La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

28/03/2024 | CANADA | N°2024CSC10

Canada | Canada, Cour suprême, 28 mars 2024, Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10
 

 

 
Appel entendu : 7 février 2023
Jugement rendu : 28 mars 2024
Dossier : 39856


 
Entre :
 
Cindy Dickson
Appelante/Intimée au pourvoi incident
 
et
 
Vuntut Gwitchin First Nation
Intimée/Appelante au pourvoi incident
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général du Québec, procureur général de l’Alberta, gouvernement du Yukon, British Columbia Treaty Commission, Nation m

tisse de l’Ontario, Métis Nation of Alberta, Carcross/Tagish First Nation, Teslin Tlingit Council, Congrès des peuples autochtones, Council of Yukon First Nation...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10
 

 

 
Appel entendu : 7 février 2023
Jugement rendu : 28 mars 2024
Dossier : 39856

 
Entre :
 
Cindy Dickson
Appelante/Intimée au pourvoi incident
 
et
 
Vuntut Gwitchin First Nation
Intimée/Appelante au pourvoi incident
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général du Québec, procureur général de l’Alberta, gouvernement du Yukon, British Columbia Treaty Commission, Nation métisse de l’Ontario, Métis Nation of Alberta, Carcross/Tagish First Nation, Teslin Tlingit Council, Congrès des peuples autochtones, Council of Yukon First Nations, Forum pancanadien sur les droits autochtones et la Constitution, Canadian Constitution Foundation, Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada et Federation of Sovereign Indigenous Nations
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 231)

Les juges Kasirer et Jamal (avec l’accord du juge en chef Wagner et de la juge Côté)

 

 

Motifs conjoints dissidents en partie :
(par. 232 à 416)

Les juges Martin et O’Bonsawin

 

 

Motifs dissidents en partie :
(par. 417 à 523)

