COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, 2005 CSC 65
Date : 20051117
Dossier : 29956
Entre:
Kirkbi AG et Lego Canada Inc.
Appelantes
et
Gestions Ritvik Inc./Ritvik Holdings Inc. (maintenant exploitée
sous le nom de Mega Bloks Inc.)
Intimée
‑ et ‑
Procureur général du Canada et procureur général du Québec
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 70)
Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron)
______________________________
Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, 2005 CSC 65
Kirkbi AG et Lego Canada Inc. Appelantes
c.
Gestions Ritvik Inc./Ritvik Holdings Inc. (maintenant exploitée
sous le nom de Mega Bloks Inc.) Intimée
et
Procureur général du Canada et procureur général du Québec Intervenants
Répertorié : Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc.
Référence neutre : 2005 CSC 65.
No du greffe : 29956.
2005 : 16 mars; 2005 : 17 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Rothstein, Sexton et Pelletier), [2004] 2 R.C.F. 241, 228 D.L.R. (4th) 297, 26 C.P.R. (4th) 1, 308 N.R. 1, [2003] A.C.F. no 1112 (QL), 2003 CAF 297, confirmant une décision du juge Gibson (2002), 220 F.T.R. 161, 20 C.P.R. (4th) 224, [2002] A.C.F. no 793 (QL), 2002 CFPI 585. Pourvoi rejeté.
Robert H. C. MacFarlane, Michael E. Charles, Peter W. Hogg, c.r., Christine Pallotta et Catherine Beagan Flood, pour les appelantes.
Ronald E. Dimock, Bruce Ryder, Bruce W. Stratton et Henry Lue, pour l’intimée.
Peter Southey, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Alain Gingras, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Kirkbi AG (« Kirkbi ») exploite depuis de nombreuses années une entreprise prospère et bien connue de fabrication de jeux de construction destinés aux enfants et, parfois, à leurs parents aussi. Ces jeux sont constitués de petites briques de plastique uniformes qui s’emboîtent grâce à un système de tenons et de cylindres creux. Les brevets qui protégeaient ce système d’emboîtement au Canada et dans plusieurs autres pays sont maintenant expirés. Kirkbi tente désormais de protéger contre la concurrence sa part du marché et son achalandage en invoquant d’autres formes de droits de propriété intellectuelle. Un différend l’oppose notamment depuis longtemps à l’intimée Mega Bloks Inc., auparavant Gestions Ritvik Inc./Ritvik Holdings Inc. (« Ritvik »), un fabricant de jouets canadien. Après l’expiration des derniers brevets de LEGO au Canada, l’intimée a commencé à fabriquer et à vendre des briques semblables qui font appel au même système d’emboîtement.
2 Kirkbi invoque maintenant une marque de commerce non déposée, à savoir la « marque figurative LEGO » constituée du célèbre dessin géométrique représentant les tenons de la face supérieure des briques, pour intenter une action pour commercialisation trompeuse fondée sur l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13. Elle cherche à empêcher Ritvik de commercialiser ses produits concurrents sans les accompagner d’un avertissement en bonne et due forme que ses briques pour jeux de construction ne sont pas des briques LEGO et ne sont pas fournies par Kirkbi. Selon l’appelante, l’absence d’une telle mise en garde destinée aux consommateurs engendre de la confusion et donne ouverture à une action pour commercialisation trompeuse fondée sur l’al. 7b). Devant notre Cour, Ritvik a plaidé, pour la première fois, l’inconstitutionnalité de l’al. 7b) pour le motif que cette disposition excéderait la compétence législative du Parlement du Canada.
3 Tout en estimant que l’al. 7b) représente un exercice valide de la compétence fédérale en matière d’échanges et de commerce, je conviens qu’il y a lieu de rejeter l’action et de confirmer l’arrêt majoritaire de la Cour d’appel fédérale. Un dessin purement fonctionnel ne peut servir de fondement à une marque de commerce déposée ou non déposée. L’existence d’un délit de commercialisation trompeuse n’est pas établie. Le droit applicable en matière de commercialisation trompeuse et de marques de commerce ne peut servir à perpétuer un monopole lié à des brevets maintenant expirés. Le marché des produits en cause se trouve désormais ouvert à la pleine concurrence.
II. Les faits
4 L’entreprise de jouets LEGO est créée en 1932. En 1949, Kirkbi fabrique ses premières briques pour jeux de construction inspirées du jeu britannique de briques emboîtables Kiddicraft. Quelques années plus tard, Kirkbi achète les brevets protégeant le système d’emboîtement Kiddicraft et perfectionne alors sensiblement les briques en ajoutant à leur face inférieure des cylindres creux destinés à recevoir les tenons de la face supérieure. Cet ingénieux système d’emboîtement augmente le frottement entre les briques, en accroissant son « effet de fixation », sans toutefois empêcher les enfants de les désassembler facilement. C’est ainsi que la génération actuelle de briques LEGO a été conçue et commercialisée il y a une cinquantaine d’année. Le même système de cylindres creux sous la brique et de tenons sur le dessus reste utilisé de nos jours. Le seul changement provient de l’ajout de la marque « LEGO », en caractères minuscules, sur le dessus de chaque tenon. Kirkbi parvient à maintenir, pendant de nombreuses années, la protection par brevet de sa technique. Toutefois, cette protection prend fin au Canada comme ailleurs. Au Canada, le dernier brevet expire en 1988. À cette époque, les briques LEGO jouissent d’une réputation bien méritée auprès des enfants et des parents, en raison de leur qualité et de leur originalité. Les jouets LEGO se sont gagné des générations de clients et d’utilisateurs fidèles au Canada comme dans beaucoup d’autres pays.
5 Les nuages commencent à poindre à l’horizon après l’expiration des brevets de Kirkbi. De nouveaux concurrents se manifestent et tentent de commercialiser des produits similaires, voire identiques. L’intimée, un fabricant de jouets de Montréal maintenant connu sous le nom de Ritvik, s’avère le concurrent le plus agressif. Ritvik commence à fabriquer des jouets pendant les années 60. Plus tard, au cours des années 80, elle conçoit et commercialise une gamme de grosses briques pour jeux de construction. Enfin, après l’expiration des derniers brevets de LEGO au Canada, elle décide d’utiliser la technique classique de LEGO et met en marché une gamme de petites briques. Ces dernières ont les mêmes dimensions que les briques LEGO et présentent la même configuration géométrique de tenons sur la face supérieure et de cylindres creux sur la face inférieure. Ces briques sont distribuées sous le nom de « MICRO MEGA BLOKS ». Ritvik vend sa nouvelle gamme de briques au Canada et l’exporte dans plusieurs pays. Elle est ainsi devenue, au cours des 10 dernières années, un concurrent sérieux de Kirkbi dans le monde.
6 Confrontée à de nouveaux concurrents et désormais privée de la protection que lui conféraient ses brevets, Kirkbi tente de maintenir sa position sur le marché au moyen d’une utilisation très astucieuse et audacieuse du droit en matière de propriété intellectuelle et de concurrence déloyale qui existe dans divers systèmes juridiques, un peu partout dans le monde. Ces efforts soutenus donnent lieu à de nombreuses poursuites judiciaires dans plusieurs pays. Kirkbi a notamment essayé de faire enregistrer sa configuration de tenons comme marque de commerce ou dessin de fabrique. Ces tentatives ont généralement échoué. Au Canada, après que le registraire des marques de commerce eut rejeté une demande d’enregistrement de la configuration comme marque de commerce, l’appelante a opté pour un usage plus subtil et astucieux des ressources du droit de la propriété intellectuelle. Cette démarche est directement à l’origine du présent litige.
7 Kirkbi invoque des droits liés à une marque de commerce non déposée relativement à son usage de la « marque figurative LEGO ». Cette marque est constituée de sa configuration orthogonale distinctive de tenons sur le dessus de chaque brique pour jeux de construction. La marque figurative LEGO reproduit donc la face supérieure de la brique, qui présente une configuration géométrique régulière de huit tenons (voir les motifs du juge Sexton, [2004] 2 R.C.F. 241, 2003 CAF 297, par. 11). Kirkbi allègue alors que la commercialisation par Ritvik de ses gammes MICRO et MINI de petites briques, qui font appel à la même configuration, crée de la confusion avec sa marque de commerce non déposée. Elle demande donc réparation en vertu de l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce et de la doctrine de common law de la commercialisation trompeuse. Dans une déclaration déposée devant la Section de première instance de la Cour fédérale, elle revendique la propriété de cette marque non déposée et sollicite un jugement déclarant que les droits liés à cette marque ont été violés. Elle sollicite également une injonction permanente interdisant la commercialisation des gammes MICRO et MINI de MEGA BLOKS, en plus de réclamer des dommages‑intérêts.
8 Ritvik se défend énergiquement. Elle soutient que l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce n’a pas été enfreint et que l’existence d’un délit de commercialisation trompeuse n’a pas été établie. Dans une demande reconventionnelle, elle sollicite un jugement déclarant qu’elle a le droit de continuer à vendre ses gammes de briques MICRO et MINI. À ce stade, elle ne soulève pas la question de la constitutionnalité de l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce.
