preuve au procès seront examinées par la suite.
V.           Analyse
[40]                        À titre préliminaire, je propose d’examiner la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle le juge du procès a commis des erreurs de droit révisables. Avec égards, je suis d’avis que la Cour d’appel a eu tort d’ordonner la tenue d’un nouveau procès pour ce motif. Clarifier ce point dès le départ permet de mettre en évidence les principales questions en litige : celle de l’incidence de l’absence d’une mise en garde sur le choix de parler ou non à la police à l’étape de l’enquête criminelle qui précède la détention, et celle de la détention psychologique de M. Tessier au poste de police.
A.           Le bien‑fondé des motifs du juge du procès
(1)         Observations des parties et norme de contrôle
[41]                        La Couronne défend les motifs du juge du procès et soutient qu’il n’a commis aucune erreur de droit révisable. Selon elle, la Cour d’appel elle‑même a commis une erreur de droit dans son analyse du concept de choix utile et, plus particulièrement, de la théorie de l’état d’esprit conscient. Elle a introduit une norme plus exigeante suivant laquelle la Couronne doit, au bout du compte, prouver une connaissance véritable subjective, c’est‑à‑dire prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé savait qu’il n’était pas obligé de parler à la police et que tout ce qu’il dirait pourrait être consigné par écrit et servir de preuve. En interprétant mal le critère de l’état d’esprit conscient établi par notre Cour dans l’arrêt Whittle et confirmé dans l’arrêt Oickle, la Cour d’appel a appliqué erronément ce qui équivaut à une norme de renonciation à l’exigence de prouver le caractère volontaire : elle a créé, par inadvertance, une exigence selon laquelle la police doit mettre en garde toutes les personnes qu’elle interroge, même lorsqu’elles ne sont ni détenues ni même soupçonnées d’avoir commis une infraction. Dans l’arrêt Hebert, la juge McLachlin a expressément rejeté une telle norme de renonciation, laquelle reconnaît un droit absolu de garder le silence et prévoit d’écarter toutes les déclarations, à moins que l’accusé n’ait renoncé à son droit de garder le silence. Selon elle, « [r]ien dans les règles qui étayent le droit de garder le silence à l’art. 7 ou les autres dispositions de la Charte ne laisse entendre que la portée du droit de garder le silence devrait être étendue à ce point » (p. 183). Une telle norme risquerait d’entraver des pratiques policières fondamentales et incontestées, et perturberait l’équilibre entre l’intérêt de la société à enquêter sur les crimes et les aspects légitimes de la règle des confessions visant la protection de l’accusé. La Couronne soutient que le juge du procès a appliqué les bons principes de droit et que, en l’absence de preuve d’une erreur manifeste et dominante, il faudrait faire preuve de retenue à l’égard de ses conclusions de fait.
[42]                        Monsieur Tessier défend ce que la Cour d’appel a estimé être des erreurs de droit, lesquelles, selon lui, ont miné la conclusion du juge du procès concernant le caractère volontaire. Le juge du procès a adopté une interprétation restrictive de la règle des confessions fondée uniquement sur la fiabilité de la déclaration en cause. Il n’a pas tenu compte des considérations liées à l’équité, lesquelles exigent que la Couronne démontre, à titre de mesure du caractère volontaire, que les personnes interrogées par la police ont été informées de leur droit de garder le silence et ont disposé d’un choix libre et utile de parler ou non à la police comme mesure du caractère volontaire. Le juge du procès a commis une erreur à l’égard de la théorie de l’état d’esprit conscient en la rattachant à l’exigence d’une capacité cognitive limitée. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel, un choix utile de parler aux autorités exige non seulement une capacité cognitive limitée, mais également une conscience de ce qui est en jeu lorsque l’on fait une déclaration à une personne en autorité. Cela suppose également d’évaluer la connaissance véritable qu’a une personne interrogée de son droit de garder le silence. Lorsque la liberté d’une personne interrogée est potentiellement compromise, la police devrait faire une mise en garde avant l’interrogatoire. Dans ces circonstances, une personne doit avoir un choix utile de parler ou non fondé sur de l’information concernant ses droits correspondants. L’admissibilité de ses déclarations devrait dépendre de l’exercice de ce choix utile, et ce, que la personne soit un suspect, une personne d’intérêt ou un témoin.
[43]                        Il convient de souligner que, devant la Cour d’appel, M. Tessier a fait valoir que le juge du procès a commis une erreur en concluant que le sergent White ne soupçonnait pas qu’il était impliqué dans l’homicide et que le premier juge a accordé un [traduction] « poids insuffisant » au fait que la police ne l’a pas mis en garde (par. 22). Alors même qu’il défend l’arrêt de la Cour d’appel, M. Tessier réitère ces arguments devant notre Cour. Il allègue essentiellement des erreurs de fait et des erreurs mixtes de droit et de fait dans l’évaluation du caractère volontaire. Une conclusion à l’égard du caractère volontaire commande la retenue, à moins qu’il puisse être démontré qu’elle constitue une erreur manifeste et dominante (Oickle, par. 22 et 71; voir aussi Singh, par. 51; R. c. Ewert, 1992 CanLII 35 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 161, p. 162; Ward c. La Reine, 1979 CanLII 14 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 30, p. 41‑42; Mom c. R., 2018 QCCA 1381, par. 23 (CanLII); Legault c. R., 2017 QCCA 1769, par. 3 (CanLII); R. c. D.N., 2018 BCCA 18, 358 C.C.C. (3d) 471, par. 62; R. c. Cunningham, 2017 ABCA 169, 349 C.C.C. (3d) 82, par. 4). Un tribunal d’appel ne peut intervenir que lorsque l’erreur est « dominant[e] et déterminant[e] dans l’appréciation de la prépondérance des probabilités relativement à cette question de fait » (Schwartz c. Canada, 1996 CanLII 217 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 254, par. 35). La norme de contrôle applicable à la conclusion sur le caractère volontaire est liée à l’idée que l’analyse qui doit être faite en application de la règle des confessions est une analyse contextuelle où les règles rigides sont peu nombreuses. Lorsque le droit est bien interprété et que les circonstances pertinentes sont examinées, le juge du procès est le mieux placé pour évaluer ce contexte et tirer les conclusions pertinentes.
(2)         Le juge du procès n’a commis aucune erreur de droit
[44]                        La Cour d’appel a relevé trois erreurs de droit commises par le juge du procès. Premièrement, elle a indiqué qu’il n’avait pas tenu compte de la notion d’équité quant à la règle des confessions (voir par. 6 et 47). Deuxièmement, il s’est mépris dans son interprétation de la théorie de l’état d’esprit conscient, qu’il a restreinte à la question de savoir si la personne avait une capacité cognitive minimale. La Cour d’appel a affirmé que le juge du procès ne s’était pas demandé si M. Tessier avait fait un choix utile de parler ou non en étant conscient de ce qui était en jeu (voir par. 50‑52). Troisièmement, le juge du procès a fait erreur en droit en concluant que comme le sergent White ne considérait subjectivement pas M. Tessier comme un suspect, il n’était pas tenu de lui faire une mise en garde et que, par conséquent, l’absence d’une mise en garde n’avait eu aucune incidence sur le caractère volontaire (voir par. 55).
[45]                        Bien que les critiques visant certains énoncés de droit imprécis formulés par le juge du procès concernant la règle des confessions ne soient pas sans fondement, je ne suis pas d’accord avec la Cour d’appel que ces énoncés constituaient des « erreurs de droit » qui justifiaient son intervention. Un tribunal d’appel chargé de contrôler la décision d’un juge de première instance ne devrait pas lire chaque phrase en vase clos, aussi incongrue puisse‑t‑elle paraître en tant qu’énoncé de droit isolé. Un tribunal d’appel doit examiner le droit tel qu’il est présenté dans l’ensemble du jugement faisant l’objet d’un contrôle (voir, p. ex., R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, par. 16). Comme un juge est censé connaître le droit, y compris les principes de droit établis qu’il doit appliquer régulièrement, c’est de cette façon que doit procéder un tribunal d’appel lorsqu’il évalue des erreurs alléguées de droit et de fait (voir R.E.M., par. 45; R. c. Burns, 1994 CanLII 127 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 656, p. 664; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 54).
[46]                        En l’espèce, il ressort clairement de la lecture du jugement de première instance dans son ensemble que le juge a correctement identifié les principes de droit applicables et qu’il n’a commis aucune erreur de droit révisable tel qu’entendu au par. 22 de l’arrêt Oickle. Je propose d’examiner brièvement chacune des erreurs alléguées de droit pour expliquer pourquoi il n’y en a eu aucune. À mon avis, les critiques selon lesquelles le juge du procès n’a pas accordé suffisamment d’attention aux considérations liées à l’équité ou qu’il a commis une erreur en décidant si M. Tessier était dans un état d’esprit conscient portent en fait sur le caractère volontaire des déclarations, une question de fait.
a)              L’erreur relative à l’équité
[47]                        Bien que le juge du procès n’ait certes pas mentionné la notion d’équité de la règle des confessions au par. 16 de ses motifs, son énoncé incomplet ne constitue pas une erreur de droit révisable lorsqu’il est lu à la lumière du reste de ses motifs. Le juge du procès a cité et appliqué des principes d’équité tout au long de son jugement.
[48]                        Le juge du procès a longuement examiné l’arrêt Whittle, une affaire où, comme l’a souligné le juge Sopinka à la p. 932, l’équité envers l’accusé a été reconnue comme un fondement important qui sous‑tend la règle des confessions dans le processus en matière criminelle. Le juge du procès a cité de longs passages tirés de la décision Morrison — une affaire portant principalement sur l’équité —, y compris des extraits où le juge a reconnu que les suspects ont le droit de choisir librement de parler aux autorités ou de garder le silence (par. 43, citant Morrison, par. 57). Fait important, le juge du procès a inféré de la décision Morrison que l’absence d’une mise en garde doit [traduction] « effectivement et inéquitablement priver le suspect du choix » de parler ou non, et a conclu que M. Tessier n’avait pas été traité inéquitablement compte tenu de toutes les circonstances (par. 45‑46, citant Morrison, par. 57). De plus, le juge du procès a posé la question ultime soulevée par la juge Charron au par. 53 de l’arrêt Singh, soit celle de savoir si l’accusé a usé de son libre arbitre en choisissant de faire une déclaration (par. 53). Au paragraphe 21, il a également examiné la question des ruses policières, le volet de la règle des confessions généralement associé à l’équité (Oickle, par. 69; voir aussi L. Dufraimont, « The Common Law Confessions Rule in the Charter Era : Current Law and Future Directions » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 249, p. 253‑254).
[49]                        Malgré un énoncé incomplet de la règle des confessions au par. 16 de ses motifs, ces aspects de l’analyse du juge du procès illustrent une compréhension adéquate des principes de droit, notamment de l’équité comme raison d’être de la règle des confessions. La question de savoir si le juge du procès a accordé suffisamment de poids à la notion d’équité est une question distincte — une question de fait, susceptible de contrôle selon une norme différente — de celle liée à la désignation de l’équité comme raison d’être du critère juridique. Aucune erreur révisable n’a été commise sur ce point.
b)            L’erreur relative à l’état d’esprit conscient
[50]                        Au paragraphe 50 de ses motifs, la Cour d’appel écrit que le juge du procès n’a pas appliqué le critère de l’état d’esprit conscient énoncé dans l’arrêt Whittle. Il est vrai qu’à un certain point dans son jugement, le juge du procès semble adopter une interprétation étroite du critère, le limitant à la question de savoir si une personne interrogée a une [traduction] « capacité cognitive limitée de comprendre ce qu’[elle] dit » (par. 41). Cependant, comme l’a elle‑même reconnu la Cour d’appel, le juge du procès a cité de façon plus libérale l’arrêt Whittle au par. 38, notamment la remarque incidente pertinente portant qu’un accusé doit avoir la capacité non seulement de comprendre ce qu’il dit, mais également de comprendre que sa déclaration pourrait servir de preuve dans des procédures criminelles.
[51]                        Il semble que l’objection soulevée par la Cour d’appel quant aux motifs du juge du procès à cet égard tient à son impression que l’arrêt Whittle, contrairement à la compréhension qu’a le juge du procès de ce point de droit, [traduction] « ne traite pas des facteurs à prendre en considération pour décider si une personne a fait un choix utile » (par. 51). Toutefois, comme le laisse entendre le juge Sopinka dans l’arrêt Whittle à la p. 932, la règle des confessions, le droit de garder le silence et le droit à l’assistance d’un avocat visent, ensemble, à « préserver le droit du suspect de faire un choix » et de déterminer si « [l]es actes des autorités policières on[t] empêché le suspect de faire un véritable choix en raison d’une contrainte, d’une ruse ou d’une information inexacte ou inexistante ». Dans l’arrêt Whittle, il a été décidé que le volet du test du caractère volontaire qui se rattache à l’état d’esprit conscient exige de démontrer que l’accusé était en mesure de faire un choix utile de parler ou non à la police et que ce choix n’a pas été indûment influencé par les actes de l’État. Lorsque la décision est lue dans son ensemble, l’énoncé de droit du juge du procès concernant l’état d’esprit conscient ne comporte pas d’erreur importante.
[52]                        Avec égards, la jurisprudence n’étaye pas l’interprétation plus large que fait la Cour d’appel de la théorie de l’état d’esprit conscient. Dans le cas d’un détenu ou d’un suspect arrêté, la jurisprudence qui utilise le terme « choix » l’emploie pour désigner le caractère volontaire et traiter de l’idée qu’une déclaration volontaire reflète l’exercice d’un libre choix que le comportement de la police pourrait entraver (Boudreau, p. 269‑271; Whittle, p. 932 et 939; Hebert, p. 181; voir aussi Oickle, par. 24‑26; Singh, par. 35 et 53). Dans ces arrêts, les divers termes utilisés, notamment un choix « libre », « fait activement » et « utile », ne supposent aucune différence sur le plan normatif. Ils ont tous été employés pour communiquer l’idée que le choix est exercé volontairement lorsqu’il est le produit d’un état d’esprit conscient et qu’il n’y a pas d’autres facteurs, selon le contexte — par exemple des artifices utilisés par les policiers —, qui viendraient par ailleurs mettre en doute le caractère volontaire. La jurisprudence portant sur l’état d’esprit conscient ne mentionne pour sa part que la capacité cognitive limitée d’une personne de comprendre, dans le cas de l’arrêt Horvath c. La Reine, 1979 CanLII 16 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 376, la mise en garde policière ou, dans le cas de l’arrêt Whittle, ce qui est dit et le fait que la déclaration pourrait servir de preuve dans des procédures criminelles (Horvath, p. 425; Whittle, p. 939; voir aussi Ward; R. c. Love, 2020 ABQB 689, 21 Alta. L.R. (7th) 248, par. 53). Dans ces décisions, il est tenu pour acquis par défaut qu’en l’absence d’une déficience cognitive, l’accusé est dans un état d’esprit conscient. Néanmoins, il incombe toujours à la Couronne de prouver, hors de tout doute raisonnable, que la déclaration était volontaire à la lumière de l’analyse contextuelle plus large préconisée dans l’arrêt Oickle. L’état d’esprit conscient est certes une condition nécessaire, mais pas suffisante.
[53]                        Dans la jurisprudence, les énoncés concernant le libre choix ont été nuancés avec soin. Dans l’arrêt Whittle, le juge Sopinka a expliqué qu’un accusé n’a pas à être en mesure de faire un choix bon ou sage (p. 939). Comme l’ont fait remarquer les auteurs S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, en faisant cette affirmation, il [traduction] « a implicitement rejeté » la suggestion « selon [laquelle] le caractère volontaire peut nécessiter une compréhension plus approfondie des conséquences de la prise de parole » (Criminal Procedure in Canada (3e éd. 2022), ¶4.20, citant Clarkson c. La Reine, 1986 CanLII 61 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 383, p. 393‑395; R. c. MacDonald‑Pelrine, 2014 NSCA 6, 339 N.S.R. (2d) 277, par. 38; voir aussi H. Parent, Traité de droit criminel, t. IV, Les garanties juridiques (2e éd. 2021), p. 61‑62). Auparavant, dans l’arrêt Hebert, la juge McLachlin — qui, je le souligne, a souscrit aux motifs du juge Sopinka dans l’arrêt Whittle — n’avait pas tardé à souligner que prouver la connaissance subjective pourrait s’avérer une « tâche impossible », et qu’il ne faudrait donc pas exiger cette preuve pour pouvoir conclure à l’existence d’un choix de parler ou de garder le silence (p. 177). Dans le cas particulier d’un détenu qui, au moyen d’un artifice, est amené à faire une confession à un agent de police banalisé, elle a fait remarquer que le choix d’un suspect est fondé sur le droit à l’assistance d’un avocat, un droit qui est garanti par la Charte et qui ne prend naissance qu’au moment de la mise en détention. Autrement dit, c’est l’exercice du droit à l’assistance d’un avocat au moment de la mise en détention qui sous‑tend le droit de choisir, plutôt que le niveau des connaissances juridiques ou autres d’une personne au moment de son interaction avec la police. Dans la jurisprudence, les juges tentent de préserver l’équilibre entre le droit de garder le silence et les objectifs légitimes de l’État en matière d’application de la loi, ce qui explique pourquoi les termes employés pour parler du choix utile, libre ou fait activement mettent l’accent sur le caractère volontaire général de la déclaration, plutôt que sur un niveau minimal de connaissance subjective. En effet, la Cour d’appel a eu raison d’affirmer que la dernière approche serait [traduction] « impossible à appliquer » en tant que condition générale lors de tous les interrogatoires menés par la police (par. 39).
[54]                        Cependant, selon moi, la Cour d’appel a introduit un niveau de connaissance subjective supérieur à ce qu’exige la jurisprudence lorsqu’elle a conclu [traduction] « [qu’]un état d’esprit conscient n’est pas le seul élément psychologique nécessaire pour qu’une déclaration soit volontaire » et que, pour faire un choix utile, il faut « [savoir que l’on n’est] pas obligé de répondre aux questions de la police ou que tout ce qu[i est dit] ser[a] consigné par écrit et pourrait servir de preuve » (par. 29 et 54). Comme la Couronne, j’estime que la norme telle qu’elle est décrite par la cour nécessiterait en fait de prouver une connaissance véritable que l’accusé n’avait aucune obligation de parler à la police et que tout ce qui serait dit pourrait servir de preuve, ce qui, en pratique, obligerait la Couronne à prouver qu’une mise en garde policière a été faite et bien comprise.
[55]                        Comme le démontre la jurisprudence citée précédemment, c’est la Charte qui contraint la police à faire une mise en garde au moment de la mise en détention. Il existe une bonne raison pour laquelle les suspects dans les affaires Hebert, Whittle, Oickle et Singh ont reçu une mise en garde : ils ont tous été détenus ou arrêtés, de sorte que la Charte exigeait que la police leur communique certains renseignements sur le droit à l’assistance d’un avocat et, par voie de conséquence, sur le droit de garder le silence. Je n’élargirais pas la règle des confessions aux cas où une personne n’est pas arrêtée ou détenue en y ajoutant un élément d’information qui est absent de la jurisprudence établie.
[56]                        À mon avis, le fait d’exiger une preuve de la connaissance effective n’est pas conforme à l’état actuel du droit et reviendrait à élargir démesurément la théorie de l’état d’esprit conscient, ce qui risquerait de perturber l’équilibre entre les droits individuels et les intérêts de la société sur lesquels est fondée la règle des confessions. Comme la Cour d’appel l’a elle‑même fait observer (au par. 35), le par. 36 de l’arrêt Singh précise que la question du caractère volontaire est de nature objective, même si les caractéristiques individuelles de l’accusé constituent des facteurs pertinents pour appliquer le critère objectif. Essentiellement, bien que la Cour d’appel ait reconnu qu’il serait impossible en pratique pour la police de mettre tout le monde en garde au début de toutes les interactions, dans les faits, elle a introduit cette norme en faisant reposer le résultat de l’analyse du caractère volontaire sur une connaissance effective semblable à celle exigée dans le contexte de la mise en garde policière (Love, par. 38‑53). La conclusion de la Cour d’appel selon laquelle le juge du procès aurait dû évaluer si M. Tessier savait qu’il n’était pas obligé de répondre aux questions de la police est le meilleur exemple de cette erreur (motifs de la C.A., par. 54).
[57]                        L’interprétation que fait la Cour d’appel de la décision Worrall l’a amenée à adopter une norme qui me semble plus exigeante que celle décrite dans les arrêts Horvath et Whittle. La Cour d’appel a indiqué que, selon la théorie de l’état d’esprit conscient, une personne n’est pas obligée de répondre aux questions de la police (par. 54). Dans la décision Worrall, le juge Watt a écrit que l’accusé [traduction] « n’a jamais été informé du fait qu’il n’était pas obligé de répondre aux questions de la police », ce qui posait problème, puisque « [l]e caractère volontaire suppose une conscience de ce qui est en jeu lorsque l’on parle à des personnes en autorité ou que l’on refuse de les aider » (par. 105‑106 (italique omis)). Cependant, je remarque que la Cour d’appel de l’Ontario, tout comme d’autres cours d’appel au pays, n’a pas suivi la décision Worrall à la lettre; l’arrêt Whittle a été reconnu comme énonçant correctement le droit applicable (voir, p. ex., Yergeau c. R., 2021 QCCA 1827, par. 11 (CanLII); R. c. Baylis, 2015 ONCA 477, 326 C.C.C. (3d) 18, par. 50; R. c. Ponace, 2019 MBCA 99, [2020] 3 W.W.R. 657, par. 94; R. c. Lambert, 2018 NLCA 39, 363 C.C.C. (3d) 397, par. 8‑11; R. c. Bottineau, 2011 ONCA 194, 269 C.C.C. (3d) 227, par. 94; voir aussi Penney, Rondinelli et Stribopoulos, ¶4.20). Or, à l’occasion, la Cour d’appel de l’Ontario a plutôt tenu pour acquis, sans trancher, que la [traduction] « conscience des conséquences » de la part du suspect, lorsqu’elle était établie d’après les faits, pouvait régler la question du caractère volontaire (voir R. c. M. (D.), 2012 ONCA 894, 295 C.C.C. (3d) 159, par. 44‑45; R. c. Pepping, 2016 ONCA 809, par. 6 (CanLII)). La distinction entre le fait d’exiger que la personne interrogée ait conscience de ce qui est en jeu et le fait de tenir compte d’une telle conscience lorsqu’elle est établie est importante. Lorsqu’elle est établie, une connaissance véritable peut peser en faveur du caractère volontaire, sans pour autant constituer une exigence. De toute façon, selon moi, l’énoncé du juge Watt est conforme à celui du juge Beetz dans l’arrêt Horvath, qui a affirmé que « le caractère volontaire suppose une connaissance de ce qui est en jeu », en référence à l’importance du contexte pour déterminer si l’absence d’une mise en garde met en doute le caractère volontaire dans le cas d’une personne qui a été hypnotisée (p. 425).