Le juge Rowe

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Cindy Dickson                                                   Appelante/Intimée au pourvoi incident
c.
Vuntut Gwitchin First Nation                        Intimée/Appelante au pourvoi incident
et
Procureur général du Canada,
procureur général du Québec,
procureur général de l’Alberta,
gouvernement du Yukon,
British Columbia Treaty Commission,
Nation métisse de l’Ontario,
Métis Nation of Alberta,
Carcross/Tagish First Nation,
Teslin Tlingit Council,
Congrès des peuples autochtones,
Council of Yukon First Nations,
Forum pancanadien sur les droits autochtones et la Constitution,
Canadian Constitution Foundation,
Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada et
Federation of Sovereign Indigenous Nations                                          Intervenants
Répertorié : Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation
2024 CSC 10
No du greffe : 39856.
2023 : 7 février; 2024 : 28 mars.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel du yukon
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Application — Droit à l’égalité — Discrimination fondée sur le statut de non‑résident dans une communauté autochtone autonome — Exigence d’une communauté autochtone autonome requérant que le chef et les conseillers résident sur les terres désignées ou y déménagent dans les 14 jours suivant leur élection — Souhait exprimé par une citoyenne appartenant à la communauté mais vivant à l’extérieur des terres désignées de se porter candidate aux élections — Contestation par la citoyenne de l’obligation de résidence pour cause de violation du droit à l’égalité garanti par la Charte — La Charte s’applique‑t‑elle à l’obligation de résidence? — Dans l’affirmative, l’obligation de résidence viole‑t‑elle le droit de la citoyenne à l’égalité? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 15, 32.
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Peuples autochtones — Droits ancestraux — Exigence d’une communauté autochtone autonome requérant que le chef et les conseillers résident sur les terres désignées ou y déménagent dans les 14 jours suivant leur élection — Souhait exprimé par une citoyenne appartenant à la communauté mais vivant à l’extérieur des terres désignées de se porter candidate aux élections — Contestation par la citoyenne de l’obligation de résidence pour cause de violation du droit à l’égalité garanti par la Charte — Interprété adéquatement, le droit de la citoyenne à l’égalité porte‑t‑il atteinte à des droits ou libertés ancestraux, issus de traités ou autres des peuples autochtones du Canada? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 25.
                    En 1993, la Vuntut Gwitchin First Nation (« VGFN »), une communauté autochtone autonome du Yukon, a conclu avec le gouvernement fédéral et celui du Yukon un accord portant règlement de revendications territoriales et une entente sur l’autonomie gouvernementale, lesquels ont tous deux été approuvés et mis en vigueur par des textes législatifs fédéraux et territoriaux. Comme l’envisageait l’entente sur l’autonomie gouvernementale, la VGFN a adopté sa propre constitution, qui reconnaît à ses citoyens certains droits et libertés et énonce des règles concernant l’organisation de son gouvernement, ainsi que des règles et des normes électorales. La Constitution de la VGFN prévoit notamment une obligation de résidence aux termes de laquelle le chef et les conseillers doivent tous résider sur les terres désignées de la VGFN, dans le village d’Old Crow à l’intérieur du territoire traditionnel des Vuntut Gwitchin, ou y déménager dans les 14 jours suivant leur élection.
                    D, citoyenne canadienne et citoyenne de la VGFN, vit actuellement à Whitehorse, la capitale du Yukon, à environ 800 kilomètres au sud d’Old Crow. D souhaite se porter candidate au poste de conseillère de la VGFN, mais affirme qu’elle ne peut pas déménager à Old Crow si elle est élue, principalement parce que son fils a besoin de soins médicaux qui n’y sont pas offerts. D a contesté l’obligation de résidence, plaidant qu’elle viole de manière injustifiable le droit à l’égalité qui lui est garanti par le par. 15(1) de la Charte. La VGFN a rétorqué que l’obligation de résidence reflète sa pratique de longue date voulant que son chef et ses conseillers vivent sur le territoire traditionnel des Vuntut Gwitchin. La VGFN a ajouté qu’en tant que première nation autonome, elle est soustraite à l’application de la Charte. À titre subsidiaire, elle a fait valoir que, si la Charte s’applique, l’obligation de résidence ne viole pas le droit de D à l’égalité, et que, même si c’était le cas, l’obligation de résidence est néanmoins valide car elle est protégée par l’art. 25 de la Charte, qui, au dire de la VGFN, maintient certains droits et libertés collectifs des peuples autochtones lorsque ces droits collectifs entrent en conflit avec des droits garantis à un particulier par la Charte. Le juge de première instance et la Cour d’appel ont tous deux jugé que la Charte s’applique à la VGFN et à sa Constitution selon le par. 32(1) de la Charte, et ont conclu que, s’il y a violation du droit à l’égalité garanti à D par le par. 15(1), l’obligation de résidence est protégée par l’art. 25 de la Charte. D interjette appel sur la question de la constitutionnalité de l’obligation de résidence, et la VGFN forme un appel incident sur la question de l’application de la Charte.
                    Arrêt (le juge Rowe est dissident quant au pourvoi incident, les juges Martin et O’Bonsawin sont dissidentes quant au pourvoi) : Le pourvoi et le pourvoi incident sont rejetés.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Côté, Kasirer et Jamal : La Charte s’applique à la VGFN et à ses citoyens comme D, principalement parce que la VGFN est un gouvernement par nature selon le par. 32(1) de la Charte. En outre, D a réussi à démontrer que l’obligation de résidence constitue une violation à première vue du droit à l’égalité qui lui est garanti par le par. 15(1) de la Charte. Cependant, l’obligation de résidence est l’exercice d’un « autre » « droit ou liberté » des peuples autochtones du Canada visé à l’art. 25 de la Charte. L’obligation de résidence protège la spécificité autochtone — à savoir les intérêts liés à la différence culturelle autochtone, à l’occupation antérieure des Autochtones, à la souveraineté autochtone antérieure ou encore à la participation des Autochtones au processus de négociation de traités. La demande de D fondée sur le par. 15(1) porte atteinte à ce droit, avec lequel elle est en conflit irréconciliable; en conséquence, suivant l’art. 25, il ne peut être donné effet à la demande de D fondée sur le par. 15(1).
                    L’application de la Charte est traitée au par. 32(1), qui énumère certaines entités auxquelles la Charte s’applique, dont la législature et le gouvernement de chaque province pour les domaines de compétence provinciale, de même que le Parlement et le gouvernement du Canada pour les domaines de compétence fédérale, y compris ceux qui concernent les gouvernements territoriaux et les domaines relevant de leur compétence. Le paragraphe 32(1) envisage en outre explicitement la possibilité que la Charte s’applique à d’autres entités, y compris celles faisant l’objet d’un contrôle gouvernemental ou exécutant des fonctions véritablement gouvernementales. Ces entités peuvent être assujetties à la Charte de l’une de deux manières, comme l’explique l’arrêt Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624. Premièrement, une entité peut être jugée faire partie du « gouvernement » pour l’application du par. 32(1) si elle peut être considérée comme un gouvernement de par sa nature même ou en raison du degré de contrôle gouvernemental exercé sur elle. En pareil cas, toutes les activités de l’entité sont assujetties à la Charte. Deuxièmement, même si l’entité elle‑même ne fait pas partie du « gouvernement » pour l’application du par. 32(1), elle sera assujettie à la Charte pour ce qui est de ses activités qui peuvent être attribuées à un gouvernement parce qu’elles sont de nature gouvernementale. Le Parlement et les provinces ne peuvent se soustraire aux obligations qui découlent de la Charte en conférant une partie de leurs responsabilités ou de leurs pouvoirs législatifs à d’autres entités qui ne sont pas normalement assujetties à la Charte.
                    Pour ce qui est du critère « par nature » du premier volet du cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge, des entités peuvent être considérées comme des gouvernements par nature lorsqu’elles présentent habituellement les caractéristiques suivantes, qui ne sont ni essentielles ni déterminantes, mais qui constituent des indices utiles à cet égard : (1) elles sont élues démocratiquement par les citoyens et doivent leur rendre compte; (2) elles jouissent d’un pouvoir général de taxation qui ne se distingue pas des pouvoirs de taxation qu’exercent le Parlement ou les provinces; (3) elles ont le pouvoir d’établir des règles de droit, de les appliquer et de les faire respecter dans les limites d’un territoire donné; et (4) elles sont des créatures du Parlement ou des provinces, et exercent des pouvoirs que le Parlement ou les provinces devraient autrement exercer. Quant au critère relatif au « contrôle » du premier volet, la Charte s’applique à une entité que le Parlement ou les provinces investissent de pouvoirs gouvernementaux relevant de leur compétence, si le Parlement ou la province en question exerce un contrôle substantiel sur les activités de l’entité. Dans de telles circonstances, l’entité ne peut pas être considérée comme une entité indépendante du gouvernement au sens du par. 32(1) de la Charte.
                    Suivant le second volet du cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Eldridge, la Cour a déjà reconnu que les activités d’une entité sont assujetties à la Charte dans les cas où l’entité : exerçait le pouvoir discrétionnaire que lui conférait une loi du gouvernement de définir la façon de fournir les services; avait été créée par une loi et accomplissait tous les actes en cause en vertu du pouvoir que lui conférait la loi; ou mettait en œuvre un programme gouvernemental particulier et exerçait des pouvoirs de contrainte émanant de la loi. Dans de telles circonstances, une entité ne peut pas échapper à un examen fondé sur la Charte du seul fait qu’elle ne fait pas partie du gouvernement ou qu’elle n’est pas sous son contrôle. Même si une entité est par ailleurs indépendante du gouvernement, l’existence d’un pouvoir de contrainte délégué par la loi signifie que cette entité détient un pouvoir coercitif de gouvernance que les personnes physiques, les personnes morales ou les organisations ne possèdent pas. C’est ce pouvoir qui fait en sorte que les organismes exerçant un pouvoir conféré par une loi sont assujettis à la Charte.
                    En l’espèce, la Charte s’applique à l’obligation de résidence inscrite dans la Constitution de la VGFN parce que cette dernière est un gouvernement par nature selon le premier volet du cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge. Bien que la VGFN ne constitue pas un gouvernement selon le critère relatif au « contrôle » du premier volet puisque ni le gouvernement fédéral ni celui du Yukon n’exercent un contrôle substantiel sur elle, en tant que gouvernement autochtone, la VGFN présente les indices représentatifs d’un gouvernement par nature : le Conseil de la VGFN est formé de membres qui sont élus par les électeurs admissibles de la VGFN et qui sont démocratiquement responsables devant l’électorat, à l’instar des députés fédéraux et provinciaux; la VGFN dispose de pouvoirs généraux de taxation qui sont pratiquement identiques à ceux du Parlement ou des provinces; à l’instar du Parlement et des législatures provinciales, la VGFN a le pouvoir d’établir, d’appliquer et de faire respecter des règles de droit contraignantes pour ses citoyens et le public en général dans les limites de ses terres désignées; et le pouvoir de légiférer de la VGFN émane au moins en partie du Parlement, en ce sens que la VGFN exerce des pouvoirs que le Parlement aurait autrement exercés en vertu de sa compétence législative.
                    De plus, la Charte s’applique à l’obligation de résidence parce que son édiction et son application par la VGFN constituent une activité gouvernementale précise. L’obligation de résidence inscrite dans la Constitution de la VGFN a été adoptée au moins en partie en vertu d’une loi fédérale (même en supposant qu’elle reflète aussi l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale). Elle implique l’exercice d’un pouvoir de contrainte prévu par la loi, car elle impose des restrictions juridiques aux personnes susceptibles de servir comme chef ou conseiller de la VGFN. L’obligation a force de loi parce qu’elle fait partie de la Constitution de la VGFN, adoptée en vertu de l’entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN, qui a elle‑même été approuvée et s’est vu donner effet par les lois fédérale et territoriale de mise en œuvre.
                    Étant donné que la Charte s’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN, il est nécessaire de déterminer si cette obligation viole de manière injustifiable le par. 15(1) de la Charte en interdisant à D de siéger au Conseil de la VGFN à moins qu’elle ne déménage de Whitehorse à Old Crow dans les 14 jours suivant son élection. Cette question requiert l’examen du cadre d’analyse permettant de déterminer si, interprété adéquatement, le droit garanti à D par le par. 15(1) de la Charte porte atteinte à des « droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada » visés à l’art. 25 de la Charte. Pour les communautés autochtones, le par. 32(1) et l’art. 25 de la Charte sont étroitement liés. Bien que l’application de droits individuels garantis par la Charte à une communauté autochtone autonome puisse être considérée comme gênant l’application de règles destinées à protéger les droits et les intérêts des minorités autochtones, l’art. 25 agit comme contrepoids en assurant la protection des intérêts autochtones collectifs en tant que bienfait social et constitutionnel à l’avantage de l’ensemble des Canadiens. Interprété correctement, l’art. 25 permet l’affirmation des droits individuels garantis par la Charte, sauf lorsqu’ils entrent en conflit avec des droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — qui, il a été démontré, protègent la spécificité autochtone.
                    L’article 25 doit être examiné à la lumière de son objet, en tenant dûment compte de son texte, de la nature et de l’objectif plus large de la Charte, ainsi que de l’historique de cette disposition. L’objet de l’art. 25 est de faire respecter certains droits et libertés collectifs des peuples autochtones lorsque ces droits collectifs entrent en conflit avec des droits garantis à un particulier par la Charte, c.‑à‑d. de veiller à ce que les droits et libertés désignés des peuples autochtones soient protégés lorsque le fait de donner effet à des droits et libertés individuels opposés et garantis par la Charte diminuerait la spécificité autochtone. Lorsqu’un droit garanti à un particulier par la Charte porterait atteinte à un droit ancestral, issu de traités ou autre, l’art. 25 exige que le droit autochtone collectif ait préséance, même si le demandeur invoquant la Charte est un membre du groupe autochtone concerné. Cet objet s’harmonise avec les objectifs généraux de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, en plus d’être en phase avec le besoin de concilier la souveraineté de la Couronne avec la réalité selon laquelle les peuples autochtones vivaient en Amérique du Nord, dans des sociétés distinctes dotées de lois, traditions et coutumes, bien avant le contact avec les Européens. L’article 25 se fait l’écho de la volonté de concilier les droits et libertés individuels garantis par la Charte à tous les Canadiens avec les droits collectifs distinctifs des peuples autochtones.
                    Le texte de l’art. 25 mentionne les « droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres ». Les droits ancestraux et issus de traités sont protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. En incluant les « autres » droits et libertés parmi ceux méritant la protection constitutionnelle, l’art. 25 évoque un éventail plus large de droits que l’art. 35. Il ressort clairement du texte et de l’objet de l’art. 25 que les protections prévues par cette disposition ne se limitent pas aux droits qui possèdent un statut constitutionnel. Le texte et l’objet de l’art. 25 suggèrent toutefois l’existence d’une autre restriction substantielle : conformément au principe de protection des peuples autochtones en tant que minorité distincte, et puisque l’art. 25 visait à protéger les droits associés à la spécificité autochtone, les « autres » droits et libertés visés à l’art. 25 se limitent aux droits et libertés qui protègent la spécificité autochtone.
                    La protection des droits — ancestraux, issus de traités ou autres — visés à l’art. 25 n’est toutefois pas absolue. Lorsqu’il est démontré qu’un droit relève du champ d’application de l’art. 25, les protections prévues par celui‑ci ne s’appliquent pas automatiquement. Ces protections s’appliquent uniquement s’il est jugé qu’il existe un conflit irréconciliable entre le droit garanti par la Charte qui est revendiqué et le droit visé à l’art. 25, de telle sorte qu’en donnant effet au droit garanti par la Charte, la spécificité autochtone protégée ou reconnue par le droit collectif serait minée. Il est possible, dans une affaire donnée, que le droit individuel ainsi que les droits collectifs visés à l’art. 25 ne soient pas réellement en conflit. Certains droits individuels font partie du droit autochtone et coexistent avec les intérêts collectifs. En outre, l’art. 25 ne s’appliquerait pas si le droit individuel en question garanti par la Charte entrait en conflit avec un droit autochtone qui ne repose pas sur la spécificité autochtone. Et, tout comme les droits reconnus à l’art. 35, la primauté accordée aux droits collectifs visés à l’art. 25 est assujettie à la garantie d’égalité reconnue aux « personnes des deux sexes » par l’art. 28 de la Charte et le par. 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982.
                    Il existe un large consensus voulant que l’art. 25 ne crée pas de nouveaux droits substantiels. Cependant, les détails de l’application de l’art. 25 demeurent dans une large mesure incertains. Deux approches opposées en ce qui concerne l’effet de l’art. 25 ressortent de la jurisprudence — suivant la première, l’effet de « bouclier », le fait d’invoquer avec succès l’art. 25 fait obstacle à une revendication fondée sur la Charte dans les cas où l’application d’un droit garanti par la Charte porterait atteinte au droit visé à l’art. 25; suivant la seconde, l’effet de « prisme interprétatif » ou de règle d’interprétation, les tribunaux tentent d’abord d’interpréter le droit garanti par la Charte qui est revendiqué et de lui donner effet sans porter atteinte au droit identifié visé à l’art. 25. Selon la dernière approche, en cas de conflit, le droit ancestral, issu de traité ou autre ne se verrait accorder aucune priorité spéciale, et la question de savoir si le droit autochtone collectif devrait être maintenu serait laissée à la discrétion du tribunal, qui la trancherait au cas par cas.
                    L’approche qu’il convient d’adopter à l’égard de l’art. 25 inclut des éléments tirés des deux approches. Il est possible d’affirmer que l’art. 25 produit un effet de bouclier, en ce qu’il donne la primauté aux droits ancestraux, issus de traités ou autres. Toutefois, un droit relevant du champ d’application de l’art. 25 se voit accorder la priorité uniquement si un exercice interprétatif démontre qu’il existe un conflit irréconciliable entre le droit collectif et le droit individuel garanti par la Charte qui est revendiqué. Bien que la disposition serve parfois de bouclier au profit des droits ancestraux, issus de traités et autres afin de protéger l’intérêt collectif minoritaire des peuples autochtones, une conception absolutiste de l’art. 25 est incompatible avec une interprétation téléologique. Elle s’oppose aussi à l’idée que, dans les cultures juridiques autochtones, tout comme en droit constitutionnel canadien, les droits individuels et les droits collectifs sont considérés comme coexistant en harmonie.
                    Quant au genre de conflit qui doit être démontré entre les droits collectifs et les droits individuels concernés pour que le bouclier de l’art. 25 opère, le conflit entre les droits doit être réel et irréconciliable, de sorte qu’il est impossible de donner effet au droit individuel garanti par la Charte sans porter atteinte au droit relevant de l’art. 25. Le conflit ne saurait être hypothétique. L’exigence requérant l’existence d’un conflit irréconciliable entre les deux droits s’accorde mieux avec l’objet et le texte de l’art. 25, parce que s’il est possible pour les tribunaux, au moyen d’une interprétation juste et minutieuse, de donner effet au droit garanti par la Charte et au droit visé à l’art. 25 identifié, alors les deux droits sont respectés, et le conflit évité. Déterminer s’il existe un conflit irréconciliable entre les droits en cause constitue un exercice interprétatif. Cet exercice requiert que les tribunaux interprètent tant la substance du droit garanti par la Charte que celle du droit ancestral, issu de traité ou autre en cause. C prendre en compte et respecter les points de vue autochtones. En même temps, les tribunaux doivent veiller à ne pas s’écarter de l’interprétation généreuse des droits et libertés individuels garantis par la Charte prescrite par la jurisprudence applicable.
                    En conséquence, l’art. 25 ne sert pas de bouclier chaque fois qu’un droit relevant de son champ d’application est en cause. Lorsqu’un droit garanti par la Charte est en jeu par suite de l’exercice d’un droit ancestral, issu de traité ou autre, le tribunal doit plutôt se demander si ces deux droits peuvent être conciliés. Si le fait de donner effet à un droit garanti par la Charte influerait seulement de manière accessoire ou non essentielle sur le droit particulier visé à l’art. 25 — en ce que cela ne minerait pas la spécificité autochtone —, ou si le droit garanti par la Charte peut être interprété d’une manière compatible avec le droit ancestral, issu de traité ou autre, il serait alors inapproprié de donner la priorité au droit relevant du champ d’application de l’art. 25. C’est uniquement dans les cas où le droit visé à l’art. 25 est affecté de manière non accessoire, créant ainsi un conflit irréconciliable entre les deux droits, que l’art. 25 protégera le droit autochtone en rendant le droit individuel inopérant dans la mesure du conflit. En ce sens, l’art. 25 jouera parfois le rôle de bouclier et, d’autres fois, il jouera simplement un rôle interprétatif.
                    Comme l’art. 25 vise à sauvegarder les droits ancestraux, issus de traités ou autres qui tendent à protéger la spécificité autochtone, l’art. 25 s’attache principalement aux droits collectifs, indépendamment de l’identité de l’individu ou de l’entité qui présente la contestation fondée sur la Charte. Il s’ensuit que le même cadre d’analyse s’applique, et ce, que le demandeur invoquant la Charte soit autochtone, que l’art. 25 soit invoqué par un groupe autochtone ou que les deux parties soient autochtones. Le bouclier de l’art. 25 s’applique immédiatement si le droit garanti par la Charte qui est invoqué porte atteinte à un droit collectif visé à l’art. 25, quelles que soient les parties en cause. Rien dans le texte de l’art. 25 ne permet de conclure que le bouclier protecteur devrait s’appliquer différemment selon l’identité des parties. Une grande prudence s’impose toutefois lorsque la revendication est présentée par une personne autochtone contre sa propre communauté; le tribunal devrait procéder avec prudence afin d’éviter d’imposer inutilement ou involontairement des notions ou des principes juridiques incompatibles au régime juridique autochtone distinct de la communauté.
                    Enfin, si l’art. 25 est invoqué à l’encontre d’une revendication fondée sur la Charte, le tribunal devrait envisager de l’appliquer le plus tôt possible, sans porter indûment préjudice à la contestation fondée sur le droit individuel garanti par la Charte. Vu les intérêts opposés qui doivent être pris en compte dans le cadre d’analyse de l’art. 25, le point le plus hâtif où cette disposition pourrait être considérée à bon droit est une fois que le demandeur qui invoque la Charte a démontré une violation à première vue de son droit. Lorsque des droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — précisés à l’art. 25 sont en jeu, les limites d’un droit individuel concurrent garanti par la Charte n’ont pas à être justifiées en application de l’article premier de la Charte. Contrairement à l’article premier, l’art. 25 est l’expression du choix constitutionnel de protéger les droits et libertés collectifs des peuples autochtones au Canada en tant que minorité distincte. Conformément à une longue tradition de respect des minorités, l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 protège les droits existants — ancestraux ou issus de traités —, tandis que l’art. 25 de la Charte énonce de manière semblable une clause de non‑atteinte aux droits des peuples autochtones. La protection de l’art. 25 est rattachée à la force de la promesse faite envers les peuples autochtones du Canada à l’art. 35, promesse qui reconnaissait non seulement l’occupation passée de terres par les Autochtones, mais aussi leur contribution à l’édification du Canada et les engagements spéciaux pris envers eux par des gouvernements successifs. Toute justification au regard de l’article premier ne devrait être exigée que si le tribunal juge l’art. 25 inapplicable. C’est le cas lorsqu’il n’y a pas de droit ancestral, issu de traité ou « autre » en jeu, lorsque l’« autre » droit ne fait pas intervenir la spécificité autochtone, ou lorsqu’il n’existe pas de conflit irréconciliable entre les droits en cause. Dans de telles circonstances, la partie qui défend l’acte contesté peut toujours chercher à justifier la restriction en vertu de l’article premier de la Charte.
                    Le cadre d’analyse pour l’application de l’art. 25 comporte donc quatre étapes. Premièrement, le demandeur qui invoque la Charte doit démontrer que la conduite contestée viole à première vue un droit individuel garanti par la Charte. Si aucune violation à première vue n’est établie, alors la revendication basée sur la Charte échoue, et il n’est pas nécessaire de passer à l’examen fondé sur l’art. 25. Deuxièmement, la partie qui invoque l’art. 25 — habituellement la partie qui se fonde sur un intérêt collectif de la minorité — doit convaincre le tribunal que la conduite contestée est un droit, ou l’exercice d’un droit, protégé par l’art. 25. Il lui incombe de démontrer que le droit à l’égard duquel elle réclame la protection de l’art. 25 est un droit ancestral, issu de traité ou autre. Si le droit en cause fait partie des « autres » droits, alors la partie qui l’invoque doit démontrer l’existence du droit revendiqué et le fait que ce droit protège ou reconnaît la spécificité autochtone. Troisièmement, la partie qui invoque l’art. 25 doit démontrer l’existence d’un conflit irréconciliable entre le droit garanti par la Charte et le droit ancestral, issu de traité ou autre, ou l’exercice de ce droit. Si les droits sont irréconciliablement en conflit, l’art. 25 agira comme bouclier afin de protéger la spécificité autochtone. Quatrièmement, le tribunal doit se demander s’il existe quelque limite applicable à l’intérêt collectif invoqué. Si l’art. 25 est jugé inapplicable, la partie qui l’invoque peut démontrer que l’acte contesté est justifié au regard de l’article premier de la Charte.
                  Si l’on applique cette analyse dans la présente affaire, premièrement, le droit garanti à D par le par. 15(1) de la Charte a été violé à première vue par l’obligation de résidence, laquelle a créé une distinction fondée sur le motif analogue que constitue le statut de non‑résident dans une communauté autochtone autonome, et cette distinction a renforcé et accentué le désavantage que subit D en tant que membre non résident de la VGFN. En ce qui concerne la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), le statut de non‑résident de D dans une communauté autochtone autonome constitue un motif analogue. Le désavantage historique et continu que subissent les Autochtones vivant à l’extérieur de leurs terres traditionnelles signifie que les distinctions fondées sur ce statut constituent des indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle. Quant à la seconde étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), l’obligation de résidence, qui établit une distinction sur la base du statut de non‑résident dans une communauté autochtone autonome, renforce, perpétue ou accentue le désavantage subi par D en tant que citoyenne de la VGFN non résidente.
                  Deuxièmement, la VGFN a établi que l’obligation de résidence prévue dans sa Constitution est l’exercice d’un droit ancestral, issu de traité ou autre visé à l’art. 25. Il s’agit de l’exercice d’un « autre » droit, à savoir celui d’énoncer des critères de participation au corps dirigeant de la VGFN. À la lumière de la preuve et des conclusions de fait en première instance, l’obligation de résidence est clairement l’exercice d’un droit qui protège des intérêts associés à la spécificité autochtone. Le droit de définir la composition de ses corps dirigeants sur la base de restrictions fondées sur le lieu de résidence permet à la société des Vuntut Gwitchin de préserver l’insistance particulière qu’elle accorde au lien entre ses dirigeants et le territoire. Il s’agit clairement d’un fondement permettant d’établir un lien entre la spécificité autochtone et l’obligation de résidence. Obliger les dirigeants de la VGFN à résider sur les terres désignées aide à préserver le lien entre les dirigeants et le territoire, qui est profondément ancré dans la culture et les pratiques de gouvernance distinctives de la VGFN. Cela renforce aussi la capacité de la VGFN de résister aux forces extérieures qui attirent les citoyens loin de ses terres désignées, en plus de prévenir l’érosion de leur important lien avec le territoire. De tels intérêts sont associés à divers aspects de la spécificité autochtone.
                  Troisièmement, la VGFN a établi que, interprété adéquatement, son droit visé à l’art. 25 et le droit garanti à D par le par. 15(1) sont irréconciliablement en conflit. L’application du par. 15(1) porterait atteinte au droit des Vuntut Gwitchin de se gouverner eux‑mêmes conformément à leurs propres valeurs et traditions particulières et conformément aux arrangements en matière d’autonomie gouvernementale conclus avec le Canada et le Yukon. La spécificité autochtone protégée par l’obligation de résidence est inextricablement rattachée au lien entre la VGFN et les terres désignées. Le fait de permettre à un conseiller de résider à Whitehorse diminuerait ce lien de manière inacceptable et minerait, de manière non accessoire, le droit de la VGFN de décider qui peut être membre de ses corps dirigeants. Donner effet de cette manière au droit garanti par la Charte à D représenterait un véritable risque pour la vitalité durable de la spécificité autochtone et porterait atteinte au droit de la VGFN, en contravention de l’art. 25. Cela entraîne l’application de l’art. 25 en tant que bouclier protecteur, mettant ainsi le droit collectif à l’abri de la revendication individuelle fondée sur la Charte.
                  Quatrièmement, bien que les protections de l’art. 25 puissent être assorties d’autres limites, aucune restriction de la sorte n’est pertinente pour le présent litige. La Cour d’appel a conclu que les protections de l’art. 25 s’étendaient à tous les aspects de l’obligation de résidence, y compris la règle du déménagement dans les 14 jours, et D n’a demandé aucune réparation à l’égard de cette règle, ni présenté d’arguments sur la question du retranchement. Enfin, étant donné que l’art. 25 s’applique, la VGFN n’est pas tenue de justifier l’obligation de résidence en vertu de l’article premier de la Charte.
                    Les juges Martin et O’Bonsawin (dissidentes quant au pourvoi) : Il y a lieu d’accueillir le pourvoi et de rejeter le pourvoi incident, et l’obligation de résidence devrait être déclarée inopérante. Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que la Charte s’applique à l’obligation de résidence attaquée, que la VGFN est un gouvernement de par sa nature même, et que l’obligation de résidence porte atteinte au droit à l’égalité que garantit à D le par. 15(1) de la Charte. Il y a toutefois désaccord avec les juges majoritaires pour dire que l’obligation de résidence relève du champ d’application de l’art. 25 de la Charte. Au contraire, comme elle ne vise pas à reconnaître le statut spécial de groupes autochtones au sein de l’État canadien au sens large, l’obligation de résidence échappe à la protection de l’art. 25. De plus, la justification de l’obligation de résidence ne peut se démontrer conformément à l’article premier de la Charte.
                    La Charte s’applique aux mesures gouvernementales prises par des nations autochtones autonomes à la fois parce qu’elles sont de nature gouvernementale et que l’objet du par. 32(1) était d’étendre les protections de la Charte pour remédier au déséquilibre des forces entre les gouvernés et les gouvernants. L’objet qui sous‑tend le champ d’applicabilité de la Charte est donc de remédier à ce déséquilibre des forces en soumettant l’action gouvernementale au contrôle constitutionnel afin de protéger les droits et libertés individuels. Le paragraphe 32(1) englobe l’action gouvernementale à l’égard des « domaines relevant » du Parlement et des législatures provinciales : toute action gouvernementale de ce genre est assujettie à un examen fondé sur la Charte. Tous les ordres de gouvernement sont visés, quel que soit leur lien avec la structure gouvernementale fédérale ou provinciale officielle. Cette portée générale du par. 32(1) trouve appui dans la jurisprudence de la Cour sur le par. 32(1), où cette dernière a toujours confirmé la vaste gamme d’entités visées par la disposition et reconnu l’importance du déséquilibre des forces entre les gouvernés et les gouvernants lorsque vient le temps de décider si une entité est visée par le par. 32(1). La portée générale du par. 32(1) trouve également appui dans d’autres dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982, par exemple le par. 52(1) et l’art. 25, qui fournissent des repères sur la manière dont toute interprétation particulière du par. 32(1) s’harmoniserait avec l’architecture interne de la Constitution du Canada.
                    La Charte s’applique donc aux gouvernements autochtones parce qu’ils disposent d’un pouvoir de légiférer sur des matières législatives visées par le par. 32(1). Cette reconnaissance de nations autochtones autonomes en tant que gouvernements à part entière, et non en raison d’un pouvoir délégué, relève clairement de l’objet et de la portée du par. 32(1). La jurisprudence existante sur le par. 32(1) ne s’applique pas directement aux gouvernements autochtones. Les critères juridiques conçus à l’extérieur du contexte distinct des gouvernements autochtones ne doivent pas être perçus comme une réponse complète sur l’étendue de l’applicabilité de la Charte aux nations autochtones autonomes. Les approches du pouvoir délégué ou du contrôle substantiel employées dans la jurisprudence sur le par. 32(1) ne devraient pas être interprétés comme imposant la condition qu’un pouvoir soit délégué par le Parlement ou les législatures provinciales pour que la Charte s’applique. Par conséquent, la délégation au titre du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 n’est pas nécessaire au regard du premier volet du critère de l’arrêt Eldridge quand on l’applique à la situation unique des nations autochtones autonomes. Il n’est pas nécessaire que la mesure attaquée découle d’un pouvoir conféré par une loi fédérale, provinciale ou territoriale pour qu’elle fasse l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Interpréter le par. 32(1) et le cadre de l’arrêt Eldridge comme ne s’appliquant que dans les cas de pouvoir délégué privilégierait une conception trop textuelle du par. 32(1) et priverait les Autochtones des protections de la Charte lorsque leurs propres corps dirigeants portent atteinte à leurs droits. En outre, cette reconnaissance de nations autochtones autonomes en tant que gouvernements à part entière fait respecter les pratiques autochtones de longue date en matière d’autonomie gouvernementale et favorise la réconciliation au Canada.
                    Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que la VGFN relève du premier volet du cadre de l’arrêt Eldridge, car elle est gouvernementale par nature et, par conséquent, elle est assujettie à la Charte. Il est aussi convenu avec eux que l’édiction par la VGFN de l’obligation de résidence doit faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. De fait, la VGFN est un gouvernement de par sa nature même parce qu’elle exerce des pouvoirs législatifs et exécutifs à l’égard de domaines « relevant » du Parlement et des législatures provinciales. Sa structure et ses fonctions reflètent son caractère intrinsèquement gouvernemental : elle adopte des lois et prend des décisions qui favorisent, ordonnent et restreignent la vie de ses citoyens. Il y a désaccord avec l’idée des juges majoritaires qu’un facteur essentiel à l’applicabilité de la Charte au regard du par. 32(1) est le fait que le pouvoir législatif de la VGFN émane du Parlement. La VGFN ne tire pas son origine de la loi, son pouvoir législatif ne lui a pas été délégué, et elle n’a pas à fonder son statut gouvernemental en renvoyant à ce qui a été transféré par un autre ordre de gouvernement.
                    L’article 25 de la Charte sert d’outil d’interprétation pour aider à protéger les droits collectifs distincts que possèdent les peuples autochtones à titre de peuples autochtones du Canada en prescrivant une opération d’interprétation afin de résoudre les difficultés que posent les droits autochtones collectifs et les droits individuels garantis par la Charte qui s’opposent. Il joue un rôle distinct de celui d’autres dispositions de la Charte, ayant pour effet de préserver une forme de droit collectif propre aux peuples autochtones tout en reconnaissant que, lorsque les gouvernements autochtones établissent des distinctions entre leurs citoyens, les particuliers et minorités au sein du groupe devraient néanmoins bénéficier de toutes les protections de la Charte enchâssées dans la Constitution. À l’instar des autres dispositions de la Charte, l’art. 25 doit recevoir une interprétation téléologique. Bien que, suivant une juste interprétation textuelle, il puisse étayer l’une ou l’autre des approches divergentes de par son effet, c’est‑à‑dire soit l’approche du bouclier, soit celle du prisme d’interprétation, compte tenu de sa nature, de son objet et de son historique, il était censé servir de prisme d’interprétation.
                    L’article 25 favorise la réalisation d’un objectif particulier : éviter que l’adoption d’une déclaration des droits constitutionnalisée au Canada ait pour effet de porter atteinte aux droits uniques détenus par les peuples autochtones qui découlent de leur identité en tant que tels. Les débats législatifs sur la réforme constitutionnelle éclairent son objet. Un examen de la rédaction et de la négociation de la Charte révèle une démarche de préservation des droits dans le cas de l’art. 25 — visant à éviter que la Charte ne restreigne d’autres droits existants, y compris les droits uniques détenus par les peuples autochtones. Les ébauches de disposition antérieures de ce qui est devenu l’art. 25 tendent à indiquer que le gouvernement souhaitait que la disposition empêche la revendication de droits individuels en vertu des articles applicables de la Charte de supprimer ou d’écarter les droits autochtones collectifs. Trois conclusions importantes sur l’objet de l’art. 25 peuvent se dégager des origines législatives de la disposition. Premièrement, l’insertion de l’art. 25 était motivée par des préoccupations liées à la manière dont les droits et intérêts collectifs des peuples autochtones pourraient interagir avec l’enchâssement constitutionnel de droits individuels — surtout le droit à l’égalité garanti au par. 15(1). Deuxièmement, l’art. 25 ne visait pas à créer ou à conférer des droits; on l’envisageait plutôt comme un outil d’interprétation. Troisièmement, la disposition vise à protéger le statut spécial de certains droits collectifs détenus par les peuples autochtones — droits qui se rapportent uniquement aux peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones.
                    Plusieurs autres principes importants tirés de la jurisprudence constitutionnelle, allant de la mobilisation constitutionnelle après 1982 aux sources internationales, étayent la conclusion suivant laquelle l’art. 25 fait office de prisme d’interprétation qui assure le respect des droits collectifs et des droits individuels. Ces sources étayent l’opinion selon laquelle l’art. 25 ne devrait pas être interprété de manière à interdire aux demandeurs autochtones d’invoquer d’autres dispositions de la Charte, y compris le par. 15(1), même si la contestation vise les lois de leurs propres communautés. Dans sa jurisprudence, la Cour a toujours affirmé qu’il faut lire en corrélation toutes les parties de la Constitution, et qu’il n’existe aucune hiérarchie entre ses différentes dispositions. Le Rapport final publié en 1996 par la Commission royale sur les peuples autochtones réclamait qu’une certaine souplesse préside à l’interprétation de l’art. 25 pour tenir compte des philosophies, des traditions et des pratiques culturelles propres aux peuples autochtones. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, qui lie le Canada, reconnaît la nécessité de protéger à la fois les droits collectifs et les droits individuels des peuples autochtones et illustre bien qu’un type de droit ne peut supplanter absolument un autre. De plus, à titre de gouvernements à part entière, les nations autochtones peuvent enchâsser les droits de leurs citoyens dans des documents constitutionnels. Ces ordres juridiques autochtones font partie intégrante du droit canadien, et les gouvernements autochtones ne sont pas soustraits à la responsabilité de respecter les droits et libertés individuels formulés dans la Charte, sous réserve de la fonction d’interprétation remplie par l’art. 25 lorsque des droits autochtones collectifs sont en jeu.
                    Il y a désaccord avec les juges majoritaires quant à la portée de la protection offerte par l’art. 25. Les droits visés par l’art. 25 se limitent à ceux qui sont véritablement propres aux peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones. Ils ne s’étendent pas à tous les domaines où les gouvernements autochtones peuvent agir. La formulation des juges majoritaires suivant laquelle un « autre » droit relève de l’art. 25 lorsque la partie qui cherche à l’invoquer établit que le « droit protège ou reconnaît la spécificité autochtone » est trop large et ne remplit pas une véritable fonction de filtre à l’étape de la reconnaissance des droits. Il ne suffit pas qu’un droit se rapporte aux peuples autochtones pour qu’il relève de l’art. 25 ou, dans le contexte de l’autonomie gouvernementale, qu’une nation autochtone possède de vastes droits de gouverner sa communauté. L’accent doit être mis sur le droit collectif lui‑même, et sur la question de savoir s’il est propre à une communauté autochtone vu l’autochtonité. Dans ce contexte, les distinctions au sein du groupe basées sur une caractéristique personnelle autre que l’autochtonité débordent généralement du cadre de l’art. 25, mais l’art. 25 peut viser des dispositions législatives qui distinguent les Autochtones des non‑Autochtones dans le but de protéger les intérêts associés à la différence autochtone. Cette conception évite que l’art. 25 serve à créer en fait de vastes zones soustraites à l’application de la Charte dans le contexte de l’autonomie gouvernementale autochtone. Les membres de communautés autochtones doivent pouvoir contester les mesures de leurs propres gouvernements — il ne faut pas leur refuser d’importantes protections de la Charte qui sont censées s’appliquer à tout un chacun.
                    Lorsque l’art. 25 est invoqué, le tribunal doit se poser plusieurs questions pour décider s’il s’applique. En premier lieu, le demandeur doit démontrer la violation d’un droit ou d’une liberté garanti par la Charte. En deuxième lieu, la partie qui se fonde sur l’art. 25 doit démontrer que le droit ou la liberté collectif en question est un droit ancestral, issu de traité ou autre droit ou liberté des peuples autochtones du Canada, de sorte qu’il est propre à une communauté autochtone en raison de l’autochtonité. En troisième lieu, le tribunal doit tenter de concilier le droit collectif et le droit individuel qui s’opposent lorsque c’est possible de le faire. En cas de véritable conflit entre les deux droits, c’est à ce stade qu’une forme de mise en balance doit survenir pour concilier les intérêts opposés en jeu. Dans de tels cas, l’art. 25 oblige le tribunal à interpréter le droit individuel garanti par la Charte de telle sorte qu’il ne porte pas atteinte au droit protégé par l’art. 25. Le tribunal doit examiner si le fait de donner effet à un droit individuel garanti par la Charte aurait une incidence plus que mineure ou accessoire sur le droit collectif, et si l’exercice contesté du droit collectif est nécessaire au maintien de la culture distinctive de la communauté autochtone. Interpréter téléologiquement l’art. 25 veut dire accepter les limites quant à ce qui constitue une atteinte à un droit garanti par l’art. 25 afin d’éviter les situations dans lesquelles un empiètement insignifiant sur un droit collectif visé par l’art. 25 prime sur une violation potentiellement grave de la Charte. Cette approche comporte une mise en balance des droits autochtones collectifs et des droits individuels garantis par la Charte.
                    En l’espèce, comme la VGFN s’appuie sur l’art. 25 relativement à l’obligation de résidence, la première question est de savoir si l’édiction par la VGFN de l’obligation de résidence porte atteinte au droit à l’égalité que le par. 15(1) de la Charte garantit à D. Il y a accord avec les juges majoritaires que c’est le cas. L’obligation de résidence crée une distinction directement basée, suivant ses termes mêmes, sur le fait qu’un citoyen de la VGFN réside sur les terres désignées de la VGFN ou à l’écart de celles‑ci, et cette distinction est fondée sur le motif analogue de l’autochtonité-lieu de résidence. Bien que les circonstances factuelles de la présente espèce soient notablement distinctes de celles de l’affaire Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1999 CanLII 687 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 203, en ce que la situation des membres de bandes vivant hors réserve dans Corbiere ne soit pas identique à celle des citoyens de la VGFN qui vivent à l’extérieur de leur territoire traditionnel, le legs qu’a laissé le colonialisme par le truchement de la Loi sur les Indiens est un dénominateur commun aux deux groupes. La discrimination subie par les Autochtones qui vivent à l’écart de leur communauté, telle qu’elle a été décrite dans l’affaire Corbiere, est toujours vécue par les citoyens de la VGFN, si bien que le motif analogue de l’autochtonité‑lieu de résidence demeure applicable en l’espèce. Le lieu de résidence des citoyens de la VGFN touche à l’essence même de leur identité et, par conséquent, cette caractéristique est considérée comme immuable.
                    En outre, la distinction créée par l’obligation de résidence est discriminatoire parce qu’elle refuse à D l’avantage de servir au sein du gouvernement, ce qui est une forme d’exclusion politique qui l’écarte d’un aspect essentiel de la participation démocratique et l’empêche d’influer sur les processus décisionnels qui la touchent. Cet avantage est refusé de manière discriminatoire, car l’obligation de résidence renforce les stéréotypes voulant que les citoyens non résidents de la VGFN aient moins de valeur et de dignité parce qu’ils vivent à l’extérieur de leur territoire traditionnel et que, pour être un vrai Autochtone, une personne doit vivre dans la réserve ou sur les terres désignées. Cela perpétue à tout le moins le désavantage. Obliger un citoyen non résident à déménager sur les terres désignées pour participer à la gouvernance de la communauté veut dire obliger quelqu’un à modifier une caractéristique considérée immuable. Un tel choix illusoire de retourner habiter sur les terres désignées n’a pas de pertinence en droit.
                    La seconde question est de savoir si la présente affaire fait intervenir un droit autochtone collectif qui relève du champ d’application de l’art. 25. L’obligation de résidence ne constitue pas l’exercice d’un droit relevant de l’art. 25 parce qu’on ne peut pas dire que le droit d’une nation autochtone autonome de réglementer la composition de ses corps dirigeants est un droit collectif unique qui appartient aux peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones. L’obligation de résidence vise plutôt la régie interne de la VGFN et n’a pas pour but de reconnaître le statut spécial de groupes autochtones à l’intérieur de l’État canadien au sens large. Subsidiairement, même si l’obligation de résidence constituait l’exercice d’un droit relevant de l’art. 25, effectuer une mise en balance pour concilier les intérêts opposés en jeu mènerait néanmoins à la conclusion que l’art. 25 n’aurait pas pour effet de donner la préséance à l’obligation de résidence sur les droits individuels garantis par la Charte, car l’obligation de résidence n’en constituerait pas une qui est nécessaire au maintien de la culture distinctive de la VGFN.
                    La conclusion selon laquelle l’art. 25 ne s’applique pas en l’espèce ne signifie pas que la différence autochtone est une considération non pertinente dans l’évaluation de la demande fondée sur la Charte. Au contraire — elle a un rôle important à jouer dans l’analyse de la justification au regard de l’article premier de la Charte. Les tribunaux doivent tenir respectueusement compte du point de vue de la communauté autochtone à tous les stades de l’analyse. Dans la présente affaire, l’obligation de résidence n’est pas justifiée au regard de l’article premier. Bien qu’elle serve à atteindre l’objectif urgent et réel de la promotion et du maintien de l’autonomie gouvernementale et du lien avec les territoires, et qu’elle ait un lien rationnel avec cet objectif en ce qu’il est crucial et logique que les dirigeants élus entretiennent un lien avec le territoire traditionnel en étant physiquement présents sur celui‑ci, l’obligation de résidence ne porte pas une atteinte minimale au droit que le par. 15(1) de la Charte garantit à D, et la VGFN n’a pas démontré que les avantages de l’obligation de résidence l’emportent sur les effets négatifs de la violation du par. 15(1) en cause. Une mesure portant une atteinte minimale doit permettre au moins quelques accommodements pour le droit des citoyens non résidents de participer à la gouvernance de la communauté. Aucune preuve n’indique que la VGFN a cherché de véritables solutions de rechange à l’obligation de résidence elle‑même. Bien que l’obligation de résidence atténue les effets de la dislocation coloniale du contrôle exercé par les Vuntut Gwitchin sur leur territoire traditionnel, elle représente aussi un empiètement important sur la participation démocratique. Elle ne constitue donc pas un juste équilibre entre ses effets bénéfiques et effets préjudiciables.
                    Le juge Rowe (dissident quant au pourvoi incident) : Le pourvoi de D devrait être rejeté, le pourvoi incident de la VGFN devrait être accueilli et les ordonnances des juridictions inférieures devraient être annulées. Suivant une application adéquate du par. 32(1) de la Charte, l’adoption par la VGFN de l’obligation de résidence dans sa Constitution n’est pas assujettie à la Charte. À la lumière de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments portant sur le par. 15(1) ou l’art. 25 de la Charte.
                    La portée de la Charte est délimitée par son par. 32(1). Cette disposition régit la question de savoir sur qui pèse le fardeau des droits garantis par la Charte, ou, autrement dit, qui est lié par la Charte. Invoquer d’autres fondements d’applicabilité de la Charte — comme le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 — est incompatible avec la jurisprudence. Le texte du par. 32(1), son historique et sa place dans la structure de la Loi constitutionnelle de 1982, ainsi que la jurisprudence relative à son objet et à sa portée, confirment que la Charte ne s’applique qu’aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux à l’égard des domaines relevant de ceux‑ci. Il est fondamentalement erroné de soutenir que la Charte s’applique à toute entité qui est un gouvernement ou à toute activité qui semble être gouvernementale, qu’elle ait ou non un lien avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial.
                    Pour ce qui est du texte du par. 32(1), le sens du mot « gouvernement » a été interprété téléologiquement de manière à englober les nombreuses manifestations des gouvernements fédéral et provinciaux, mais les autres entités ou leurs activités doivent présenter un lien important avec l’un de ces gouvernements pour être visées par le par. 32(1). Le libellé clair utilisé pour énoncer à qui et à quoi s’applique la Charte reflète l’objet du par. 32(1). On ne peut adopter une interprétation qui réécrit en fait le par. 32(1) de la Charte, et aucune approche sur l’applicabilité de la Charte en vertu du par. 32(1) ne saurait faire abstraction des limites claires énoncées dans la disposition elle‑même.
                    L’historique du par. 32(1) et sa place dans la structure de la Loi constitutionnelle de 1982 confirment également que la Charte — y compris le par. 32(1) — a été élaborée par les gouvernements fédéral et provinciaux, pour ces gouvernements, afin de consacrer des normes de comportement constitutionnel qui étaient adaptées aux structures et aux fondements philosophiques de la gouvernance fédérale et provinciale. En revanche, la relation entre ces gouvernements et les peuples autochtones, et la place accordée à la gouvernance autochtone au sein du Canada contemporain, ont été examinées séparément dans la Loi constitutionnelle de 1982. Mais surtout, les droits collectifs des peuples autochtones se sont vu accorder la protection constitutionnelle par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il convient de souligner que l’art. 35 a été placé en dehors de la Charte. Même si la Charte concernait principalement les acteurs fédéral et provinciaux, l’inclusion ultime de l’art. 35 représente l’aboutissement d’une bataille longue et difficile à la fois dans l’arène politique et devant les tribunaux pour la reconnaissance de droits ancestraux et de droits issus de traités. Les gouvernements fédéral et provinciaux ont compris que la portée et les limites de la gouvernance autochtone seraient examinées sous le régime de l’art. 35, plutôt qu’au moyen de la Charte. La gouvernance interne autochtone ne relève donc pas du champ d’application de la Charte, sauf s’il existe un lien important avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial.
                    De plus, il ressort clairement de la jurisprudence sur l’objet et la portée du par. 32(1) que seuls les gouvernements fédéral et provinciaux devaient relever du champ d’application de cette disposition. Conformément à une méthode d’interprétation téléologique de la Charte, la portée du par. 32(1) doit être interprétée d’une manière qui reflète la façon dont les gouvernements fédéral et provinciaux prennent forme dans la société canadienne moderne. La jurisprudence a reconnu que les entités au sein de l’État administratif moderne prennent différentes formes et ont divers degrés d’autonomie à l’égard des gouvernements fédéral et provinciaux dans leurs activités. Par conséquent, un lien important avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial est nécessaire pour faire en sorte que ces gouvernements ne puissent se soustraire à un examen fondé sur la Charte, notamment en agissant par l’entremise d’entités qui sont en réalité leurs prolongements ou en déléguant la mise en œuvre de politiques ou programmes particuliers à des entités non gouvernementales. Si les gouvernements fédéral et provinciaux ne peuvent pas exercer une activité directement sans contrevenir à la Charte, ils ne peuvent pas se soustraire à un examen fondé sur la Charte en déléguant l’activité à une entité non gouvernementale. Même si une autre entité est chargée de l’exercer, la nature de l’activité n’a pas changé : elle demeure celle du gouvernement fédéral ou du gouvernement d’une province. Les entités non gouvernementales sont simplement le mécanisme choisi par le gouvernement pour l’accomplissement de ce qui constitue, essentiellement, des activités qui peuvent être attribuées à ce gouvernement.
                    La Cour dans l’arrêt Eldridge a établi un cadre d’analyse à deux volets afin de donner effet au par. 32(1). Dans le premier volet, un tribunal peut conclure qu’une entité elle‑même fait partie du « gouvernement » au sens du par. 32(1) soit de par sa nature même, soit à cause du degré de contrôle exercé par le gouvernement sur elle. Le degré de contrôle doit être routinier ou régulier plutôt qu’absolu ou extraordinaire; cette norme implique l’existence d’un lien important avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial. Les entités considérées relever du champ d’application du par. 32(1) ont été décrites dans la jurisprudence comme faisant partie de l’appareil ou de la structure du gouvernement, comme étant des organismes subordonnés, des organes ou une émanation du gouvernement, ou encore ont été assimilées à l’État. Dans chaque cas, l’entité devait à la fois son existence et ses pouvoirs au gouvernement fédéral ou à un gouvernement provincial. Un lien important avec la Couronne est nécessaire. S’il est conclu que l’entité elle‑même relève du par. 32(1), toutes ses activités sont assujetties à la Charte. Dans le second volet du cadre d’analyse, un tribunal peut statuer que, bien que l’entité elle‑même ne puisse être assimilée au gouvernement fédéral ou à celui d’une province, certaines de ses activités particulières peuvent être attribuées au gouvernement, nommément lorsque l’activité vise la mise en œuvre d’un régime légal ou d’un programme gouvernemental donné. Dans un tel cas, seules ces activités donnent lieu à un examen fondé sur la Charte parce qu’elles sont effectivement les activités du gouvernement fédéral ou du gouvernement d’une province en application du par. 32(1). Un lien important avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial est aussi nécessaire en application de ce volet. Ce qu’il faut, c’est un lien direct et défini entre le gouvernement fédéral ou celui d’une province et l’activité.
                    En l’espèce, les divers arrangements entre la VGFN et les gouvernements fédéral et/ou du Yukon — y compris de multiples instruments, telle l’Entente définitive de la VGFN, qui est un traité protégé par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN, et des lois adoptées par le Parlement et la législature du Yukon afin de donner effet à ces ententes — ne satisfont pas au critère du lien important nécessaire pour que la VGFN ou son adoption de l’obligation de résidence relève du champ d’application du par. 32(1). Supposer que, comme l’entente sur l’autonomie gouvernementale en l’espèce a été autorisée par une loi fédérale, la VGFN est en quelque sorte une émanation de la compétence fédérale, est fondamentalement incompatible avec la nature, le statut et l’objet d’un gouvernement autochtone autonome. L’idée relative à l’autonomie gouvernementale n’est pas qu’elle constitue un pouvoir qui émane du Parlement, mais plutôt que les peuples autochtones exercent une compétence qui est légitimement la leur. Aucun des aspects des arrangements de la VGFN avec le gouvernement fédéral et celui du Yukon ne démontre que l’un ou l’autre des volets du cadre d’analyse du par. 32(1) s’applique. Au contraire, ils confirment que la VGFN est distincte de la Couronne, notamment lorsqu’elle adopte l’obligation de résidence en conformité avec ses propres lois, coutumes et pratiques. Appliquer la Charte reviendrait à considérer que la VGFN constitue un prolongement du gouvernement fédéral ou de celui du Yukon, ou que l’adoption par la VGFN de l’obligation de résidence peut être attribuée à l’un ou l’autre de ces gouvernements. Une telle interprétation est incompatible non seulement avec les arrangements entre la VGFN et ces deux gouvernements, mais aussi avec la relation spéciale qui existe entre les gouvernements fédéral et territorial et les Vuntut Gwitchin. Les structures de gouvernance et les décisions internes de la VGFN prennent leur source dans les traditions juridiques et les choix qui lui sont propres et ne donnent pas lieu à un examen fondé sur la Charte en application du par. 32(1).
                    De plus, le fait d’imposer la Charte à la VGFN n’est pas compatible avec l’objectif de réconciliation et la nécessité de respecter la capacité et le droit des Vuntut Gwitchin de prendre des décisions conformément à leurs propres lois, coutumes et pratiques. Cela comprend les décisions concernant l’adoption et la modification de mesures de protection des droits et libertés des citoyens de la VGFN. Les fondements philosophiques de la Charte peuvent ne pas nécessairement correspondre à certaines visions autochtones du monde et à la structure des corps dirigeants autochtones qui cherchent à conserver et intégrer les structures traditionnelles aux formes de gouvernement contemporaines. Il peut y avoir des tensions entre l’accent général que met la Charte sur les droits et la préférence de certaines communautés autochtones à l’égard d’une conception plus relationnelle et plus réciproque des rapports, devoirs et responsabilités. De plus, les communautés autochtones peuvent voir différemment l’équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs, et entre les personnes et l’État. Même lorsque les systèmes de valeurs et les traditions juridiques de communautés autochtones précises mènent au même résultat que celui auquel conduit la Charte, leur mode de raisonnement peut différer. Plutôt que de recourir à une forme monolithique d’analyse des droits, les communautés autochtones peuvent élaborer des mesures de protection des droits de la personne qui intègrent leurs formes particulières et distinctes de droit autochtone.
                    Bien que les protections prévues par la Charte n’aillent pas intrinsèquement à l’encontre des souhaits des communautés autochtones, y compris la VGFN, et bien qu’il ne faille pas présumer que les droits individuels sont nécessairement en opposition avec la gouvernance autochtone collective, ni que les communautés autochtones sont immuables, il est clair que la Charte ne devrait pas être imposée aux peuples autochtones. Imposer unilatéralement la Charte au moyen d’une interprétation discutable du par. 32(1) aurait pour effet de revenir à une époque où les peuples autochtones n’avaient souvent pas la possibilité de participer à la prise de décisions importantes concernant leurs droits constitutionnels. Il n’y a pas lieu d’examiner minutieusement les choix de la VGFN en transposant un instrument conçu par et pour les gouvernements fédéral et provinciaux aux Vuntut Gwitchin, lesquels n’ont pas participé à sa création ni souscrit à ses modalités. Cela reviendrait à soumettre la VGFN au genre de surveillance auquel elle a cherché à se soustraire.
                    Enfin, la VGFN n’a jamais consenti à adopter les protections énoncées dans la Charte ou à appliquer les protections conférées par la Charte à sa Constitution et à ses lois. Ni l’Entente définitive de la VGFN ni l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN ne mentionnent la Charte. Aucune de leurs dispositions ne tend à indiquer, et encore moins ne prévoit clairement et sans équivoque, que la VGFN a souscrit à l’applicabilité de la Charte. La VGFN a plutôt adopté ses propres mesures de protection des droits de ses citoyens, dont bon nombre correspondent à celles énoncées dans la Charte mais sont adaptées aux lois, coutumes et pratiques de son peuple. La VGFN respecte les droits individuels et les citoyens de la VGFN ne sont pas privés de droits fondamentaux; ils ne vivent pas non plus dans une zone sans droits. Les structures de gouvernance de la VGFN comprennent des protections des droits à l’égalité. De plus, la VGFN a constitutionnellement consacré des droits et libertés ainsi que des mécanismes permettant à ses citoyens de contester ses lois. Toute contestation d’une disposition de la Constitution de la VGFN doit être examinée conformément aux structures et processus internes propres à la VGFN. Comme D cherche à contester une règle interne de la VGFN afin de participer à sa gouvernance, sa demande doit donc être examinée en fonction des droits consacrés dans la Constitution de la VGFN, conformément aux structures et processus de gouvernance propres à la VGFN, et non au regard de la Charte.
Jurisprudence
Citée par les juges Kasirer et Jamal
                    Arrêts appliqués : Godbout c. Longueuil (Ville), 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624; distinction d’avec les arrêts : Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1999 CanLII 687 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 203; Taypotat c. Taypotat, 2013 CAF 192, inf. par 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; arrêts examinés : Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; arrêts mentionnés : Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441; R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145; McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229; R. c. Pamajewon, 1996 CanLII 161 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 821; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010; Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5; McCarthy c. Whitefish Lake First Nation No. 128, 2023 FC 220 (CanLII), 2023 CF 220, 524 C.R.R. (2d) 103; Linklater c. Première Nation Thunderchild, 2020 CF 1065; Horse Lake First Nation c. Horseman, 2003 ABQB 152, 223 D.L.R. (4th) 184; Chisasibi Band c. Napash, 2014 QCCQ 10367, [2015] 1 C.N.L.R. 16; Slaight Communications Inc. c. Davidson, 1989 CanLII 92 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1038; Ramsden c. Peterborough (Ville), 1993 CanLII 60 (CSC), [1993] 2 R.C.S.1084; Black c. Law Society of Alberta, 1989 CanLII 132 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 591; Miron c. Trudel, 1995 CanLII 97 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 418; R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), 1995 CanLII 86 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 97; Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; R. c. McGregor, 2023 CSC 4; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566; Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426; R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507; R. c. George, 1966 CanLII 2 (SCC), [1966] R.C.S. 267; R. c. Desautel, 2021 CSC 17, [2021] 1 R.C.S. 533; R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Lewis, 1996 CanLII 243 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 921; R. c. Wigglesworth, 1987 CanLII 41 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 541; Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), 1987 CanLII 65 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1148; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Badger, 1996 CanLII 236 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 771; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Gladstone, 1996 CanLII 160 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 723; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535; R. c. Sioui, 1990 CanLII 103 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1025; R. c. Sundown, 1999 CanLII 673 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 393; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, 1973 CanLII 4 (CSC), [1973] R.C.S. 313; R. c. Steinhauer (1985), 1985 CanLII 1891 (AB KB), 63 A.R. 381; R. c. Augustine (1986), 1986 CanLII 3939 (NB CA), 74 R.N.-B. (2e) 156; R. c. Nicholas (1988), 1988 CanLII 7758 (NB BR), 91 R.N.‑B. (2e) 248; R. c. Willocks (1992), 14 C.R.R. (2d) 373, conf. par (1995), 1995 CanLII 7167 (ON SC), 22 O.R. (3d) 552; R. c. Redhead (1995), 1995 CanLII 16082 (MB KB), 99 C.C.C. (3d) 559; Rice c. Agence du revenu du Québec, 2016 QCCA 666, [2016] 3 C.N.L.R. 311; Campbell c. British Columbia (Attorney General), 2000 BCSC 1123, 79 B.C.L.R. (3d) 122; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; R. c. Sharma, 2022 CSC 39; R. c. C.P., 2021 CSC 19, [2021] 1 R.C.S. 679; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, [2020] 3 R.C.S. 113.