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour fédérale, Section de première instance, [2002] A.C.F. no 793 (QL), 2002 CFPI 585
9 Le juge Gibson rejette l’action de Kirkbi. Il retient le principal argument de Ritvik, selon lequel des caractéristiques purement fonctionnelles comme la marque figurative LEGO ne peuvent servir de fondement à une marque de commerce, et confirme que ce principe fait encore partie du droit canadien des marques de commerce. Le principe de la fonctionnalité s’applique aux marques déposées comme aux marques non déposées. Tout en soulignant le caractère déterminant de cette conclusion, il examine ensuite la question de la commercialisation trompeuse. Il note que l’objet en cause a été revendiqué et divulgué dans des brevets expirés. Il estime que Kirkbi tente indirectement de prolonger la protection que lui conférait les brevets, contrairement aux principes du système des brevets. Le juge de première instance passe alors en revue les éléments du délit de commercialisation trompeuse en common law. Il reconnaît que l’historique de la commercialisation du produit de Kirkbi révèle que cette dernière a acquis un achalandage lié à la configuration particulière de ses briques, mais il conclut qu’il faut démontrer que cet achalandage est compromis par l’existence d’une confusion équivalente au fait d’induire le public en erreur par une fausse déclaration. Il est persuadé que Kirkbi a établi que, compte tenu de la marque figurative LEGO, il existe un risque de confusion ou même une confusion véritable entre les briques LEGO et les briques Ritvik. Toutefois, selon le juge Gibson, la demanderesse doit prouver que la confusion découle d’une fausse déclaration intentionnelle de Ritvik, et il conclut que Kirkbi n’a pas fait cette preuve en l’espèce. Pour ce motif, il rejette l’action pour commercialisation trompeuse, tout en reconnaissant que l’arrivée de Ritvik sur le marché a causé un préjudice à l’appelante. Kirkbi porte ce jugement en appel devant la Cour d’appel fédérale.
B. Cour d’appel fédérale, [2004] 2 R.C.F. 241, 2003 CAF 297
10 S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge Sexton rejette l’appel. Selon lui, le principe de la fonctionnalité s’applique à toutes les marques de commerce, déposées ou non déposées, et demeure un principe fondamental du droit des marques de commerce. Le signe distinctif constitué uniquement de ladite « marque figurative LEGO » est purement fonctionnel. Cette caractéristique le rend invalide et l’empêche de servir de fondement à une action pour violation d’une marque en vertu de l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce. Kirkbi tente de prolonger la durée et l’application de ses brevets expirés au moyen d’une utilisation abusive du droit des marques de commerce. Vu sa conclusion sur la question de la fonctionnalité et de la validité de la marque, le juge Sexton ne commente ni les questions de confusion ni les éléments du délit de commercialisation trompeuse.
11 Le juge Pelletier ne partage pas cet avis et accueillerait l’appel ainsi que l’action. Dans ses motifs dissidents, il conclut que, bien qu’elle soit principalement fonctionnelle, la marque LEGO peut donner ouverture à une action pour commercialisation trompeuse fondée sur l’al. 7b). Une marque de commerce non déposée ne confère pas l’exclusivité, mais son propriétaire a le droit d’empêcher des concurrents de créer de la confusion en commercialisant des produits concurrents. LEGO a droit à la protection contre tout emploi de sa marque non déposée qui crée de la confusion. Le juge Pelletier ajoute que, en raison des changements apportés par l’adoption de la Loi sur les marques de commerce actuelle, le principe de la fonctionnalité ne fait plus partie du droit canadien des marques de commerce en ce qui concerne les marques non déposées. Il conclut également que l’existence des éléments de la commercialisation trompeuse est établie. En particulier, même si l’existence d’une stratégie destinée à induire en erreur n’est pas établie, il est prouvé qu’il règne sur le marché une confusion entre les produits de Kirkbi et ceux de Ritvik.
IV. Analyse
A. Les questions en litige
12 La portée des questions en litige a sensiblement changé après que notre Cour eut autorisé le pourvoi. L’intimée a alors soulevé la question de la constitutionnalité de l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce. Ritvik a fait valoir que cette disposition excédait la compétence législative du Parlement du Canada. La Juge en chef a formulé la question suivante :
1. L’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13, et ses modifications, relève‑t‑il, en tout ou en partie, de la compétence législative du Parlement du Canada en vertu du par. 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867?
13 J’examinerai d’abord la question de la constitutionnalité et ensuite les points soulevés par l’action pour violation fondée sur l’al. 7b), notamment l’application du principe de la fonctionnalité. Ce principe s’applique‑t‑il aux marques de commerce non déposées ou uniquement aux marques de commerce déposées? Une marque fonctionnelle non déposée peut‑elle donner ouverture à une action pour commercialisation trompeuse fondée sur l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce? Enfin, en raison de l’incertitude qui ressort des décisions des tribunaux d’instance inférieure, je vais examiner et analyser certains aspects du délit de commercialisation trompeuse en common law.
B. La constitutionnalité de l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce
14 En l’espèce, la question de la constitutionnalité de l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce se pose dans le contexte particulier d’une marque de commerce non déposée. L’intimée plaide l’inconstitutionnalité de cette disposition en faisant valoir qu’elle excède la compétence législative du Parlement du Canada du fait qu’elle n’a aucun lien ou rapport avec le régime d’enregistrement des marques de commerce établi par la Loi.
(1) Les échanges et le commerce
15 Les marques de commerce ne font pas partie de la liste des chefs de compétence législative attribués au Parlement du Canada par l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, contrairement aux brevets et aux droits d’auteur qui figurent respectivement aux par. 91(22) et (23) de cette loi. Suivant le par. 91(2), le gouvernement fédéral a compétence exclusive en matière d’échanges et de commerce. Dans l’arrêt Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 7 App. Cas. 96, le Comité judiciaire du Conseil privé a délimité deux aspects de la compétence fédérale conférée par le par. 91(2) : (1) la compétence en matière d’échanges et de commerce internationaux et interprovinciaux, et (2) la compétence en matière d’échanges et de commerce en général qui touchent le Canada dans son ensemble (« les échanges et le commerce en général »). Cette interprétation du par. 91(2), qui limite à ces deux aspects la portée de la compétence fédérale en matière d’échanges et de commerce, vise à établir un juste équilibre constitutionnel entre la compétence fédérale en cette matière et la compétence provinciale relative à la propriété et aux droits civils dans la province (par. 92(13)) qui, autrement, se recouperaient : voir A. K. Gill et R. S. Jolliffe, Fox on Canadian Law of Trade‑marks and Unfair Competition (4e éd. (feuilles mobiles)), p. 2‑4.
16 La catégorie « des échanges et du commerce en général » oblige à évaluer l’importance relative d’une activité pour l’économie nationale et à se demander si une activité doit être réglementée par le Parlement plutôt que par les provinces. La Cour a établi cinq critères pour déterminer si une question doit faire l’objet d’une réglementation nationale plutôt que locale. Ces critères s’appliquent pour déterminer si une mesure législative fédérale relève du pouvoir que le Parlement possède en matière d’échanges et de commerce en général. Ils reflètent des principes utiles pour distinguer la compétence fédérale en matière d’échanges et de commerce de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils. Dans deux décisions exhaustives portant sur le deuxième volet du par. 91(2) (Procureur général du Canada c. Transports Nationaux du Canada, Ltée, [1983] 2 R.C.S. 206, et General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641), le juge en chef Dickson a adopté et élargi les trois critères de compétence que le juge en chef Laskin avait initialement décrits dans l’arrêt MacDonald c. Vapor Canada Ltd., [1977] 2 R.C.S. 134. Ces exigences « servent à assurer que la mesure législative fédérale ne compromet pas l’équilibre du pouvoir entre les gouvernements fédéral et provinciaux » (City National Leasing, p. 662).
17 La jurisprudence de notre Cour reconnaît désormais que les facteurs suivants sont des indices d’un exercice valide de la compétence fédérale relative aux échanges et au commerce en général : (i) la mesure législative contestée doit s’inscrire dans un système général de réglementation; (ii) le système doit faire l’objet d’une surveillance constante par un organisme de réglementation; (iii) la mesure législative doit porter sur le commerce dans son ensemble plutôt que sur un secteur en particulier; (iv) la loi devrait être d’une nature telle que la Constitution n’habiliterait pas les provinces, conjointement ou séparément, à l’adopter; et (v) l’omission d’inclure une seule ou plusieurs provinces ou localités dans le système législatif compromettrait l’application de ce système dans d’autres parties du pays (City National Leasing, p. 662‑663). Cette liste n’est pas exhaustive et, pour être valide, une mesure législative fédérale ne doit pas nécessairement satisfaire à chacun des cinq critères :
Au total, les cinq facteurs constituent une liste préliminaire de contrôle de caractéristiques dont l’existence dans la mesure législative est un indice de sa validité en vertu de la compétence en matière d’échanges et de commerce. Ces indices ne constituent pas cependant une liste exhaustive de caractéristiques qui tendent à caractériser une loi générale en matière d’échanges et de commerce. La présence ou l’absence de l’un de ces cinq critères n’est pas non plus nécessairement concluante. Comme on le souligne dans l’arrêt Transports Nationaux du Canada, précité, à la p. 268 :
Ce qui précède ne se veut pas une énumération exhaustive; de plus, la présence de l’un ou l’autre ou de la totalité de ces indices n’est pas nécessairement concluante. La bonne façon d’aborder la caractérisation est encore celle proposée dans l’arrêt Parsons, c’est‑à‑dire qu’on doit procéder à une appréciation méticuleuse de chaque cas qui se présente. Néanmoins, la présence de tels facteurs rend tout au moins beaucoup plus probable que ce que vise la loi fédérale en cause est vraiment une question économique d’intérêt national plutôt que simplement une série de questions d’intérêt local.