[58]                        En guise de conclusion sur ce point, je ne constate aucune erreur révisable dans la décision du juge du procès concernant le critère de l’état d’esprit conscient. J’observe plutôt que, selon l’opinion de la Cour d’appel, un état d’esprit conscient [traduction] « n’est pas le seul élément psychologique nécessaire pour qu’une déclaration soit volontaire » (par. 29), ce qui est incompatible avec le droit exposé dans l’arrêt Whittle.
c)              L’erreur relative au statut de suspect
[59]                        Avec égards, je ne suis pas d’accord avec la Cour d’appel lorsqu’elle affirme que le juge du procès a commis une erreur en [traduction] « élevant la règle empirique du statut de “suspect” au rang de critère juridique » (par. 56). Partout au pays, les juges de première instance appliquent systématiquement le critère du suspect, qu’ils estiment être un outil utile pour les aider à évaluer l’incidence de l’omission d’une mise en garde sur le caractère volontaire d’une déclaration (voir Morrison, par. 50 et 54; R. c. Oland, 2018 NBBR 255, par. 43‑46 (CanLII); R. c. Smyth, 2006 CanLII 52358 (C.S.J. Ont.), p. 34-36; R. c. Wong, 2017 ONSC 1501, par. 64 (CanLII); R. c. Merritt, 2016 ONSC 7009, par. 39 (CanLII); R. c. Higham, 2007 CanLII 20104 (C.S.J. Ont.), par. 5‑7). Il était donc approprié que le juge du procès se demande si M. Tessier était un suspect. En outre, je me dissocie de l’opinion selon laquelle le juge du procès n’a tenu compte que de la perception subjective du sergent White pour décider si M. Tessier était un suspect (motifs de la C.A., par. 55). Certes, ses motifs auraient pu être plus clairs, mais le juge du procès a exposé correctement l’essence du critère au par. 43, lorsqu’il a écrit qu’un suspect [traduction] « est une personne qui semble être impliquée dans un crime compte tenu des renseignements — considérés objectivement — que la police recueille au cours d’une enquête » (citant Morrison, par. 50). Il est vrai que M. Tessier, devant la Cour d’appel et notre Cour, a soutenu que le juge du procès n’a pas tenu compte de certains faits pour conclure qu’il n’était pas un suspect en l’espèce. Toutefois, il s’agit d’une prétention portant que le juge, par omission, a commis une erreur de fait plutôt qu’une erreur de droit révisable.
[60]                        Cette clarification ayant été faite, le juge du procès a‑t‑il commis une erreur de fait révisable en concluant que M. Tessier n’était pas un suspect?
[61]                        Je souscris à l’argument selon lequel le juge du procès a commis des erreurs manifestes en concluant que M. Tessier n’était pas un suspect. Avec égards, le juge du procès a omis de tenir compte de deux faits essentiels dans son examen des circonstances et, en raison de ces omissions, a mal compris un troisième fait. Premièrement, au début de l’interrogatoire, lorsque la police a constaté que M. Tessier ne s’était pas rendu au poste avec son propre véhicule, un autre agent, la gendarme Heidi Van Steelandt, a été chargée de se rendre là où M. Tessier restait à Didsbury pour examiner la camionnette Ford de ce dernier. Il a été confirmé que les pneus de ce véhicule pourraient correspondre aux traces observées sur la scène de l’homicide. Cette information a été relayée au détachement pendant que M. Tessier s’y trouvait encore. Le juge du procès a indiqué que la police savait qu’il y avait des traces de pneus sur la scène et connaissait le type de camionnette que M. Tessier conduisait (par. 50). Toutefois, comme l’a soutenu M. Tessier devant nous, le juge du procès n’a pas mentionné que la police avait appris que les traces de pneus correspondaient à la marque de camionnette de M. Tessier. Deuxièmement, après l’interrogatoire, une équipe de surveillance a été mise en place pour observer M. Tessier. Malgré le témoignage de la gendarme Van Steelandt à ce sujet, le juge du procès a accepté la déclaration du sergent White selon lequel M. Tessier n’était pas un suspect sans aborder ces éléments. L’omission du juge du procès de tenir compte du fait qu’une équipe de surveillance avait été mise en place constituait également une erreur manifeste, puisqu’il s’agissait d’un signe évident suggérant que M. Tessier était soupçonné par la police. Ces deux omissions m’amènent à conclure que le juge a également sous‑estimé la portée des questions ciblées posées par le sergent White, notamment la suggestion directe que M. Tessier avait été impliqué de façon répréhensible dans l’homicide. Ces questions, considérées objectivement, laissaient entendre que M. Tessier était un suspect. Ces erreurs de fait donnent fortement à penser que le juge du procès a mal appliqué le critère objectif permettant de déterminer si M. Tessier était un suspect, ou du moins était devenu un suspect, au moment des interrogatoires.
[62]                        Il s’agissait d’erreurs manifestes indiquant que, en fait, M. Tessier était un suspect aux fins de la règle des confessions. Cependant, à mon avis, elles ne constituent pas des erreurs dominantes, lesquelles auraient justifié une intervention de la Cour d’appel (voir Oickle, par. 71). À titre subsidiaire et au cas où il se serait trompé, le juge du procès a poursuivi son évaluation des circonstances comme si M. Tessier était un suspect, et a conclu que l’absence de la mise en garde n’aurait pas été fatale dans ce contexte. Même lorsqu’une personne est un suspect, il ressort clairement de la jurisprudence qu’il n’existe aucune règle rigide portant qu’une mise en garde est obligatoire et que son absence rend une déclaration involontaire (Prosko c. The King (1922), 1922 CanLII 584 (SCC), 63 R.C.S. 226; Boudreau, p. 267; Oickle, par. 47 et 71; Singh, par. 31‑33; voir aussi R. c. Perry (1993), 1993 CanLII 5399 (NB CA), 140 R.N.‑B. (2e) 133 (C.A.), par. 13; R. c. Peterson, 2013 MBCA 104, 299 Man. R. (2d) 236, par. 52; Bottineau, par. 88; R. c. Pearson, 2017 ONCA 389, 348 C.C.C. (3d) 277, par. 31; R. c. Joseph, 2020 ONCA 73, 385 C.C.C. (3d) 514, par. 51‑56; Bernard c. R., 2019 QCCA 1227, 55 C.R. (7th) 406, par. 29). Le juge du procès a indiqué que le fait de ne pas mettre en garde un suspect peut, dans les circonstances particulières d’une cause, « effectivement et inéquitablement priver le suspect du choix de parler » (par. 45, citant Morrison, par. 57). Il a ensuite porté son attention sur les facteurs pertinents exposés dans l’arrêt Oickle et a conclu que M. Tessier n’avait pas été traité de manière oppressante, avait pu sortir sans être accompagné et avait coopéré volontairement tout au long de l’interrogatoire en divulguant des renseignements de façon sélective (par. 45 et 51‑54). La Cour d’appel a reconnu que le juge du procès avait fait état, à juste titre, des éléments de preuve à l’appui de sa conclusion sur le caractère volontaire (par. 57). En d’autres termes, il s’est demandé si M. Tessier avait été injustement privé de son choix de parler ou non s’il était considéré comme un suspect, et a conclu que, dans les circonstances, il ne l’avait pas été.
d)            Conclusion
[63]                        En résumé, malgré les imprécisions du juge du procès dans certains de ses énoncés de droit liés à la règle des confessions, je suis d’avis que la Cour d’appel a eu tort de les qualifier d’erreurs de droit et que, en elles-mêmes, ces imprécisions n’ont eu aucune incidence importante sur l’analyse du juge du procès. À la lecture de l’ensemble des motifs de ce dernier, il est manifeste que sa compréhension du droit était juste, même si l’on accepte que M. Tessier a probablement été considéré comme un suspect. Cependant, compte tenu de ses erreurs de fait manifestes et de la pertinence de l’analyse relative à la mise en garde, il est nécessaire d’appliquer le droit de nouveau pour expliquer pourquoi ces erreurs ne sont pas dominantes. Je reviendrai sur cette question après avoir traité de l’incidence de l’absence d’une mise en garde sur le caractère volontaire à l’étape qui précède la détention.
B.            À l’étape de l’enquête criminelle qui précède la détention, quelle est l’incidence de l’absence d’une mise en garde pendant l’interrogatoire policier de M. Tessier sur le caractère volontaire de ses déclarations?
[64]                        L’analyse de la jurisprudence pertinente permet de relier trois principes fondamentaux sur cette question. Premièrement, la juge Charron a indiqué que les policiers devraient faire une mise en garde aux suspects pendant un interrogatoire mené aux fins d’une enquête, mais elle s’est abstenue d’imposer une règle rigide. Deuxièmement, la jurisprudence a établi depuis longtemps que l’absence d’une mise en garde n’est pas un facteur déterminant du caractère volontaire. Troisièmement, depuis l’arrêt Boudreau, il a néanmoins été reconnu que la mise en garde constitue un facteur « important » (voir, p. ex., Bernard, par. 29; voir aussi Penney, Rondinelli et Stribopoulos, ¶4.48). En reliant ces trois principes, l’on arrive à la conclusion qu’il faut examiner comment les tribunaux devraient traiter l’absence d’une mise en garde lorsqu’ils évaluent le caractère volontaire des déclarations faites à la police.
[65]                        Sur ce point, M. Tessier et l’un des intervenants affirment que la police devrait formuler une mise en garde, et ce, que la personne soit un témoin ou un suspect. Comme je l’ai déjà expliqué, l’état actuel du droit ne milite pas en faveur de cette affirmation. Toutefois, M. Tessier soutient également que la mise en garde policière est un mécanisme nécessaire afin de combler le déficit informationnel entre la police et le citoyen. Ce mécanisme permet de tenir pleinement compte des préoccupations en matière d’équité qui sous‑tendent la règle des confessions. La Couronne reconnaît le rôle important que joue la mise en garde, mais souligne que seuls les suspects et les détenus sont soumis au pouvoir coercitif de l’État d’une manière qui pourrait les pousser à faire des déclarations involontaires. Il n’est pas nécessaire d’exiger la formulation d’une mise en garde à tous ceux qui sont soumis à un interrogatoire policier pour protéger les personnes concernées, ce qui gênerait les enquêtes policières légitimes. L’analyse du caractère volontaire devrait demeurer contextuelle, et l’application de règles rigides imposant de faire une mise en garde à tous, au détriment du pouvoir discrétionnaire des juges d’évaluer le caractère volontaire, devrait être évitée.
[66]                        Les procureurs généraux intervenants complètent les observations de la Couronne. Dans un mémoire rédigé avec soin, le procureur général du Nouveau‑Brunswick intervient pour inciter notre Cour à réaffirmer que l’absence d’une mise en garde ne constitue qu’un facteur parmi d’autres dans l’analyse du caractère volontaire. Il reconnaît que l’absence d’une mise en garde soulève des questions d’équité, mais il est d’avis que le poids accordé à son absence devrait être déterminé en fonction d’une échelle. Un poids plus important devrait être accordé à ce facteur lorsque la personne est un suspect, mais l’absence d’une mise en garde devrait demeurer un facteur non déterminant. Une mise en garde devrait être faite aux suspects, seulement parce que, en tant que personnes ayant été ciblées de cette manière par l’État, leur liberté est plus menacée que celle de simples témoins. Le procureur général du Nouveau‑Brunswick propose un critère du suspect qui, selon lui, fournit un cadre d’analyse réaliste qui aidera les tribunaux à accorder le poids qui convient à l’absence d’une mise en garde.
[67]                        Pour répondre à ces observations, il est utile d’exposer les raisons pour lesquelles la jurisprudence a évolué comme elle l’a fait. J’entreprendrai ensuite de préciser comment les juges de première instance devraient examiner l’absence d’une mise en garde policière dans le cadre de l’analyse contextuelle du caractère volontaire énoncée dans l’arrêt Oickle.
(1)         La règle des confessions et l’équité
[68]                        Le droit relatif à la règle moderne des confessions au Canada est établi. Une confession ne sera pas jugée admissible si elle a été faite dans des circonstances qui soulèvent un doute raisonnable quant à son caractère volontaire (Oickle, par. 68). La Couronne a le fardeau de persuasion ou le fardeau juridique de prouver le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable. L’analyse doit être contextuelle et fondée sur les faits; elle exige du juge de première instance qu’il soupèse les facteurs pertinents de l’affaire en cause (Singh, par. 35; R. c. Kelly, 2019 NLCA 23, 374 C.C.C. (3d) 360, par. 40). Il faut notamment tenir compte de « l’existence de menaces ou de promesses, [de] l’oppression, [de] la théorie de l’état d’esprit conscient et [des] ruses policières » (R. c. Spencer, 2007 CSC 11, [2007] 1 R.C.S. 500, par. 12). Ces facteurs ne sont pas une liste de contrôle : en fin de compte, le juge de première instance doit déterminer, à la lumière de l’ensemble du contexte de l’affaire, si les déclarations faites par l’accusé étaient fiables et si la conduite de l’État a servi d’une quelconque façon à le priver de son libre choix de parler ou non à une personne en autorité (Parent, p. 26‑27; Vauclair et Desjardins, no 38.28).
[69]                        Notre Cour a souligné à maintes reprises que la règle des confessions, correctement cernée, vise à établir un équilibre entre, d’une part, le droit de l’accusé de garder le silence et son droit à la protection contre l’auto‑incrimination et, d’autre part, les objectifs légitimes de l’État en matière d’application de la loi dans le cadre d’enquêtes criminelles (Hebert, p. 176‑177 et 180; Oickle, par. 33; Singh, par. 43 et 45). J’ajouterais que ces droits et intérêts, bien qu’ils semblent souvent contradictoires, visent tous à préserver la confiance du public envers l’administration de la justice pénale, ce qui aide les juges de première instance à trouver le bon point d’équilibre. Pour que justice soit rendue, il faut reconnaître que les droits de l’accusé sont importants, mais pas illimités. Il faut également donner aux policiers une marge de manœuvre pour qu’ils mènent à bien les enquêtes criminelles, sans toutefois laisser leur comportement sans surveillance. En effet, pour atteindre le juste équilibre entre ces objectifs, il faut trouver ce point de convergence, ce qui a été décrit de façon utile comme étant la [traduction] « finalité » de la règle des confessions (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 425; voir aussi Vauclair et Desjardins, no 38.23). Dans la recherche de cet équilibre, la loi impose à la Couronne le lourd fardeau de prouver le caractère volontaire hors de tout doute raisonnable, ce qui protège grandement l’accusé à toutes les étapes d’une enquête criminelle. Contrairement au fardeau qu’impose la Charte, où l’accusé doit démontrer une violation selon la prépondérance des probabilités, la règle des confessions confère dès le départ une protection accrue à l’accusé, car le fardeau exigeant d’établir le caractère volontaire incombe à la Couronne.
[70]                        La règle est guidée par des préoccupations de fiabilité et d’équité, et elle s’applique différemment selon le contexte. Comme l’a expliqué le juge Iacobucci dans l’arrêt Oickle, bien que la théorie de l’oppression et celle de l’encouragement s’attachent principalement à la fiabilité, d’autres aspects de la règle des confessions, tels que la présence de menaces ou de promesses, l’exigence d’un état d’esprit conscient ou le recours à des ruses policières, peuvent tous priver injustement l’accusé de son droit de garder le silence (par. 69‑71; Rothman c. La Reine, 1981 CanLII 23 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 640, p. 682‑683 et 688, le juge Lamer; Hebert, p. 171‑173; Whittle, p. 932; R. c. Hodgson, 1998 CanLII 798 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 449, par. 21‑22; Singh, par. 34). Une déclaration peut être jugée involontaire et donc être écartée parce qu’elle n’est pas fiable et qu’elle soulève la possibilité d’une fausse confession, ou parce qu’elle a été obtenue injustement et qu’elle va à l’encontre du principe interdisant l’auto‑incrimination et du droit de garder le silence, quel que soit le contexte. Elle peut être écartée si elle a été obtenue en raison d’un comportement des policiers « [qui] ne respecte pas les valeurs socio‑morales qui sont à la base même du système pénal » (J. Fortin, Preuve pénale (1984), no 900).
[71]                        Même si les questions de fiabilité et d’équité sont souvent étroitement liées, la mise en garde policière est habituellement considérée comme une question d’équité, comme le souligne l’arrêt Morrison, cité en l’espèce par le juge du procès. Je suis d’accord avec le procureur général du Nouveau‑Brunswick que l’absence d’une mise en garde policière ne mine habituellement que très peu la fiabilité d’une déclaration. Le simple fait qu’une personne n’ait pas été mise en garde ne signifie pas en soi que sa confession ou sa déclaration est peu fiable. Cela dit, dans certaines situations, l’absence de mise en garde peut exacerber l’influence pernicieuse des menaces, des incitations ou de l’oppression, ce qui peut contribuer à miner la fiabilité d’une déclaration. Dans la plupart des cas, il est plutôt question d’équité, dans le sens où l’absence d’une mise en garde peut injustement priver quelqu’un de sa capacité à faire un choix libre et utile de parler ou non à la police, même si, en tant que suspect, il est exposé à un risque juridique.
[72]                        Toutefois, la mise en garde ne règle pas toutes les questions soulevées par la règle des confessions. La raison pour laquelle l’absence d’une mise en garde n’est pas un facteur déterminant du caractère volontaire est qu’une mise en garde vise à corriger un déséquilibre informationnel lorsqu’une personne détenue ou arrêtée est dans un état de vulnérabilité accrue — ce qui est une question d’équité —, tandis que le caractère volontaire englobe un [traduction] « faisceau de valeurs » plus large guidé par la fiabilité et l’équité (Oickle, par. 70, citant J. H. Wigmore, Evidence in Trials at Common Law (Chadbourn rev. 1970), vol. 3, § 826, p. 351). Bien qu’il ne fasse aucun doute que l’équité — qui découle du droit de garder le silence et du privilège contre l’auto‑incrimination reconnus en common law — joue un rôle important dans la règle moderne, la jurisprudence et la doctrine donnent à penser qu’il serait erroné de laisser l’équité prévaloir dans l’analyse au détriment d’autres valeurs (Boudreau, p. 269‑270; Oickle, par. 47; Singh, par. 35; S. Penney, « Theories of Confession Admissibility : A Historical View » (1998), 25 Am. J. Crim. L. 309, p. 373‑379; J. D. Grano, « Voluntariness, Free Will, and the Law of Confessions » (1979), 65 Va. L. Rev. 859, p. 914). La règle des confessions vise également à empêcher que les défendeurs innocents fassent de fausses confessions et à protéger les suspects des tactiques policières abusives. Il s’agit d’objectifs distincts qui, chacun à sa façon, sont pris en considération dans les facteurs liés aux menaces ou aux encouragements, à l’oppression et aux ruses. Ces préoccupations demeurent, même lorsqu’une mise en garde a été adéquatement faite et comprise. Une analyse contextuelle est nécessaire pour offrir aux suspects une protection adéquate qui s’étend au‑delà de celle qu’offre la mise en garde à elle seule, un point reconnu dans l’arrêt Boudreau.
[73]                        La règle énoncée dans l’arrêt Boudreau a résisté à l’épreuve du temps. En décidant que l’absence d’une mise en garde constitue un facteur important, mais pas déterminant dans l’analyse du caractère volontaire, la Cour a confirmé que la règle des confessions devrait demeurer souple pour tenir compte de la complexité de la réalité des enquêtes policières. Le juge Rand a constaté à juste titre que ce serait une [traduction] « grave erreur d’imposer aux méthodes habituelles d’enquêtes criminelles un carcan étroit de règles artificielles » (p. 270). Pendant de nombreuses années, cette approche a permis de trouver un équilibre entre l’intérêt de la société à ce que les crimes fassent l’objet d’une enquête et les droits individuels, et ce, même à mesure que la Cour a élargi son interprétation de la règle des confessions pour tenir compte des notions plus larges d’équité. Dans l’arrêt Boudreau, les juges ont conclu que, dans l’arrêt Gach c. The King, 1943 CanLII 32 (SCC), [1943] R.C.S. 250, le juge Taschereau s’était exprimé sous forme de remarque incidente lorsqu’il a déclaré que toutes les confessions sont inadmissibles en l’absence d’une mise en garde appropriée. Dans un ouvrage de doctrine, le juge F. Kaufman de la Cour d’appel du Québec a par la suite critiqué l’arrêt Gach. Il estimait que le droit y était mal interprété et que l’arrêt [traduction] « balayait quarante ans de jurisprudence canadienne et établissait une rigidité jusqu’alors inconnue » (The Admissibility of Confessions (3e éd. 1979), p. 144).
[74]                        Considérer l’absence d’une mise en garde policière comme un facteur déterminant du caractère volontaire risquerait d’empêcher le recours à des techniques d’enquête légitimes tout en faisant fi des autres protections prévues par la règle. Comme un auteur l’a dit, [traduction] « [r]echercher l’égalité des connaissances [. . .] revient à tenter d’éliminer les confessions » (Grano, p. 914). La règle des confessions reconnaît par son objet que les déclarations obtenues lors d’un interrogatoire policier ont une valeur, pourvu qu’elles soient fiables et qu’elles aient été obtenues équitablement (Hodgson, par. 21; Singh, par. 29; voir aussi Penney (1998), p. 378; Trotter, p. 293). Même en l’absence d’une mise en garde, les circonstances peuvent indiquer qu’une personne a choisi librement de parler et qu’aucune question d’équité ne se pose. Exiger une mise en garde policière comme condition du caractère volontaire contrecarrerait les objectifs de la règle et nuirait à l’équilibre qu’elle tente d’établir en imposant une norme rigide de connaissance subjective chez toutes les personnes, quel que soit leur statut ou leur rôle dans une enquête. Bien que la jurisprudence traite à juste titre d’un équilibre, il convient de rappeler que la balance penche déjà en faveur de la protection des droits de l’accusé en raison de la vaste portée de la règle et du lourd fardeau qui incombe à la Couronne. De plus, la common law a hésité à remplacer l’analyse contextuelle et factuelle dans laquelle l’absence d’une mise en garde constitue un facteur important, mais non déterminant, par une exigence de mise en garde ou de renonciation relativement au droit de garder le silence des suspects interrogés. Si une telle exigence était jugée nécessaire, le législateur pourrait introduire une mesure législative qui irait en ce sens (voir S. Penney, « Police Questioning in the Charter Era : Adjudicative versus Regulatory Rule‑making and the Problem of False Confessions » (2012), 57 S.C.L.R. (2d) 263, p. 263‑264). Dans d’autres contextes, par exemple lors de l’interrogatoire d’adolescents, le législateur a adopté précisément cette mesure pour tenir compte de leur vulnérabilité accrue (voir la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, par. 146(2)).
[75]                        Cela étant, il ne fait aucun doute qu’une mise en garde peut contribuer à assurer qu’une enquête soit menée de manière équitable, surtout lorsqu’un suspect est détenu et dans un état où il est plus susceptible de faire des déclarations involontaires. Dans l’arrêt Singh, lorsqu’elle a formulé son conseil portant qu’un suspect devrait recevoir une mise en garde, la juge Charron a pris soin de souligner que la situation d’une personne change après la mise en détention, ce qui explique pourquoi la mise en garde est jugée nécessaire dans ces circonstances. Comme elle l’a expliqué, les autorités de l’État exercent un contrôle sur le détenu, qui se trouve dans une position plus vulnérable et ne peut pas s’esquiver. Le seul fait d’être détenu peut amener une personne à se sentir contrainte de faire une déclaration (par. 32; voir Grant, par. 22 et 39; Hebert, p. 179‑180). La mise en garde est nécessaire pour combler le déficit informationnel compte tenu du risque et de la vulnérabilité accrus. Même s’il est reconnu que les contacts avec la police sont souvent intimidants, les considérations liées à l’équité sont peu susceptibles de s’appliquer de la même manière lorsque la personne n’est pas soupçonnée d’être impliquée dans le crime faisant l’objet de l’enquête. Les considérations liées à l’équité s’appliquent clairement dès lors qu’une personne est ciblée par l’État. En soi, il n’y a rien de foncièrement injuste, par exemple, à ce que la police interroge une personne qui se trouve au coin d’une rue sans lui faire une mise en garde tout en recueillant de l’information concernant un crime dont elle a possiblement été témoin.