Citée par les juges Martin et O’Bonsawin (dissidentes en partie)
                    SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573; McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145; Spence c. BMO Trust Co., 2016 ONCA 196, 129 O.R. (3d) 561; Stoffman c. Vancouver General Hospital, 1990 CanLII 62 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 483; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, 1991 CanLII 68 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 211; Godbout c. Longueuil (Ville), 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, 1990 CanLII 63 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 570; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), 1987 CanLII 88 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 313; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, [2020] 3 R.C.S. 113; R. c. Sharma, 2022 CSC 39; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507; Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 15, [2005] 1 R.C.S. 238; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698; Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Badger, 1996 CanLII 236 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 771; R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075; R. c. Nikal, 1996 CanLII 245 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 1013; R. c. Gladstone, 1996 CanLII 160 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 723; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010; Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, 1994 CanLII 27 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 627; Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426; Pastion c. Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, [2018] 4 R.C.F. 467; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687; Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4, [2020] 1 R.C.S. 15; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1999 CanLII 687 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 203; Peavine Métis Settlement c. Alberta (Minister of Aboriginal Affairs and Northern Development), 2009 ABCA 239, 310 D.L.R. (4th) 519, inf. pour d’autres motifs par 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Adler c. Ontario, 1996 CanLII 148 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 609; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464; R. c. Turpin, 1989 CanLII 98 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1296; Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6; Canadian Snowbirds Association Inc. c. Ontario (Attorney General), 2020 ONSC 5652, 152 O.R. (3d) 738; Egan c. Canada, 1995 CanLII 98 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 513; Jack c. La Reine, 1979 CanLII 175 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 294; Cockerill c. Première nation no 468 de Fort McMurray, 2010 CF 337; Thompson c. Conseil de la Première nation Leq’á:mel, 2007 CF 707; Clifton c. Bande indienne de Hartley Bay, 2005 CF 1030, [2006] 2 R.C.F. 24; Cardinal c. Nation des Cris de Bigstone, 2018 CF 822, [2019] 1 R.C.F. 3; Archibald c. Canada, 2000 CanLII 17140 (CAF), [2000] 4 C.F. 479; Première nation des Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 485, [2003] 3 C.F. 233; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; Miron c. Trudel, 1995 CanLII 97 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 418; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 497; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629; R. c. C.P., 2021 CSC 19, [2021] 1 R.C.S. 679; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3; Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876; Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950; Esquega c. Canada (Procureur général), 2007 CF 878, [2008] 1 R.C.F. 795, inf. pour d’autres motifs par 2008 CAF 182, [2009] 1 R.C.F. 448; Joseph c. Conseil de bande de la première nation Dzawada’enuxw (Tsawataineuk), 2013 CF 974; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567.
Citée par le juge Rowe (dissident en partie)
                    R. c. Desautel, 2021 CSC 17, [2021] 1 R.C.S. 533; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629; Godbout c. Longueuil (Ville), 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844; Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34; Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426; R. c. McGregor, 2023 CSC 4; R. c. Terry, 1996 CanLII 199 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 207; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075; La Reine c. Drybones, 1969 CanLII 1 (CSC), [1970] R.C.S. 282; Procureur général du Canada c. Lavell, 1973 CanLII 175 (CSC), [1974] R.C.S. 1349; Ontario (Procureur général) c. Bear Island Foundation, 1991 CanLII 75 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 570; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; Hill c. Église de scientologie de Toronto, 1995 CanLII 59 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1130; États‑Unis c. Allard, 1987 CanLII 50 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 564; McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624; Stoffman c. Vancouver General Hospital, 1990 CanLII 62 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 483; R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631; Slaight Communications Inc. c. Davidson, 1989 CanLII 92 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1038; Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, 1990 CanLII 61 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 451; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, 1990 CanLII 63 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 570; First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911; R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507; R. c. Marshall, 2005 CSC 43, [2005] 2 R.C.S. 220; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Alliance de la Fonction publique du Canada c. Francis, 1982 CanLII 195 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 72; Ontario Public School Boards’ Assn. c. Ontario (Attorney General) (1997), 1997 CanLII 12352 (ON SC), 151 D.L.R. (4th) 346; R. c. Morgentaler, 1988 CanLII 90 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 30; In re : Certified Questions II, 6 Nav. R. 105 (1989); R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Kruger c. La Reine, 1977 CanLII 3 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 104.
Lois et règlements cités
Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (R.‑U.), 30 & 31 Vict., c. 3.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 3 à 6, 8, 15, 16 à 20, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 29, 32.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46.
Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44.
Local Authorities Election Act, R.S.A. 2000, c. L‑21, art. 21.
Loi approuvant les ententes définitives avec les Premières nations du Yukon, L.R.Y. 2002, c. 240, art. 2.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H‑6.
Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, L.C. 2019, c. 24.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91 à 95.
Loi constitutionnelle de 1982, parties I, II, art. 35, 35.1, 37.1(3) [abr. 1987, art. 54.1], 52(1), (2), 57.
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.), art. 149(1).
Loi modifiant la Loi sur les Indiens, S.C. 1985, c. 27.
Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, L.C. 2021, c. 14, art. 2(2), 4.
Loi sur l’Assemblée législative, L.R.O. 1990, c. L.10, art. 6.
Loi sur l’Assemblée législative, L.R.Y. 2002, c. 136, art. 4, 8.
Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, L.C. 1994, c. 35, préambule, art. 2 « accord », 4, 5(1), 6(1), 7, 8, 9 à 12, 16, 17(1), 18, 22(4), 33 à 39, ann. I, III.
Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, L.R.Y. 2002, c. 90, art. 1, 2.
Loi sur le règlement des revendications territoriales des premières nations du Yukon, L.C. 1994, c. 34, art. 6(1), 12, 13.
Loi sur les élections, L.R.Y. 2002, c. 63, art. 3c), 6.
Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5, art. 88.
Loi sur les municipalités, L.R.Y. 2002, c. 154, art. 48(1)c), 50(1), 193.04(1)a)(iii).
Proclamation royale (1763) (G.‑B.), 3 Geo. 3 [reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1].
Projet de loi C‑60, Loi modifiant la Constitution du Canada dans certains domaines ressortissant à la compétence législative du Parlement du Canada et prévoyant les mesures nécessaires à la modification de la Constitution dans certains autres domaines, 3e sess., 30e lég., 1978, art. 26.
Vuntut Gwitchin First Nation Constitution (1993), préambule, articles II(2), (3), (5), IV, V, VIII, XI(1), (2), XV, ann. II.
Traités et ententes
Accord‑cadre définitif (1993).
Accord définitif de la Première Nation de Tsawwassen (2007), c. 2, art. 9.
Accord définitif des premières nations maa‑nulthes (2009), art. 1.3.2.
Accord définitif des Tla’amins (2014).
Entente définitive de la Première nation des Gwitchin Vuntut (1993), art. 13.1, ch. 24, 24.1.1, 24.1.2, 24.1.3, 24.5, 24.8.1, 24.8.2, 24.12.1, 24.12.2.
Entente sur l’autonomie gouvernementale de la première nation des Gwitchin Vuntut (1993), préambule, art. 2.1, 3.6, 9.1, 10.0, 13.0, 13.5.1, 13.5.2, 13.5.3, 14.0, 15.0, 21.
Nations Unies. Assemblée générale. Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Doc. N.U. A/RES/61/295, 2 octobre 2007, articles 2, 3, 4, 5, 9, 20, 34.
Nisga’a Final Agreement (1999), c. 2, art. 9.
Traité de Niagara (1764).
Doctrine et autres documents cités
Arbour, Jane M. « The Protection of Aboriginal Rights within a Human Rights Regime : In Search of an Analytical Framework for Section 25 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (2003), 21 S.C.L.R. (2d) 3.
Association des femmes autochtones du Canada. Position Concernant les « Propositions Constitutionnelles », Ottawa, 1992.
Axworthy, Thomas S. « Colliding Visions : the Debate Over the Charter of Rights and Freedoms 1980-81 », in Joseph M. Weiler and Robin M. Elliot, eds., Litigating the Values of a Nation : The Canadian Charter of Rights and Freedoms, Toronto, Carswell, 1986, 13.
Beaton, Ryan. « Doctrine Calling : Inherent Indigenous Jurisdiction in Vuntut Gwitchin » (2022), 31:2 Forum const. 39.
Boldt, Menno, and J. Anthony Long. « Tribal Philosophies and the Canadian Charter of Rights and Freedoms », in Menno Boldt and J. Anthony Long, eds., in association with Leroy Little Bear, The Quest for Justice : Aboriginal Peoples and Aboriginal Rights, Toronto, University of Toronto Press, 1985, 165.
Borrows, John. « Contemporary Traditional Equality : The Effect of the Charter on First Nation Politics » (1994), 43 R.D. U.N.‑B. 19.
Borrows, John. Freedom and Indigenous Constitutionalism, Toronto, University of Toronto Press, 2016.
Brun, Henri, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet. Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.
Busby, Karen. « Discussed, reformulated and enriched many times » : The Supreme Court of Canada’s Equality Jurisprudence — Notes for a presentation at the Canadian Bar Association Annual National Constitutional and Human Rights Conference, June 2014 (en ligne : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2547671; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2024SCC-CSC10_1_eng.pdf).
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. IV, 1re sess., 32e lég., 17 octobre 1980, p. 3778.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. V, 1re sess., 32e lég., 20 novembre 1980, p. 4915.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. XII, 1re sess., 32e lég., 20 novembre 1981, p. 13045.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. XII, 1re sess., 32e lég., 24 novembre 1981, p. 13202‑13203.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 133, no 76, 1re sess., 35e lég., 1er juin 1994, p. 4716.
Canada. Conférence fédérale-provinciale des premiers ministres sur la Constitution, Ottawa, 30 octobre au 1er novembre 1, 1978, p. 157.
Canada. Conseil privé. Projet de texte juridique. Ottawa, 1992.
Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Par‑delà les divisions culturelles : Un rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada, Ottawa, 1996.
Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Partenaires au sein de la Confédération : Les peuples autochtones, l’autonomie gouvernementale et la Constitution, Ottawa, 1993.
Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, Un passé, un avenir, Ottawa, 1996.
Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 2, Une relation à redéfinir, Ottawa, 1996.
Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 4, Perspectives et réalités, Ottawa, 1996.
Canada. Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, vol. 1a, Ottawa, 2019.
Canada. Federal‑Provincial Meeting of the Continuing Committee of Ministers on the Constitution. Rights and Freedoms within the Canadian Federation — Discussion Draft, No. 830‑81/027, Montréal, July 4, 1980.
Canada. La Constitution canadienne 1980 : Projet de résolution concernant la Constitution du Canada, Ottawa, 1980.
Canada. Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. La politique indienne du Gouvernement du Canada, 1969. Ottawa, 1969.
Canada. Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada. Autonomie gouvernementale, dernière mise à jour 25 août 2020 (en ligne : https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1100100032275/1529354547314; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2024SCC-CSC10_3_fra.pdf).
Canada. Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada. L’approche du gouvernement du Canada concernant la mise en œuvre du droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale et la négociation de cette autonomie, dernière mise à jour 1er mars 2023 (en ligne : https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1100100031843/1539869205136; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2024SCC-CSC10_4_fra.pdf).
Canada. Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada. Note d’information générale sur les politiques relatives à l’autonomie gouvernementale et aux revendications territoriales globales du Canada et sur l’état actuel des négociations, dernière mise à jour 16 août 2016 (en ligne : https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1373385502190/1542727338550; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2024SCC-CSC10_2_fra.pdf).
Canada. Sénat et Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 36, 1re sess., 32e lég., 12 janvier 1981, p. 18.
Canada. Sénat et Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 38, 1re sess., 32e lég., 15 janvier 1981, p. 16, 67‑69.
Canada. Sénat et Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 49, 1re sess., 32e lég., 30 janvier 1981, p. 94.
Canada. Sénat et Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 57, 1re sess., 32e lég., 13 février 1981.
Christie, Gordon. « Aboriginal Citizenship : Sections 35, 25 and 15 of Canada’s Constitution Act, 1982 » (2003), 7 Citizsh. Stud. 481.
Côté, Pierre‑André, et Mathieu Devinat. Interprétation des lois, 5e éd., Montréal, Thémis, 2021.
Courchene, Thomas J. Indigenous Nationals, Canadian Citizens : From First Contact to Canada 150 and Beyond, Kingston, Institute of Intergovernmental Relations, School of Policy Studies, Queen’s University, 2018.
Davenport, Paul, and Richard H. Leach, eds. Reshaping Confederation : The 1982 Reform of the Canadian Constitution, Durham (N.C.), Duke University Press, 1984.
de Villers, Marie‑Éva. Multidictionnaire de la langue française, 7e éd., Montréal, Québec Amérique, 2021 (réimprimé 2023), « gouvernement ».
Duplé, Nicole. Droit constitutionnel : principes fondamentaux, 5e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2011.
Geddes, Alex. « Indigenous Constitutionalism Beyond Section 35 and Section 91(24) : The Significance of First Nations Constitutions in Canadian Law » (2019), 3 Lakehead L.J. 1.
Gibson, Dale. The Law of the Charter : General Principles, Toronto, Carswell, 1986.
Glenn, H. Patrick. Legal Traditions of the World : Sustainable Diversity in Law, 5th ed., New York, Oxford University Press, 2014.
Gover, Kirsty. « When tribalism meets liberalism : Human rights and Indigenous boundary problems in Canada » (2014), 64 U.T.L.J. 206.
Grammond, Sébastien. Aménager la coexistence : Les peuples autochtones et le droit canadien, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2003.
Grammond, Sébastien. « Treaties as Constitutional Agreements », in Peter Oliver, Patrick Macklem and Nathalie Des Rosiers, eds., The Oxford Handbook of the Canadian Constitution, New York, Oxford University Press, 2017, 305.
Gunn, Kate. « Towards a Renewed Relationship : Modern Treaties & the Recognition of Indigenous Law-Making Authority » (2022), 31:2 Forum const. 17.
Halsbury’s Laws of Canada — Aboriginal, 2020 Reissue, contributed by Margaret Buist, Toronto, LexisNexis, 2020.
Hamilton, Robert. « Self‑Governing Nation or “Jurisdictional Ghetto”? Section 25 of the Charter of Rights and Freedoms and Self‑Governing First Nations in Canada » (2022), 27:1 R. études const. 279.
Harrington, Joanna. « Interpreting the Charter », in Peter Oliver, Patrick Macklem and Nathalie Des Rosiers, eds., The Oxford Handbook of the Canadian Constitution, New York, Oxford University Press, 2017, 621.
Henderson, James Youngblood. First Nations Jurisprudence and Aboriginal Rights : Defining the Just Society, Saskatoon, Native Law Centre, University of Saskatchewan, 2006.
Hogg, Peter W., et Mary Ellen Turpel. « La mise en œuvre de l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones : aspects constitutionnels et questions de compétence », dans Commission royale sur les peuples autochtones, L’autonomie gouvernementale des autochtones : Questions juridiques et constitutionnelles, Ottawa, 1995, 427.
Hogg, Peter W., and Wade K. Wright. Constitutional Law of Canada, 5th ed. Supp., Toronto, Thomson Reuters, 2023 (updated 2023, release 1).
Hutchinson, Celeste. « Case Comment on R. v. Kapp : An Analytical Framework for Section 25 of the Charter » (2007), 52 R.D. McGill 173.
Imai, Shin. « Indigenous Self‑Determination and the State », in B. J. Richardson, S. Imai and K. McNeil, eds., Indigenous Peoples and the Law : Comparative and Critical Perspectives, Portland (Ore.), Hart Publishing, 2009, 285.
Isaac, Thomas. « Canadian Charter of Rights and Freedoms : The Challenge of the Individual and Collective Rights of Aboriginal People » (2002), 21 Windsor Y.B. Access Just. 431.
Kennedy, Gerard J. The Charter of Rights in Litigation : Direction from the Supreme Court of Canada, Toronto, Thomson Reuters, 2007 (loose-leaf updated March 2024, release 2).
Kennedy, Gerard J. « They’re All Interpretative : Towards a Consistent Approach to ss 25‑31 of the Charter » (U.B.C. L. Rev., forthcoming).
Koshan, Jennifer. « Intersections and Roads Untravelled : Sex and Family Status in Fraser v Canada » (2021), 30:2 Forum const. 29.
Koshan, Jennifer, and Jonnette Watson Hamilton. « Kahkewistahaw First Nation v Taypotat — Whither Section 25 of the Charter? » (2016), 25:2 Forum const. 39.
Koshan, Jennifer, and Jonnette Watson Hamilton. Tugging at the Strands : Adverse Effects Discrimination and the Supreme Court Decision in Fraser, November 9, 2020 (en ligne : https://ablawg.ca/2020/11/09/tugging-at-the-strands-adverse-effects-discrimination-and-the-supreme-court-decision-in-fraser/; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2024SCC-CSC10_5_eng.pdf).
LaForme, Harry S., with the assistance of Claire Truesdale. « Section 25 of the Charter; Section 35 of the Constitution Act, 1982 : Aboriginal and Treaty Rights — 30 Years of Recognition and Affirmation », dans Errol Mendes et Stéphane Beaulac, dir., Charte canadienne des droits et libertés, 5e éd., Markham (Ont.), LexisNexis, 2013, 1337.
Lawrence, Bonita. « Gender, Race, and the Regulation of Native Identity in Canada and the United States : An Overview » (2003), 18:2 Hypatia 3.
Lokan, Andrew K., and Michael Fenrick. Constitutional Litigation in Canada, Toronto, Thomson Reuters, 2006 (loose-leaf updated December 2023, release 3).
Lysyk, Kenneth M. « Les droits et libertés des peuples autochtones du Canada », dans Gérald-A. Beaudoin et Walter S. Tarnopolsky, dir., Charte canadienne des droits et libertés, Montréal, Wilson & Lafleur, 1982, 591.
Macklem, Patrick. Indigenous Difference and the Constitution of Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2001.
Mallory, J. R. « The Politics of Constitutional Change », in Paul Davenport and Richard H. Leach, eds., Reshaping Confederation : The 1982 Reform of the Canadian Constitution, Durham (N.C.), Duke University Press, 1984, 53.
Manley‑Casimir, Kirsten. « Toward a Bijural Interpretation of the Principle of Respect in Aboriginal Law » (2016), 61 R.D. McGill 939.
McCabe, J. Timothy S. The Law of Treaties Between the Crown and Aboriginal Peoples, Markham (Ont.), LexisNexis, 2010.
McNeil, Kent. « Aboriginal Governments and the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (1996), 34 Osgoode Hall L.J. 61.
McNeil, Kent. « The Constitutional Rights of the Aboriginal Peoples of Canada » (1982), 4 S.C.L.R. 255.
Metallic, Naiomi. « Checking our Attachment to the Charter and Respecting Indigenous Legal Orders : A Framework for Charter Application to Indigenous Governments » (2022), 31:2 Forum const. 3.
M’Gonigle, R. Michael. « The Bill of Rights and The Indian Act : Either? Or? » (1977), 15 Alta. L. Rev. 292.
Mills, Aaron. « The Lifeworlds of Law : On Revitalizing Indigenous Legal Orders Today » (2016), 61 R.D. McGill 847.
Milward, David Leo. Aboriginal Justice and the Charter : Realizing a Culturally Sensitive Interpretation of Legal Rights, Vancouver, UBC Press, 2012.
Motard, Geneviève. « Regards croisés entre le droit innu et le droit québécois : territorialités en conflit » (2020), 65 R.D. McGill 421.
Otis, Ghislain. « Élection, gouvernance traditionnelle et droits fondamentaux chez les peuples autochtones du Canada » (2004), 49 R.D. McGill 393.
Otis, Ghislain. « Gouvernance autochtone et droits ancestraux : une relation nouvelle entre la collectivité et l’individu? », dans Andrée Lajoie, dir., Gouvernance autochtone : aspects juridiques, économiques et sociaux, Montréal, Thémis, 2007, 40.
Otis, Ghislain. « La gouvernance autochtone avec ou sans la Charte Canadienne? » (2005), 36 R.D. Ottawa 207.
Panagos, Dimitrios. Uncertain Accommodation : Aboriginal Identity and Group Rights in the Supreme Court of Canada, Vancouver, UBC Press, 2016.
Pentney, William. « The Rights of the Aboriginal Peoples of Canada and the Constitution Act, 1982 : Part I — The Interpretive Prism of Section 25 » (1988), 22 U.B.C. L. Rev. 21.
Régimbald, Guy, and Dwight Newman. The Law of the Canadian Constitution, 2nd ed., Toronto, LexisNexis, 2017.
Sanders, Douglas. « An Uncertain Path : The Aboriginal Constitutional Conferences », in Joseph M. Weiler and Robin M. Elliot, eds., Litigating the Values of a Nation : The Canadian Charter of Rights and Freedoms, Toronto, Carswell, 1986, 63.
Sanders, Douglas. « The Rights of the Aboriginal Peoples of Canada » (1983), 61 R. du B. can. 314.
Slattery, Brian. « First Nations and the Constitution : A Question of Trust » (1992), 71 R. du B. can. 261.
Slattery, Brian. « The Constitutional Guarantee of Aboriginal and Treaty Rights » (1982), 8 Queen’s L.J. 232.
Smith, Lynn, and William Black. « The Equality Rights » (2013), 62 S.C.L.R. (2d) 301.
Strayer, Barry L. Canada’s Constitutional Revolution, Edmonton, University of Alberta Press, 2013.
Sullivan, Ruth. The Construction of Statutes, 7th ed., Toronto, LexisNexis, 2022.
Swiffen, Amy. « Constitutional Reconciliation and the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (2019), 24 R. études const. 85.
Swiffen, Amy. « Dickson v Vuntut Gwitchin First Nation, Section 25 and a Plurinational Charter » (2022), 31:2 Forum const. 27.
Swinton, Katherine. « Application de la Charte canadienne des droits et libertés (Articles 30, 31, 32) », dans Gérald‑A. Beaudoin et Walter S. Tarnopolsky, dir., Charte canadienne des droits et libertés, Montréal, Wilson & Lafleur, 1982, 49.
Trakman, Leon E. « Native Cultures in a Rights Empire Ending the Dominion » (1997), 45 Buff. L. Rev. 189.
Watson, Matt. « Reconciling Sovereignties, Reconciling Peoples : Should the Canadian Charter of Rights and Freedoms Apply to Inherent‑right Aboriginal Governments? » (2019), 2:1 Inter Gentes 75.
Webber, Jeremy. The Constitution of Canada : A Contextual Analysis, 2nd ed., New York, Hart Publishing, 2021.
Wildsmith, Bruce H. Aboriginal peoples and Section 25 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, Saskatoon, University of Saskatchewan, Native Law Centre, 1988.
Wilkins, Kerry. « … But We Need the Eggs : The Royal Commission, the Charter of Rights and the Inherent Right of Aboriginal Self‑government » (1999), 49 U.T.L.J. 53.
Woodward, Jack. Aboriginal Law in Canada, Toronto, Thomson Reuters, 1994 (loose‑leaf updated February 2024, release 1).
                    POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel du Yukon (le juge en chef Bauman et les juges Newbury et Frankel), 2021 YKCA 5, 495 C.R.R. (2d) 98, [2021] Y.J. No. 54 (Lexis), 2021 CarswellYukon 56 (WL), qui a infirmé une décision du juge en chef Veale, 2020 YKSC 22, 461 C.R.R. (2d) 230, [2020] Y.J. No. 38 (Lexis), 2020 CarswellYukon 44 (WL). Pourvoi et pourvoi incident rejetés, le juge Rowe est dissident quant au pourvoi incident et les juges Martin et O’Bonsawin sont dissidentes quant au pourvoi.
                    Bridget Gilbride et Harshi Mann, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.
                    Kris Statnyk, Krista Robertson et Elin Sigurdson, pour l’intimée/appelante au pourvoi incident.
                    Anne M. Turley et Marlaine Anderson‑Lindsay, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
                    Catheryne Bélanger et Sylvie Boulay, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
                    Leah M. McDaniel et Michele Annich, c.r., pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
                    I. H. Fraser et Katie Mercier, pour l’intervenant le gouvernement du Yukon.
                    Roy W. Millen, Joshua Hutchinson et Alison Burns, pour l’intervenante British Columbia Treaty Commission.
                    Jason T. Madden, Alexandria Winterburn et Alexander DeParde, pour les intervenantes la Nation métisse de l’Ontario et Métis Nation of Alberta.
                    Gavin Gardiner et Caroline Grady, pour l’intervenante Carcross/Tagish First Nation.
                    Jeffrey Nicholls et Kate Blomfield, pour l’intervenant Teslin Tlingit Council.
                    Andrew Lokan et Emma Wall, pour l’intervenant le Congrès des peuples autochtones.
                    Tammy Shoranick et James M. Coady, c.r., pour l’intervenant Council of Yukon First Nations.
                    Bruno Gélinas‑Faucher, pour l’intervenant le Forum pancanadien sur les droits autochtones et la Constitution.
                    Bryn Gray, pour l’intervenante Canadian Constitution Foundation.
                    Ian Knapp et Katherine Bellett, pour l’intervenante Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada.
                    Bruce J. Slusar, pour l’intervenante Federation of Sovereign Indigenous Nations.
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Côté, Kasirer et Jamal rendu par
                  Les juges Kasirer et Jamal —
I.               Vue d’ensemble
[1]                             En tant que communauté autochtone autonome du Yukon, la Vuntut Gwitchin First Nation (ou la VGFN) est dotée de sa propre Constitution, qui reconnaît à ses citoyens certains droits et libertés et énonce des règles concernant l’organisation de son gouvernement, ainsi que des règles et des normes électorales. Au cœur du présent pourvoi se trouve la disposition de la Constitution de la VGFN qui exige que le chef et les conseillers élus résident sur les terres désignées de la Première Nation ou y déménagent dans les 14 jours suivant leur élection. Le siège du gouvernement de la VGFN se trouve à Old Crow, un village qui est situé à environ 800 kilomètres au nord de Whitehorse, dans le territoire traditionnel des Vuntut Gwitchin, et qui constitue la principale communauté de la VGFN sur ses terres désignées.
[2]                             Citoyenne de la VGFN et du Canada, Cindy Dickson vit à Whitehorse et est contrainte, pour des raisons personnelles, d’y demeurer. Elle souhaite se porter candidate au poste de conseillère de la VGFN et affirme que l’obligation de résidence est discriminatoire à son égard en tant que personne qui ne réside pas sur les terres désignées. Elle a présenté en Cour suprême du Yukon une requête alléguant que cette obligation viole à la fois le droit à l’égalité que lui garantit le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et le droit à l’égalité qui lui est reconnu par l’article IV de la Constitution de la VGFN (devant notre Cour, Mme Dickson a abandonné l’argument qu’elle avait formulé au départ sur la base de la garantie d’égalité que lui accorde la Constitution de la VGFN).
[3]                             Devant nous, le débat s’est focalisé sur l’application de la Charte à la VGFN, sur la portée du droit à l’égalité garanti à Mme Dickson par le par. 15(1) et sur l’interprétation qu’il convient de donner à l’art. 25 de la Charte. La VGFN dit qu’en tant que première nation autonome, elle est soustraite à l’application de la Charte. À titre subsidiaire, elle fait valoir que, si la Charte s’applique, l’obligation de résidence ne viole pas le droit à l’égalité de Mme Dickson, et que, même si c’était le cas, l’obligation de résidence est néanmoins valide car elle est « protégée » par l’art. 25 de la Charte, qui agit comme « bouclier ». Plus précisément, la VGFN soutient que l’obligation de résidence protège les droits collectifs minoritaires qui ont trait à ses modes de gouvernement et de leadership de tradition autochtone. Le droit individuel que garantit la Charte à Mme Dickson ne saurait porter atteinte à cette disposition de la Constitution de la VGFN, laquelle protège un droit autochtone collectif.
[4]                             Le présent pourvoi soulève deux questions inédites concernant l’application de la Charte à une communauté autochtone autonome. Premièrement, il invite la Cour à décider si, selon le par. 32(1) de la Charte, la VGFN est un gouvernement par nature, ou si elle exerce une activité gouvernementale, de sorte que le droit individuel que la Charte reconnaît à Mme Dickson s’appliquerait à l’obligation de résidence. Deuxièmement, si la Charte s’applique effectivement à la VGFN, la Cour doit décider si la VGFN peut invoquer l’art. 25 pour protéger l’obligation de résidence contre la contestation de Mme Dickson fondée sur la Charte. La Cour suprême et la Cour d’appel du Yukon ont toutes deux jugé que la Charte s’appliquait et que, s’il y avait violation du droit à l’égalité garanti à Mme Dickson par le par. 15(1), l’obligation de résidence était protégée par l’art. 25. Madame Dickson a interjeté appel sur la question de la constitutionnalité de l’obligation de résidence. La VGFN a formé un appel incident sur la question de l’application de la Charte.
[5]                             Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi de Mme Dickson. La Charte s’applique à la VGFN et à ses citoyens comme Mme Dickson, principalement, mais pas seulement, parce que la VGFN est un gouvernement par nature. Les circonstances de la présente espèce montrent que, pour les communautés autochtones, le par. 32(1) et l’art. 25 sont étroitement liés. Il est vrai que l’application de droits individuels garantis par la Charte à une communauté autochtone autonome pourrait être considérée comme gênant l’application de règles destinées à protéger les droits et les intérêts des minorités autochtones. Cependant, en assurant la protection des intérêts autochtones collectifs en tant que bienfait social et constitutionnel à l’avantage de l’ensemble des Canadiens, l’art. 25 agit comme contrepoids. Interprété correctement, cet article permet l’affirmation des droits individuels garantis par la Charte, sauf lorsqu’ils entrent en conflit avec des « droits ou libertés » — ancestraux, issus de traités ou « autres » — qui, il a été démontré, protègent la spécificité autochtone.
[6]                             Bien que Mme Dickson ait réussi à démontrer que, en tant que non-résidente briguant un poste au sein du gouvernement de la VFGN, il y a à première vue une violation du droit à l’égalité qui lui est garanti par le par. 15(1) de la Charte, la VGFN nous a convaincus que l’art. 25 protège son obligation de résidence contre toute atteinte découlant de ce droit. Liée à d’anciennes pratiques de gouvernance qui rattachent l’exercice du leadership au sein de la communauté de la VGFN aux terres désignées, l’obligation de résidence protège la spécificité autochtone. Conformément à l’art. 25, il ne peut y être porté atteinte par le droit individuel garanti par la Charte à Mme Dickson avec lequel cette obligation entre irréconciliablement en conflit.
II.            Contexte
A.           Les parties
[7]                             L’appelante, Cindy Dickson, est citoyenne canadienne et citoyenne de l’intimée, la VGFN, dont le territoire traditionnel est situé dans le nord du Yukon. Le siège du gouvernement de la VGFN se trouve dans le village d’Old Crow, situé sur les terres désignées de la VGFN. Madame Dickson vit actuellement à Whitehorse, la capitale du Yukon, à environ 800 kilomètres au sud d’Old Crow.
[8]                             Old Crow est la communauté du Yukon située le plus au nord, ainsi que la communauté la plus éloignée dans le nord‑ouest du Canada. Comme il n’existe pas de route praticable en toute saison desservant Old Crow, la communauté n’est régulièrement accessible que par avion. Environ 260 citoyens de la VGFN vivent à Old Crow, et environ 301 autres vivent ailleurs, principalement à Whitehorse mais également à d’autres endroits au Canada. Les Vuntut Gwitchin formaient traditionnellement un peuple nomade.
[9]                             Au cours de sa vie, Mme Dickson a vécu à Whitehorse et à Old Crow, ainsi que dans d’autres communautés du Yukon et à Victoria, en Colombie‑Britannique. Née à Whitehorse, elle a vécu à Old Crow de l’âge de neuf à seize ans, puis elle est retournée à Whitehorse pour terminer ses études secondaires, étant donné qu’il n’y avait pas de programme d’études secondaires complet offert à Old Crow. Elle s’y rendait l’été, et elle y possède toujours un chalet. Elle a également de la famille et des amis à Old Crow.
B.            La contestation constitutionnelle de Mme Dickson
[10]                        Madame Dickson souhaite se porter candidate au poste de conseillère de la VGFN, un poste rémunéré à temps plein. Dans la requête qu’elle a présentée à la Cour suprême du Yukon, elle a plaidé qu’une disposition de la Constitution de la VGFN obligeant le chef et les conseillers élus à résider sur les terres désignées de la VGFN au moment de leur élection ou à y déménager dans les 14 jours qui suivent leur élection viole de manière injustifiable le droit à l’égalité que lui garantit le par. 15(1) de la Charte ou, subsidiairement, à la garantie d’égalité que lui reconnaît l’article IV de la Constitution de la VGFN. Madame Dickson affirme qu’elle ne peut pas déménager à Old Crow, principalement parce que son fils a besoin de soins médicaux qui n’y sont pas offerts, mais également parce que son emploi et le père de son fils se trouvent à Whitehorse.
[11]                        La VGFN dit que l’obligation de résidence reflète la pratique de longue date de la VGFN voulant que son chef et ses conseillers vivent sur son territoire traditionnel. Comme l’a conclu le juge de première instance, les Vuntut Gwitchin se gouvernent conformément à leurs pratiques traditionnelles depuis bien avant la Confédération. Depuis des temps immémoriaux, tous les chefs et conseillers de la VGFN ont vécu sur le territoire traditionnel de celle‑ci. Au cours des 30 dernières années, ils ont toujours vécu à Old Crow. Aux termes des ententes de financement conclues avec le gouvernement fédéral et celui du Yukon, la plupart des programmes et des services administrés par le gouvernement de la VGFN sont destinés aux citoyens de la VGFN qui vivent sur les terres désignées de cette dernière.
C.            Le cadre juridique de l’autonomie gouvernementale de la VGFN et l’obligation de résidence
[12]                        La contestation par Mme Dickson de l’obligation de résidence s’inscrit dans le contexte du cadre juridique établi par le processus moderne relatif aux traités sur les revendications territoriales, d’une part, et les ententes sur l’autonomie gouvernementale qui ont été conclues entre la VGFN et le gouvernement fédéral et celui du Yukon, d’autre part. Ce cadre juridique comprend un « accord‑cadre » négocié avec l’ensemble des 14 premières nations du Yukon, ainsi que des traités modernes et des ententes sur l’autonomie gouvernementale spécifiques qui ont été conclus de manière individuelle avec 11 premières nations, dont la VGFN, et qui ont été approuvés et mis en vigueur par des lois fédérales et territoriales.
[13]                        La contestation de Mme Dickson s’inscrit également dans le contexte du cadre juridique d’autonomie gouvernementale appliqué par les Vuntut Gwitchin depuis des temps immémoriaux. De nombreux aspects de ce cadre se retrouvent dans la Constitution de la VGFN. L’obligation de résidence ferait, dit-on, partie de la culture, du droit et des valeurs des Vuntut Gwitchin, et serait l’expression de leur système de gouvernance de longue date fondé sur le territoire.
(1)         L’Accord‑cadre
[14]                        En 1993, après 20 ans de négociations, des représentants de l’ensemble des premières nations du Yukon ont conclu avec le gouvernement fédéral et celui du Yukon un « accord‑cadre » visant à créer un cadre pour des ententes globales modernes sur les revendications territoriales au Yukon. L’accord‑cadre prévoyait la conclusion d’ententes particulières entre le gouvernement fédéral, le gouvernement du Yukon et les premières nations qui seraient protégées constitutionnellement en tant que traités visés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[15]                        L’accord‑cadre a été décrit comme étant une « réalisation des plus imposantes » (Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 2). Il a créé un régime visant l’exercice de l’autonomie gouvernementale autochtone et la gestion du territoire et des ressources par les premières nations du Yukon. Aux termes de traités conclus après de « longues négociations entre des parties qui sont averties et disposent de ressources importantes », les premières nations du Yukon « ont cédé leurs droits ancestraux sur presque 484 000 kilomètres carrés, soit environ la superficie de l’Espagne, contre des droits définis par traités au chapitre de la tenure et une certaine quantité de terres visées par le règlement (41 595 kilomètres carrés), l’accès aux terres de la Couronne, à la récolte de poissons et d’animaux sauvages et aux ressources patrimoniales, une indemnisation pécuniaire et la participation à la gestion des ressources publiques » (par. 9).
[16]                        L’accord‑cadre a également été qualifié de « modèle à suivre sur la voie de la réconciliation » (First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576, par. 10). Les 11 traités spécifiques qui ont été négociés conformément à l’accord-cadre contribuent à la réconciliation « non seulement en répondant aux griefs relatifs aux revendications territoriales, mais en créant le fondement juridique propre à favoriser une relation à long terme harmonieuse » entre les communautés autochtones et non autochtones et en inscrivant cette relation « dans le système juridique général, avec les avantages que cela présente au plan de la continuité, de la transparence et de la prévisibilité » (Beckman, par. 10 et 12). Les traités du Yukon sont des traités modernes de « nature sui generis » qui « énonce[nt] en des termes précis une relation de gouvernance axée sur la collaboration » (First Nation of Nacho Nyak Dun, par. 33).
(2)         L’Entente définitive de la VGFN
[17]                        En 1993, la VGFN ainsi que le gouvernement fédéral et celui du Yukon ont conclu l’Entente définitive de la première nation des Gwitchin Vuntut, un accord portant règlement de revendications territoriales en vertu de l’accord‑cadre. L’Entente définitive prévoit la négociation d’une entente sur l’autonomie gouvernementale concernant de nombreux pouvoirs de la VGFN en la matière « conformément à la Constitution du Canada » (art. 24.1.2). Elle prévoit également que toute entente en matière d’autonomie gouvernementale « n’[a] [. . .] pour effet de porter atteinte » ni aux droits des membres de la VGFN « en tant que citoyens canadiens » ni, sauf disposition contraire d’une entente en matière d’autonomie gouvernementale ou d’une loi adoptée en vertu d’une telle entente, à leur droit « de jouir de tous les services, avantages et mesures de protection reconnus aux autres citoyens » (art. 24.1.3). L’Entente définitive précise notamment que, pour lui permettre d’être exonérée d’impôt en vertu du par. 149(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.), la VGFN se voit conférer le statut de « municipalité ou organisme public remplissant une fonction gouvernementale ou [de] corporation municipale » (art. 24.8.1). Sauf convention contraire, la VGFN est limitée « à la prestation de services gouvernementaux ou d’autres services publics », et elle ne peut exercer des activités commerciales (art. 24.8.2).
[18]                        À l’instar des autres ententes conclues avec des premières nations du Yukon en matière de revendications territoriales, l’Entente définitive de la VGFN a été approuvée et mise en vigueur par des textes législatifs fédéral et territorial. L’entente a également obtenu le statut de traité en vertu de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (voir Loi sur le règlement des revendications territoriales des premières nations du Yukon, L.C. 1994, c. 34, par. 6(1); Loi approuvant les ententes définitives avec les Premières nations du Yukon, L.R.Y. 2002, c. 240, art. 2). La loi fédérale précise que la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5, ne s’applique plus aux terres désignées de la VGFN, mais que, sous réserve de cela, les règles de droit fédérales et territoriales continuent généralement de s’appliquer à la VGFN et à ses terres désignées (Loi sur le règlement des revendications territoriales des premières nations du Yukon, art. 12 et 13).
(3)         L’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN, la législation sur l’autonomie gouvernementale et la Constitution de la VGFN
a)              L’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN
[19]                        Comme l’envisageait l’Entente définitive, la VGFN de même que le gouvernement fédéral et celui du Yukon ont conclu l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la première nation des Gwitchin Vuntut (1993), qui reconnaît à la VGFN des pouvoirs d’autonomie gouvernementale, y compris le pouvoir d’adopter sa propre Constitution (art. 10.0), des pouvoirs législatifs (art. 13.0) et des pouvoirs en matière de taxation (art. 14.0).
[20]                        Comme l’exige l’Entente définitive, l’Entente sur l’autonomie gouvernementale « ne porte pas atteinte aux droits des citoyens [de la VGFN] en tant que citoyens canadiens » ni, sauf disposition contraire prévue à l’Entente ou dans une loi édictée par la VGFN, « au droit des citoyens [de la VGFN] de jouir de tous les avantages, services et protections reconnus ou éventuellement reconnus aux autres citoyens canadiens » (art. 3.6).
[21]                        Contrairement à l’Entente définitive, l’Entente sur l’autonomie gouvernementale n’a pas le statut de traité au sens de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Entente définitive, art. 24.12.1). Cela n’empêche toutefois pas la VGFN d’acquérir ultérieurement une protection constitutionnelle pour son autonomie gouvernementale en vertu de futures modifications constitutionnelles, si la VGFN et le gouvernement fédéral s’entendent à cet égard (Entente définitive, art. 24.12.2).
[22]                        La VGFN dit que l’Entente définitive et l’Entente sur l’autonomie gouvernementale sont muettes en ce qui concerne l’application de la Charte et que, au cours des négociations, elle s’est opposée à l’adoption de dispositions qui auraient eu pour effet de soumettre l’exercice de son autonomie gouvernementale à la Charte. Sa position est la suivante : la [traduction] « VGFN n’était pas d’accord pour que la Charte s’applique. [Elle a] plutôt adopté [sa] propre Constitution, qui protège les droits individuels de ses citoyens dans le cadre de l’autonomie gouvernementale contemporaine de la VGFN » (m.i., par. 3).
b)            La législation sur l’autonomie gouvernementale
[23]                        L’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN a été approuvée et mise en vigueur par des lois fédérale et territoriale (Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, L.C. 1994, c. 35; Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, L.R.Y. 2002, c. 90). La loi du Yukon approuve les différentes ententes sur l’autonomie gouvernementale et leur confère « force de loi » (art. 2). La loi fédérale encadre de façon plus détaillée l’exercice par les premières nations du Yukon de leurs pouvoirs d’autonomie gouvernementale :
•         Les accords sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon doivent être « conformes à la Constitution du Canada » (préambule).
•         Chaque première nation du Yukon est « une entité juridique dotée de la capacité d’une personne physique » (art. 7). Elle est par ailleurs « substituée dans les droits et obligations de la bande antérieure [qui a été constituée en tant que bande en vertu de la Loi sur les Indiens et] la bande cesse dès lors d’exister » (art. 2, par. 6(1) et ann. I).
•         La constitution d’une première nation du Yukon doit notamment prévoir, « conformément à l’accord qui la concerne, [. . .] la composition et les attributions de ses corps dirigeants, ainsi que les règles de fonctionnement qui les régissent » et « la reconnaissance et la protection des droits et libertés de ses citoyens » (al. 8(1)b) et d)).
•         Les règles de droit fédérales et territoriales s’appliquent aux premières nations du Yukon (art. 16), sauf la Loi sur les Indiens, qui ne s’applique plus aux premières nations du Yukon, à l’exception de ses dispositions sur le droit des citoyens des premières nations du Yukon à l’inscription à titre d’« Indiens » (par. 17(1)).
•         La loi fédérale prescrit des règles et des procédures qui encadrent l’exercice, par une première nation du Yukon, de son pouvoir de légiférer. Les premières nations du Yukon doivent maintenir un registre des textes législatifs et adopter des procédures pour en assurer la consignation; et la loi fédérale énonce des règles concernant l’entrée en vigueur et le mode de preuve des textes législatifs (art. 10). La loi fédérale énumère également les pouvoirs législatifs que les premières nations du Yukon peuvent exercer (art. 11 et ann. III).
•         Chaque première nation du Yukon est réputée constituer « un organisme public remplissant une fonction gouvernementale au Canada » pour pouvoir bénéficier de l’exonération d’impôt prévue à l’al. 149(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu (par. 18(1)).
•         Il est entendu que les terres désignées des premières nations du Yukon « demeurent toutefois des terres réservées pour les Indiens au sens du point 24 de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 » (par. 22(4)).
c)              La Constitution de la VGFN
[24]                        Conformément à la loi fédérale, la Constitution de la VGFN définit les règles de gouvernance de la VGFN et énonce qu’elle constitue la loi suprême de la VGFN, sous réserve uniquement de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN (article II(3)). La Constitution de la VGFN prévoit que [traduction] « [l]e siège du gouvernement de la Vuntut Gwitchin First Nation est situé sur les terres désignées » (article II(2)). Comme il a été mentionné précédemment, l’Entente sur l’autonomie gouvernementale décrète qu’elle « ne porte pas atteinte aux droits des citoyens [de la VGFN] en tant que citoyens canadiens » (art. 3.6.1).
[25]                        Les droits et libertés énoncés dans la Constitution de la VGFN [traduction] « ne peuvent [eux‑mêmes] être restreints que dans des limites raisonnables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société Vuntut Gwitchin libre et démocratique » (article IV(1)). La Constitution de la VGFN garantit certains droits aux citoyens de la VGFN (article IV) et déclare notamment que les lois de la VGFN ne font acception de personne et s’appliquent également à tous, et que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi de la VGFN, indépendamment de toute discrimination (article IV(7)). La Constitution reconnaît à chaque citoyen de la VGFN [traduction] « le droit de faire des choix politiques, de participer à des activités politiques et d’exprimer son point de vue sur toute question d’intérêt public » (article IV(3)). La Constitution décrit également l’organisation du gouvernement de la VGFN (article V), et établit un conseil élu chargé de gouverner la VGFN, composé d’un chef et de quatre conseillers (article VIII).
[26]                        Selon la Constitution de la VGFN, tout citoyen de la VGFN qui souhaite se porter candidat au poste de chef ou de conseiller doit être âgé d’au moins 18 ans et ne doit pas avoir été reconnu coupable d’un acte criminel au cours des cinq années qui précèdent l’élection (article XI(1)). Les candidats doivent également satisfaire à l’obligation de résidence : ils doivent résider sur les terres désignées de la VGFN ou y déménager [traduction] « dans les 14 jours qui suivent le jour de l’élection » (article XI(2)). Il s’agit de la disposition que conteste Mme Dickson.
[27]                        La validité des textes législatifs de la VGFN (y compris sa Constitution) peut être contestée devant la Cour suprême du Yukon jusqu’à ce que la VGFN établisse son propre tribunal (article II(5)). À ce jour, aucun tribunal de la VGFN n’a été constitué.
III.         Historique judiciaire
A.           Cour suprême du Yukon, 2020 YKSC 22, 461 C.R.R. (2d) 230 (le juge en chef Veale)
[28]                        Le juge de première instance a rejeté la contestation constitutionnelle de Mme Dickson qui visait l’obligation de résidence prévue par la Constitution de la VGFN. Il a reconnu que la Charte s’appliquait à l’obligation de résidence, mais a jugé que cette exigence ne viole pas le par. 15(1), à l’exception de la règle du déménagement dans les 14 jours, qu’il aurait retranchée. Subsidiairement, le premier juge a statué que, même si l’obligation de résidence viole le par. 15(1) de la Charte, l’art. 25 de la Charte agit comme bouclier pour empêcher que des droits protégés par la Charte, comme ceux garantis à Mme Dickson par le par. 15(1), portent atteinte à l’exercice de droits à l’autonomie gouvernementale par la VGFN.
[29]                        Le juge de première instance a reconnu qu’on [traduction] « ne trouve ni dans l’Entente définitive de la VGFN ni dans l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN de disposition indiquant explicitement que la Charte ne s’applique pas au gouvernement de la VGFN » (par. 118). Il a fait remarquer que l’Entente définitive et l’Entente sur l’autonomie gouvernementale [traduction] « ne font pas expressément mention de l’application de la Charte » (par. 110). Il a ajouté que, suivant l’art. 24.1.2 de l’Entente définitive, l’entente sur l’autonomie gouvernementale à négocier devait être [traduction] « conforme à la Constitution du Canada », qui comprend la Charte (par. 110).
[30]                        Le juge de première instance a conclu que la Charte s’appliquait à l’obligation de résidence inscrite dans la Constitution de la VGFN, peu importe que l’on considère l’obligation de résidence comme l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, ou comme [traduction] « la mise en application de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN au moyen de textes législatifs fédéral et territorial » (par. 130). Il a également statué que [traduction] « [l]es deux font partie du tissu constitutionnel du Canada » (par. 130). Le juge de première instance a estimé que [traduction] « [l]e gouvernement, la Constitution et les textes législatifs de la VGFN font partie du tissu constitutionnel du Canada » (par. 131). À son avis, la Charte s’applique au gouvernement, à la Constitution et aux lois de la VGFN, et [traduction] « l’exercice des droits et libertés qui sont garantis par la Charte aux citoyens de la VGFN fait partie des droits qui leur sont reconnus en tant que citoyens canadiens » (par. 131). Comme la VGFN agit en tant que gouvernement et exerce des activités gouvernementales, elle est assujettie à la Charte (par. 131).
[31]                        Le juge de première instance a rejeté la contestation de l’obligation de résidence présentée par Mme Dickson sur le fondement du par. 15(1) de la Charte et n’a pas examiné le moyen subsidiaire qu’elle avait avancé sur le fondement de la garantie d’égalité que lui reconnaît la Constitution de la VGFN. Il a conclu que le fait d’obliger un parlementaire salarié à résider sur des terres désignées qui seront au cœur de la fonction législative exercée par le chef et le Conseil ne constituait pas une mesure discriminatoire (par. 156). Il a toutefois jugé que la règle du déménagement dans les 14 jours crée un désavantage susceptible d’entraîner une privation arbitraire du droit de se porter candidate, en contravention du par. 15(1) de la Charte, et que cette règle ne peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte (par. 162‑165). Il a retranché cet aspect de l’obligation de résidence, mais a suspendu l’exécution de la déclaration d’invalidité pour 18 mois afin de donner à la VGFN le temps de revoir la question avant la date des prochaines élections (par. 166‑171).
[32]                        Subsidiairement, le juge de première instance a ajouté que, si l’obligation de résidence viole le par. 15(1) de la Charte même une fois les mots [traduction] « dans les 14 jours qui suivent le jour de l’élection » retranchés, l’art. 25 de la Charte a pour effet de « protéger » le droit de la VGFN d’inscrire cette obligation dans sa Constitution. À son avis, le droit de Mme Dickson d’être élue mais de demeurer à Whitehorse, à quelque 800 kilomètres des terres désignées de la VGFN, porterait atteinte à l’obligation de résidence que la VGFN a constitutionnalisée en sa qualité de première nation autonome (par. 210).
B.            Cour d’appel du Yukon, 2021 YKCA 5, 495 C.R.R. (2d) 98 (le juge en chef Bauman et la juge Newbury, le juge Frankel (dissident en partie))
[33]                        Madame Dickson a interjeté appel de la décision du juge de première instance au motif qu’il avait commis une erreur en concluant que seule la règle du déménagement dans les 14 jours viole le par. 15(1) de la Charte, et, subsidiairement, que l’art. 25 de la Charte protège toute violation. La VGFN a formé un appel incident à l’encontre de la décision du juge de première instance portant que la Charte s’applique à la VGFN et à sa Constitution, et que la règle du déménagement viole le par. 15(1) de la Charte.
[34]                        Les juges majoritaires de la Cour d’appel du Yukon ont accueilli l’appel de Mme Dickson et l’appel incident de la VGFN, concluant que l’obligation de résidence (y compris la règle du déménagement dans les 14 jours) ne viole pas la Charte. La cour a reconnu que la Charte s’applique à l’obligation de résidence et a jugé que l’obligation de résidence dans son ensemble viole le par. 15(1) de la Charte, mais a conclu que l’art. 25 de la Charte empêche les droits individuels garantis par la Charte de porter atteinte à l’obligation de résidence. Le juge Frankel a rédigé une opinion partiellement dissidente en ce qui concerne le dispositif précis de l’appel et la question de savoir si la cour devrait rendre des jugements déclaratoires, mais notre Cour n’est pas saisie de ces questions. Il a souscrit aux motifs des juges majoritaires selon lesquels la contestation de l’obligation de résidence formulée par Mme Dickson sur le fondement de la Charte devait être rejetée. Il s’est également dit d’accord avec les juges majoritaires pour annuler le jugement de première instance et rejeter la requête. Il n’était pas d’avis que l’ordonnance de la cour devait contenir des jugements déclaratoires. Il aurait rejeté l’appel de Mme Dickson, accueilli l’appel incident de la VGFN et se serait abstenu de rendre les jugements déclaratoires figurant dans le dispositif des juges majoritaires.
[35]                        Bien que le juge de première instance ait déclaré dans son ordonnance que la Charte s’applique [traduction] « au gouvernement, à la Constitution et aux textes législatifs » de la VGFN, la Cour d’appel a circonscrit la question à celle de savoir si la Charte s’applique spécifiquement à l’obligation de résidence (par. 74 et 83). En ce qui concerne la question de savoir si l’Entente définitive et l’Entente sur l’autonomie gouvernementale traitaient expressément de l’application de la Charte à la VGFN, la Cour d’appel a fait observer que, [traduction] « tout comme les négociateurs de la VGFN ne souhaitaient pas reconnaître qu’ils étaient assujettis à la Charte, les négociateurs du Canada ne pouvaient pas être perçus comme avalisant des “zones soustraites à la Charte”, vu le statut de la Charte en tant que “loi suprême” du Canada » (par. 97). La cour a affirmé que l’Entente définitive et l’Entente sur l’autonomie gouvernementale appuient la thèse selon laquelle la Charte s’applique à l’obligation de résidence, et que tous les citoyens de la VGFN [traduction] « continuent de jouir des droits que leur reconnaît la Charte au même titre que les autres citoyens du Canada » (par. 97).
[36]                        La Cour d’appel a reconnu que la Charte s’applique à l’obligation de résidence, et ce, que le pouvoir de la VGFN d’imposer cette obligation découle de son droit inhérent à l’autonomie gouvernementale ou encore de l’Entente définitive et de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN telles que ratifiées par des lois fédérales et territoriales. La Cour d’appel a précisé que, dans un cas comme dans l’autre, la VGFN exerce [traduction] « de par sa nature même » des pouvoirs gouvernementaux au sens du par. 32(1) de la Charte, de sorte que la Charte s’applique (par. 98).
[37]                        La Cour d’appel a conclu que l’obligation de résidence viole le par. 15(1) de la Charte en obligeant Mme Dickson à choisir entre le droit de briguer un poste et le droit de demeurer à Whitehorse (par. 110 et 112). Elle a toutefois jugé que l’art. 25 de la Charte « protège » l’obligation de résidence dans son intégralité (par. 149 et 158). Comme l’a expliqué la cour, [traduction] « l’application du par. 15(1) porterait effectivement atteinte aux droits des Vuntut Gwitchin de se gouverner eux‑mêmes » conformément à leurs valeurs, à leurs traditions et à leurs ententes en matière d’autonomie gouvernementale (par. 149). Par conséquent, la cour a conclu à la validité de l’obligation de résidence, y compris de la règle du déménagement dans les 14 jours. Elle a également souligné que, bien que Mme Dickson ait plaidé l’appel sur le fondement de la Charte, elle [traduction] « pourrait décider ultérieurement de faire valoir un moyen similaire en se fondant sur la Constitution de la VGFN » (par. 157), moyen qu’elle avait invoqué à titre subsidiaire dans sa requête, mais que le juge de première instance n’avait pas examiné.
IV.         Dispositions constitutionnelles pertinentes
[38]                        Les dispositions pertinentes de la Charte et de la Constitution de la VGFN sont rédigées ainsi :
Charte canadienne des droits et libertés
1 La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
15 (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
25 Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada, notamment :
a) aux droits ou libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763;
b) aux droits ou libertés existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.
32 (1) La présente charte s’applique :
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;
b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.
Constitution de la Vuntut Gwitchin First Nation
[traduction]
ARTICLE II — AUTORITÉ/SIÈGE DE LA VUNTUT GWITCHIN FIRST NATION
2.  Le siège du gouvernement de la Vuntut Gwitchin First Nation est situé sur les terres désignées sur l’avis de l’Assemblée générale.
3.  La présente Constitution est la loi suprême de la Vuntut Gwitchin First Nation, sous réserve seulement :
a) de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la première nation des Gwitchin Vuntut;
b) des droits et libertés énoncés dans la présente Constitution.
ARTICLE XI — MANDAT ET QUALITÉS REQUISES
1.  Quiconque désire se porter candidat au poste de chef ou de conseiller doit satisfaire aux exigences suivantes :
a) être âgé d’au moins 18 ans;
b) résider habituellement au Canada;
c) ne pas avoir été reconnu coupable d’un acte criminel au cours des 5 années qui précèdent l’élection;
d) être citoyen [de la VGFN].
2.  Si un candidat éligible au poste de chef ou de conseiller ne réside pas sur les terres désignées au moment de l’élection et remporte le siège qu’il convoite, il doit déménager sur les terres désignées dans les 14 jours qui suivent le jour de l’élection.
V.           Questions en litige
[39]                        Le présent pourvoi soulève deux questions. La première consiste à décider si la Charte s’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN. Dans l’affirmative, la seconde question consiste à se demander si cette obligation viole de manière injustifiable le par. 15(1) de la Charte en interdisant à Mme Dickson de siéger au Conseil de la VGFN à moins qu’elle ne déménage de Whitehorse à Old Crow dans les 14 jours suivant son élection au Conseil de la VGFN. La deuxième question amène la Cour à se pencher sur le cadre d’analyse permettant de déterminer si, interprété adéquatement, le droit garanti à Mme Dickson par le par. 15(1) de la Charte porte atteinte à des droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada visés à l’art. 25 de la Charte, ainsi que sur les conséquences qui s’ensuivent selon qu’il y a atteinte ou non.
VI.         Analyse
A.           La Charte s’applique‑t‑elle à l’obligation de résidence de la VGFN?
(1)         Le paragraphe 32(1) de la Charte : Principes généraux
[40]                        L’application de la Charte est traitée de façon plus particulière au par. 32(1) :
32 (1) La présente charte s’applique :
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;
b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.
[41]                        Le paragraphe 32(1) énumère certaines entités auxquelles la Charte s’applique, dont la législature et le gouvernement de chaque province pour les domaines de compétence provinciale, de même que le Parlement et le gouvernement du Canada pour les domaines de compétence fédérale, y compris ceux qui concernent les gouvernements territoriaux et les domaines relevant de leur compétence. Par conséquent, selon le par. 32(1), la Charte s’applique de façon générale aux branches législative, exécutive et administrative du gouvernement pour tous les domaines qui relèvent de leur autorité (Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295, par. 14; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573, p. 598).
[42]                        Le paragraphe 32(1) envisage en outre explicitement la possibilité que la Charte s’applique à d’autres entités que le Parlement, les législatures ou les gouvernements fédéral, provinciaux ou territoriaux. C’est le cas parce que le par. 32(1) s’applique aux « domaines relevant » de l’assemblée législative qui a créé les entités en question, ce qui englobe les « entités faisant l’objet d’un contrôle gouvernemental ou exécutant des fonctions véritablement gouvernementales » (Godbout c. Longueuil (Ville), 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 48).
[43]                        Par conséquent, tous les pouvoirs gouvernementaux exercés par le Parlement ou les législatures en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 sont assujettis à la Charte. Les mots « relevant du Parlement » et « relevant de [la] législature [de chaque province] » aux al. 32(1)a) et b) renvoient au « partage des compétences prévu aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 » (Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441, p. 463‑464, la juge Wilson, et p. 455, le juge Dickson (plus tard juge en chef), pour la majorité). Ainsi que l’ont fait remarquer les professeurs Peter W. Hogg et Wade K. Wright, l’expression [traduction] « “pour tous les domaines relevant de” [. . .] a pour effet de limiter l’application de la Charte aux textes législatifs ressortissant au pouvoir du Parlement fédéral ou à celui des législatures des provinces selon le partage des compétences » (Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 15:2; voir aussi H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), p. 971 et suiv.).
[44]                        La formulation générale utilisée au par. 32(1) de la Charte a pour objectif d’empêcher le Parlement, les législatures ainsi que les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux de se soustraire aux obligations que leur impose la Charte en déléguant une partie de leurs responsabilités ou de leurs pouvoirs législatifs à d’autres entités qui ne sont pas normalement assujetties à la Charte (Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 42; Godbout, par. 48; Greater Vancouver Transportation Authority, par. 14 et 22).
[45]                        En tant que point d’entrée pour l’application de la Charte, le par. 32(1) de la Charte doit être interprété d’une manière souple, téléologique et libérale, plutôt que technique, étroite ou légaliste. Une telle interprétation permet de faire en sorte que les individus et les minorités collectives concernés bénéficient pleinement des mesures de protection que leur accorde la Charte et d’empêcher l’action gouvernementale qui serait incompatible avec ces protections (R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156; Hogg et Wright, §36:18‑36:20). Les mots employés au par. 32(1) indiquent que « l’application de la Charte se restreint à l’action gouvernementale » et que la Charte est « essentiellement un instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier » (McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229, p. 261).