Chaque fois que la compétence générale en matière d’échanges et de commerce est invoquée comme fondement de constitutionnalité, un examen méticuleux de chaque cas demeure approprié. Les cinq facteurs formulés dans l’arrêt Transports Nationaux du Canada constituent simplement une façon ordonnée d’aborder la tâche difficile qui consiste à distinguer les matières qui relèvent des échanges et du commerce et celles d’une nature plus locale.
(City National Leasing, p. 662‑663)
18 Le pouvoir fédéral de légiférer en matière de marques de commerce n’a jamais fait l’objet d’une contestation constitutionnelle directe. La question a toutefois été soulevée devant le Conseil privé dans une décision de 1937 portant sur la constitutionnalité d’une mesure législative fédérale sur les marques de commerce. Dans cette décision, le Conseil privé se fonde, quoique implicitement, sur le second aspect de la compétence relative aux échanges et au commerce conférée par le par. 91(2) pour confirmer la compétence législative du Parlement en ce qui concerne les marques de commerce : Attorney‑General for Ontario c. Attorney‑General for Canada, [1937] A.C. 405. Lord Atkin, du Conseil privé, a fait le commentaire suivant (p. 417) :
[traduction] Personne n’a contesté la compétence du Dominion à cet égard. En cas de contestation, on invoquerait sans doute, à l’appui de la compétence du Parlement, la catégorie de sujets énumérée au par. 91(2) et mentionnée par le Juge en chef, savoir la réglementation du trafic et du commerce. Il pourrait difficilement y avoir une forme plus appropriée d’exercice de cette compétence que la création et l’application d’une loi uniforme sur les marques de commerce.
Voir aussi Good Humor Corp. of America c. Good Humor Food Products Ltd., [1937] R.C. de l’É. 61, p. 75‑76. Plus récemment, dans la décision Royal Doulton Tableware Ltd. c. Cassidy’s Ltée, [1986] 1 C.F. 357, la Section de première instance de la Cour fédérale a affirmé, dans une remarque incidente, que « [l]a compétence du Parlement relativement aux marques de commerce est depuis longtemps reconnue [. . .] [I]l se peut fort bien que la compétence du Parlement sur les marques de commerce, qui découle du pouvoir du fédéral sur “la réglementation des échanges et du commerce” (voir Attorney‑General for Ontario v. Attorney‑General for Canada, précitée) soit en elle‑même plus vaste que la compétence du Parlement sur les “brevets d’invention et de découverte” » (p. 374‑375).
19 La constitutionnalité de certaines dispositions de la Loi sur les marques de commerce a été contestée, mais la validité de la Loi dans son ensemble n’a jamais fait l’objet d’une décision définitive. Cependant, les tribunaux ont reconnu implicitement la validité de cette mesure législative fédérale dans maintes décisions : voir, par exemple, Vapor Canada, City National Leasing et Asbjorn Horgard A/S c. Gibbs/Nortac Industries Ltd. (1986), 8 C.I.P.R. 232 (C.F. 1re inst.), inf. en partie par [1987] 3 C.F. 544 (C.A.). La constitutionnalité de la Loi sur les marques de commerce dans son ensemble n’est pas contestée en l’espèce. Plus loin, je reviendrai à la question du fondement constitutionnel de la mesure législative fédérale sur les marques de commerce et j’examinerai les cinq critères exposés par le juge en chef Dickson.
(2) Le critère applicable pour déterminer la constitutionnalité de l’al. 7b)
20 Dans l’arrêt City National Leasing, le juge en chef Dickson a établi le cadre analytique applicable à la qualification constitutionnelle d’une disposition contestée. Il a souligné qu’une disposition n’excède pas nécessairement la compétence du gouvernement fédéral du seul fait qu’elle codifie un droit d’action de nature civile. Bien que la création de droits d’action de nature civile soit généralement une question de propriété et de droits civils dans la province, la conclusion que, en raison de son caractère véritable, une disposition prise isolément empiète sur des pouvoirs provinciaux n’est pas déterminante quant à sa constitutionnalité fondamentale. En même temps, une disposition ne sera pas valide simplement parce que les principales dispositions d’une loi sont valides. Il faut examiner tant la disposition contestée que la loi dans son ensemble lorsqu’on procède à une analyse constitutionnelle. La nature du rapport entre une disposition et la loi en détermine le degré d’intégration à une mesure législative par ailleurs valide. La validité d’une disposition peut être confirmée si cette disposition est suffisamment intégrée au régime établi par une mesure législative valide : sa constitutionnalité est susceptible de découler du contexte où elle a le caractère de disposition additionnelle servant à renforcer d’autres dispositions d’une validité incontestable (Vapor Canada, p. 158‑159, le juge en chef Laskin).
21 Dans l’arrêt Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), [2002] 2 R.C.S. 146, 2002 CSC 31, par. 58, notre Cour a reformulé le critère à trois volets servant à déterminer si une disposition relève de la compétence constitutionnelle du législateur qui l’a adoptée. Je paraphrase ainsi ce paragraphe pour refléter les faits de la présente affaire :
1. La disposition contestée empiète-t‑elle sur une compétence provinciale et dans quelle mesure?
2. Si la disposition contestée empiète sur une compétence provinciale, fait‑elle néanmoins partie d’un régime législatif fédéral valide?
3. Si la disposition contestée fait partie d’un régime législatif fédéral valide, y est‑elle suffisamment intégrée?
(3) Application aux faits de la présente affaire
22 Pour en faciliter la consultation, je reproduis ici le texte de l’art. 7 de la Loi sur les marques de commerce :
7. Nul ne peut :
a) faire une déclaration fausse ou trompeuse tendant à discréditer l’entreprise, les marchandises ou les services d’un concurrent;
b) appeler l’attention du public sur ses marchandises, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à y appeler ainsi l’attention, entre ses marchandises, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre;
c) faire passer d’autres marchandises ou services pour ceux qui sont commandés ou demandés;
d) utiliser, en liaison avec des marchandises ou services, une désignation qui est fausse sous un rapport essentiel et de nature à tromper le public en ce qui regarde :
(i) soit leurs caractéristiques, leur qualité, quantité ou composition,
(ii) soit leur origine géographique,
(iii) soit leur mode de fabrication, de production ou d’exécution;
e) faire un autre acte ou adopter une autre méthode d’affaires contraire aux honnêtes usages industriels ou commerciaux ayant cours au Canada.
Dans cette partie de mes motifs, je vais appliquer le cadre analytique décrit plus haut pour déterminer la constitutionnalité de l’al. 7b).
a) Qualification de la disposition contestée : l’al. 7b) empiète‑t‑il sur des pouvoirs provinciaux?
23 Dans cette première étape de l’analyse, il faut qualifier la disposition contestée indépendamment du reste de la Loi. Il s’agit d’en examiner l’objet et l’effet pour déterminer si elle empiète sur des pouvoirs provinciaux et, dans l’affirmative, jusqu’à quel point (City National Leasing, p. 674; Kitkatla, par. 59). L’alinéa 7b) est une disposition créant un droit d’action de nature civile, qui, pour l’essentiel, codifie le délit de commercialisation trompeuse en common law (Vapor Canada, p. 147; Asbjorn Horgard A/S (C.F. 1re inst.), p. 241). Pris isolément, il paraît empiéter sur un pouvoir provincial, à savoir celui relatif à la propriété et aux droits civils dans la province (par. 92(13)). Comme le juge en chef Dickson l’a fait remarquer dans l’arrêt City National Leasing, « [c]ette compétence provinciale en matière de droits civils est importante et elle constitue un pouvoir sur lequel il ne faut pas empiéter à la légère » (p. 673). Ainsi que nous l’avons vu, si l’al. 7b) est suffisamment intégré au régime établi par la Loi sur les marques de commerce dans son ensemble, il se situera néanmoins à l’intérieur de la compétence législative du Parlement.
24 Dans l’arrêt City National Leasing, notre Cour a statué que l’empiètement de l’art. 31.1 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C‑23, sur la compétence provinciale était minime. En tirant cette conclusion, le juge en chef Dickson a accordé une importance particulière aux trois facteurs suivants : (i) il s’agissait d’une disposition réparatrice qui ne constituait pas en soi une partie fondamentale de la Loi et qui ne créait pas de droit d’action général, (ii) son application était restreinte par les dispositions de la Loi et (iii) la Constitution n’empêchait pas le Parlement de créer des droits d’action de nature civile lorsqu’on pouvait démontrer que ces mesures étaient justifiées (p. 673).