[76]                        Pourtant, dans le cas précis où un simple témoin ou une personne qui n’est pas impliquée dans le crime est interrogé, le fait d’introduire une exigence de mise en garde comme condition du caractère volontaire pourrait porter atteinte à l’administration de la justice, et ce, même dans les cas où aucune injustice ne découle de l’obtention de la déclaration. Un interrogatoire à un poste de police est certainement différent sur le plan qualitatif si les circonstances donnent à penser que la personne qui y est amenée ou convoquée afin d’être interrogée est objectivement un suspect qui a droit à une mise en garde. Cela dit, exiger une mise en garde dans toutes les circonstances entraverait inutilement le travail des policiers. Lorsqu’une personne n’est exposée à aucun risque juridique manifeste et que les policiers ont simplement l’intention de recueillir de l’information, les contraindre à donner une mise en garde pourrait même nuire aux enquêtes. En outre, l’application efficace de la loi dépend largement de la coopération des membres du public (Grant, par. 39). Lorsqu’une analyse contextuelle révèle qu’aucune injustice n’a été commise et qu’aucune protection garantie par la Charte n’est entrée en jeu, une règle rigide obligeant à mettre tout le monde en garde pourrait perturber l’équilibre atteint par la règle des confessions en écartant des déclarations fiables obtenues équitablement. Il est préférable de permettre aux tribunaux de procéder avec souplesse à une évaluation des véritables circonstances du contact avec la police. Conformément à l’esprit de la suggestion faite par la juge Charron dans l’arrêt Singh, les tribunaux devraient accorder une attention particulière à la question de savoir si l’absence d’une mise en garde a eu une incidence importante sur le caractère volontaire telle qu’il serait justifié d’écarter la déclaration.
[77]                        En tant que suspect qui n’était pas détenu, M. Tessier était dans une situation qui se situe entre ces deux extrêmes. Contrairement à ce que laisse entendre la Couronne, il existe des raisons d’équité pour lesquelles la mise en garde revêt une importance plus grande une fois qu’une personne devient un suspect. En effet, une personne placée dans la même situation que M. Tessier peut, elle aussi, être dans un état de vulnérabilité accrue, mais dans une moindre mesure qu’une personne, arrêtée et détenue, sur laquelle l’État exerce un contrôle plus étendu. D’une manière générale, un suspect qui n’est pas détenu est libre de partir. Dans certaines circonstances, malgré l’absence d’une mise en garde, il est possible qu’un suspect sache parfaitement qu’il n’est pas obligé de répondre aux questions ou qu’il ne soit soumis à aucune influence — notamment sous forme de menaces ou d’encouragements, d’oppression ou de ruses policières — qui mettrait en doute le caractère volontaire. Dans de telles circonstances, un suspect n’est pas injustement privé de son libre choix de parler ou non. En revanche, même s’il est dans un état d’esprit conscient, il peut être injustement privé de ce choix en raison du comportement de la police. En résumé, il sera important d’examiner l’ensemble des circonstances pour déterminer si une déclaration faite par un suspect qui n’est pas détenu a été obtenue injustement.
(2)         Conséquences de l’absence d’une mise en garde
[78]                        À l’instar du procureur général du Nouveau‑Brunswick, j’estime que le poids à accorder à l’absence d’une mise en garde se situera sur une échelle. À une extrémité, l’importance accordée au fait de ne pas mettre en garde une personne qui n’est pas impliquée dans le crime — par exemple la personne qui se trouve au coin de la rue — sera habituellement négligeable. L’absence relative de vulnérabilité chez une personne qui n’est pas impliquée dans le crime ou chez un témoin qui est interrogé par la police signifie qu’il ne sera habituellement pas nécessaire d’établir qu’il y a eu mise en garde pour démontrer que les déclarations étaient volontaires. Exiger que la police mette en garde chaque personne à qui elle pose des questions dans le cadre d’une enquête criminelle, même lorsque ces questions sont posées dans un poste de police, serait — comme l’a souligné à juste titre la Cour d’appel en l’espèce — une norme impossible à appliquer. Elle limiterait indûment l’intérêt sociétal plus large à ce que les crimes fassent l’objet d’une enquête, en écartant des déclarations fiables obtenues équitablement dans des circonstances qui ne l’exigent pas.
[79]                        À l’autre extrémité de l’échelle, la vulnérabilité des détenus et le risque juridique auquel ils sont exposés consolident la nécessité d’une mise en garde policière. L’équité exige qu’ils connaissent leur droit à l’assistance d’un avocat et, par extension, leur droit de garder le silence, de manière à ce qu’ils puissent faire le « choix éclairé » de participer ou non à l’enquête (j’emprunte l’expression « choix éclairé » à l’arrêt Singh, par. 33). L’équilibre que les tribunaux cherchent à atteindre dans l’application de la règle des confessions dans ce contexte les amène à faire primer la protection des droits de la personne détenue sur l’intérêt que la société a à ce que les enquêtes criminelles soient menées à bien. Le poids accordé à l’absence d’une mise en garde dans ces circonstances, bien qu’il ne s’agisse pas d’un facteur déterminant du caractère volontaire en raison de l’analyse contextuelle exigée, se situera à l’extrémité supérieure de l’échelle (voir Singh, par. 33).
[80]                        Entre ces deux extrêmes, dans des circonstances où la police interroge un suspect qui n’est pas détenu sans lui faire une mise en garde, je souscris à l’opinion de longue date selon laquelle l’absence de cette dernière n’est pas fatale, mais qu’elle constitue un facteur important pour juger du caractère volontaire (voir de façon générale Kaufman, p. 142‑146). L’importance accordée à l’absence d’une mise en garde sera également considérable pour tenir compte du risque de vulnérabilité et d’exploitation d’un déficit informationnel, à moins qu’il puisse être démontré que, dans les circonstances, comme je l’expliquerai plus en détail ci‑après, le caractère volontaire ne fait aucun doute. Cela s’appuie de façon progressive sur les motifs utiles formulés par la juge Charron sur ce point dans l’arrêt Singh. Pour assurer une protection adéquate et fondée sur des principes en application de la règle des confessions, l’analyse définitive doit prendre tout particulièrement en considération le risque accru auquel est exposé un suspect et, par conséquent, sa vulnérabilité, par rapport à ceux d’une personne qui n’est pas impliquée dans le crime. Bien que des contacts entre la police et les citoyens entraînent parfois un changement dans le statut d’une personne au cours d’un interrogatoire, les enquêteurs ont l’habitude de détecter les signes qui éveillent leurs soupçons. Il s’agirait alors du bon moment pour mettre la personne interrogée en garde afin d’éviter la possible exclusion de ses déclarations au procès.
[81]                        La première étape dans l’évaluation de l’importance de l’absence d’une mise en garde par la police est donc de déterminer si la personne était un suspect. Je souscris à la suggestion du procureur général du Nouveau‑Brunswick selon laquelle des considérations liées à l’équité peuvent s’appliquer lorsqu’une personne est un suspect et que l’application du critère du suspect est une manière utile de déterminer si une personne accusée peut avoir été injustement privée de son droit de garder le silence (voir Oland, par. 42; Smyth, p. 34, citant Boudreau). Cette suggestion est également conforme aux énoncés de notre Cour selon lesquels « la règle des confessions s’applique chaque fois qu’une personne en situation d’autorité interroge un suspect » (Oickle, par. 30). Le critère, tel que le propose le procureur général du Nouveau‑Brunswick, est le suivant : y a‑t‑il des faits objectivement discernables connus de l’agent qui procède à l’interrogatoire au moment où se déroule celui-ci qui pourraient amener un enquêteur raisonnablement compétent à conclure que la personne interrogée est impliquée dans l’infraction criminelle visée par l’enquête (voir Morrison, par. 50; Oland, par. 43‑46; Smyth, p. 34‑36; Wong, par. 64; Merritt, par. 39; Higham, par. 5‑7)?
[82]                        Le critère est objectif et comprend à la fois une évaluation des faits objectivement discernables connus au moment de l’interrogatoire et l’interaction entre la police et la personne interrogée. Les questions ciblées, surtout lorsqu’elles donnent à penser que la personne interrogée est impliquée de façon répréhensible dans le crime, peuvent indiquer que la personne est un suspect. Cependant, elles peuvent également avoir d’autres objectifs légitimes, selon les circonstances. Le juge de première instance est le mieux placé pour déterminer si la police cherchait simplement à évaluer la réaction d’une personne à certaines questions ou si l’interrogatoire correspond davantage à celui d’un véritable suspect. Bien qu’un interrogatoire qui a lieu à l’initiative des policiers n’indique pas, en soi, qu’une personne est un suspect, il peut s’agir d’un signe qu’elle est considérée comme telle lorsqu’il est combiné à d’autres indications. Cela dit, des questions qui provoquent de l’anxiété ou de l’inconfort ou même qui insinuent la culpabilité ne signifient pas nécessairement qu’une personne est un suspect. La nature de l’interaction entre la police et la personne ainsi que son lien avec les faits objectivement vérifiables sont donc pertinents pour l’application du critère du suspect.
[83]                        Lorsque le tribunal arrive à la conclusion qu’une personne était un suspect, l’absence d’une mise en garde policière ne constitue pas simplement un facteur à prendre en considération parmi d’autres. Il s’agit plutôt d’une preuve prima facie d’un déni injuste du choix de parler ou non à la police, et le tribunal doit trancher explicitement la question de savoir si l’omission a entraîné une injustice dans les circonstances (voir Oland, par. 42). Ce facteur ne doit pas se perdre dans l’ensemble des autres considérations. Il sert plutôt à mettre en doute l’équité de la déclaration, et la Couronne doit en traiter à la lumière de l’ensemble des circonstances pertinentes pour déterminer si l’accusé a choisi librement de parler. Pour s’acquitter de son fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable qu’une déclaration était volontaire, la Couronne devra réfuter cette preuve prima facie d’injustice.
[84]                        Cet ajustement doit être interprété en fonction de l’imposition des fardeaux de présentation et de persuasion, fardeaux qui, aux fins du critère de l’état d’esprit conscient, sont expliqués comme suit par les auteurs Lederman, Fuerst et Stewart, ¶8.119, citant Ward, p. 41, et R. c. Lapointe and Sicotte (1983), 1983 CanLII 3558 (ON CA), 9 C.C.C. (3d) 366 (C.A. Ont.), p. 383, conf. par 1987 CanLII 69 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1253 :
     [traduction] Un dernier élément à prendre en considération dans l’analyse du critère de l’état d’esprit conscient est l’imposition du fardeau de présentation et du fardeau (légal) de persuasion. Dans la mesure où l’accusé est peut‑être la seule personne qui a connaissance de ces questions de nature subjective, le fardeau de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour soulever la question devrait lui incomber. [. . .] Lorsque l’accusé a présenté suffisamment d’éléments de preuve pour en faire une question litigieuse, la Couronne doit alors convaincre le juge de première instance que la déclaration était, hors de tout doute raisonnable, volontaire.
[85]                        À la lumière de ces observations utiles et en en élargissant l’application au‑delà du contexte de l’état d’esprit conscient, et conformément au conseil de la juge Charron sur les mises en garde dans l’arrêt Singh, je propose de considérer l’absence d’une mise à garde faite à un suspect comme une preuve prima facie qu’un accusé a été injustement privé de son choix de parler ou non à la police. Cela suffit pour faire de l’absence d’une mise en garde une question litigieuse que la Couronne doit réfuter afin d’établir le caractère volontaire de la déclaration hors de tout doute raisonnable.
(3)         Cadre juridique
[86]                        Au cours du contre‑interrogatoire des témoins de la police ou en entendant le témoignage de l’accusé lui‑même, il se peut que l’on découvre que ce dernier était dans un état de vulnérabilité accrue ou exposé à un risque accru, parce qu’il était détenu ou qu’il était considéré comme un suspect et qu’il n’avait pas reçu de mise en garde, en dépit du fait qu’il était soupçonné d’avoir commis un crime. Cela suffit pour semer un doute quant au caractère volontaire des propos de l’accusé au sens des arrêts Whittle et Oickle, c’est‑à‑dire un doute quant au fait que l’accusé avait la capacité de comprendre ce qui était dit et que sa déclaration pourrait servir de preuve et qu’il n’y avait aucune autre considération connue portant atteinte au caractère volontaire. L’accusé s’est donc acquitté de son fardeau de présentation pour faire de l’absence d’une mise en garde une « question litigieuse ». Afin de respecter son fardeau de persuasion, la Couronne doit ensuite convaincre le juge de première instance, hors de tout doute raisonnable, que la déclaration était néanmoins volontaire.
[87]                        Dans ces circonstances, il convient que le juge des faits entreprenne une analyse contextuelle pour déterminer si une injustice a été commise qui vicie le caractère volontaire en privant l’accusé du droit de garder le silence. Ce peut être le cas lorsqu’il y a une preuve de ruse policière, par exemple lorsque l’absence d’une mise en garde résulte d’un manquement délibéré ou d’une tactique délibérée visant à manipuler le suspect de manière à ce qu’il pense que rien n’est en jeu (voir, p. ex., R. c. Crawford, 1995 CanLII 138 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 858, par. 25; Auclair c. La Reine, 2004 CanLII 24201 (QC CA), [2004] R.J.Q. 767 (C.A.), par. 41; M. (D.), par. 45; Higham, par. 22). En commettant une inconvenance, habituellement en dissimulant le risque auquel est exposé le suspect pour encourager sa coopération, la police peut injustement priver le suspect de son droit de garder le silence. En termes clairs, la déclaration doit être écartée si le subterfuge des policiers choque la collectivité. Cependant, même si la situation n’atteint pas ce niveau, amener la personne interrogée à croire que, en tant que simple témoin, elle ne risque rien et que ses déclarations ne serviront pas de preuve contre elle pourrait en fin de compte empêcher leur admission : [traduction] « . . . la capacité de faire un choix utile demeure pertinente en présence d’une ruse », écrivent les auteurs Lederman, Fuerst et Stewart, « et l’exclusion s’impose lorsqu’il y a un doute raisonnable quant au caractère volontaire de la confession à cet égard » (¶8.126). J’aimerais souligner qu’il y a une différence entre le fait d’induire une personne en erreur quant à l’étendue du risque auquel elle est exposée et refuser de dire à une personne qu’elle est une suspecte. La police n’a pas à fournir de détails sur l’état de l’enquête pourvu que l’information essentielle soit communiquée et qu’il n’y ait aucune stratégie de subterfuge (R. c. Campbell, 2018 ONCA 837, 366 C.C.C. (3d) 346, par. 8‑9).
[88]                        Bien que la Couronne n’ait pas à la faire, la démonstration que l’accusé était en fait subjectivement au courant de son droit de garder le silence ou des conséquences de ses déclarations constituera une preuve convaincante que l’absence d’une mise en garde n’a pas miné le caractère volontaire. Dans ce cas, il n’y a tout simplement pas de doute sur l’équité qui pourrait découler de l’absence de mise en garde, car le suspect dispose de l’information nécessaire pour choisir de parler ou de garder le silence. Par exemple, dans les affaires Pepping, R. c. Boothe, 2016 ONCA 987, et R. c. Blackmore, 2017 BCSC 2682, citées par la Cour d’appel, les déclarations ont été jugées volontaires malgré l’absence d’une mise en garde. Dans chacune de ces décisions, la cour a conclu que le suspect était au courant des conséquences de ses déclarations. Parmi les éléments qui portent à croire qu’un suspect peut être au courant de son droit de garder le silence ou des conséquences de ses déclarations, mentionnons de manière non exhaustive la conscience d’être enregistré (R. c. Leblanc, 2001 CanLII 12528 (C.A. Qc), par. 17), des indications établissant que le suspect dirige la conversation (Boothe, par. 20 (CanLII)), une connaissance de l’objet de l’enquête policière et du présumé rôle du suspect dans l’enquête (M. (D.), par. 45; Leblanc, par. 26), et l’exercice du droit de garder le silence en refusant de répondre aux questions de la police (M. (D.), par. 46). J’aimerais souligner que ces décisions n’appuient pas la proposition selon laquelle la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable la connaissance subjective du droit de garder le silence ou qu’une preuve de la connaissance écarte le critère établi de l’état d’esprit conscient. Elles indiquent plutôt que, en présence d’une preuve que l’accusé connaissait son droit de garder le silence ou les conséquences de ses déclarations, le poids accordé à l’absence d’une mise en garde devient moins important, car il existe d’autres indications fortes du caractère volontaire. Un empressement de parler, comme dans l’affaire Pepping (par. 6), peut servir, ou non, à prouver le caractère volontaire, selon les circonstances. Une personne peut sembler empressée de parler soit parce qu’elle a un véritable intérêt à le faire, soit parce qu’elle a peur ou se sent contrainte de le faire.
(4)         Sommaire
[89]                        En somme, la règle des confessions fait toujours porter sur la Couronne l’ultime fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable le caractère volontaire de la déclaration d’un accusé à une personne en situation d’autorité. Lorsqu’un accusé remet en question le caractère volontaire en ce qui a trait à un interrogatoire par la police durant lequel il n’a pas été mis en garde, la première étape consiste à déterminer s’il était ou non un suspect. Si oui, l’absence de mise en garde est une preuve prima facie d’un déni inéquitable de choix, mais elle n’est pas déterminante pour trancher la question. Il s’agit d’une preuve crédible de l’absence du caractère volontaire sur laquelle la cour doit se pencher directement. Selon les circonstances, elle peut être pertinente pour certains facteurs énumérés dans l’arrêt Oickle de même que pour toutes les autres considérations qui se rapportent au caractère volontaire. Toutefois, l’absence de mise en garde n’est pas décisive et la Couronne peut malgré tout se décharger de son fardeau si l’ensemble des circonstances le permet. Elle n’a pas à prouver que l’accusé a compris subjectivement le droit au silence ou les conséquences de sa prise de parole, mais, si elle peut le faire, cela constituera généralement une preuve convaincante du caractère volontaire de la déclaration. Si les circonstances donnent à penser que la police a tiré profit d’un manque d’information, cela pèsera lourdement en faveur d’une conclusion selon laquelle la déclaration n’était pas volontaire. Cependant, si la Couronne est en mesure de prouver que le suspect a conservé la capacité d’exercer son libre choix vu l’absence de signes de menaces ou d’encouragement, d’oppression, de l’absence d’un esprit conscient ou de ruse policière, cela suffira pour qu’elle se décharge de son fardeau de prouver que la déclaration était volontaire et remédier à l’absence de mise en garde qui avait entaché le processus.
(5)         Application aux faits
[90]                        À la lumière de ce qui précède, et compte tenu de l’absence de mise en garde, les déclarations de M. Tessier à la police étaient‑elles volontaires suivant la règle des confessions? J’adhère à la conclusion du juge du procès selon laquelle les déclarations étaient admissibles : M. Tessier a bel et bien fait le choix libre et éclairé de parler au sergent White et il n’a pas été privé injustement de son droit au silence. Il en est ainsi même en prenant son argument à son sens le plus fort et en acceptant qu’il était un suspect. Je tiens pour acquis que la recommandation de la juge Charron s’applique ici : le sergent White aurait dû mettre M. Tessier en garde dès le début de l’interrogatoire. Puisqu’il y avait un motif raisonnable de considérer M. Tessier comme un suspect et compte tenu de l’interrogatoire pointu auquel il a été soumis et de la nature contradictoire de celui‑ci, l’absence de mise en garde constitue une preuve prima facie qui, à elle seule, satisfait au fardeau de la preuve pour que la Couronne soit tenue de traiter de la question dans le cadre de son fardeau légal de prouver le caractère volontaire. Je suis toutefois convaincu que le dossier appuie l’argument de la Couronne, accepté par le juge du procès, selon lequel M. Tessier était dans un état d’esprit conscient et n’a pas été autrement piégé dans les circonstances. En l’espèce, il existe des indications plus décisives du caractère volontaire, y compris des circonstances qui vont au‑delà des exigences minimales de l’état d’esprit conscient. Le dossier comporte des signes forts, qui laissent chacun supposer que M. Tessier était parfaitement conscient des conséquences de sa prise de parole devant le sergent White. Il savait que tout ce qu’il disait pourrait servir de preuve, et qu’il avait le choix de collaborer ou non avec les policiers. En outre, même si ses questions étaient parfois assurément ciblées, le sergent White a été franc dans la manière dont il a confronté M. Tessier. Dans les circonstances, l’accusé a exercé son libre choix de parler.
[91]                        Informé qu’il était enregistré, M. Tessier a commencé l’entretien désireux de communiquer de l’information qui déplacerait vers d’autres les soupçons du sergent White. Plus particulièrement, il a noté dès le départ que l’ex‑petite amie de M. Berdahl le [traduction] « ha[ïssait] », que M. Berdahl devait de l’argent à de nombreuses personnes et que, lorsqu’il a entendu que ce dernier avait été impliqué dans un homicide, il a eu le sentiment que M. Berdahl avait été impliqué de manière répréhensible. Lorsqu’il a fait référence à la première fois où la police l’a contacté à propos de son enquête, M. Tessier a dit ce qui suit au sergent White :
      [traduction] Et, au début, j’ai pensé qu’il avait fait quelque chose. Euh, tu sais, c’était comme euh, qu’est‑ce qu’il a fait cette fois‑ci? genre de truc, comme euh parce qu’il travaille comme bouncer pour certaines des strip‑teaseuses et tout. Et il – il – il a fait ce genre d’affaires avant. Garde du corps genre. C’est qu’il fait tous les petites jobs, tu sais. [. . .] [D]onc j’ai pensé que peut‑être qu’il a poignardé quelqu’un ou n’importe quoi d’autre, tu sais, parce qu’il a toujours ses couteaux sur lui, il a toujours, tu sais il a – d’habitude il a beaucoup d’armes et des affaires sur lui donc euh je me demande s’il a fait quelque chose du genre.
      (d.a., vol. IV, p. 109)
[92]                        Monsieur Tessier savait manifestement que tout ce qu’il disait pouvait être utilisé comme preuve. Non seulement a‑t‑il été avisé au début de l’entretien qu’il était enregistré, mais il s’est renseigné plus tard pour s’assurer que l’enregistrement se poursuivait. À certains moments, on lui a demandé de parler plus fort pour les fins de l’enregistrement. Cela insinuait manifestement que M. Tessier était conscient que la police enregistrait sa déclaration à des fins d’enquête en lien avec l’homicide de M. Berdahl. Le juge du procès l’a souligné (au par. 10); la Cour d’appel n’a mentionné ni que M. Tessier était conscient que l’entretien était enregistré et ni son expression d’intérêt quant au fait que son récit était enregistré — une indication qu’il savait ce sur quoi la police enquêtait et qu’il était conscient de l’enjeu. Pour revenir au critère de l’état d’esprit conscient établi dans l’arrêt Whittle, M. Tessier avait la capacité non seulement de comprendre ce qu’il disait, mais aussi de saisir que le témoignage pourrait être utilisé comme preuve dans le cadre d’une instance criminelle. Fait important, à l’instar de la personne qui était interrogée dans l’affaire Pepping, M. Tessier comprenait que le policier enregistrait sa déclaration et il a voulu s’assurer que sa version des faits ferait partie de ce dossier.