(2)         L’autonomie gouvernementale autochtone et la Charte
[46]                        Avant de nous demander si la Charte s’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN, il est utile de passer en revue le contexte historique et politique à l’origine de l’autonomie gouvernementale autochtone au Canada, qui comprend notamment l’Accord de Charlottetown de 1992, la « Politique sur le droit inhérent » appliquée par le gouvernement fédéral depuis 1995 et le Rapport final de la Commission royale sur les peuples autochtones publié en 1996. Il est également utile d’examiner la manière dont les tribunaux ont systématiquement appliqué la Charte aux gouvernements autochtones.
[47]                        D’entrée de jeu, nous soulignons que, bien que notre Cour n’ait pas encore reconnu que le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale autochtone constitue un droit ancestral protégé par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (voir R. c. Pamajewon, 1996 CanLII 161 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 821, par. 24; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 171), un tel droit est maintenant affirmé sur le plan international par l’article 4 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Doc. N.U. A/RES/61/295, 2 octobre 2007. En 2016, le gouvernement canadien a appuyé la Déclaration et s’est engagé à l’adopter et à la mettre en œuvre en conformité avec la Constitution canadienne. Une loi fédérale récente a confirmé que la Déclaration constituait « un instrument international universel en matière de droits de la personne qui trouve application en droit canadien », ajoutant que cette loi avait pour objet « d’encadrer la mise en œuvre de la Déclaration par le gouvernement du Canada » (Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, L.C. 2021, c. 14 (« Loi sur la DNUDPA »), art. 4). À titre d’exemple, la Déclaration a été mise en œuvre spécifiquement à l’égard de la prestation des services fournis aux enfants et aux familles autochtones aux termes de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, L.C. 2019, c. 24 (voir Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5).
a)              L’Accord de Charlottetown de 1992
[48]                        Le paragraphe 32(1) de la Charte ne prévoit pas expressément que la Charte s’applique aux gouvernements autochtones. Toutefois, le Projet de texte juridique de l’Accord de Charlottetown de 1992 proposait de modifier l’art. 32 de la Charte afin de reconnaître, à l’al. 32(1)c), que la Charte s’applique à « tous les corps législatifs et gouvernements des peuples autochtones du Canada, pour tous les domaines relevant de leurs corps législatifs respectifs » (p. 36). Elle proposait aussi d’insérer dans la Loi constitutionnelle de 1982 un nouvel art. 35.1, qui aurait notamment prévu que « [l]es peuples autochtones du Canada ont le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale au sein du Canada » (p. 37). L’Accord avait été approuvé par les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, ainsi que par l’Assemblée des Premières Nations, Inuit Tapirisat du Canada, le Conseil national des Autochtones du Canada et le Ralliement national des Métis, mais n’avait pas été ratifié, faute d’avoir recueilli l’appui de la majorité des Canadiens lors d’un référendum national (voir Hogg et Wright, § 4:3 et 28:42). Il convient malgré tout de noter que ces propositions de modifications constitutionnelles considéraient que le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale était compatible avec l’obligation des gouvernements autochtones de se conformer à la Charte.
b)            Politique du gouvernemental fédéral depuis 1995
[49]                        Depuis 1995, malgré l’échec de l’Accord de Charlottetown, la politique du gouvernement fédéral, d’abord énoncée dans sa « Politique sur le droit inhérent », a consisté à reconnaître que les peuples autochtones du Canada possèdent un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale garanti par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, mais également à considérer que la Charte s’applique aux gouvernements autochtones. La politique reconnaît le fait historique que les peuples autochtones vivaient dans des communautés autonomes avant l’arrivée des Européens et vise à s’assurer que les gouvernements autochtones respectent la Charte, au même titre que les autres gouvernements au Canada. Le gouvernement fédéral considère que ces deux objectifs sont compatibles. Comme il l’a expliqué dans sa « Politique sur le droit inhérent » :
     Le gouvernement tient au respect du principe selon lequel tous les gouvernements du Canada sont liés par la Charte canadienne des droits et libertés, de façon que l’ensemble des Canadiens, tant les Autochtones que les non‑Autochtones, puissent continuer de jouir également des droits et libertés garantis par la Charte. En conséquence, les ententes en matière d’autonomie gouvernementale, y compris les traités, devront prévoir des dispositions mentionnant que la Charte canadienne des droits et libertés s’applique aux gouvernements et institutions autochtones relativement à toutes les questions relevant de leurs compétences et pouvoirs respectifs.
     D’ailleurs, la Charte comporte déjà une disposition (l’article 25) précisant que celle‑ci n’a pas pour effet de porter atteinte aux droits ancestraux et issus de traités, droits qui, selon l’approche fédérale, comprennent le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale. La Charte vise donc à établir un juste équilibre entre les droits et libertés individuels et les valeurs et traditions propres aux peuples autochtones du Canada.
      (Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada, L’approche du gouvernement du Canada concernant la mise en œuvre du droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale et la négociation de cette autonomie, dernière mise à jour 1er mars 2023 (en ligne); voir aussi Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada, Note d’information générale sur les politiques relatives à l’autonomie gouvernementale et aux revendications territoriales globales du Canada et sur l’état actuel des négociations, dernière mise à jour 16 août 2016 (en ligne).)
[50]                        Depuis 1995, le gouvernement fédéral a négocié, avec des communautés autochtones de partout au Canada, de nombreuses ententes en matière d’autonomie gouvernementale qui confirment que la Charte, la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H‑6, et le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, continuent de s’appliquer aux peuples autochtones (Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada, Autonomie gouvernementale, dernière mise à jour 25 août 2020 (en ligne); voir, p. ex., l’Accord définitif de la Première Nation de Tsawwassen (2007), c. 2, art. 9, qui prévoit que la Charte s’applique au gouvernement tsawwassen en ce qui concerne toutes les matières relevant de sa compétence; Nisga’a Final Agreement (1999), c. 2, art. 9; Accord définitif des premières nations maa‑nulthes (2009), art. 1.3.2). Le gouvernement fédéral a également confirmé, en tant que principe général, que les ententes sur l’autonomie gouvernementale négociées avant 1995 « continueront de s’appliquer selon les modalités et conditions qu’elles prévoient » (L’approche du gouvernement du Canada concernant la mise en œuvre du droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale et la négociation de cette autonomie). Cela inclut l’Entente sur l’autonomie gouvernementale conclue avec la VGFN.
c)              Le débat sur la politique juridique concernant l’application de la Charte aux gouvernements autochtones
[51]                        Peu de temps après la non-ratification de l’Accord de Charlottetown de 1992, la Commission royale sur les peuples autochtones a étudié en profondeur la question de savoir si la Charte devrait s’appliquer aux gouvernements autochtones qui exercent des pouvoirs inhérents d’autonomie gouvernementale. La Commission royale a conclu que la Charte s’appliquait, mais que, conformément à l’art. 25, « une certaine souplesse doit présider à son interprétation pour tenir compte des philosophies, des traditions et des pratiques culturelles propres aux peuples autochtones » (Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (« Rapport final de la CRPA »), vol. 2, Une relation à redéfinir (1996), p. 258). Nous reviendrons plus loin sur l’optique dans laquelle la Commission royale a abordé le lien étroit entre les art. 32 et 25 de la Charte. Cette optique adopte une conception large de l’application de la Charte aux gouvernements autochtones au regard du par. 32(1), mais interprète aussi la Charte à la lumière de l’art. 25, d’une manière sensible aux droits collectifs des peuples autochtones, afin de protéger ce que la Commission royale appelle les « philosophies, [. . .] traditions et [. . .] pratiques culturelles propres aux peuples autochtones » — ou ce que le professeur Patrick Macklem a résumé par l’expression [traduction] « spécificité autochtone » (Indigenous Difference and the Constitution of Canada (2001)). Comme nous l’expliquons plus loin, l’art. 25 a été inséré dans la Charte pour protéger les droits minoritaires distinctifs des peuples autochtones auxquels l’application de droits individuels garantis par la Charte pourrait porter atteinte.
[52]                        Le Rapport final de la CRPA, publié en 1996, propose deux façons de décider si la Charte s’applique aux gouvernements autochtones exerçant des pouvoirs inhérents d’autonomie gouvernementale. Selon la première approche, les gouvernements autochtones devraient être assujettis à la Charte en application des principes constitutionnels fondamentaux, car « il serait tout à fait anormal [. . .] que les citoyens canadiens bénéficient de la protection de la Charte dans leurs rapports avec tous les gouvernements au Canada sauf les gouvernements autochtones » (vol. 2, p. 251). Selon cette approche, la Charte n’est pas nécessairement incompatible avec les valeurs autochtones, puisque la Charte elle‑même « s’inspir[e] de normes internationales d’application universelle » (p. 252).
[53]                        Suivant la seconde approche exposée dans le Rapport final de la CRPA, les gouvernements autochtones ne devraient pas être assujettis à la Charte, parce que les peuples autochtones n’ont pas « exprimé [leur] assentiment à l’application de la Charte dans un document constitutionnel contraignant, par exemple un traité d’autonomie gouvernementale conclu avec la Couronne » (vol. 2, p. 252‑253). Toujours suivant cette approche, « certaines dispositions de la Charte reflètent des valeurs individualistes qui sont fondamentalement contraires à celles de nombreuses cultures autochtones, celles‑ci mettant davantage l’accent sur les responsabilités de chacun à l’égard de la collectivité » (p. 254). Enfin, le fait d’appliquer la Charte aux gouvernements autochtones « pourrait entraver, voire bloquer les efforts entrepris par les nations autochtones pour ranimer et renforcer leurs cultures et leurs traditions » et « risquerait ainsi de se mettre, malgré ses buts, au service des forces de l’assimilation et de la domination » (p. 254).
[54]                        Après avoir étudié en profondeur ces questions, la Commission royale a opté pour une approche médiane qui reflète trois principes de base. Premièrement, tous les Canadiens — qu’ils soient autochtones ou non autochtones — ont « le droit de bénéficier de la protection des dispositions générales de la Charte dans leurs rapports avec les gouvernements au Canada, où qu’[ils] se trouvent au Canada ou quel que soit le gouvernement concerné » (p. 255). Deuxièmement, « la position des gouvernements autochtones par rapport à la Charte est fondamentalement identique à celle des gouvernements fédéral et provinciaux » (p. 255). Troisièmement, la Charte devrait s’appliquer aux gouvernements autochtones et être « interprét[ée] [. . .] en prenant largement en considération les conceptions philosophiques, les cultures et les traditions distinctives des autochtones » en fonction de la « règle d’interprétation [. . .] donnée par l’article 25 de la Charte » (p. 255).
[55]                        La Commission royale a donc proposé, dans ses recommandations finales, que la Charte s’applique aux gouvernements autochtones, mais que, conformément à l’art. 25, elle soit interprétée avec souplesse pour tenir compte des philosophies, des traditions et des pratiques culturelles propres aux peuples autochtones (Rapport final de la CRPA, vol. 2, p. 258‑259; voir aussi Commission royale sur les peuples autochtones, Partenaires au sein de la Confédération : Les peuples autochtones, l’autonomie gouvernementale et la Constitution (1993), p. 39‑42; Commission royale sur les peuples autochtones, Par‑delà les divisions culturelles : Un rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada (1996), p. 286‑289).
[56]                        Le débat sur la question de savoir si la Charte devrait s’appliquer aux gouvernements autochtones est complexe et a donné lieu à une abondante doctrine appuyant l’une ou l’autre thèse, dont la Commission royale s’est inspirée, en partie, pour tirer ses conclusions et faire ses recommandations (voir, p. ex., B. Slattery, « First Nations and the Constitution : A Question of Trust » (1992), 71 R. du B. can. 261; J. Borrows, « Contemporary Traditional Equality : The Effect of the Charter on First Nation Politics » (1994), 43 R.D. U.N.‑B. 19; P. W. Hogg et M. E. Turpel, « La mise en œuvre de l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones : aspects constitutionnels et questions de compétence », dans Commission royale sur les peuples autochtones, L’autonomie gouvernementale des autochtones : Questions juridiques et constitutionnelles (1995), 427; K. McNeil, « Aboriginal Governments and the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (1996), 34 Osgoode Hall L.J. 61; K. Wilkins, « … But We Need the Eggs : The Royal Commission, the Charter of Rights and the Inherent Right of Aboriginal Self‑government » (1999), 49 U.T.L.J. 53; Macklem, p. 194‑233; S. Grammond, Aménager la coexistence : Les peuples autochtones et le droit canadien (2003), p. 336‑345; G. Otis, « La gouvernance autochtone avec ou sans la Charte Canadienne? » (2005), 36 R.D. Ottawa 207; G. Otis, « Gouvernance autochtone et droits ancestraux : une relation nouvelle entre la collectivité et l’individu? », dans A. Lajoie, dir., Gouvernance autochtone : aspects juridiques, économiques et sociaux (2007), 40; D. L. Milward, Aboriginal Justice and the Charter : Realizing a Culturally Sensitive Interpretation of Legal Rights (2012), p. 62‑77; M. Watson, « Reconciling Sovereignties, Reconciling Peoples : Should the Canadian Charter of Rights and Freedoms Apply to Inherent‑right Aboriginal Governments? » (2019), 2:1 Inter Gentes 75; N. Metallic, « Checking our Attachment to the Charter and Respecting Indigenous Legal Orders : A Framework for Charter Application to Indigenous Governments » (2022), 31:2 Forum const. 3; K. Gunn, « Towards a Renewed Relationship : Modern Treaties & the Recognition of Indigenous Law‑Making Authority » (2022), 31:2 Forum const. 17; A. Swiffen, « Dickson v Vuntut Gwitchin First Nation, Section 25 and a Plurinational Charter » (2022), 31:2 Forum const. 27; R. Beaton, « Doctrine Calling : Inherent Indigenous Jurisdiction in Vuntut Gwitchin » (2022), 31:2 Forum const. 39; R. Hamilton, « Self‑Governing Nation or “Jurisdictional Ghetto”? Section 25 of the Charter of Rights and Freedoms and Self‑Governing First Nations in Canada » (2022), 27:1 R. études const. 279).
d)            Les tribunaux ont systématiquement appliqué la Charte aux gouvernements autochtones
[57]                        Dans ce contexte, les tribunaux de tous les niveaux de juridiction ont reconnu que la Charte s’applique aux conseils de bande indiens qui exercent des pouvoirs gouvernementaux en vertu de la Loi sur les Indiens, parce que ces pouvoirs sont prévus par un texte de loi et sont délégués par le Parlement (voir, p. ex., Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1999 CanLII 687 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 203; Taypotat c. Taypotat, 2013 CAF 192, par. 36‑39 (CanLII), inf. par 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; McCarthy c. Whitefish Lake First Nation No. 128, 2023 FC 220 (CanLII), 2023 CF 220, 524 C.R.R. (2d) 103, par. 93; Linklater c. Première Nation Thunderchild, 2020 CF 1065, par. 16 (CanLII); Horse Lake First Nation c. Horseman, 2003 ABQB 152, 223 D.L.R. (4th) 184, par. 14‑29; voir aussi G. Régimbald et D. Newman, The Law of the Canadian Constitution (2e éd. 2017), §18.17; J. Woodward, Aboriginal Law in Canada (feuilles mobiles), § 6:6; Brun, Tremblay et Brouillet, p. 972; M. Buist, Halsbury’s Laws of Canada — Aboriginal (réédition de 2020), p. 110‑111).
[58]                        Les tribunaux ont également reconnu que la Charte s’applique aux gouvernements autochtones agissant en vertu de lois qui se situent en dehors du cadre de la Loi sur les Indiens (voir, p. ex., Chisasibi Band c. Napash, 2014 QCCQ 10367, [2015] 1 C.N.L.R. 16, par. 49‑106).
[59]                        Nous allons maintenant examiner plus en détail le cadre juridique de l’application du par. 32(1) de la Charte, puis l’appliquer à l’obligation de résidence imposée par la VGFN.
(3)         Le cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge pour l’application du par. 32(1) de la Charte
[60]                        Une jurisprudence abondante a étudié la question de l’application de la Charte aux termes du par. 32(1). Cette jurisprudence a été décrite comme étant [traduction] « à la fois fluide et complexe » (A. K. Lokan et M. Fenrick, Constitutional Litigation in Canada (feuilles mobiles), § 2:21) et soulevant la [traduction] « question très épineuse » du sens à donner au terme « gouvernement » au par. 32(1) (G. J. Kennedy, The Charter of Rights in Litigation : Direction from the Supreme Court of Canada (feuilles mobiles), § 2:2).
[61]                        Il y a plus d’un quart de siècle, alors qu’il s’exprimait pour la Cour dans l’arrêt Eldridge, le juge La Forest a passé en revue la jurisprudence sur la question et clarifié le droit. Il a expliqué qu’une entité pouvait être assujettie à la Charte de deux manières. Premièrement, une entité peut être jugée faire partie du « gouvernement » pour l’application du par. 32(1) si elle peut être considérée comme un gouvernement de par sa nature même ou en raison du degré de contrôle gouvernemental exercé sur elle. En pareil cas, toutes les activités de l’entité sont assujetties à la Charte. Deuxièmement, même si l’entité elle‑même ne fait pas partie du « gouvernement » pour l’application du par. 32(1), elle sera assujettie à la Charte pour ce qui est de ses activités qui peuvent être attribuées au gouvernement parce qu’elles sont « de nature “gouvernementale” » (par. 44; voir aussi Greater Vancouver Transportation Authority, par. 16; Lokan et Fenrick, §2:21‑2:23; Régimbald et Newman, §18.15).
[62]                        Il est utile d’examiner la façon dont notre Cour a appliqué les deux volets du cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge.
a)              Premier volet : Gouvernement « par nature » ou « contrôle »
[63]                        Dans l’arrêt Godbout, qui a été rendu peu de temps après Eldridge, la Cour devait décider si une obligation de résidence imposée par une municipalité à ses employés violait la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C‑12, du Québec ou la Charte canadienne. Les juges majoritaires ont tranché l’affaire en fonction de la Charte québécoise, tandis que les juges minoritaires l’ont fait au regard de la Charte canadienne. S’exprimant au nom de la minorité, le juge La Forest (avec l’accord des juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin, plus tard juge en chef) a déclaré que les municipalités sont des gouvernements par nature et qu’elles sont par conséquent assujetties à la Charte canadienne, même si elles sont « institutionnellement distinctes des gouvernements provinciaux qui les ont créées » (par. 50). Il a souligné que les conseils municipaux : (1) sont élus démocratiquement par les citoyens et doivent leur rendre compte, au même titre que le Parlement et les législatures provinciales; (2) jouissent d’un pouvoir général de taxation qui ne se distingue pas des pouvoirs de taxation qu’exercent le Parlement ou les provinces; (3) ont le pouvoir d’établir des règles de droit, de les appliquer et de les faire respecter dans les limites d’un territoire donné, ce qui constitue une « fonction purement gouvernementale » (par. 51 (soulignement omis), citant McKinney, p. 270); et (4) sont des créatures des provinces dont elles tirent leur pouvoir de légiférer, et exercent des pouvoirs que les provinces devraient autrement exercer (par. 51). Le juge La Forest a estimé que, « [c]omme la Charte canadienne s’applique incontestablement aux législatures et aux gouvernements provinciaux, elle ne peut que s’appliquer aussi [. . .] aux entités qu’ils investissent de pouvoirs gouvernementaux relevant de leur compétence, sinon les provinces pourraient [. . .] éviter tout simplement l’application de la Charte en attribuant certains pouvoirs aux municipalités » (par. 51).
[64]                        Plus tard, dans l’affaire Greater Vancouver Transportation Authority, la juge Deschamps, s’exprimant pour la Cour, a statué que deux commissions de transport en commun qui avaient interdit toute publicité à caractère politique sur leurs véhicules de transport étaient des « gouvernements » et étaient assujetties à la Charte, car soumises à un contrôle gouvernemental au sens du premier volet d’Eldridge. Elle a conclu que la province de la Colombie‑Britannique exerçait un contrôle substantiel sur les activités des deux commissions de transport en commun. L’une d’entre elles avait été créée par une loi qui la désignait [traduction] « mandataire du gouvernement »; de plus, elle était dotée d’un conseil d’administration dont les membres étaient nommés par le lieutenant‑gouverneur en conseil; et ses activités pouvaient être dirigées par le truchement de règlements (par. 17). Cette commission de transport ne pouvait donc pas « être considérée comme une entité indépendante du gouvernement provincial » (par. 17). L’autre commission de transport en commun appartenait elle aussi à « l’appareil gouvernemental », parce qu’elle était contrôlée par un gouvernement de district en vertu d’une loi, lequel faisait lui-même partie du « gouvernement » au sens du par. 32(1) de la Charte (par. 18). En outre, comme l’a signalé la juge Deschamps, la seconde commission de transport en commun avait été créée dans le but de transférer les responsabilités de la province en matière de transport en commun à des gouvernements locaux, ce qui faisait intervenir le principe suivant lequel « le gouvernement ne devrait pas pouvoir se soustraire aux obligations que lui impose la Charte en octroyant simplement ses pouvoirs à une autre entité » (par. 22). Elle a jugé qu’on « ne saurait [. . .] conclure que ce transfert de pouvoirs provinciaux [. . .] a soustrait le réseau de transport en commun [. . .] à l’application de la Charte » (par. 22). Les deux commissions de transport en commun étaient donc assujetties à la Charte.
b)            Deuxième volet : « Activités gouvernementales »
[65]                        L’affaire Eldridge est elle‑même un exemple du second volet du cadre d’analyse issu de cet arrêt, selon lequel la Charte s’applique à une entité non gouvernementale pour ce qui est des activités gouvernementales qu’elle exerce. S’exprimant pour la Cour, le juge La Forest a conclu que l’omission par un hôpital d’offrir des services d’interprétation gestuelle aux personnes recevant des services médicaux en vertu d’une loi provinciale était soumis à un examen fondé sur la Charte. En décidant de ne pas offrir de services d’interprétation gestuelle, l’hôpital avait exercé le pouvoir discrétionnaire, conféré par la loi provinciale, de définir la façon de fournir les services médicalement nécessaires (par. 19 et 51). La décision de l’hôpital n’était donc « pas simplement une question de régie interne de l’hôpital », mais était plutôt « intimement liée au régime de prestation de services médicaux établi par la loi » (par. 51). Le juge La Forest a par conséquent décidé que l’hôpital était assujetti à la Charte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de fournir des services médicaux en vertu de la loi.
[66]                        De même, dans l’affaire Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, le juge Bastarache a conclu, au nom de la majorité de la Cour, que la British Columbia Human Rights Commission était assujettie à la Charte pour le traitement tardif d’une plainte en matière de droits de la personne. Même si la commission était « autonom[e] ou indépendan[te] vis‑à‑vis du gouvernement », elle avait été créée par une loi et elle « accompli[ssait] tous ses actes en vertu du pouvoir que lui conf[érait] la loi en cause » (par. 34‑35). La conduite de la commission ne pouvait pas échapper à un examen fondé sur la Charte « du seul fait qu’elle ne fait pas partie du gouvernement ou qu’elle n’est pas sous son contrôle » (par. 37). Le juge Bastarache a conclu que la commission était assujettie à la Charte parce qu’elle « met[tait] en œuvre un programme gouvernemental particulier et exer[çait] des pouvoirs de contrainte émanant de la loi » (par. 37).
[67]                        Les professeurs Hogg et Wright ont expliqué pourquoi les mesures prises en vertu d’une loi qui impliquent un pouvoir de contrainte sont un facteur pertinent pour décider si la Charte s’applique. Ils ont fait remarquer que, même si une entité est par ailleurs indépendante des gouvernements fédéral et provincial, l’existence d’un pouvoir de contrainte délégué par la loi signifie que l’entité détient un [traduction] « pouvoir coercitif de gouvernance » que les personnes physiques, les personnes morales ou les organisations ne possèdent pas (§ 37:8). Comme l’expliquent les auteurs, [traduction] « c’est l’exercice d’un pouvoir de contrainte qui fait en sorte que les organismes exerçant un pouvoir conféré par une loi sont assujettis à la Charte » (§ 37:8). Nous sommes du même avis.
[68]                        Comme le font remarquer les professeurs Hogg et Wright, l’existence d’un pouvoir de contrainte délégué par la loi permet de comprendre pourquoi, dans l’arrêt Blencoe, la Cour a jugé que la Charte s’appliquait à la commission des droits de la personne, et pourquoi, dans ses décisions antérieures, la Cour a conclu que la Charte s’appliquait à un arbitre exerçant des pouvoirs conférés par la loi (Slaight Communications Inc. c. Davidson, 1989 CanLII 92 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1038); à un règlement municipal, adopté en vertu d’une loi, qui interdisait l’affichage sur une propriété publique (Ramsden c. Peterborough (Ville), 1993 CanLII 60 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 1084); aux règlements d’un barreau qui restreignaient l’accès à la profession par des cabinets d’avocats provenant de l’extérieur de la province (Black c. Law Society of Alberta, 1989 CanLII 132 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 591); et aux conditions d’une police d’assurance établies par la loi (Miron c. Trudel, 1995 CanLII 97 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 418). Voir aussi Brun, Tremblay et Brouillet, p. 972‑973 (« Le mot “gouvernement” de l’article 32 reçoit [. . .] une interprétation fonctionnelle [. . .]. La Charte canadienne [. . .] s’applique donc à toutes les instances paragouvernementales de l’administration publique lorsque celles‑ci exercent une fonction gouvernementale, c’est‑à‑dire lorsqu’elles exercent en vertu de la loi la puissance publique, en contraignant de façon unilatérale les comportements humains »).
c)              Résumé
[69]                        En résumé, la Charte s’applique de façon générale aux branches législative, exécutive et administrative du gouvernement. La Charte s’applique au Parlement, aux législatures ainsi qu’aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux pour tous les domaines relevant de la compétence législative du Parlement et des provinces, ce qui englobe des entités qui ne sont pas expressément mentionnées au par. 32(1). Les entités assujetties à la Charte ne peuvent se soustraire aux obligations qui en découlent en conférant une partie de leurs responsabilités ou de leurs pouvoirs législatifs à d’autres entités qui ne sont pas normalement assujetties à la Charte.
[70]                        Une entité peut être assujettie à la Charte de l’une de deux manières. Une entité peut faire partie du gouvernement, soit de par sa nature même, soit parce que le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial exerce un contrôle substantiel sur elle, auquel cas toutes ses activités sont assujetties à la Charte. Subsidiairement, même si l’entité ne fait pas partie du gouvernement, elle sera assujettie à la Charte pour ce qui est des activités gouvernementales qu’elle exerce.
(4)         Application du par. 32(1) à la présente affaire
[71]                        Nous allons maintenant appliquer ces principes à l’obligation de résidence imposée par la VGFN.
[72]                        La Cour suprême du Yukon a conclu que, suivant le cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge, la Charte s’appliquait à l’obligation de résidence imposée par la VGFN, parce que la VGFN est [traduction] « un “gouvernement” [par nature], ou exerce des activités intrinsèquement “gouvernementales” » (par. 130), et ce, que l’on considère l’obligation de résidence comme l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale ou comme l’application de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale mise en œuvre par des lois fédérale et territoriale (par. 130).
[73]                        La Cour d’appel a elle aussi conclu que le Conseil de la VGFN exerçait « de par sa nature même » des pouvoirs « gouvernementaux », et ce, peu importe qu’il tienne ces pouvoirs d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale ou d’un texte de loi fédéral ou territorial (par. 98). Ailleurs dans ses motifs, la Cour d’appel semble nuancer la portée de cette conclusion, soulignant qu’elle traitait uniquement de l’obligation de résidence et non de la question de l’application de la Charte à la VGFN de façon générale (par. 74 et 83). Mais si (comme l’a reconnu la Cour d’appel) la VGFN est un gouvernement par nature, il s’ensuit que la Charte s’applique à toutes ses activités, et non seulement à l’édiction et à l’application de l’obligation de résidence (Eldridge, par. 44; Greater Vancouver Transportation Authority, par. 16). Comme le plaide l’intervenant le procureur général du Canada — et nous le disons avec égards — la décision de la Cour d’appel est parfois [traduction] « floue en ce qui concerne la ligne de démarcation entre les deux volets » du critère de l’arrêt Eldridge (m. interv., par. 17).
[74]                        Devant notre Cour, les parties et les intervenants ont présenté un éventail complet de points de vue sur la question de savoir si la Charte s’applique à l’obligation de résidence au motif que la VGFN est un « gouvernement par nature ». Il n’y avait pas non plus de consensus parmi les groupes qui défendaient les intérêts des peuples autochtones en l’espèce sur la question de savoir si la Charte s’applique aux gouvernements autochtones. Certaines organisations autochtones ont insisté sur le fait que la Charte s’applique (ou devrait s’appliquer) aux gouvernements autochtones en général, affirmant que cela est essentiel pour protéger les droits et l’égalité de statut en matière de citoyenneté des peuples autochtones et pour s’assurer que les Autochtones vulnérables (comme les membres des Premières Nations vivant hors réserve ou en région éloignée ou les femmes autochtones) ne soient pas victimes de discrimination de la part de leurs propres gouvernements autochtones (voir m. interv., Congrès des peuples autochtones, par. 5‑15; m. interv., Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada, par. 10‑29). D’autres organisations autochtones se sont opposées à ce point de vue, affirmant que la Charte ne s’applique à l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale que si le peuple autochtone concerné y donne expressément son assentiment (voir m. interv., Teslin Tlingit Council, par. 2 et 16‑29; m. interv., Federation of Sovereign Indigenous Nations, par. 13‑17; m. interv., Nation métisse de l’Ontario et Métis Nation of Alberta, par. 14‑21).
[75]                        Dans la prochaine section, nous abordons cette question en appliquant le cadre d’analyse établi par notre Cour dans l’arrêt Eldridge pour déterminer dans quels cas la Charte s’applique en vertu du par. 32(1).
a)              La Charte s’applique à l’obligation de résidence parce que la VGFN est un « gouvernement » par nature
[76]                        À notre avis, la VGFN ne constitue pas un gouvernement selon le critère relatif au « contrôle » du premier volet du cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge puisque ni le gouvernement fédéral ni celui du Yukon n’exercent un contrôle substantiel sur elle. Par le truchement de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale, la VGFN exerce des pouvoirs d’autonomie gouvernementale par elle-même et pour son propre compte (Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, art. 2, « accord »). La VGFN est « institutionnellement distinct[e] » des gouvernements fédéral et territorial (Godbout, par. 50). Sa fonction essentielle consiste à défendre les intérêts des Vuntut Gwitchin conformément à leurs « structures traditionnelles de décision » et à « appuyer et encourager [leurs] institutions et processus politiques [. . .], sous leur forme actuelle et future » (Entente sur l’autonomie gouvernementale, préambule). À cette fin, l’Entente sur l’autonomie gouvernementale prévoit que la VGFN « a le pouvoir exclusif d’édicter des textes législatifs » portant sur une liste de matières convenues, dont l’administration de ses « affaires, ainsi que son fonctionnement et sa régie interne » (Entente sur l’autonomie gouvernementale, art. 13.1). Par conséquent, la VGFN agit de manière autonome du gouvernement fédéral et de celui du Yukon, qui n’exercent pas sur elle un contrôle substantiel.
[77]                        En revanche, nous estimons que la Charte s’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN en vertu de sa Constitution, parce que la VGFN est un « gouvernement » par nature. Rappelons que, dans l’arrêt Godbout, le juge La Forest a déclaré que bien qu’il ne puisse y avoir de liste prédéterminée de facteurs permettant de conclure à l’exécution de fonctions « gouvernementales » (par. 49), une entité qui présente quatre caractéristiques peut être considérée comme un gouvernement par nature (par. 51). Ces quatre caractéristiques ne sont ni essentielles ni déterminantes pour qu’une entité puisse être jugée gouvernementale par nature, mais elles constituent des indices utiles à cet égard (par. 51) :
1.      L’entité est dotée d’un conseil qui est « él[u] démocratiquement par les citoyens et doi[t] leur rendre compte de la même façon que le Parlement et les législatures provinciales sont responsables devant leur électorat respectif ».
2.      Elle jouit « d’un pouvoir général de taxation qui, pour ce qui est de déterminer si on peut légitimement [la] considérer comme [une] entit[é] “gouvernemental[e]”, ne se distingue pas des pouvoirs de taxation que le Parlement ou les provinces exercent ».
3.      Fait important, elle a le pouvoir d’établir des règles de droit contraignantes, de les appliquer et de les faire respecter dans les limites d’un territoire déterminé, ce qui constitue essentiellement une fonction gouvernementale.
4.      Plus important encore, elle tire son existence et son pouvoir de légiférer du gouvernement fédéral ou provincial; c’est‑à‑dire qu’elle exerce des pouvoirs conférés par le Parlement ou une législature provinciale, des pouvoirs et des fonctions que le gouvernement fédéral ou provincial exercerait autrement lui‑même.
[78]                        Nous sommes d’accord avec les observations de Mme Dickson et de plusieurs intervenants gouvernementaux et autochtones selon lesquelles, en tant que gouvernement autochtone, la VGFN présente les indices représentatifs d’un « gouvernement par nature » identifiés par notre Cour dans l’arrêt Godbout, ce qui fait en sorte que la Charte s’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN (m.i. au pourvoi incident, par. 34; m. interv., p.g. Canada, par. 18‑19; m. interv., p.g. Québec, par. 6; m. interv., p.g. Alberta, par. 7; m. interv., Congrès des peuples autochtones, par. 6‑7; m. interv., Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada, par. 14‑21).
[79]                        Premièrement, le Conseil de la VGFN est formé de membres qui sont élus par les électeurs admissibles de la VGFN et qui sont démocratiquement responsables devant l’électorat, à l’instar des députés fédéraux et provinciaux (Constitution de la VGFN, article VIII). Une fois élus, les membres jurent ou affirment leur fidélité à la VGFN ainsi que leur obéissance à la Constitution de la VGFN en tant que [traduction] « responsabilité sacrée du gouvernement » (ann. II).
[80]                        Deuxièmement, la VGFN dispose de pouvoirs généraux de taxation qui sont pratiquement identiques à ceux du Parlement ou des provinces. La VGFN a le statut de « municipalité ou organisme public remplissant une fonction gouvernementale ou [de] corporation municipale » au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu (Entente définitive, art. 24.8.1), à condition de limiter ses activités « à la prestation de services gouvernementaux ou d’autres services publics » (art. 24.8.2; voir aussi l’Entente sur l’autonomie gouvernementale, art. 14.0 (Fiscalité) et 15.0 (Régime fiscal); Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, art. 18).
[81]                        Troisièmement, à l’instar du Parlement et des législatures provinciales, la VGFN a le pouvoir d’établir, d’appliquer et de faire respecter des règles de droit contraignantes pour ses citoyens et le public en général dans les limites de ses terres désignées (Entente sur l’autonomie gouvernementale, art. 13.0; Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, art. 9 à 12). Pour citer le juge La Forest dans l’arrêt Godbout, il s’agit d’une « fonction purement gouvernementale » (par. 51 (soulignement omis), citant McKinney, p. 270).
[82]                        Quatrièmement, bien que (comme l’a conclu le juge de première instance) les Vuntut Gwitchin se gouvernent eux‑mêmes depuis des temps immémoriaux, et même si la VGFN a le pouvoir de légiférer en vertu de son droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, elle se voit également reconnaître le statut d’entité juridique en vertu de la loi fédérale de mise en œuvre. Dans cette mesure, elle tient au moins une partie de son pouvoir de légiférer d’un texte de loi fédéral. En d’autres termes, le pouvoir de légiférer de la VGFN émane au moins en partie du Parlement, en ce que la VGFN exerce des pouvoirs que le Parlement aurait autrement exercés en vertu de la compétence législative qu’il détient en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Bien entendu, cela ne signifie pas que l’autonomie gouvernementale autochtone est forcément une émanation du pouvoir fédéral. Le Parlement peut, comme dans la présente affaire, être une source du pouvoir d’autonomie gouvernementale, et c’est ce fait qui déclenche l’application de la Charte en l’espèce.
[83]                        En premier lieu, la loi fédérale reconnaît la VGFN comme « une entité juridique dotée de la capacité d’une personne physique » (Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, art. 7). Elle prévoit également que la VGFN est substituée dans les « droits et obligations » de l’entité qui l’a précédée, en l’occurrence le Vuntut Gwitchin Tribal Council, qui avait été constitué en tant que bande au sens de la Loi sur les Indiens et qui « cesse dès lors d’exister » (art. 2, par. 6(1) et ann. I). En soulignant cet aspect, nous distinguons la VGFN en tant qu’entité juridique reconnue par une loi fédérale, et les Vuntut Gwitchin en tant que peuple autochtone qui ne dépend pas de la législation fédérale pour exercer des pouvoirs d’autonomie gouvernementale, pouvoirs qu’ils exercent depuis des temps immémoriaux, comme a conclu le juge de première instance. À notre avis, il suffit, dans le présent contexte, que la VGFN soit reconnue comme une entité juridique et qu’une source de son pouvoir de légiférer soit une loi fédérale, sans que l’ensemble de son pouvoir de légiférer, ou son existence, découle d’une loi fédérale. Dans l’arrêt Godbout, le juge La Forest a expliqué que les municipalités devaient leur « existence » à des textes de loi fédéraux ou provinciaux, mais c’est parce que les municipalités sont entièrement des créations de la loi, ce qui n’est manifestement pas le cas des gouvernements autochtones autonomes. En résumé, le Parlement peut reconnaître l’existence d’un gouvernement autochtone auquel il confère une partie de son pouvoir de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, sans pour autant créer ce gouvernement autochtone et sans nécessairement être l’unique source de son pouvoir de légiférer.
[84]                        En second lieu, même si la VGFN possède un pouvoir inhérent d’autonomie gouvernementale qui ne découle pas d’une loi fédérale, il est indéniable qu’elle exerce aussi des pouvoirs qui lui ont été conférés par le Parlement en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 et qui seraient autrement exercés par le gouvernement fédéral ou territorial, comme c’était effectivement le cas avant que l’Entente sur l’autonomie gouvernementale ne soit mise en œuvre par une loi fédérale. La VGFN exerce des pouvoirs législatifs que le gouvernement fédéral et elle ont convenu qu’elle exercerait en vertu de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale, une fois cette entente approuvée par les lois fédérale et territoriale de mise en œuvre. La Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon fédérale est l’exercice du pouvoir d’édicter des lois concernant « [l]es Indiens et les terres réservées pour les Indiens » que le Parlement détient aux termes du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. La loi impose des règles, acceptées par la VGFN, qui ont trait à l’exercice des pouvoirs d’autonomie gouvernementale de la VGFN, des règles qui trouvent leur source au moins en partie dans la Loi constitutionnelle de 1867, même s’ils découlent également du pouvoir inhérent d’autonomie gouvernementale dont jouissent les Vuntut Gwitchin.
[85]                        Il est également important de noter que la loi fédérale prévoit expressément que les terres transférées à une première nation du Yukon conformément à une entente sur l’autonomie gouvernementale « demeurent toutefois des terres réservées pour les Indiens au sens du point 24 de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 » (par. 22(4)). Cela reflète le fait que le Parlement n’a pas renoncé à son pouvoir de légiférer en ce qui concerne les terres transférées, même si la VGFN exerce des pouvoirs d’autonomie gouvernementale en vertu de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale. En effet, comme l’a déclaré notre Cour dans R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, le « pouvoir » de légiférer accordé au Parlement par le par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 doit être « concilié » avec son « obligation » envers les peuples autochtones énoncée à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (p. 1109). Le Parlement ne peut pas renoncer à son obligation constitutionnelle envers les peuples autochtones. Tant le « pouvoir » du Parlement de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 que son « obligation » envers les peuples autochtones énoncée à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 subsistent, même après la conclusion d’une entente sur l’autonomie gouvernementale avec un peuple autochtone.
[86]                        De plus, quelle que soit la source des pouvoirs d’autonomie gouvernementale de la VGFN — qu’il s’agisse d’un droit inhérent, d’une loi fédérale ou des deux — il ne fait aucun doute que la Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon fédérale régit aussi l’exercice par la VGFN de ses pouvoirs d’autonomie gouvernementale et les rend opposables aux tiers. En résumé, tous les pouvoirs d’autonomie gouvernementale qui sont reconnus à la VGFN par l’Entente sur l’autonomie gouvernementale et qui sont mis en œuvre par les lois fédérale et territoriale sur l’autonomie gouvernementale doivent être exercés conformément à ces lois. À notre avis, ce rattachement au Parlement est suffisant pour entraîner l’application de la Charte.
[87]                        Bien que cet élément ne soit pas déterminant, il convient de souligner que, lors de la deuxième lecture du projet de loi fédéral sur l’autonomie gouvernementale devant la Chambre des communes, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, l’hon. Ron Irwin, avait lui aussi exprimé l’opinion que la Charte s’applique à l’exercice par la VGFN de ses pouvoirs d’autonomie gouvernementale. Il a déclaré que « [l]es principes inscrits dans la Charte des droits et libertés et dans la Constitution du Canada dans son ensemble continueront de s’appliquer » (Débats de la Chambre des communes, vol. 133, no 76, 1re sess., 35e lég., 1er juin 1994, p. 4716). Il a ajouté que « [l]es constitutions des premières nations garantiront aussi la protection des droits et libertés des citoyens des premières nations » (p. 4716). Ainsi, de l’avis du ministre, les citoyens des premières nations autonomes auraient le droit d’invoquer les droits garantis par la Charte parallèlement aux droits que leur reconnaissent les constitutions des premières nations, tout comme Mme Dickson l’a fait en l’espèce. Malgré les lacunes de la preuve basée sur les débats parlementaires, notre Cour a reconnu qu’une telle preuve peut « jouer un rôle limité en matière d’interprétation législative » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 35). À notre avis, la déclaration du ministre devant la Chambre des communes appuie dans une certaine mesure l’opinion selon laquelle le Parlement entendait que l’exercice des pouvoirs d’autonomie gouvernementale reconnus par la Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon fédérale soit assujetti à la Charte.
[88]                        Nous nous empressons d’ajouter qu’en concluant que la VGFN présente chacun des quatre indices représentatifs identifiés par la Cour dans l’arrêt Godbout pour conclure qu’une entité est un gouvernement par nature, nous ne voulons évidemment pas suggérer par là qu’un gouvernement autochtone qui, comme la VGFN, exerce des pouvoirs d’autonomie gouvernementale est une entité similaire à une municipalité. Contrairement aux municipalités, qui n’ont pas de statut constitutionnel indépendant, qui sont entièrement des créations de la loi et qui exercent seulement les pouvoirs qui leur sont conférés par la loi, les peuples autochtones sont expressément reconnus par la Loi constitutionnelle de 1867 (par. 91(24)), la Charte (art. 25) et la Loi constitutionnelle de 1982 (art. 35 et 35.1). Les peuples autochtones existaient avant la venue des colons européens et la fondation du Canada en tant que pays; leur existence en tant que peuples autonomes se gouvernant eux‑mêmes ne dépend pas de la législation fédérale, provinciale ou territoriale.
[89]                        Notre raisonnement et notre conclusion portant que la Charte s’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN trouvent également appui dans l’analyse réalisée par Peter W. Hogg et Mary Ellen Turpel dans leur important article intitulé « La mise en œuvre de l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones : aspects constitutionnels et questions de compétence », préparé à l’origine pour la Commission royale sur les peuples autochtones (et ultérieurement publié dans la Revue du Barreau canadien). Les professeurs Hogg et Turpel ont soutenu qu’il était « probable » que les tribunaux concluraient que la Charte s’applique aux gouvernements autochtones, soit parce que les institutions qui exercent l’autonomie gouvernementale ont été créées par un texte de loi, et ce, parce que « la Charte s’applique à tous les organismes exerçant des pouvoirs conférés par des dispositions législatives », ou encore parce que les lois en vertu desquelles les ententes sur l’autonomie gouvernementale sont mises en œuvre constitueraient « sans doute [. . .] une participation suffisante du Parlement du Canada pour entraîner l’application de la Charte » :
     Malgré le silence de l’article 32 au sujet des gouvernements autochtones, il est probable que les tribunaux arriveraient à la conclusion que ces gouvernements sont assujettis à la Charte. Ce serait certainement le cas lorsque c’est un texte de loi qui a créé les institutions concrétisant l’autonomie gouvernementale ou leur a conféré leurs pouvoirs, du fait que la Charte s’applique à tous les organismes exerçant des pouvoirs conférés par des dispositions législatives. Quand les institutions par le truchement desquelles s’exerce l’autonomie gouvernementale ont été créées par le peuple autochtone et que leurs pouvoirs découlent d’une entente sur l’autonomie gouvernementale, la source des pouvoirs relatifs à l’autonomie gouvernementale est probablement un droit issu d’un traité (si l’entente sur l’autonomie gouvernementale est assimilée à un traité) ou un droit ancestral (droit inhérent à l’autonomie gouvernementale), ou les deux à la fois. Mais même dans ce cas, comme nous l’avons signalé, l’entente sur l’autonomie gouvernementale doit être complétée par un texte législatif afin qu’il soit établi clairement qu’elle a force obligatoire pour les tiers. La loi en vertu de laquelle l’entente sur l’autonomie gouvernementale est mise en application constitue sans doute alors une participation suffisante du Parlement du Canada pour entraîner l’application de la Charte. [Nous soulignons; notes en bas de page omises; p. 475‑476.]
[90]                        Dans le Rapport final de la CRPA, la Commission a mentionné que l’analyse des professeurs Hogg et Turpel l’a « aidé[e] » à parvenir à sa propre conclusion selon laquelle la Charte s’applique aux gouvernements autochtones (vol. 2, p. 256). L’article de Hogg et Turpel est également important parce qu’il « fait fréquemment état » de façon spécifique des ententes sur l’autonomie gouvernementale conclues avec les premières nations du Yukon, que les auteurs ont utilisées comme cas de figure pour illustrer leur raisonnement sur la façon dont les ententes sur l’autonomie gouvernementale pouvaient être mises en œuvre « dans le cadre constitutionnel existant » du Canada (p. 442‑452, 457‑469 et 472‑473).
[91]                        Nous ajoutons que notre conclusion suivant laquelle la Charte s’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN dans le cadre de la loi fédérale sur l’autonomie gouvernementale diffère des conclusions apparemment tirées par le juge de première instance et par la Cour d’appel — et a une portée plus étroite que celles‑ci. Le juge de première instance (au par. 130) et la Cour d’appel (au par. 98) semblent en effet avoir décidé que la Charte s’appliquait à l’exercice par la VGFN de ses pouvoirs d’autonomie gouvernementale, que cet exercice soit considéré comme découlant du droit inhérent de la VGFN à l’autonomie gouvernementale ou d’ententes sur l’autonomie gouvernementale conclues avec le gouvernement fédéral et celui du Yukon telles que mises en œuvre par la législation fédérale et territoriale. Nous concluons que la Charte s’applique à l’obligation de résidence édictée par la VGFN seulement dans la mesure où cette obligation découle de l’exercice du pouvoir de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Nous ne faisons pas de commentaires sur la question de savoir si l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale non rattaché à une loi fédérale serait assujetti à la Charte, car nous estimons qu’il n’est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce, compte tenu des arrangements en matière d’autonomie gouvernementale en cause. Comme l’a souvent rappelé notre Cour, « [l]a règle de conduite qui dicte la retenue dans les affaires constitutionnelle[s] est sensée », car elle « repose sur l’idée que toute déclaration inutile sur un point de droit constitutionnel risque de causer à des affaires à venir un préjudice dont les conséquences n’ont pas été prévues » (Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), 1995 CanLII 86 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 97, par. 9; voir aussi Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 181; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 301, le juge La Forest, dissident en partie). Au paragraphe 105 du Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217 (« Renvoi relatif à la sécession »), notre Cour a décrit cette approche comme étant « la règle de prudence requise en matière constitutionnelle ». La règle de prudence est particulièrement salutaire dans le présent pourvoi, qui peut, à notre avis, être tranché sans que l’on se demande si un droit autochtone inhérent à l’autonomie gouvernementale exercé en dehors du cadre législatif serait assujetti à la Charte.
[92]                        Nous sommes par conséquent d’avis que la Charte s’applique à l’obligation de résidence édictée par la VGFN, parce que cette dernière est un gouvernement par nature.
[93]                        Bien qu’il ne soit pas nécessaire, vu cette conclusion, d’examiner le second volet du cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge, nous l’examinerons brièvement par souci d’exhaustivité.
b)            La Charte s’applique également à l’obligation de résidence considérée comme « activité gouvernementale »
[94]                        Indépendamment de notre conclusion selon laquelle la Charte s’applique à l’obligation de résidence imposée par la VGFN parce que cette dernière est un gouvernement par nature, nous concluons également que la Charte s’applique à l’édiction et à l’application de l’obligation de résidence, qui constituent une « activité gouvernementale » spécifique.
[95]                        L’obligation de résidence inscrite dans la Constitution de la VGFN a été adoptée au moins en partie en vertu d’une loi fédérale (même en supposant qu’elle reflète aussi l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale). L’obligation de résidence implique l’exercice d’un pouvoir de contrainte prévu par la loi, car elle impose des restrictions juridiques aux personnes susceptibles de servir comme chef ou conseiller de la VGFN. Elle a force de loi parce qu’elle fait partie de la Constitution de la VGFN, adoptée en vertu de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale, qui a elle‑même été approuvée et s’est vu donner effet par les lois fédérale et territoriale de mise en œuvre. Comme le déclare de façon succincte l’art. 2 de la Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon : « L’entente sur l’autonomie gouvernementale est approuvée et a force de loi » (voir aussi la Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, par. 5(1) (qui donne effet à l’Entente sur l’autonomie gouvernementale), et l’al. 8(1)b) (selon lequel, « conformément à l’accord qui la concerne », une première nation du Yukon comme la VGFN adopte une constitution qui prévoit notamment « la composition et les attributions de ses corps dirigeants, ainsi que les règles de fonctionnement qui les régissent »)). La loi fédérale confère donc la force de la loi fédérale à la Constitution de la VGFN en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, et ce, même si la Constitution de la VGFN avait déjà force de loi en tant que loi autochtone.
[96]                        Il s’ensuit, à notre avis, que l’édiction et l’application de l’obligation de résidence constituent une « activité gouvernementale » au sens du second volet du cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Eldridge. Cette obligation peut donc faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte.
c)              Autres arguments en faveur de l’application de la Charte
[97]                        En terminant, nous allons traiter brièvement de deux autres arguments invoqués devant notre Cour relativement à la question de savoir si la Charte s’applique à l’obligation de résidence.
[98]                        Premièrement, Mme Dickson et certains intervenants affirment que la Charte s’applique à l’obligation de résidence parce que cette dernière constitue une « règle de droit » visée par l’article qui consacre la primauté de la Constitution, le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui « rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». Nous n’acceptons pas cet argument. La jurisprudence de notre Cour établit que « [l]e champ d’application de la Charte est délimité au par. 32(1) » de celle‑ci (R. c. McGregor, 2023 CSC 4, par. 18; voir aussi Godbout, par. 43; Blencoe, par. 10; Greater Vancouver Transportation Authority, par. 13). Le paragraphe 52(1) ne peut s’appliquer à titre de réparation constitutionnelle que si une règle de droit est incompatible avec la Constitution. Il ne délimite pas le champ d’application de la Charte.
[99]                        Deuxièmement, la VGFN soutient que la Charte ne s’applique pas à l’obligation de résidence parce que la VGFN n’a pas consenti à ce que la Charte s’applique à l’exercice de ses pouvoirs d’autonomie gouvernementale. Madame Dickson prétend que la Charte s’applique parce que l’Entente définitive prévoit elle‑même que la VGFN doit exercer ses pouvoirs d’autonomie gouvernementale « conformément à la Constitution du Canada » (art. 24.1.2), ce qui englobe la Charte, et que les ententes en matière d’autonomie gouvernementale « n’ont pas pour effet de porter atteinte » aux droits des membres de la VGFN « en tant que citoyens canadiens » (art. 24.1.3), ce qui a également pour effet d’englober les droits garantis par la Charte. Contrairement à d’autres ententes sur l’autonomie gouvernementale conclues après 1995, les ententes intervenues avec la VGFN ne déclarent pas expressément que la Charte s’applique.
[100]                     Puisque nous avons conclu que la Charte s’applique dans le cadre de l’application normale du par. 32(1), il n’est pas nécessaire de se demander si le consentement à l’application de la Charte peut constituer un fondement adéquat pour l’application de celle‑ci, ou si, sur le plan constitutionnel, il est même loisible au gouvernement fédéral ou au Parlement d’accepter que la Charte, en tant qu’élément de la « loi suprême du Canada » (Loi constitutionnelle de 1982, par. 52(1)), ne s’applique pas à des domaines relevant de la compétence législative du Parlement. Même si l’on fait abstraction de cet enjeu juridique, nous tenons à souligner qu’il demeure utile que les ententes sur l’autonomie gouvernementale prévoient expressément que la Charte s’applique aux gouvernements autochtones, car de telles ententes peuvent [traduction] « apporter suffisamment de clarté pour éviter que ces questions soient portées devant les tribunaux » (Hogg et Wright, § 28:20; voir aussi Watson, p. 110, note 162).
d)               Conclusion
[101]                     Nous concluons que la Charte s’applique à l’obligation de résidence, soit parce que la VGFN est un gouvernement par nature, soit parce que l’édiction et l’application de l’obligation de résidence constituent une « activité gouvernementale » exercée en vertu d’un pouvoir légal de contrainte. Nous arrivons à cette conclusion en appliquant le cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge aux ententes particulières, aux lois de mise en œuvre et à la constitution autochtone en cause dans la présente affaire. Nous nous abstenons expressément de tout commentaire sur la question de savoir si la Charte s’appliquerait à l’exercice par un gouvernement autochtone d’un pouvoir inhérent d’autonomie gouvernementale non rattaché à une loi fédérale, provinciale ou territoriale.
B.            Articles 15, 25 et premier de la Charte
(1)         Vue d’ensemble
[102]                     L’article 25 de la Charte est un aspect central de l’évaluation de la prétention de Mme Dickson selon laquelle l’obligation de résidence prévue dans la Constitution de la VGFN viole le droit à l’égalité que lui garantit le par. 15(1) de la Charte. La VGFN convient avec la Cour suprême et la Cour d’appel du Yukon que l’art. 25 agit comme un bouclier pour protéger l’obligation de résidence contre les contestations fondées sur le droit garanti par le par. 15(1) de la Charte. Madame Dickson répond que l’art. 25 ne fait pas obstacle à sa demande. Selon elle, si l’on soupèse de manière appropriée l’obligation de résidence et la protection offerte aux droits autochtones visés à l’art. 25 en tenant compte de l’article premier de la Charte, la conclusion qui s’impose est que cette obligation viole de manière injustifiée dans les circonstances son droit de ne pas faire l’objet de discrimination.
[103]                     Les articles 15, 25 et premier de la Charte sont rédigés ainsi :
15 (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.
25 Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada, notamment :
a) aux droits ou libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763;
b) aux droits ou libertés existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.
1 La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[104]                     Depuis l’avènement de la Charte, la Cour a eu relativement peu d’occasions de se pencher sur le sens de l’art. 25. Lorsqu’elle l’a fait — par exemple dans R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, et Corbiere —, elle a examiné le droit à l’égalité dans des circonstances différentes de celles de l’affaire qui nous occupe. La présente espèce porte sur un différend entre une première nation et l’une de ses propres membres et invite notre Cour à interpréter l’art. 25 relativement à une obligation de résidence qui fait elle‑même partie de la loi constitutionnelle d’une première nation autonome.
[105]                     L’arrêt Corbiere portait effectivement sur la constitutionnalité d’une exigence relative au droit de vote qui pourrait être comparée à la règle contestée par Mme Dickson, mais dans cette affaire‑là l’exigence relevait de la Loi sur les Indiens, et non de la constitution d’un peuple autochtone. Dans l’affaire Kapp, il était question d’une plainte pour discrimination fondée sur le par. 15(1) de la Charte, ainsi que de l’application possible de l’art. 25 en guise de réponse à cette contestation, mais cette affaire avait été intentée par une personne non autochtone et ne concernait pas une loi autochtone. Et, bien que l’arrêt Taypotat (CSC) ait porté sur la contestation d’une règle d’éligibilité électorale d’une première nation présentée par un membre d’une communauté autochtone en vertu du par. 15(1) de la Charte, cet appel a été tranché sans que l’art. 25 ne soit examiné. Ce qui complique encore davantage le lien entre le droit collectif de la VGFN prévu à l’art. 25 et le droit individuel invoqué par Mme Dickson, c’est le fait qu’en définitive les deux sont enracinés dans l’autochtonité (voir, de façon générale, Swiffen, p. 34).
[106]                     Dans d’autres affaires, la Cour a fait référence à l’art. 25, mais elle n’a pas eu l’occasion, comme en l’espèce, d’examiner en profondeur l’application et les effets de la disposition. La jurisprudence de la Cour offre donc uniquement de modestes indications pour trancher le présent pourvoi. Cela invite à la prudence. Les commentaires formulés par la majorité dans Kapp sur les subtilités de l’art. 25 méritent d’être rappelés : « . . . il serait plus prudent de laisser à la Cour le soin de trancher ces questions au fur et à mesure qu’elles seront soulevées dans des cas particuliers » (par. 65). En conséquence, nos motifs s’attachent principalement à la tâche à accomplir : décider comment l’art. 25 s’applique à l’obligation de résidence qui est prévue par la constitution d’une première nation autonome et que conteste l’une de ses membres en vertu du par. 15(1) de la Charte.
[107]                     L’objet de l’art. 25 est de faire respecter certains droits et libertés collectifs des peuples autochtones lorsque ces droits collectifs entrent en conflit avec des droits garantis à un particulier par la Charte. Lorsqu’un tel droit porterait atteinte à un droit ancestral, issu de traité ou autre, l’art. 25 exige que le droit autochtone collectif ait préséance, même si le demandeur invoquant la Charte est un membre de la première nation concernée.
[108]                     Lorsque des « droits ou libertés » — ancestraux, issus de traités ou « autres » — précisés à l’art. 25 sont en jeu, les limites d’un droit individuel concurrent garanti par la Charte n’ont pas à être justifiées comme ce serait habituellement le cas en application de l’article premier de la Charte. Contrairement à l’article premier, l’art. 25 est l’expression du choix constitutionnel de protéger les droits et libertés collectifs des peuples autochtones au Canada en tant que minorité distincte. Au paragraphe 49 du Renvoi relatif à la sécession, la Cour a identifié « le respect des droits des minorités » comme un principe constitutionnel sous‑jacent qui imprègne l’ensemble de la Constitution. La protection des minorités linguistiques et religieuses est un exemple de ce principe sous‑jacent, tout comme la protection des droits des peuples autochtones en tant que minorité distincte. Notre Cour a mentionné que, conformément à une longue tradition de respect des minorités, l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 protège les droits existants — ancestraux ou issus de traités —, tandis que l’art. 25 énonce de manière semblable une « clause de non‑atteinte aux droits des peuples autochtones » (Renvoi relatif à la sécession, par. 82). La Cour a rattaché la protection de l’art. 25 à la « force [de la] promesse » faite envers les peuples autochtones du Canada à l’art. 35 qu’elle avait expliquée dans l’arrêt Sparrow, p. 1083. Cette promesse « reconna[issait] non seulement l’occupation passée de terres par les autochtones, mais aussi leur contribution à l’édification du Canada et les engagements spéciaux pris envers eux par des gouvernements successifs » (Renvoi relatif à la sécession, par. 82)
[109]                     Conformément au principe de protection des peuples autochtones en tant que minorité distincte, les « droits ou libertés [. . .] autres » visés à l’art. 25 se limitent aux droits et libertés qui protègent la spécificité autochtone. Tous les droits et libertés autochtones collectifs dont il est question à l’art. 25 doivent être maintenus, même s’ils entrent en conflit avec des droits individuels garantis par la Charte, afin d’assurer le respect des droits des minorités en tant que valeur constitutionnelle.
[110]                     La protection des droits — ancestraux, issus de traités ou autres — visés à l’art. 25 n’est toutefois pas absolue. La priorité est seulement donnée aux droits collectifs autochtones lorsqu’ils entrent en conflit avec un droit individuel garanti par la Charte. Il est possible, dans une affaire donnée, que le droit individuel ainsi que les droits collectifs visés à l’art. 25 ne soient pas réellement en conflit. Certains droits individuels font partie du droit autochtone et coexistent avec les intérêts collectifs, comme l’indiquent clairement tant la Loi sur la DNUDPA que la Constitution de la VGFN (voir Metallic, p. 15; G. Otis, « Élection, gouvernance traditionnelle et droits fondamentaux chez les peuples autochtones du Canada » (2004), 49 R.D. McGill 393, p. 409‑411). En outre, l’art. 25 ne s’appliquerait pas si le droit individuel garanti par la Charte en question entrait en conflit avec un droit autochtone qui ne repose pas sur la spécificité autochtone. Dans de telles circonstances, toute limite au droit individuel doit être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Et, tout comme les droits reconnus à l’art. 35, la primauté accordée aux droits collectifs visés à l’art. 25 est assujettie à la garantie d’égalité dont bénéficient les « personnes des deux sexes » en vertu de l’art. 28 de la Charte et du par. 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982.