25 Ces facteurs s’appliquent également à l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce. Premièrement, l’al. 7b) est une disposition réparatrice qui a pour objet de mettre à exécution les aspects fondamentaux de la Loi sur les marques de commerce touchant les marques de commerce non déposées :
[traduction] À maints égards, le délit de commercialisation trompeuse représente, pour les marques de commerce non déposées, un droit d’action équivalent à celui que la violation [art. 20 de la Loi] représente pour les marques déposées. Le régime global de la Loi sur les marques de commerce consiste à protéger, à identifier et à enregistrer les marques de commerce, déposées ou non déposées.
(Gill et Jolliffe, p. 2‑22)
26 Deuxièmement, l’action pour commercialisation trompeuse protège les marques de commerce non déposées ainsi que l’achalandage qui s’y rattache. Les dispositions de la Loi sur les marques de commerce restreignent donc l’application de l’al. 7b) : cet alinéa n’élargit pas la compétence fédérale à l’égard des marques de commerce et des noms commerciaux, mais ne fait que compléter un régime de protection des marques de commerce qui demeurerait par ailleurs incomplet (Asbjorn Horgard A/S (C.F. 1re inst.), p. 237). Par contre, l’al. 7e) avait une application beaucoup plus large. Il a été décidé qu’il excédait la compétence du Parlement parce qu’il n’avait rien à voir avec la protection des marques de commerce ou des noms commerciaux (Asbjorn Horgard A/S (C.F. 1re inst.), p. 242). Pour sa part, l’al. 7b), qui codifie l’action pour commercialisation trompeuse, a une application limitée.
27 Enfin, à propos des droits d’action de nature civile créés par une loi fédérale, le juge en chef Dickson nous rappelle, dans l’arrêt City National Leasing, qu’« [i]l est également important de reconnaître que, bien qu’elle ait annulé un droit d’action de nature civile dans l’arrêt Vapor Canada, précité, la Cour n’a pas interdit le maintien d’actions de nature privée créées par des lois fédérales, en vertu d’autres chefs de compétence fédérale » (p. 693). Non seulement notre Cour a‑t‑elle reconnu à quelques reprises la constitutionnalité des droits d’action de nature civile créés par une loi fédérale, mais encore le critère qu’elle a établi dans les arrêts City National Leasing et Kitkatla, et que j’ai décrit plus haut, confirme clairement que les droits d’action de nature civile relèvent de la compétence du Parlement lorsqu’ils sont suffisamment intégrés à une mesure législative fédérale valide. En somme, bien que la disposition contestée empiète sur un pouvoir provincial important, cet empiètement demeure minime. Il nous faut maintenant déterminer si la Loi sur les marques de commerce est valide et, dans l’affirmative, vérifier si l’al. 7b) est suffisamment intégré au régime de réglementation fédéral pour être maintenu comme relevant de la compétence que le Parlement possède en matière d’échanges et de commerce en général.
b) La validité de la Loi sur les marques de commerce fédérale
28 À la deuxième étape de l’analyse, la Cour doit déterminer si la Loi sur les marques de commerce représente un exercice valide de la compétence fédérale relative aux échanges et au commerce en général. Les cinq indices de validité décrits plus haut guident l’analyse. Dans l’arrêt Asbjorn Horgard A/S, le juge MacGuigan de la Cour d’appel fédérale a souligné que :
La Loi satisfait à tous les critères exposés par le juge en chef Dickson : un système de réglementation nationale, la surveillance exercée par le registraire des marques de commerce, un objet qui s’étend au commerce en général plutôt qu’à un seul aspect d’une entreprise particulière, l’inhabilité des provinces à adopter une telle loi et la nécessité de son application à l’échelle nationale. [p. 559]
Les parties ne contestent pas le pouvoir constitutionnel du Parlement de réglementer les marques de commerce déposées. On débat plutôt du droit du Parlement de créer un recours civil visant les marques de commerce non déposées. L’intimée prétend que le seul régime de réglementation établi par la Loi sur les marques de commerce est celui qui régit les marques de commerce déposées. À mon avis, il s’agit là d’une qualification inexacte de la Loi. La Loi sur les marques de commerce établit un régime de réglementation tant des marques de commerce déposées que des marques de commerce non déposées.
29 La protection des marques de commerce non déposées est essentielle à la légitimité et à l’efficacité des marques déposées ainsi qu’aux normes juridiques qui les régissent. La Loi sur les marques de commerce vise, de toute évidence, les échanges dans l’ensemble plutôt qu’un secteur d’activité particulier. Il ne fait aucun doute que la protection des marques de commerce s’applique à tous les secteurs d’activité des différentes provinces. Une compétence fédérale‑provinciale partagée signifierait que chaque législature provinciale serait en mesure d’apporter des modifications qui pourraient avoir pour effet d’assurer aux marques de commerce non déposées une meilleure protection qu’aux marques déposées et de compromettre ainsi l’efficacité et l’intégrité de la Loi sur les marques de commerce fédérale. L’absence de recours civil intégré au régime de la Loi et applicable à toutes les marques, déposées ou non déposées, inciterait également au dédoublement des voies de recours et des procédures d’application et même à la mise en place de régimes contradictoires, ce qui compromettrait l’efficacité de la protection des marques de commerce.
30 La Loi sur les marques de commerce renferme d’ailleurs de nombreuses dispositions touchant les marques de commerce non déposées : « le Parlement, par les articles 1 à 11 de la Loi sur les marques de commerce, a prescrit les règles relatives à ce qui constitue une marque de commerce et son adoption, que cette marque soit enregistrée ou non » (Royal Doulton, p. 374). Aux termes de la Loi, la principale différence entre les marques de commerce déposées et les marques de commerce non déposées réside dans le fait que le titulaire d’une marque déposée jouit de droits plus étendus :
En common law, le droit sur une marque de commerce est donc issu de l’usage d’une marque par une entreprise pour désigner ses produits au public. L’entreprise n’avait pas à déposer sa marque pour protéger son droit de l’utiliser et prévenir l’usage abusif que pourrait en faire une autre entreprise. L’action en passing off était le recours disponible pour faire respecter les droits sur les marques de commerce. Sans l’action en passing off, les droits que reconnaît la common law sur les marques de commerce auraient peu de valeur.
Comme l’a démontré l’historique du juge en chef Laskin dans l’arrêt MacDonald, précité, la Loi canadienne a traditionnellement visé la protection des marques non déposées aussi bien que celle des marques déposées, ce en quoi elle se compare à la Loi sur le droit d’auteur [S.R.C. 1970, chap. C‑30], dont le champ d’application dépasse le droit d’auteur enregistré. Dans les deux lois, le rôle de l’enregistrement est d’offrir des avantages en sus de ceux que fournit la common law.
(Asbjorn Horgard A/S (C.A.F.), p. 560‑561)
L’enregistrement d’une marque de commerce confère à son titulaire le droit exclusif d’utiliser cette marque partout au Canada, ainsi qu’un droit de recours pour toute violation de ce droit (art. 19‑20). De plus, pour exercer ces droits, il n’est pas nécessaire d’établir l’existence de la marque elle‑même. L’enregistrement constitue une preuve suffisante. Cependant, qu’elles soient déposées ou non, les marques de commerce demeurent des marques de commerce parce qu’elles partagent les mêmes caractéristiques juridiques.
31 Rien ne permet de croire que le système d’enregistrement établi par la Loi sur les marques de commerce visait à créer deux régimes de protection distincts. Ce système s’applique à la fois aux marques de commerce déposées et aux marques de commerce non déposées. Il régit l’adoption, l’utilisation, la cession et l’exercice des droits relatifs à toutes les marques de commerce. Puisque les marques de commerce ont pour but de protéger l’achalandage ou la réputation associés à une entreprise et d’empêcher la confusion sur le marché, l’établissement d’un régime global applicable à la fois aux marques déposées et aux marques non déposées s’avère alors nécessaire pour assurer une protection suffisante. Pour que toutes les marques de commerce soient protégées, le régime de réglementation doit s’appliquer également aux marques non déposées. La Loi sur les marques de commerce représente plus qu’un simple système d’enregistrement.
c) Le degré d’intégration
32 La dernière étape de l’analyse consiste à déterminer si la disposition en cause est suffisamment intégrée à la loi par ailleurs valide. Cet examen comporte deux étapes. Il faut commencer par déterminer le critère de « concordance » approprié, c’est‑à‑dire « dans quelle mesure la disposition est intégrée à l’ensemble de la loi et à quel point elle est importante pour son efficacité » (City National Leasing, p. 668). Il faut ensuite appliquer ce critère aux faits particuliers de l’affaire. Si la disposition satisfait au critère d’intégration, elle se situe alors à l’intérieur de la compétence du Parlement relative aux échanges et au commerce en général. Par contre, une disposition insuffisamment intégrée au régime de réglementation ne peut pas être validée en application du deuxième volet du par. 91(2). Pour déterminer le degré d’intégration nécessaire, il faut donc examiner dans quelle mesure la disposition empiète sur les pouvoirs des provinces : « Le degré du rapport requis est fonction de la mesure dans laquelle la disposition empiète sur les pouvoirs des provinces » (City National Leasing, p. 683). Si l’empiètement est minime, un « rapport fonctionnel » suffit alors pour que la disposition soit constitutionnelle (p. 669). Dans le cas d’un empiètement considérable, un critère plus strict s’applique : la disposition doit être « vraiment nécessaire » ou faire « partie intégrante » du régime législatif fédéral (p. 669 et 683). L’examen de la gravité de l’empiètement sur les pouvoirs des provinces et de la norme à appliquer pour évaluer le rapport entre une disposition législative et un régime de réglementation fédéral valide assure le maintien de l’équilibre entre les pouvoirs constitutionnels et oblige à se concentrer sur le « caractère véritable » de la disposition.