[93]                        Monsieur Tessier a même affirmé positivement qu’il ne coopérerait pas, une indication qu’il savait que sa coopération était volontaire et que lorsqu’il prenait la parole, cela reflétait qu’il avait fait un choix entre deux options. Après son retour de la pause cigarette, qu’il a passée à l’extérieur du détachement où il a conversé librement avec son ami, et après la confirmation par le sergent White de l’heure pour les fins de l’enregistrement, M. Tessier a refusé de donner un échantillon d’ADN, affirmant que :
      [traduction] Non, je vais le dire tout de suite. Euh, je – je ne sais pas ce qui se passe. Je ne veux pas me faire peinturer dans le coin. [. . .] Je – je ne veux pas être mis dans une position où je – je suis comme le – le seul gars que vous avez ou quelque chose du genre. [. . .] Comme euh si un de mes cheveux est sur lui ou quelque chose comme ça, je ne veux pas être [le] meurtr[ier]. Je ne veux pas être accusé de n’importe quoi dans le genre.
      (d.a., vol. IV, p. 130)
[94]                        À d’autres moments, il y a des indications que M. Tessier essayait de créer une image de préoccupation et de coopération sélective, tout en essayant de découvrir ce que savait la police. Au début de l’échange, il a invité le sergent White à poser des questions à propos de M. Berdahl, apparemment confiant quant aux renseignements qu’il pouvait fournir. À quelques occasions, M. Tessier a demandé ce qui était arrivé à M. Berdahl. Il a invité la police à venir chez lui pour trier les possessions de ce dernier. Ces interactions suggèrent que M. Tessier savait parfaitement que la police menait une enquête sur l’homicide de M. Berdahl et que tout ce qu’il disait pouvait servir de preuve, un état de conscience qu’il a manifesté sans l’ombre d’un doute lorsqu’il a dit au sergent White : « . . . je suis la seule personne que vous avez et ce n’est pas bon signe » (d.a., vol. IV, p. 130). Les échanges démontrent aussi un empressement à parler et une confiance de façade en sa capacité à avoir le contrôle de l’information fournie au sergent White, indications supplémentaires, lorsque tout le contexte est pris en considération, du caractère volontaire de ses déclarations.
[95]                        Même s’il n’a pas été avisé qu’il était un suspect, M. Tessier n’a pas été induit en erreur quant au risque auquel il faisait face. Il était évident depuis le début qu’il n’avait pas été écarté de l’enquête, un élément dont l’a directement informé le sergent White lorsqu’il a justifié la demande d’un échantillon d’ADN. S’il existait un doute que M. Tessier était à risque d’être accusé d’un meurtre, il a été dissipé lorsque le sergent White a demandé directement s’il avait tué M. Berdahl. Monsieur Tessier le savait lui aussi :
      [traduction]
      Q : Qu’est‑ce que vous pensez qu’il devrait arriver à la personne qui euh a causé sa – sa mort?
      R : Il devrait être accusé.
      Q : De?
      R : Meurtre, apparemment.
      (d.a., vol. IV, p. 125)
[96]                        Autrement dit, M. Tessier était conscient que la police pourrait porter des accusations contre lui dans le cadre d’une enquête criminelle, et il a essayé d’éviter cette issue en manipulant l’information dont il faisait part au sergent White. Encore une fois, les faits sont comparables à ceux qui ont donné lieu à la décision Pepping. Dans cette affaire, la police n’avait pas mis l’accusé en garde avant de l’interroger. Le juge du procès avait conclu que l’accusé n’était pas un suspect et que ses déclarations avaient été faites volontairement. La Cour d’appel a réexaminé le dossier et a jugé que la conclusion quant au caractère volontaire était raisonnablement fondée, et l’aurait été même si l’accusé avait été un suspect. En appliquant l’arrêt Singh, il s’agissait de savoir si l’absence de mise en garde rendait la déclaration involontaire. La Cour d’appel a conclu que le dossier étayait les conclusions selon lesquelles l’accusé souhaitait vivement parler et était conscient des conséquences juridiques de sa décision de faire une déclaration; en conséquence, la cour s’en est remise au juge du procès. Comme dans cette affaire, M. Tessier était impatient de parler avec le sergent White, a voulu s’assurer que sa déclaration était enregistrée, et a pris des mesures proactives pour refuser de coopérer lorsque cela lui convenait.
[97]                        Il ressort clairement du dossier que la conclusion du juge du procès selon laquelle M. Tessier avait un état d’esprit conscient ne devrait pas être modifiée en appel. Il savait que ses déclarations à la police pouvaient servir de preuve dans le cadre de procédures criminelles, et l’absence de mise en garde n’a pas entraîné de déficit informationnel exploité injustement par le sergent White. Son choix de parler à la police a été libre ou utile.
[98]                        Comme l’examen du caractère volontaire ne se limite pas à celui de la doctrine de l’état d’esprit conscient, il convient de se demander s’il y a eu des menaces ou des encouragements, des tactiques oppressives, ou des ruses policières qui sèmeraient un doute sur le caractère volontaire des déclarations de M. Tessier. Je note que M. Tessier n’a pas fait valoir qu’il aurait été menacé, trompé ou traité de manière oppressive. Si on la considère de la manière qui lui soit le plus favorable, la prétention de M. Tessier est que le sergent White a injustement exploité un déficit informationnel, notamment en posant des questions pointues, et qu’il aurait dû le mettre en garde. J’ai déjà expliqué pourquoi cette description n’est pas fidèle aux circonstances de la présente cause et ne résout pas la question. Quoi qu’il en soit, d’autres indices que les déclarations de M. Tessier étaient volontaires suggèrent que les méthodes d’interrogatoire utilisées par le sergent White n’avaient rien d’inéquitable.
[99]                        Monsieur Tessier était effectivement nerveux lorsque le sergent White l’a confronté avec des questions pointues. Ce dernier a témoigné qu’il essayait d’obtenir une [traduction] « lecture » de M. Tessier pour voir s’il dirait quelque chose d’inculpatoire (d.a., vol. II, p. 35). En règle générale, l’interrogatoire contribue à créer un climat d’oppression lorsqu’il est empreint d’agressivité et d’intimidation excessives durant une période prolongée (Oickle, par. 60). Bien que le juge du procès n’ait pas tenu compte adéquatement de la nature contradictoire de l’interrogatoire dans son évaluation du statut de M. Tessier à titre de suspect, l’interrogatoire n’a pas contribué à créer une atmosphère d’oppression au sens de l’arrêt Oickle. Le fait que l’interrogatoire s’est déroulé au poste de police n’a pas non plus créé de climat d’oppression. Pour être clair : les faits de l’espèce sont très différents de ceux d’autres causes portant sur un interrogatoire où une personne était soumise à un interrogatoire long et musclé sans pouvoir quitter la pièce, ou était privée de sommeil ou de nourriture durant l’entretien. Rien de tel n’est survenu dans la présente affaire.
[100]                     Le juge du procès n’a pas eu tort de conclure que le sergent White n’a pas utilisé une ruse « si odieuse qu’elle choque la collectivité » (Oickle, par. 67). En effet, rien ne suggère en l’espèce que l’enquêteur a eu recours à quelque stratagème que ce soit en induisant M. Tessier en erreur quant au risque qu’il courait pour l’encourager à coopérer. Le sergent White a mis M. Tessier sur la sellette avec franchise. Il était clair qu’il enquêtait sur la mort de M. Berdahl. Il a fourni des renseignements véridiques à M. Tessier, soulignant, par exemple, qu’il était suspect que M. Tessier ait été la dernière personne à avoir passé du temps avec M. Berdahl avant que celui‑ci soit retrouvé mort. Ses questions visant à savoir si M. Tessier avait conduit et allumé des cigarettes près de Carstairs étaient motivées par une véritable découverte de cigarettes à proximité du corps. Ce n’était pas un secret que M. Berdahl devait de l’argent à M. Tessier — ce dernier l’a lui‑même dit au début de l’entretien. Il est vrai qu’il n’a pas révélé toute l’information dont il disposait à propos des traces de pneus et des empreintes de pied trouvées sur la scène du crime à M. Tessier, mais il n’a pas caché son intérêt à connaître le type de voiture que conduisait ce dernier ainsi que le type de chaussures qu’il portait.
[101]                     Certes, le risque que courait M. Tessier était à son apogée à la fin du premier entretien, moment lors duquel la GRC a mis sur pied une équipe de surveillance pour l’observer, et le juge du procès n’a pas attesté de ce fait dans ses motifs. Pourtant, il convient de rappeler que c’est durant cette période de risque accru que M. Tessier a démontré de manière concluante que ses déclarations après le premier entretien étaient volontaires : il a téléphoné au sergent White à plusieurs reprises et est retourné au détachement en personne afin de le voir. Le fait que M. Tessier a activement cherché le sergent White pour l’emmener à sa résidence pour que celui‑ci vérifie si son arme à feu était dans son étui est une indication prépondérante du caractère volontaire de ses déclarations faites après le premier entretien. Cela fournit aussi des éléments de contexte compatibles avec les autres efforts qu’il a déployés pour coopérer et révéler des renseignements de manière sélective.
[102]                     En l’espèce, la question du caractère volontaire se rapporte à l’équité. Monsieur Tessier n’a plaidé l’inexactitude d’aucune des déclarations faites au sergent White. Aucune préoccupation n’a été soulevée quant à leur fiabilité. La cause porte plutôt sur le fait de savoir si M. Tessier a été traité inéquitablement par la police de telle sorte qu’il a été privé d’un choix utile de lui parler ou non. Rien dans les circonstances qui ont entouré ses déclarations ne suggère qu’il en a été ainsi. Monsieur Tessier était parfaitement conscient de la nature de l’enquête et a cherché à gérer l’information transmise au sergent White d’une manière qui lui convenait. Il n’y a eu ni menace, ni ruse policière, ni climat d’oppression. Tout en acceptant que le juge du procès ait eu tort de conclure que M. Tessier n’était pas un suspect durant les entretiens du 17 mars 2007, il n’y a pas lieu de modifier ses conclusions selon lesquelles les déclarations de M. Tessier étaient volontaires et celui‑ci a exercé son libre choix lorsqu’il a décidé de parler.
C.            Monsieur Tessier a‑t‑il été détenu psychologiquement et, si oui, quelle incidence cela a‑t‑il eue sur l’admissibilité de ses déclarations?
[103]                     Monsieur Tessier rappelle que, dans les circonstances de la présente cause, il a été interrogé dans un poste de police après qu’une personne en situation d’autorité lui eut demandé de s’y présenter. Il prétend qu’il était plus qu’un suspect; à son avis, il a été détenu psychologiquement par le sergent White, de sorte que l’omission de l’informer de son droit à l’assistance d’un avocat sans délai constituait une violation du droit garanti à l’al. 10b) de la Charte. De plus, il soutient que les déclarations recueillies durant les deux premiers entretiens auraient dû être écartées de la preuve en application du par. 24(2) de la Charte.
[104]                     Monsieur Tessier soutient que le juge du procès a recouru aux mauvais facteurs pour guider son analyse de la détention, se fondant à tort sur des considérations décrites dans l’arrêt R. c. Moran (1987), 1987 CanLII 124 (ON CA), 36 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.), et réaffirmées dans l’arrêt R. c. Seagull, 2015 BCCA 164, 323 C.C.C. (3d) 361. Il ajoute que, suivant une application appropriée des arrêts Grant et R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, il a été détenu psychologiquement. La Cour d’appel a noté qu’il n’était pas nécessairement erroné de se fonder sur les facteurs recensés dans les arrêts Moran et Seagull, à condition que ceux énoncés dans l’arrêt Grant soient examinés de manière exhaustive pour répondre à la question ultime relative à la détention.
[105]                     En l’espèce, la question de la détention psychologique est régie par les trois facteurs dont il est question dans l’arrêt Grant et réaffirmés dans l’arrêt Le. Une telle détention existe lorsqu’un individu est légalement tenu d’obtempérer à un ordre ou à une sommation de la police, ou lorsqu’une « personne raisonnable se trouvant dans la même situation [que cet individu] se sentirait obligée de le faire » et l’emmènerait « à conclure qu’elle n’est pas libre de partir » (Grant, par. 30‑31; Le, par. 25; Parent, p. 460‑461). Il faut tenir compte de trois facteurs et les mettre en balance pour déterminer si une personne a été détenue psychologiquement : premièrement, les circonstances à l’origine du contact avec la police telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir; deuxièmement, la nature de la conduite des policiers; troisièmement, les caractéristiques ou la situation particulières de la personne selon leur pertinence (Grant, par. 44; Le, par. 31).
[106]                     Appliquant ces facteurs, je suis d’avis de rejeter la prétention de M. Tessier selon laquelle il était détenu psychologiquement et de confirmer la conclusion du juge du procès sur ce point.
[107]                     Chacun des trois facteurs énoncés dans l’arrêt Grant milite contre la conclusion selon laquelle M. Tessier était détenu. Le contact initial a pris la forme d’une enquête générale, et M. Tessier n’a pas pu se sentir isolé pour une enquête ciblée puisqu’il savait que d’autres personnes étaient aussi interrogées. Monsieur Tessier s’est rendu au détachement par ses propres moyens. Certes, la situation a changé quand le sergent White a posé une série de questions pointues qui laissaient entendre que la police soupçonnait que M. Tessier était impliqué de manière répréhensible, mais une personne raisonnable dans sa situation ne se serait pas sentie tenue d’obtempérer dans les circonstances. Monsieur Tessier était conscient que les policiers enquêtaient sur l’homicide de son ami et, lorsqu’il a été interrogé, il a fourni un récit disculpatoire et cherché à diriger les soupçons dans une autre direction. Jamais le sergent White n’a déclaré ou laissé entendre que M. Tessier ne serait pas libre de partir. Au contraire, après avoir nié toute participation de sa part, M. Tessier a profité du moment pour calmer le jeu en allant dehors fumer une cigarette. Monsieur Tessier était clairement libre de quitter la salle d’interrogatoire et, fait crucial, il a refusé de coopérer en fournissant un échantillon d’ADN à son retour après avoir consulté son ami.
[108]                     Le fait que l’entretien se soit déroulé au poste de police ne donne pas lieu, à lui seul, à une détention (Parent, p. 476‑477; voir aussi R. c. Pomeroy, 2008 ONCA 521, 91 O.R. (3d) 261; R. c. Hawkins, 1993 CanLII 140 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 157, inf. (1992), 1992 CanLII 7125 (NL CA), 102 Nfld. & P.E.I.R. 91 (C.A.T.‑N.‑L.)). L’analyse contextuelle prescrite par les arrêts Grant et Le exige un examen de l’ensemble des circonstances. La présence de M. Tessier au détachement a été demandée, et non exigée. La tenue décontractée du sergent White ainsi que son attitude permissive quant aux déplacements de M. Tessier était de nature à réduire le sentiment qu’il devait obtempérer. L’entretien s’est terminé cordialement, avec l’invitation de M. Tessier aux policiers à se rendre chez lui et son choix d’être reconduit là où se trouvait son véhicule par le sergent White.
[109]                     Même s’il a fait l’objet d’une surveillance, M. Tessier a été autorisé à quitter le détachement sans être escorté. Il n’a laissé paraître aucune vulnérabilité particulière qui suggérerait qu’une personne raisonnable se serait sentie tenue d’obtempérer aux demandes ou aux directives de la police. Au moment de l’interrogatoire, il était une personne adulte qui a fait montre d’une conscience aiguë de son statut par rapport aux policiers.
[110]                     En ce qui a trait à ses interactions avec les policiers après le premier entretien, il est à noter que M. Tessier a téléphoné au sergent White à plusieurs reprises et qu’il s’est rendu au détachement de son propre gré et à ses propres conditions. Monsieur Tessier initiait les contacts et ne pouvait pas plausiblement prétendre se sentir détenu lorsqu’il est retourné au détachement de la GRC et qu’il a accompagné les agents jusqu’à sa maison.
[111]                     Puisque M. Tessier n’a pas été détenu psychologiquement, il ne saurait prétendre à la violation de ses droits protégés par la Charte. Son droit à l’assistance d’un avocat n’a pas été violé. Je suis d’avis de confirmer la conclusion du juge du procès sur ce point.
VI.         Conclusion
[112]                     Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler le jugement de la Cour d’appel et de rétablir la déclaration de culpabilité prononcée au procès.
 
                  Version française des motifs rendus par
 
                    Les juges Brown et Martin —
I.               Aperçu
[113]                     Au début d’une enquête sur un meurtre, la GRC a découvert que M. Tessier était un ami proche du défunt. Des agents lui ont demandé de se rendre au poste de police pour un interrogatoire. Il a obtempéré et les déclarations qu’il a faites au cours de cet interrogatoire ont été enregistrées sur bandes audio et vidéo. Au cours de ce qu’on ne peut qualifier que d’interrogatoire ciblé, l’enquêteur :
•           a demandé à M. Tessier s’il avait tué la victime,
•           a demandé à M. Tessier comment il pouvait lui prouver qu’il n’avait pas tué la victime,
•           a demandé à M. Tessier pourquoi son ADN se trouvait à proximité des lieux du crime,
•           a suggéré à M. Tessier qu’il mentait,
•           a invité M. Tessier à s’incriminer en fournissant des preuves matérielles.
À aucun moment, les agents n’ont dit à M. Tessier qu’il n’était pas obligé de leur parler et que tout ce qu’il leur dirait pourrait être utilisé en preuve.
[114]                     Même si M. Tessier a affirmé que ses déclarations à la police avaient été faites involontairement, le juge du procès les a admises en preuve et a déclaré M. Tessier coupable de meurtre au premier degré. Il a conclu à tort que, comme l’enquêteur ne percevait pas M. Tessier comme un suspect, le fait qu’il ne l’a pas informé de son droit de garder le silence et des conséquences de parler à la police n’avait eu aucune incidence sur le caractère volontaire de ses déclarations. La Cour d’appel de l’Alberta a annulé la déclaration de culpabilité de M. Tessier et a ordonné la tenue d’un nouveau procès. Plus précisément, elle a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en considérant que les déclarations étaient volontaires puisque, comme aucun avertissement n’avait été donné à M. Tessier, le juge devait d’abord vérifier si l’accusé comprenait qu’il n’avait aucune obligation de parler et que tout ce qu’il dirait pourrait être retenu contre lui (2020 ABCA 289, 12 Alta. L.R. (7th) 55, par. 37 et 56).
[115]                     Monsieur Tessier dit qu’il a été détenu. Nous sommes entièrement d’accord avec l’exposé des juges majoritaires sur le droit régissant cette question, y compris sur la substance du fardeau qui incombe à M. Tessier. Bien qu’il ne soit pas nécessaire que nous décidions si celui‑ci s’est acquitté de ce fardeau, il ne nous apparaît pas évident qu’il l’ait fait. Quoi qu’il en soit, nous nous contentons de trancher le présent pourvoi en fonction de l’analyse erronée de la règle des confessions effectuée par le juge du procès. Plus précisément, nous sommes d’accord avec la Cour d’appel pour dire que les motifs du juge du procès témoignent d’une [traduction] « vision étriquée de la règle moderne relative aux confessions » (par. 46). En effet, selon lui, il suffisait que M. Tessier ait une capacité cognitive de base et que les policiers ne l’aient pas menacé, piégé ou incité à faire une déclaration. Le raisonnement du juge du procès s’inscrit dans une tendance troublante depuis l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire R. c. Oickle, 2000 CSC 38, [2000] 2 R.C.S. 3, selon laquelle les quatre facteurs communs qui y sont identifiés comme viciant le caractère volontaire sont utilisés à mauvais escient comme liste de contrôle à laquelle la Couronne doit satisfaire pour s’acquitter de son fardeau.
[116]                     Les juges majoritaires affirment à juste titre que les facteurs énoncés dans l’arrêt Oickle ne constituent pas une liste de contrôle (par. 68). Le juge Kasirer reconnaît par ailleurs que le caractère volontaire protège le droit des suspects de décider librement et de façon éclairée de parler ou non à la police (par. 4, 9 et 71). En conséquence, les juges majoritaires apportent un changement bénéfique au droit, à savoir que l’absence d’avertissement dans une situation comme celle qui nous occupe constitue « une preuve prima facie que [les suspects] [ont] été injustement privé[s] de [leur] choix de parler ou non à la police » (par. 9; voir aussi par. 83 et 89). Nous comprenons ainsi que les juges majoritaires adoptent une présomption d’inadmissibilité dans le cas des déclarations obtenues d’un suspect sans qu’il ait reçu un avertissement préalable. Suivant le raisonnement que sous‑tend la présomption préconisée par les juges majoritaires, l’absence de mise en garde peut empêcher injustement l’intéressé de faire un « choix libre et utile de parler ou non à la police » lorsqu’il est « exposé à un risque juridique » (par. 71).
[117]                     Bien que nous soyons d’accord avec ces affirmations, nous estimons qu’elles laissent à désirer, parce que les juges majoritaires ne poussent pas leur raisonnement jusqu’à sa conclusion logique, à savoir que, pour s’assurer que les intéressés font un « choix libre et utile de parler ou non à la police », cette dernière devrait donner un avertissement au début de tout interrogatoire — pas seulement de l’interrogatoire de suspects. À notre avis, tout interrogatoire mené sans avertissement préalable est présumé involontaire, et la présomption devrait être plus difficile à réfuter lorsque le risque d’auto‑incrimination de la personne interrogée est objectivement accru.
[118]                     À notre avis, cette règle découle de notre jurisprudence, qui s’est progressivement détachée d’une analyse axée exclusivement sur des facteurs négatifs, tels que les incitations, les ruses et les mesures d’oppression des policiers. Depuis au moins l’arrêt de notre Cour R. c. Hebert, 1990 CanLII 118 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 151, confirmé dans l’arrêt R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405, il est clair qu’on ne peut conclure au caractère volontaire que lorsque l’accusé a exercé un véritable choix (aussi appelé « choix utile ») en décidant de parler à la police. La déclaration que l’individu fait à la police doit donc refléter un [traduction] « désir sincère de faire des aveux » (H. Stewart, « The Confessions Rule and the Charter » (2009), 54 R.D. McGill 517, p. 522). Un véritable choix est un choix éclairé. En effet, la personne interrogée ne peut pas faire un véritable choix si elle ignore qu’elle a le droit de parler ou non à la police et si elle ne connaît pas les conséquences de sa décision de parler. Le caractère volontaire repose sur l’hypothèse que la personne interrogée devrait avoir une connaissance réelle des options qui s’offrent à elle sur le plan juridique. Dans cette optique, ce véritable choix doit pouvoir être fait dès que les policiers entament l’interrogatoire de l’intéressé; sa protection ne se limite pas aux personnes détenues et aux suspects.
[119]                     Nous tenons à souligner qu’on ne peut pas simplement tenir pour acquis que les personnes qui échangent avec la police savent qu’elles ont le droit de garder le silence et que tout ce qu’elles disent peut être utilisé en preuve. D’ailleurs, dans le cas qui nous occupe, le policier s’est lui‑même trompé lorsqu’il a expliqué à M. Tessier — beaucoup plus tard — que seules les déclarations qu’il ferait après avoir été informé de ses droits et après avoir reçu la mise en garde exigée par la Charte pourraient être retenues contre lui.
[120]                     En somme, et contrairement à nos collègues, nous ne limiterions pas l’importance de l’avertissement aux situations dans lesquelles l’accusé est un suspect ou une personne détenue. Un avertissement devrait être donné au début de tous les interrogatoires, et son importance augmente en fonction du risque objectif d’auto‑incrimination. Plus spécifiquement, lorsque des policiers prennent contact avec une personne pour obtenir des renseignements au sujet d’un crime sur lequel ils enquêtent, il existe une présomption réfutable selon laquelle toute déclaration faite sans qu’un avertissement ait été donné est involontaire. La Couronne peut réfuter cette présomption en démontrant, au moyen d’autres sources d’information objectives, que la personne interrogée savait par ailleurs qu’elle avait le droit de garder le silence et que tout ce qu’elle dirait pourrait être utilisé en preuve. Il sera d’autant plus difficile de réfuter cette présomption lorsque le risque d’auto‑incrimination est objectivement accru, par exemple, lorsque les policiers invitent une personne à se présenter au poste de police pour subir un interrogatoire qui sera enregistré, lorsqu’ils adoptent une attitude antagoniste durant l’interrogatoire ou lorsqu’il existe des renseignements qui, de façon objective, éveillent un soupçon raisonnable que l’individu a été impliqué dans le crime en cause. Ce principe s’applique indépendamment de la croyance subjective de l’enquêteur quant au statut de la personne interrogée, qu’elle soit un témoin, un suspect ou un détenu.