[111]                     Dans les motifs qui suivent, nous entendons élaborer un cadre d’analyse permettant d’appliquer l’art. 25 aux circonstances de la présente affaire. Les parties et les intervenants ont décrit l’art. 25 comme étant soit « un bouclier », soit un « prisme interprétatif », mais, à notre humble avis, aucun de ces termes ne décrit adéquatement cette disposition. L’article 25 dispose que, lorsqu’un droit garanti par la Charte porte atteinte à un droit — ancestral, issu de traité ou autre — des peuples autochtones du Canada, il peut agir comme bouclier et « protéger » les droits collectifs autochtones contre certaines applications de la Charte. Cependant, pour déterminer si le droit individuel garanti par la Charte entre en conflit avec le droit ou la liberté qui appartient collectivement aux Autochtones, le droit individuel garanti par la Charte doit d’abord, suivant la version anglaise de l’art. 25, être « construed » (c’est‑à‑dire « interprété »). De même, pour déterminer si l’obligation de résidence inscrite dans la Constitution de la VGFN constitue l’un des « autres » droits ou libertés des « peuples autochtones du Canada » visés à l’art. 25, il faut interpréter cette obligation.
[112]                     Dans les paragraphes qui suivent, nous allons d’abord examiner l’art. 25 à la lumière de son objet, en tenant dûment compte de son texte, de la nature et de l’objectif plus large de la Charte, ainsi que de l’historique de cette disposition. Ensuite, nous allons aborder les « autres » droits et libertés collectifs visés à l’art. 25 et leur rapport avec la spécificité autochtone. Enfin, nous analyserons la portée des dimensions dites « protectrice » et « interprétative » de l’art. 25 avant de nous demander si cette disposition protège l’obligation de résidence prévue dans la Constitution de la VGFN contre la contestation de Mme Dickson fondée sur le par. 15(1), et également si la VGFN doit justifier son obligation de résidence au regard de l’article premier de la Charte.
(2)         Objet de l’art. 25
[113]                     Notre Cour reconnaît depuis longtemps que la Charte doit recevoir une interprétation téléologique (voir Hunter, p. 156‑157; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566, par. 32). Dans le cadre d’une telle approche, le tribunal examine, en guise de premier facteur, le texte de la disposition en question, puis se penche sur « la nature et [l]es objectifs plus larges de la Charte elle‑même [. . .], [l]es origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, [le] sens et [. . .] l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent » (Poulin, par. 32, citant Big M Drug Mart, p. 344; voir aussi Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426, par. 10).
[114]                     De plus, comme l’a écrit le juge en chef Lamer dans l’arrêt R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507, le rapport de fiduciaire entre la Couronne et les peuples autochtones suppose que « les traités, le par. 35(1) et les autres dispositions législatives et constitutionnelles protégeant les droits des peuples autochtones doivent recevoir une interprétation généreuse et libérale » (par. 24, citant R. c. George, 1966 CanLII 2 (SCC), [1966] R.C.S. 267, p. 279). À notre avis, la protection des intérêts de la minorité autochtone visés à l’art. 25 devrait être interprétée dans le même esprit.
[115]                     Devant notre Cour, Mme Dickson affirme que l’objet de l’art. 25, [traduction] « tout comme celui de l’art. 35, est la réconciliation des peuples autochtones du Canada avec l’État canadien au sens large » (m.a., par. 57). Pour elle, l’art. 25 s’accorde avec les instruments internationaux assurant un équilibre dans lequel les peuples autochtones ont droit à la [traduction] « pleine jouissance » de leurs droits et libertés collectifs et individuels, ce qui signifie que l’art. 25 est « une disposition interprétative ayant pour objectif la réconciliation » (recueil condensé de l’appelante, p. 10). La VGFN exhorte la Cour à examiner différemment l’art. 25 et l’objectif de réconciliation. Elle affirme que l’art. 25 a pour objet de [traduction] « protéger l’espace nécessaire pour que les peuples autochtones continuent d’être autochtones » à mesure que se déroule le processus de réconciliation (recueil condensé de l’intimée, p. 1). La VGFN plaide que cet « espace » comprend le droit collectif à l’autonomie gouvernementale, fondé sur les [traduction] « sociétés préexistantes des peuples autochtones » (p. 1). À notre avis, les deux points de vue sont fondés : l’art. 25 opère dans le but de « concilier » des droits individuels et collectifs opposés et de créer une dynamique inédite permettant de résoudre tout conflit de ce genre, mais il donne aussi la préséance à certains droits autochtones sur des droits individuels opposés garantis par la Charte, cela afin de promouvoir la conciliation entre les peuples autochtones et l’affirmation de la souveraineté de la Couronne (voir R. c. Desautel, 2021 CSC 17, [2021] 1 R.C.S. 533, par. 22).
[116]                     Les deux premières juridictions (voir motifs de première instance, par. 198; motifs de la C.A., par. 148) se sont fondées sur l’énoncé d’objet de l’art. 25 que le juge Bastarache a développé dans ses motifs concordants dans l’arrêt Kapp : « . . . protéger les droits des peuples autochtones lorsque l’application des protections établies dans la Charte à l’endroit des individus diminuerait l’identité distinctive, collective et culturelle d’un groupe autochtone . . . » (par. 89, citant J. M. Arbour, « The Protection of Aboriginal Rights within a Human Rights Regime : In Search of an Analytical Framework for Section 25 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (2003), 21 S.C.L.R. (2d) 3, p. 60). Une doctrine abondante appuie aussi la thèse selon laquelle l’art. 25 a essentiellement un objectif de protection à l’égard des intérêts collectifs autochtones (voir, p. ex., W. Pentney, « The Rights of the Aboriginal Peoples of Canada and the Constitution Act, 1982 : Part I — The Interpretive Prism of Section 25 » (1988), 22 U.B.C. L. Rev. 21, p. 28); K. McNeil, « The Constitutional Rights of the Aboriginal Peoples of Canada » (1982), 4 S.C.L.R. 255, p. 262; Macklem, p. 225; C. Hutchinson, « Case Comment on R. v. Kapp : An Analytical Framework for Section 25 of the Charter » (2007), 52 R.D. McGill 173, p. 179). À l’instar de certains intervenants, y compris le procureur général du Canada (m. interv., par. 29), la VGFN demande à notre Cour de faire sien l’énoncé d’objet du juge Bastarache (m.i., par. 104).
[117]                     La Cour, à la majorité, n’a jamais analysé de manière exhaustive l’objet de l’art. 25 de la Charte. Le présent pourvoi nous oblige à le faire. Nous sommes d’avis que l’objet de l’art. 25 de la Charte est de veiller à ce que les droits et libertés désignés des peuples autochtones soient protégés lorsque le fait de donner effet à des droits et libertés individuels opposés et garantis par la Charte diminuerait la spécificité autochtone. Cet objet s’harmonise avec les objectifs généraux de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, en plus d’être en phase avec le cadre retenu par notre Cour pour concilier la souveraineté de la Couronne avec la réalité que les peuples autochtones vivaient ici, dans des sociétés distinctes dotées de lois, traditions et coutumes, bien avant le contact avec les Européens (voir Van der Peet, par. 31). L’article 25 se fait l’écho de la volonté de concilier les droits et libertés individuels garantis par la Charte à tous les Canadiens avec les droits collectifs distinctifs des peuples autochtones. Cette protection des droits et libertés collectifs s’accorde aussi avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, incorporée en droit canadien par la Loi sur la DNUDPA. Nous rappelons en particulier l’article 34 de la Déclaration : « Les peuples autochtones ont le droit de promouvoir, de développer et de conserver leurs structures institutionnelles et leurs coutumes, spiritualité, traditions, procédures ou pratiques particulières et, lorsqu’ils existent, leurs systèmes ou coutumes juridiques, en conformité avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme. »
[118]                     Quatre indices interprétatifs étayent notre point de vue selon lequel l’art. 25 a pour objet de protéger la spécificité autochtone contre une érosion inappropriée causée par les droits individuels garantis par la Charte : (1) le texte de la disposition; (2) la nature et les objectifs plus larges de la Charte; (3) l’origine, le sens et l’objet des droits ancestraux et issus de traités auxquels il est fait référence à l’art. 25; (4) la preuve extrinsèque relative à l’adoption de l’art. 25.
a)               Texte de l’art. 25
[119]                     Premièrement, le texte de l’art. 25 indique clairement l’objectif protecteur de cette disposition. Deux aspects du libellé sont importants. Le premier aspect a trait aux mots‑clés utilisés dans les versions anglaise et française de la disposition — « shall not be construed so as to abrogate or derogate » en anglais, et « ne porte pas atteinte » en français — qui signalent que l’art. 25 protège les droits collectifs autochtones contre les violations qui découleraient de l’application de droits ou libertés individuels opposés garantis par la Charte. Ce langage fort a été vu par certains comme le signe le plus clair que l’art. 25 fait « obstacle » ou agit comme « bouclier » contre l’application d’un droit garanti par la Charte qui diminuerait un intérêt autochtone collectif protégé. Le second aspect a trait à la nature des droits autochtones qui sont pertinents pour l’application de l’art. 25. Les passages « that pertain to the aboriginal peoples of Canada » en anglais, et « des peuples autochtones du Canada » en français, suggèrent l’existence d’un guide quant à la portée concrète de la protection accordée par l’art. 25.
[120]                     Pour certains, la présence dans la version anglaise des mots « shall not be construed » — qui sont absents dans la version française — suggère que l’art. 25 possède une dimension interprétative. De plus, les mots « pertain to » utilisés dans le texte anglais tendent à indiquer que les autres droits se rapportant aux peuples autochtones couvrent un large éventail; pour d’autres par contre, la mention « des peuples autochtones » dans la version française est plus limitative. Étant donné que la démarche en vue d’appréhender l’objet de l’art. 25 commence par l’examen de son texte, il est important d’examiner attentivement ces deux indices. Il convient d’écarter toute idée que les versions française et anglaise de la disposition divergent ou ne permettent pas de dégager un sens commun basé sur un seul et unique objet, à savoir la protection des intérêts autochtones collectifs contre la diminution qui proviendrait de l’application de droits individuels garantis par la Charte.
[121]                     Bien entendu, les textes français et anglais ont également force de loi, en tant qu’expressions de l’intention exprimée à l’art. 25 (voir l’art. 57 de la Loi constitutionnelle de 1982; R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 114‑115). Suivant un principe d’interprétation bilingue reconnu, applicable à la Charte, l’exercice consistant à dégager l’intention du législateur peut à bon droit inclure la recherche d’un sens commun aux deux textes linguistiques, typiquement déterminé par une lecture conjointe des deux versions (R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265, p. 287‑288; R. c. Lewis, 1996 CanLII 243 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 921, par. 72; voir aussi P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), no 1126).
[122]                     Dans l’arrêt Kapp, le juge Bastarache a longuement analysé le texte de l’art. 25, s’intéressant notamment aux discordances possibles entre les versions française et anglaise en tant que mesures du sens de la disposition. Nous souscrivons à sa conclusion portant que les différences observables entre le libellé des versions française et anglaise ne sont pas déterminantes quant au sens à donner à l’art. 25, et que l’interprétation conjointe étaie la thèse de l’existence d’un seul et unique objectif protecteur (voir les par. 86 et 101‑103).
[123]                     Les mots « abrogate or derogate » et « porte [. . .] atteinte » suggèrent que l’objet de l’art. 25 est ce que notre Cour a parfois appelé une « clause de non‑atteinte aux droits des peuples autochtones » (Renvoi relatif à la sécession, par. 82), ou une disposition qui « protège » les droits ancestraux contre une abrogation ou une dérogation (Desautel, par. 39). Les expressions choisies indiquent toutes deux que l’art. 25 peut empêcher que des droits individuels opposés garantis par la Charte portent atteinte aux intérêts collectifs autochtones. Les deux textes expriment cette idée un peu différemment. L’auteure Jane M. Arbour a utilement fait remarquer que le texte français est plus [traduction] « déclaratoire » quant à l’effet protecteur de l’art. 25 qui opérerait si un droit individuel garanti par la Charte portait atteinte à l’intérêt collectif autochtone en cause (p. 27). Par comparaison, a‑t‑elle écrit, les mots « shall not be construed » dans le texte anglais renvoient expressément à un exercice interprétatif (p. 27). Elle n’a toutefois pas considéré que cette différence d’accentuation avait quelque conséquence en droit.
[124]                     Il y a un sens commun à l’objectif central de protection véhiculé par les deux versions linguistiques. Pour déterminer si l’intérêt collectif autochtone en cause devrait avoir préséance sur le droit individuel que la Charte garantit à un demandeur (ou être protégé contre ce droit), il faut décider si ce que le juge Bastarache a appelé les deux « droits inconciliables » entrent en conflit, ce qui exige qu’ils soient « interprétés » (Kapp, par. 87). Cet exercice interprétatif est mentionné explicitement dans le texte anglais, alors qu’il est implicite dans le texte français plus déclaratoire : il faut interpréter les deux droits en cause pour être en mesure de conclure que le droit individuel garanti par la Charte « porte [. . .] atteinte » à l’intérêt collectif autochtone. De même, il est uniquement possible de conclure que le droit individuel garanti par la Charte a pour effet de « porter atteinte » (« to abrogate » — c.‑à‑d. abroger ou annuler — ou « to derogate from » — c.‑à‑d. déroger à — dans la version anglaise) au droit collectif après avoir déterminé, au terme d’un exercice initial d’interprétation des intérêts opposés, si le droit collectif est incompatible avec le droit ou la liberté individuel garanti par la Charte. En employant une expression générique, le texte français met l’accent sur l’effet du conflit (« porter [. . .] atteinte »), tandis que le texte anglais renvoie à la même réalité en précisant comment l’effet du conflit se manifeste (« abrogate » or « derogate »). Le sens commun qui se dégage des textes français et anglais suggère ainsi que l’art. 25 possède à la fois une dimension interprétative et une dimension protectrice, qui sont toutes deux pertinentes en ce qui concerne l’objet de la disposition. Ce sont les exigences de forme linguistique qui expliquent le mieux la différence d’expression.
[125]                     Cependant, le libellé impératif du texte anglais (« shall not be construed ») et la formulation déclaratoire du texte français (« ne porte pas atteinte ») suggèrent que l’étendue de l’interprétation est limitée, et, dans les deux textes, tout pouvoir discrétionnaire dont disposent les tribunaux pour interpréter les intérêts individuels et collectifs opposés est restreint par la directive selon laquelle le droit individuel ne peut entrer en conflit avec l’intérêt protégé de la minorité. En résumé, les deux versions linguistiques de la Charte « ne sont pas seulement compatibles, mais constituent également des manières différentes d’exprimer la même idée » (9147‑0732 Québec inc., par. 65, la juge Abella, dissidente, mais non sur ce point).
[126]                     Dans un contexte étroitement lié, la Loi sur la DNUDPA contient une disposition, située dans la section « Définitions et interprétation » de la version française et la section « Interpretation » de la version anglaise, respectivement, qui maintient les droits autochtones de manière semblable. Le paragraphe 2(2) prévoit : en français, « [l]a présente loi maintient les droits des peuples autochtones reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982; elle n’y porte pas atteinte »; et, en anglais, « [t]his Act is to be construed as upholding the rights of Indigenous peoples recognized and affirmed by section 35 of the Constitution Act, 1982, and not as abrogating or derogating from them ». Cela appuie le point de vue selon lequel le « maintien » ou « upholding » en anglais, des droits autochtones en vertu de l’objet protecteur de l’art. 25 de la Charte peut impliquer des éléments qui tiennent à la fois d’un bouclier et d’un exercice interprétatif.
[127]                     De même, la différence sur le plan de l’accentuation entre l’expression française « des peuples autochtones » et l’expression anglaise « pertain to the aboriginal peoples », n’a aucune conséquence juridique à la lumière du sens qui est clairement commun aux deux versions. Il est vrai que l’expression « pertain to » a un sens potentiellement large, qui s’étend au‑delà des droits qui appartiendraient aux peuples autochtones pour inclure ceux qui pourraient se rapporter à eux de manière plus accessoire. L’utilisation du déterminant « des » en français a un sens nettement plus étroit. Les professeurs Pierre‑André Côté et Mathieu Devinat expliquent qu’en pareil cas, « [l]e sens commun aux deux versions est alors celui du texte ayant le sens le plus restreint » (no 1131). En l’espèce, le sens le plus étroit communiqué par la version française est commun à la version anglaise : « des peuples autochtones » renvoie aux droits qui appartiennent ou bénéficient aux peuples autochtones en tant que peuples autochtones ou, comme l’a fait remarquer le juge Bastarache dans Kapp, aux droits « qui leur sont propres » (par. 101). Ce lien plus étroit entre le droit ou la liberté et les peuples autochtones s’avérera important, comme nous le verrons, pour dégager ce que les auteurs ont décrit comme étant la « spécificité autochtone », dont il est question dans les droits ou libertés visés à l’art. 25.
[128]                     Nous notons également que la disposition est décrite ainsi dans les notes marginales de l’art. 25 : « Maintien des droits et libertés des autochtones » en français et « Aboriginal rights and freedoms not affected by Charter » en anglais. Les notes marginales ne font évidemment pas partie intégrante du texte de la disposition, et aucun poids déterminant ne devrait donc leur être attribué dans l’interprétation des dispositions de la Charte (voir R. c. Wigglesworth, 1987 CanLII 41 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 541, p. 556‑558). Cependant, aussi limitée que soit leur valeur interprétative, ces notes appuient l’opinion selon laquelle l’art. 25 a pour objet de protéger les droits appartenant aux peuples autochtones du Canada contre certains effets que l’application de la Charte aurait autrement.
[129]                     Enfin, il convient de souligner que les termes utilisés à l’art. 25 se retrouvent également aux art. 21 et 22 de la Charte sur le maintien de certains droits linguistiques, et à l’art. 29 sur le maintien de droits relatifs à certaines écoles. Ces dispositions utilisent effectivement un libellé similaire à celui de l’art. 25 : en anglais « [n]othing in [the relevant provisions] abrogates or derogates from [pre‑existing rights] », et en français « n’ont pas pour effet de porter atteinte ». L’article 29, une disposition de la Charte qui se trouve (tout comme l’art. 25) dans la section « Dispositions générales » / « General » de la Charte, a été rattaché à l’art. 25, car il se rapporte au principe constitutionnel sous‑jacent de la protection des droits des minorités (Renvoi relatif à la sécession, par. 79 et 82). L’article 29, qui a une vocation semblable à celle de l’art. 25, a été interprété par notre Cour dans l’affaire Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), 1987 CanLII 65 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1148, où la juge Wilson a écrit que « l’art. 29 est là pour protéger contre tout examen en vertu de la Charte les droits ou privilèges qui autrement, n’était‑ce de cet article, pourraient faire l’objet d’un tel examen. [. . .] [I]ls sont à l’abri de toute contestation fondée sur la Charte » (p. 1198). Commentant la pertinence de ces dispositions connexes pour l’interprétation téléologique de l’art. 25, le professeur Kenneth M. Lysyk a écrit, avant d’accéder à la magistrature, que « [t]outes ces dispositions [c.‑à‑d. les art. 21, 25, 26 et 29] ont ceci en commun [qu’]elles visent à sauvegarder et à protéger des droits qui existent indépendamment de la Charte » (« Les droits et libertés des peuples autochtones du Canada », dans G.‑A. Beaudoin et W. S. Tarnopolsky, dir., Charte canadienne des droits et libertés (1982), 591, p. 596). Cela étaye davantage l’idée que le texte de l’art. 25 a un objectif protecteur qui consiste à sauvegarder les droits autochtones contre certains empiètements imputables aux droits individuels garantis par la Charte.
b)              Nature et objectifs plus larges de la Charte
[130]                     La nature et les objectifs plus larges de la Charte sont conformes à l’idée que l’objet de l’art. 25 est, comme le suggère le texte, la protection des intérêts collectifs de la minorité autochtone contre l’empiètement imputable à des droits et libertés individuels opposés et garantis par la Charte. Dans l’arrêt R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, le juge en chef Dickson a écrit que les « valeurs et [l]es principes essentiels à une société libre et démocratique » qui peuvent justifier des restrictions aux droits garantis par la Charte comprennent le « respect de chaque culture et de chaque groupe » (p. 136). Comme nous l’avons vu, cette dernière idée a été décrite au par. 82 du Renvoi relatif à la sécession comme une « valeur constitutionnelle sous‑jacente » — celle de la protection des droits des minorités. Elle trouve son expression dans le texte constitutionnel par l’entremise, entre autres dispositions, de l’art. 25 de la Charte (voir aussi Metallic, p. 13). Dans l’arrêt Van der Peet, le juge en chef Lamer a expliqué que c’est l’occupation antérieure de l’Amérique du Nord par les peuples autochtones qui « [les] distingue [. . .] de tous les autres groupes minoritaires du pays et qui commande leur statut juridique — et maintenant constitutionnel — particulier » (par. 30).
[131]                     Même si la Charte protège indubitablement les droits individuels (voir McKinney, p. 261), ces arrêts de principe et la jurisprudence plus générale de notre Cour confirment que la Charte ne vise pas à le faire au détriment des droits collectifs des peuples autochtones du Canada en tant que minorité distincte méritant la protection de la Constitution. Reconnaître que l’art. 25 protège certains droits et libertés contre les atteintes qui pourraient découler du fait qu’il est donné effet à des droits et libertés opposés garantis par la Charte est, par conséquent, conforme à la nature et aux objectifs primordiaux de la Charte elle‑même.
c)               Origines historiques, sens et objet des droits ancestraux et issus de traités
[132]                     Les droits ancestraux et issus de traités visés à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 nous éclairent sur la protection accordée par l’art. 25, qui renvoie en partie aux mêmes droits. L’article 35 confère à ces droits un statut constitutionnel en les protégeant contre les violations injustifiées découlant des actes des détenteurs du pouvoir législatif et exécutif (voir Sparrow).
[133]                     Dans l’arrêt Van der Peet, le juge en chef Lamer a expliqué que la doctrine des droits ancestraux et la méthode d’interprétation libérale de ces droits dans la Constitution s’expliquent par un simple fait historique : « . . . quand les Européens sont arrivés en Amérique du Nord, les peuples autochtones s’y trouvaient déjà, ils vivaient en collectivités sur ce territoire et participaient à des cultures distinctives, comme ils l’avaient fait pendant des siècles » (par. 30 (soulignement dans l’original)). Il a en conséquence déclaré que l’art. 35 « établit le cadre constitutionnel qui permet de reconnaître que les autochtones vivaient sur le territoire en sociétés distinctives, possédant leurs propres cultures, pratiques et traditions, et de concilier ce fait avec la souveraineté de Sa Majesté » (par. 31).
[134]                     L’article 35 a en outre constitutionnalisé les droits issus de traités que détiennent les peuples autochtones du Canada et, aux termes du par. 35(3), il est entendu que « sont compris parmi les droits issus de traités [. . .] les droits existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis ». Cette garantie constitutionnelle est justifiée, car « un traité est un échange de promesses solennelles entre la Couronne et les diverses [premières] nations [. . .] concernées, un accord dont le caractère est sacré » (R. c. Badger, 1996 CanLII 236 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 771, par. 41).
[135]                     La Cour a donné sa pleine expression à l’objet de l’art. 35, en reconnaissant que les droits ancestraux et issus de traités s’étendent à un large éventail d’intérêts constitutionnels sous‑jacents. Par exemple, la reconnaissance constitutionnelle des liens que les peuples autochtones entretiennent avec la terre peut fonder le droit de ces peuples de détenir un titre foncier qui, dans certaines circonstances, repose sur l’art. 35 (voir Delgamuukw; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257). De plus, les traités peuvent porter sur divers intérêts, y compris ceux liés à la terre ou à l’autonomie gouvernementale (voir, p. ex., First Nation of Nacho Nyak Dun, par. 10).
[136]                     Dans l’arrêt Kapp, le juge Bastarache s’est inspiré de la thèse du professeur Macklem selon laquelle la vaste gamme des intérêts des peuples autochtones du Canada qui peuvent être reconnus comme étant consacrés constitutionnellement sont ceux liés à la « spécificité autochtone ». Le professeur Macklem a fait observer que la spécificité autochtone s’explique par [traduction] « quatre faits sociaux complexes [qui] se situent au cœur de la relation entre les peuples autochtones et l’État canadien » (p. 4). Ces faits sont : [traduction] « . . . la différence culturelle autochtone, l’occupation antérieure des Autochtones, la souveraineté autochtone antérieure et la participation des Autochtones au processus de négociation de traités . . . » (p. 4).
[137]                     Se fondant sur l’avis exprimé par la Cour dans le Renvoi relatif à la sécession qui relie les art. 35 et 25 à une tradition de protection constitutionnelle des droits des minorités, Mme Dickson affirme que l’art. 25 protège les initiatives conçues pour préserver ou promouvoir la spécificité autochtone. L’intervenant le procureur général de l’Alberta a plaidé, au même effet, que l’art. 25 [traduction] « permet une approche qui protège les intérêts liés à la spécificité autochtone contre l’érosion causée par des droits individuels garantis par la Charte » (m. interv., par. 20). La VGFN conteste cette conclusion et répond que cette caractérisation exclurait un large éventail de droits liés à l’autonomie gouvernementale et limiterait indûment les protections de l’art. 25. La VGFN rattache plutôt l’obligation de résidence contestée à la spécificité autochtone et à la continuité de l’ordre juridique autochtone antérieur au contact avec les Européens.
[138]                     La spécificité autochtone est un critère approprié pour circonscrire les « autres » droits ou libertés visés à l’art. 25, parce qu’elle aide à définir les contours de l’objet protecteur de la disposition en cas de conflit avec un droit individuel garanti par la Charte. La spécificité autochtone rattache l’« autr[e] » droit ou liberté à l’intérêt collectif de la minorité que l’art. 25 vise à servir. Lorsqu’il n’est pas démontré que la spécificité autochtone sous‑tend l’intérêt collectif invoqué en opposition au droit individuel garanti par la Charte, la justification ultime de la mise à l’écart du droit individuel s’écroule. Le concept de spécificité autochtone rattache les « autres » droits au reste de l’art. 25 et jette ainsi de la lumière sur ce que signifie le fait qu’un droit ou une liberté appartient ou bénéficie aux peuples autochtones du Canada — constitue véritablement un droit ou une liberté « des » peuples autochtones du Canada.
[139]                     Le lien évident entre les art. 25 et 35 tend à indiquer que leurs objectifs doivent être considérés comme apparentés. L’article 35 illustre la manière dont la Constitution du Canada protège la spécificité autochtone contre les empiètements législatifs et exécutifs injustifiés. Dans la même veine, l’art. 25 veille à ce que les droits individuels garantis par la Charte ne sapent pas eux‑mêmes la spécificité autochtone quand ils portent atteinte aux mesures qui protègent cette différence.
d)               Preuve extrinsèque
[140]                     Enfin, l’objet protecteur de l’art. 25 est confirmé par les témoignages et les débats parlementaires entourant la genèse de la disposition. Ces documents extrinsèques indiquent que l’art. 25 était considéré initialement, pour reprendre les propos du ministre de la Justice à l’époque, Jean Chrétien, comme un moyen d’identifier les droits autochtones auxquels « la Charte ne portera pas atteinte » (Sénat et Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, nº 36, 1re sess., 32e lég., 12 janvier 1981, p. 18; voir aussi nº 38, 1re sess., 32e lég., 15 janvier 1981, p. 67‑69 (hon. Jean Chrétien; M. Roger Tassé); Arbour, p. 30‑37). Comme nous l’avons mentionné précédemment, le gouvernement du Canada a couramment eu pour politique que la Charte doit s’appliquer à tous les Canadiens, y compris aux peuples autochtones autonomes, et que l’art. 25 est un mécanisme prévu par la Constitution qui requiert que la Charte soit interprétée de manière à respecter et à maintenir les droits ancestraux, issus de traités et autres droits semblables (L’approche du gouvernement du Canada concernant la mise en œuvre du droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale et la négociation de cette autonomie; voir, de façon générale, Hogg et Turpel).
[141]                     À notre avis, cela appuie l’approche généreuse qui doit être suivie dans l’interprétation des « autres » droits visés à l’art. 25 et du critère de la spécificité autochtone, approche qui aide à prévenir une application trop zélée de la Charte aux peuples autochtones autonomes. Avant d’être nommé à la magistrature, le professeur Sébastien Grammond a décrit la protection de l’intérêt collectif visé par l’art. 25 comme une sorte de contrepoids à l’application de la Charte aux peuples autochtones autonomes :
     C’est peut‑être là que réside la manière la plus élégante de transcender le débat : une interprétation souple de l’article 25 pourrait mener à considérer la Charte applicable en principe aux gouvernements autochtones, mais d’une manière atténuée, qui cherche à éviter de porter atteinte à des éléments centraux de la société autochtone. [p. 342]
[142]                     Même si nous n’accordons pas un poids déterminant à la preuve extrinsèque concernant l’objet de cette disposition de la Charte (voir Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 504‑507), cette preuve appuie elle aussi l’objet protecteur de l’art. 25.
e)               Conclusion sur l’objet de l’art. 25
[143]                     Nous concluons donc que l’art. 25 a pour objet de protéger certains droits collectifs autochtones contre l’application de droits ou libertés individuels opposés garantis par la Charte, lorsque l’application des seconds diminuerait la spécificité autochtone protégée et reconnue par les droits collectifs. Lorsque l’application du droit individuel minerait de manière non essentielle ou non accessoire la spécificité autochtone protégée par le droit collectif, l’art. 25 exige que l’on accorde la primauté au droit collectif. Cela diffère du processus qui consiste à déterminer si l’atteinte à un droit individuel garanti par la Charte est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique au regard de l’article premier de la Charte, processus qui ne vise pas seulement la protection du droit collectif de la minorité en tant que bienfait social et constitutionnel.
(3)         Droits relevant du champ d’application de l’art. 25
[144]                     À la lumière de l’objet de l’art. 25, quels droits ou libertés collectifs de la minorité relèvent du champ d’application de cette disposition? L’article 25 mentionne les « droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — » et précise qu’ils comprennent les droits ou libertés a) reconnus par la Proclamation royale (1763) (G.‑B.), 3 Geo. 3 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1), ou b) issus d’accords sur des revendications territoriales. En incluant les « autres » droits et libertés parmi ceux méritant la protection constitutionnelle dans ce contexte, l’art. 25 évoque un éventail plus large de droits que l’art. 35 (voir, p. ex., B. Slattery, « The Constitutional Guarantee of Aboriginal and Treaty Rights » (1982), 8 Queen’s L.J. 232, p. 237; Hogg et Wright, § 28:41). Le professeur Lysyk souligne que les sous‑catégories de droits ou libertés visés aux al. 25a) et b) « illustrent mais ne limitent pas la portée des droits et libertés que protège l’article 25 » (p. 597).
[145]                     La question de savoir si un droit revendiqué est un droit ancestral ou issu de traité dépend évidemment des règles de droit applicables à la reconnaissance de tels droits (voir, p. ex., Van der Peet; Pamajewon; R. c. Gladstone, 1996 CanLII 160 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 723; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535; Desautel; et voir, p. ex., R. c. Sioui, 1990 CanLII 103 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1025; R. c. Sundown, 1999 CanLII 673 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 393; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623). Toutefois, aucun cadre d’analyse permettant de déterminer l’appartenance à la troisième catégorie de droits protégés par l’art. 25 — les « autres » droits — n’a encore été établi de façon définitive.
[146]                     Dans l’arrêt Kapp, les juges majoritaires ont examiné, dans des remarques incidentes, l’étendue des droits inclus à l’art. 25 et ont écrit que ce ne sont pas tous les intérêts autochtones qui relèvent du champ d’application de cette disposition. Au contraire, « seuls les droits de nature constitutionnelle sont susceptibles de bénéficier de la protection de l’art. 25 » (par. 63, la juge en chef McLachlin et la juge Abella). Le juge Bastarache a proposé une approche plus large, compatible avec l’idée que l’art. 25 protège tous les droits qui sont « propres [aux peuples autochtones] en raison de leur statut spécial », c’est‑à‑dire les droits qui protègent la spécificité autochtone (par. 103; voir aussi le par. 106).
[147]                     Devant notre Cour, Mme Dickson affirme que seuls les droits possédant un [traduction] « statut constitutionnel », dans le sens qu’ils ne peuvent pas être abrogés ou modifiés par une loi ordinaire, sont protégés par l’art. 25 (m.a., par. 66a)). La VGFN s’oppose à une telle restriction. Subsidiairement, elle plaide que même si les droits protégés par application de l’art. 25 doivent posséder une « nature constitutionnelle », cela ne saurait signifier [traduction] « qu’un jugement déclaratoire d’un tribunal ou la reconnaissance par la Couronne d’un droit ancestral “existant” est une condition préalable à l’application de l’art. 25 » (m.i., par. 112).
[148]                     Il est reconnu que les droits garantis par la Charte ne sont pas absolus (voir Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, par. 36). Cela vaut également pour une disposition comme l’art. 25 qui protège certains droits et libertés autochtones (voir Kapp, par. 97, le juge Bastarache). Parmi les limitations potentielles du champ des « autres » droits visés à l’art. 25, mentionnons les limites quant aux sources des droits visés, que nous appelons les restrictions « formelles », et les limites quant à la nature de ces droits, que nous appelons les restrictions « substantielles ».
[149]                     Il ressort clairement du texte et de l’objet de l’art. 25 que, contrairement à ce qu’a affirmé Mme Dickson, les protections prévues par cette disposition ne se limitent pas aux droits qui possèdent un « statut constitutionnel » en ce qu’ils ne peuvent être abrogés ou modifiés par une loi ordinaire. La possibilité d’une telle restriction formelle est exclue, en particulier par l’inclusion expresse des droits reconnus par la Proclamation royale (1763), qui n’est pas l’un des documents compris dans la Constitution du Canada aux termes du par. 52(2), et qui est considérée comme ayant « force de loi » d’une manière analogue au statut de la Magna Carta (Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, 1973 CanLII 4 (CSC), [1973] R.C.S. 313, p. 395, le juge Hall). De plus, comme l’intervenant le procureur général du Canada le fait remarquer, si l’art. 25 était censé protéger uniquement les droits et libertés possédant un statut constitutionnel, [traduction] « la disposition aurait vraisemblablement parlé de droits ou libertés garantis en vertu de la Constitution du Canada, comme c’est le cas à l’art. 29 de la Charte » (m. interv., par. 45). Par conséquent, les droits protégés à l’art. 25 ne se limitent pas à ceux qui sont inscrits dans la Constitution, mais peuvent plutôt comprendre des droits prévus par des lois ordinaires (voir aussi Corbiere, par. 52, la juge L’Heureux‑Dubé).
[150]                     Bien que nous ne soyons pas d’avis de donner effet à la restriction formelle quant à la source des « autres » droits qu’a proposée Mme Dickson, le texte et l’objet de l’art. 25 suggèrent toutefois l’existence d’une restriction substantielle. Puisque l’art. 25 visait à protéger les droits associés à la spécificité autochtone — considérés comme les intérêts liés à la différence culturelle, à l’occupation antérieure, à la souveraineté antérieure ou encore à la participation au processus de négociation de traités — le fait qu’un droit mérite ou non la protection de l’art. 25 au motif qu’il fait partie des « autres » droits dépendra de la réponse à la question de savoir s’il protège ou reconnaît ces intérêts. Bref, la partie qui sollicite la protection de l’art. 25 à l’égard d’un droit qui ferait partie des « autres » droits doit établir à la fois l’existence du droit en question et le fait que ce droit protège ou reconnaît la spécificité autochtone.
[151]                     L’intervenant le procureur général du Canada soutient qu’une restriction applicable en ce qui concerne l’étendue des « autres » droits visés est que ces droits doivent être de « nature constitutionnelle » sur le plan substantiel plutôt que sur le plan formel (voir, p. ex., m. interv., par. 44). Bien que le juge Bastarache ait suggéré qu’une exigence fondée sur la « nature constitutionnelle » des droits s’oppose à une approche plus large à l’égard des droits de la minorité axée sur la protection des droits associés à la spécificité autochtone (Kapp, par. 102‑103), il est possible que les deux soient compatibles si la protection de la spécificité autochtone a une importance constitutionnelle inhérente. Toutefois, comme le droit revendiqué qui est en cause dans la présente affaire possède une nature constitutionnelle, nous remettons à une autre occasion l’examen de la question de savoir si la « nature constitutionnelle » constitue une restriction substantielle distincte en ce qui concerne les « autres » droits.
(4)         Application de l’art. 25
[152]                     Lorsqu’il est démontré qu’un droit fait partie des droits ou libertés ancestraux, issus de traités ou « autres », les protections prévues par l’art. 25 ne s’appliquent pas automatiquement. Ces protections s’appliquent uniquement s’il est jugé qu’il existe un conflit irréconciliable entre le droit garanti par la Charte qui est revendiqué et le droit visé à l’art. 25, de telle sorte qu’en donnant effet au droit garanti par la Charte on minerait la spécificité autochtone protégée ou reconnue par le droit collectif. Il s’agit alors de savoir quel genre de protection la disposition accorde. Il existe un large consensus voulant que l’art. 25 ne crée pas de nouveaux droits ou libertés substantiels (voir Hogg et Wright, § 28:41; voir aussi R. c. Steinhauer (1985), 1985 CanLII 1891 (AB KB), 63 A.R. 381 (B.R.), par. 19; R. c. Augustine (1986), 1986 CanLII 3939 (NB CA), 74 R.N.‑B. (2e) 156 (C.A.), par. 50; R. c. Nicholas (1988), 1988 CanLII 7758 (NB BR), 91 R.N.‑B. (2e) 248 (B.R.), par. 10; R. c. Willocks (1992), 14 C.R.R. (2d) 373 (C.J. Ont. (Div. prov.)), p. 383, conf. par (1995), 1995 CanLII 7167 (ON SC), 22 O.R. (3d) 552 (C.J. (Div. gén.)); R. c. Redhead (1995), 1995 CanLII 16082 (MB KB), 99 C.C.C. (3d) 559 (B.R. Man.), p. 573; Kapp, par. 79, le juge Bastarache; Rice c. Agence du revenu du Québec, 2016 QCCA 666, [2016] 3 C.N.L.R. 311, par. 50). Cependant, les détails de l’application de l’art. 25 demeurent dans une large mesure incertains.
a)               L’effet de l’art. 25
(i)      Approches opposées concernant l’effet de l’art. 25
[153]                     Dans l’arrêt Kapp, la Cour a examiné deux approches opposées concernant l’effet de l’art. 25 (par. 64, la juge en chef McLachlin et la juge Abella; par. 79‑80 et 94‑97, le juge Bastarache). La première approche considère l’art. 25 comme un « bouclier ». Suivant cette approche, le fait d’invoquer avec succès l’art. 25 fait obstacle à une revendication fondée sur la Charte dans les cas où l’application d’un droit garanti par la Charte porterait atteinte au droit visé à l’art. 25 (par. 64; par. 80 et 94‑97).
[154]                     La seconde approche considère l’art. 25 comme un « prisme interprétatif » ou une règle d’interprétation (voir Pentney, p. 27‑29). Dans Kapp, les juges majoritaires ont écrit que l’art. 25 est une disposition servant à « interpréter des droits garantis par la Charte qui sont susceptibles d’entrer en conflit » plutôt qu’à faire obstacle à l’application de la Charte (par. 64). Suivant cette approche, les tribunaux tentent d’abord d’interpréter le droit garanti par la Charte qui est revendiqué et de lui donner effet sans porter atteinte au droit identifié visé à l’art. 25. En cas de conflit, toutefois, le droit ancestral, issu de traité ou autre ne se verrait accorder aucune priorité spéciale; la question de savoir si le droit autochtone collectif devrait être maintenu serait laissée à la discrétion du tribunal, qui la trancherait au cas par cas (voir, p. ex., B. H. Wildsmith, Aboriginal peoples and Section 25 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms (1988), p. 10‑11).
[155]                     Dans l’arrêt Kapp, le juge Bastarache a privilégié l’approche fondée sur le « bouclier » plutôt que celle fondée sur le « prisme interprétatif », soulignant que l’art. 25 vise à donner la « primauté » aux droits ancestraux, issus de traités ou autres (par. 81; voir aussi les par. 94‑97). Pour leur part, les juges majoritaires dans cette affaire ont tranché le litige sur la base du par. 15(2) de la Charte, et ont donc refusé de statuer sur ce point (par. 62‑65).
[156]                     Devant notre Cour, Mme Dickson plaide que l’art. 25 ne devrait pas agir comme un bouclier « absolu » (voir m.a., par. 97; voir aussi les par. 11, 47, 56, 92‑93, 96, 100 et 102). Elle soutient plutôt que l’art. 25 devrait être considéré comme un élément de l’analyse fondée sur l’article premier, à savoir une mise en balance dans laquelle le tribunal soupèse [traduction] « le préjudice causé aux droits des communautés autochtones » et « le préjudice causé par la violation du droit garanti par la Charte » (par. 97; voir aussi les par. 50‑52). Par contraste, la VGFN prétend que l’art. 25 réalise son objet qui est de veiller à ce que [traduction] « les droits et libertés des peuples autochtones de même que leur place spéciale au sein de la société canadienne ne soient pas érodés par la garantie des droits et libertés que la Charte reconnaît aux Canadiens et aux Canadiennes » en « constituant un “bouclier” protégeant les droits et libertés autochtones » (m.i., par. 104). La VGFN décrit l’art. 25 comme un [traduction] « bouclier complet » contre la revendication de Mme Dickson fondée sur le par. 15(1), bouclier qui n’est pas assujetti à des limites, y compris celles liées à l’article premier de la Charte (titre du par. 122; voir aussi le par. 126).
[157]                     Dans la jurisprudence peu abondante relative à l’art. 25, la métaphore du « bouclier » qui « protège » est parfois utilisée pour décrire l’effet protecteur de la disposition. Avant l’arrêt Kapp, la juge L’Heureux‑Dubé avait parlé de protection dans les motifs concordants qu’elle avait rédigés dans Corbiere (par. 51‑53). Plus récemment, s’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Desautel, le juge Rowe a affirmé que l’art. 25 « protège les droits et libertés des peuples autochtones du Canada contre une abrogation par la Charte canadienne des droits et libertés » (par. 39). Les juridictions inférieures ont souvent décrit l’art. 25 comme un « bouclier » (voir, p. ex., Steinhauer, par. 19; Willocks (C.J. Ont. (Div. prov.)), p. 383; Campbell c. British Columbia (Attorney General), 2000 BCSC 1123, 79 B.C.L.R. (3d) 122, par. 156‑158). En l’espèce, le juge de première instance et la Cour d’appel ont tous deux employé le terme « bouclier » dans leur analyse relative à l’art. 25 (motifs de première instance, par. 180; motifs de la C.A., par. 158). Des approches relatives à l’art. 25 basées sur la notion de « bouclier » ont également été adoptées par certains professeurs de droit, bien qu’il n’existe pas de consensus doctrinal sur cette question (voir Swiffen, p. 27 et 32‑34).
(ii)      L’approche appropriée quant à l’effet de l’art. 25
1.              L’article 25 donne la primauté aux droits autochtones en cas de conflit irréconciliable
[158]                     À notre avis, l’approche qu’il convient d’adopter à l’égard de l’art. 25 inclut des éléments tirés à la fois de l’approche fondée sur le « bouclier » et de celle fondée sur le « prisme interprétatif ». Comme nous l’expliquons, il est possible d’affirmer que l’art. 25 produit un effet de « bouclier », en ce qu’il donne la primauté aux droits ancestraux, issus de traités ou autres. Toutefois, un droit relevant du champ d’application de l’art. 25 se voit accorder la priorité uniquement si un exercice interprétatif démontre qu’il existe un conflit irréconciliable entre le droit collectif et le droit individuel garanti par la Charte qui est revendiqué.
[159]                     À la lumière de l’analyse téléologique exposée ci‑dessus, la disposition sert parfois de « bouclier » au profit des droits ancestraux, issus de traités et autres afin de protéger l’intérêt collectif minoritaire des peuples autochtones. Cependant, nous sommes également d’accord avec le procureur général du Canada pour dire que l’analyse relative à l’art. 25 ne devrait pas trop s’appuyer sur la métaphore du « bouclier » (m. interv., par. 31‑33). Une conception absolutiste de l’art. 25 qui [traduction] « bloquerait [. . .] le dialogue sur des intérêts concurrents et, à l’occasion, opposés », est incompatible avec une approche téléologique (par. 32, citant Arbour, p. 13). Elle s’oppose aussi à l’idée que, dans les cultures juridiques autochtones, tout comme en droit constitutionnel canadien, les droits individuels et les droits collectifs sont considérés comme coexistant en harmonie. Bien que la disposition ne soit pas une simple lentille interprétative pour l’analyse de la Charte, pour bien dégager l’étendue de la protection offerte par l’art. 25 il faut emprunter certains aspects de ces deux approches. Cette position a été défendue par une partie de la doctrine : par exemple, l’autrice Arbour soutient que l’effet protecteur de l’art. 25 entre seulement en jeu lorsque le tribunal a déterminé qu’il est impossible d’interpréter le droit particulier visé à l’art. 25 et le droit garanti par la Charte d’une manière qui permet de respecter les deux droits (p. 61‑62).
[160]                     Comme nous l’avons vu, le texte de l’art. 25 tend à indiquer qu’il est justifiée de prioriser les droits ancestraux, issus de traités et autres uniquement dans les cas où donner effet au droit garanti par la Charte qui est revendiqué porterait atteinte à ces droits collectifs. S’il n’y a pas de conflit entre le droit garanti par la Charte et le droit ancestral, issu de traité ou autre, il n’est pas nécessaire de protéger le droit collectif contre l’intrusion causée par le droit individuel. Le procureur général de l’Alberta se joint au procureur général du Canada et à d’autres intervenants pour plaider que, en raison de l’art. 25, les droits garantis par la Charte doivent céder devant les droits particuliers visés à l’art. 25 dans la mesure du conflit qui les oppose. La Nation métisse de l’Ontario et la Métis Nation of Alberta soutiennent de manière semblable que, lorsqu’il existe une possibilité de [traduction] « conflit véritable » entre l’exercice d’un droit visé à l’art. 25 et un droit individuel garanti par la Charte, « les droits garantis par la Charte doivent céder » (m. interv., par. 29).
[161]                     La principale question devient alors celle de savoir quel genre de conflit doit être démontré entre les droits collectifs et les droits individuels concernés pour que le bouclier de l’art. 25 opère. Des normes allant du conflit « potentiel » au conflit « véritable » ont été proposées. À notre avis, le conflit entre les droits doit être réel et irréconciliable, de sorte qu’il est impossible de donner effet au droit individuel garanti par la Charte sans porter atteinte au droit relevant de l’art. 25. Adopter une norme moins rigoureuse, par exemple la simple possibilité de conflit, atténuerait la gravité de la compromission d’un droit individuel garanti par la Charte. L’article 25 protège l’intérêt autochtone collectif dans les cas où le conflit n’est pas hypothétique et qu’il ne peut être évité.
[162]                     L’exigence requérant l’existence d’un conflit irréconciliable entre les deux droits s’accorde mieux avec l’objet et le texte de l’art. 25, parce que s’il est possible pour les tribunaux, au moyen d’une interprétation juste et minutieuse, de donner effet au droit garanti par la Charte et au droit visé à l’art. 25 identifié, alors « [l]es deux droits sont respectés, et le conflit écarté » (R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 32). En de tels cas, le droit individuel garanti par la Charte a été interprété de manière à ne pas porter atteinte au droit relevant du champ d’application de l’art. 25.
[163]                     Déterminer s’il existe un conflit irréconciliable entre les droits en cause constitue un exercice interprétatif. Cet exercice requiert que les tribunaux interprètent tant la substance du droit garanti par la Charte que celle du droit ancestral, issu de traité ou autre en cause (voir Hutchinson, p. 185). Ils doivent prendre en compte et respecter les points de vue autochtones (voir Corbiere, par. 54, la juge L’Heureux‑Dubé). En même temps, les tribunaux doivent veiller à ne pas s’écarter de l’interprétation généreuse des droits et libertés individuels garantis par la Charte prescrite par la jurisprudence de notre Cour. Le professeur Ghislain Otis fait observer que l’art. 25 peut être compris à la lumière d’une règle fondamentale de cohérence interne des textes constitutionnels selon laquelle l’interprétation doit être entreprise en présumant qu’il n’existe pas de conflit : « . . . lorsque deux principes ou dispositions paraissent conflictuels, ils doivent néanmoins pouvoir coexister et chacun doit produire un effet . . . » ((2005), p. 240). De plus, à cette étape de l’analyse, il faut tenir compte de toute autre réparation sollicitée par le demandeur, étant donné que différentes réparations demandées en vertu de la Charte peuvent être plus ou moins dommageables au droit ancestral, issu de traité ou autre concerné.
[164]                     En résumé, l’art. 25 ne sert pas de « bouclier » chaque fois qu’un droit relevant de son champ d’application est en cause. Lorsqu’un droit garanti par la Charte est en jeu par suite de l’exercice d’un droit ancestral, issu de traité ou autre, le tribunal doit plutôt se demander si ces deux droits peuvent être conciliés. Si le fait de donner effet à un droit garanti par la Charte influerait seulement de manière accessoire ou non essentielle sur le droit particulier visé à l’art. 25 — en ce que cela ne minerait pas la spécificité autochtone —, ou si le droit garanti par la Charte peut être interprété d’une manière compatible avec le droit ancestral, issu de traité ou autre, il serait alors inapproprié de donner la priorité au droit relevant du champ d’application de l’art. 25. C’est uniquement dans les cas où le droit visé à l’art. 25 est affecté de manière non accessoire, créant ainsi un conflit irréconciliable entre les deux droits, que l’art. 25 protégera le droit autochtone en rendant le droit individuel inopérant dans la mesure du conflit. En ce sens, pour reprendre la description donnée par l’autrice Arbour, l’art. 25 jouera parfois le rôle de [traduction] « bouclier d’appoint » (p. 13). D’autres fois, il jouera simplement un rôle interprétatif.
2.              Un seul cadre d’analyse s’applique aux conflits internes et externes
[165]                     L’article 25 vise à sauvegarder les droits ancestraux, issus de traités ou autres qui tendent à protéger la spécificité autochtone. En conséquence, l’art. 25 s’attache principalement aux droits collectifs, indépendamment de l’identité de l’individu ou de l’entité qui présente la contestation fondée sur la Charte. Il s’ensuit que le même cadre d’analyse s’applique, et ce, que le demandeur invoquant la Charte soit autochtone, que l’art. 25 soit invoqué par un groupe autochtone ou, comme en l’espèce, que les deux parties soient autochtones. Le bouclier de l’art. 25 s’applique immédiatement si le droit garanti par la Charte qui est invoqué porte atteinte à un droit collectif visé à l’art. 25, quelles que soient les parties en cause.
[166]                     Nous rejetons, et cela pour plusieurs raisons, l’idée de créer une analyse distincte pour ce que l’on nomme les revendications « internes », soit celles qui surviennent au sein même d’une communauté autochtone.
[167]                     Premièrement, le fait que la Charte s’applique aux actes accomplis par les gouvernements autochtones, comme il a été expliqué précédemment, répond aux préoccupations soulevées par de nombreux intervenants selon lesquelles les gouvernements autochtones ne seraient pas tenus de rendre compte des violations alléguées des droits garantis à leurs citoyens par la Charte (voir, p. ex., m. interv., Forum pancanadien sur les droits autochtones et la Constitution, par. 22; m. interv., Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada, par. 26‑27; m. interv., Congrès des peuples autochtones, par. 8). Un gouvernement autochtone doit démontrer, au terme d’un exercice interprétatif, que le droit garanti par la Charte, qu’il soit revendiqué par un Autochtone ou un non‑Autochtone, est en conflit irréconciliable avec un droit collectif reconnu par l’art. 25. Une fois cette démonstration faite, le droit collectif est protégé contre les atteintes par l’effet de l’art. 25.
[168]                     Deuxièmement, la protection par l’art. 25 de la spécificité autochtone vise à protéger un droit collectif. La question de savoir si le droit garanti par la Charte qui est revendiqué diminuerait la spécificité autochtone invite l’examen de la protection de la spécificité autochtone telle qu’elle est comprise et démontrée par la collectivité plutôt que par les membres individuels de la communauté.
[169]                     Troisièmement, rien dans le texte de l’art. 25 ne permet de conclure que le bouclier protecteur devrait s’appliquer différemment selon l’identité des parties. L’auteur Kerry Wilkins souligne que [traduction] « [r]ien dans l’article 25 lui‑même [. . .] ne suggère qu’il s’applique différemment à certains droits ancestraux ou à certains droits garantis par la Charte, qu’à d’autres » (p. 110). De même, dans Kapp, le juge Bastarache a fait remarquer qu’un demandeur autochtone pouvait contester une loi en vertu de la Charte sans invoquer sa propre autochtonité, soulignant qu’une personne peut avoir des identités multiples qui n’entrent pas toujours en jeu de la même manière (par. 99).
[170]                     Quatrièmement, il n’est pas toujours évident, en pratique, de dire si on est en présence d’une revendication « interne ». Par exemple, il peut arriver que des revendications soient présentées par des personnes qui se considèrent comme membres de la collectivité, mais dont l’appartenance à celle‑ci est contestée par le groupe autochtone, ce qui rend toute distinction entre les revendications internes et externes insoutenable. Il peut également y avoir une contestation intentée par une personne contre une règle découlant de la collaboration entre un gouvernement autochtone et un gouvernement ou acteur privé non autochtone. En pareil cas, toute distinction entre les demandes internes et les demandes externes est tout aussi difficile à établir.
[171]                     Enfin, l’objet protecteur de l’art. 25 n’est pas incompatible avec la reconnaissance — clairement énoncée à la fois dans la Loi sur la DNUDPA et la Constitution de la VGFN — que les droits autochtones individuels et collectifs peuvent coexister. Fondamentalement, la protection de la spécificité autochtone à l’art. 25 reflète la place centrale qu’occupent les peuples autochtones et leurs gouvernements dans le tissu constitutionnel canadien. La reconnaissance de la protection constitutionnelle accordée par l’art. 25 permet aux peuples autochtones de prendre des décisions au sujet des besoins individuels et collectifs de leurs communautés.
[172]                     Bien que nous ne souscrivions pas à l’établissement de cadres d’analyse distincts pour les revendications internes et externes, nous reconnaissons qu’une grande prudence s’impose lorsque la revendication est présentée par une personne autochtone contre sa propre communauté. Une telle cause se distingue des cas comme l’affaire Corbiere, où la disposition contestée figurait dans une loi fédérale, et l’affaire Kapp, où la personne qui invoquait la Charte n’était pas autochtone. Dans une revendication présentée par une personne autochtone contre sa propre communauté, le tribunal devrait procéder avec prudence afin d’éviter d’imposer inutilement ou involontairement au régime juridique autochtone distinct des notions ou des principes juridiques incompatibles. Comme l’affirme l’intervenante Carcross/Tagish First Nation, [traduction] « [l]es institutions canadiennes ont été avisées d’agir avec prudence sur le terrain des droits inhérents que les peuples autochtones possèdent à l’égard de leurs propres systèmes de gouvernance et de justice » (m. interv., par. 21, citant la Commission de vérité et réconciliation du Canada, Commission de vérité et réconciliation du Canada : Appels à l’action (2015), appel à l’action numéro 42).
3.              Autres limitations
[173]                     Même dans les cas où un droit ancestral, issu de traité ou autre serait normalement priorisé en vertu de l’art. 25, il peut y avoir d’autres limitations pertinentes ayant trait à l’application et à l’effet de l’art. 25. L’article 28 de la Charte et le par. 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982 sont des exemples de tels cas. L’article 28 qui figure, comme l’art. 25, dans la section « Dispositions générales » de la Charte, prévoit que, « [i]ndépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes. » Le paragraphe 35(4) précise ce qui suit : « Indépendamment de toute autre disposition de la présente loi, les droits — ancestraux ou issus de traités — visés au paragraphe (1) sont garantis également aux personnes des deux sexes. » Ces dispositions — qui s’appliquent indépendamment de toute autre disposition de la Charte ou de la Loi constitutionnelle de 1982, respectivement — veillent à ce qu’un droit protégé par l’art. 25 ne permette pas de discrimination fondée sur le sexe (voir, p. ex., McNeil (1996), p. 76‑79; Wildsmith, p. 23‑24; Arbour, p. 68; Slattery (1982), p. 241‑242; Kapp, par. 97, le juge Bastarache). Cela dit, il est préférable de définir de façon précise les limites des protections prévues par l’art. 25, y compris celles qui découlent d’autres sources constitutionnelles, dans des affaires où ces limites se soulèvent à la lumière des faits.
b)            L’ordre de l’analyse
[174]                     Une dernière question consiste à se demander à quelle étape de l’analyse fondée sur la Charte il convient d’examiner l’art. 25. La VGFN soutient que [traduction] « l’art. 25 entre en jeu dès le départ », avant tout examen du bien-fondé de la revendication fondée sur la Charte (m.i., par. 109). Le procureur général du Canada et la British Columbia Treaty Commission, suivant les commentaires formulés par le juge Bastarache dans l’arrêt Kapp, font valoir que l’art. 25 devrait être pris en compte uniquement une fois que le tribunal est convaincu que la Charte est à première vue en jeu (m. interv., p.g. Canada, par. 41; m. interv., British Columbia Treaty Commission, par. 12; Kapp, par. 108‑109). Puisque Mme Dickson plaide que l’art. 25 devrait être intégré en tant qu’outil d’interprétation dans l’analyse de la justification fondée sur l’article premier, elle estime que l’art. 25 doit être pris en compte après un examen complet du droit pertinent garanti par la Charte.
[175]                     À la lumière de l’approche décrite ci‑dessus à l’égard de l’art. 25, bon nombre des points de vue avancés quant à l’ordre de réalisation de l’analyse peuvent être aisément rejetés. Comme l’art. 25 ne constitue pas un bouclier imperméable, il faudra toujours une certaine compréhension du droit garanti par la Charte en cause pour déterminer si la protection de l’art. 25 s’applique véritablement. Par conséquent, la position de la VGFN quant à l’ordre de réalisation de l’analyse ne saurait être acceptée. De plus, comme l’art. 25 accorde la priorité aux droits ancestraux, issus de traités ou autres lorsqu’il existe un conflit irréconciliable avec le droit garanti par la Charte en question, il représente davantage qu’un simple outil d’interprétation dans une analyse fondée sur l’article premier. En conséquence, la thèse avancée par Mme Dickson concernant l’ordre de réalisation de l’analyse doit elle aussi être écartée.
[176]                     L’ordre de l’analyse doit tenir compte de l’objet de l’art. 25 qui consiste à protéger la spécificité autochtone en tant que composante de la protection constitutionnelle des droits des minorités. Une application indûment tardive de l’art. 25 serait contraire à cet objet. Lorsque l’on conclut en définitive que l’art. 25 donne la priorité à un droit ancestral, issu de traité ou autre, le fait d’obliger une partie à se défendre pleinement contre une revendication fondée sur la Charte ainsi qu’à justifier toute violation au regard de l’article premier serait superflu et opérerait une ponction inutile sur les ressources des parties. En outre, l’intervenante Carcross/Tagish First Nation soutient qu’une telle approche pourrait amener les communautés autochtones à prioriser l’harmonisation de leurs lois avec les valeurs véhiculées par la Charte, potentiellement au détriment de leurs propres ordres juridiques, et ce, afin d’éviter d’interminables litiges. Un tel résultat aurait pour effet de contrecarrer, plutôt que de favoriser, la valeur constitutionnelle sous‑jacente qu’est le respect des droits des minorités, en particulier la protection de la spécificité autochtone.
[177]                     Lorsqu’une partie veut invoquer l’art. 25 à l’encontre d’une revendication fondée sur la Charte, le tribunal devrait envisager d’appliquer l’art. 25 le plus tôt possible, sans porter indûment préjudice à la contestation fondée sur le droit individuel garanti par la Charte. Vu les intérêts opposés qui doivent être pris en compte dans le cadre d’analyse de l’art. 25, le point le plus hâtif où cette disposition pourrait être considérée à bon droit est une fois que le demandeur qui invoque la Charte a démontré une violation à première vue de son droit. Toute justification au regard de l’article premier ne devrait être exigée que si le tribunal juge que l’art. 25 est inapplicable. C’est le cas lorsqu’il n’y a pas de droits « ancestraux, issus de traités ou autres » en jeu, que l’« autre » droit ne fait pas intervenir la spécificité autochtone, ou qu’il n’existe pas de conflit irréconciliable entre le droit collectif autochtone protégé et le droit individuel garanti par la Charte. Dans de telles circonstances, la partie qui défend l’acte contesté peut toujours chercher à justifier la restriction en vertu de l’article premier de la Charte.
(5)         Résumé du cadre d’analyse de l’art. 25
[178]                     L’analyse qui précède suggère que le cadre d’analyse pour l’application de l’art. 25 se décline en quatre étapes.
[179]                     Premièrement, le demandeur qui invoque la Charte doit démontrer que la conduite contestée viole à première vue un droit individuel garanti par la Charte. Si aucune violation à première vue n’est établie, alors la revendication basée sur la Charte échoue, et il n’est pas nécessaire de passer à l’examen fondé sur l’art. 25.
[180]                     Deuxièmement, la partie qui invoque l’art. 25 — habituellement la partie qui se fonde sur un intérêt collectif de la minorité — doit convaincre le tribunal que la conduite contestée est un droit, ou l’exercice d’un droit, protégé par l’art. 25. Il lui incombe de démontrer que le droit à l’égard duquel il réclame la protection de l’art. 25 est un droit ancestral, issu de traité ou autre. Si le droit en cause fait partie des « autres » droits, alors la partie qui l’invoque doit démontrer l’existence du droit revendiqué et le fait que ce droit protège ou reconnaît la spécificité autochtone.
[181]                     Troisièmement, la partie qui invoque l’art. 25 doit démontrer l’existence d’un conflit irréconciliable entre le droit garanti par la Charte et le droit ancestral, issu de traité ou autre, ou l’exercice de ce droit. Si les droits sont irréconciliablement en conflit, l’art. 25 agira comme bouclier afin de protéger la spécificité autochtone.
[182]                     Quatrièmement, le tribunal doit se demander s’il existe quelque limite applicable à l’intérêt collectif invoqué. Par exemple, lorsque les protections de l’art. 25 s’appliquent, le droit collectif peut céder devant les restrictions imposées par l’art. 28 de la Charte ou le par. 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982.