33 Comme je l’ai exposé plus haut, l’empiètement de l’al. 7b) de la Loi sur la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils reste minime. Cet alinéa constitue une disposition réparatrice qui ne s’applique qu’aux marques de commerce définies dans la Loi (art. 2 et 6). Comme notre Cour l’a fait observer dans l’arrêt Vapor Canada, et comme la Cour d’appel fédérale l’a conclu dans l’arrêt Asbjorn Hogard A/S, l’al. 7b) « complète » le régime fédéral de protection des marques de commerce. À cet égard, son caractère véritable le rattache directement à la protection des marques de commerce et des noms commerciaux au Canada, puisqu’il vise à empêcher la confusion qui peut résulter de l’utilisation des marques de commerce.
34 Dans l’arrêt Vapor Canada, notre Cour a invalidé l’al. 7e) de la Loi sur les marques de commerce pour le motif qu’il n’avait rien à voir avec les échanges ou les marques de commerce, ou encore avec d’autres formes de propriété intellectuelle relevant de la compétence législative fédérale. Le juge en chef Laskin a conclu que « [l]’objet de [l’al. 7e)] n’est pas le commerce mais l’éthique des personnes qui s’adonnent au commerce ou aux affaires, et [. . .] on ne peut maintenir une semblable disposition seule et sans lien avec un système général » (p. 165). Bien que la Cour à la majorité ait statué qu’à lui seul l’art. 7 n’était pas une mesure législative fédérale valide, le juge en chef Laskin, qui a rédigé les motifs majoritaires, a ajouté ceci :
Toutefois l’art. 7 comprend des dispositions visant les fins de la loi fédérale dans la mesure où l’on peut les considérer comme un complément des systèmes de réglementation établis par le Parlement dans l’exercice de sa compétence à l’égard des brevets, du droit d’auteur, des marques de commerce et des noms commerciaux. Si les alinéas de l’art. 7 se limitaient à cela, ils seraient valides et, si l’al. e) qui est le seul dont la constitutionnalité soit contestée en l’espèce, pouvait être ainsi restreint, je serais certainement prêt, à maintenir dans cette mesure sa validité. [p. 172]
L’absence de lien ou de rapport entre son objet et la protection des marques de commerce ou des noms commerciaux empêchait donc de valider cette disposition. Toutefois, on a jugé que ce rapport existait dans le cas des al. 7a), b) et d). Notre Cour a alors indiqué que ces alinéas conservaient un lien avec des chefs de compétence législative fédérale valides, soit les marques de commerce, les brevets et les droits d’auteur, et leur donnaient effet (p. 157).
35 L’intimée prétend que l’action civile prévue à l’al. 7b) n’a aucun rapport fonctionnel avec le régime de protection des marques de commerce déposées établi par la Loi sur les marques de commerce. La conclusion que la Loi crée un régime applicable à la fois aux marques de commerce déposées et aux marques de commerce non déposées montre que l’al. 7b) a un rapport fonctionnel avec le régime établi par la Loi sur les marques de commerce. En raison de son caractère véritable, l’al. 7b) se trouve ainsi directement lié à la protection des marques de commerce et des noms commerciaux au Canada : le recours civil prévu à l’al. 7b) protège l’achalandage rattaché aux marques de commerce et a pour objet d’empêcher que l’emploi de marques de commerce sème la confusion chez les consommateurs. Comme Gill et Jolliffe le font remarquer, [traduction] « [a]ucune disposition de l’art. 7 n’est plus inextricablement liée que l’al. 7b) au régime global de la Loi sur les marques de commerce » (p. 2‑22).
36 Contrairement à l’action pour abus de confiance ou pour appropriation de renseignements confidentiels (al. 7e)), l’action pour commercialisation trompeuse joue un rôle évident dans le régime de réglementation fédéral. Sans cette disposition, la protection légale des marques de commerce demeurerait incomplète. Il en résulterait de l’incertitude et des disparités dans la protection des marques déposées et des marques non déposées. L’alinéa 7b) est suffisamment intégré au régime de réglementation fédéral et diffère sensiblement de l’al. 7e) à cet égard. Je conclus donc que l’al. 7b) respecte la compétence législative du gouvernement fédéral. Je passe maintenant à l’examen des questions d’interprétation et d’application de la Loi soulevées par le présent pourvoi.
C. Les questions de marques de commerce et de commercialisation trompeuse
(1) Brevets et marques de commerce
37 Le domaine vaste et grandissant du droit de la propriété intellectuelle traverse une période de changements profonds et rapides. Les pressions de la mondialisation et de l’évolution technologique mettent à l’épreuve ses institutions, ses classifications et, parfois, des principes ou doctrines établis (voir M. Vivant, « La fantastique explosion de la propriété intellectuelle : Une rationalité sous le big bang? », dans Mélanges Victor Nabhan (2004), 393; voir aussi W. R. Cornish, Intellectual Property : Omnipresent, Distracting, Irrelevant? (2004), p. 110‑114). La jurisprudence tente, à l’occasion avec difficulté, de tenir compte des conséquences de ces grandes tendances sociales et économiques. L’état du droit des brevets témoigne bien des pressions exercées sur le processus d’évolution jurisprudentielle dans un monde où le droit d’origine législative a lui‑même du mal à suivre le rythme des laboratoires et des marchés (voir, par exemple, Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2002] 4 R.C.S. 45, 2002 CSC 76; Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, [2004] 1 R.C.S. 902, 2004 CSC 34). La valeur économique des droits de propriété intellectuelle stimule l’imagination et l’esprit procédurier des titulaires de ces droits dans leur quête d’une protection permanente de ce qu’ils considèrent comme leur propriété légitime. Cette quête comporte le risque d’abandonner des distinctions fondamentales nécessaires entre diverses formes de propriété intellectuelle et leurs fonctions juridiques et économiques. Le présent pourvoi, où la question de la différence entre les brevets et les marques de commerce doit être examinée, illustre bien ce risque. Pour comprendre le rôle et la pertinence du principe de la fonctionnalité en droit des marques de commerce, il devient alors utile de formuler certaines observations sur la nature et la fonction des brevets et des marques de commerce.
38 Les brevets protègent les nouveaux produits et procédés. En contrepartie de la divulgation de l’invention, le droit des brevets confère pendant un certain temps au breveté le monopole de l’utilisation et de la commercialisation de l’objet du brevet :
La protection assurée par un brevet se fonde sur la notion d’un marché conclu entre l’inventeur et le public. En contrepartie de la divulgation de l’invention, l’inventeur obtient, pour un certain laps de temps, le droit exclusif de l’exploiter.
(Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66, par. 13, le juge Binnie; voir aussi Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67, par. 37, le juge Binnie.)
Les droits conférés par brevet portent sur le produit ou le procédé breveté. Le titulaire du brevet jouit d’une exclusivité temporaire et est protégé contre l’utilisation non autorisée de l’objet du brevet tant et aussi longtemps que le brevet reste en vigueur.
39 Dans le cas des marques de commerce, la perspective se déplace du produit lui‑même au caractère distinctif de sa mise en marché. En effet, les marques de commerce servent à indiquer, de façon distinctive, la source d’un produit, d’un procédé ou d’un service, afin qu’idéalement les consommateurs sachent ce qu’ils achètent et en connaissent la provenance. La définition de l’expression « marque de commerce », à l’art. 2 de la Loi sur les marques de commerce, confirme l’accent que le marché et le public mettent sur le caractère distinctif de la marque :
« marque de commerce » Selon le cas :
a) marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres;
b) marque de certification;
c) signe distinctif;
d) marque de commerce projetée.
À ce stade, nous devons nous poser une question : la marque peut‑elle être le produit lui‑même? Cette confusion serait‑elle compatible avec la nature des marques et les politiques générales qui sous‑tendent le droit de la propriété intellectuelle? Kirkbi soulève ces questions dans son argumentation. La raison d’être d’une marque de commerce se situe dans son caractère distinctif, car seule une marque distinctive permet aux consommateurs de connaître la source des marchandises (voir D. Vaver, Intellectual Property Law : Copyright, Patents, Trade‑marks (1997), p. 190; Gill et Jolliffe, p. 3‑19). Toutefois, bien qu’elles ne protègent pas le produit lui‑même, les marques de commerce peuvent acquérir une énorme valeur économique. Leurs titulaires accordent alors une très grande importance aux droits qui s’y rattachent. Le fonctionnement du marché dépend d’ailleurs largement des marques de commerce. L’achalandage rattaché à une marque est perçu comme un bien très précieux. Cependant, malgré le rapport qu’elle a avec un produit, une marque ne doit pas être confondue avec le produit qu’elle sert à identifier — elle représente autre chose. Elle devient un symbole du rapport entre la source d’un produit et le produit lui‑même. Revenons brièvement aux faits concernant la marque revendiquée par Kirkbi.