[121]                     Un avertissement — une simple phrase — de la part des autorités, au début de l’interrogatoire, indiquant que la personne n’est pas obligée de dire quoi que ce soit, mais que tout ce qu’elle dira pourra être utilisé en preuve, jette les bases nécessaires au caractère volontaire et améliore l’équité du processus. En remplaçant l’hypothèse douteuse de la connaissance universelle par une communication simple et directe, toute asymétrie informationnelle est corrigée, et ce, au profit de tous.
[122]                     Tout d’abord, ayant été informées du choix dont elles disposent, les personnes interrogées comprennent qu’elles peuvent légitimement garder le silence.
[123]                     Ensuite, les policiers disposent d’une règle claire et nette qui ne repose pas sur des paramètres complexes les obligeant à tenir compte de leur perception du statut de la personne interrogée à un moment donné. Les interrogatoires sont si dynamiques et fluides qu’il s’avère extrêmement difficile de déterminer avec certitude à quel moment la personne interrogée devient un suspect potentiel, une personne d’intérêt, un vrai suspect ou une personne détenue. Fournir les renseignements de base et nécessaires dès le départ, c’est‑à‑dire dès lors que la question du caractère volontaire se pose, permet aux autorités de procéder sans crainte que la personne interrogée se méprenne quant à savoir si elle doit parler ou non, et donne lieu à des déclarations involontaires (et donc inadmissibles) lors des interrogatoires menés soigneusement par les autorités.
[124]                     Enfin, il s’ensuit que la Couronne a intérêt à ce que ces renseignements soient communiqués à l’accusé dès le départ, puisqu’on peut ainsi plus facilement s’assurer que l’accusé a exercé le véritable choix qui est au cœur de l’examen du caractère volontaire.
[125]                     Notre approche encourage l’équité et une bonne administration de la justice — deux considérations qui sous‑tendent la règle relative aux confessions. Elle incite fortement les policiers à fournir un avertissement aux personnes avant de les interroger et elle contribue à atténuer le déficit informationnel ainsi que l’élément coercitif inhérents aux interrogatoires policiers. Contrairement à ce que prétend la Couronne et à ce que suggèrent les motifs des juges majoritaires, cette approche ne nuirait pas indûment aux enquêtes policières. Nous refusons par ailleurs de souscrire à une approche qui inviterait effectivement les policiers à exploiter les limites obscures de la détention psychologique et à tirer parti de l’ignorance des individus de leurs droits pour leur soutirer des déclarations qui risquent de les incriminer.
[126]                     Si l’on applique notre test reformulé, la question qui se pose en l’espèce devient celle de savoir si M. Tessier a parlé volontairement aux policiers en étant conscient de ce qui était en jeu. À notre avis, ce n’est pas le cas. Lorsque les policiers l’ont contacté pour obtenir des renseignements relativement à l’enquête qu’ils menaient sur un homicide, ils ne lui ont pas fait savoir au départ qu’il n’était pas obligé de leur parler et que ce qu’il dirait pourrait être utilisé en preuve. En outre, l’interrogatoire antagoniste auquel le policier a soumis M. Tessier ainsi que les renseignements le désignant comme suspect ont augmenté son risque objectif de s’incriminer. Ainsi, comme les juges majoritaires le reconnaissent (par. 61), le juge du procès a commis des erreurs manifestes en ne tenant pas compte des éléments d’information clés qui auraient suscité un soupçon raisonnable quant à la culpabilité de M. Tessier. La Couronne n’a pas réussi à réfuter la présomption du caractère involontaire et les déclarations n’auraient pas dû être admises en preuve. Nous sommes par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer le jugement de la Cour d’appel annulant la déclaration de culpabilité et ordonnant la tenue d’un nouveau procès.
II.            Contexte
[127]                     Le 16 mars 2007, le corps d’Allan Berdahl a été retrouvé dans un fossé le long d’une route éloignée près de Carstairs, en Alberta. Monsieur Berdahl avait succombé à des blessures par balle à la tête. Les agents ont observé une série de traces de pneus, deux séries d’empreintes de pas et des éclaboussures de sang dans la neige intacte autour du corps. Deux mégots de cigarette et une seule balle de calibre .22 ont été retrouvés plus tard près des lieux.
[128]                     La police a rapidement appris que M. Tessier était un ami et un associé de M. Berdahl. Elle a demandé à M. Tessier de se présenter pour un interrogatoire au détachement de la GRC à Didsbury, où il a été interrogé par le sergent White, un enquêteur chevronné. L’interrogatoire a été enregistré sur bandes audio et vidéo. La porte de la salle d’interrogatoire était fermée, mais non verrouillée.
[129]                     D’entrée de jeu, M. Tessier a dit à l’agent qu’il était [traduction] « très nerveux » (d.a., vol. IV, p. 98). Le sergent White a remarqué que M. Tessier semblait nerveux et que ses mains tremblaient. Il lui a expliqué que la police enquêtait sur un homicide et a commencé par lui poser des questions de nature générale. Monsieur Tessier a relaté l’après‑midi et la soirée qu’il avait passés avec M. Berdahl la veille de la découverte de son corps et a dit qu’il avait vu celui‑ci pour la dernière fois vers 20 h.
[130]                     À ce moment‑là, le sergent White a suggéré à M. Tessier qu’il le trouvait [traduction] « [p]lutôt confus » ou « préoccupé », qu’il y avait « une seule explication à cela » et qu’il devait donc « [d]ire la vérité » (p. 117). Il a fait remarquer que la présence de M. Tessier à Didsbury, près de l’endroit où se trouvait le corps, était une [traduction] « drôle de coïncidence » et lui a demandé : « si l’on reconstitue bien le casse‑tête, ça ressemble à quoi? » (p. 109‑110). Il a aussi dit à M. Tessier : [traduction] « . . . quant à moi, vous détenez la vérité . . . » et lui a expliqué que la police se tourne généralement vers des gens qui connaissent la victime, ajoutant que M. Tessier était « un [d]es meilleurs amis » de M. Berdahl et « la dernière personne avec laquelle il s’est trouvé » (p. 120‑121 et 127).
[131]                     Le sergent White a ensuite posé plusieurs questions précises à M. Tessier. Comment expliquer la présence de son ADN près des lieux du crime? Quel sort devrait être réservé à la personne qui avait causé la mort? [traduction] « Croyez‑vous que c’était planifié? ». [traduction] « Avez‑vous tué Allan Berdahl? ». Et [traduction] « [c]omment pouvez‑vous me prouver que vous ne l’avez pas fait? » (p. 126‑127). Monsieur Tessier a dit qu’il avait [traduction] « peur de répondre aux questions » et qu’il ne savait pas quoi faire (p. 126).
[132]                     Le sergent White a ensuite commencé à recueillir des preuves matérielles auprès de M. Tessier. Il lui a d’abord demandé de fournir un échantillon d’ADN afin que la police puisse s’en servir pour [traduction] « éliminer » l’hypothèse de la présence de son ADN sur les lieux du crime. Monsieur Tessier a répondu : [traduction] « Pourquoi pas? » (p. 129). Le sergent White lui a expliqué qu’il devait fournir son ADN de son plein gré et lui a suggéré de consulter un avocat. L’interrogatoire a été interrompu pour que le sergent White puisse aller chercher une trousse d’ADN et que M. Tessier puisse aller fumer. À son retour dans la salle d’interrogatoire, ce dernier a refusé de fournir un échantillon de son ADN. Il a expliqué qu’il avait parlé à un ami, qui lui avait dit qu’il ne comprenait pas très bien ce qui se passait et qu’il risquait de [traduction] « [s]e faire peinturer dans le coin » par la police (p. 130). Le sergent White a suggéré à M. Tessier qu’il le trouvait [traduction] « très émotif » et « très tendu » (p. 131).
[133]                     Le sergent White a ensuite demandé à M. Tessier s’il pouvait examiner ses chaussures pour [traduction] « l’éliminer » (p. 130). Monsieur Tessier a obtempéré et le sergent White a pris une photocopie de la semelle de la chaussure. Pendant que l’interrogatoire se poursuivait, d’autres agents se sont rendus là où se trouvait le camion de M. Tessier et ont constaté que la bande de roulement du pneu de ce véhicule pouvait correspondre aux empreintes relevées sur les lieux du crime. Enfin, le sergent White a accompagné M. Tessier jusqu’au camion de ce dernier et a récupéré une bouteille de Tylenol ainsi qu’un chèque appartenant à la victime.
[134]                     L’interrogatoire a duré environ 105 minutes. À la fin de la discussion, M. Tessier a demandé s’il était libre de partir et on lui a dit qu’il l’était. Après le premier interrogatoire, la police a organisé une séance d’information et mis sur pied une équipe chargée de surveiller M. Tessier.
[135]                     Lorsque M. Tessier et le sergent White se sont rencontrés de nouveau, ce dernier a fait d’autres déclarations indiquant qu’il soupçonnait M. Tessier. Il a dit notamment : [traduction] « Je pense qu’il y a quelque chose qui vous dérange vraiment et que c’est pourquoi vous vous retrouvez ici une fois de plus » et « [p]arfois, il se passe des choses et on aimerait pouvoir revenir en arrière » (p. 155‑156). Le sergent White a ajouté : [traduction] « Vous avez l’air fatigué. On dirait que vous n’avez pas dormi depuis deux jours [. . .] vous ne vous êtes pas rasé depuis quelques jours [. . .] vous avez l’air épuisé » (p. 158). Il lui a également demandé si l’argent était un [traduction] « facteur de stress important » pour lui, combien M. Berdahl lui devait et s’il y avait une raison pour que ce dernier « ne soit tout à coup plus votre ami » ou « fasse quelque chose qui vous contrarie » (p. 157 et 159).
[136]                     Lors des premier et second interrogatoires, M. Tessier n’a pas été informé de son droit de consulter un avocat, de son droit de garder le silence et du fait que tout ce qu’il dirait pourrait être utilisé en preuve. Le sergent White ne lui a pas mentionné que sa participation à l’interrogatoire était facultative, que la porte fermée n’était pas verrouillée et qu’il était libre de partir en tout temps. Monsieur Tessier n’a été informé de son droit à l’assistance d’un avocat et du fait que ses déclarations pouvaient être retenues contre lui que lorsque les policiers se sont rendus à son domicile et ont découvert que son arme avait disparu. À ce moment‑là, le sergent White a déclaré à tort à M. Tessier que seules les déclarations qu’il ferait après l’avertissement pourraient être utilisées contre lui. Lorsque M. Tessier lui a demandé des éclaircissements, le sergent White a réitéré que seulement ce qu’il dirait à partir de ce moment‑là pourrait servir de preuve contre lui.
[137]                     Le sergent White a affirmé dans son témoignage que M. Tessier n’était pas un suspect durant les interrogatoires en question parce que les policiers n’avaient pas de preuve l’impliquant, même s’ils souhaitaient [traduction] « confirmer son alibi » et « l’éliminer » (d.a., vol. II, p. 39‑40). Monsieur Tessier est devenu une [traduction] « personne d’intérêt » au cours du second interrogatoire lorsqu’il a révélé qu’il avait récemment récupéré une arme à feu au stand de tir (p. 63). Le sergent White a défini une personne d’intérêt comme celle [traduction] « dont les actions ou les déplacements méritent un examen plus approfondi pour vérifier » si elle est la personne responsable de la mort ou « pour éliminer » cette hypothèse (p. 63).
[138]                     Le sergent White a également témoigné que l’interrogatoire d’un suspect a pour but [traduction] « d’obtenir un aveu de culpabilité » (p. 86). Il a convenu que le fait de donner lecture aux personnes interrogées des droits que leur confère la Charte [traduction] « les rend moins à l’aise » et peut « les empêcher de parler davantage » (p. 86). En contre‑interrogatoire, le sergent White a admis qu’il [traduction] « espérai[t] que [M. Tessier] fasse des aveux » et que « s’il voulait [en] faire [. . .], j’étais prêt à les entendre » (p. 117, 125 et 128).
[139]                     Durant les deux interrogatoires, M. Tessier a nié avoir été impliqué dans la mort de M. Berdahl ou être au courant des circonstances entourant celle‑ci, mais il a fait plusieurs admissions et déclarations qui se sont par la suite révélées fausses. La Couronne a tenté d’invoquer ses déclarations au procès. Le juge du procès a admis en preuve les déclarations faites durant les deux interrogatoires au motif qu’elles avaient été faites volontairement. La Cour d’appel a conclu à la présence d’erreurs de droit dans l’analyse du juge du procès, a accueilli l’appel, a annulé la déclaration de culpabilité de M. Tessier et a ordonné la tenue d’un nouveau procès pour que soit examinée la question de savoir si celui‑ci avait fait un véritable choix en décidant de parler à la police.
III.         Analyse
A.           Pour juger du caractère volontaire, le tribunal doit vérifier si l’accusé a fait un véritable choix en décidant de parler aux autorités
(1)         Aperçu
[140]                     Comme nous l’expliquerons, les déclarations faites par un accusé à la police ne peuvent être qualifiées de volontaires que lorsqu’il a fait le véritable choix de parler aux policiers. Cette exigence témoigne de la préoccupation de la règle des confessions envers le droit d’un individu de décider de parler ou non à la police, une exigence qui sous‑tend le privilège de ne pas s’incriminer et le droit de garder le silence. Un véritable choix est un choix éclairé. Les personnes interrogées doivent être informées de leur droit de garder le silence et des conséquences de leur décision de parler à la police. Il s’agit des informations que l’on trouve traditionnellement dans la mise en garde que donnent habituellement les policiers et qui figurent dans les Judges Rules anglaises de 1912.
[141]                     Dans le reste des présents motifs, nous désignerons sous le nom d’avertissement la mise en garde donnée habituellement par les policiers, pour la différencier de la mise en garde prévue par la Charte que donne la police pour s’acquitter de ses obligations en matière d’information conformément aux al. 10a) et 10b) de la Charte. Bien que notre Cour ait employé de façon interchangeable les termes [traduction] « avertissement » et « mise en garde » dans l’arrêt Boudreau c. The King, 1949 CanLII 26 (SCC), [1949] R.C.S. 262 (p. 267, citant Gach c. The King, 1943 CanLII 32 (SCC), [1943] R.C.S. 250, p. 254), l’expression « mise en garde » revêt une connotation différente depuis l’entrée en vigueur de la Charte. Les policiers servent diverses mises en garde lors d’une arrestation et d’une détention pour respecter les obligations que leur impose la Charte, et ces mises en garde sont encadrées par une jurisprudence complexe. Notre approche n’impose cependant pas les mêmes conditions à l’avertissement qui doit être donné pour démontrer que l’intéressé a fait un choix éclairé qu’à celles qui régissent les mises en garde prévues par la Charte. Nous employons donc le terme « avertissement » pour éviter toute confusion quant à sa signification et à sa portée.
[142]                     L’approche de notre Cour en ce qui concerne l’avertissement, énoncée dans l’arrêt Boudreau, n’a pas été revue pour tenir compte de la reconnaissance, dans l’arrêt Hebert, de l’exigence du choix éclairé. Or, pour donner effet à cette exigence, nous estimons que la Couronne devrait être tenue de démontrer que les policiers ont informé la personne interrogée de son droit de garder le silence ainsi que des conséquences de sa décision de leur parler au moment où ils ont pris contact avec cette personne pour recueillir des renseignements au sujet d’un crime sur lequel ils enquêtent. En l’absence de cet avertissement, il existe une présomption selon laquelle toute déclaration faite est involontaire, présomption qui, si elle n’est pas réfutée, rend inadmissible toute déclaration, puisque les policiers ne peuvent pas tenir pour acquis que la personne interrogée comprend ses droits ou était consciente des risques auxquels elle s’exposait. Cette présomption peut être réfutée en démontrant que la personne interrogée savait par ailleurs qu’elle avait le droit de garder le silence et que tout ce qu’elle dirait pourrait être utilisé en preuve. Sur le plan pratique, il sera d’autant plus difficile pour la Couronne de réfuter cette présomption lorsque le risque objectif d’auto‑incrimination au moment où la déclaration a été faite était accru. Lorsque, par exemple, l’interrogatoire est mené dans un poste de police, le caractère antagoniste concomitant de l’interrogatoire et la probabilité que le témoin devienne par la suite un suspect ou un détenu exigent une preuve claire et convaincante démontrant que, malgré l’absence d’avertissement, la personne interrogée a fait le choix éclairé de parler, en ce sens qu’elle comprenait son droit de garder le silence et que tout ce qu’elle dirait pourrait être utilisé en preuve.
[143]                     Comme nous l’expliquerons, à notre avis et en tout respect, l’approche que nous proposons doit être préférée à celle énoncée dans l’arrêt Boudreau, et ce, pour plusieurs raisons. Nous commencerons toutefois par un exposé de la notion de caractère volontaire et de l’exigence du choix éclairé.
(2)         Nature et portée de la règle des confessions
[144]                     La règle des confessions reconnue en common law exige que la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que la déclaration de l’accusé a été faite volontairement. Cette règle s’applique à toute déclaration verbale ou écrite faite à une personne en autorité et présentée par la Couronne dans le cadre d’une procédure criminelle ou quasi‑criminelle, que l’accusé ait été détenu ou non (S. N. Lederman, M. K. Fuerst et H. C. Stewart, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (6e éd. 2022), ¶8.13). Le manquement à cette règle entraîne automatiquement l’exclusion de la déclaration.
[145]                     Il importe de signaler que la règle des confessions englobe non seulement les déclarations inculpatoires — comme lorsque l’accusé avoue avoir commis le crime —, mais aussi les déclarations disculpatoires (S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (3e éd. 2022), ¶4.4; Piché c. La Reine, 1970 CanLII 182 (CSC), [1971] R.C.S. 23, p. 36, le juge Hall). Une déclaration peut renfermer à la fois des aveux et des dénégations, et même les déclarations qui sont à première vue disculpatoires peuvent être utilisées contre l’accusé (F. Kaufman, The Admissibility of Confessions (3e éd. 1979), p. 6). En l’espèce, par exemple, M. Tessier n’a pas avoué avoir commis le meurtre, mais il a fourni des renseignements sur lesquels la Couronne s’est fondée au procès à titre de preuve circonstancielle de sa culpabilité.
[146]                     La règle des confessions est étroitement liée à deux principes de longue date de la common law, dont elle découle : le droit de garder le silence et le privilège de ne pas s’incriminer (Singh, par. 21 et 24). Ces trois principes visent à consacrer le droit de l’intéressé de décider de faire ou non une déclaration aux autorités et à protéger la réputation et l’intégrité du processus judiciaire (Hebert, p. 164 et 173). Le droit de garder le silence reconnu en common law « traduit simplement le principe général voulant que, en l’absence de contrainte légale ou d’une autre forme de contrainte juridique, nul ne soit tenu de fournir des renseignements à la police ou de répondre à ses questions » (Singh, par. 27). De même, le privilège de ne pas s’incriminer tire son origine de l’idée que le justiciable impliqué dans le processus criminel doit bénéficier de garanties procédurales contre le pouvoir démesuré de l’État et de l’idée connexe qu’un accusé n’est pas tenu de témoigner contre lui‑même (Hebert, p. 174).
[147]                     La règle des confessions reconnue par la common law existe indépendamment de la Charte. Certaines protections prévues par cette dernière n’interviennent qu’à un moment précis du processus pénal, en fonction du risque auquel l’individu en cause est exposé sur le plan juridique. Seules les personnes détenues ou arrêtées doivent être informées du droit que leur garantit la Charte de recourir à l’assistance de l’avocat prévu à l’al. 10b). Les personnes détenues et arrêtées doivent également être informées de leur droit de garder le silence et de ne pas s’incriminer, bien que, dans l’arrêt Singh, la Cour ait jugé que l’importance de cet avertissement est réduite si le détenu a exercé le droit à l’assistance d’un avocat que lui garantit l’art. 10 (par. 33). Cette « mise en garde » signifie que les personnes détenues ou arrêtées ne sont pas obligées de dire quoi que ce soit à la police, mais que leurs déclarations peuvent être utilisées en preuve. Or, selon la règle des confessions, même avant que l’individu soit détenu ou en état d’arrestation, l’avertissement policier est de mise si la personne interrogée est soupçonnée d’avoir commis une infraction (Singh, par. 32‑33).
[148]                     La différence la plus importante en ce qui nous concerne est le fait que la règle des confessions entre en jeu dès les premiers contacts entre l’individu et la police, et ce, que l’individu soit ou non détenu ou arrêté. Pour déterminer si l’intéressé a exercé un véritable choix en décidant de parler aux autorités et s’il comprenait les implications de cette décision, il faut examiner toute l’interaction, du début à la fin. Pour être admissibles, les déclarations de l’accusé doivent toujours être volontaires. De plus, cette règle s’applique indépendamment du statut de l’individu — un suspect potentiel, une personne d’intérêt, un véritable suspect ou une personne détenue —, et ce, à quelque stade que ce soit. Elle s’applique chaque fois que quiconque s’adresse à un agent de l’État et elle vaut pour toute la durée de leurs échanges.
[149]                     Les parties conviennent que la règle des confessions vise à trouver un juste équilibre entre le droit de l’individu de décider de parler ou non aux autorités et l’intérêt de la société à l’égard des enquêtes criminelles. Toutefois, il ne s’agit pas d’un simple bras de fer entre la police et les accusés. L’intérêt de la société va au‑delà des enquêtes criminelles; le public a également intérêt à protéger les droits individuels et à assurer l’équité dans l’administration de la justice (Hebert, p. 182). Ainsi, comme notre Cour l’a reconnu, la règle moderne des confessions vise un double objectif : « . . . garantir l’équité procédurale et empêcher qu’un accusé soit déclaré coupable à partir d’un témoignage forcé et donc intrinsèquement non fiable » (R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202, par. 16).
[150]                     Un bref examen de l’évolution de la règle de common law régissant les confessions au fil des ans le confirme : l’examen du caractère volontaire s’est progressivement détaché d’une analyse axée exclusivement sur des facteurs négatifs, tels que les incitations, les ruses et les mesures d’oppression policières. Même si, historiquement, elle s’intéressait aux déclarations obtenues [traduction] « par crainte d’un préjudice ou dans l’espoir d’un avantage », la règle tient désormais compte des préoccupations relatives à l’équité et du « véritable choix » de l’accusé de parler aux policiers (Ibrahim c. The King, [1914] A.C. 599 (C.P.), p. 609).