[183]                     Enfin, dans les cas où le tribunal conclut que l’art. 25 ne s’applique pas, le défendeur peut démontrer que l’acte contesté est justifié au regard de l’article premier de la Charte.
(6)         Application du par. 15(1) et de l’art. 25 à la présente affaire
[184]                     Appliquant l’analyse qui précède, nous concluons que le droit garanti à Mme Dickson par le par. 15(1) de la Charte a été violé à première vue par l’obligation de résidence, laquelle a créé une distinction fondée sur le statut de non‑résident dans une communauté autochtone autonome, en plus de renforcer et d’accentuer le désavantage qu’elle subit en tant que membre non résident de la VGFN.
[185]                     Deuxièmement, la VGFN a établi que l’obligation de résidence prévue dans sa Constitution est l’exercice d’un droit ancestral, issu de traité ou autre visé à l’art. 25. Il s’agit de l’exercice d’un « autre » droit, à savoir celui d’énoncer des critères de participation à son corps dirigeant — un droit qui protège la spécificité autochtone.
[186]                     Troisièmement, la VGFN a établi que, interprété adéquatement, son droit visé à l’art. 25 et le droit garanti à Mme Dickson par le par. 15(1) sont irréconciliablement en conflit, de sorte que si on donnait effet au droit à l’égalité de Mme Dickson, il serait porté atteinte au droit particulier visé à l’art. 25. Cela entraîne l’application de l’art. 25 en tant que bouclier protecteur, mettant ainsi le droit collectif à l’abri de la revendication individuelle fondée sur la Charte.
[187]                     Enfin, nous concluons qu’il n’existe pas d’autres limites pertinentes écartant l’application de l’art. 25 en l’espèce.
a)               Il y a violation à première vue du par. 15(1) de la Charte
(i)      Qu’est‑ce qui constitue une violation à première vue du par. 15(1)?
[188]                     Aux termes du par. 15(1) de la Charte, « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. » Dans une contestation fondée sur le par. 15(1) de la Charte, le demandeur doit démontrer que la loi ou la mesure étatique contestée : a) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; b) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 28, R. c. C.P., 2021 CSC 19, [2021] 1 R.C.S. 679, par. 56 et 141; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, [2020] 3 R.C.S. 113, par. 27; Taypotat (CSC), par. 19‑20). Lorsque l’art. 25 est invoqué, le demandeur qui se fonde sur la Charte doit démontrer l’existence d’une violation à première vue du par. 15(1) avant que le tribunal ne se demande si l’art. 25 s’applique.
[189]                     La VGFN et certains intervenants se sont opposés au fait d’exiger une analyse complète fondée sur le par. 15(1) avant que l’art. 25 ne puisse être considéré. Leur argument est que la démonstration d’une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue fournit aux tribunaux suffisamment d’information pour apprécier l’étendue d’un conflit potentiel entre le droit garanti par la Charte et le droit ancestral, issu de traité ou autre en cause, tout en constituant un critère peu exigeant à respecter pour procéder à l’examen de l’incidence de l’art. 25. Un examen complet de la revendication fondée sur le par. 15(1) ne serait donc pas nécessaire d’un point de vue logique et grèverait inutilement les ressources que les communautés autochtones peuvent consacrer aux recours judiciaires — ainsi que les ressources des tribunaux et celles des demandeurs qui invoquent la Charte —, en plus d’assujettir les ordres juridiques autochtones à un contrôle inutile à l’aune de normes non autochtones (voir m.i., par. 125‑126; m. interv., p.g. Canada, par. 41; m. interv., Carcross/Tagish First Nation, par. 30; voir aussi Wilkins, p. 115‑117).
[190]                     À notre avis, toutefois, restreindre le débat à la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1) ne fournit pas aux tribunaux suffisamment de renseignements pour interpréter le droit garanti par la Charte avant de décider s’il porte atteinte au droit relevant du champ d’application de l’art. 25. Il se peut que les motifs énumérés ou analogues constituent des « indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle » (Corbiere, par. 8), mais ils ne fournissent pas de renseignements sur la revendication particulière en cause. Comme l’a souligné la Cour dans l’arrêt Corbiere, « [des distinctions] qui reposent sur des motifs analogues peuvent fort bien ne pas être discriminatoires » (par. 8). La question de savoir si un motif est utilisé de manière discriminatoire ou non est tributaires des faits propres à chaque affaire, et la réponse émerge à la seconde étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1). Pour bien saisir l’effet de la distinction sur le demandeur, le tribunal doit savoir si la distinction renforce, perpétue ou accentue le désavantage que subit le demandeur.
(ii)     Madame Dickson a démontré l’existence d’une violation à première vue du par. 15(1)
1.              L’autochtonité‑lieu de résidence ne suffit pas en tant que motif analogue
[191]                     En ce qui concerne la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), Mme Dickson plaide que l’obligation de résidence crée une distinction basée sur le motif analogue de l’« autochtonité‑lieu de résidence », s’appuyant sur l’arrêt Corbiere de notre Cour à cet égard. La VGFN fait une distinction entre l’affaire Corbiere et celle qui nous occupe au motif que Corbiere avait été décidée relativement à des membres hors réserve d’une bande indienne en vertu de la Loi sur les Indiens. La VGFN soutient que toute distinction établie par l’obligation de résidence en l’espèce ne repose pas sur un motif analogue.
[192]                     Nous sommes d’accord pour dire que l’arrêt Corbiere ne tranche pas entièrement la question. Cette affaire concernait une demande présentée en vertu du par. 15(1) sur la base d’une obligation de résidence prévue par la Loi sur les Indiens qui exigeait que les membres de la bande indienne résident sur la réserve pour pouvoir voter aux élections de la bande. Contrairement à la disposition en litige dans Corbiere, l’obligation de résidence en l’espèce fait partie de la constitution d’une première nation autonome. Comme le fait observer la VGFN, l’obligation de résidence [traduction] « n’est pas imposée par la Couronne, mais par les citoyens de la VGFN qui exercent librement et démocratiquement leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale » (m.i., par. 143). Comme l’autochtonité‑lieu de résidence, telle qu’elle est énoncée dans Corbiere, ne prend pas cette différence en considération, nous n’allons pas en tenir compte en tant que motif analogue dans la présente affaire.
2.              Le statut de non‑résident dans une communauté autochtone autonome est un motif analogue
[193]                     Les principes directeurs permettant d’identifier les motifs analogues et sur lesquels se sont appuyés les juges majoritaires dans l’arrêt Corbiere demeurent utiles en l’espèce. Les motifs énumérés et les motifs analogues servent à écarter les demandes [traduction] « qui n’ont rien à voir avec l’égalité réelle et de mettre l’accent sur l’égalité dans le cas de groupes qui sont défavorisés dans un contexte social et économique plus large » (L. Smith et W. Black, « The Equality Rights » (2013), 62 S.C.L.R. (2d) 301, p. 336; voir aussi Taypotat (CSC), par. 19). Le critère commun aux motifs énumérés et aux motifs analogues du par. 15(1) est le caractère « immuable » des caractéristiques personnelles, y compris celles qui sont « considérées immuables », par exemple la religion ou la citoyenneté. De telles caractéristiques sont « modifiable[s] uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle », de sorte que « le gouvernement ne peut légitimement s’attendre que nous [les] changions pour avoir droit à l’égalité de traitement garantie par la loi » (Corbiere, par. 13). Dans l’arrêt Corbiere, les juges McLachlin et Bastarache ont reconnu que le fait qu’une personne autochtone réside hors de la réserve est un motif analogue parce que cette caractéristique est considérée comme immuable. Elle est essentielle à l’identité personnelle d’un membre d’une bande et modifiable uniquement à un prix considérable.
[194]                     Madame Dickson affirme que [traduction] « [l]es personnes autochtones vivant dans des zones urbaines ou autrement éloignées de leurs communautés sont historiquement désavantagées en raison des politiques coloniales d’assimilation et de déplacement établies par le Canada à l’endroit de tous les peuples autochtones et maintenues pendant des générations » (m.i. au pourvoi incident, par. 52). Elle plaide que [traduction] « les désavantages historiques, les préjugés et les conditions socio‑économiques vécus par les personnes autochtones résidant à l’écart de leur communauté n’ont pas automatiquement disparu lorsque leurs nations ont conclu des ententes en matière d’autonomie gouvernementale » (par. 45). Madame Dickson fait valoir que le fait de refuser aux membres non résidents de la VGFN la protection offerte par le par. 15(1) au motif qu’ils ne sont plus assujettis à la Loi sur les Indiens reviendrait à [traduction] « ne pas reconnaître le préjudice à long terme causé par les politiques du Canada » (par. 52).
[195]                     La VGFN soutient pour sa part que son obligation de résidence n’est fondée sur aucun des motifs énumérés ou analogues (m.i., par 51). La VGFN plaide, à bon droit sur ce point, que l’on n’identifie pas à la légère de nouveaux motifs analogues (par. 145, citant Fraser, par. 114‑123). Elle fait état de la directive donnée dans l’arrêt Corbiere selon laquelle le fait de définir un motif analogue implique d’identifier « un certain processus décisionnel [qui] est suspect parce qu’il aboutit souvent à la discrimination et au déni du droit à l’égalité réelle » (par. 146, citant Corbiere, par. 8). Selon la VGFN, la distinction en jeu dans l’obligation de résidence n’est pas intrinsèquement suspecte, car elle [traduction] « ne fait pas subir à un groupe un désavantage historique, une différence de traitement, ni ne comporte le genre de stigmate dont il est question dans Corbiere » (par. 147).
[196]                     Nous sommes en désaccord avec la position de la VGFN. Bien que l’arrêt Corbiere ne soit pas directement applicable dans le cas où la disposition contestée a été adoptée par une première nation autonome, l’analyse par notre Cour des désavantages auxquels sont exposés les Autochtones non résidents n’était pas circonscrite au contexte des dispositions de la Loi sur les Indiens, et elle fournit des indications utiles. L’analyse de la juge L’Heureux‑Dubé sur l’autochtonité‑lieu de résidence, à laquelle ont souscrit les juges majoritaires, souligne les difficultés auxquelles sont exposés les Autochtones qui vivent loin de leurs communautés. La juge a insisté sur le fait que, pour les membres hors réserve des bandes indiennes, la décision de vivre dans la réserve ou à l’extérieur de celle‑ci « est importante pour leur identité et leur personnalité », du point de vue du rattachement à une communauté et à un territoire qui ont une « importance sociale et culturelle significative pour plusieurs ou la plupart des membres de la bande » (Corbiere, par. 62). La juge L’Heureux‑Dubé a en outre fait observer que « les membres hors réserve des bandes indiennes ont généralement souffert de désavantages, stéréotypes et préjugés, et font partie d’une “minorité discrète et isolée”, définie par la race et le lieu de résidence » (par. 62).
[197]                     Intervenant pour le compte des Autochtones vivant à l’écart de leurs terres traditionnelles, le Congrès des peuples autochtones plaide que la discrimination dont sont victimes les membres hors réserve ou éloignés est un héritage direct des [traduction] « politiques et pratiques coloniales et assimilatrices », y compris le système des pensionnats et les droits inégaux conférés aux personnes vivant dans les réserves et hors de celles‑ci en vertu de la Loi sur les Indiens (m. interv., par. 9; voir aussi le par. 10). En raison de ce passé, dit le Congrès, [traduction] « un grand nombre d’Indiens inscrits vivant hors réserve qui sont nominalement membres des Premières Nations n’ont que peu ou pas de lien avec les réserves ou leurs communautés “d’origine” » (par. 12). Pourtant ces personnes demeurent [traduction] « assujetties aux décisions des gouvernements des Premières Nations qui contrôlent l’accès aux avantages sociaux, possibilités et services qui leur sont destinés, mais ne priorisent pas toujours leurs intérêts » (par. 12).
[198]                     Nous concluons que le fait de remanier le motif potentiellement analogue de Mme Dickson pour parler non plus d’« autochtonité‑lieu de résidence » mais plutôt de « statut de non‑résident dans une communauté autochtone autonome » en fait un motif analogue conforme à l’arrêt Corbiere. Le désavantage historique et continu que subissent les Autochtones vivant à l’extérieur de leurs terres traditionnelles signifie que les distinctions fondées sur « le statut de non-résident dans une communauté autochtone autonome » constituent des « indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle » (Corbiere, par. 8).
3.              L’obligation de résidence renforce, perpétue ou accentue le désavantage
[199]                     À la seconde étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), il s’agit de déterminer si la distinction basée sur des motifs énumérés ou analogues renforce, perpétue ou accentue le désavantage (Taypotat (CSC), par. 19‑20). L’obligation de résidence, qui établit une distinction sur la base du statut de non‑résident dans une première nation autonome, renforce‑t‑elle, perpétue‑t‑elle ou accentue‑t‑elle le désavantage subi par Mme Dickson en tant que citoyenne de la VGFN non résidente?
[200]                     Madame Dickson y répond par l’affirmative. Un thème central de ses observations est que l’obligation de résidence renforce un stéréotype selon lequel [traduction] « les citoyens non résidents sont moins familiers avec la culture autochtone de leur nation et moins intéressés à la préserver » (m.a., par. 14). La VGFN réplique que [traduction] « l’obligation de résidence ne contribue pas au désavantage préexistant que subit [Mme Dickson] en tant que membre d’un groupe, et n’impose pas de marginalisation, de stigmatisation et de stéréotypes, soit les maux visés par l’art. 15 » (m.i., par. 153). Reconnaissant que les Autochtones, y compris Mme Dickson, ont été et sont toujours victimes de discrimination au sein de la société canadienne, la VGFN plaide qu’il n’y a pas de preuve d’un désavantage historique vécu par les citoyens de la VGFN qui vivent à l’extérieur du territoire traditionnel (par. 154‑155). La VGFN souligne la conclusion du juge de première instance selon laquelle les citoyens de la VGFN qui résident dans des centres urbains comme Whitehorse bénéficient de plus de possibilités et de ressources (par. 155; motifs de première instance, par. 151 et 156).
[201]                     Nous ne pouvons retenir les arguments de la VGFN sur ce point. Comme l’a souligné la Cour d’appel, la conclusion du juge de première instance suivant laquelle Mme Dickson avait été avantagée du fait qu’elle vivait à Whitehorse est contraire aux enseignements de l’arrêt Corbiere, et la preuve présentée dans cette affaire, expliquée en détail précédemment, demeure applicable aux citoyens non résidents des communautés autochtones. La Commission royale sur les peuples autochtones a fait observer que les perceptions d’incompatibilité entre les cultures autochtones et la vie urbaine ont amené les gens à « croire que les autochtones citadins doivent renier leur culture et leur patrimoine — s’assimiler, somme toute — s’ils veulent réussir leur insertion dans cet autre monde. Le corollaire de ce point de vue est que les autochtones perdent leur spécificité culturelle dès que s’amorce leur migration vers la ville » (Rapport final de la CRPA, vol. 4, Perspectives et réalités (1996), p. 583‑584). De même, dans le rapport publié en 2019 par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, il est mentionné que, en raison de la conduite passée des gouvernements, les femmes autochtones vivant en milieu urbain « ont pu être exclues de leur communauté d’appartenance, se retrouvant parfois mères monoparentales devant subvenir seules aux besoins de leurs enfants », et se trouvent « souvent à des centaines de kilomètres de leur domicile et de leurs systèmes de soutien social [subissant] une discrimination raciale qui [est] profondément ancrée dans les services urbains et les expériences offertes en milieu urbain » (Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, vol. 1a (2019), p. 296‑297).
[202]                     Il est utile de rappeler l’explication que la juge Abella a donnée dans Taypotat de la pertinence du désavantage discriminatoire enraciné dans l’arbitraire pour ce qui est du second volet de l’analyse fondée sur le par. 15(1). Un tribunal devrait examiner « la question de savoir si la loi contestée ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes » (par. 20).
[203]                     En l’espèce, Mme Dickson se voit refuser ou du moins fortement dissuader d’exercer un droit démocratique fondamental — le droit de briguer un poste au Conseil — en raison de son statut de non‑résidente. Cette distinction fondée sur le motif analogue du statut de non‑résident dans une communauté autochtone autonome renforce, perpétue et accentue le désavantage qu’elle subit en tant que non‑résidente. Ne pas lui permettre de participer au processus électoral et à la vie politique de sa communauté l’éloigne davantage de cette communauté, ce qui rend difficile [traduction] « la préservation de son identité en tant que citoyenne de la VGFN » (m.i. au pourvoi incident, par. 65). Nous concluons que Mme Dickson a satisfait aux deux volets requis pour établir l’existence d’une violation à première vue du par. 15(1).
b)            L’obligation de résidence relève du champ d’application de l’art. 25 en tant qu’« autre » droit
[204]                     L’adoption de l’obligation de résidence constitue l’exercice d’un « autre » droit visé à l’art. 25. La VGFN a le droit de restreindre la composition de ses corps dirigeants et la participation à ceux‑ci en tant que membres. L’exercice de ce droit par la VGFN au moyen de l’obligation de résidence protège des intérêts associés à la spécificité autochtone. Que l’obligation de résidence puisse ou non représenter aussi l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, nous concluons qu’elle constitue un « autre » droit protégé par l’art. 25.
[205]                     Le juge de première instance a conclu que le droit de la VGFN d’adopter l’obligation de résidence constitue un « autre » droit des peuples autochtones du Canada (par. 212). Il a affirmé que, même s’il était nécessaire que de tels droits soient de « nature constitutionnelle », ce critère serait respecté puisque l’obligation de résidence [traduction] « n’est pas simplement une règle de droit adoptée par le chef et le Conseil », mais plutôt « la volonté de la Première Nation exprimée à son Assemblée générale en tant que partie intégrante de sa Constitution [. . .] basée sur des centaines d’années de leadership exercé par ceux qui résident sur le territoire, comprennent l’essence d’être Vuntut Gwitchin, et le fait que la coutume ou tradition existe aujourd’hui » (par. 207).
[206]                     La Cour d’appel a elle aussi reconnu que l’obligation de résidence est protégée par l’art. 25, expliquant que les Vuntut Gwitchin ont toujours insisté sur [traduction] « le lien entre [leurs] dirigeants et le territoire, leur attente d’interactions personnelles continues entre les dirigeants et les autres membres, et leur désir de résister à “l’attraction” des influences extérieures » (par. 147). La cour a conclu que l’obligation de résidence reflétait l’exercice, sous une forme moderne, d’un droit ancien des peuples autochtones.
[207]                     La VGFN plaide que l’obligation de résidence constitue un exercice de son droit inhérent à l’autonomie gouvernementale. Selon elle, ce droit à l’autonomie gouvernementale, lequel comprend le droit de choisir ses dirigeants, est un droit ancestral ou « autre » au sens de l’art. 25 (m.i., par. 114). Subsidiairement, la VGFN soutient que son droit d’adopter l’obligation de résidence est aussi un droit qui existe en vertu d’un accord de règlement de revendications territoriales, car les parties à l’Entente définitive [traduction] « entendaient reconnaître le droit collectif et exclusif de la VGFN à l’autonomie à l’égard de [ses] propres terres et affaires internes, conformément à [ses] propres Constitution et lois » (par. 117).
[208]                     Par contraste, Mme Dickson prétend que l’obligation de résidence ne constitue pas l’exercice d’un droit ancestral, issu de traité ou autre. Elle affirme que cette obligation n’est expressément pas un droit issu de traité, ni un droit ancestral établi conformément à l’analyse prévue par l’arrêt Van der Peet. Madame Dickson ajoute que le droit en cause n’est pas un « autre » droit, parce qu’il n’a pas de statut constitutionnel, ne se rapporte pas à une pratique historique de la VGFN, et n’est pas un droit collectif puisqu’il crée des distinctions au sein du groupe entre les citoyens de la VGFN.
[209]                     Pour qu’une partie qui revendique la protection de l’art. 25 démontre qu’un droit autochtone collectif ou l’exercice de celui‑ci constitue un « autre » droit ou liberté, elle doit établir l’existence du droit en plus de démontrer que le droit ou l’exercice de ce droit protège des intérêts associés à la spécificité autochtone. À notre avis, ces deux conditions sont réunies en l’espèce :
(i)     La VGFN possède le droit légal de prévoir la composition de ses corps dirigeants et qui peut en être membre.
(ii)  Il n’est pas contesté que la VGFN a le droit d’édicter une constitution prévoyant la composition de ses corps dirigeants et qui peut être membre de ceux‑ci. Comme nous l’avons vu, l’Entente définitive, qui est un traité au sens de l’art. 35, précise que les négociations relatives aux constitutions des Premières Nations peuvent porter notamment sur la composition, les structures et les pouvoirs des institutions gouvernementales de la première nation du Yukon, ainsi que sur la qualité de membre de la première nation et la procédure régissant les élections (art. 24.5.1 en général, et voir surtout art. 24.5.1.1, 24.5.1.2 et 24.5.1.3). L’Entente sur l’autonomie gouvernementale et la Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon fédérale comportent des dispositions libellées de façon similaire qui exigent des premières nations telle la VGFN qu’elles traitent de ces questions dans leur constitution (voir, respectivement, l’Entente sur l’autonomie gouvernementale, art. 10.1.2, et la Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, al. 8(1)b)). L’Entente sur l’autonomie gouvernementale stipule que la « Constitution de la première nation des Gwitchin Vuntut établit des organes directeurs et fixe leurs attributions, leur structure, leur composition ainsi que leurs modalités de fonctionnement » (art. 10.1). Enfin, l’al. 8(1)b) de la Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon fédérale dispose que la constitution d’une première nation prévoit, conformément à l’accord qui la concerne, « la composition et les attributions de ses corps dirigeants, ainsi que les règles de fonctionnement qui les régissent ». Un tel droit comprend nécessairement celui d’établir des critères régissant la composition de ces corps dirigeants. Il serait impossible de doter un tel organe de membres sans établir les paramètres régissant sa composition. La VGFN a donc le droit d’établir des restrictions concernant la composition de son corps dirigeant. En conséquence, nous passons maintenant à la question de savoir si ce droit ou l’exercice de celui‑ci protège ou reconnaît la spécificité autochtone.
c)        L’obligation de résidence protège et reconnaît les intérêts associés à la spécificité autochtone
[210]                     Comme l’a fait observer la Cour d’appel, le droit de définir la composition de ses corps dirigeants sur la base de restrictions fondées sur le lieu de résidence permet à la société des Vuntut Gwitchin de préserver l’insistance particulière qu’elle accorde au [traduction] « lien entre ses dirigeants et le territoire » (par. 147). Il s’agit clairement d’un fondement permettant d’établir un lien entre la spécificité autochtone et l’obligation de résidence dans la Constitution de la VGFN.
[211]                     En première instance, le juge a tiré des conclusions de fait déterminantes sur le contexte historique et culturel lié à la résidence. Il souligne que la preuve historique établit que [traduction] « les Vuntut Gwitchin manifestent une préférence pour des dirigeants qui démontrent une connaissance du territoire et des traditions, un engagement envers le service à la communauté ainsi que d’efficaces habiletés de communication, et qui sont fortunés », et que « le thème qui revient constamment dans les propos des aînés au sujet du leadership est l’idée de reddition de compte aux citoyens Vuntut sur une base quotidienne à Old Crow et lors de l’Assemblée générale annuelle » (par. 7).
[212]                     Le juge de première instance a résumé ses conclusions de fait relatives au leadership de la VGFN et au fait de résider sur son territoire (au par. 44), notamment :
[traduction]
1.  Les Vuntut Gwitchin se gouvernent eux‑mêmes conformément à leurs pratiques traditionnelles antérieures à la création du Canada en 1867.
2.  Depuis des temps immémoriaux jusqu’à aujourd’hui, tous les chefs et conseillers de la VGFN ont résidé sur le territoire traditionnel de celle‑ci.
3.   Même à l’époque moderne, depuis l’Entente définitive de 1993, les citoyens élus ont pour pratique de résider à Old Crow. Le chef Tizya‑Tramm, les anciens chefs Bruce Charlie et Robert Bruce fils ont tous résidé à Whitehorse à différents moments, mais ils sont tous retournés à Old Crow durant leurs mandats en tant que chefs.
[213]                     La Cour d’appel a elle aussi souligné l’importance du lien entre les dirigeants de la VGFN et le territoire de celle‑ci, prenant acte de la déposition d’un ancien chef de la VGFN selon lequel [traduction] « l’identité même des Vuntut Gwitchin a toujours été profondément enracinée dans le territoire lui‑même », et « les pratiques, coutumes et traditions des Vuntut Gwitchin liées au leadership et à la gouvernance sont aussi enracinées dans le territoire lui‑même (par. 27 (italique omis); d.a., vol. VI, p. 136‑137). D’après le chef de la VGFN, les [traduction] « processus décisionnels [de la VGFN] sont fondés sur l’obtention d’un consensus, et le fait d’avoir un conseil composé de membres qui ne résident pas dans notre communauté serait totalement incompatible avec notre gouvernance traditionnelle » (motifs de la C.A., par. 28 (italique omis), citant d.a., vol. VI, p. 139‑140).
[214]                     Devant notre Cour, la VGFN invoque les conclusions de la Cour suprême et de la Cour d’appel du Yukon concernant l’importance du lieu de résidence sur son autonomie gouvernementale et son identité en tant qu’organe représentant les Vuntut Gwitchin. La VGFN plaide que, par l’adoption de l’obligation de résidence, elle [traduction] « cherche à protéger et à promouvoir le lien spirituel et économique que la VGFN entretient avec le territoire traditionnel; le mode de vie des Vuntut Gwitchin, y compris les délibérations démocratiques et le processus décisionnel basé sur le consensus entre les citoyens; et le bien‑être général de la communauté » (m.i., par. 116). La VGFN affirme que l’obligation de résidence [traduction] « est une disposition qui vise à préserver et à consolider la “spécificité autochtone” par la continuité d’un ordre juridique autochtone inhérent qui a survécu à la colonisation et auquel la VGFN a su assurer une place dans le tissu du système juridique canadien » (par. 121).
[215]                     Madame Dickson soutient que l’obligation de résidence ne protège pas la spécificité autochtone. Se fondant sur la preuve par affidavit de citoyens de la VGFN, elle prétend que l’obligation de résidence a pour effet de déconnecter de la communauté les citoyens qui vivent à l’extérieur de celle‑ci, [traduction] « avec pour conséquence qu’il leur est difficile de conserver leur culture et leur identité » (m.a., par. 83). Comme l’obligation exclut effectivement du Conseil les citoyens non résidents, Mme Dickson plaide que cette mesure ne préserve pas la spécificité autochtone ni ne la protège, [traduction] « mais la mine, et traite [ces citoyens] comme [des] membres “de moindre valeur” de la VGFN » (par. 90). Madame Dickson présente aussi plusieurs arguments contestant l’idée que l’obligation de résidence repose sur l’identité traditionnelle de la VGFN. Elle affirme que l’obligation résulte de l’adoption contemporaine d’un système de gouvernance démocratique, [traduction] « une addition récente [. . .] édictée en 2006 » (par. 82; voir aussi le par. 84).
[216]                     À ce stade‑ci de l’analyse, il s’agit de déterminer si l’obligation de résidence protège la spécificité autochtone, de sorte qu’elle doit être protégée afin d’éviter que le droit garanti à Mme Dickson par le par. 15(1) de la Charte y porte atteinte. Nous avons examiné les arguments de Mme Dickson portant, d’une part, que l’obligation de résidence a pour effet d’éroder la spécificité autochtone en amenant les citoyens non résidents à se sentir des membres « de moindre valeur » de la communauté et en les éloignant des structures de gouvernance de la communauté, et d’autre part, que l’obligation ne repose pas sur des pratiques traditionnelles. Toutefois, nous ne pouvons pas accepter les arguments de Mme Dickson selon lesquels il n’existe pas de preuve que le fait que les conseillers résident sur les terres désignées est [traduction] « démonstratif de leur connaissance du territoire ou leur intérêt pour celui‑ci », ou que l’obligation est basée sur des notions modernes de démocratie (par. 83).
[217]                     À la lumière de la preuve et des conclusions de fait en première instance, nous sommes convaincus que l’obligation de résidence est l’exercice d’un droit qui protège des intérêts associés à la spécificité autochtone. Obliger les dirigeants de la VGFN à résider sur les terres désignées aide à préserver le lien entre les dirigeants et le territoire, qui est profondément ancré dans la culture et les pratiques de gouvernance distinctives de la VGFN. L’obligation de résidence favorise le respect des attentes de la VGFN que ses dirigeants seront en mesure de maintenir des interactions personnelles continues avec les autres membres de la communauté. Elle renforce aussi la capacité de la VGFN de résister aux forces extérieures qui attirent les citoyens loin de ses terres désignées, en plus de prévenir l’érosion de son important lien avec le territoire. De tels intérêts sont associés à divers aspects de la spécificité autochtone, y compris la différence culturelle et la souveraineté antérieure des Vuntut Gwitchin, ainsi que leur participation au processus de négociation de traités qui a abouti à l’édiction de la Constitution de la VGFN.
[218]                     Enfin, à l’instar des deux juridictions inférieures, nous sommes d’avis que l’obligation de résidence possède une « nature constitutionnelle » sur le plan substantiel, plutôt que formel (motifs de première instance, par. 207; motifs de la C.A., par. 147). Il n’est pas nécessaire de décider si une « nature constitutionnelle » sera toujours une condition requise pour que s’applique la protection de l’art. 25 : en l’espèce, il est évident que l’obligation de résidence a une importante dimension constitutionnelle. Au‑delà du simple fait que l’obligation de résidence fait partie de la Constitution de la VGFN, elle constitue un aspect du droit de la Première Nation qui préserve et consacre une dimension importante des traditions et pratiques de la VGFN en matière de leadership, et du lien de ses dirigeants avec le territoire. Nous soulignons spécialement la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle l’obligation de résidence [traduction] « a clairement pour objet d’exprimer et de promouvoir les traditions et coutumes particulières de la VGFN en matière de gouvernance et de leadership — une question d’importance fondamentale pour une petite première nation habitant un endroit vaste et éloigné » (par. 147). Suivant toute définition raisonnable qui pourrait être donnée d’un droit, ou de l’exercice d’un droit, qui présente une « nature constitutionnelle », l’obligation de résidence satisfait à cette définition.
d)      La VGFN a établi que le conflit entre les deux droits est irréconciliable
[219]                     La Cour doit ensuite déterminer si la VGFN a établi que le conflit entre les deux droits est irréconciliable, de telle sorte que le droit visé à l’art. 25 serait protégé contre l’atteinte qui découlerait du fait de donner effet au droit garanti à Mme Dickson par le par. 15(1). Nous concluons que la VGFN a démontré que le conflit entre les deux droits est irréconciliable et que, par conséquent, il est possible d’invoquer l’art. 25 afin de protéger l’obligation de résidence de la VGFN.
[220]                     Le conflit est évident lorsque les deux droits sont d’abord interprétés correctement, puis comparés l’un à l’autre, comme l’exige le cadre d’analyse de l’art. 25.
[221]                     Pour ce qui est du contenu du droit que le par. 15(1) garantit à Mme Dickson, cette dernière a établi à première vue l’existence d’une distinction basée sur le motif analogue que constitue le statut de non‑résident dans une communauté autochtone autonome. Elle est inhabile à occuper un poste au sein du Conseil de la VGFN parce qu’elle vit à l’extérieur des terres désignées. Cette distinction basée sur son statut de non‑résidente renforce et accentue le désavantage historique auquel sont toujours exposés les Autochtones qui vivent à l’extérieur de leur territoire traditionnel.
[222]                     Quant au contenu de l’« autre » droit : à la base, l’obligation de résidence protège et reconnaît la spécificité autochtone en préservant le lien entre le leadership de la VGFN et les terres de cette dernière. Les autres façons dont l’obligation de résidence protège cette différence, par exemple en favorisant la capacité de la VGFN à résister à l’attraction des influences extérieures, se rattachent à ce lien.
[223]                     Madame Dickson plaide que la VGFN aurait pu adopter des mesures qui [traduction] « donn[eraient] effet à la fois aux droits démocratiques individuels en cause et aux droits collectifs de la VGFN de gouverner et d’établir des critères d’éligibilité pour ses dirigeants élus » (m.a., par. 13). À titre d’exemple, lors de l’Assemblée générale de 2019, Mme Dickson a proposé qu’un seul conseiller soit choisi parmi les citoyens de la VGFN vivant à Whitehorse (par. 119). Elle avance cette solution dans le contexte de son argument relatif à l’atteinte minimale dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte. Cependant, son argument selon lequel cette solution donnerait effet à la fois à son droit individuel garanti par la Charte et au droit de la VGFN justifie un examen au regard de l’art. 25, car il revient essentiellement à dire que les deux droits sont, en fait, conciliables.
[224]                     La VGFN souligne la conclusion de la Cour d’appel portant que [traduction] « l’application du par. 15(1) porterait de fait atteinte aux droits des Vuntut Gwitchin de se gouverner eux‑mêmes conformément à leurs propres valeurs et traditions particulières et conformément aux arrangements en matière d’“autonomie gouvernementale” conclus avec le Canada et le Yukon en 1993 » (m.i., par. 122, citant les motifs de la C.A., par. 149 (en italique dans l’original)).
[225]                     Nous sommes d’accord avec la Cour d’appel. Le fait de permettre à un conseiller de résider à Whitehorse minerait, de manière non accessoire, le droit de la VGFN de décider qui peut être membre de ses corps dirigeants. Comme il a été expliqué précédemment, la spécificité autochtone protégée par l’obligation de résidence est inextricablement rattachée au lien entre les dirigeants et les terres désignées. La Cour d’appel a cité la déposition du directeur exécutif de la VGFN, qui disait que la raison pour laquelle la proposition initiale de Mme Dickson d’éliminer l’obligation de résidence n’avait pas reçu d’appui était qu’elle entrait en conflit [traduction] « avec l’opinion largement répandue que l’autonomie gouvernementale des Vuntut Gwitchin et la protection de notre culture sont liées de manière cruciale au fait que le siège de notre gouvernement se trouve à Old Crow » (par. 30 (italique omis); d.a., vol. VIII, p. 158). À notre avis, le fait pour notre Cour d’autoriser l’un des quatre conseillers à résider à Whitehorse diminuerait ce lien de manière inacceptable.
[226]                     En conséquence, nous ne pouvons pas accepter que les effets d’un tel changement à la composition du Conseil de la VGFN sur les intérêts que favorise l’obligation de résidence seraient simplement accessoires. Pour reprendre les propos du professeur Macklem, donner effet de cette manière au droit garanti par la Charte à Mme Dickson représenterait [traduction] « un véritable risque pour la vitalité durable de la spécificité autochtone » (p. 232). Donner effet au droit garanti par le par. 15(1) à Mme Dickson porterait atteinte à un « autre » droit, qui appartient à la VGFN. Les deux droits sont, par conséquent, irréconciliablement en conflit.
e)               Aucune autre limite ne s’applique
[227]                     Bien que les protections de l’art. 25 puissent être assorties d’autres limites, y compris celles imposées en lien avec l’art. 28 de la Charte et le par. 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982, aucune restriction de la sorte n’est pertinente dans la présente affaire. La Cour d’appel a conclu que les protections de l’art. 25 s’étendaient à tous les aspects de l’obligation de résidence, y compris la règle du déménagement dans les 14 jours. Devant notre Cour, Mme Dickson n’a pas sollicité de réparation fondée sur la Charte à l’égard de cette règle (d.a., vol. I, p. 209‑210), ni présenté d’arguments sur la question du retranchement. Compte tenu des fardeaux qui incombent aux demandeurs qui invoquent l’art. 25 de la Charte, nous ne sommes pas d’avis de limiter la protection de l’art. 25 relativement à cette règle. Enfin, étant donné que l’art. 25 s’applique à l’obligation de résidence, la VGFN n’est pas tenue de justifier l’obligation de résidence en vertu de l’article premier de la Charte.
[228]                     Nous concluons que l’art. 25 agit comme bouclier et protège l’obligation de résidence contre la revendication de Mme Dickson fondée sur le par. 15(1).
VII.            Conclusion et dispositif
[229]                     Nous proposons de répondre comme suit aux questions constitutionnelles de l’appelante, Mme Dickson, et de l’appelante au pourvoi incident, la VGFN :
1.      La Charte s’applique‑t‑elle à l’obligation de résidence contenue à l’article XI(2) de la Constitution de la Vuntut Gwitchin First Nation?
Oui.
2.      Dans l’affirmative,
a)      L’obligation de résidence viole‑t‑elle le par. 15(1) de la Charte, et le cas échéant, une telle violation est‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte?
Oui, en partie. L’obligation de résidence viole à première vue le par. 15(1) de la Charte. Il n’est pas nécessaire de déterminer si une telle violation est une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.
b)      L’obligation de résidence constitue‑t‑elle l’exercice de l’un des droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada au titre de l’art. 25 de la Charte, et le cas échéant, les droits garantis par la Charte en vertu du par. 15(1) portent‑ils atteinte à l’un de ces droits ou libertés ancestraux, issus de traités ou autres?
Oui. L’obligation de résidence est l’exercice d’un « autre » droit ou liberté des peuples autochtones du Canada visé à l’art. 25 de la Charte, et la demande fondée sur le par. 15(1) porte atteinte à ce droit, de sorte qu’il ne peut être donné effet à cette demande.
[230]                     En ce qui concerne la demande de Mme Dickson fondée sur le droit à l’égalité prévu à l’article IV de la Constitution de la VGFN, laquelle a été plaidée subsidiairement devant la Cour suprême du Yukon, nous prenons bonne note de l’observation faite par la juge d’appel Newbury dans les motifs de la Cour d’appel selon lesquels, étant donné que Mme Dickson a présenté sa demande en vertu de la Charte, elle peut choisir par la suite de soumettre une demande similaire en vertu de la Constitution de la VGFN (par. 157). Comme notre Cour n’a pas traité de l’application de l’article IV, nous nous abstenons de faire d’autres commentaires sur cette question.
[231]                     En conséquence, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi de Mme Dickson. Nous sommes également d’avis de rejeter le pourvoi incident de la VGFN compte tenu de notre conclusion que la Charte s’applique. Nous sommes d’avis de confirmer l’ordonnance des juges majoritaires de la Cour d’appel annulant le jugement de la Cour suprême et rejetant la requête de Mme Dickson. Nous sommes d’avis de ne pas rendre d’ordonnance concernant les dépens.
                  Version française des motifs rendus par
                  Les juges Martin et O’Bonsawin —
I.               Aperçu
[232]                     Cindy Dickson est une citoyenne de la Vuntut Gwitchin First Nation (« VGFN ») qui souhaite se porter candidate au poste de conseillère. Quelque chose l’empêche de servir ainsi sa communauté : une disposition de la Constitution de la VGFN, adoptée par celle‑ci en vertu de ses pouvoirs d’autonomie gouvernementale, qui oblige les conseillers à vivre déjà sur les terres désignées (aussi appelées « terres visées par le règlement ») de la VGFN ou à y déménager dans les 14 jours qui suivent leur élection (article XI(2) (« obligation de résidence »)). L’obligation de résidence exclut des centaines de citoyens de la VGFN qui ne vivent pas sur les terres désignées — mais conservent leurs identité et liens culturels avec leur communauté — d’un aspect essentiel de la participation démocratique à la VGFN, et ce, malgré le passé colonial et les impératifs socio‑économiques en découlant qui ont éloigné bien des citoyens de la VGFN de leurs terres traditionnelles.
[233]                     Madame Dickson, l’une de ces citoyens, vit présentement à Whitehorse, au Yukon, depuis de nombreuses années. Elle a quitté les terres désignées de la VGFN à l’âge de 16 ans afin de terminer ses études secondaires, de faire des études postsecondaires et de chercher des possibilités d’emploi. À l’heure actuelle, il lui est impossible de résider sur les terres désignées pour plusieurs raisons, y compris le fait que les ressources médicales limitées disponibles là‑bas ne répondraient pas aux besoins spéciaux de son enfant en matière de soins de santé. D’après son témoignage non contredit, elle ne peut déménager pour respecter l’obligation de résidence prescrite, car il lui est impossible d’abandonner les services thérapeutiques et services de soutien dont a besoin son enfant. Elle conteste cette obligation de résidence en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés au motif qu’empêcher les non‑résidents de jouer un rôle utile dans la gouvernance de la communauté opère une discrimination injustifiée à l’encontre des membres du groupe qui ne vivent pas sur les terres traditionnelles.
[234]                     La présente demande soulève bien des enjeux d’importance fondamentale en ce qui concerne la mesure dans laquelle la Charte protège les droits et libertés des Autochtones relativement aux mesures prises par les gouvernements autochtones. À notre avis, la Charte s’applique aux mesures gouvernementales prises par des nations autochtones autonomes parce qu’elles sont de nature gouvernementale et que l’objet du par. 32(1) était d’étendre les protections de la Charte pour remédier au déséquilibre des forces entre les gouvernés et les gouvernants au Canada. Au fur et à mesure que les contours de l’autonomie gouvernementale autochtone évoluent, il est essentiel qu’aucune zone soustraite à l’application de la Charte ne soit créée au Canada, que tout un chacun soit protégé également par ses garanties inscrites dans la Constitution, et que toutes les formes de gouvernement soient assujetties à ses limites.
[235]                     L’ajout à la Charte de l’art. 25, aux termes duquel les droits individuels reconnus par la Charte « ne porte[nt] pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada », était motivé par une préoccupation précise au sujet de la différence autochtone et des droits distincts que possèdent les peuples autochtones à titre de « peuples autochtones du Canada ». L’article 25 est une disposition unique à l’objet particulier, qui sert d’important outil d’interprétation pour aider à empêcher qu’il soit porté atteinte à ces droits collectifs spéciaux détenus par les peuples autochtones ou y déroge. L’article 25 empêche principalement les non-Autochtones de présenter des réclamations qui auraient pour effet d’enlever aux peuples autochtones ce qui leur revient de droit justement parce qu’ils sont des peuples autochtones.
[236]                     Nous n’acceptons pas la thèse plus générale selon laquelle l’art. 25 met les mesures d’une nation autochtone autonome à l’abri des demandes présentées au titre de la Charte par des membres de cette communauté. Interpréter ainsi l’art. 25 de manière non téléologique aurait pour résultat considérable de créer et de confirmer des zones soustraites à l’application de la Charte, de telle sorte que les minorités au sein des communautés autochtones ne seraient pas protégées des mesures de leurs propres gouvernements. Tous les Canadiens et Canadiennes, notamment les Autochtones, ont besoin d’outils constitutionnels pour tenir leurs gouvernements responsables des atteintes à leurs droits et libertés consacrés. Refuser aux membres de nations autochtones autonomes des droits, mesures de redressement et recours semblables va à l’encontre des objets de la Charte et de l’art. 25, en plus d’être profondément inéquitable.
[237]                     Nous appliquons donc la Charte, ainsi que le droit à l’égalité revendiqué au titre du par. 15(1), à l’obligation de résidence attaquée. Nous concluons que la demande de Mme Dickson fondée sur le par. 15(1) de la Charte doit être accueillie. L’obligation de résidence établit une distinction discriminatoire entre les citoyens de la VGFN qui vivent sur les terres désignées et ceux qui vivent ailleurs. Le motif analogue de l’« autochtonité‑lieu de résidence » s’applique dans ce contexte. Nous ne sommes pas convaincues que l’obligation de résidence relève du champ d’application de l’art. 25, vu que l’obligation est axée sur la régie interne de la VGFN et ne vise pas à reconnaître le statut spécial de groupes autochtones au sein de l’État canadien au sens large. Même si l’on applique l’article premier de la Charte en l’espèce de manière contextuelle et adaptée à la culture, ancrée dans la différence autochtone et respectueuse de celle‑ci, l’obligation de résidence n’équivaut pas à une atteinte minimale, et sa justification ne peut donc se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[238]                     Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rejeter le pourvoi incident pour les motifs qui suivent.
II.            Paragraphe 32(1) de la Charte
[239]                     Les gouvernements modernes sont assujettis à toute une gamme de limites. Respecter ces limites, y compris les protections des droits individuels et les garanties collectives, est une pierre angulaire de la gouvernance responsable. L’insertion de droits constitutionnalisés dans la Charte a marqué un tournant dans la relation entre les gouvernés et les gouvernants.
[240]                     Plusieurs ordres de gouvernement au Canada, notamment le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et territoriaux, ainsi que les gouvernements autochtones, possèdent le pouvoir d’empiéter sur les libertés individuelles (Commission royale sur les peuples autochtones (« Commission royale »), Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 2, Une relation à redéfinir (1996), p. 265‑267). Particulièrement depuis l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982, les gouvernements et les tribunaux se sont mis à reconnaître à juste titre les communautés autochtones comme des législateurs et des titulaires de droits. À titre d’exemple de cette reconnaissance, l’Accord‑cadre définitif conclu en 1993 entre des représentants des premières nations du Yukon, du gouvernement fédéral et de celui du Yukon établissait un cadre d’autonomie gouvernementale autochtone dans le territoire. Des accords d’autonomie gouvernementale ont suivi, notamment l’entente concernant la VGFN au cœur de la présente affaire. L’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la première nation des Gwitchin Vuntut (1993) (« Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN ») reconnaît des pouvoirs législatifs étendus sur des matières comme les affaires internes de la VGFN, la prestation de certains programmes et services et les matières de nature locale ou privée (art. 13.1, 13.2 et 13.3; voir aussi le m.i., par. 20). À l’instar de n’importe quel autre ordre de gouvernement, la VGFN adopte des lois coercitives qui lient les particuliers.
[241]                     À notre avis, une interprétation téléologique du par. 32(1) de la Charte fait en sorte que la VGFN, en tant que communauté autochtone autonome, est tenue de respecter les droits que la Charte garantit à ses citoyens. Nous convenons avec les juges Kasirer et Jamal que l’édiction par la VGFN de l’obligation de résidence est assujettie à la Charte et que la VGFN est « “gouvernement[ale]” par nature ». Nous parvenons toutefois à cette conclusion en raison d’autres considérations.
[242]                     Nous expliquons d’abord en quoi le par. 32(1) vise le rapport entre les gouvernés et les gouvernants. Son objet est de soumettre l’action gouvernementale au contrôle constitutionnel afin de protéger les droits et libertés individuels.
[243]                     Deuxièmement, nous expliquons pourquoi la jurisprudence existante sur le par. 32(1), laquelle traite d’autres types d’entités, ne s’applique pas directement à la situation unique des gouvernements autochtones sur les plans historique et juridique. À notre avis, la VGFN ne tire pas son origine de la loi, son pouvoir législatif ne lui a pas été délégué, et elle n’a pas à fonder son statut gouvernemental en renvoyant à ce qui a été transféré, dévolu ou accordé par un autre ordre de gouvernement.
[244]                     Troisièmement, nous décrivons comment le par. 32(1) englobe l’action gouvernementale à l’égard des « domaines relevant » du Parlement et des législatures provinciales, et la Charte s’applique donc aux gouvernements autochtones parce qu’ils disposent d’un pouvoir de légiférer sur des matières législatives visées par le par. 32(1). Il en est ainsi peu importe que l’autonomie gouvernementale autochtone soit confirmée ou reconnue par une loi, repose sur la modalité d’un traité ou soit enracinée dans un droit ancestral inhérent à l’autonomie gouvernementale. L’analyse centrale fondée sur le par. 32(1) consiste à déterminer si l’entité se livre à des activités gouvernementales susceptibles de toucher à ces domaines et d’empiéter sur les droits des gouvernés. Il n’est pas nécessaire que la mesure attaquée découle d’un pouvoir conféré par une loi fédérale, provinciale ou territoriale pour qu’elle fasse l’objet d’un examen fondé sur la Charte. La reconnaissance de nations autochtones autonomes en tant que gouvernements à part entière relève clairement de l’objet et de la portée du par. 32(1).
[245]                     Enfin, nous concluons que la VGFN est un gouvernement de par sa nature même parce qu’elle exerce des pouvoirs législatifs et exécutifs à l’égard de « domaines relevant » du Parlement et des législatures provinciales qui touchent considérablement aux droits et libertés individuels protégés par la Charte. Par conséquent, toutes les activités de la VGFN, notamment son édiction de l’obligation de résidence, peuvent faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Cette approche reflète l’objet du par. 32(1), s’accorde avec les pratiques de longue date en matière d’autonomie gouvernementale autochtone, et favorise la réconciliation au Canada.
A.           La Charte vise la relation entre les gouvernés et les gouvernants
(1)           Déterminer la portée du par. 32(1)
[246]                     Le paragraphe 32(1) indique [traduction] « sur qui pèse le fardeau des droits garantis par la Charte, ou, autrement dit, qui est lié par la Charte » (P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 37:6 (en italique dans l’original)). Il prévoit ce qui suit :
      32 (1) La présente charte s’applique :
      a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;
      b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.
[247]                     Le texte même du par. 32(1) prévoit que la Charte s’applique « au Parlement et au gouvernement du Canada » de même qu’à « la législature et au gouvernement de chaque province », pour tous les domaines relevant de la compétence législative de chaque ordre de gouvernement. Fait important, dans sa jurisprudence sur le par. 32(1), notre Cour a toujours confirmé la vaste gamme d’entités visées par la disposition. Dès l’arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573, le juge McIntyre s’est dit d’avis qu’aux termes du par. 32(1), celui‑ci précise que la Charte s’applique aux « branches législative, exécutive et administrative [du gouvernement] » (p. 598).
[248]                     Selon le par. 32(1), la Charte s’applique lorsque le gouvernement agit; [traduction] « [l]es droits garantis par la Charte ne jouent qu’à titre de restrictions au pouvoir du gouvernement sur les titulaires de ces droits » (Hogg et Wright, § 37:13). Notre Cour a défini « gouvernement » comme visant « [l’organe] qui peut adopter et appliquer des règles et qui peut porter atteinte péremptoirement à la liberté individuelle » (McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229, p. 262). La nécessité de préserver les droits individuels compte tenu de ce pouvoir considérable exige que les gouvernements se voient « imposer des contraintes dans la Constitution » (p. 262; voir aussi Dolphin Delivery, p. 593).
[249]                     L’objet qui sous‑tend le champ d’applicabilité de la Charte est donc de remédier au déséquilibre des forces entre les gouvernés et les gouvernants. Dans Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, le juge Dickson (plus tard juge en chef) a reconnu explicitement cet objet à la p. 156 :
      La Charte canadienne des droits et libertés est un document qui vise un but. Ce but est de garantir et de protéger, dans des limites raisonnables, la jouissance des droits et libertés qu’elle enchâsse. Elle vise à empêcher le gouvernement d’agir à l’encontre de ces droits et libertés; elle n’autorise pas en soi le gouvernement à agir. [Nous soulignons.]
De même, comme l’a fait remarquer le juge Lauwers dans l’arrêt Spence c. BMO Trust Co., 2016 ONCA 196, 129 O.R. (3d) 561, par. 125, [traduction] « la Charte a été créée pour contrôler les activités du gouvernement, comme le prévoit le par. 32(1), en vue de protéger l’autonomie de la personne et le droit à la protection contre les activités gouvernementales ». Notre Cour reconnaît dans sa jurisprudence l’importance de ce déséquilibre des forces lorsque vient le temps de décider si une entité est visée par le par. 32(1) (voir, p. ex., McKinney, p. 261‑262; Dolphin Delivery, p. 593 et 597; Stoffman c. Vancouver General Hospital, 1990 CanLII 62 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 483, p. 505).
[250]                     Cet objet appuie une conception large des entités visées par le par. 32(1). Vu les intérêts importants en jeu, la juge Wilson a clairement indiqué dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, 1991 CanLII 68 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 211, que « la Charte s’applique aux entités “gouvernementales” au sens large » (p. 240 (nous soulignons)). Le juge La Forest a repris cette position dans Godbout c. Longueuil (Ville), 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844, où il a affirmé qu’il faut se garder de restreindre indûment l’applicabilité de la Charte et de permettre ainsi aux gouvernements de se soustraire aux obligations que leur impose la Charte (par. 48).
[251]                     Cet objet doit sous‑tendre toute conception et toute interprétation du par. 32(1). Pour déterminer à qui s’applique la Charte, il faut se concentrer sur les entités qui ont le droit d’exercer un pouvoir gouvernemental à l’endroit de particuliers d’une manière susceptible de restreindre leurs droits et libertés. Toute interprétation de l’applicabilité de la Charte qui a pour effet de créer une zone soustraite à l’application de la Charte malgré cette forme de déséquilibre des forces compromettrait les objectifs et l’importance de la Charte.
[252]                     Le fait qu’il ne convient pas de donner une interprétation restrictive au par. 32(1) a été mentionné de manière limpide par le juge La Forest au par. 47 de l’arrêt Godbout :
     . . . lorsque ces entités sont en réalité de nature « gouvernementale » — en raison, par exemple, du degré de contrôle gouvernemental dont elles font l’objet ou de la nature gouvernementale des fonctions qu’elles exécutent — elles ne peuvent se soustraire à l’examen fondé sur la Charte. En d’autres termes, l’art. 32 est de portée assez large pour englober toutes les entités qui sont essentiellement de nature gouvernementale et son champ d’application ne se limite pas aux seuls organismes qui font officiellement partie de la structure gouvernementale fédérale ou provinciale. [Nous soulignons.]
      (Voir aussi le par. 48.)
Selon cette jurisprudence, ce serait une erreur que de se concentrer sur la question de savoir si ou en quoi une entité s’inscrit dans la structure gouvernementale fédérale ou provinciale.
[253]                     Dans Godbout, le juge La Forest a souscrit à une conception large du par. 32(1). Plus précisément, il a expliqué comment, vu l’objet général de soumettre l’action gouvernementale à un examen constitutionnel, une interprétation qui limite l’application de la Charte aux entités faisant officiellement partie de la structure gouvernementale fédérale ou provinciale souffrirait d’une lacune fatale :
      D’un point de vue pratique, en outre, il est tout à fait sensé d’interpréter l’art. 32 comme incluant d’autres entités gouvernementales que celles qui y sont expressément énumérées. Si la Charte devait en effet ne s’appliquer qu’aux organismes faisant institutionnellement partie du gouvernement et non à ceux qui sont de nature gouvernementale (ou qui accomplissent des actes gouvernementaux) dans les faits, le gouvernement fédéral et les provinces pourraient facilement se soustraire aux obligations que la Charte leur impose en octroyant certains de leurs pouvoirs à d’autres entités et en leur faisant exécuter des fonctions ou appliquer des politiques qui sont, en réalité, gouvernementales. Autrement dit, le Parlement, les législatures provinciales et la branche exécutive des gouvernements fédéral ou provinciaux n’auraient qu’à créer des organismes distincts d’eux et à leur conférer le pouvoir d’exécuter des fonctions gouvernementales pour échapper aux contraintes que la Charte impose à leurs activités. De toute évidence, cette façon de faire réduirait indirectement la portée de la protection prévue par la Charte d’une manière que le législateur pourrait difficilement avoir voulue et entraînerait des conséquences pour le moins indésirables. En effet, compte tenu de leur importance fondamentale, les droits garantis par la Charte doivent être protégés contre toute tentative visant à en réduire indûment la portée ou à échapper complètement aux obligations qui en découlent. [Nous soulignons; par. 48.]
      (Voir aussi Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 42.)
[254]                     Ce passage tiré de l’arrêt Godbout exprime la préoccupation fondamentale que des arrangements institutionnels servent de mécanisme pour contourner l’examen fondé sur la Charte dont fait l’objet l’action gouvernementale. Pour répondre à cette préoccupation, le cœur de l’analyse s’attache toujours à la préservation des droits garantis par la Charte, et non aux entités particulières énumérées au par. 32(1). Voilà pourquoi « la Charte s’applique non seulement au Parlement, aux législatures et au gouvernement lui‑même, mais aussi à tous les domaines relevant d’eux » (Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295, par. 14 (nous soulignons)). Autrement dit, l’action gouvernementale qui vise des « domaines relevant » du Parlement et des législatures provinciales — les chefs de compétence prévus aux art. 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 — est assujettie à un examen fondé sur la Charte. Il en est ainsi quel que soit le lien de l’entité avec la structure gouvernementale fédérale ou provinciale officielle.
[255]                     La portée du par. 32(1), quoique large, n’est nullement illimitée. L’action privée non gouvernementale n’est pas assujettie à la Charte — le par. 32(1) ne vise pas [traduction] « [les rapports] entre particuliers » (Hogg et Wright, § 37:13; voir aussi Dolphin Delivery, p. 597; Spence, par. 125). Il ne suffit pas non plus qu’« une entité exerce ce qu’on peut librement appeler une “fonction publique” » ou qu’« une activité particulière puisse être dite de nature “publique” » (Eldridge, par. 43; voir aussi McKinney, p. 268‑269). L’entité ou activité en question doit plutôt être de nature gouvernementale.
(2)           Le cadre établi dans Eldridge pour déterminer l’applicabilité de la Charte
[256]                     Le cadre établi dans Eldridge traite de l’applicabilité de la Charte au regard du par. 32(1). Selon ce cadre, une entité peut être assujettie à la Charte de deux manières (par. 44). Tout d’abord, une entité est assujettie à la Charte si elle est « gouvernementale » au sens du par. 32(1) — soit de par sa nature même, soit en raison du degré de contrôle gouvernemental dont elle fait l’objet. Si l’entité appartient à cette catégorie, toutes ses activités seront examinées au regard de la Charte. Ensuite, lorsqu’une entité n’est pas « gouvernementale », mais se livre à une activité « de nature “gouvernementale” », elle fait l’objet d’un examen fondé sur la Charte relativement à cette activité.
[257]                     Au premier volet du cadre de l’arrêt Eldridge, le tribunal se demande si une entité est gouvernementale « de par sa nature même » ou parce que le gouvernement exerce un contrôle substantiel sur elle (par. 44; voir aussi Greater Vancouver Transportation Authority, par. 16). Dans Godbout, le juge La Forest a fait remarquer que les « facteurs permettant de conclure à l’exécution de “fonctions gouvernementales” laissent peu de place à l’à priori », mais il a ensuite dressé une liste non exhaustive d’indices d’un gouvernement par nature (par. 49‑51). Subsidiairement, les entités « entièrement contrôlé[es] par le gouvernement » et qui sont « essentiellement des émanations de la législature [. . .] qui les [a] créé[es] » sont également gouvernementales selon le premier volet (par. 47; voir aussi Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, 1990 CanLII 63 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 570, p. 584; Lavigne, p. 241‑242).
[258]                     Au second volet du cadre de l’arrêt Eldridge, on s’attache à la « qualité de l’acte » et à la question de savoir s’il est réellement « gouvernemental » (par. 44). Le juge La Forest a cité « la mise en œuvre d’un régime légal ou d’un programme gouvernemental donné » comme exemple d’activité gouvernementale soumise à un examen fondé sur la Charte (par. 44).
[259]                     Le cadre de l’arrêt Eldridge prévoit donc deux raisons pour lesquelles une entité peut être considérée gouvernementale. Le premier volet de ce cadre concerne la nature de l’entité; le deuxième concerne la nature de l’activité (Greater Vancouver Transportation Authority, par. 16). Dans les deux cas, la Charte s’applique à l’égard de l’action gouvernementale.
(3)           Le cadre établi dans Eldridge et les gouvernements autochtones
[260]                     À l’instar des juges Kasirer et Jamal, nous reconnaissons que la VGFN relève du premier volet du cadre de l’arrêt Eldridge, car elle est gouvernementale par nature. Nous nous demandons toutefois si les catégories existantes sont adéquates dans le cas de nations autochtones autonomes, et nous rejetons l’idée que le statut gouvernemental de la VGFN repose sur la délégation du pouvoir d’un autre ordre de gouvernement.
[261]                     Comme nous l’avons noté, la jurisprudence actuelle contient des affirmations générales et instructives à propos de l’objet du par. 32(1). Toutefois, il n’était pas question dans cette jurisprudence du contexte distinct des gouvernements autochtones; elle traitait plutôt d’autres circonstances distinctes. Les critères juridiques conçus pour déterminer si les municipalités, universités ou hôpitaux doivent respecter la Charte découlent du contexte factuel qui leur est propre et répondent forcément à ce contexte. Ils ne doivent pas être perçus comme une réponse complète concernant l’étendue de l’applicabilité de la Charte aux nations autochtones autonomes. Les principes formulés à l’égard d’entités entièrement créées par le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial sont incomplets et se prêtent mal à l’évaluation du pouvoir législatif des premiers habitants du Canada.
[262]                     Différentes considérations entrent en jeu pour ce qui est des gouvernements autochtones étant donné qu’ils forment un élément fondateur du tissu constitutionnel canadien. Au fil du temps, les gouvernements et les tribunaux ont constaté que les questions de droit concernant les peuples autochtones font appel fréquemment à des considérations, concepts juridiques et points de vue variés, compte tenu du fait qu’ils sont les premiers habitants du Canada. L’analogie avec la jurisprudence actuelle qui identifie des entités gouvernementales est partielle et imparfaite lorsqu’on l’applique aux nations autochtones autonomes. Il ne convient pas de greffer des conditions limites au par. 32(1) lorsque cela ralentirait la croissance de ce qui était censé être une constitution vivante, réparatrice et adaptée. Bien que notre Cour n’ait pas encore reconnu pleinement un droit ancestral inhérent à l’autonomie gouvernementale, le par. 32(1) ne devrait pas recevoir une interprétation qui gênerait la reconnaissance d’un tel droit avant que la question ne soit tranchée.
[263]                     Les approches du pouvoir délégué ou du contrôle substantiel employées dans Eldridge et McKinney ne sont donc pas particulièrement utiles pour évaluer l’applicabilité de la Charte à la VGFN. La recherche d’une forme de pouvoir délégué par le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial ne respecte pas le rôle historique et intégral des sociétés autochtones au Canada et ne tient pas compte du contexte moderne des nations autochtones autonomes.