(2) La nature de la marque LEGO revendiquée
40 Il faut bien comprendre la nature de l’argument de Kirkbi. Au départ, il convient de rappeler le problème qui se posait pour l’appelante après l’expiration de ses brevets. Comme nous l’avons vu, l’ingéniosité et la souplesse mêmes de la technique LEGO, de la combinaison des tenons de la face supérieure des briques et des cylindres creux de la face inférieure, a pratiquement fait de « LEGO » un mot familier. On est venu à confondre le produit avec la source. Bien des gens ont assimilé les briques LEGO à toutes ces petites briques colorées dotées d’un ingénieux système d’emboîtement. Toutefois, dès l’expiration des brevets, la technique LEGO est tombée dans le domaine public. Le nom LEGO, apposé sur le produit ou son emballage, ou employé dans la publicité relative au produit, continuait d’être protégé, mais le monopole sur les marchandises elles‑mêmes n’existait plus. Comme ce monopole avait joué un rôle essentiel dans l’établissement et le maintien de la part de marché de LEGO, Kirkbi a tenté de le protéger de différentes façons, notamment en invoquant une marque de commerce.
41 La marque revendiquée avait ceci de particulier qu’elle ne consistait pas en un nom, un dessin ou en une présentation particulière du produit. Le soi‑disant « signe distinctif » était uniquement formé de caractéristiques techniques ou fonctionnelles auparavant protégées par les brevets de Kirkbi. Au Canada, Kirkbi a tenté sans succès de faire enregistrer cette marque sous le régime sur la Loi sur les marques de commerce. Toutefois, dans sa deuxième déclaration modifiée, qui reposait sur une marque non déposée, Kirkbi attribuait l’apparence particulière de son produit à la disposition et aux caractéristiques des tenons de la face supérieure de chaque brique :
[traduction]
9. Les pièces LEGO ont une « apparence » distinctive qui les rend immédiatement identifiables pour les acheteurs et les utilisateurs et qui indique en exclusivité que les marchandises LEGO sont fabriquées par une seule source ou avec son autorisation. Cette « apparence » distinctive lui est donnée et se définit par :
un agencement rectilinéaire de protubérances uniformes, à côtés lisses, à sommet plat, cylindriques et coplanaires, dont la hauteur, le diamètre et l’entraxe sont dans un rapport d’environ 2 : 5 : 8. Lorsqu’il y a plus d’une rangée de protubérances, celles‑ci sont disposées en rangées et colonnes orthogonales.
10. Ces caractéristiques sont collectivement désignées ci‑après sous le nom de « marque figurative LEGO ». . . [En caractères gras dans l’original.]
Le juge de première instance a conclu, à partir des faits, que la marque figurative LEGO et la marque non déposée invoquée étaient purement fonctionnelles. La marque correspondait au produit (voir le par. 61 des motifs du juge Gibson). La Cour d’appel fédérale a souscrit à ces conclusions, qui n’ont pas été contestées devant notre Cour. Ces conclusions soulevaient la question de l’application du principe de la fonctionnalité qui, selon le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel, empêchait d’intenter l’action pour violation fondée sur l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce.
(3) Le principe de la fonctionnalité en droit des marques de commerce
42 Le principe de la fonctionnalité apparaît comme un principe logique du droit des marques de commerce. Il reflète l’objet d’une marque de commerce, soit la protection du caractère distinctif du produit, mais non d’un monopole sur celui‑ci. La Loi sur les marques de commerce adopte explicitement ce principe lorsqu’elle prévoit, au par. 13(2), que l’enregistrement d’une marque n’affecte pas l’emploi des particularités utilitaires qu’elle peut comporter :
13. . . .
(2) Aucun enregistrement d’un signe distinctif ne gêne l’emploi de toute particularité utilitaire incorporée dans le signe distinctif.
43 Par ces quelques mots, la Loi reconnaît clairement qu’elle ne protège pas les particularités utilitaires d’un signe distinctif. De ce fait, elle constate l’existence et la pertinence d’un principe qui existe depuis longtemps en droit des marques de commerce. Selon ce principe, le droit des marques de commerce ne vise pas à empêcher l’utilisation concurrentielle des particularités utilitaires d’un produit, mais sert plutôt à distinguer les sources des produits. Le principe de la fonctionnalité touche ainsi à l’essence même des marques de commerce.
44 Au Canada comme dans plusieurs autres pays ou régions du monde, ce principe fait partie intégrante du droit des marques de commerce. En droit de la propriété intellectuelle, il empêche l’abus des monopoles exercés sur des produits et des procédés. Il décourage notamment les tentatives de rétablir sous une autre forme les brevets expirés.
45 Le principe de la fonctionnalité constitue un principe bien établi du droit canadien des marques de commerce. En fait, notre Cour l’a qualifié, en 1964, de principe juridique « bien établi » :
[traduction] Il semble bien établi en droit que si ce que l’on cherche à faire enregistrer comme marque de commerce comporte une utilisation ou caractéristique fonctionnelle, cette chose ne peut pas faire l’objet d’une marque de commerce.
(Parke, Davis & Co. c. Empire Laboratories Ltd., [1964] R.C.S. 351, p. 354, le juge Hall)
46 La Cour fédérale du Canada a appliqué systématiquement ce principe. Comme elle l’a fait en l’espèce, elle a statué, à maintes reprises, que les marques ne sauraient être constituées de particularités utilitaires. Le contraire transformerait des marchandises en une partie de la marque elle‑même, ce qui conférerait alors à leurs titulaires un monopole sur leurs caractéristiques fonctionnelles. À ce sujet, il vaut la peine de citer ces propos du juge MacGuigan au sujet de la validité d’une marque qui prenait la forme d’une tête de rasoir :
Le signe distinctif dans la présente espèce est invalide, selon moi, parce qu’il se rapporte aux aspects fonctionnels du rasoir Philips. Une marque qui ne se borne pas à distinguer les marchandises de son titulaire, mais se rapporte à la structure fonctionnelle des marchandises mêmes, outrepasse les limites légitimes d’une marque de commerce.
(Remington Rand Corp. c. Philips Electronics N.V., [1995] A.C.F. no 1660 (QL) (C.A.), par. 27; voir aussi Pizza Pizza Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1989] 3 C.F. 379 (C.A.), p. 381, le juge Pratte; Thomas & Betts, Ltd. c. Panduit Corp., [2000] 3 C.F. 3 (C.A.), par. 25.)
Cette jurisprudence reprend l’orientation qu’avaient déjà adoptée des décisions rendues par la Cour de l’Échiquier du Canada, où celle‑ci avait appliqué, sous le régime d’une loi antérieure, le principe de la fonctionnalité en matière de marques de commerce. Une combinaison d’éléments essentiellement destinés à remplir une fonction ne saurait faire l’objet d’une marque de commerce (Imperial Tobacco Co. of Canada c. Registrar of Trade Marks, [1939] R.C. de l’É. 141, p. 145; Elgin Handles Ltd. c. Welland Vale Manufacturing Co. (1964), 43 C.P.R. 20, p. 24).
47 Cette jurisprudence canadienne reflète l’orientation législative et jurisprudentielle d’autres pays. Cette évolution jurisprudentielle résulte d’ailleurs en partie de la campagne que Kirkbi mène, dans de nombreux pays, en vue de protéger sa position sur le marché par d’autres méthodes juridiques après l’expiration de ses brevets.
48 Aux États‑Unis, le Congrès a récemment incorporé le principe de la fonctionnalité dans le droit des marques de commerce. Ce principe fait désormais partie de la Lanham Trade‑Mark Act : voir 15 U.S.C.A. § 1052(e)(5). La Cour suprême des États‑Unis a également reconnu que des caractéristiques purement fonctionnelles ne peuvent servir de fondement à des marques de commerce (voir, par exemple, TrafFix Devices, Inc. c. Marketing Displays, Inc., 532 U.S. 23 (2001), p. 34; Wal‑Mart Stores, Inc. c. Samara Bros., Inc., 529 U.S. 205 (2000), p. 211).
49 Le droit européen des marques de commerce applique également le principe de la fonctionnalité. Ainsi, une directive du Conseil des Communautés européennes interdit d’enregistrer des marques de commerce purement fonctionnelles. Cette directive prohibe l’enregistrement, comme marque de commerce, de signes constitués exclusivement d’une forme nécessaire à l’obtention d’un résultat technique (Première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, [1989] J.O. L. 40/1, art. 3(1)e); voir aussi L. Bently et B. Sherman, Intellectual Property Law (2e éd. 2004), p. 794‑796).
50 La Cour européenne de justice est arrivée à la même conclusion que celle tirée au Canada. Se fondant sur la directive de la CEE et le principe de la fonctionnalité, elle a statué que la forme triangulaire du rasoir Philips ne pouvait pas être enregistrée comme marque de commerce. Elle a expliqué que la directive empêchait l’enregistrement de formes
dont les caractéristiques essentielles répondent à une fonction technique, de sorte que l’exclusivité inhérente au droit de marque ferait obstacle à la possibilité pour les concurrents d’offrir un produit incorporant une telle fonction, ou du moins à leur libre choix de la solution technique qu’ils souhaitent adopter . . .