(3)         Élargissement de la portée de la règle des confessions
[151]                     La règle des confessions remonte au XVIIIe siècle, lorsque les tribunaux ont reconnu que [traduction] « la confession qu’on obtient en faisant miroiter l’espoir ou en inspirant la crainte » n’est pas admissible en preuve au procès (R. c. Warickshall (1783), 1 Leach 263, 168 E.R. 234, p. 235). La mise en garde policière formelle (ou « avertissement », comme nous préférons l’appeler) est apparue pour la première fois dans les Judges Rules anglaises de 1912, qui indiquaient qu’avant d’accuser un individu d’un crime ou de mener un interrogatoire sous garde, les policiers devaient l’informer de son droit de garder le silence et du fait que tout ce qu’il dirait pourrait [traduction] « servir de preuve » (R. c. K.P.L.F., 2010 NSCA 45, 290 N.S.R. (2d) 387, par. 21‑24, citant l’arrêt R. c. Voisin, [1918] 1 K.B. 531 (C.C.A.), p. 539; Kaufman, p. 149‑152). En 1964, les Judges Rules ont été modifiées pour obliger l’agent de police à donner un avertissement à une personne [traduction] « [d]ès qu’[il] dispose d’éléments de preuve donnant des motifs raisonnables de soupçonner qu’[elle] a commis une infraction » (Practice Note (Judges’ Rules), [1964] 1 W.L.R. 152, p. 153).
[152]                     Au milieu du XXe siècle, la règle des confessions et l’avertissement étaient bien établis en droit pénal canadien. Dans l’arrêt Prosko c. The King (1922), 1922 CanLII 584 (SCC), 63 R.C.S. 226, notre Cour a adopté le test énoncé par le Conseil privé en 1914 dans l’arrêt Ibrahim :
     [traduction] C’est une règle formelle du droit criminel anglais depuis longtemps établie qu’aucune déclaration d’un accusé n’est recevable contre lui à titre de preuve, à moins que l’accusation ne prouve qu’il s’agit d’une déclaration volontaire, c’est‑à‑dire qui n’a pas été obtenue par crainte d’un préjudice ou dans l’espoir d’un avantage dispensés ou promis par une personne en situation d’autorité. [p. 609]
[153]                     Pendant une brève période durant les années 1940, l’absence d’avertissement constituait un obstacle absolu à l’admissibilité d’une déclaration faite dans le cadre d’un interrogatoire de police (Gach). Puis, en 1949, dans l’arrêt Boudreau, notre Cour a fait marche arrière et a jugé que la présence ou l’absence d’avertissement était un facteur important, mais non déterminant, pour juger du caractère volontaire :
      [traduction] Il s’agit essentiellement de savoir si la confession d’un accusé produite en preuve est volontaire. La simple existence d’une mise en garde ne fait pas nécessairement pencher la balance en faveur de l’admissibilité, mais l’absence de mise en garde ne devrait pas non plus avoir pour effet d’obliger la cour à écarter une déclaration. La cour doit examiner toutes les circonstances ayant entouré une déclaration et si, après cet examen, elle n’est pas convaincue du caractère volontaire de l’aveu qu’elle constitue, la déclaration sera rejetée. L’existence ou l’absence d’une mise en garde est donc un facteur à considérer, qui, dans bien des cas, est important. [Nous soulignons; p. 267.]
[154]                     L’analyse des juges majoritaires se fonde sur cette règle vieille de près de 75 ans, énoncée plus de 30 ans avant l’adoption de la Charte, et associée à des préoccupations concernant uniquement les mesures d’oppression et les incitations policières (voir par. 5, 52, 62, 64 et 72). Toutefois, depuis l’entrée en vigueur de la Charte, des considérations d’équité plus générales en sont venues à caractériser notre compréhension des modalités des interactions entre l’individu et l’État, et ces considérations ont modifié notre jurisprudence.
[155]                     Ainsi, dans l’arrêt Hebert, la Cour a estimé que le caractère volontaire évoquait un concept « plus large » qui reconnaît le droit de choisir entre diverses options (p. 166) et qui se reflète dans la théorie de l’état d’esprit conscient. Un des thèmes sous‑jacents à la règle des confessions est l’idée qu’une « personne assujettie au pouvoir de l’État en matière criminelle a le droit de décider librement de faire ou non une déclaration aux policiers » et que cette idée s’accompagne « d’un souci correspondant de préserver l’intégrité du processus judiciaire et la considération dont il jouit » (p. 173). Ces mêmes préoccupations sous‑tendent le privilège de ne pas s’incriminer et appuient la reconnaissance du droit de tout détenu de garder le silence en tant que principe de justice fondamentale reconnu à l’art. 7 de la Charte (p. 175). La portée du droit de garder le silence reconnu en common law doit, poursuit la Cour, englober le droit du détenu de faire un véritable choix entre parler aux autorités ou garder le silence. Rejetant la règle établie dans l’arrêt Ibrahim en raison de sa portée trop étroite, les juges majoritaires ont formulé une règle des confessions « qui permet[. . .] de tenir compte du choix éclairé de l’accusé, ainsi que de l’équité envers celui‑ci et de la considération dont jouit l’administration de la justice » (p. 182 (nous soulignons)).
[156]                     Dans l’arrêt R. c. Whittle, 1994 CanLII 55 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 914, notre Cour a jugé que le droit à l’assistance d’un avocat, le droit de garder le silence et la règle de common law régissant les confessions s’appliquent conjointement afin de fournir une norme de fiabilité en ce qui concerne les éléments de preuve obtenus de personnes détenues et d’assurer l’équité de la procédure d’enquête (p. 939). Ces trois règles ont en commun le droit de faire un choix en lien avec une mesure prise par l’État et la question de savoir si les actes des autorités ont empêché le suspect de faire un véritable choix en raison d’une contrainte, d’une ruse ou d’une information inexacte ou inexistante (p. 931‑932). Dans l’arrêt Whittle, notre Cour a également élaboré un cadre d’analyse au sujet du critère de l’état d’esprit conscient, confirmant ainsi que ce critère « exige [. . .] que l’accusé ait une capacité cognitive limitée de comprendre ce qu’il dit et que sa déposition pourra être utilisée dans des procédures engagées contre lui » (p. 939 (nous soulignons)). La Cour a refusé de fixer une norme plus exigeante qui tiendrait compte de la compréhension des conséquences de la confession ou de la capacité de faire un choix judicieux (p. 936).
[157]                     Dans l’arrêt Oickle, la Cour a confirmé une conception du caractère volontaire qu’elle avait proposée dans l’arrêt Hebert et qui supposait une « décision entre des options », soulignant que cette conception « ressort[ait] clairement » de la règle de l’état d’esprit conscient (par. 25‑26, citant Hebert, p. 166). La Cour a fait observer que la règle de common law régissant les confessions faisait intervenir des considérations d’équité plus large, de sorte qu’une confession pouvait être jugée non volontaire même lorsque la fiabilité n’était pas en cause (par. 27). La Cour a ensuite énuméré quatre situations courantes susceptibles de vicier le caractère volontaire d’une confession : a) les menaces ou les promesses; b) les mesures d’oppression; c) l’absence d’état d’esprit conscient; d) les ruses policières qui « choque[nt] la collectivité » (par. 47‑67, citant Rothman c. La Reine, 1981 CanLII 23 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 640, p. 697). La Cour a toutefois prévenu qu’« [i]l n’y a tout simplement pas de règle simple et rigide qui permette de tenir compte des diverses circonstances susceptibles de vicier le caractère volontaire d’une confession », ajoutant que le caractère volontaire était « la formulation synthétique d’un faisceau de valeurs » et que « l’analyse qui doit être faite [. . .] est une analyse contextuelle » (par. 47 et 70‑71, citant J. H. Wigmore, Evidence in Trials at Common Law (Chadbourn rev. 1970), vol. 3, § 826, p. 351). Malgré cette mise en garde, les juridictions d’instances inférieures ont — comme le juge du procès en l’espèce — considéré ces quatre facteurs comme une liste de contrôle exhaustive et déterminante à laquelle la Couronne devait satisfaire pour s’acquitter de son fardeau.
[158]                     Et pourtant, dans l’arrêt Singh, notre Cour a confirmé que la règle de common law régissant les confessions, tout comme le droit de garder le silence, était une manifestation du principe plus large interdisant l’auto‑incrimination (par. 21). La Cour a expliqué que le caractère volontaire était une notion plus large fondée sur « un faisceau de valeurs », dont « le respect de la liberté de choix de l’individu, la nécessité que les policiers respectent la loi quand ils l’appliquent et l’équité globale du système de justice criminelle » (par. 30 (en italique dans l’original)). Par conséquent, la notion du caractère volontaire englobe depuis longtemps le principe voulant que nul ne soit tenu de donner des renseignements à la police ou de répondre à ses questions (par. 31). Cet aspect de la règle du caractère volontaire ressort de la mise en garde policière que reçoivent habituellement les suspects et de l’importance accordée à l’existence d’une mise en garde en tant que facteur à considérer pour juger du caractère volontaire ou non d’une déclaration (par. 31, citant Boudreau; R. c. Fitton, 1956 CanLII 28 (SCC), [1956] R.C.S. 958; R. c. Esposito (1985), 1985 CanLII 118 (ON CA), 24 C.C.C. (3d) 88 (C.A. Ont.)).
[159]                     Fait important à signaler, tant dans l’arrêt Oickle que dans l’arrêt Singh, la Cour a souligné que la règle moderne des confessions « inclut nettement le droit de la personne détenue de faire un choix utile quant à savoir si elle parlera ou non aux autorités de l’État » (Singh, par. 35 (nous soulignons); Oickle, par. 24‑27). Pour se prononcer sur le caractère volontaire, le tribunal doit examiner si l’accusé a été privé de son droit de garder le silence (Singh, par. 37). Pour juger du caractère volontaire, il faut mettre l’accent sur le comportement de la police et sur l’incidence que ce comportement a eue sur la capacité du suspect d’user de son libre arbitre. Le test est de nature objective, mais les caractéristiques individuelles de l’accusé constituent des facteurs pertinents (par. 36).
(4)         La conception moderne du véritable choix va plus loin que l’état d’esprit conscient
[160]                     La décision de la Cour d’appel est parfaitement compatible avec les déclarations faites par notre Cour dans les arrêts Hebert, Whittle, Oickle et Singh. Bien que les juges majoritaires limitent les déclarations faites par notre Cour dans les arrêts Hebert et Singh aux personnes détenues (voir par. 52, 55, 75 et 79), nous sommes d’avis de leur reconnaître une portée plus large. Pour se prononcer sur le caractère volontaire, le tribunal doit examiner si l’accusé a été privé du droit de garder le silence que lui reconnaissent la Charte ou la common law. L’analyse est principalement axée sur la question de savoir si l’accusé a été en mesure de faire un véritable choix quant à la décision de parler ou non à la police (Singh, par. 35; Lederman, Fuerst et Stewart, ¶8.71, citant Hebert, p. 182). Comme l’accusé doit avoir été en mesure de faire un véritable choix pour que sa déclaration soit jugée volontaire, il doit également avoir accès aux renseignements qui lui permettent d’exercer ce choix. Il s’ensuit qu’il est impossible de faire un véritable choix quant à la décision de parler ou non à la police sans savoir si l’on est tenu de le faire et si la décision de parler entraîne des conséquences. Comme le dit l’intimé, [traduction] « [p]our qu’on puisse considérer la volonté de l’intéressé comme subjuguée, il faut que cette personne ait eu la faculté de refuser au départ. Cette volonté dépend de la possibilité de prendre connaissance des renseignements contenus dans la mise en garde policière » (m.i., par. 41 (en italique dans l’original)). Il s’ensuit donc, en toute logique, qu’il se peut que l’État doive corriger une asymétrie sur le plan informationnel avant qu’une déclaration puisse être jugée volontaire.
[161]                     Les juges majoritaires se fondent sur le principe de l’état d’esprit conscient tel qu’il a été formulé dans les arrêts Whittle et Oickle et qui est, il faut l’admettre, un critère peu exigeant. Selon eux, il faut tenir pour acquis par défaut que, en l’absence de problème de capacité cognitive, l’individu a un état d’esprit conscient (par. 52). À notre avis, la théorie de l’état d’esprit conscient tient toujours pour acquis que l’accusé avait déjà certains éléments d’information au sujet de son droit de garder le silence. D’où la question dans l’affaire Whittle, soit celle de savoir si l’accusé avait la capacité cognitive requise pour comprendre ce qu’on lui avait dit et ce qu’il avait dit à la police. La raison en est évidente dans l’arrêt Oickle, où la Cour a affirmé que la théorie de l’état d’esprit conscient était fondée sur une conception du caractère volontaire envisagée comme un choix entre des options. Certes, l’examen porte sur la capacité cognitive de l’accusé, mais cette capacité de choisir entre diverses options est illusoire s’il ne dispose pas de renseignements sur ces options. La théorie de l’état d’esprit conscient présume donc que les accusés sont informés de leurs droits, de sorte que l’analyse porte sur la question de savoir s’ils les comprennent. D’ailleurs, l’arrêt Oickle confirme que cette théorie « n’implique pas un degré de conscience plus élevé que la connaissance de ce que l’accusé dit et qu’il le dit à des policiers qui peuvent s’en servir contre lui » (Whittle, p. 936 (nous soulignons); Oickle, par. 63).
[162]                     De plus, dans les affaires Hebert, Whittle, Oickle et Singh, les accusés avaient tous bel et bien reçu un avertissement ou les mises en garde exigées par la Charte.
[163]                     Dans l’affaire Oickle, l’accusé avait reçu un avertissement ou les mises en garde exigées par la Charte à trois reprises. Tout d’abord, avant de lui demander de se soumettre au test du polygraphe, le policier avait dit à M. Oickle qu’il n’était pas en état d’arrestation et qu’il n’était pas détenu, que la porte n’était pas verrouillée, qu’il était libre de partir en tout temps, qu’il n’était pas obligé de [traduction] « rester là et de parler avec [lui] », mais que tout ce qu’il dirait serait admissible en preuve devant le tribunal et qu’il avait le choix de consulter un avocat ou les services d’aide juridique (R. c. Oickle (1998), 164 N.R.S. (2d) 342 (C.A.), par. 80). Ensuite, durant l’interrogatoire de M. Oickle, le policier lui avait répété qu’il avait le droit de consulter un avocat et qu’il pouvait [traduction] « partir quand [il] v[oulait] » (Oickle (CSC), par. 7). Enfin, après avoir admis avoir allumé un incendie, M. Oickle a été arrêté, a été informé de son droit de recourir à l’assistance d’un avocat et a reçu une mise en garde policière supplémentaire. La Cour a conclu qu’il avait été « pleinement informé de ses droits tout au long du processus », y compris de son droit de garder le silence, de consulter un avocat et de partir en tout temps (Oickle, par. 6‑7 et 72). L’analyse portait donc sur la question de savoir si les incitations reprochées aux policiers étaient suffisantes pour soulever un doute raisonnable quant au caractère volontaire des aveux. L’arrêt Oickle démontre que l’état d’esprit conscient et l’absence d’incitations, de ruses ou de mesures d’oppression des policiers sont des conditions toujours nécessaires, mais non suffisantes.
[164]                     De même, la Couronne a fait valoir devant nous que l’arrêt Whittle n’oblige pas la Cour à se demander si l’accusé était en mesure de faire un véritable choix. Il importe toutefois de signaler que l’affaire Whittle portait sur la capacité cognitive, ce que la Couronne et les juges majoritaires passent sous silence. Dans son analyse, la Cour a tenu pour acquis que l’accusé disposait des éléments d’information de base d’une mise en garde (Whittle, p. 941). Monsieur Whittle souffrait de schizophrénie. Il a été arrêté en vertu de mandats encore non exécutés et a été informé de son droit de recourir à l’assistance d’un avocat, droit dont il ne s’est pas prévalu. Dans sa cellule, il a dit aux agents qu’il était l’auteur d’un meurtre et de trois vols qualifiés. Après avoir vérifié ces renseignements, les policiers ont donné un avertissement à M. Whittle et l’ont informé de son droit de recourir à l’assistance d’un avocat, droit qu’il a de nouveau refusé d’exercer. Il a fourni d’autres détails au sujet du meurtre. Il a une fois de plus été informé de son droit à l’assistance d’un avocat, et cette fois‑là a décidé de s’en prévaloir. Après avoir parlé à son avocat, qui l’a informé de son droit de garder le silence, M. Whittle a accepté de parler à la police. Il a reçu un nouvel avertissement et a été informé de nouveau de son droit de recourir à l’assistance d’un avocat. Il a continué à donner des détails sur les faits en cause (R. c. Whittle (1992), 1992 CanLII 12777 (ON CA), 78 C.C.C. (3d) 49 (C.A. Ont.), p. 54‑60). Ainsi, dans l’affaire Whittle, la Cour ne cherchait pas à savoir si l’accusé avait été informé du contenu d’un avertissement — puisqu’il en avait manifestement été informé —, mais plutôt à savoir s’il pouvait le comprendre (p. 941).
[165]                     Dans le même ordre d’idées, dans les affaires Hebert et Singh, les accusés avaient reçu les mises en garde exigées par la Charte. Monsieur Hebert avait été arrêté et inculpé de vol qualifié, puis avait été informé de son droit de recourir à l’assistance d’un avocat. Après son arrivée au détachement de la GRC, il avait communiqué avec un avocat, qui l’avait conseillé sur son droit de refuser de faire une déclaration. Après avoir exercé son droit à l’assistance d’un avocat, M. Hebert a été conduit à une salle d’interrogatoire où les agents lui ont donné « la mise en garde habituelle » et lui ont demandé ce qu’il avait fait (p. 159). Il a répondu qu’il ne souhaitait pas faire de déclaration. Il a ensuite été placé dans une cellule avec un agent infiltré, qui a amené M. Hebert à faire plusieurs déclarations incriminantes (p. 158‑159). Monsieur Singh a été arrêté pour meurtre au second degré. Il a été avisé de son droit de recourir à l’assistance d’un avocat conformément à l’al. 10b) et il s’est entretenu en privé avec un avocat. Durant les deux interrogatoires subséquents, il a déclaré à plusieurs reprises qu’il ne voulait pas parler de l’incident, qu’il n’était au courant de rien et qu’il voulait qu’on le laisse retourner dans sa cellule. Le policier a dit à M. Singh : [traduction] « Vous n’êtes pas obligé de me parler si vous ne voulez pas me parler » (R. c. Singh, 2003 BCSC 2013, par. 7 (CanLII)). L’agent a néanmoins continué de détourner les affirmations de M. Singh et de chercher à le faire parler. Monsieur Singh n’a pas avoué le crime, mais il a fait des déclarations incriminantes (Singh (CSC), par. 2).
[166]                     Les juges majoritaires écrivent que, dans les affaires Hebert, Whittle, Oickle et Singh, chacune des personnes accusées avait reçu un avertissement parce qu’elles étaient détenues, étant donné que « la Charte exigeait que la police leur communique certains renseignements » (par. 55). Soyons clairs : nous ne contestons pas que la Charte obligeait les policiers à donner une mise en garde dans ces affaires, dans la mesure où les personnes accusées étaient détenues et que leur droit protégé par la Charte de recourir à l’assistance d’un avocat entrait en jeu. Nous estimons toutefois que la règle des confessions exige également que les policiers donnent un avertissement pour permettre effectivement à l’accusé de faire un véritable choix entre diverses options. Encore une fois, l’arrêt Whittle reconnaît que le droit de recourir à l’assistance d’un avocat et la règle des confessions protègent le « droit [. . .] de faire un choix [. . .] relativement à des actes de l’État », et posent la question de savoir si l’accusé a été privé de ce choix en raison notamment d’un manque d’information (p. 931‑932). Ce que nous voulons dire, c’est que cet aspect de la règle des confessions n’était pas contesté dans ces affaires, étant donné que, contrairement à ce qui s’est produit dans la présente espèce, il avait été satisfait à cette exigence dès lors que la mise en garde exigée par la Charte avait été donnée.
[167]                     Il s’ensuit que le recours, par les juges majoritaires, aux arrêts Hebert, Whittle, Oickle et Singh pour appuyer l’idée que l’avertissement n’est nécessaire que dans les cas où la personne interrogée est un suspect ou une personne détenue (par. 55) est tout simplement mal fondé.
B.            L’importance de l’avertissement selon la conception moderne du caractère volontaire
[168]                     Cela nous emmène à l’importance de l’avertissement selon la conception moderne du caractère volontaire. La Couronne a admis — et les juges majoritaires abondent dans le même sens — qu’il serait préférable que les policiers donnent un avertissement au témoin avant de procéder à son interrogatoire au poste de police. Nous sommes également d’accord avec les juges majoritaires pour dire que l’existence ou l’absence d’avertissement ne sera pas toujours déterminante dans le cadre de l’examen du caractère volontaire (bien qu’elle constitue un facteur pertinent pour l’analyse du caractère volontaire depuis l’arrêt Ibrahim, et qu’elle soit [traduction] « dans bien des cas [un facteur] important » (Boudreau, p. 267)). Là où nous divergeons d’opinion, c’est sur le traitement qui devrait être réservé à l’absence d’avertissement dans le cadre de l’analyse du caractère volontaire, surtout dans les situations où la personne interrogée n’est ni un suspect ni une personne détenue. Avant d’exposer notre démarche, nous allons examiner l’état actuel de l’avertissement dans ces situations.
[169]                     Notre Cour ne s’est pas penchée directement sur les conséquences de l’absence d’avertissement depuis l’entrée en vigueur de la Charte. Dans l’arrêt Singh, elle a adopté un « critère utile » pour déterminer dans quels cas il y a lieu de donner un avertissement à la personne interrogée, expliquant que cet avertissement devait être formulé [traduction] « lorsqu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que la personne interrogée a commis une infraction » (par. 32, citant R. Marin, Admissibility of Statements (9e éd. (feuilles mobiles)), p. 2‑24.2 et 2‑24.3). Le policier peut se demander ce qu’il ferait si la personne tentait de quitter la salle d’interrogatoire ou de lui fausser compagnie. Si la réponse est qu’il procéderait à l’arrestation (ou à la mise en détention) de cette personne, il y a alors lieu de donner l’avertissement. La Cour a ajouté que, même si le suspect n’est pas officiellement en état d’arrestation et qu’il n’est manifestement pas détenu, l’avertissement policier « est indiqu[é] » dans ces circonstances (par. 33).
[170]                     Même si l’arrêt Boudreau ne date pas d’hier et malgré les indications récentes données par notre Cour dans l’arrêt Singh, les juridictions d’instances inférieures n’ont pas encore adopté une approche uniforme au sujet des situations dans lesquelles la police n’a pas donné d’avertissement à la personne interrogée. L’omission de donner un avertissement au suspect a été un facteur important dans la décision de conclure que la déclaration n’était pas volontaire dans les affaires R. c. Worrall, [2002] O.J. No. 2711 (QL), 2002 CarswellOnt 5171 (WL) (C.S.J.); R. c. Higham, 2007 CanLII 20104 (C.S.J. Ont.); R. c. Garnier, 2017 NSSC 338; R. c. Morrison, [2000] O.J. No. 5733 (QL), 2000 CarswellOnt 5811 (WL) (C.S.J.); et R. c. Randall, 2003 CanLII 2205 (C.S.J. Ont.). Ces litiges portaient sur la question de savoir si la personne interrogée était un suspect au moment de l’interrogatoire. Les tribunaux ont appliqué des normes différentes pour répondre à cette question.