[264]                     Les peuples autochtones formaient des entités autonomes avant l’arrivée des colons européens, et ils continuent de se gouverner eux‑mêmes à ce jour (S. Grammond, « Treaties as Constitutional Agreements », dans P. Oliver, P. Macklem et N. Des Rosiers, dir., The Oxford Handbook of the Canadian Constitution (2017), 305, p. 314). Les pratiques de longue date des sociétés autochtones en matière d’autonomie gouvernementale sont bien établies dans la jurisprudence de notre Cour : « Bien avant que les Européens explorent l’Amérique du Nord et s’y installent, les peuples autochtones occupaient et utilisaient la plus grande partie de ce vaste territoire en sociétés organisées et distinctives possédant leurs propres structures sociales et politiques » (Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911, par. 9; voir aussi Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 25). La « relation particulière » entre les peuples autochtones et la Couronne repose sur ces pratiques de longue date et la reconnaissance des institutions autochtones qui existaient avant l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté (Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 122, la juge Deschamps, motifs concordants; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 67).
[265]                     La reconnaissance de nations autochtones autonomes en tant que gouvernements à part entière et non en raison d’un pouvoir délégué relève nettement du par. 32(1) ainsi que de l’objet de la Charte. Chose importante, elle fait respecter les pratiques autochtones de longue date en matière d’autonomie gouvernementale et favorise la réconciliation au Canada. Il n’est pas nécessaire que la mesure attaquée découle d’un pouvoir conféré par une loi fédérale, provinciale ou territoriale pour qu’elle soit soumise à un examen fondé sur la Charte. L’accent que les juges majoritaires mettent sur le fait que la VGFN tient au moins une partie de son pouvoir législatif d’une loi fédérale n’accorde pas un poids suffisant à la nature de la VGFN comme gouvernement indépendant.
[266]                     Nous rejetons donc l’idée qu’un facteur essentiel à l’applicabilité de la Charte au regard du par. 32(1) est le fait que le pouvoir législatif de la VGFN émane du Parlement. Nous reconnaissons que les juges Kasirer et Jamal prennent bien soin de respecter la position de nations autochtones autonomes comme la VGFN : ils soulignent que la VGFN n’est pas contrôlée par le gouvernement fédéral ou celui du Yukon à l’aune du volet « contrôle » (par. 76), que les Vuntut Gwitchin se gouvernent eux‑mêmes depuis des temps immémoriaux (par. 82), que le Parlement peut reconnaître un gouvernement autochtone à qui il confère un pouvoir législatif en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 sans créer ce gouvernement autochtone (par. 83), et qu’il ne faut pas considérer que les motifs laissent entendre que la VGFN s’apparente à une municipalité (par. 88). Ils estiment néanmoins que « la VGFN exerce des pouvoirs que le Parlement aurait autrement exercés en vertu de la compétence législative qu’il détient en vertu du par. 91(24) » (par. 82), et accordent une grande importance à la Loi constitutionnelle de 1867 et à la loi fédérale comme sources du pouvoir de la VGFN d’instaurer l’obligation de résidence. Par exemple, ils affirment au par. 91 :
      Nous concluons que la Charte s’applique à l’obligation de résidence édictée par la VGFN seulement dans la mesure où cette obligation découle de l’exercice du pouvoir de légiférer en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Nous ne faisons pas de commentaires sur la question de savoir si l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale non rattaché à une loi fédérale serait assujetti à la Charte, car nous estimons qu’il n’est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce, compte tenu des arrangements en matière d’autonomie gouvernementale en cause. [Nous soulignons.]
[267]                     L’importance accordée à la délégation au titre du par. 91(24) ne témoigne pas de la situation unique des nations autochtones autonomes et n’est pas nécessaire au regard du premier volet du critère de l’arrêt Eldridge pour qu’une entité comme la VGFN fasse l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Les nations autochtones autonomes ne sont peut-être pas expressément mentionnées au par. 32(1), mais elles traitent de « domaines » qui le sont, et il faut appliquer cet article de manière téléologique et large de sorte que la protection de la Charte s’applique à tous.
(4)           La Charte s’applique à l’action gouvernementale relativement à des « domaines relevant » du Parlement et des législatures provinciales
[268]                     Il importe de souligner que le par. 32(1) a été adopté alors que le Parlement, les législatures provinciales et les entités qui leur étaient subordonnées formaient tout l’univers législatif. Ces organes étaient les modalités de l’exercice de toute compétence législative au Canada. Les peuples autochtones n’étaient pas reconnus comme étant autonomes, et ils n’étaient souvent pas consultés lors de la prise de décisions législatives. Les mentions de la « délég[ation] » de pouvoir (Eldridge, par. 42), de l’« appareil » gouvernemental (McKinney, p. 275), ou du fait que le Parlement et les législatures provinciales ont « cré[é] » certaines entités (Godbout, par. 47‑48) devraient être situées dans ce contexte. Les ententes d’autonomie gouvernementale qui reconnaissent et confirment le pouvoir législatif des communautés autochtones, telle l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN, ont fait leur apparition plus tard.
[269]                     Les arrêts Eldridge, Godbout, ainsi que les autres décisions connexes, ne devraient pas être interprétés comme imposant la condition qu’un pouvoir soit délégué par le Parlement ou les législatures provinciales pour que la Charte s’applique. La mention de ces organes témoigne plutôt de l’intention que tout le champ législatif — « tous les domaines relevant » du Parlement et des législatures provinciales — soit couvert par la Charte. Sinon, les particuliers seraient privés de protections essentielles dans des cas de déséquilibre des forces entre les gouvernés et les gouvernants. Cela reviendrait à sanctionner des zones soustraites à l’application de la Charte.
[270]                     La portée générale du par. 32(1) trouve également appui dans d’autres dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982. Par exemple, le par. 52(1) dispose que « [l]a Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. » Nous ne partageons pas l’avis de Mme Dickson, du procureur général de l’Alberta et du gouvernement du Yukon selon lequel le par. 52(1) traite du champ d’application de la Charte. La disposition est de nature réparatrice et habilite les tribunaux à invalider un texte de loi (G. Régimbald et D. Newman, The Law of the Canadian Constitution (2e éd. 2017), § 29.23). Comme l’explique notre collègue le juge Rowe dans ses motifs, le par. 52(1) ne permet pas aux parties d’éluder la question de savoir s’il est possible d’invoquer d’emblée la Charte. Cependant, conclure que la Charte ne s’applique qu’aux lois et aux mesures du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux ou de leurs délégataires serait incompatible avec la portée réparatrice du par. 52(1), vu que le libellé général du par. 52(1) engloberait aisément les lois adoptées par une nation autochtone autonome.
[271]                     En outre, nous souscrivons à l’argument du procureur général du Canada suivant lequel l’insertion de l’art. 25, qui prévoit que les tribunaux doivent interpréter les droits et libertés garantis par la Charte dans le respect de la position des peuples autochtones et de leurs droits uniques, est compatible avec l’application de la Charte aux nations autochtones autonomes (voir aussi la Commission royale, vol. 2, p. 256 (selon qui l’application de la Charte aux gouvernements autochtones est « façonnée et pondérée par les dispositions obligatoires de l’article 25 »)). Bien que ni le par. 52(1) ni l’art. 25 n’élargissent directement l’applicabilité de la Charte, ils fournissent des repères utiles sur la manière dont toute interprétation particulière du par. 32(1) s’harmoniserait avec l’architecture interne de la Constitution du Canada.
[272]                     En résumé, la Charte s’applique de manière générale à l’action gouvernementale qui touche aux « domaines relevant » du Parlement et des législatures provinciales. Tous les ordres de gouvernement sont visés. Cette interprétation s’accorde avec, et fait respecter, l’objet prépondérant du par. 32(1), qui est de remédier au déséquilibre des forces entre les gouvernés et les gouvernants. Interpréter le par. 32(1) et le cadre de l’arrêt Eldridge comme ne s’appliquant que dans les cas de pouvoir délégué privilégierait indûment une conception trop textuelle du par. 32(1) et priverait les Autochtones des protections de la Charte lorsque leurs propres corps dirigeants violent leurs droits.
B.            Application du par. 32(1) à la VGFN
(1)           La délégation ne décrit pas fidèlement la relation entre la Couronne et les nations autochtones autonomes
[273]                     La reconnaissance et l’acceptation de l’autonomie gouvernementale passée et actuelle de la VGFN sont évidentes. Le préambule de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN confirme que les « Gwitchin Vuntut disposent de structures traditionnelles de décision qu’ils souhaitent conserver ». Il précise que « les parties désirent appuyer et encourager les institutions et processus politiques de la première nation des Gwitchin Vuntut, sous leur forme actuelle et future ». Le préambule de la Constitution de la VGFN souligne que la Constitution est adoptée pour favoriser la réalisation du [traduction] « dési[r] d’exercer notre droit inhérent à l’autonomie gouvernementale ».
[274]                     L’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN a été reconnue et confirmée par des lois fédérale et territoriale (Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, L.C. 1994, c. 35; Loi sur l’autonomie gouvernementale des Premières nations du Yukon, L.R.Y. 2002, c. 90). L’objet déclaré de la loi fédérale est de « donner effet aux accords » d’autonomie gouvernementale conclus avec les nations autochtones, dont la VGFN (art. 4 et par. 5(1)). La loi territoriale prévoit notamment l’approbation des ententes d’autonomie gouvernementale, notamment celle de la VGFN, et la reconnaissance du fait que ces ententes ont « force de loi » (art. 1 et 2).
[275]                     La reconnaissance législative des pouvoirs de la VGFN en matière d’autonomie gouvernementale ne transforme pas ceux‑ci en pouvoirs délégués. Les lois fédérale et territoriale confirment les pouvoirs d’autonomie gouvernementale prévus dans les ententes et, comme le dit la VGFN, [traduction] « cré[ent] un espace pour leur exercice concret et contemporain grâce à la reconnaissance juridique du Canada et du Yukon » (m.i., par. 51 (note en bas de page omise)). Nous souscrivons à l’argument de Mme Dickson que cette reconnaissance légale [traduction] « ne change en rien le fait que [la] VGFN est une collectivité autochtone titulaire de droits au Canada » qui a observé ses propres traditions juridiques avant la colonisation européenne et continue de le faire (m.i. au pourvoi incident, par. 34). Vu les pratiques passées et actuelles des sociétés autochtones en matière d’autonomie gouvernementale, il serait inapproprié de qualifier l’autonomie gouvernementale autochtone de pouvoir délégué.
[276]                     Comme nous l’avons expliqué, toutefois, le fait qu’une entité exerce un pouvoir délégué par le Parlement ou une législature provinciale n’est pas une condition préalable à l’applicabilité de la Charte. Nous n’avons donc pas à nous attarder davantage sur la source du pouvoir d’autonomie gouvernementale autochtone. Selon le premier volet du cadre de l’arrêt Eldridge, la Charte s’applique plutôt à l’action gouvernementale qui touche aux « domaines relevant » du Parlement et des législatures provinciales. Il s’agit essentiellement de savoir si la VGFN, en tant qu’entité, est un gouvernement de par sa nature même.
(2)           La VGFN est un gouvernement de par sa nature même
[277]                     Nous n’hésitons aucunement à conclure que la VGFN est assujettie à la Charte. Elle est intrinsèquement gouvernementale. La longue histoire de la VGFN renforce son caractère gouvernemental; comme l’a souligné le juge de première instance, [traduction] « [l]es Vuntut Gwitchin formaient une entité politique avant l’affirmation de la souveraineté britannique, et ils se gouvernent eux‑mêmes conformément à leurs propres lois depuis des temps immémoriaux » (2020 YKSC 22, 461 C.R.R. (2d) 230, par. 11).
[278]                     Une foule de facteurs pertinents démontrent que la VGFN est de nature gouvernementale. Par exemple, le Conseil de la VGFN est démocratiquement élu, a le pouvoir de lever des impôts et possède de vastes pouvoirs législatifs — lesquels ont tous été décrits par le juge La Forest dans Godbout comme des indices non exhaustifs d’un gouvernement (par. 51; voir aussi l’Entente définitive de la première nation des Gwitchin Vuntut (1993), ch. 24; Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN, art. 13.0; Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon (Can.), art. 11 et ann. III). La VGFN dispose également du pouvoir exclusif de régir ses affaires internes (Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN, art. 13.1). Cela comprend l’édiction de l’obligation de résidence elle‑même — une mesure législative qui a une incidence sur les droits des membres en restreignant la participation démocratique. De plus, la VGFN peut édicter des lois applicables au Yukon relativement à une vaste gamme de matières qui touchent la vie quotidienne de ses citoyens, comme les soins de santé, l’éducation, l’adoption et la protection de l’enfance, la célébration de mariages ainsi que l’administration des successions (art. 13.2). Elle est habilitée à légiférer sur des matières de nature locale ou privée sur les terres désignées, des matières qui, selon l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN, s’entendent notamment de l’administration de la justice, l’utilisation des terres, l’expropriation de terres, la protection des poissons, de la faune et de leur habitat, la protection de l’environnement, les véhicules, les couvre‑feux et la prévention de l’inconduite, la santé publique, l’ordre public et d’autres « question[s] relative[s] à la bonne administration des citoyens sur les terres visées par le règlement » (art. 13.3).
[279]                     L’imposant arsenal de pouvoirs législatifs dont dispose la VGFN touche à des « domaines relevant » du Parlement et des législatures provinciales, ainsi que le prévoit le par. 32(1). Comme le souligne le Congrès des peuples autochtones, bon nombre des services offerts par la VGFN à titre de nation autochtone autonome ressortiraient, en son absence, à d’autres ordres de gouvernement (m. interv., par. 8). Bien qu’il s’agisse d’une différente modalité de l’exercice de la compétence législative, l’autorité de la VGFN en tant que nation autochtone autonome ne touche ou ne lie pas moins ses citoyens et n’est pas moins susceptible de restreindre les droits que leur garantit la Charte.
[280]                     La structure et les fonctions de la VGFN reflètent son caractère intrinsèquement gouvernemental : elle adopte des lois et prend des décisions qui favorisent, ordonnent et restreignent la vie de ses citoyens. Nous concluons par conséquent que la VGFN est un gouvernement de par sa nature même. Son édiction de l’obligation de résidence doit faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte.
C.            Conclusion sur le par. 32(1)
[281]                     [traduction] « La Charte est un instrument d’édification du pays » (J. Harrington, « Interpreting the Charter », dans Oliver, Macklem et Des Rosiers, The Oxford Handbook of the Canadian Constitution, 621, p. 622). Elle visait à solidifier une identité nationale et à protéger les droits et libertés individuels contre l’intervention du gouvernement. Cet objet s’accorde avec son application aux nations autochtones autonomes, y compris la VGFN. Tous les ordres de gouvernement au Canada sont tenus de faire respecter les protections de la Charte, car ces protections représentent une partie intégrante de la relation entre les gouvernés et les gouvernants. Toute interprétation plus étroite du par. 32(1) risque de faire apparaître des zones soustraites à l’application de la Charte, et compromettrait l’équilibre que vise à atteindre la création de droits consacrés dans la Constitution au Canada.
[282]                     On peut considérer que le par. 32(1) reconnaît l’évolution politique et constitutionnelle qui s’est opérée au chapitre de l’autonomie gouvernementale autochtone. Les nations autochtones comme la VGFN se gouvernent elles‑mêmes depuis des temps immémoriaux, et nos motifs confirment que, quelle que soit la source de leurs pouvoirs d’autonomie gouvernementale, les nations autochtones autonomes sont assujetties à la Charte selon le par. 32(1) et conformément à un cadre modifié de l’arrêt Eldridge lorsqu’elles se livrent à des activités gouvernementales.
III.         Article 25 de la Charte
[283]                     La place qu’occupent les peuples autochtones dans la Constitution et l’application de la Charte à eux font intervenir une série de considérations spéciales. Si la Charte protège avant tout les droits individuels, les peuples autochtones ont également des droits et intérêts collectifs, y compris un titre collectif sur des terres (Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257) et le droit à l’autonomie gouvernementale reconnu dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (Doc. N.U. A/RES/61/295, 2 octobre 2007 (« DNUDPA »), articles 3 et 4; voir aussi la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, L.C. 2021, c. 14). Bien qu’elles constituent les premiers peuples au Canada, les diverses nations — même prises ensemble — forment actuellement une minorité au sein de la population et de la société canadiennes. Elles ont été, et continuent d’être, soumises aux forces du colonialisme de manières qui les distinguent d’autres groupes protégés et reconnus par la Charte. L’article 25 joue un rôle distinct de celui d’autres dispositions de la Charte, ayant pour effet de préserver une forme de droit collectif propre aux peuples autochtones au Canada tout en reconnaissant que, lorsque les gouvernements autochtones établissent des distinctions entre leurs citoyens, comme le font tous les gouvernements, les particuliers et minorités au sein du groupe devraient néanmoins bénéficier de toutes les protections de la Charte enchâssées dans la Constitution.
[284]                     Dans la présente affaire, c’est la première fois qu’une majorité de notre Cour se penche sur l’art. 25, dont voici le texte :
      25 Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada, notamment :
      a) aux droits ou libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763;
      b) aux droits ou libertés existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.
Les deux principaux éléments de l’art. 25 qu’il faut interpréter dans le présent pourvoi ont trait à son application et à sa portée. Premièrement, compte tenu de son texte, de son contexte et de son objet, de quelle manière fonctionne l’art. 25 et de quelle façon un tribunal devrait‑il résoudre une difficulté posée par les droits susceptibles de s’opposer envisagés par la disposition? Deuxièmement, quels droits sont visés par les « droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada »?
[285]                     Nous adoptons un point de vue différent de ce que proposent les juges Kasirer et Jamal au sujet du fonctionnement de l’art. 25 et de la portée des droits et libertés visés par la disposition. À notre avis, une interprétation téléologique de l’art. 25 mène à la conclusion qu’il s’agit d’un outil d’interprétation, et non d’un bouclier impénétrable. De plus, les droits relevant de l’art. 25 se limitent à ceux propres aux peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones et ne s’étendent pas à tous les domaines où les gouvernements autochtones peuvent agir. Cette conception évite que l’art. 25 serve à créer en fait de vastes zones soustraites à l’application de la Charte dans le contexte de l’autonomie gouvernementale autochtone, ce qui priverait les peuples autochtones de la protection des droits fondamentaux et mettrait les gouvernements à l’abri [traduction] « des droits et libertés minimaux établis dans la Charte » (m. interv., Canadian Constitution Foundation, par. 17). Bien que nos analyses divergent, nous estimons que le constitutionnalisme canadien en est un où les idées contradictoires sont non pas une faille à corriger, mais plutôt essentielles à notre démocratie constitutionnelle (voir J. Webber, The Constitution of Canada : A Contextual Analysis (2e éd. 2021), p. 7‑8).
A.           De quelle manière fonctionne l’art. 25?
[286]                     Les avis divergent sur l’effet de l’art. 25, et on se demande parfois si la disposition est un bouclier ou un prisme d’interprétation. La VGFN plaide que l’art. 25 fait entièrement obstacle à la demande de Mme Dickson fondée sur la Charte, et que l’objet de l’art. 25 est la protection de l’espace où s’exercent les droits ancestraux, issus de traités ou autres — [traduction] « non la mise en balance ou la réconciliation » (m.i, par. 103‑104 et 122). Madame Dickson soutient pour sa part que l’art. 25 ne fait pas office de bouclier automatique contre l’examen fondé sur la Charte, mais envisage plutôt une certaine mise en balance du droit individuel garanti par la Charte et du droit autochtone collectif (m.a., par. 92 et 97).
[287]                     À notre avis, l’interprétation est indispensable à une analyse relative à l’art. 25. Nous souscrivons à la thèse de Mme Dickson et de certains intervenants selon laquelle la [traduction] « “méthode du bouclier” [. . .] constitue un choix à faire qui simplifie à l’excès le débat à propos de l’interaction entre les droits collectifs et les droits individuels » (m. interv., p.g. Canada, par. 36). Pour les motifs qui suivent, nous concluons qu’il n’est ni nécessaire ni souhaitable, à ce stade préliminaire de l’application de l’art. 25, de délimiter des zones interdites à la Charte résultant de la levée de boucliers.
(1)           Une interprétation téléologique
[288]                     Les dispositions de la Charte, dont l’art. 25, doivent recevoir une interprétation téléologique (Hunter, p. 156‑157). Le sens d’une disposition se comprend à la lumière des intérêts qu’il est censé protéger. Au moment d’établir l’objet d’une disposition de la Charte, le tribunal examine « la nature et [l]es objectifs plus larges de la Charte elle‑même, [l]es termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, [l]es origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, [. . .] [le] sens et [. . .] l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344). Une analyse téléologique de l’art. 25 comprend un examen de « la formulation, [de] la structure et [de] l’historique du texte constitutionnel » (Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), 1987 CanLII 88 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 394, le juge McIntyre).
[289]                     Comme nous l’expliquons, le texte de l’art. 25 ne dicte pas le résultat ni n’aboutit à une seule conclusion. Interprété justement, il peut étayer l’approche interprétative ou celle du bouclier. Nous sommes toutefois convaincues que l’art. 25 était censé servir de prisme d’interprétation compte tenu de sa nature, de son objet et de son historique. Cette approche est celle qui concorde le mieux avec la façon dont les droits opposés reconnus par la Charte sont mis en balance, et traduit le mieux les besoins de tous les Autochtones, les recommandations finales de la Commission royale ainsi que les droits enchâssés dans la DNUDPA. Elle ouvre une voie respectueuse et adaptée à un avenir où les droits garantis par la Charte et les conceptions autochtones des droits seront intégrés à divers forums juridiques.
(2)           Le texte
[290]                     D’après le texte de l’art. 25, les droits individuels garantis par la Charte « ne porte[nt] pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada ».
[291]                     Nous sommes d’accord avec plusieurs choses que disent les juges Kasirer et Jamal à propos du texte de l’art. 25, à savoir que :
•         Les versions française et anglaise des textes constitutionnels ont « également force de loi, en tant qu’expressions de l’intention exprimée à l’art. 25 » (par. 121).
•         Il y a un sens commun véhiculé par les deux textes linguistiques qui illustre à la fois un objectif de protection relativement au droit autochtone collectif et un exercice d’interprétation auquel doit se livrer le tribunal à l’égard des droits opposés (par. 124).
•         Les articles 21, 25, 26 et 29 de la Charte ont ceci en commun qu’ils « visent à sauvegarder et à protéger des droits qui existent indépendamment de la Charte » (par. 129, citant K. M. Lysyk, « Les droits et libertés des peuples autochtones du Canada », dans G.‑A. Beaudoin et W. S. Tarnopolsky, dir., Charter canadienne des droits et libertés (1982), 591, p. 596).
[292]                     À notre avis, toutefois, le texte de l’art. 25 n’aide guère à décider s’il convient de privilégier l’approche interprétative ou celle du bouclier. Il ressort du texte que l’insertion de l’art. 25 visait à empêcher qu’il soit porté atteinte à certains droits autochtones collectifs, comme nous l’expliquons plus en détail dans notre analyse de l’objet et de l’historique de la disposition. Ainsi que le font remarquer les juges Kasirer et Jamal, les mots « ne porte pas atteinte » et « shall not be construed » évoquent le caractère obligatoire et déclaratoire de la disposition (par. 125). Nous souscrivons à cette observation, mais cela n’écarte pas l’opération d’interprétation prescrite par l’art. 25 à l’égard des droits opposés en jeu. Autrement dit, le tribunal ne règle pas la question en concluant qu’une demande fondée sur la Charte met en cause un droit ancestral, issu de traité ou autre « des peuples autochtones du Canada ». Le tribunal doit tout de même examiner la demande fondée sur la Charte dans son contexte et essayer de mettre en balance ou de concilier les intérêts opposés en jeu.
[293]                     Un examen de l’objet et de l’historique de l’art. 25, la jurisprudence de notre Cour sur l’interprétation de droits constitutionnels opposés ainsi que d’autres sources, dont le Rapport final de la Commission royale et la DNUDPA, se révèlent donc plus instructifs sur le fonctionnement et la portée de l’art. 25. Dans les sections qui suivent, nous démontrons pourquoi ces sources étayent l’approche interprétative de la disposition.
(3)           L’objet et l’historique de l’art. 25
[294]                     L’enchâssement constitutionnel d’une déclaration des droits au Canada en 1982 a marqué un tournant majeur dans la relation entre les particuliers et l’État. La Charte permettrait que les actes du gouvernement soient examinés par les tribunaux en fonction de leur conformité avec les protections des droits individuels. Une foule d’intérêts individuels devaient être protégés, notamment les libertés fondamentales, les droits démocratiques, les droits juridiques et — chose importante — les droits à l’égalité.
[295]                     On a exprimé la crainte qu’il y ait une tension entre, d’une part, la protection et la priorisation de droits individuels garantis par la Charte et, d’autre part, la position, le statut et les droits spéciaux de certains groupes au sein de la société canadienne. Plus précisément, bien des gens, y compris des gouvernements, communautés autochtones et autres intéressés, se sont mis à réfléchir à l’incidence qu’aurait une déclaration des droits enchâssée sur les droits collectifs uniques des peuples autochtones et les programmes conçus pour améliorer leurs conditions. Par exemple, le procureur général de la Saskatchewan, Roy Romanow, a dit ce qui suit à l’occasion de la Conférence fédérale-provinciale des premiers ministres sur la Constitution en 1978 :
     [traduction] En Saskatchewan, par exemple, depuis quelques années déjà, je crois que le gouvernement a effectivement fait preuve de discrimination, si je peux m’exprimer ainsi [. . .]. Récemment, nous avons signé un accord avec une grande société minière en vue d’un nouveau projet minier dans le nord de la Saskatchewan, et une condition de cet accord exige qu’en 1982, cinquante pour cent des employés soient des résidents du Nord [. . .] dont la plupart seraient, par définition, des Indiens inscrits ou non. Désormais, en présence d’une déclaration des droits enchâssée, si vous en jugez par l’expérience américaine, des politiques comme celles‑ci seraient invalidées par les tribunaux au motif qu’elles sont discriminatoires . . .
     Au Canada d’aucuns soutiendraient, Monsieur le Premier Ministre, que notre plus grand besoin est d’encourager des programmes d’action positive pour réparer certaines injustices sociales, et la charte proposée, toute déclaration des droits en fait, pourrait rendre difficile l’atteinte de cet objectif.
      (Conférence fédérale‑provinciale des premiers ministres sur la Constitution (séance de l’après‑midi du 30 octobre 1978), p. 157; voir aussi le m. interv., Canadian Constitution Foundation, par. 11‑12.)
En d’autres termes, la différence autochtone serait‑elle sapée par une conception formaliste de l’égalité?
[296]                     Le premier ministre Pierre Trudeau a répondu que la préoccupation du procureur général Romanow liée au fait d’autoriser l’action positive était réglée par l’art. 26 de ce qui était à l’époque le projet de loi C‑60, 3e sess., 30e lég., 1978, qui proposait que :
     La présente Charte ne limite ni ne supprime les droits et libertés qu’elle ne reconnaît pas expressément et qui pouvaient exister lors de la prise d’effet de la présente loi, notamment les droits et libertés qu’ont pu acquérir les peuples autochtones du Canada par la Proclamation royale du 7 octobre 1763.
      (Voir aussi B. H. Wildsmith, Aboriginal peoples and Section 25 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms (1988), p. 5.)
Bien que le projet de loi n’ait jamais été adopté, l’essence de l’art. 26 a été intégré à des versions subséquentes de l’actuel art. 25 de la Charte.
[297]                     Les débats législatifs sur la réforme constitutionnelle éclairent l’objet de l’art. 25. L’enchâssement des droits des peuples autochtones dans ce qui est désormais l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 n’était pas à l’ordre du jour au début du processus de rapatriement (voir J. M. Arbour, « The Protection of Aboriginal Rights within a Human Rights Regime : In Search of an Analytical Framework for Section 25 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (2003), 21 S.C.L.R. (2d) 3, p. 30‑31). Toutefois, en octobre 1980, le premier ministre Trudeau s’était engagé auprès de plusieurs dirigeants autochtones à se servir de la Constitution comme outil pour mieux protéger leurs droits (Débats de la Chambre des communes, vol. IV, 1re sess., 32e lég., 17 octobre 1980, p. 3778). Plusieurs mois après le dépôt du train de réformes constitutionnelles au Parlement, le ministre de la Justice Jean Chrétien a proposé le 30 janvier 1981 un nouvel article, figurant dans la partie II de la Loi constitutionnelle de 1982 et à l’extérieur de la Charte, qui reconnaîtrait et confirmerait les droits ancestraux ou issus de traités des peuples autochtones (Arbour, p. 33‑34). Cet article a été enlevé en novembre 1981 à la suite d’autres négociations constitutionnelles que le ministre Chrétien a décrites comme « découl[ant] d’un processus qui exigeait des compromis » (Débats de la Chambre des communes, vol. XII, 1re sess., 32e lég., 20 novembre 1981, p. 13045). Plus tard ce mois‑là, un autre compromis a mené à la réinsertion de ce qui est maintenant l’art. 35 pour protéger les « droits existants — ancestraux ou issus de traités — » des peuples autochtones (Débats de la Chambre des communes, vol. XII, 1re sess., 32e lég., 24 novembre 1981, p. 13202‑13203 (nous soulignons); voir aussi Arbour, p. 35; Wildsmith, p. 7).
[298]                     Pendant ce temps, des débats entourant ce qui est désormais l’art. 25 avaient lieu dans l’incertitude à propos des droits ancestraux, s’il en est, qui seraient constitutionnellement reconnus et confirmés. Le sous‑ministre adjoint du ministère de la Justice, Barry L. Strayer, a dit au Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada qu’aux termes de l’art. 25, « si ces droits existent réellement, ils continueront à exister et la charte ne pourra pas y porter atteinte. Par conséquent, on n’essaie pas de déterminer si ces droits existent ou n’existent pas, on se contente de préciser que s’ils existent, la charte n’y porte pas atteinte » (Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 38, 1re sess., 32e lég., 15 janvier 1981, p. 16 (nous soulignons)). Dans le même ordre d’idées, le secrétaire parlementaire au ministre des Affaires indiennes et du Développement du Nord, Ray Chénier, a expliqué l’effet recherché par l’art. 25 :
     . . . continue[r] d’assurer la protection du mode de vie des autochtones en garantissant que les droits et libertés des peuples indigènes du Canada ne seront pas abrogés par l’introduction dans la charte de certains droits et libertés visant l’ensemble des Canadiens. Cet article est délibérément vague. Comme je l’ai déjà dit, il se peut que l’on constitutionnalise d’autres droits, notamment ceux que réclament les autochtones. [Nous soulignons.]
      (Débats de la Chambre des communes, vol. V, 1re sess., 32e lég., 20 novembre 1980, p. 4915; voir aussi Arbour, p. 31‑32.)
[299]                     Quand le ministre Chrétien a été interrogé devant le Comité mixte spécial, il a expliqué que, de l’avis du gouvernement, la Charte n’aurait pas « d’incidence » sur ces droits ni « [n’]empi[èterait] sur [c]es droits » des peuples autochtones (Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 49, 1re sess., 32e lég., 30 janvier 1981, p. 94). Le ministre Chrétien a indiqué ainsi que l’art. 25 visait à garantir que les droits individuels énoncés dans la Charte n’empêchent pas les peuples autochtones d’exercer leurs droits collectifs.
[300]                     Un examen de la rédaction et de la négociation de la Charte révèle donc une [traduction] « démarche de préservation des droits » dans le cas de l’art. 25 — visant à éviter que la Charte ne restreigne d’autres droits existants, y compris les droits uniques détenus par les peuples autochtones (m. interv., p.g. Alberta, par. 24). En outre, d’anciennes ébauches de l’art. 25 fournissent des indications complémentaires à l’appui de cette approche. En octobre 1980, une ébauche de la disposition a été déposée à la Chambre des communes et au Sénat. Elle est rédigée ainsi :
      . . . La présente charte ne nie pas l’existence des droits et libertés qu’elle ne garantit pas expressément et qui existent au Canada, notamment les droits et libertés des peuples autochtones du Canada.
      (La Constitution canadienne 1980 : Projet de résolution concernant la Constitution du Canada (1980), p. 25)
[301]                     De même, le ministre Chrétien a soumis en janvier 1981 au Comité mixte spécial une autre ébauche de dispositions, dont voici le texte :
      . . . Le fait que la présente Charte garantit certains droits et libertés ne constitue une négation :
      a) ni des droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — que peuvent avoir les peuples autochtones du Canada, notamment des droits ou libertés qui ont pu être reconnus par la Proclamation royale du 7 octobre 1763;
      b) ni des autres droits ou libertés qui peuvent exister au Canada.
      (Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 36, 1re sess., 32e lég., 12 janvier 1981, p. 18)
[302]                     Ces deux ébauches de disposition antérieures tendent à indiquer que le gouvernement souhaitait que la disposition empêche la revendication de droits individuels en vertu des articles applicables de la Charte de supprimer ou d’écarter les droits autochtones collectifs. Les ébauches ne laissent pas croire que le gouvernement voulait que l’art. 25 crée un bouclier impénétrable pour encercler les droits et libertés ancestraux et créer des zones soustraites à l’application de la Charte dans certaines régions du pays. L’article 25 a plutôt pour effet juridique d’indiquer clairement que les droits et libertés garantis dans la Charte ne doivent pas être interprétés comme minant les droits et libertés accordés aux peuples autochtones.
[303]                     Trois conclusions importantes sur l’objet de l’art. 25 peuvent se dégager des origines législatives de la disposition.
[304]                     Premièrement, l’insertion de l’art. 25 était motivée par des préoccupations liées à la manière dont les droits et intérêts collectifs des peuples autochtones pourraient interagir avec l’enchâssement constitutionnel de droits individuels — surtout le droit à l’égalité garanti au par. 15(1). Une préoccupation principale à l’origine de l’art. 25 était la question de savoir si, en son absence, les protections contre la discrimination raciale prévues au par. 15(1) de la Charte nuiraient aux droits ancestraux ou issus de traités détenus par les peuples autochtones en raison de leur autochtonité (Hogg et Wright, § 28:41; C. Hutchinson, « Case Comment on R. v. Kapp : An Analytical Framework for Section 25 of the Charter » (2007), 52 R.D. McGill 173, p. 178). Bien que notre Cour ait désormais confirmé à maintes reprises que la « norme fondamentale » du par. 15(1) est l’égalité réelle — qui implique de « transcende[r] les similitudes et distinctions apparentes » dans l’évaluation des demandes fondées sur le droit à l’égalité — cette tendance jurisprudentielle n’allait aucunement de soi à l’époque de l’adoption de la Charte (Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, [2020] 3 R.C.S. 113; R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 37 et 187; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 39). L’article 25 était motivé par la crainte réelle qu’une interprétation formaliste du par. 15(1) porte atteinte aux droits autochtones collectifs. Par exemple, l’art. 25 empêcherait les non‑Autochtones de revendiquer des droits identiques de chasse ou de pêche sur des terres traditionnelles et mettrait à l’abri des programmes et dispositions conçus pour protéger les droits spéciaux des peuples autochtones.
[305]                     Deuxièmement, l’art. 25 ne visait pas à créer ou à conférer des droits. L’article 25 est une « disposition qui a pour but de préserver des droits et non d’en créer de nouveaux ou d’augmenter ou de modifier de quelque façon le statut constitutionnel ou légal des droits qui existent déjà ou qui pourraient être créés indépendamment de la Charte » (Lysyk, p. 597; voir aussi J. Borrows, « Contemporary Traditional Equality : The Effect of the Charter on First Nation Politics » (1994), 43 R.D. U.N.‑B. 19, p. 28; Hogg et Wright, § 28:41). Le juge Bastarache a fait observer dans l’arrêt R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 93, qu’étant donné l’historique de la disposition, il a été « indiqué d’une façon on ne peut plus claire que l’art. 25 ne crée pas de nouveaux droits ». On envisageait plutôt l’art. 25 comme un mécanisme pour [traduction] « guider l’application de la Charte » et « répondre à la crainte que la Charte serve à enlever des droits » aux peuples autochtones (Arbour, p. 36). Il s’agit d’un outil d’interprétation, et non d’une source de droits.
[306]                     Troisièmement, nous admettons que protéger la différence autochtone est un objectif qui a motivé l’insertion de l’art. 25 dans la Charte, mais d’après une formulation plus précise de l’objet de la disposition, celle‑ci vise à protéger le statut spécial de certains droits collectifs détenus par les peuples autochtones. Il s’agit de droits qui se rapportent uniquement aux peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones (voir Kapp, par. 103, le juge Bastarache). Ils sont intrinsèquement liés à [traduction] « l’identité distinctive, collective [et] culturelle » d’un groupe autochtone (voir Arbour, p. 60; m. interv., p.g. Canada, par. 29). Par exemple, les droits ancestraux ou issus de traités reconnus par l’art. 35, ainsi que d’autres lois conférant des avantages en raison de l’appartenance à un groupe autochtone — tel le programme d’« action positive » décrit par le procureur général Romanow en 1978 — protègent des intérêts collectifs qui sont propres aux peuples autochtones et découlent de leur identité. Dans l’arrêt R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507, par. 19, le juge en chef Lamer a expliqué que :
     Toutefois, les droits ancestraux ne peuvent être définis par l’application des préceptes de [la] philosophie [libérale du Siècle des lumières]. Même s’ils ont une portée et une importance égales aux droits inscrits dans la Charte, les droits ancestraux doivent être considérés différemment des droits garantis par la Charte, parce qu’ils sont détenus seulement par les autochtones au sein de la société canadienne. Les droits ancestraux tirent leur origine du fait que les peuples autochtones sont des autochtones. [Nous soulignons; soulignement dans l’original omis.]
Bien que l’art. 25 ne crée pas de droits et se distingue de dispositions qui les créent ou les confirment constitutionnellement, il convient de noter que l’art. 25 a été rédigé et adopté dans le contexte de débats en cours sur les types de droits qui seraient protégés en fin de compte par ce qui est désormais l’art. 35. Nous souscrivons à l’affirmation du juge Bastarache tirée de l’arrêt Kapp selon laquelle, vu la mention à l’art. 25 des « droits ou libertés ancestraux ou issus de traités », « [l’art. 25] est ax[é] sur le caractère tout à fait particulier des personnes ou des collectivités mentionnées dans la Constitution; les droits protégés sont ceux qui leur sont propres en raison de leur statut spécial » (par. 103).
[307]                     Cette interprétation de l’objet de l’art. 25 concorde tout à fait avec la jurisprudence de notre Cour sur la manière dont on reconnaît les droits autochtones et leur donne effet au sein du cadre constitutionnel canadien. Dans Van der Peet, le juge en chef Lamer a affirmé que « le par. 35(1) a pour objet de reconnaître l’occupation antérieure de l’Amérique du Nord par les peuples autochtones », et que cette disposition établit « le cadre constitutionnel qui permet de reconnaître que les autochtones vivaient sur le territoire en sociétés distinctives, possédant leurs propres cultures, pratiques et traditions, et de concilier ce fait avec la souveraineté de Sa Majesté » (par. 31‑32). Les articles 35 et 25 ne remplissent pas la même fonction, et les droits qui en relèvent n’ont pas la même portée. Les deux dispositions reconnaissent toutefois le statut spécial des communautés autochtones et cherchent à concilier les droits et intérêts autochtones collectifs et ceux de l’État canadien au sens large (voir, p. ex., Kapp, par. 65; m. interv., Congrès des peuples autochtones, par. 20; m.a., par. 61‑62; m. interv., p.g. Québec, par. 19; m. interv., p.g. Alberta, par. 14‑16). L’article 25 confirme que la protection des droits individuels garantis par la Charte n’entrave pas ce processus de réconciliation.
[308]                     En résumé, l’art. 25 favorise la réalisation d’un objectif particulier : éviter que l’adoption d’une déclaration des droits constitutionnalisée au Canada ait pour effet de porter atteinte aux droits uniques détenus par les peuples autochtones qui découlent de leur identité en tant que tels.
(4)           Jurisprudence sur l’interprétation des droits constitutionnels
[309]                     La thèse suivant laquelle l’art. 25 favorise l’atteinte de cet objectif et fait office de prisme d’interprétation est étayée par bien d’autres principes importants tirés de la jurisprudence constitutionnelle. Notre Cour a toujours affirmé qu’il faut lire en corrélation toutes les parties de la Constitution, et qu’il n’existe aucune hiérarchie entre ses différentes dispositions (voir Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 15, [2005] 1 R.C.S. 238, par. 2; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698, par. 50; Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835, p. 877). En outre, les droits constitutionnels ne sont pas absolus — ils sont souvent limités par les droits d’autrui. Cela vaut également pour les droits autochtones (voir R. c. Badger, 1996 CanLII 236 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 771, par. 80‑82; R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1108‑1109; R. c. Nikal, 1996 CanLII 245 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 1013, par. 92). En effet, « [l]es limites imposées à ces droits sont également un élément nécessaire de [la réconciliation entre les communautés autochtones et la communauté dans son ensemble], si les objectifs qu’elles visent sont suffisamment importants pour la communauté dans son ensemble » (R. c. Gladstone, 1996 CanLII 160 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 723, par. 73 (soulignement omis); voir aussi Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 160‑161). Bref, les droits n’existent pas dans l’abstrait (Nikal, par. 92).
[310]                     L’article 25 le reconnaît. Il n’écarte pas la nécessité de concilier les intérêts opposés, ni ne représente une exception claire à une méthode souple et contextuelle d’interprétation constitutionnelle. Comme le signale Mme Dickson, interpréter l’art. 25 comme prévoyant un [traduction] « bouclier automatique et absolu serait une anomalie dans la jurisprudence de notre Cour » (m.a., par. 93). Les droits ancestraux ou issus de traités confirmés par l’art. 35 peuvent être restreints en raison d’intérêts pressants de la société (voir Sparrow; Badger; Nation Tsilhqot’in, par. 152). Il serait fort incongru de protéger automatiquement ces mêmes droits alors que leur exercice entraîne des violations de la Charte, peu importe leur gravité ou leur étendue. La Charte a pavé la voie à une nouvelle relation entre les gouvernés et les gouvernants; la société a un grand intérêt à concilier les droits collectifs et les droits individuels. Nous n’acceptons pas la thèse selon laquelle les droits collectifs l’emportent absolument sur les droits individuels. Pareille interprétation de l’art. 25 serait [traduction] « rigide au point d’être grossière » (m. interv., p.g. Canada, par. 36).
[311]                     Puisqu’il ne convient pas d’interpréter l’art. 25 de manière à conférer une [traduction] « immunité générale » contre l’examen fondé sur la Charte, « il s’agit alors de régler un conflit entre deux ensembles différents de droits constitutionnels » (D. L. Milward, Aboriginal Justice and the Charter : Realizing a Culturally Sensitive Interpretation of Legal Rights (2012), p. 69; voir aussi T. Isaac, « Canadian Charter of Rights and Freedoms : The Challenge of the Individual and Collective Rights of Aboriginal People » (2002), 21 Windsor Y.B. Access Just. 431, p. 437).
(5)           Mobilisation constitutionnelle après 1982
[312]                     Le Rapport final publié en 1996 par la Commission royale revêt également de l’importance pour l’interprétation de l’art. 25 de la Charte. La Commission royale avait le vaste mandat d’examiner la situation des peuples autochtones de partout au Canada et de proposer des solutions et des remèdes. Le Rapport final énonçait quatre grands principes servant de lignes directrices en vue d’une « relation renouvelée » entre les communautés autochtones et les communautés non autochtones : « . . . reconnaissance mutuelle, respect mutuel, partage et responsabilité mutuelle » (Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, Un passé, un avenir (1996), p. 743). D’après la Commission royale, cela suppose trois choses : « . . . égalité, coexistence et autonomie gouvernementale » (p. 744). Il n’est pas nécessaire que le respect des droits individuels et l’autodétermination des communautés autochtones soient une équation à somme nulle. En fait, l’équité et la reddition de compte par l’application de la Charte peuvent amener des personnes qui avaient coupé les ponts à revenir dans leur communauté d’origine. Dans son mémoire, Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada écrit que les efforts de réconciliation ne devraient pas priver davantage les peuples autochtones de leurs droits juridiques. La réconciliation exige plutôt que le droit trace une voie qui réunit le droit [traduction] « colonial » ainsi que les ordres social et juridique autochtones jusqu’à ce que les deux puissent coexister (par. 23).
[313]                     « [U]ne certaine souplesse doit présider à [l’]interprétation [de l’art. 25] pour tenir compte des philosophies, des traditions et des pratiques culturelles propres aux peuples autochtones » (Commission royale, vol. 2, p. 258). Bien que notre Cour doive créer un espace dans la Constitution pour que les peuples autochtones développent leurs cultures et leurs sociétés comme ils l’entendent, elle doit garder à l’esprit qu’en raison de l’héritage du colonialisme, les peuples autochtones sont désavantagés et victimes de discrimination systémique. La réconciliation ne devrait pas être un moyen de les priver davantage de droits juridiques sur leurs propres terres. Par conséquent, bien que l’autonomie gouvernementale autochtone fasse partie intégrante de la gouvernance canadienne, elle devrait, comme tout autre chef de gouvernement, être tenue de respecter les contraintes constitutionnelles, y compris les droits et libertés garantis par la Charte.
[314]                     L’article 25 ne devrait pas être interprété de manière à interdire aux demandeurs autochtones d’invoquer d’autres dispositions de la Charte, y compris le par. 15(1), même si la contestation vise les lois de leurs propres communautés. Depuis l’adoption de la Charte, on a soulevé d’importantes questions à propos de l’interprétation et la mise en balance des intérêts individuels et intérêts collectifs (voir J. Koshan et J. Watson Hamilton, « Kahkewistahaw First Nation v Taypotat — Whither Section of the Charter? » (2016), 25:2 Forum const. 39, p. 42). Parmi celles‑ci, la demande présentée par l’Association des femmes autochtones du Canada en vue de jouer un rôle égal dans les débats sur la réforme de la Constitution (Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, 1994 CanLII 27 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 627), un litige portant sur les règles d’appartenance à la bande qui excluaient certaines femmes et leurs enfants (voir K. Gover, « When tribalism meets liberalism : Human rights and Indigenous boundary problems in Canada » (2014), 64 U.T.L.J. 206, p. 230‑234), et l’allégation selon laquelle les codes électoraux de certaines communautés autochtones empêchent parfois des particuliers de se porter candidats en raison de leur sexe, de leur état matrimonial ou de leur orientation sexuelle (K. Busby, « Discussed, reformulated and enriched many times » : The Supreme Court of Canada’s Equality Jurisprudence — Notes for a presentation at the Canadian Bar Association Annual National Constitutional and Human Rights Conference, juin 2014 (en ligne), p. 4‑5).
[315]                     Le besoin de mettre les droits en balance et de concilier les intérêts et les gens était non seulement crucial pour la recommandation finale de la Commission royale, mais il était aussi au cœur des arguments fondés sur l’égalité qu’a avancés l’Association des femmes autochtones du Canada à l’époque de l’Accord de Charlottetown. Ses commentaires au sujet du caractère discriminatoire de certaines structures de gouvernance autochtones et de la nécessité d’appliquer la Charte à des nations autonomes résonnent encore aujourd’hui :
      L’Association des femmes autochtones du Canada appuie les droits individuels. Ces droits sont si fondamentaux que, si on les éliminait, l’être humain n’existerait plus. Les femmes autochtones sont des êtres humains et nous avons des droits qui ne peuvent pas être niés ou retirés au gré des caprices de n’importe quel gouvernement. [. . .] Cette conception s’oppose à celle de plusieurs leaders autochtones et de théoriciens du droit qui préconisent la reconnaissance par le Canada de la souveraineté, de l’autonomie gouvernementale et des droits collectifs. Le leadership autochtone mâle soutient, sans jamais dévi[er] de cette ligne, que la « collectivité » a priorité et que c’est elle qui définira les droits des individus.
      . . .
     L’Association des femmes autochtones du Canada reconnaît l’existence d’un conflit entre les droits collectifs des gouvernements autochtones souverains et les droits individuels des femmes. Privées d’égalité par les lois patriarcales qui ont fait des « privilèges mâles » la norme sur les réserves, les femmes autochtones ont dû mener une lutte extraordinaire pour reconquérir leur position sociale. Nous voulons que la Charte canadienne des droits et libertés s’applique aux gouvernements autochtones.
      (Position Concernant les « Propositions Constitutionnelles » (1992), p. 9 et 11; voir aussi Borrows (1994), p. 44.)
[316]                     Les femmes autochtones ont précisé que, si la Charte ne s’applique pas aux gouvernements autochtones, elles risquent de perdre un outil important pour faire valoir leur droit à l’égalité au sein de leurs communautés. Personne ne devrait s’étonner que les inégalités existant dans l’ensemble de la société canadienne soient également présentes ou reproduites au sein des communautés autochtones. Selon le professeur John Borrows, les gouvernements autochtones peuvent être tout aussi méprisants et oppresseurs quand il s’agit de questions d’égalité entre les sexes que les autres ordres de gouvernement (Freedom and Indigenous Constitutionalism (2016), p. 188). Il existe un besoin similaire et commun de protéger les droits de tous les citoyens autochtones si leurs gouvernements les traitent injustement, surtout s’ils font partie d’une minorité au sein du collectif autochtone plus grand.
(6)           Sources internationales
[317]                     Le droit international en matière de droits de la personne peut se révéler une source utile d’information et d’orientation lorsque vient le temps d’interpréter les dispositions de la Charte. D’après la présomption de conformité, il convient de présumer que la Charte accorde une protection au moins aussi grande que celle offerte par des dispositions semblables de documents internationaux ratifiés par le Canada (Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act, p. 349, le juge en chef Dickson et la juge Wilson, dissidents). Les instruments internationaux contraignants ont un certain poids dans l’interprétation de la Charte (Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426, par. 38). En l’espèce, la DNUDPA lie le Canada et fait donc intervenir la présomption de conformité.
[318]                     La DNUDPA reconnaît la nécessité de protéger à la fois les droits collectifs et les droits individuels des peuples autochtones. Par exemple, les articles 4, 5, 20 et 34 confirment le droit des peuples autochtones à l’autodétermination, à l’autonomie gouvernementale et leur capacité de protéger leurs institutions politiques, juridiques, économiques, sociales et culturelles distinctes. De plus, les articles 2 et 9 prévoient en outre que tant les peuples que les personnes autochtones ne doivent faire l’objet d’aucune forme de discrimination et être égaux à tous les autres peuples dans l’exercice de leurs droits. Ainsi, les Autochtones ont le droit d’appartenir à une communauté ou à une nation autochtone et doivent être protégés contre la discrimination sous toutes ses formes dans l’exercice de ce droit.
[319]                     La DNUDPA illustre donc bien qu’un type de droit ne peut supplanter absolument un autre. Une interprétation de l’art. 25 qui met les droits et libertés autochtones collectifs à l’abri de tout empiètement, mais qui ne respecte pas le droit des Autochtones de ne pas subir de discrimination serait incompatible avec le caractère exhaustif des protections conférées par la DNUDPA. Une interprétation globale de la DNUDPA étaye plutôt l’opinion selon laquelle l’art. 25 fait office de prisme d’interprétation qui assure le respect des droits collectifs et des droits individuels.
(7)           Conclusion sur le fonctionnement de l’art. 25
[320]                     Pour les motifs qui précèdent, l’art. 25 devrait servir de prisme d’interprétation, et non faire office de bouclier. La mesure dans laquelle ce prisme reflète et colore l’application de la Charte dépend de l’identité de l’auteur de la demande, de l’identité du défendeur et du moment où est déposée la demande. L’adaptation au contexte peut faire apparaître une [traduction] « clôture solide » autour des droits ancestraux, issus de traités ou autres dans les contestations de parties externes, tout en garantissant que les contestations de membres fondées sur des principes de la Charte peuvent continuer d’exister (G. Christie, « Aboriginal Citizenship : Sections 35, 25 and 15 of Canada’s Constitution Act, 1982 » (2003), 7 Citizsh. Stud. 481, p. 491).
[321]                     Nous ajoutons ceci. Bien que nous rejetions la vision de l’art. 25 en tant que bouclier, nous ne suggérons pas que la protection de droits fondamentaux ne peut se faire que par le truchement de la Charte, ou que des nations autochtones autonomes n’ont aucun rôle à jouer à cet égard. À titre de gouvernements à part entière, les nations autochtones peuvent enchâsser les droits de leurs citoyens dans des documents constitutionnels, et elles le font souvent. La Constitution de la VGFN, par exemple, prévoit que [traduction] « [l]es lois de la Vuntut Gwitchin First Nation ne font acception de personne et s’appliquent également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi de la Vuntut Gwitchin First Nation, indépendamment de toute discrimination » (article IV(7)). Les droits et libertés énoncés dans la Constitution de la VGFN ne peuvent être restreints [traduction] « que dans des limites raisonnables dont la justification p[eut] se démontrer dans le cadre d’une société Vuntut Gwitchin libre et démocratique » (article IV(1)). La VGFN fait remarquer à juste titre que Mme Dickson peut intenter un recours en vertu de l’article IV(7) de la Constitution de la VGFN (m.i., par. 95; voir aussi 2021 YKCA 5, 495 C.R.R. (2d) 98, par. 156‑157).
[322]                     Les ordres juridiques autochtones ne sont pas distincts et séparés du droit canadien; ils font partie intégrante de celui‑ci (Mitchell, par. 10‑11; Pastion c. Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, [2018] 4 R.C.F. 467, par. 8). Cela ne soustrait toutefois pas les gouvernements autochtones à la responsabilité de respecter les droits et libertés individuels formulés dans la Charte (voir le m. interv., Canadian Constitution Foundation). En fait, la Charte établit un « plancher » de droits et libertés protégés par la Constitution que doivent respecter tous les gouvernements, sous réserve de la fonction d’interprétation remplie par l’art. 25 lorsque des droits autochtones collectifs sont en jeu.
[323]                     Rien n’empêche les gouvernements autochtones de protéger des droits ou de les interpréter. Les tribunaux autochtones — notamment le tribunal des Vuntut Gwitchin (qui n’a pas encore été constitué) — auront un rôle important à jouer (voir la Constitution de la VGFN, art. XV; motifs de la C.A., par. 23 et 25). La Loi constitutionnelle de 1982, qui comprend la Charte, est un document pluraliste susceptible d’intégrer et de prendre en compte autant le point de vue des Autochtones que celui des non‑Autochtones. La doctrine d’interprétation de l’arbre vivant garantit que l’on pourra s’appuyer sur ces points de vue. Le professeur Borrows écrit que l’interaction dialectique entre les pratiques autochtones traditionnelles et la Charte fut à l’origine d’un échange culturel productif lors des conférences constitutionnelles et a revitalisé les mouvements pour l’égalité au sein des communautés autochtones. Nous convenons que [traduction] « [l]’injection de nouvelles conceptions dans les pratiques anciennes coutumières concorde parfaitement avec la vision d’un monde cyclique de bien des peuples des Premières Nations et suit les modèles reproducteurs au plan culturel de la tradition orale » ((1994), p. 31‑33 (note en bas de page omise)).
[324]                     La Charte et le droit des peuples autochtones à l’autodétermination peuvent coexister pacifiquement (m. interv., Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada). Notre conception des droits constitutionnels comme l’égalité est formée de normes fondamentales d’application universelle et est influencée par le contexte pertinent. Il ne fait aucun doute que la prolifération d’instruments sur les droits autochtones et une activité accrue des tribunaux autochtones façonnera la manière dont d’autres tribunaux conçoivent le contexte dans lequel les protections offertes par la Charte entrent en jeu. Les tribunaux doivent apprendre les uns des autres à donner effet aux droits individuels, peu importe leur forme, dans le contexte qui leur est propre.
B.            Droits visés par l’art. 25
[325]                     L’article 25 protège les droits ancestraux, issus de traités ou « autres — des peuples autochtones du Canada ». Nous sommes d’accord avec les juges Kasirer et Jamal pour dire que les droits visés par l’art. 25 ne comprennent pas uniquement ceux qui ont un « statut constitutionnel » (par. 149). Toutefois, les juges Kasirer et Jamal concluent en outre qu’un « autr[e] » droit relève de l’art. 25 lorsque la partie qui cherche à l’invoquer établit que le « droit protège ou reconnaît la spécificité autochtone » (par. 150). À notre avis, cette formulation est trop large, en particulier lorsqu’on la situe dans le contexte de l’autonomie gouvernementale autochtone.
[326]                     La portée de la protection offerte par l’art. 25 est « subordonné[e] à [ses] objets » (R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566, par. 54; voir aussi Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 27). La Cour doit faire attention de ne pas aller au‑delà des objectifs qui sous‑tendent la disposition (voir 9147‑0732 Québec inc., par. 10).
[327]                     Bien que la protection de la différence autochtone soit indubitablement l’un des objectifs de l’art. 25, comme nous l’avons expliqué, l’objet de la disposition est de protéger certains droits collectifs que seuls détiennent les peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones (voir Kapp, par. 103). À cet égard, il y a un parallèle à établir avec les droits reconnus et confirmés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982; les droits visés par les deux dispositions sont détenus seulement par les peuples autochtones et découlent de leur identité autochtone (voir Van der Peet, par. 19; Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4, [2020] 1 R.C.S. 15, par. 207, les juges Brown et Rowe, dissidents). Ces droits sont intrinsèquement liés à l’identité distinctive, collective et culturelle d’une communauté autochtone.
[328]                     À notre avis, il ne suffit pas qu’un droit se rapporte aux peuples autochtones pour qu’il relève de l’art. 25 (voir Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1999 CanLII 687 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 52, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants). Nous estimons également qu’il ne suffit pas, pour bénéficier de la protection de l’art. 25 dans le contexte de l’autonomie gouvernementale, qu’une nation autochtone possède de vastes droits de gouverner sa communauté. Les actes des gouvernements autochtones ne représentent pas tous l’exercice d’un droit collectif unique qui puise sa source dans la culture distinctive de la communauté. Les nations autochtones autonomes gouvernent souvent de la même manière que toute autre entité gouvernementale.
[329]                     Par conséquent, dans le contexte de l’autonomie gouvernementale autochtone, les distinctions au sein du groupe déborderont généralement du cadre de l’art. 25, y compris les dispositions législatives qui font des distinctions entre les membres de la communauté autochtone sur le fondement de motifs personnels tels que l’âge, le sexe, l’identité de genre, l’orientation sexuelle ou les déficiences, pour n’en nommer que quelques‑uns. Le professeur Patrick Macklem explique qu’une interprétation large de l’art. 25 [traduction] « dans le contexte d’une restriction interne risque de sacrifier les intérêts des membres les moins puissants de sociétés autochtones, dans les cas où la restriction peut être source de conséquences délétères graves pour certains membres et n’avoir peut‑être qu’un rapport distant avec les intérêts liés à la différence autochtone » (Indigenous Difference and the Constitution of Canada (2001), p. 226 (nous soulignons); voir aussi le m. interv., Congrès des peuples autochtones, par. 18). Même si un gouvernement autochtone peut chercher à justifier de telles dispositions législatives par des motifs culturels, elles ne visent habituellement pas à reconnaître le statut spécial des collectivités autochtones au sein de l’État canadien au sens large. Par conséquent, les gouvernements autochtones qui adoptent des lois établissant des distinctions internes sur la base de caractéristiques personnelles étrangères à l’identité autochtone se verront généralement « [tenus de] satisfa[ire] au critère de l’arrêt Oakes pour résister à une contestation » lorsqu’une violation du par. 15(1) de la Charte a été établie (Kapp, par. 99, le juge Bastarache; voir aussi Macklem, p. 226‑227).
[330]                     À l’inverse, l’art. 25 peut viser [traduction] « des dispositions législatives qui distinguent les Autochtones des non‑Autochtones dans le but de protéger les intérêts associés à la différence autochtone » (Macklem, p. 225). Les lois de ce genre peuvent prémunir les communautés autochtones [traduction] « contre les menaces à sa différence que représente la société en général où elle[s] se trouve[nt] » (p. 225 (note en bas de page omise)). Par exemple, Kapp est précisément le type d’affaire où le droit autochtone collectif en cause cadrait avec l’objet de l’art. 25. L’affaire Kapp concernait un programme fédéral accordant un permis spécial de pêche communautaire à trois bandes autochtones. Le permis conférait le droit exclusif de pêcher le saumon à l’embouchure du fleuve Fraser pendant une période de 24 heures. Un groupe principalement composé de pêcheurs commerciaux non autochtones a présenté une réclamation fondée sur le par. 15(1), faisant valoir que le permis opérait une discrimination fondée sur la race. Dans ses motifs concordants, où il a conclu que l’art. 25 s’appliquait, le juge Bastarache a reconnu que le permis était un droit unique que possédaient les Autochtones auxquels il était accordé. Il a évoqué le rapport tout à fait particulier des communautés autochtones de la Colombie‑Britannique avec la pêche (par. 119); en d’autres termes, le droit était détenu par les peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones. Par conséquent, selon le juge Bastarache, l’art. 25 pouvait être invoqué pour s’opposer à une revendication fondée sur la Charte présentée par des plaideurs externes, non autochtones.
[331]                     L’article 25 ne visait pas à créer des zones soustraites à l’application de la Charte. Comme l’a fait observer le juge Bastarache dans Kapp, par. 99 :
     Il n’existe aucune raison de croire que l’art. 25 ait exclu les Autochtones du régime de protection de la Charte. [. . .] Il ne me semble pas du tout évident qu’il est nécessaire de limiter les droits individuels des Autochtones pour reconnaître les droits collectifs dont il est question à l’art. 25 . . .
Nous craignons toutefois que l’interprétation large que donnent les juges Kasirer et Jamal aux droits visés par l’art. 25 puisse mener à ce résultat ou le justifie. Les membres de communautés autochtones doivent pouvoir contester les mesures de leurs propres gouvernements.