(Koninklijke Philips Electronics NV c. Remington Consumer Products Ltd., C‑299/99, [2002] Rec. I‑5475, par. 79)
51 Kirkbi avait fait enregistrer sa marque figurative comme marque de commerce communautaire sous le régime du droit européen. À la suite d’une demande d’annulation présentée par Ritvik, la Division d’annulation de l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (Marques, Dessins et Modèles) a appliqué les principes énoncés dans la décision Philips Electronics, et a annulé la marque après avoir conclu qu’elle n’avait qu’une fonction purement technique et que la directive de la CEE en interdisait l’enregistrement (63 C 107029/1 « LEGO brick » (3D), 30 juillet 2004).
52 En droit européen comme en droit canadien de la propriété intellectuelle, le principe de la fonctionnalité repose sur le souci d’éviter d’étendre démesurément le monopole aux produits eux‑mêmes et de gêner ainsi la concurrence entre des marchandises partageant les mêmes caractéristiques techniques. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, dans deux systèmes juridiques différents, un juge de la Haute Cour anglaise et une cour d’appel française ont exprimé les mêmes préoccupations et ont tiré des conclusions similaires lorsqu’ils ont dû se prononcer sur les tentatives de Kirkbi de protéger sa marque figurative en invoquant le droit des marques de commerce, le délit de commercialisation trompeuse ou le délit de concurrence déloyale en droit français. Leur jugement confirme ainsi la validité et la pertinence générale du principe de la fonctionnalité, ainsi que l’acharnement de Kirkbi à tenter de conserver à tout prix sa part du marché.
53 Dans l’affaire anglaise, INTERLEGO AG’s Trade Mark Applications, [1998] R.P.C. 69 (Ch. Div.), INTERLEGO a porté en appel devant la Haute Cour le refus du registraire des marques de commerce d’enregistrer la marque figurative LEGO sous le régime du droit britannique des marques de commerce. Le juge Neuberger a rejeté l’appel à cet égard. Selon lui, les caractéristiques fonctionnelles des briques ne pouvaient pas constituer une marque de commerce. L’attribution de droits liés à une marque de commerce reviendrait à perpétuer l’exercice d’un monopole sur le produit lui‑même :
[traduction] Eu égard aux circonstances dans leur ensemble, il me semble que M. Pumfrey avait raison de prétendre qu’Interlego ne cherche pas tant à protéger une marque à l’égard d’un article de commerce, qu’à protéger l’article de commerce en tant que tel. En d’autres termes, elle ne cherche pas tant à obtenir un monopole permanent à l’égard de sa marque qu’à obtenir un monopole permanent à l’égard de ses briques. Cela est, en général du moins, contraire aux principes; de plus, il s’agit d’une pratique déplorable. Somme toute, une marque de commerce est une marque qui vise à permettre au public de connaître la source ou l’origine de l’article sur lequel la marque est apposée. La législation en matière de marques de commerce ne vise pas à permettre au fabricant de l’article de détenir un monopole sur l’article lui‑même. En l’espèce, aucune raison spéciale ne permet de conclure que l’approche générale ne devrait pas s’appliquer. Au contraire, l’aspect fonctionnel des saillies et des cylindres creux et l’étendue du monopole en ce qui concerne les briques de jeux de construction qu’Interlego pourrait établir si l’appel était accueilli constituent des facteurs convaincants justifiant la décision du registraire. [p. 110]
54 Pendant la même période, l’appelante a également intenté diverses actions en justice pour empêcher l’entrée de Ritvik sur le marché français. Elle a invoqué des motifs divers, mais, en définitive, il semble que ses efforts aient échoué pour la même raison qu’en Grande‑Bretagne, à savoir que, dans un marché libre, une marque de commerce ne doit pas servir à prolonger l’exercice d’un monopole sur les caractéristiques techniques d’un produit. Lorsque les droits conférés par brevet cessent de constituer un obstacle, la concurrence entre des produits faisant appel aux mêmes solutions ou procédés techniques ne constitue pas de la concurrence déloyale. Ce résultat correspond au mode de fonctionnement normal d’une économie de marché dans les sociétés libérales modernes.
55 La Cour de cassation française a annulé un jugement antérieur de tribunaux d’instance inférieure qui avait accueilli une action pour « concurrence déloyale ou parasitaire » de Kirkbi, tout en reconnaissant que la marque figurative LEGO pouvait être enregistrée comme marque de commerce. La Cour de cassation a alors déféré l’affaire à la Cour d’appel de Paris, siégeant comme « cour de renvoi », conformément aux règles de procédure civile française. La Cour d’appel de Paris a rejeté, à cette occasion, toute l’argumentation de Kirkbi, statuant que Ritvik avait le droit d’utiliser les procédés que sa concurrente avait auparavant fait breveter :
Mais considérant que le simple fait de copier la prestation d’autrui ne constitue pas comme tel un acte de concurrence fautif, le principe étant qu’une prestation qui ne fait pas ou ne fait plus l’objet de droits de propriété intellectuelle peut être librement reproduite; qu’une telle reprise procure nécessairement à celui qui la pratique des économies qui ne sauraient, à elles seules, être tenues pour fautives, sauf à vider de toute substance le principe ci‑dessus rappelé (lui‑même étroitement lié à la règle fondamentale de la liberté de la concurrence) . . .
(Paris, 18 octobre 2000, D. 2001.Jur.850 (note J. Passa), p. 851)
(4) L’applicabilité du principe de la fonctionnalité aux marques de commerce non déposées
56 Kirkbi ne conteste pas, devant notre Cour, l’application du principe de la fonctionnalité aux marques déposées. Elle soutient plutôt que ce principe ne s’applique pas aux marques non déposées. Selon elle, ces dernières ne confèrent aucun monopole à leur titulaire, mais leur accordent simplement le droit à la protection contre la confusion relative à la source du produit. Elle soutient, en outre, que les changements que le législateur a apportés en adoptant la Loi sur les marques de commerce actuelle ont modifié l’ancien texte législatif et limité l’application du principe de la fonctionnalité aux marques déposées.
57 Le premier volet de l’argument de l’appelante porte sur la nature des droits rattachés à une marque de commerce non déposée. L’appelante soutient essentiellement que les marques non déposées ne confèrent aucun droit de propriété exclusif, mais qu’elles donnent plutôt naissance à un droit à la protection contre la confusion sur le marché. Elle affirme qu’il était possible d’opposer ce droit aux concurrents qui sèment la confusion sur le marché, en invoquant l’al. 7b) de la Loi sur les marques de commerce et le délit de commercialisation trompeuse.
58 Comme le juge Sexton l’a conclu au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel, cet argument n’est pas fondé en droit. L’enregistrement d’une marque n’en change pas la nature; il confère des droits plus efficaces contre les tiers. Qu’elles soient déposées ou non, les marques conservent toutefois certains attributs juridiques communs. Elles accordent le droit exclusif d’utiliser un nom ou un signe distinctif (Ciba‑Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120, p. 134; Gill et Jolliffe, p. 4‑13 et 4‑14). En fait, en autorisant la cession de marques non déposées, la Loi sur les marques de commerce reconnaît l’existence de l’achalandage qui résulte de ces marques ainsi que les droits de propriété qui s’y rattachent. L’enregistrement ne fait que faciliter la preuve du titre de propriété (par. 76, 77 et 81 des motifs du juge Sexton). Le juge Sexton a souligné, à juste titre, que l’argument de Kirkbi semble reposer sur une mauvaise interprétation d’un arrêt rendu par la Chambre des Lords au XIXe siècle, à savoir Singer Manufacturing Co. c. Loog (1882), 8 App. Cas. 15, conf. (1880), 18 Ch. D. 395 (C.A.). Cet arrêt décide seulement que des concurrents pouvaient mentionner une marque de commerce non déposée dans une publicité comparative, et non qu’une telle marque ne conférait aucun droit exclusif d’utiliser le nom pour distinguer les produits. Le principe de la fonctionnalité demeure pertinent puisque la nature juridique des marques reste la même.
59 Le deuxième volet de l’argument de l’appelante, qui repose sur les changements apportés à la Loi, doit aussi être rejeté. Kirkbi allègue d’abord que la Loi sur la concurrence déloyale, 1932, S.C. 1932, ch. 38, comportait, à l’al. 2d), une définition qui mentionnait expressément la fonctionnalité :
d) « signe distinctif » signifie une manière de conformer, mouler, envelopper ou empaqueter des produits entrant dans l’industrie ou le commerce, laquelle, par suite seulement de l’impression sensorielle qu’elle donne et indépendamment de tout élément d’utilité ou de convenance qu’elle peut avoir, est adaptée pour distinguer les produits ainsi traités d’autres produits similaires et est employée par une personne à l’égard de ses produits de manière à indiquer aux marchands et/ou usagers de produits similaires, que les produits ainsi traités ont été fabriqués ou vendus par elle;
Kirkbi prétend ensuite que la définition actuelle de l’expression « signe distinctif » ne mentionne plus la fonctionnalité :
«signe distinctif » Selon le cas :
a) façonnement de marchandises ou de leurs contenants;
b) mode d’envelopper ou empaqueter des marchandises,
dont la présentation est employée par une personne afin de distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres.
Selon Kirkbi, la Loi actuelle, au par. 13(2), limite alors l’application du principe aux seules marques déposées.