[171]                     Une approche distincte a été adoptée en Ontario en matière d’avertissements. La Cour d’appel de l’Ontario n’a pas retenu l’argument suivant lequel le caractère involontaire découlait directement de l’absence d’un avertissement, même lorsque la personne interrogée était un suspect au moment de l’interrogatoire (voir, p. ex., R. c. Joseph, 2020 ONCA 73, 385 C.C.C. (3d) 514, par. 53; R. c. Pearson, 2017 ONCA 389, 348 C.C.C. (3d) 277, par. 19; R. c. Bottineau, 2011 ONCA 194, 269 C.C.C. (3d) 227, par. 88; R. c. Al‑Enzi, 2021 ONCA 81, 401 C.C.C. (3d) 277, par. 86). La Couronne se fonde sur ces décisions, mais néglige de mentionner que, dans toutes ces affaires, les policiers avaient donné un avertissement sous une forme ou sous une autre, ou la mise en garde exigée par la Charte. Dans l’affaire Bottineau, l’accusé avait reçu un avertissement de type K.G.B. et on lui avait dit qu’il n’était pas obligé de faire une déclaration (par. 89‑92). Dans l’affaire Joseph, les policiers ont dit à l’accusé qu’il n’était pas obligé de répondre à leurs questions et qu’il pouvait parler à un avocat (par. 58). Dans l’affaire Pearson, l’accusé n’a pas reçu d’avertissement durant son premier interrogatoire, cependant, durant le second, on lui a dit qu’il était libre de partir, qu’il n’était pas obligé de parler et que tout ce qu’il dirait serait admissible en preuve devant le tribunal (par. 20‑22).
[172]                     Ces approches incohérentes en matière d’avertissement permettent de comprendre les critiques habituelles concernant la règle moderne des confessions. Celle‑ci offre « d’autres garanties que celles prévues par la Charte » : l’accusé bénéficie de son application même s’il n’est pas en état d’arrestation ou n’est pas détenu, la Couronne doit s’acquitter d’un lourd fardeau de preuve et le manquement à ces exigences entraîne l’exclusion d’office de la déclaration (Oickle, par. 31; L. Dufraimont, « The Common Law Confessions Rule in the Charter Era : Current Law and Future Directions » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 249, p. 265). Pourtant, les commentateurs en ont critiqué l’approche contextuelle moderne en lui reprochant de ne pas fournir [traduction] « d’orientations claires et utiles » à la police et aux tribunaux au sujet des tactiques d’interrogatoire policières autorisées (Dufraimont, p. 258‑259; voir aussi S. Penney, « What’s Wrong with Self‑Incrimination? The Wayward Path of Self‑Incrimination Law in the Post‑Charter Era — Part II : Self‑Incrimination in Police Investigations » (2004), 48 Crim. L.Q. 280, p. 285). On lui a également reproché d’inviter la police à adopter des comportements douteux (voir, p. ex., D. Stuart, « Oickle : The Supreme Court’s Recipe for Coercive Interrogation » (2001), 36 C.R. (5th) 188; E. Thomas, « Lowering the Standard : R. v. Oickle and the Confessions Rule in Canada » (2006), 10 Rev. can. D.P. 69; voir aussi R. c. Sinclair, 2010 CSC 35, [2010] 2 R.C.S. 310, par. 77 et 89‑99, le juge Binnie, dissident). Le professeur Penney a proposé des balises plus claires, pour l’application de la règle des confessions, sur les types de conduites qui compromettent le caractère volontaire de la déclaration de l’accusé (« Police Questioning in the Charter Era : Adjudicative versus Regulatory Rule‑making and the Problem of False Confessions » (2012), 57 S.C.L.R. (2d) 263, p. 274‑284).
[173]                     À notre avis, toutes ces critiques formulées relativement à la règle des confessions valent aussi pour l’approche adoptée par notre Cour en ce qui concerne les avertissements dans le cadre de l’analyse du caractère volontaire. Le rôle de l’avertissement dans le cadre de cette analyse exige une plus grande clarté, des balises plus claires et des garanties accrues pour les individus.
[174]                     Depuis l’arrêt Boudreau, les tribunaux sont tenus de considérer que le défaut de donner un avertissement au suspect est « un facteur à considérer, qui, dans bien des cas, est important » pour décider si la déclaration du suspect était volontaire. Toutefois, l’arrêt Boudreau a entraîné peu d’uniformité dans la façon dont les tribunaux abordent le défaut de donner un avertissement au suspect. On lui a parfois accordé un poids décisif dans l’analyse, comme dans l’affaire Worrall, malgré l’absence de facteurs traditionnels qui compromettent habituellement le caractère volontaire (voir, p. ex., R. c. Lourenco, 2011 ONCA 782, 286 O.A.C. 187, par. 7; Garnier, par. 71, 73, 76‑77, 81 et 83 (CanLII)). Dans d’autres décisions, le défaut de donner un avertissement au suspect n’a été considéré que comme un facteur parmi d’autres (voir, p. ex., Pearson, par. 19). De plus, comme l’illustre la présente affaire, l’arrêt Boudreau n’est d’aucun secours pour les témoins qui ont été interrogés de manière agressive comme s’ils étaient des suspects. Qui plus est, si le moment choisi pour donner l’avertissement est établi uniquement en fonction de la règle relative au suspect, les policiers risquent d’abuser de cette règle pour éviter d’avoir à donner un avertissement, en minimisant l’importance de la preuve ou en refusant de communiquer à l’agent qui mène l’interrogatoire des éléments de preuve clés pour se soustraire à leur obligation de donner un avertissement (R. c. Dunstan, 2017 ONCA 432, 348 C.C.C. (3d) 436, par. 86).
[175]                     À notre avis, toutes ces considérations militent pour que notre Cour adopte une nouvelle approche en matière d’avertissement. Dire que le « faisceau de valeurs » qui sous‑tendent notre conception de l’équité et de l’administration de la justice a évolué depuis l’arrêt rendu en 1949 dans l’affaire Boudreau est un euphémisme. (Après tout, M. Boudreau a été pendu.) Il faut adopter une approche plus rigoureuse de l’avertissement dans le cadre de l’analyse du caractère volontaire, et cette approche doit mieux respecter les garanties modernes qu’accorde la règle des confessions relativement au droit reconnu en common law de garder le silence et au principe interdisant l’auto‑incrimination.
[176]                     Bien que nos collègues fassent un timide premier pas en reconnaissant l’existence d’une présomption d’inadmissibilité dans le cas des déclarations obtenues de suspects qui n’ont pas reçu d’avertissement, nous estimons que la règle et sa raison d’être exigent bien plus. Comme nous l’expliquerons, nous sommes favorables à une présomption d’inadmissibilité s’appliquant chaque fois que la police enquête sur un crime et obtient une déclaration d’une personne au sujet de ce crime sans lui avoir donné d’avertissement. L’importance de l’avertissement augmente en fonction du risque objectif d’auto‑incrimination. Bien entendu, les cas dans lesquels la personne interrogée est un suspect continueront d’être de ceux qui augmentent objectivement le risque d’auto‑incrimination. Il ne s’agit toutefois pas du seul scénario dans lequel il est nécessaire de donner un avertissement. Selon notre approche, l’arrêt Boudreau n’a plus le dernier mot sur le poids à accorder à l’avertissement dans le cadre de l’analyse du caractère volontaire.
C.            Lorsque la police communique avec une personne pour obtenir des renseignements au cours d’une enquête, l’absence d’avertissement devrait être présumée décisive lorsqu’il s’agit de juger du caractère volontaire.
[177]                     Comme l’analyse du caractère volontaire vise à déterminer si l’accusé a fait un véritable choix — et donc un choix éclairé — en décidant de parler à la police, il incombe à la Couronne de démontrer que ce choix était bel et bien éclairé. Si la police a donné un avertissement avant d’obtenir une déclaration, la Couronne pourra plus facilement s’acquitter de ce fardeau. Par contre, si aucun avertissement n’a été donné au cours de l’interrogatoire de police, il existe une présomption réfutable suivant laquelle toute déclaration était involontaire et, partant, inadmissible.
[178]                     Cette présomption n’entre pas en jeu chaque fois qu’un accusé fait une déclaration à une personne en autorité ou à chaque interaction d’un individu avec la police. La présomption ne s’applique que lorsque la police enquête sur un crime et communique avec une personne pour obtenir des renseignements au sujet de ce crime. Puisque la règle des confessions a principalement pour but d’encadrer en fonction de la common law les pressions coercitives exercées par la police durant les interrogatoires (Dufraimont, p. 250, citant Oickle, par. 1), le défaut de donner un avertissement dans ces circonstances doit faire en sorte que la déclaration soit présumée non volontaire. On ne peut tenir pour acquis qu’un accusé est au courant de son droit de garder le silence lorsqu’il est interrogé par la police. Comme la jurisprudence de notre Cour sur l’art. 9 de la Charte le reconnaît, la plupart des citoyens ne connaissent pas les limites précises imposées aux pouvoirs des policiers et peuvent penser qu’ils doivent collaborer avec eux, même lors de simples interventions de routine (R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 26, citant S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (2e éd. 2018), p. 83). De même, la jurisprudence relative à l’al. 10b), qui est également fondée sur le principe interdisant l’auto‑incrimination, adhère à l’idée que les personnes détenues doivent être immédiatement informées de leurs droits, et non qu’elles connaissent déjà ces droits (R. c. Bartle, 1994 CanLII 64 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 173, p. 190‑191). Si notre jurisprudence relative à la Charte ne tient pas pour acquis que les justiciables connaissent leurs droits lorsqu’ils sont détenus, nous ne voyons aucune raison de formuler cette hypothèse lorsque des individus sont soumis à des interrogatoires policiers qui, sans constituer une détention formelle, créent néanmoins une situation dans laquelle ils sont susceptibles de faire l’objet de pressions et de coercition. En l’absence d’avertissement, la déclaration est présumée involontaire.
[179]                     Afin d’éviter l’application de la présomption, la police doit faire ce que nos collègues disent qu’elle devrait faire : donner un avertissement. Les personnes interrogées doivent être informées : (1) qu’elles n’ont pas l’obligation de parler à la police; (2) que, si elles décident de parler, leurs déclarations peuvent être utilisées en preuve, bien que leur silence ne puisse pas l’être. En effet, il ne suffit pas d’informer les personnes interrogées de leur droit de garder le silence. Il faut également leur expliquer les conséquences de leur décision de parler ou de garder le silence, puisque ce sont ces conséquences qui permettent aux témoins de comprendre les options dont ils disposent et de saisir les enjeux — autrement dit, de faire un véritable choix. Pour déterminer si la présomption s’applique, les tribunaux devraient se concentrer sur la teneur de l’avertissement, et non sur sa forme, en gardant à l’esprit qu’il n’existe pas d’avertissement uniforme au Canada (K.P.L.F., par. 28; L. Stuesser, « The Accused’s Right to Silence : No Doesn’t Mean No » (2002), 29 Man. L.J. 149). La police n’est pas tenue de dire aux personnes interrogées qu’elles ont, en vertu de la loi, le droit de garder le silence, mais elle devrait leur expliquer clairement tant les options qui s’offrent à elles que leurs conséquences.
[180]                     Plus le risque objectif d’auto‑incrimination au moment de la déclaration est élevé, plus il sera difficile pour la Couronne de réfuter la présomption en présentant des éléments de preuve clairs et convaincants démontrant que la personne interrogée a fait un véritable choix après avoir été informée de son droit de garder le silence et des conséquences d’une décision de parler. La jurisprudence sur la règle des confessions offre des repères sur les situations dans lesquelles le risque d’auto‑incrimination est objectivement accru. Il en est ainsi lorsque la personne interrogée devient une personne détenue ou un suspect. D’ailleurs, les juges majoritaires reconnaissent que « [l]es considérations liées à l’équité s’appliquent clairement dès lors qu’une personne est ciblée par l’État » (par. 75). Comme le reconnaît l’arrêt Singh, il est important de réitérer le droit de l’individu de garder le silence après sa mise en détention (par. 32). En effet, celle‑ci accentue l’inégalité de pouvoirs entre la police et l’individu en cause et rend celui‑ci plus vulnérable aux tactiques d’interrogatoire, sans oublier qu’elle exerce sur le détenu une pression coercitive qui, à elle seule, peut l’inciter à faire des aveux (Singh, par. 32; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 22, citant l’arrêt Hebert, p. 179‑180). Les personnes que soupçonne la police sont, elles aussi, exposées à un risque accru d’auto‑incrimination. En effet, en plus d’être la cible probable de pressions coercitives accrues, les suspects sont plus susceptibles de voir leurs déclarations utilisées contre eux dans le cadre d’une procédure judiciaire (Worrall, par. 106; Lourenco, par. 6‑7).
[181]                     Notre approche tient compte du fait que les interrogatoires menés au poste de police constituent une autre situation dans laquelle le risque d’auto‑incrimination est objectivement accru. Ce type d’interrogatoire est plus susceptible de donner lieu à une détention psychologique. Les salles d’interrogatoire amplifient le déséquilibre de pouvoir physique et psychologique qui existe entre la police et la personne interrogée. Comme notre Cour l’a déjà reconnu, les personnes interrogées peuvent trouver l’expérience intimidante (R. c. Crawford, 1995 CanLII 138 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 858, par. 25). L’interrogatoire au poste de police commence souvent par des questions d’ordre général, et se poursuit par des questions antagonistes. Souvent, les policiers alternent entre les questions générales et les questions ciblées. Même s’il est difficile de déterminer avec précision à quel moment l’interrogatoire devient antagoniste, il n’en demeure pas moins que son déroulement relève entièrement du contrôle du policier. Tout comme les policiers peuvent minimiser le fait qu’ils considéraient une personne comme un suspect — comme c’est le cas en l’espèce —, ils peuvent minimiser le caractère antagoniste de leur interrogatoire. De plus, le fait de poser des questions antagonistes peut faire en sorte qu’un témoin devienne un suspect au cours de l’interrogatoire.
[182]                     Le risque d’auto‑incrimination est également objectivement accru lorsque les policiers se livrent à un interrogatoire antagoniste ou agressif. L’effet de l’interrogatoire policier sur l’accusé est un facteur dont on tient compte depuis longtemps pour juger du caractère volontaire aux fins de l’application de la règle des confessions (voir, p. ex., Fitton, p. 962, le juge Rand). Pour qu’elles soulèvent objectivement un risque d’auto‑incrimination, il n’est toutefois pas nécessaire que les questions soient à ce point agressives que la personne interrogée en vienne à faire une fausse confession. Dans la plupart des cas, pour soutirer une fausse confession, « il faut recourir à des mesures incitatives importantes, exercer une pression intense et mener un interrogatoire prolongé » (Oickle, par. 45, citant R. J. Ofshe et R. A. Leo, « The Social Psychology of Police Interrogation : The Theory and Classification of True and False Confessions » (1997), 16 Stud. L. Pol. & Soc. 189, p. 193‑196). Pour que le risque d’auto‑incrimination soit objectivement accru, il suffit que les questions soient antagonistes et que les policiers enquêtent sur un crime. Dans ce contexte, la liberté de la personne interrogée est compromise lorsqu’on lui pose des questions visant à lui soutirer des éléments de preuve incriminants, y compris des aveux. Cela est vrai, peu importe que la police ait également considéré cette personne comme un suspect.
[183]                     Nous convenons avec les juges majoritaires que la preuve doit être évaluée du point de vue de l’enquêteur raisonnablement compétent et que le test est objectif (par. 81‑82). Comme les faits de l’espèce le démontrent, il est souvent périlleux et illusoire de fixer le moment à partir duquel le policier peut de façon crédible prétendre qu’il considère objectivement la personne interrogée comme un suspect. L’accent doit donc être mis sur la nature des questions, considérées objectivement. Parmi les questions antagonistes ou agressives qui augmentent le risque d’auto‑incrimination, mentionnons celles qui insinuent que le témoin ment, qui l’accusent d’avoir commis le crime faisant l’objet de l’enquête, qui lui demandent de démontrer qu’il n’est pas coupable, ou toute autre question qui incite le témoin à s’incriminer. De même, pour déterminer si la police enquêtait sur un crime, le tribunal devrait adopter un point de vue objectif, en se concentrant sur la question de savoir si les questions posées par le policier indiquaient qu’il enquêtait sur un crime.
[184]                     Comme nous l’avons fait observer, la Couronne admet, tout comme les juges majoritaires, qu’il est prudent que la police donne un avertissement aux témoins avant de procéder à leur interrogatoire au poste de police. En effet, il est plus facile de démontrer que la déclaration était volontaire lorsque les policiers ont donné un avertissement (motifs des juges majoritaires, par. 5). Les juges majoritaires ne semblent toutefois pas comprendre que l’inverse doit également être vrai : lorsque la police ne donne pas d’avertissement, la déclaration ne peut pas être jugée volontaire s’il n’existe pas par ailleurs d’autre raison permettant de la considérer ainsi. Et pourtant, chacune de ces propositions découle de l’admission selon laquelle l’avertissement est une pratique prudente. En d’autres termes, la même raison pour laquelle il est prudent de donner un avertissement — démontrer que la déclaration est volontaire — explique pourquoi il est problématique de ne pas donner d’avertissement — sans autre preuve, la déclaration n’est pas volontaire. En conséquence, en convenant qu’il est prudent de donner un avertissement, nous sommes d’avis de passer à l’étape nécessaire suivante : pour la raison même qu’il est prudent de donner un avertissement, la police doit donner cet avertissement avant de mener un interrogatoire dans le cadre d’une enquête criminelle.
[185]                     Selon la Couronne, le fait de reconnaître qu’il est nécessaire de démontrer qu’un individu a fait un choix éclairé pour pouvoir conclure que sa déclaration était volontaire obligera les policiers à donner un avertissement à toutes les personnes avec lesquelles ils entrent en contact. Cette affirmation est exagérée. Selon notre approche, il n’est pas nécessaire de donner un avertissement dans le cas des appels au service 911, des déclarations faites par le plaignant, des déclarations spontanées ou des déclarations non sollicitées (comme dans l’affaire R. c. Turcotte, 2005 CSC 50, [2005] 2 R.C.S. 519). Dans ces situations, les policiers sont les récepteurs passifs de renseignements préliminaires. Ils ne sont pas non plus tenus de donner un avertissement à une personne interrogée lorsqu’ils répondent activement à une situation d’urgence. En effet, la sécurité publique pourrait être compromise si les policiers devaient s’assurer du caractère volontaire des déclarations de toutes les personnes qu’ils rencontrent lors d’une intervention d’urgence (Paterson, par. 24). Enfin, il n’y a pas lieu de donner un avertissement lorsque les personnes sont tenues de parler à la police.
[186]                     Le fardeau de la Couronne de réfuter la présomption du caractère involontaire est rigoureux, mais il n’est pas insurmontable. Nous sommes d’accord avec la Cour d’appel pour dire que, à défaut d’avertissement, le tribunal doit se demander si [traduction] « la personne qui a fait la déclaration comprenait qu’elle n’était pas obligée de dire quoi que ce soit et que, si elle répondait aux questions, ses réponses pourraient être utilisées contre elle » (par. 37). Toutefois, contrairement à la Cour d’appel, nous concluons que le comportement et les caractéristiques personnelles de l’accusé ont rarement une valeur probante quant à cette question (par. 36). Insister sur la volonté de la personne interrogée de parler, sur son âge et sur le fait qu’elle n’est pas vulnérable reviendrait à dire qu’aucun avertissement n’est nécessaire pour la plupart des justiciables. Or, un tel scénario contredirait carrément la raison d’être de l’avertissement, soit que, pour la plupart, les Canadiens ignorent leurs droits lorsqu’ils entrent en contact avec la police.
[187]                     La présomption peut cependant être réfutée dans certaines circonstances. Elle peut tout d’abord l’être lorsque l’accusé a reçu un avertissement partiel, notamment lorsqu’il a été informé qu’il n’était pas obligé de parler, mais qu’on ne lui a pas indiqué que ses déclarations pourraient être retenues contre lui (comme dans R. c. M. (D.), 2012 ONCA 894, 295 C.C.C. (3d) 159, par. 44‑45; Pearson, par. 20‑22; Joseph, par. 58; Bottineau, par. 91). De même, lorsque l’accusé a reçu un avertissement lors d’une intervention récente portant sur les mêmes faits, on peut en conclure qu’il a fait un choix éclairé durant l’intervention ultérieure, même s’il n’a pas reçu d’avertissement durant cette dernière. Les accusés peuvent également affirmer expressément qu’ils connaissent les droits que leur reconnaît la loi, indiquant ainsi qu’ils étaient en mesure de faire un véritable choix (R. c. Engel, 2016 ABCA 48, 616 A.R. 181, par. 18). Bien que les situations dans lesquelles il est possible de réfuter la présomption soient limitées, la police peut aisément faire en sorte que cette étape soit évitée en prenant la mesure que la Couronne et les juges majoritaires qualifient déjà de prudente, en l’occurrence, en donnant un avertissement.
[188]                     Enfin, et contrairement à ce qu’affirment les juges majoritaires (par. 12, 41 et 74), pour s’acquitter de son fardeau, la Couronne n’a pas à démontrer que l’accusé a renoncé à son droit de garder le silence. L’exercice d’un choix éclairé n’exige pas « d[e] connaissances particulières » de la part de la personne interrogée (Hebert, p. 177). La question est plutôt celle de savoir si l’accusé a reçu des renseignements suffisants pour connaître ses droits (p. 177). Ainsi, même si, selon notre approche, l’avertissement joue un rôle important dans l’analyse du caractère volontaire, la question de savoir si l’avertissement a effectivement été donné appelle une analyse objective. Lorsqu’aucun avertissement n’a été donné, la Couronne peut toujours démontrer qu’il existait une autre source objective de renseignements. Comme nous l’avons mentionné, dans certains cas, cette source sera l’accusé lui‑même, s’il affirme ou révèle qu’il est au courant de son droit de garder le silence ou des conséquences négatives d’une décision de parler à la police. Comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Hebert, la preuve d’un choix éclairé « n’impose ni aux autorités ni aux tribunaux la tâche impossible d’évaluer subjectivement si le suspect est conscient de la situation et des options qui s’offrent à lui » (p. 177). La Couronne n’a qu’à démontrer que la police a donné un avertissement à l’accusé ou qu’une autre source de renseignements a remplacé l’avertissement usuel.
[189]                     Pour cette raison, et contrairement à ce qu’affirment les juges majoritaires (par. 41), l’approche que nous proposons n’a pas pour effet de ressusciter une norme de renonciation qui a expressément été rejetée par la juge McLachlin dans l’arrêt Hebert (p. 183). En fait, c’est notre approche qui s’avère fidèle à la consigne donnée dans cet arrêt suivant laquelle le test applicable pour déterminer si le droit de choisir de l’accusé a été violé doit être « essentiellement objectif » (p. 177). Comme dans l’affaire Hebert, l’analyse est axée sur la question de savoir si un avertissement a été donné (p. 177) et non sur celle de savoir si l’accusé a renoncé à son droit de parler à la police ou sur celle de ses connaissances subjectives.
[190]                     En résumé, notre approche révisée prend au sérieux la consigne de notre Cour suivant laquelle une déclaration est volontaire uniquement si l’accusé a fait un véritable choix — c’est‑à‑dire un choix éclairé — en décidant de parler à la police. Ainsi, lorsque la police communique avec un individu pour obtenir des renseignements au sujet d’un crime sur lequel elle enquête, il existe une présomption réfutable selon laquelle, s’il n’a pas reçu d’avertissement, toutes les déclarations faites par cet individu ne sont pas volontaires. De plus, dans les situations où le risque d’auto‑incrimination est objectivement accru — par exemple lorsque les policiers adoptent une attitude antagoniste ou lorsqu’il existe des renseignements qui, de façon objective, soulèvent un soupçon raisonnable que l’individu a été impliqué dans le crime en cause —, il faut présenter une preuve claire et convaincante pour démontrer que l’individu était au courant de son droit de garder le silence et du fait que tout ce qu’il dirait pourrait être utilisé en preuve.
D.           Avantages de l’approche révisée
[191]                     Nous sommes d’accord avec les juges majoritaires pour dire que la règle de common law régissant les confessions a toujours visé l’équilibre entre l’intérêt de la société dans les enquêtes sur les crimes et le droit d’une personne de choisir de ne pas parler à la police (par. 4, 12, 41, 53, 56, 69, 73‑74 et 79). Cela dit, son application a favorisé le premier plutôt que le second. L’incertitude quant à l’analyse du véritable choix et à l’importance de donner un avertissement favorise inévitablement la police, qui peut exploiter l’ignorance des droits garantis par la Charte pour soutirer des déclarations. L’approche que nous proposons permet de rétablir l’équilibre en clarifiant le moment où l’avertissement doit être donné et son rôle dans l’analyse du caractère volontaire, tout en garantissant le droit de garder le silence et en protégeant les personnes les plus vulnérables aux pressions coercitives de la police.
[192]                     Assurer une meilleure protection aux témoins vulnérables est l’une des raisons les plus convaincantes pour faire de l’avertissement un élément central de l’analyse du caractère volontaire. Comme l’illustre la présente affaire, durant l’interrogatoire des témoins, la police peut utiliser des tactiques d’interrogation agressives pour amener les témoins à croire qu’ils ont été pris en défaut et qu’ils doivent « se mettre à table » et « dire la vérité ». Pour amplifier la puissance de ces techniques, la police peut être tentée de laisser les témoins dans l’ignorance de leur droit de garder le silence.
[193]                     À notre avis, on ne doit pas permettre à la police de tirer parti de l’ignorance du droit de garder le silence pour augmenter la pression coercitive d’un interrogatoire. Une telle tactique est préjudiciable à la légalité et à la liberté individuelle, et elle désavantage inévitablement les personnes vulnérables, y compris celles qui se sentent moins capables de résister aux pressions de la police, comme les personnes issues de collectivités qui font l’objet d’une surveillance policière excessive. Notre approche offre une plus grande protection aux témoins qui sont le moins en mesure de résister aux tactiques d’interrogatoire de la police. Dans l’arrêt Oickle, la Cour a rappelé aux juges d’être conscients des dangers des fausses confessions qui peuvent survenir lorsque les policiers interrogent des témoins vulnérables en raison de « leur vécu, de [leurs] caractéristiques spéciales ou de [leur] situation », y compris les témoins « qui ont une personnalité complaisante » et ceux qui « sont enclins à accepter et à croire les suggestions faites par les policiers » (par. 42, citant W. S. White, « False Confessions and the Constitution : Safeguards Against Untrustworthy Confessions » (1997), 32 Harv. C.R.‑C.L. L. Rev. 105, p. 120). Les commentateurs ont identifié une série de caractéristiques qui peuvent rendre une personne plus susceptible de faire de fausses confessions (D. E. Ives, « Preventing False Confessions : Is Oickle Up to the Task? » (2007), 44 San Diego L. Rev. 477, p. 480‑484). Les personnes interrogées peuvent avoir de la difficulté à comprendre les conséquences des discussions avec la police ou à faire face au stress inhabituel d’une entrevue policière, comme dans le cas d’une personne ayant une déficience intellectuelle (p. 480‑481). Elles peuvent être réfractaires aux conflits et désireuses de plaire aux autorités (p. 482). Les personnes susceptibles de croire les suggestions faites par les policiers peuvent démontrer un manque d’assurance, une grande anxiété et un manque d’intelligence (p. 482). Bien qu’il ne s’agisse pas d’une solution universelle, un avertissement peut atténuer certains des risques que courent les témoins vulnérables et qui mènent à de fausses confessions. En conséquence, l’équité n’est pas la seule justification de l’avertissement; notre approche renforce également la fiabilité des confessions.
[194]                     En réalité, nous proposons une plus grande protection pour tous les témoins, pas seulement pour les témoins vulnérables. Comme nous l’avons noté, la règle des confessions est une manifestation du principe interdisant l’auto‑incrimination et elle protège le droit de garder le silence. Elle [traduction] « vise à garantir que la teneur de la déclaration faite par le suspect à une personne en autorité corresponde à ses propres raisons de parler, telles qu’un désir sincère de faire des aveux » plutôt qu’à des « raisons qui n’ont rien à voir », comme une « conduite inappropriée des autorités de l’État » (Stewart, p. 522). Informer tous les témoins des options dont ils disposent donne une plus grande assurance que les décisions de parler à la police sont prises librement. En retour, cela garantit que l’admission d’une confession est moins susceptible de jeter le discrédit sur l’administration de la justice. Cette considération s’harmonise avec la « notion plus large du caractère volontaire » qui « préva[ut] » depuis l’adoption de la Charte (Singh, par. 34, citant Hebert, p. 166‑167 et 173, la juge McLachlin).
[195]                     Cette conception plus large du caractère volontaire suggère également une autre raison d’adopter l’approche que nous proposons. Les témoins qui ignorent avoir le choix de parler ou non à la police peuvent rapidement devenir des témoins qui estiment n’avoir d’autre choix que de parler à la police, ce qui peut entraîner une violation des droits que leur confèrent l’art. 9 et l’al. 10b) de la Charte. La ligne de démarcation entourant la détention psychologique est « floue » (Le, par. 31). Les tactiques policières qui tentent d’exploiter ces limites incertaines pour soutirer des aveux, en espérant qu’un tribunal ne conclura pas que l’accusé a été détenu arbitrairement ou admettra malgré tout la preuve en application du par. 24(2), sont incompatibles avec la conception plus large du caractère volontaire de la règle des confessions. Pour ces raisons, nous sommes également en désaccord avec la suggestion faite par les juges majoritaires au par. 89 selon laquelle un avertissement sert d’abord et avant tout d’épée pour la Couronne, ou d’outil facilitant la démonstration du caractère volontaire des déclarations, plutôt que d’être une mesure qui protège les accusés et qui garantit l’équité et la fiabilité des déclarations qu’ils font aux policiers.
[196]                     L’approche que nous proposons présente également des avantages sur le plan pratique. Une analyse entièrement contextuelle de la valeur de l’avertissement n’offre pas d’orientation claire à la police sur le moment où il doit être donné. Contrairement à l’approche des juges majoritaires, la démarche que nous proposons vise à éviter que la police ait quelque incertitude que ce soit quant au moment où l’avertissement doit être donné. La forte présomption que toute déclaration est involontaire encourage la police à donner un avertissement chaque fois qu’elle enquête sur un crime et prend contact avec une personne pour obtenir des informations sur ce crime. En assortissant le défaut de formuler un avertissement de véritables conséquences, il est plus facile pour la police de savoir quand ils doivent en donner un, et pour les tribunaux d’évaluer les conséquences de l’absence d’avertissement.
[197]                     À cet égard, la réponse de la Couronne est à la fois peu édifiante et révélatrice. À l’audience sur le présent pourvoi, lorsqu’on lui a demandé d’expliquer pourquoi il serait difficile pour la police d’informer les gens de leurs droits fondamentaux avant de les interroger, le procureur de la Couronne a admis ce qui suit : [traduction] « . . . il n’y a évidemment rien de mal à le faire et, dans certains cas particuliers, il pourrait être avantageux de le faire . . . » (transcription, p. 14). Par la suite, il a affirmé que le fait de donner un avertissement à toutes les personnes interrogées pourrait [traduction] « alarmer inutilement les gens », qu’« il n’y a pas grand‑chose à en retirer » et que, « en fait, cela pourrait dissuader un certain nombre de personnes de parler à la police » (p. 16‑17). Toutefois, il a fini par concéder que [traduction] « dans bien des cas, il peut être bon que la police explique cette information de façon informelle ou non menaçante » (p. 18). Les juges majoritaires sont du même avis. Ils écrivent qu’il n’y a « aucun doute » qu’un avertissement peut garantir qu’une enquête est menée équitablement et ils encouragent la police à avertir les personnes interrogées, car il peut ainsi être plus facile de prouver qu’une déclaration était volontaire (par. 75). Malgré cela, les juges majoritaires reprennent à leur compte la thèse de la Couronne et concluent qu’une règle plus claire exigeant que toutes les personnes interrogées reçoivent un avertissement, même si elles ne sont pas suspectes ou détenues, est en quelque sorte impraticable.
[198]                     Pourtant, la Couronne et les juges majoritaires ne signalent aucun effet préjudiciable précis qu’entraînerait le fait d’informer les personnes interrogées de leurs droits fondamentaux. Les juges majoritaires affirment simplement que l’établissement d’une règle plus rigide « perturberait [. . .] l’équilibre » que la règle des confessions a permis de créer et « pourrait porter atteinte à l’administration de la justice » (voir par. 7, 12, 55, 72 et 76). Notre approche n’attribue pas de conséquences disproportionnées à l’omission d’avertir, et elle ne crée pas non plus de règle générale qui exclut d’emblée les déclarations obtenues sans avertissement. Elle donne à la police une certitude qu’elle ne possède pas autrement et, plus important encore, elle assure une protection uniforme à toutes les personnes interrogées, les détenteurs des droits pour lesquels nous devons avoir une considération primordiale. Le seul effet préjudiciable que notre approche est susceptible d’entraîner est de faire perdre à la police l’avantage que lui confère son influence psychologique en la mettant sur un pied d’égalité avec la personne interrogée sur le plan informationnel.
[199]                     En un mot, la Couronne nous invite à faire de l’ignorance du droit de garder le silence un outil essentiel pour enquêter sur les crimes. Nous refusons de nous engager dans cette voie. Le droit de garder le silence n’est pas un secret qui doit être gardé enfermé dans les pages des décisions de notre Cour ou laissé à la discrétion des agents de police qui pourraient craindre que des citoyens ne soient pas « à l’aise » ou décident d’exercer leur droit de ne pas parler à la police pendant une enquête criminelle. Après tout, l’objectif du droit au silence est de protéger le droit du citoyen de ne pas parler à la police. Nous sommes loin d’être convaincus par les critiques de la Couronne, qui se résument en réalité à ce qui suit : si les gens sont réellement informés de leurs droits, il se peut qu’ils décident effectivement de les exercer, et le déséquilibre de pouvoir et l’asymétrie informationnelle dont nous parlons sont structurellement nécessaires pour permettre à la police de faire son travail. C’est là l’« atteinte » pour l’administration de la justice à laquelle les juges majoritaires font allusion sans le reconnaître explicitement au par. 76 de leurs motifs. Nous avons une vision très différente de ce qu’exigent l’équité et l’administration de la justice. Plus particulièrement, nous rejetons catégoriquement l’idée selon laquelle la capacité de la police de faire son travail est fragile au point de dépendre, dans une certaine mesure, du fait que les individus restent dans l’ignorance de leurs droits lorsqu’ils sont invités à lui parler.
[200]                     Cette objection de principe n’a absolument rien à voir avec l’aspect spéculatif de l’argument de la Couronne suivant lequel notre approche entraverait indûment le déroulement des enquêtes policières et aurait un effet dissuasif sur la volonté des gens de parler à la police. Nous ne disposons d’aucune preuve empirique ou même anecdotique quant à l’effet que cette exigence aurait sur les enquêtes policières. Ce qui est toutefois indiscutable, c’est que l’exercice du droit de garder le silence sera frustré par l’approche des juges majoritaires.
[201]                     En réponse à tout cela, les juges majoritaires affirment que l’arrêt Boudreau [traduction] « a résisté à l’épreuve du temps » (par. 73). Cela a été vrai pendant très longtemps, mais la jurisprudence a évolué depuis. Pour être fidèles à l’évolution de notre jurisprudence depuis cet arrêt, nous estimons qu’il faut reléguer cette décision aux oubliettes de l’histoire. L’arrêt Boudreau a implicitement accepté que le succès du travail des policiers dépende, en partie, de l’ignorance par ceux qui sont interrogés de leurs droits. Selon nous, cette position est incompatible avec la « notion plus large du caractère volontaire » qui prévaut depuis l’adoption de la Charte, notion qui vise à assurer l’équité envers l’accusé et le respect de l’administration de la justice (Singh, par. 34, citant Hebert, p. 166‑167 et 173). Il ne faut pas exagérer la portée que nous donnons à la règle des confessions. Il ne faut pas non plus oublier que, dans l’arrêt Boudreau, la Cour s’est écartée de ce qu’elle avait affirmé auparavant dans l’arrêt Gach, en l’occurrence que [traduction] « les confessions faites à une personne en autorité, à la suite d’un interrogatoire, ne sont pas admissibles en preuve, à moins qu’une mise en garde appropriée n’ait été donnée » — de fait, elle est même revenue sur ses propos antérieurs (p. 254). Notre approche ne va pas aussi loin, mais accorde simplement son véritable sens à l’avertissement.
[202]                     Enfin, l’exigence du choix éclairé laisse intacte la théorie de l’état d’esprit conscient qui a été élaborée dans les arrêts Whittle et Oickle. Comme nous l’avons déjà expliqué, cette théorie présume que l’accusé a été informé de son droit de garder le silence. Cet aspect de la théorie n’était pas en cause dans l’affaire Whittle, puisque l’accusé avait reçu plusieurs fois l’avertissement ou la mise en garde prévue par la Charte. Notre raisonnement n’a pas pour effet d’assouplir le test applicable aux types d’états d’esprit qui nuisent à la capacité de l’accusé de comprendre ce qu’on lui a dit. Il expose simplement l’aspect informationnel de la doctrine.
[203]                     Par conséquent, notre approche révisée présente plusieurs avantages : elle protège les justiciables contre la coercition policière, elle favorise le droit de garder le silence et le privilège de ne pas s’incriminer qui sous‑tendent la règle des confessions et elle est avantageuse tant pour les policiers que pour les juges puisqu’elle clarifie l’importance de l’avertissement et son rôle dans l’analyse du caractère volontaire.
IV.         Application
[204]                     À l’instar de la Cour d’appel, nous sommes d’avis que le juge du procès a commis des erreurs de droit dans son évaluation du caractère volontaire des déclarations de M. Tessier. La police est entrée en communication avec M. Tessier pour obtenir des renseignements dans le cadre d’une enquête sur un homicide. À lui seul, ce fait justifiait un avertissement. La Couronne devait donc démontrer que M. Tessier a fait un choix éclairé en décidant de parler au sergent White. Puisque ce dernier n’a donné un avertissement à M. Tessier qu’après avoir constaté la disparition de son arme à feu, les déclarations antérieures de M. Tessier étaient présumées inadmissibles.
[205]                     De plus, le risque que M. Tessier s’incrimine était objectivement accru dans ces circonstances, rendant ainsi la présomption d’inadmissibilité plus difficile à réfuter. Monsieur Tessier a été interrogé dans un poste de police, les questions du sergent White sont devenues antagonistes et M. Tessier est devenu un suspect au cours du premier interrogatoire. Cet interrogatoire était détaillé; il a duré près de deux heures et était ponctué de recherches d’éléments de preuve. Le sergent White enquêtait sur un homicide et, comme il l’a reconnu, il espérait obtenir des aveux de M. Tessier. Dès que ses questions ont pris une tournure antagoniste au cours du premier interrogatoire, le risque d’auto‑incrimination était objectivement accru.
[206]                     L’attitude antagoniste s’est manifestée tôt, soit lorsque le sergent White a insinué que M. Tessier avait tué la victime. Notant la présence de M. Tessier à Didsbury, à proximité de l’endroit où le corps de M. Berdahl avait été retrouvé, le sergent White a estimé qu’il s’agissait là d’une [traduction] « drôle de coïncidence ». Il est revenu sur la question après avoir posé quelques autres questions en laissant de nouveau entendre que les réponses de M. Tessier l’impliquaient dans l’homicide de M. Berdahl. Les questions sont devenues de plus en plus antagonistes lorsque le sergent White a contre‑interrogé M. Tessier sur ses allées et venues et sur ses activités dans les jours précédant le décès de M. Berdahl. Devant ses hésitations sur certains points, le sergent White a fait observer à M. Tessier qu’il semblait [traduction] « [p]lutôt confus » et qu’il y avait « une seule explication », insinuant de nouveau sa culpabilité. Le sergent White a alors fait deux tentatives directes pour tenter de soutirer des aveux à M. Tessier en l’invitant à [traduction] « [d]ire la vérité », puis en lui demandant directement s’il avait tué M. Berdahl. Devant les dénégations de M. Tessier, le sergent White a exprimé son incrédulité et a demandé à M. Tessier de lui prouver qu’il n’avait pas tué M. Berdahl. Le sergent White a ensuite demandé à M. Tessier de fournir un échantillon d’ADN afin de pouvoir [traduction] « éliminer » l’hypothèse de la présence de son ADN sur les lieux du crime.
[207]                     Après la pause cigarette de M. Tessier durant le premier interrogatoire, le sergent White a continué à le contre‑interroger sur ses allées et venues et sur ses activités dans les jours précédant le décès de M. Berdahl, ainsi que sur sa relation avec ce dernier. Le ton antagoniste du premier interrogatoire a donc été maintenu après la pause cigarette. Nous concluons que le risque d’auto-incrimination de M. Tessier était objectivement accru peu de temps après le début du premier interrogatoire et jusqu’à ce que M. Tessier quitte la salle d’interrogatoire. Le témoignage du sergent White au procès appuie cette conclusion. Il a confirmé qu’il espérait que M. Tessier fasse des aveux.
[208]                     Nous sommes également d’avis de conclure que le risque d’auto‑incrimination était objectivement accru lorsque M. Tessier est devenu un suspect. Compte tenu des questions qu’il a posées et de l’ensemble des éléments de preuve dont il disposait, le sergent White aurait raisonnablement dû soupçonner, peu après le début du premier interrogatoire, que M. Tessier était impliqué dans la mort de M. Berdahl. Avant cet interrogatoire, la police savait : que M. Tessier était la dernière personne à avoir vu M. Berdahl vivant, que la mort de M. Berdahl était considérée comme un homicide et que M. Tessier était le meilleur ami de M. Berdahl, mais qu’ils s’étaient querellés au sujet d’une voiture et que le défunt avait l’intention de partir pour Winnipeg. Peu de temps après le début du premier interrogatoire, M. Tessier a confirmé que la voiture en cause dans la querelle lui appartenait, qu’il avait vu M. Berdahl pour la dernière fois deux jours auparavant, que ce dernier avait prévu de partir pour Winnipeg, et qu’il se trouvait à Didsbury, près du corps de M. Berdahl, le matin où il a appris le décès de ce dernier. Ces éléments de preuve auraient dû susciter un soupçon raisonnable que M. Tessier pouvait être coupable de l’homicide de M. Berdahl. Cette conclusion est d’ailleurs renforcée par les questions du sergent White. En effet, peu de temps après que M. Tessier lui eut fourni ces informations, le sergent White lui a demandé : [traduction] « Si l’on reconstitue bien le casse‑tête, ça ressemble à quoi? ».
[209]                     Le reste du premier interrogatoire ne fait que confirmer cette conclusion, puisque le sergent White a intensifié ses questions antagonistes. Monsieur Tessier a admis que M. Berdahl et lui avaient un conflit au sujet de l’argent que M. Berdahl lui devait et le sergent White a observé que M. Tessier était agité et que quelque chose le dérangeait. De plus, au terme du premier interrogatoire, la police a tenu une réunion d’information et a mis sur pied une équipe de la GRC pour surveiller M. Tessier. Il s’agissait d’un signe évident que le sergent White avait recueilli suffisamment d’informations pour considérer M. Tessier comme un suspect pendant le premier interrogatoire.
[210]                     Pour ces motifs, nous sommes d’accord avec les juges majoritaires pour dire que M. Tessier était un suspect après le premier interrogatoire, ce qui rendait plus difficile la réfutation de la présomption d’inadmissibilité. Le sergent White n’ayant pas non plus donné d’avertissement à M. Tessier avant le second interrogatoire, les déclarations faites par celui‑ci durant les deux interrogatoires étaient présumées inadmissibles. À notre avis, le juge de première instance a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte du nombre élevé d’éléments de preuve objectifs démontrant que M. Tessier était un suspect, préférant plutôt s’appuyer sur la croyance subjective décrite par le sergent White. Dans son témoignage, ce dernier a admis que M. Tessier était devenu une [traduction] « personne d’intérêt » lorsqu’il lui avait révélé qu’il avait récemment récupéré une arme à feu au champ de tir. Le juge du procès a accordé un poids excessif à la perception subjective du sergent White quant au statut de M. Tessier. À notre avis, compte tenu des questions qu’il a posées et de la preuve dont il disposait, la croyance du sergent White était déraisonnable.
[211]                     À la lumière de ces facteurs, le risque que courrait M. Tessier de s’incriminer était considérablement accru. Bien qu’il alourdisse le fardeau qui incombe à la Couronne de réfuter la présomption du caractère involontaire, ce fait ne change rien en l’espèce. En effet, elle n’a présenté aucune preuve claire et convaincante, ou même une preuve quelconque, démontrant que les déclarations de M. Tessier étaient volontaires. Ce dernier n’avait pas reçu d’avertissement durant ses échanges précédents avec le sergent White à ce sujet. Bien que ce dernier ait informé M. Tessier qu’il n’était pas tenu de fournir d’échantillon d’ADN, il ne lui a pas donné d’avertissement partiel sur son droit de garder le silence. Monsieur Tessier a dit qu’il craignait de [traduction] « [s]e faire peinturer dans le coin », mais il n’a pas expressément reconnu l’existence du droit de garder le silence — droit dont il n’a jamais été informé.
[212]                     La Couronne n’a pas réussi à démontrer hors de tout doute raisonnable que les déclarations de M. Tessier étaient volontaires. Les déclarations qu’il a faites au cours de son premier et de son second interrogatoire auraient donc dû être exclues au procès.
V.           Conclusion
[213]                     La présomption d’inadmissibilité des déclarations obtenues de suspects sans avertissement proposée par les juges majoritaires constitue une amélioration par rapport à l’arrêt Boudreau. Malheureusement, nos collègues ne passent pas à l’étape logique suivante qui découle de leur reconnaissance du fait que le caractère volontaire protège le droit de faire un véritable choix quant à la décision de parler ou non à la police. Nous ferions ce pas et reconnaîtrions que la police doit donner un avertissement aux personnes interrogées, qu’elles soient ou non suspectes ou détenues. Une présomption d’inadmissibilité ayant une application plus large que l’approche proposée par les juges majoritaires serait compatible avec le concept du véritable choix reconnu par la jurisprudence sur les règles de droit régissant les confessions. De plus, elle viserait à faire en sorte que les interactions entre l’individu et l’État soient toujours caractérisées par « le respect de la liberté de choix de l’individu, la nécessité que les policiers respectent la loi quand ils l’appliquent et l’équité globale du système de justice criminelle » (Singh, par. 30 (italique omis). Pour y parvenir, la Cour n’aurait qu’à garantir le respect de la ligne de conduite qui, comme le reconnaissent les juges majoritaires, est prudente : s’assurer que les deux parties soient au courant de leurs droits.
[214]                     Voilà pourquoi nous tenons, en toute déférence, à exprimer notre dissidence. Le pourvoi devrait être rejeté et l’ordonnance de la Cour d’appel annulant la déclaration de culpabilité de M. Tessier et ordonnant la tenue d’un nouveau procès devrait être confirmée. Puisque nous serions d’avis de rejeter le pourvoi au motif que les déclarations de M. Tessier n’étaient pas volontaires, nous n’avons pas à décider s’il se trouvait dans une situation de détention psychologique.
 
                    Pourvoi accueilli, les juges Brown et Martin sont dissidents.
                    Procureur de l’appelant : Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Edmonton.
                    Procureurs de l’intimé : Sitar & Milczarek, Calgary.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Addario Law Group, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2022CSC35 ?
Date de la décision : 14/10/2022

Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Tessier
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 14 octobre 2022, R. c. Tessier, 2022 CSC 35


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2022-10-14;2022csc35 ?

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