60 Cette interprétation des changements apportés à la Loi est nettement erronée. Les modifications du libellé de la Loi n’indiquent aucune intention d’écarter un principe de longue date, de manière à donner naissance à l’étrange possibilité que les marques non déposées jouissent d’une plus grande protection que les marques déposées sous le régime de la Loi sur les marques de commerce. Comme l’a conclu le juge Sexton, le par. 13(2) avait plutôt pour objet d’assurer que le public ou les concurrents puissent continuer à employer les particularités utilitaires d’un signe par ailleurs distinctif :
De fait, à mon avis, le paragraphe 13(2) renforce l’idée selon laquelle la doctrine de la fonctionnalité invalide une marque qui est principalement fonctionnelle. Il montre clairement qu’il n’est pas interdit au public d’employer une particularité utilitaire d’un signe distinctif. Il s’ensuit que, si un signe distinctif est entièrement ou principalement fonctionnel, il n’est pas interdit au public d’utiliser le signe distinctif au complet. Par conséquent, un signe distinctif qui est principalement fonctionnel ne confère aucun droit à un emploi exclusif et il n’accorde donc pas la protection qu’offre une marque de commerce. En d’autres termes, le fait que le signe distinctif est principalement fonctionnel veut dire qu’il ne peut pas constituer une marque de commerce. Les appelantes ont simplement interprété le paragraphe 13(2) d’une façon erronée. [par. 59]
61 En fin de compte, l’appelante paraît se plaindre de l’existence d’une concurrence portant sur un produit maintenant entré dans le domaine public. Comme le public en est pratiquement venu à confondre « LEGO » et briques pour jeux de construction de style LEGO, elle juge insuffisante l’utilisation par Ritvik d’un emballage ou de noms distinctifs pour commercialiser ses produits. Il semble que, pour satisfaire l’appelante, l’intimée devrait donner un avertissement explicite que les briques qu’elle fabrique et vend ne sont pas des briques LEGO et que ses marchandises ne sont pas des jouets LEGO. Pourtant, force est de constater que le monopole des briques est terminé et que les enfants canadiens peuvent posséder dans leurs coffres à jouets des MEGA BLOKS et des briques LEGO qu’ils utilisent indistinctement pour construire dragons, châteaux ou chevaliers. Les activités de mise en marché de Ritvik sont légitimes et ne peuvent être contestées en vertu de l’al. 7b). Cela suffit pour écarter l’argument de l’appelante qui avait fondé son action pour commercialisation trompeuse sur l’existence d’une marque de commerce. Cependant, en raison de la nature du débat survenu devant les tribunaux d’instance inférieure, j’estime utile de formuler quelques commentaires sur l’action pour commercialisation trompeuse en common law.
(5) La doctrine de la commercialisation trompeuse en droit canadien
62 Les recours prévus par la Loi sur les marques de commerce reposent, dans une large mesure, sur l’évolution historique du délit de commercialisation trompeuse. De manière générale, certains recours prévus à l’art. 7, notamment celui dont il est question à l’al. 7c), visent expressément la « commercialisation trompeuse ». Bien qu’elle soit fondée sur l’al. 7b) de la Loi, l’action intentée par l’appelante fait souvent appel à des éléments du délit de commercialisation trompeuse. Dans ces circonstances, le débat devant les juridictions inférieures et même devant notre Cour a parfois porté en grande partie sur le délit de commercialisation trompeuse et les conditions requises pour qu’il y ait responsabilité à cet égard. C’est pourquoi, j’examinerai brièvement les éléments du délit tel qu’il existe maintenant en droit canadien.
63 Ce délit ne date pas d’hier. La common law s’est souciée très tôt d’assurer l’existence d’une concurrence loyale et honnête. Pour cette raison, elle a cherché à garantir que les acheteurs sachent ce qu’ils achetaient et en connaissent la provenance. Elle s’est également efforcée de préserver le droit des commerçants à la protection de leurs noms et de leur réputation. Les tribunaux ont commencé à intervenir dès le XVIIe siècle. Des actions fondées, au départ, sur une forme de tromperie ont été accueillies (voir W. R. Cornish et D. Llewelyn, Intellectual Property : Patents, Copyright, Trade Marks and Allied Rights (5e éd. 2003), p. 573‑576; voir aussi R. S. Jolliffe, « The Common Law Doctrine of Passing Off », dans G. F. Henderson, dir., Trade‑Marks Law of Canada (1993), 197, p. 199‑201). La doctrine moderne de la commercialisation trompeuse s’est constituée sur ces bases pour devenir partie intégrante du droit canadien. Ses principes sous‑tendent désormais à la fois le droit d’origine législative et la common law.
64 Comme nous pouvons le constater dans les jugements des tribunaux d’instance inférieure, des aspects de cette doctrine paraissent susciter la controverse. La jurisprudence ne s’accorde pas sur les éléments constitutifs du délit. Y en a‑t‑il trois, quatre ou cinq? Comment faut‑il les classer? Un bref examen jurisprudentiel axé principalement sur les décisions de notre Cour renseignera un peu plus, espérons‑le, sur le contenu de la doctrine au sujet des questions pertinentes relativement au présent pourvoi.
65 Dernièrement, la Chambre des lords a utilisé deux classifications différentes, mais connexes, pour établir les conditions de responsabilité selon la doctrine de la commercialisation trompeuse. Dans l’arrêt Erven Warnink B.V. c. J. Townend & Sons (Hull) Ltd., [1979] A.C. 731, p. 742, lord Diplock a énuméré cinq éléments nécessaires pour donner naissance à un droit d’action valide : (1) une fausse déclaration, (2) faite par un commerçant dans le cours de ses affaires, (3) à ses clients ou aux consommateurs de son produit, (4) dont il est raisonnable de prévoir qu’elle pourra nuire à l’entreprise ou à l’achalandage d’un concurrent et (5) qui cause un préjudice réel. Quelques années plus tard, lord Oliver a réduit ces éléments à trois : achalandage, supercherie et préjudice (Reckitt & Colman Products Ltd. c. Borden Inc., [1990] 1 All E.R. 873, p. 880; voir aussi Bently et Sherman, p. 707‑709).
66 Notre Cour paraît avoir adopté la classification tripartite dans l’arrêt Ciba‑Geigy. Dans cette affaire, notre Cour a accueilli une action pour commercialisation trompeuse relativement à la présentation d’un médicament délivré sur ordonnance. Le juge Gonthier a passé en revue certaines décisions antérieures et a affirmé qu’un demandeur devait établir l’existence de trois éléments pour obtenir gain de cause dans une telle action :
Les trois éléments nécessaires à une action en passing‑off sont donc : l’existence d’un achalandage, la déception du public due à la représentation trompeuse et des dommages actuels ou possibles pour le demandeur. [p. 132]
67 Le premier élément est l’achalandage ou la réputation. Le demandeur doit démontrer l’existence d’un achalandage rattaché au caractère distinctif du produit (Ciba‑Geigy, p. 132‑133; Oxford Pendaflex Canada Ltd. c. Korr Marketing Ltd., [1982] 1 R.C.S. 494, p. 504 et 507, le juge Estey). La preuve d’un achalandage rattaché uniquement aux techniques et procédés de fabrication du produit ne suffit pas. La doctrine de la commercialisation trompeuse visait à protéger des monopoles exercés non pas sur des produits, mais sur des signes, présentations, noms et symboles qui constituent le caractère distinctif d’une source.
68 Le deuxième élément est la fausse déclaration ou représentation trompeuse qui sème la confusion dans le public. Une fausse déclaration peut être délibérée et avoir ainsi le même sens que tromperie. Toutefois, la doctrine de la commercialisation trompeuse englobe désormais la fausse déclaration faite par négligence ou avec insouciance par le commerçant (Ciba‑Geigy, p. 133; Consumers Distributing Co. c. Seiko Time Canada Ltd., [1984] 1 R.C.S. 583, p. 601, le juge Estey). À cet égard, l’interprétation que le juge de première instance a donnée de cet élément était trop restrictive et n’était pas conforme à la jurisprudence de notre Cour ou à l’évolution moderne du droit en matière de commercialisation trompeuse. Je ne commenterai pas la troisième condition, soit la preuve d’un préjudice, qui n’a pas été débattue en l’espèce.
69 Selon le droit moderne en matière de commercialisation trompeuse, l’action pour commercialisation trompeuse intentée par l’appelante était vouée à l’échec. Cette dernière n’aurait pas été en mesure de remplir la première condition de l’action, soit l’existence d’un achalandage rattaché au caractère distinctif du produit. Le prétendu caractère distinctif tenait précisément au procédé et aux techniques maintenant répandus dans l’industrie. Là encore, Kirkbi ne pouvait pas surmonter une autre forme du problème de fonctionnalité. Accueillir une telle action dans ces circonstances reviendrait à rétablir un monopole contrairement aux politiques fondamentales des lois et des principes juridiques qui régissent les diverses formes de propriété intellectuelle dans notre système de droit. L’appelante n’a plus droit à la protection de son produit contre la concurrence. Elle doit désormais affronter les rigueurs du marché libre et de son processus de destruction créatrice.
V. Conclusion
70 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelantes : Bereskin & Parr, Toronto.
Procureurs de l’intimée : Dimock Stratton, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Sous‑procureur général du Canada, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Québec.