[332]                     Les juges Kasirer et Jamal concluent que l’édiction par la VGFN de l’obligation de résidence constitue l’exercice d’un droit protégé par l’art. 25. En arrivant à cette conclusion, ils expliquent pourquoi ils croient que l’obligation de résidence dans la présente affaire est associée à la différence autochtone :
      Obliger les dirigeants de la VGFN à résider sur les terres désignées aide à préserver le lien entre les dirigeants et le territoire, qui est profondément ancré dans la culture et les pratiques de gouvernance distinctives de la VGFN. L’obligation de résidence favorise le respect des attentes de la VGFN que ses dirigeants seront en mesure de maintenir des interactions personnelles continues avec les autres membres de la communauté. Elle renforce aussi la capacité de la VGFN de résister aux forces extérieures qui attirent les citoyens loin de ses terres désignées, en plus de prévenir l’érosion de son important lien avec le territoire. De tels intérêts sont associés à divers aspects de la spécificité autochtone, y compris la différence culturelle et la souveraineté antérieure des Vuntut Gwitchin, ainsi que leur participation au processus de négociation de traités qui a abouti à l’édiction de la Constitution de la VGFN. [par. 217]
Nous ne contestons aucune de ces observations, mais nous estimons qu’il convient davantage de les examiner dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article premier au cours de laquelle un gouvernement autochtone tenterait de justifier une atteinte à première vue à un droit individuel garanti par la Charte en raison d’intérêts collectifs pressants, au lieu d’expliquer pourquoi les droits garantis par la Charte ne s’appliquent pas du tout.
[333]                     De plus, et cela est important, une nation autochtone autonome peut avancer une foule de raisons pour justifier l’adoption d’une loi particulière, mais seules quelques‑unes d’entre elles concernent ou reconnaissent la différence autochtone. Il n’est pas surprenant qu’un gouvernement légifère d’une manière adaptée aux circonstances propres à ses membres ou qu’il cherche à justifier ses actes en raison de sa vision de l’histoire, des lois, des coutumes et des pratiques de la communauté. Toutefois, les membres du groupe ne partagent pas tous l’évaluation que fait le gouvernement de l’histoire, des lois, des coutumes et des pratiques de la communauté. En fait, de telles matières sont souvent vivement contestées et font l’objet du type même de différend qui donnerait vraisemblablement naissance à des contestations fondées sur les droits, que ce soit sous le régime de la Charte canadienne ou des propres documents constitutionnels de la nation.
[334]                     À notre avis, le critère de la « différence autochtone » ne remplit pas une fonction utile de filtre ici. L’accent doit être mis sur le droit collectif lui‑même, et sur la question de savoir s’il est propre à une communauté autochtone vu l’autochtonité, et non sur la justification de la raison pour laquelle une nation autochtone a exercé ses pouvoirs d’autonomie gouvernementale d’une certaine manière. Si tout ce dont a besoin une nation autochtone pour bénéficier de l’effet protecteur de l’art. 25 consiste à posséder de vastes pouvoirs d’autonomie gouvernementale et à exercer ces pouvoirs d’une manière qui est expressément liée à certains aspects de la différence autochtone, il en résultera une grande immunité soustrayant les gouvernements à l’obligation de respecter la Charte. Par définition, il y aura toujours un lien à l’autochtonité lorsqu’un gouvernement autochtone est à l’œuvre, mais cet élément constant ne peut pas satisfaire à la norme d’un droit ancestral, issu de traité ou autre au sens de l’art. 25.
[335]                     Nous donnons deux exemples théoriques pour faire comprendre que ce ne sont pas tous les actes d’un gouvernement autochtone qui mériteraient d’être soustraits à un examen fondé sur la Charte selon l’art. 25. En premier lieu, supposons qu’une nation autochtone autonome s’inquiète de la consommation de quantités inacceptables de drogues et d’alcool dans la communauté — qu’elle a reliée aux séquelles du colonialisme et au mauvais traitement systémique aux mains de l’État canadien. Dans l’intérêt collectif, elle a autorisé les forces de l’ordre à effectuer des fouilles aléatoires et sans mandat de citoyens et de résidences en guise de mesure proactive pour s’assurer que la communauté soit « sobre » ou que l’approvisionnement en substances intoxicantes soit limité. Le recours intenté en vertu de l’art. 8 de la Charte serait‑il refusé au motif que l’action étatique reconnaît la différence autochtone — ou, plus précisément, la position unique ou différente de cette communauté autochtone?
[336]                     Deuxièmement, qu’arriverait‑il si, au lieu d’une restriction fondée sur le lieu de résidence, comme c’est le cas en l’espèce, le tribunal traitait d’une règle électorale d’exclusion similaire qui empêchait les personnes 2ELGBTQI+ ou les personnes ayant des déficiences de pouvoir siéger au conseil? De telles dispositions seraient‑elles soustraites à l’examen fondé sur la Charte sur la foi d’une preuve de l’histoire, des lois, des traditions et des pratiques d’une communauté? Une telle approche risque réellement de rendre [traduction] « sacro‑saint » — en ce sens que cela ne serait pas assujetti à une norme de justification lorsqu’il y a atteinte à première vue à des droits — « tout texte législatif [. . .] aussi odieuse que puisse être la disposition en cause » (Peavine Métis Settlement c. Alberta (Minister of Aboriginal Affairs and Northern Development), 2009 ABCA 239, 310 D.L.R. (4th) 519, par. 73, inf. pour d’autres motifs par 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670). Nous soulevons ces questions pour illustrer le fait que l’usage d’une conception large de la « différence autochtone » comme mécanisme de filtrage à l’étape de la reconnaissance des droits reviendrait à cautionner des zones soustraites à l’application de la Charte et à refuser aux peuples autochtones d’importantes protections de la Charte qui sont censées s’appliquer à tout un chacun.
[337]                     À notre avis, une conception plus précise de l’objet de la disposition mène à la conclusion que les droits visés par l’art. 25 se limitent à ceux qui sont véritablement propres aux peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones. Dans le contexte de l’autonomie gouvernementale autochtone, les lois qui créent des distinctions au sein du groupe sur la base d’une caractéristique personnelle autre que l’autochtonité débordent généralement du cadre de l’art. 25.
C.            Résumé du fonctionnement et de la portée de l’art. 25
[338]                     Lorsque l’art. 25 est invoqué, le tribunal doit se poser plusieurs questions pour décider s’il s’applique. En premier lieu, le demandeur doit démontrer la violation d’un droit ou d’une liberté garanti par la Charte. En deuxième lieu, la partie qui se fonde sur l’art. 25 doit démontrer que le droit ou la liberté collectif en question est un droit ancestral, issu de traité ou autre droit ou liberté « des peuples autochtones du Canada », de sorte qu’il est propre à une communauté autochtone en raison de l’autochtonité. En troisième lieu, le tribunal doit tenter de concilier le droit collectif et le droit individuel qui s’opposent lorsque c’est possible de le faire. Dans R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 32, les juges majoritaires ont estimé que dans une affaire portant sur des droits opposés, les tribunaux doivent s’efforcer de résoudre les revendications « de manière à préserver ces deux droits ». Idéalement, le tribunal parviendrait à une interprétation qui respecte les deux droits et évite un conflit entre eux.
[339]                     En cas de véritable conflit, l’art. 25 oblige le tribunal à interpréter le droit individuel garanti par la Charte de telle sorte qu’il ne porte pas atteinte au droit protégé par l’art. 25. À notre avis, c’est à ce stade qu’une forme de mise en balance doit survenir pour concilier les intérêts opposés en jeu. Ce n’est pas n’importe quelle intrusion dans la sphère d’un droit protégé par l’art. 25 qui constitue une atteinte au sens où l’entend la disposition. Nous acceptons deux limites proposées par les intervenants, qui découlent naturellement de l’interprétation téléologique de l’art. 25.
[340]                     Premièrement, l’art. 25 n’accorde pas la primauté au droit autochtone collectif lorsque le fait de donner effet à un droit individuel garanti par la Charte aurait une incidence mineure ou accessoire sur le droit collectif (voir le m. interv., p.g. Alberta, par. 35).
[341]                     Deuxièmement, il est approprié de restreindre l’application de l’art. 25 aux situations dans lesquelles une partie invoquant cette disposition démontre que l’exercice contesté du droit autochtone collectif est nécessaire au maintien de la culture distinctive de la communauté autochtone (voir le m. interv., p.g. Canada, par. 48‑53). Cette limitation est conforme à l’objet de l’art. 25 de protéger les droits uniques que détiennent les peuples autochtones et qui sont intrinsèquement liés à leurs identités distinctivement culturelles et collectives. En outre, comme le souligne le procureur général du Canada, le critère de nécessité est compatible avec la manière dont s’y prend notre Cour pour déterminer la portée des autres protections susceptibles d’entrer en conflit avec les droits individuels garantis par la Charte (voir Chagnon, par. 27‑28 (privilège parlementaire); Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 41 (privilège parlementaire); Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670, par. 45 (programmes améliorateurs); Kapp, par. 52 (programmes améliorateurs); Adler c. Ontario, 1996 CanLII 148 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 609, par. 49 (écoles confessionnelles)). Il est crucial qu’une évaluation de la nécessité tienne compte des points de vue autochtones (voir Corbiere, par. 54 et 67, la juge L’Heureux‑Dubé). Au moment d’effectuer cette évaluation, il pourrait être opportun de se demander si la contestation fondée sur la Charte est présentée par un membre de la communauté autochtone ou par une partie externe, puisque cela peut éclairer la question de la nécessité.
[342]                     Les deux limites quant à ce qui constitue une atteinte à un droit garanti par l’art. 25 incluent une mise en balance des droits autochtones collectifs et des droits individuels garantis par la Charte. Elles servent à éviter les situations dans lesquelles un empiètement insignifiant sur un droit collectif visé par l’art. 25 prime sur une violation potentiellement grave de la Charte.
[343]                     En résumé, l’art. 25 prescrit une opération d’interprétation afin de résoudre les difficultés que posent les droits autochtones collectifs et les droits individuels garantis par la Charte qui s’opposent. Le tribunal doit interpréter les deux droits afin de déterminer s’ils peuvent tous deux être préservés. Si cela n’est pas possible, le tribunal doit examiner si le fait de donner effet à un droit individuel garanti par la Charte aurait une incidence plus que mineure ou accessoire sur le droit collectif, et si l’exercice contesté du droit collectif est nécessaire au maintien de la culture distinctive de la communauté autochtone. Ce n’est qu’alors que l’exercice d’un droit autochtone collectif justifierait une incidence sur des droits individuels garantis par la Charte. Il est donc inapproprié de qualifier l’art. 25 de bouclier qui exclut toute fonction d’interprétation, de mise en balance ou de conciliation d’intérêts opposés.
IV.         Application du par. 15(1) et de l’art. 25 en l’espèce
[344]                     Comme la VGFN s’appuie sur l’art. 25 relativement à l’obligation de résidence, la première question est de savoir s’il y a atteinte au droit à l’égalité que le par. 15(1) de la Charte garantit à Mme Dickson.
A.           Y a‑t‑il violation du par. 15(1)?
[345]                     Le paragraphe 15(1) de la Charte dispose que « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. » À l’instar des autres dispositions de la Charte conférant des droits, il doit recevoir une interprétation large et téléologique (Hunter, p. 155‑156).
[346]                     Notre Cour a constamment qualifié de réelle la garantie d’égalité. L’égalité réelle reconnaît que « des désavantages systémiques persistants ont eu pour effet de restreindre les possibilités offertes aux membres de certains groupes de la société et elle vise à empêcher tout acte qui contribue à perpétuer ces désavantages » (Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 17). Le critère actuel a été élaboré dans Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464, puis confirmé dans Fraser et Sharma.
[347]                     Pour avoir gain de cause en vertu du par. 15(1), le demandeur doit démontrer que la loi ou l’acte de l’État : (1) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; (2) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (Fraser, par. 27; Sharma, par. 28).
(1)           Première étape : établir une distinction fondée sur un motif protégé
[348]                     Une loi peut créer une distinction de deux manières. Lorsqu’elle le fait directement, il s’agit d’un exemple de discrimination directe. La loi contestée peut aussi créer une distinction indirectement, de par son effet. Il s’agit là d’un exemple de discrimination par suite d’effets préjudiciables. Au lieu de créer une distinction à première vue, la loi crée la distinction en ayant un effet négatif disproportionné sur un groupe particulier (Fraser, par. 30).
[349]                     La preuve requise pour établir l’existence d’une distinction varie selon le contexte (Withler, par. 37). Lorsqu’une loi crée à première vue une distinction, on peut satisfaire à ce critère en prenant simplement connaissance du texte applicable. À l’inverse, dans des affaires de « discrimination par suite d’un effet préjudiciable », les demandeurs auront généralement « une tâche plus lourde » (Sharma, par. 189, la juge Karakatsanis, dissidente, citant Withler, par. 64). Peu importe le contexte, « le tribunal doit en fin de compte se concentrer sur le critère » (Sharma, par. 38 (en italique dans l’original)). Le critère indique clairement que la première étape n’exige qu’une distinction « fondée sur un motif protégé » (Fraser, par. 50 (nous soulignons)).
[350]                     Une fois que le demandeur établit que la loi contestée crée une distinction à première vue ou de par son effet, il doit établir que la distinction est fondée sur un motif énuméré ou analogue. L’arrêt Corbiere demeure l’analyse la plus complète des motifs analogues effectuée par notre Cour. D’après l’arrêt Corbiere, l’élément commun aux caractéristiques personnelles décrites dans les motifs énumérés, et donc l’élément déterminant dont il faut se servir pour relever des motifs analogues, est l’immutabilité. Pour qu’une caractéristique personnelle soit immuable et donc reconnue en tant que motif analogue, elle doit être soit immuable dans les faits ou modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle (par. 13). Dans Corbiere, la Cour a conclu que l’art. 77 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5, lequel niait aux membres hors réserve le droit de voter à une élection de la bande, violait le par. 15(1) de la Charte. Ce faisant, elle a affirmé que le fait d’être membre hors réserve d’une bande est un motif analogue de discrimination.
[351]                     Dans Corbiere, les juges McLachlin et Bastarache, s’exprimant conjointement pour le compte des juges majoritaires, ont aussi précisé qu’une fois qu’une caractéristique personnelle est reconnue comme un motif analogue, elle servira de motif analogue dans tous les contextes. Les motifs protégés ne varient pas selon le contexte; ils constituent des « indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle », et la seule variable est « la réponse à la question de savoir s’ils sont source de discrimination dans les circonstances particulières d’une affaire donnée » (par. 8).
a)      Application
(i)              L’obligation de résidence crée une distinction
[352]                     L’obligation de résidence crée une distinction directement basée, suivant ses termes mêmes, sur le fait qu’un citoyen de la VGFN réside sur les terres désignées de la VGFN ou à l’écart de celles‑ci. La distinction est « visible et immédiat[e] » (Taypotat, par. 33; Fraser, par. 61), et la VGFN le concède (m.i., par. 130).
(ii)            Le motif de l’autochtonité‑lieu de résidence s’applique
[353]                     La VGFN fait valoir que même si une distinction existe, le motif analogue de l’autochtonité‑lieu de résidence ne s’applique pas en dehors du contexte de la Loi sur les Indiens. Selon elle, l’obligation de résidence crée une distinction fondée uniquement sur le lieu de résidence, qui n’est pas un motif protégé (m.i., par. 131, mentionnant R. c. Turpin, 1989 CanLII 98 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1296, p. 1333; Corbiere, par. 13; Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6, par. 47‑48; Canadian Snowbirds Association Inc. c. Ontario (Attorney General), 2020 ONSC 5652, 152 O.R. (3d) 738 (C. div.), par. 73). Puisque d’autres gouvernements au sein du Canada peuvent imposer une obligation de résidence pour leurs corps dirigeants (aussi appelés « organes directeurs » dans l’Entente sur l’autonomie gouvernementale), il n’y a aucune raison pour laquelle il serait [traduction] « intrinsèquement louche » que la VGFN fasse la même chose, « compte tenu de ses propres culture et tradition » (m.i., par. 150). La VGFN n’est pas une « bande », elle n’a jamais eu de réserve, et ses citoyens sont assujettis à sa Constitution. L’obligation de résidence n’est pas imposée par la Couronne, mais par les citoyens de la VGFN [traduction] « exer[çant] librement et démocratiquement leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale » (par. 143). Dire des citoyens de la VGFN qu’ils sont des [traduction] « membres d’une bande » et traiter leurs terres désignées comme une « réserve » équivaut à diminuer les réalisations uniques que sont la préservation et l’exercice de l’autonomie gouvernementale inhérente à l’extérieur du cadre « clivant et contradictoire » de la Loi sur les Indiens (par. 144).
[354]                     Madame Dickson répond que l’interprétation que la VGFN donne de l’arrêt Corbiere est trop étroite (m.i. au pourvoi incident, par. 48). Il n’importe pas pour l’Autochtone victime d’inégalité de savoir si la distinction discriminatoire en question a été faite par le gouvernement fédéral, son gouvernement provincial ou territorial, ou encore son propre gouvernement autochtone — qu’il s’agisse d’une bande au sens de la Loi sur les Indiens ou d’une nation autonome (par. 46). La source de l’autochtonité‑lieu de résidence est la caractéristique considérée immuable de devoir choisir [traduction] « entre vivre avec les autres membres de la bande à laquelle [on] appartien[t] ou vivre à l’écart de ceux‑ci », un choix qui « se rattache à une communauté et à un territoire qui ont une importance sociale et culturelle particulière pour bon nombre, voire la plupart, des membres de la bande » (par. 49, citant Corbiere, par. 62, la juge L’Heureux‑Dubé). Retenir l’argument de la VGFN selon lequel l’autochtonité‑lieu de résidence s’applique uniquement dans le contexte de la Loi sur les Indiens reviendrait à souscrire à l’opinion selon laquelle notre Cour avait l’intention d’accorder la protection du droit à l’égalité à certains Autochtones mais non à d’autres, même si tous les peuples autochtones souffrent des effets préjudiciables des politiques d’assimilation et de déplacement menées par le Canada.
[355]                     Comme les circonstances factuelles de la présente espèce sont notablement distinctes de celles de l’affaire Corbiere, il ne suffit pas qu’un tribunal [traduction] « suppose par réflexe » que l’autochtonité‑lieu de résidence — « une expression qui, de prime abord, semble indiquée » — est effectivement pertinente ici (m.i., par. 136). La Cour doit sérieusement se demander si les mêmes tendances discriminatoires « intrinsèquement louche[s] » qui vont de pair avec « l’autochtonité‑lieu de résidence » interviennent dans le présent contexte. À l’étape des motifs analogues de l’analyse, il faut se demander si la différence de traitement à laquelle sont soumises les personnes définies par cette caractéristique ou combinaison de caractéristiques est susceptible de violer la dignité humaine au sens qui sous‑tend le par. 15(1) (Egan c. Canada, 1995 CanLII 98 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 513, par. 171, les juges Cory et Iacobucci, dissidents; Corbiere, par. 59, la juge L’Heureux‑Dubé).
[356]                     Le système des réserves a été créé par la Loi sur les Indiens, et son histoire est ancrée dans un projet colonial particulier qui ne saurait être assimilé à des nations autochtones autonomes. La création de réserves a servi à confiner les peuples autochtones dans des territoires précis, souvent des terres « stériles » (voir Jack c. La Reine, 1979 CanLII 175 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 294). La Loi sur les Indiens dictait effectivement l’identité autochtone au Canada. Sans statut d’Indien, ni appartenance à une bande, les Autochtones n’étaient pas autorisés à vivre sur les terres de réserve attribuées à leur communauté. La Loi sur les Indiens a rompu ainsi les relations entre les membres des bandes habitant les réserves et ceux qui vivent hors de celles‑ci et a écarté les Autochtones qui ne pouvaient pas prouver qu’ils avaient un lien de parenté patrilinéaire avec des membres de leur communauté (B. Lawrence, « Gender, Race, and the Regulation of Native Identity in Canada and the United States : An Overview » (2003), 18:2 Hypatia 3, p. 6 et 20).
[357]                     À l’opposé, la VGFN fonctionne présentement en dehors du cadre de la Loi sur les Indiens. La VGFN a participé aux 20 années de négociations ayant conduit à l’Accord‑cadre définitif conclu en 1993. Les Vuntut Gwitchin sont un sous‑groupe distinct de la Nation Gwich’in. Les Vuntut Gwitchin se gouvernent eux‑mêmes en tant que nation depuis des temps immémoriaux, bien avant la colonisation britannique (motifs de première instance, par. 11). Leur territoire traditionnel comprend une grande partie du Nord du Yukon, et des preuves archéologiques révèlent que ce territoire est occupé depuis près de 40 000 ans.
[358]                     Fait important, bien que le mode de vie des Vuntut Gwitchin ait survécu à l’imposition de la Loi sur les Indiens, le peuple Vuntut Gwitchin a été profondément affecté par les lois et politiques coloniales, y compris l’imposition des pensionnats et l’exploitation des ressources sur leur territoire. Même si les Vuntut Gwitchin sont parvenus à conserver leur culture et leur mode de vie terrestre, [traduction] « les pressions de l’assimilation culturelle et du déplacement se font toujours sentir sur les Vuntut Gwitchin en tant que groupe minoritaire au Canada » (motifs de première instance, par. 13).
[359]                     Certes, notre Cour n’a jamais étendu le motif de l’autochtonité‑lieu de résidence hors du cadre de la Loi sur les Indiens, mais la Cour fédérale a appliqué l’autochtonité‑lieu de résidence dans des affaires mettant en cause le par. 15(1) où les conseils sont choisis conformément aux coutumes des bandes (m.i. au pourvoi incident, par. 58; voir Cockerill c. Première nation no 468 de Fort McMurray, 2010 CF 337, par. 28‑29 et 33 (CanLII); Thompson c. Conseil de la Première Nation Leq’á:mel, 2007 CF 707, par. 8 et 13 (CanLII); Clifton c. Bande indienne de Hartley Bay, 2005 CF 1030, [2006] 2 R.C.F. 24, par. 44‑45 et 50; Cardinal c. Nation des Cris de Bigstone, 2018 CF 822, [2019] 1 R.C.F. 3, par. 48 et 51).
[360]                     L’autochtonité‑lieu de résidence diffère des autres formes de résidence en raison du lien particulier qui unit les peuples autochtones à leur assise territoriale ou territoire ancestral. Comme l’a expliqué la Commission royale :
     De plus, les autochtones citadins associent l’identité culturelle à la notion d’assise territoriale ou de territoire ancestral. Pour nombre d’entre eux, ces deux concepts sont indissociables . . .
      . . .
     Il est important pour les autochtones citadins de pouvoir s’identifier à un lieu ancestral, en raison des rituels, des cérémonies et des traditions qui y sont associés, des gens qui y vivent, du sentiment d’appartenance, du lien avec une communauté ancestrale et de la possibilité d’accéder à la famille, à la communauté et aux anciens.
      (Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 4, Perspectives et réalités, p. 589‑590; voir aussi le vol. 1, ch. 6.)
[361]                     Dans Archibald c. Canada, 2000 CanLII 17140 (CAF), [2000] 4 C.F. 479, la Cour d’appel fédérale s’est demandé si la disposition relative à la mise en commun obligatoire de la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. 1985, c. C‑24, laquelle oblige les producteurs de blé vivant dans certaines régions du Canada à vendre tout leur blé à la Commission canadienne du blé et leur interdit de le vendre dans une autre province ou à l’étranger, viole les droits garantis aux appelants par la Charte. Le juge Rothstein n’était pas convaincu que le lieu de résidence était un motif analogue. En appliquant l’arrêt Corbiere à l’affaire dont il était saisi, il a déclaré ce qui suit au par. 23 :
     Il ressort de l’arrêt Corbiere que la résidence doit être associée à autre chose qui est fondamentale à l’identité de quelqu’un, qui est immuable ou à tout le moins considérée immuable. Ainsi, il ne suffit pas pour les fins de l’identification du motif analogue que le lieu de la résidence et de l’exploitation agricole d’un individu soit à l’intérieur de la région désignée ou même à tout endroit au Canada. Il faut quelque chose de plus. [Nous soulignons.]
[362]                     Contrairement aux circonstances de l’affaire Archibald, le lieu de résidence des citoyens de la VGFN touche à l’essence même de leur identité (Première nation des Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 485, [2003] 3 C.F. 233, par. 40). L’« autre chose », c’est le lien qui existe entre les citoyens de la VGFN et leur territoire traditionnel particulier, lien qui milite contre le fait pour tout membre du groupe de quitter sa communauté pour s’établir dans un centre urbain. Par conséquent, « cette caractéristique n’est pas moins considérée comme immuable que la religion ou la citoyenneté » (Chippewas, par. 40).
[363]                     En raison de l’héritage de la Loi sur les Indiens, certains citoyens de la VGFN sont contraints de faire le choix déchirant de vivre à proximité d’autres membres de leur communauté ou de courir le risque de manquer certaines occasions, y compris l’accès à un logement, à des services sociaux, à une éducation et à un emploi adéquats. Le « choix » de vivre à l’extérieur de leur territoire traditionnel les expose au risque de voir leurs intérêts négligés ou de voir leurs opinions sous‑représentées au sein des sphères de pouvoir politiques (voir Corbiere, par. 62, la juge L’Heureux‑Dubé). Bien que la situation des membres de bandes vivant hors réserve ne soit pas identique à celle des citoyens Vuntut Gwitchin qui vivent à l’extérieur de leur territoire traditionnel, le legs qu’a laissé le colonialisme par le truchement de la Loi sur les Indiens est un dénominateur commun aux deux groupes, si bien que le motif analogue de « l’autochtonité‑lieu de résidence » demeure applicable en l’espèce. Même si la VGFN n’est plus assujettie à la Loi sur les Indiens, la discrimination subie par les Autochtones qui vivent à l’écart de leur communauté, telle qu’elle a été décrite dans l’affaire Corbiere, est toujours vécue par les citoyens de la VGFN, et elle n’a pas été éradiquée lorsque la VGFN a conclu une entente sur l’autonomie gouvernementale (par. 62). Nous sommes donc d’accord avec Mme Dickson pour dire que le motif analogue de « l’autochtonité‑lieu de résidence » s’applique en l’espèce.
(2)           Deuxième étape : établir la discrimination
[364]                     À la deuxième étape de l’analyse relative au par. 15(1), le demandeur doit établir que la distinction impose un fardeau ou refuse un avantage de manière discriminatoire.
[365]                     L’exigence que la loi contestée crée une distinction imposant un fardeau ou refusant un avantage a pour effet d’écarter les contestations fondées sur le par. 15(1) qui mettent en cause des distinctions qui n’ont pas d’effet négatif sur le demandeur. Si la distinction créée par la loi a un effet « bénéfique ou bénin » sur le demandeur, la demande fondée sur le par. 15(1) sera rejetée (Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 151, le juge LeBel, citant Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, par. 243, le juge Bastarache, dissident; voir aussi Withler, par. 37).
[366]                     De plus, la distinction n’est discriminatoire que si elle renforce, perpétue ou accentue le désavantage. Cela suppose la recherche d’un désavantage qui existe indépendamment de — et qui est renforcé, perpétué ou accentué par — la distinction contestée. Elle nécessite un examen des désavantages systémiques ou historiques dont a fait l’objet le groupe demandeur (Sharma, par. 52; Fraser, par. 76). Les désavantages ne s’entendent pas seulement du désavantage économique, mais comprennent d’autres formes de désavantage comme l’exclusion sociale, le préjudice physique et psychologique et l’exclusion politique (Sharma, par. 52; Fraser, par. 76, citant C. Sheppard, Inclusive Equality : The Relational Dimensions of Systemic Discrimination in Canada (2010), p. 62‑63). Même si le désavantage est le point de mire de l’exigence de discrimination, les préjugés et les stéréotypes peuvent satisfaire à cette exigence (Sharma, par. 53; Fraser, par. 78).
a)        Le rôle du contexte législatif
[367]                     Les demandes fondées sur la Charte doivent être examinées dans leur contexte. Toutefois, il ne convient de tenir compte à ce stade que du contexte pertinent et nécessaire pour l’analyse relative au par. 15(1), où le fardeau de preuve incombe au demandeur : « Le clivage entre le par. 15(1) et l’article premier réside dans la justification de la mesure, une démonstration qui incombe à l’État » (Sharma, par. 202, la juge Karakatsanis, dissidente). Le test du par. 15(1) oblige seulement les demandeurs à démontrer que la loi ou mesure de l’État attaquée a un effet discriminatoire sur eux (Miron c. Trudel, 1995 CanLII 97 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 418, par. 139; Fraser, par. 79).
[368]                     Le contexte législatif s’avère parfois pertinent et nécessaire pour que le demandeur s’acquitte de son fardeau. « [L]’appréciation de tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs et de l’effet réel de la mesure législative sur leur situation » s’impose au regard du par. 15(1) (Sharma, par. 57, citant Withler, par. 43; voir aussi Withler, par. 40; Turpin, p. 1334; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 30; Québec c. A, par. 51; Taypotat, par. 18; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, par. 43). Dans Corbiere, il incombait au demandeur d’établir que « les pouvoirs des électeurs ou ceux du chef et du conseil qu’ils élisent » ne touchaient pas uniquement à des questions de nature « purement locale » (par. 74, la juge L’Heureux‑Dubé). La Cour a jugé que, même si certaines des matières dont traitait le conseil de bande, comme l’application de la loi et le contrôle de la circulation, ne touchaient que les résidents de la réserve, bien d’autres matières touchaient tous les membres de la bande. Les politiques et dépenses relatives à « l’éducation, la construction de nouvelles habitations, l’établissement d’installations dans les réserves, ainsi qu’à d’autres fins susceptibles d’avoir une incidence sur l’intérêt économique qu’ont les membres hors réserve » concernés, peu importe où ils vivaient (par. 77). Les restrictions au droit de vote portaient atteinte à des intérêts étrangers au lieu de résidence, et elles ont donc été jugées discriminatoires (par. 73‑78 et 92). Il revenait à bon droit aux demandeurs de démontrer en quoi les politiques de la bande leur nuisaient de manière discriminatoire.
[369]                     Dans Sharma, une majorité de la Cour a expliqué en détail les facteurs pertinents pour apprécier le contexte législatif : « . . . les objets du régime, la question de savoir si la politique est conçue dans l’intérêt de divers groupes, l’affectation des ressources, les objectifs d’intérêt public particuliers visés par le législateur et la question de savoir si les limites prévues par le régime tiennent compte de ces facteurs . . . » (par. 59, mentionnant Withler, par. 67). « Il ne faut toutefois pas confondre le contexte et la justification » que requiert l’article premier (R. c. C.P., 2021 CSC 19, [2021] 1 R.C.S. 679, par. 57, la juge Abella). Bien qu’une partie ou l’ensemble de ces facteurs soient pertinents pour l’application du par. 15(1), « le tribunal doit en fin de compte se concentrer sur le critère » (Sharma, par. 38 (en italique dans l’original)). Le fardeau incombant au demandeur consiste à démontrer que « la loi ou la mesure étatique contestée a un effet discriminatoire sur un groupe défavorisé » (par. 202, la juge Karakatsanis, dissidente, citant Miron, par. 139; voir aussi Fraser, par. 79). À moins que ces considérations n’aient trait à « l’appréciation de tous les éléments contextuels de la situation du groupe de demandeurs » ou à « l’effet réel de la mesure législative sur leur situation » (Withler, par. 43), il vaut mieux se pencher sur le contexte législatif à l’étape de la justification. Seul le corps dirigeant a une connaissance approfondie de ses choix de politique et objectifs législatifs, et il devrait lui appartenir à juste titre de les expliquer au regard de l’article premier. Analyser séparément les droits de leurs restrictions favorise la clarté et la protection téléologique de la Charte.
b)      Application
(i)              La distinction refuse un avantage
[370]                     Tout d’abord, le demandeur doit établir que la distinction refuse un avantage ou impose un fardeau. L’obligation de résidence refuse à Mme Dickson l’avantage de servir au sein du gouvernement. C’est une forme d’exclusion politique (Sharma, par. 52; Fraser, par. 76, citant Sheppard, p. 62‑63), qui écarte Mme Dickson d’un aspect essentiel de la participation démocratique et l’empêche d’influer sur les processus décisionnels qui la touchent.
[371]                     Nous convenons avec Mme Dickson que [traduction] « [l]e droit de se porter candidat et de siéger est une caractéristique déterminante de la démocratie » et « un pilier des gouvernements démocratiques protégé tant à l’art. 3 de la Charte qu’à l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il s’agit non pas d’un droit “étroit”, mais d’un droit politique fondamental, et sa négation est grave » (m.i. au pourvoi incident, par. 68, citant Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 65; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, par. 82; Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, par. 59; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876, par. 23‑30). L’obligation de résidence satisfait à l’exigence que la distinction refuse un avantage.
(ii)            L’avantage est refusé de manière discriminatoire
[372]                     Ensuite, le demandeur doit établir que la distinction imposant le fardeau ou refusant l’avantage est discriminatoire. Un avantage discriminatoire en est un qui renforce, perpétue ou accentue le désavantage. Cette étape implique l’examen du désavantage historique ou systémique que subit le groupe de demandeurs. Des éléments de preuve sur la « situation du groupe de demandeurs » et les « obstacles, notamment physiques, sociaux ou culturels » auxquels ses membres sont confrontés, ainsi que des éléments de preuve « sur les conséquences pratiques de la loi ou politique contestée » sont particulièrement utiles (Fraser, par. 55‑59; Sharma, par. 192, la juge Karakatsanis, dissidente).
[373]                     Bien qu’une loi contestée puisse franchir cette étape en élargissant le désavantage relatif d’un groupe, le mot « perpétuer » indique qu’une loi peut être discriminatoire même si elle n’accentue pas ce désavantage. « Il faut bien veiller à ne pas négliger la possibilité que la discrimination découle [traduction] “du fait d’agir ‘comme nous l’avons toujours fait’” » (Sharma, par. 193, la juge Karakatsanis, dissidente, citant F. Faraday, « One Step Forward, Two Steps Back? Substantive Equality, Systemic Discrimination and Pay Equity at the Supreme Court of Canada » (2020), 94 S.C.L.R. (2d) 301, p. 310; voir aussi J. Koshan, « Intersections and Roads Untravelled : Sex and Family Status in Fraser v Canada » (2021), 30:2 Forum const. 29, p. 31‑32).
[374]                     Madame Dickson plaide que la distinction créée par l’obligation de résidence [traduction] « perpétue et renforce le stéréotype, observé dans Corbiere et les arrêts qui ont suivi, selon lequel les citoyens autochtones qui vivent à l’écart de leur communauté ne souhaitent pas maintenir un lien significatif avec leur nation et sont moins désireux de préserver leur territoire, ce qui laisse entendre qu’ils sont des membres moins méritants de la nation » (m.i. au pourvoi incident, par. 65). En outre, elle soutient que l’obligation de résidence exacerbe son inaptitude à conserver un lien avec sa communauté et à préserver son identité à titre de citoyenne de la VGFN.
[375]                     Nous sommes du même avis. Durant plus d’un siècle, les gouvernements ont cherché à encourager l’« émancipation » ou l’assimilation des Autochtones dans la société canadienne générale. L’augmentation du nombre d’Autochtones vivant à l’écart de leurs territoires ancestraux est intrinsèquement liée aux séquelles de la discrimination. On encourageait les Autochtones à renoncer à leur identité, et [traduction] « [c]et historique explique pourquoi un grand nombre d’Indiens inscrits vivant hors réserve qui sont nominalement membres des Premières Nations n’ont que peu ou pas de lien avec les réserves ou leurs communautés “d’origine” » (m. interv., Congrès des peuples autochtones, par. 12). L’inégalité des droits conférés aux personnes qui vivent dans la réserve et à celles qui vivent hors réserve sous le régime de la Loi sur les Indiens, comme l’interdiction pour les membres hors réserve de la bande de voter sur la gouvernance de celle‑ci, a fait éclater les relations entre ces groupes et, dans bien des cas, elle a coupé pour toujours les membres hors réserve de leurs communautés. Historiquement, le Canada a aussi adopté des lois qui enlevaient aux femmes leur statut d’Indienne si elles épousaient des hommes non inscrits. En 1985, le projet de loi C‑31, qui est devenu la Loi modifiant la Loi sur les Indiens, S.C. 1985, c. 27, a annulé cette politique discriminatoire et rétabli le statut d’Indien de nombreuses femmes et de certains de leurs descendants. Cela a toutefois donné lieu à une augmentation soudaine du nombre de femmes autochtones inscrites vivant hors réserve (Corbiere, par. 30 et 85‑86, la juge L’Heureux‑Dubé).
[376]                     Les Autochtones vivant en milieu urbain [traduction] « ont souffert du racisme, du choc des cultures, en plus d’éprouver de la difficulté à conserver certains aspects importants de leur identité » (m.i. au pourvoi incident, par. 57, citant Corbiere, par. 72, la juge L’Heureux‑Dubé; voir aussi la Commission royale, vol. 4, p. 583‑591). En 2019, le rapport publié par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a conclu qu’en raison d’actes antérieurs du gouvernement, les femmes autochtones en milieu urbain sont « exclues de leur communauté d’appartenance, se retrouvant parfois mères monoparentales devant subvenir seules aux besoins de leurs enfants », et elles se trouvent « souvent à des centaines de kilomètres de leur domicile et de leurs systèmes de soutien social et doivent subir une discrimination raciale qui [est] profondément ancrée dans les services urbains et les expériences offertes en milieu urbain » (Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, vol. 1a (2019), p. 296‑297; voir aussi le m.i. au pourvoi incident, par. 61).
[377]                     Les membres hors réserve des bandes indiennes forment une « minorité discrète et isolée » (Corbiere, par. 71, la juge L’Heureux‑Dubé). Les répercussions des politiques coloniales et assimilatrices se font toujours sentir. Tout comme les membres hors réserve des bandes, d’autres Autochtones qui vivent à l’extérieur de leur communauté d’appartenance risquent d’être considérés comme étant [traduction] « moins autochtones » que leurs homologues vivant sur les territoires traditionnels (m. interv., Congrès des peuples autochtones, par. 9, citant Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950, par. 71‑72; Corbiere, par. 18, les juges McLachlin et Bastarache, et par. 71 et 92, la juge L’Heureux‑Dubé).
[378]                     L’obligation de résidence renforce le stéréotype selon lequel les citoyens non résidents de la VGFN ont moins de valeur et de dignité parce qu’ils vivent à l’extérieur de leur territoire traditionnel. Les « pouvoirs [. . .] du conseil de bande ont une incidence sur les droits et besoins des [citoyens vivant sur les terres désignées et de ceux vivant à l’extérieur de celles‑ci] » (Corbiere, par. 74, la juge L’Heureux‑Dubé). En empêchant Mme Dickson et d’autres citoyens de la VGFN qui vivent à l’écart des terres désignées de participer au processus décisionnel du gouvernement, l’obligation de résidence perpétue à tout le moins le désavantage. On peut retrouver une preuve directe de ce phénomène dans le dossier. Des citoyens de la VGFN qui vivent à l’extérieur d’Old Crow, le seul village situé sur les terres désignées, ont dit avoir le sentiment qu’ils n’étaient pas des membres appréciés de leur communauté en raison de l’endroit où ils vivaient (d.a., vol. II, p. 22, 38 et 42). Une citoyenne a mentionné avoir un accès inadéquat à l’information ou à la prise de décisions, ce qui ne l’aide pas à conserver des liens avec la communauté (p. 22). Une autre citoyenne a dit se sentir [traduction] « coupée et oubliée » en raison de l’endroit où elle vivait, et que ses opinions n’étaient pas représentées au Conseil (p. 38). Une troisième citoyenne a dit être d’avis qu’il est plus difficile pour les citoyens de la VGFN qui vivent à l’extérieur d’Old Crow de [traduction] « participer à la gouvernance de notre nation et de maintenir un lien avec celle‑ci » (p. 42). En excluant les citoyens non résidents d’une véritable participation démocratique, l’obligation de résidence renforce le stéréotype que, pour être un « vra[i] autochton[e] », une personne doit vivre dans la réserve ou sur les terres désignées (Corbiere, par. 71, la juge L’Heureux‑Dubé; Cardinal, par. 54).
[379]                     Comme il est fait observer dans l’arrêt Corbiere (par. 71 (nous soulignons)), la Commission royale a souligné que « [l]es décideurs ne tiennent pas toujours compte des points de vue et des besoins des autochtones qui vivent à l’extérieur des réserves, particulièrement en ce qui concerne leur identité autochtone et leur désir de maintenir des liens avec leur patrimoine et leurs racines culturelles » (vol. 4, p. 583). Le droit de vote, sans jamais arriver à voter pour quelqu’un qui représente ou comprend le point de vue de ceux et celles qui vivent à l’écart des terres désignées, ne suffit pas. La Cour fédérale a conclu elle aussi dans plusieurs décisions que la possibilité de voter ne remplace pas le fait de servir en tant que membre du Conseil. Dans Esquega c. Canada (Procureur général), 2007 CF 878, [2008] 1 R.C.F. 795, inf. pour d’autres motifs par 2008 CAF 182, [2009] 1 R.C.F. 448, la Cour fédérale a jugé que l’obligation de résidence prévue au par. 75(1) de la Loi sur les Indiens violait le par. 15(1) de la Charte. Aux termes de cette disposition, « [s]eul un électeur résidant dans une section électorale peut être présenté au poste de conseiller pour représenter cette section au conseil de la bande. » S’appuyant sur l’arrêt Corbiere, la Cour fédérale a conclu que « les membres de bande vivant hors réserve ont subi un désavantage historique à cause de lois et de politiques conçues pour les priver du droit de participer à l’administration de leur bande », et que « [c]es lois perpétuent l’idée erronée que les membres d’une bande qui vivent hors réserve n’ont aucun intérêt à prendre part à l’administration de leur bande et qu’ils sont donc moins dignes de le faire » (par. 88). La cour a ajouté que les membres vivant hors réserve « détiennent le droit fondamental de participer au conseil de bande et de prendre des décisions pour le compte de leur bande » (par. 91). Selon elle, le par. 75(1) de la Loi sur les Indiens exerce une discrimination « envers les membres vivant hors réserve en leur interdisant de participer à l’administration représentative de leur bande par l’intermédiaire du conseil de bande, en raison de leur statut sur le plan de l’“autochtonité‑lieu de résidence” » (par. 92).
[380]                     De même, dans Joseph c. Conseil de bande de la Première nation Dzawada’enuxw (Tsawataineuk), 2013 CF 974, le code électoral de 2011 de la Première nation Dzawada’enuxw (Tsawataineuk) prévoyait des postes au gouvernement à la fois pour les membres de la bande résidents et les membres de la bande non résidents. Toutefois, bien que trois quarts des membres de la bande étaient non résidents, trois des quatre postes au Conseil leur étaient inaccessibles, y compris le poste de président. La cour a fait remarquer que, même si les membres non résidents étaient représentés aux délibérations du Conseil par le conseiller non résident, « ce conseiller peut facilement être battu par les conseillers résidents lorsque les choses se corsent » (par. 57 (CanLII)). La cour a jugé que la distinction que comporte le code créait « un désavantage en perpétuant le stéréotype selon lequel les membres non résidents des bandes indiennes sont moins capables de participer à la gouvernance de celles‑ci ou sont moins intéressés à le faire », et conclu que la restriction violait donc le par. 15(1) de la Charte (par. 58).
[381]                     En l’espèce, l’obligation de résidence n’est pas absolue. Les non‑résidents peuvent se porter candidats, pourvu qu’ils [traduction] « déménage[nt] sur les terres désignées dans les 14 jours qui suivent le jour de l’élection » (Constitution de la VGFN, article XI(2)). Tout fardeau qu’occasionne le déménagement est atténué par quatre ans de salaire et un logement pour le personnel des Vuntut Gwitchin (m.i., par. 157, citant les motifs de première instance, par. 156). La VGFN soutient que, vu cette obligation de déménager, [traduction] « il n’y a pas d’exclusion générale à la participation, et pas de négation “totale” du droit de se porter candidat; cette obligation a plutôt un effet limité uniquement sur ceux et celles qui sont élus au bout du compte » (m.i., par. 157 (italique omis)).
[382]                     Nous partageons l’avis de Mme Dickson qu’obliger un citoyen non résident à déménager sur les terres désignées pour participer à la gouvernance de la communauté veut dire obliger quelqu’un à modifier une caractéristique considérée immuable (m.i. au pourvoi incident, par. 70‑71). « La Cour a toujours conclu qu’une différence de traitement pouvait être discriminatoire même si elle est fondée sur des choix faits par l’individu ou le groupe touché » (Fraser, par. 86). Une fois que l’on reconnaît, comme nous le faisons, que l’autochtonité‑lieu de résidence est un motif de distinction analogue hors du contexte de la réserve, le choix n’a plus de pertinence en droit (Fraser, par. 91, citant Miron, par. 153; voir aussi J. Koshan et J. Watson Hamilton, Tugging at the Strands : Adverse Effects Discrimination and the Supreme Court Decision in Fraser, 9 novembre 2020 (en ligne)). Dans Cardinal, la Cour fédérale a invalidé l’exigence que les conseillers élus déménagent dans la réserve dans les trois mois qui suivent leur élection, estimant qu’elle perpétue « le désavantage préexistant du groupe qui devait en tirer des avantages » et « le stéréotype selon lequel seuls les membres résidant dans la réserve sont habilités à se prononcer sur les affaires de la bande » (par. 58 et 65). De même, en l’espèce, comme nous avons conclu qu’il existe une distinction discriminatoire fondée sur le motif analogue de l’autochtonité‑lieu de résidence, le choix illusoire de Mme Dickson de retourner habiter sur les terres désignées n’a plus de pertinence pour les besoins de l’analyse fondée sur le par. 15(1). Demander à Mme Dickson de déménager une fois élue, c’est lui demander de modifier une caractéristique considérée immuable — comparable au fait de changer de religion ou de citoyenneté. Déménager à Old Crow ne se résume pas à une simple question de coûts, et n’est pas suffisamment atténué par le fait que les conseillers de la VGFN touchent un salaire ou qu’un logement sera offert. Comme il a été reconnu dans Corbiere, les demandeurs vivent à l’écart de leur communauté d’appartenance en raison de facteurs indépendants de leur volonté tels que « [l]e manque de terres, le fait qu’il y ait souvent très peu de possibilités d’emploi dans les réserves et la nécessité de s’éloigner de la communauté pour s’instruire » (par. 84, la juge L’Heureux‑Dubé). En ce qui concerne Mme Dickson, elle ne peut pas déménager principalement en raison du problème de santé de son fils (d.a., vol. II, p. 63).
[383]                     La distinction créée par l’obligation de résidence impose un fardeau et nie un avantage aux citoyens non résidents comme Mme Dickson d’une façon qui a pour effet de perpétuer l’idée erronée selon laquelle les citoyens qui ne vivent pas sur les terres désignées ne sont pas intéressés à participer à la gouvernance de la communauté et n’ont qu’une capacité réduite de le faire. La distinction renforce également le stéréotype suivant lequel les citoyens non résidents sont moins dignes de servir en raison de l’endroit où ils vivent (Cardinal, par. 52).
[384]                     Nous concluons donc que l’édiction par la VGFN de l’obligation de résidence porte atteinte au droit à l’égalité que le par. 15(1) de la Charte garantit à Mme Dickson.
B.            L’obligation de résidence relève‑t‑elle du champ d’application de l’art. 25?
[385]                     La seconde question est de savoir si l’art. 25 est en jeu. La présente affaire fait‑elle intervenir un droit autochtone collectif qui relève du champ d’application de l’art. 25?
[386]                     Comme nous l’avons expliqué, les droits visés par l’art. 25 sont ceux qui sont propres aux peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones. En outre, puisque l’art. 25 ne visait pas à créer des zones soustraites à l’application de la Charte, nous souscrivons à l’argument du procureur général de l’Alberta suivant lequel il faut considérer qu’un droit garanti par l’art. 25 lié à l’autonomie gouvernementale est un [traduction] « droit d’imposer une règle [ou] loi en particulier » plutôt qu’un droit de gouverner ou de réglementer de manière générale (m. interv., par. 73 (souligné dans l’original)). Sinon, il serait possible de réduire au minimum les protections offertes par la Charte relativement à une vaste gamme de mesures intrinsèquement gouvernementales. L’article 25 a une portée plus étroite que cela.
[387]                     La VGFN a le droit de réglementer la composition de ses corps dirigeants. Sa faculté de le faire découle de plusieurs sources, notamment l’al. 8(1)b) de la Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon (Can.) (la constitution établit la « composition » des corps dirigeants de la première nation), l’art. 24.5.1 de l’Entente définitive de la première nation des Gwitchin Vuntut (les négociations concernant la constitution peuvent porter notamment sur la composition et les structures des institutions gouvernementales), et l’art. 10.1.2 de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN (la constitution établit des organes directeurs et fixe leurs « attributions, [. . .] leur composition ainsi que leurs modalités de fonctionnement »).
[388]                     Mais le droit d’une nation autochtone autonome de réglementer la composition de ses corps dirigeants est‑il un droit collectif unique qui appartient aux peuples autochtones parce qu’ils sont des Autochtones? Nous ne pouvons dire que c’est le cas.
[389]                     On reconnaît de plus en plus que les communautés autochtones sont des législateurs, en plus d’être titulaires de droits. Les ententes sur l’autonomie gouvernementale, tels l’Accord‑cadre définitif conclu avec les premières nations du Yukon et l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN, en sont des exemples. Il ne fait aucun doute que l’autonomie gouvernementale autochtone, laquelle est une réalité pour la VGFN depuis des temps immémoriaux, constitue un moyen de reconnaître et de protéger la différence autochtone.
[390]                     Il n’est cependant pas juste de dire que tout ce que fait un gouvernement autochtone est l’exercice d’un droit unique lié à l’identité collective de la communauté. Bien des lois et mesures d’une nation autochtone autonome sont mieux décrites comme étant simplement d’ordre gouvernemental. Le fait que les gouvernements — qu’il s’agisse du gouvernement fédéral, d’un gouvernement provincial, territorial, municipal ou autochtone — adoptent des lois portant sur la composition de leurs corps dirigeants n’a rien d’unique. Tous les gouvernements le font. Partout au Canada, les gouvernements imposent eux aussi des obligations de résidence à ceux et celles qui servent à la législature et à d’autres corps dirigeants (voir, p. ex., Loi sur l’assemblée législative, L.R.Y. 2002, c. 136, art. 4 et 8, incorporant par renvoi la Loi sur les élections; L.R.Y. 2002, c. 63, al. 3c) et art. 6; Loi sur l’assemblée législative, L.R.O. 1990, c. L.10, art. 6; Local Authorities Election Act, R.S.A. 2000, c. L‑21, art. 21). La VGFN n’est pas unique à cet égard. Comme le signale Mme Dickson, l’obligation de résidence reflète [traduction] « l’adoption [par la VGFN] d’un système démocratique de gouvernance » (m.a., par. 84).
[391]                     L’obligation de résidence établit au sein du groupe une distinction fondée sur le lieu de résidence; elle a pour effet d’exclure les citoyens non résidents de la VGFN comme Mme Dickson d’un aspect essentiel de la participation démocratique dans leur communauté. Elle vise la régie interne de la VGFN et n’a pas pour but de reconnaître le statut spécial de collectivités autochtones à l’intérieur de l’État canadien au sens large. Nous ne sommes donc pas convaincues que l’obligation de résidence constitue l’exercice d’un droit relevant de l’art. 25. Comme elle enfreint le par. 15(1) de la Charte, elle devrait faire l’objet d’une analyse de sa justification au regard de l’article premier.
C.            Subsidiairement, l’art. 25 a‑t‑il pour effet de protéger l’obligation de résidence?
[392]                     Subsidiairement, même si nous partagions l’avis des juges Kasirer et Jamal selon lequel l’obligation de résidence constitue l’exercice d’un droit relevant de l’art. 25, nous concluons néanmoins que l’art. 25 ne donnerait pas préséance au droit collectif en l’espèce. Étant donné cette conclusion, il devrait incomber à la VGFN de justifier au regard de l’article premier l’obligation de résidence, qui enfreint le par. 15(1) de la Charte.
[393]                     Nous ne sommes pas convaincues que l’obligation de résidence — l’exercice contesté du droit autochtone collectif — est nécessaire à la préservation de la culture distinctive de la VGFN. Madame Dickson est une demanderesse interne qui cherche à défendre le droit individuel que lui garantit la Charte afin de participer à la gouvernance collective de sa communauté. Nous ne sommes pas en présence d’un cas où des forces externes cherchent à compromettre les droits de la VGFN à l’autonomie gouvernementale de façon générale ou, plus précisément, son droit de réglementer la composition de ses corps dirigeants.
[394]                     Dans la même veine, donner effet aux droits à l’égalité que la Charte garantit à Mme Dickson ne peut avoir qu’une faible incidence sur le droit de la VGFN de réglementer la composition de ses corps dirigeants. Nous sommes d’accord avec Mme Dickson pour dire que la VGFN serait bien placée pour instaurer une obligation de résidence qui tient compte de la situation unique de la communauté, mais qui n’exclut pas complètement les centaines de citoyens vivant à l’écart des terres désignées d’un aspect essentiel de la participation démocratique. Le respect des droits à l’égalité peut coexister avec une solide autonomie gouvernementale autochtone.
[395]                     Par conséquent, interpréter les droits opposés dans le respect de l’objet de l’art. 25 révèle que donner effet aux droits garantis à Mme Dickson par la Charte ne « porte[rait] pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada ». L’article 25 n’a pas pour effet de donner en l’espèce la préséance à l’obligation de résidence sur les droits individuels garantis par la Charte.
V.           Article premier de la Charte
[396]                     Notre conclusion selon laquelle l’art. 25 ne s’applique pas en l’espèce ne signifie pas que la différence autochtone est une considération non pertinente dans l’évaluation de la demande fondée sur la Charte. Au contraire — elle a un rôle important à jouer dans l’analyse de la justification au regard de l’article premier. Les tribunaux doivent tenir respectueusement compte du point de vue de la communauté autochtone à tous les stades de l’analyse. Comme toute analyse fondée sur l’article premier, l’évaluation est de nature contextuelle. Ainsi que l’explique le professeur Macklem :
      [traduction] Étant donné l’importance constitutionnelle de la différence autochtone, le pouvoir judiciaire devrait accorder une grande marge de manœuvre aux formes autochtones d’organisation sociale et politique lorsque vient le temps d’évaluer la constitutionnalité d’une restriction interne. La plupart des nations autochtones au Canada, par exemple, attachent beaucoup d’importance à l’interdépendance de la famille et du clan. Les formes densément texturées d’organisation sociale et politique qui témoignent [. . .] de l’identité unique d’une nation autochtone ne devraient pas être démantelées par le truchement de poursuites fondées sur la Charte parce qu’elles peuvent paraître étrangères aux normes occidentales d’individualisme. En cas d’atteinte, une communauté autochtone devrait être tenue de justifier la restriction au nom de la différence autochtone en en démontrant la pertinence pour le passé et l’avenir de la communauté. [Nous soulignons; note en bas de page omise; p. 226.]
[397]                     L’article premier de la Charte permet à une entité gouvernementale de justifier une atteinte aux droits garantis à une personne par la Charte. Pour établir que la contravention du par. 15(1) est justifiée en l’espèce, la VGFN a le fardeau de démontrer que l’obligation de résidence favorise la réalisation d’un objectif urgent et réel, et que les moyens choisis pour l’atteindre lui sont proportionnés (R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, p. 138‑139).
A.           Objectif urgent et réel
[398]                     L’obligation de résidence sert à atteindre l’objectif urgent et réel de [traduction] « la promotion et du maintien de l’autonomie gouvernementale et du lien avec les territoires » (m.i., par. 162). Obliger les membres du corps dirigeant à habiter sur les terres désignées favorise un lien réel, substantiel et actuel avec la communauté. Cela facilite la quête d’une autonomie gouvernementale véritable et efficace par les citoyens de la VGFN et pour leur compte, dans le contexte de l’érosion culturelle imputable à la politique de la Couronne (voir le m.i., par. 169). Nous reconnaissons que l’obligation de résidence a été instaurée en vue d’un objectif urgent et réel.
B.            Proportionnalité
(1)           Lien rationnel
[399]                     La question qui se pose à la première étape de l’analyse de la proportionnalité est de savoir si la mesure adoptée a un lien rationnel avec l’objectif qu’elle visait à atteindre. Madame Dickson plaide que la culture de la VGFN est renforcée par une forte participation des citoyens qui connaissent le territoire et les traditions de la VGFN et possèdent des compétences en leadership, peu importe où ils vivent. Puisque bon nombre des citoyens de la VGFN ne vivent pas sur les terres désignées, faire appel à un conseiller non résident représenterait mieux les [traduction] « besoins et enjeux » des non‑résidents (m.a., par. 117, citant le d.a., vol. VI, p. 140). En conséquence, l’obligation de résidence n’a pas de lien rationnel avec ses objectifs.
[400]                     La VGFN soutient qu’à titre de communauté autochtone autonome dotée d’un ordre juridique ancré dans son territoire traditionnel, il est crucial et logique que les dirigeants élus entretiennent un lien avec le territoire en étant physiquement présents sur celui‑ci. À l’heure actuelle, les citoyens non résidents peuvent participer à la gouvernance de la bande et l’influencer en votant, mais les postes d’administrateurs sont réservés aux citoyens résidents. Cette limite est nécessaire au maintien de structures décisionnelles traditionnelles fondées sur le lieu, y compris la pratique de la VGFN de tenir une assemblée délibérante (m.i., par. 170, citant le d.a., vol. VI, p. 139‑140; motifs de première instance, par. 12). Les traditions Gwitchin comprennent des qualités particulières du leadership, notamment la capacité de tisser des relations durables avec leurs congénères et la terre (motifs de la C.A., par. 115, citant S. M. Beairsto, Dinjii Kat Chih Ahaa : Gwich’in Notions of Leadership (1999)).
[401]                     Nous acceptons la déclaration de la VGFN sur la raison d’être de l’obligation de résidence. Qui plus est, l’exigence d’un lien de résidence entre un représentant élu et l’endroit concerné est constamment exprimée dans des règles électorales non autochtones (Loi sur l’assemblée législative (Yukon), art. 4 et 8, incorporant par renvoi la Loi sur les élections, al. 3c) et art. 6; Loi sur les municipalités, L.R.Y. 2002, c. 154, al. 48(1)c), par. 50(1) et sous‑al. 193.04(1)a)(iii); motifs de première instance, par. 209). Pareille exigence n’est pas moins pertinente dans le contexte de l’autonomie gouvernementale autochtone. Nous concluons donc que l’obligation de résidence a un lien rationnel avec ses objectifs.
(2)           Atteinte minimale
[402]                     À l’étape de l’atteinte minimale, la VGFN doit démontrer que la mesure en cause porte atteinte aussi peu que cela est raisonnablement possible au droit garanti par la Charte dans la poursuite de l’objectif législatif (RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 160, la juge McLachlin; Oakes, p. 139). Pour porter une atteinte minimale, une mesure doit donc être « soigneusement adaptée » (RJR‑MacDonald, par. 160; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3, par. 149).
[403]                     Selon l’article premier, il faut faire preuve d’une certaine déférence envers les moyens choisis par les gouvernements pour réaliser un objectif (C.P., par. 179, le juge Kasirer, motifs concordants; Québec c. A, par. 439; RJR‑MacDonald, par. 160; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 37 et 53). Le besoin pour les cours de justice de déférer aux décisions gouvernementales se fait encore plus pressant dans le cas d’une nation autochtone autonome comme la VGFN. Il faut donner aux peuples autochtones une marge de manœuvre [traduction] « pour développer leurs cultures et leurs sociétés comme ils l’entendent » (voir le m. interv., Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada, par. 23).
[404]                     L’obligation de résidence vise à concilier les valeurs sociales opposées légitimes de préserver l’identité collective de la VGFN et de maximiser les possibilités pour les citoyens de la VGFN de participer à leur propre gouvernance (m.i., par. 172). Si nous reconnaissons qu’une certaine distinction peut se justifier en vue de protéger les intérêts collectifs des citoyens qui vivent sur les terres désignées, la mesure portant une atteinte minimale doit permettre au moins quelques accommodements pour le droit des citoyens non résidents de participer à la gouvernance de la communauté (voir Corbiere, par. 21; Esquega (CF), par. 96; Clifton, par. 17). Comme l’ont signalé les juges majoritaires dans l’arrêt Hutterian Brethren, par. 55 (italique omis), à l’étape de l’atteinte minimale, « le tribunal n’a pas à être convaincu que la solution de rechange permettrait d’atteindre l’objectif [urgent et réel] exactement dans la même mesure que la mesure contestée ». La possibilité de prendre des mesures de rechange qui « prot[égeraient] suffisamment l’objectif du gouvernement, compte tenu de toutes les circonstances » devrait être envisagée (par. 55).
[405]                     La Cour a conclu à la majorité dans Corbiere que la restriction du droit de vote, bien qu’ayant un lien rationnel avec l’objectif de la loi, ne constituait pas une atteinte minimale (par. 21). La Cour ne pouvait accepter qu’une privation complète des droits de vote des membres de la bande vivant hors réserve était nécessaire pour réaliser l’objectif. Une conclusion semblable a été tirée dans Esquega ((CF), par. 96). La Cour fédérale a jugé qu’empêcher les membres de la bande vivant hors réserve de remplir une fonction gouvernementale, sans faire d’efforts pour trouver des solutions de rechange à une interdiction totale, ne porte pas atteinte de manière minimale à leurs droits à l’égalité (par. 95). Bien que l’obligation de résidence de la VGFN ne soit pas une forme d’exclusion politique totale, car les citoyens vivant à l’écart des terres désignées conservent leurs droits de vote, elle empêche bel et bien les citoyens non résidents de siéger au Conseil et les exclut par le fait même d’un aspect essentiel de la participation démocratique.
[406]                     Nous sommes sensibles à l’argument de la VGFN selon lequel le colonialisme et des décennies de politiques assimilatrices ont érodé les terres et la culture de la VGFN à un point tel que l’obligation de résidence est l’un des rares mécanismes dont elle dispose pour préserver ce qui reste. Ce sont toutefois ces mêmes politiques qui ont contraint des personnes comme Mme Dickson à vivre à l’écart des terres désignées. L’obligation de résidence interdit complètement aux citoyens non résidents de siéger au Conseil de la VGFN malgré cette réalité.
[407]                     Nous tenons également compte du fait que les candidats élus à un poste au Conseil de la VGFN peuvent obtenir un logement réservé au personnel à Old Crow (motifs de première instance, par. 44). De plus, les conseillers reçoivent un salaire à temps plein au cours de leur mandat (par. 44 et 156). Nous convenons avec la VGFN que ces facteurs atténuent dans une certaine mesure le fardeau imposé au non‑résident qui doit déménager sur les terres désignées s’il est élu (voir le m.i., par. 172).
[408]                     Or, bien qu’il soit important d’accorder une marge de manœuvre à la VGFN, aucune preuve n’indique qu’elle a cherché de véritables solutions de rechange à l’obligation de résidence elle‑même. Comme nous l’avons expliqué précédemment, il est tout simplement trop attentatoire d’obliger Mme Dickson à modifier une caractéristique considérée immuable afin d’occuper un poste au Conseil. Par conséquent, nous concluons que l’obligation de résidence ne constitue pas une atteinte minimale.
[409]                     Dans le passé, Mme Dickson a proposé lors d’une réunion de l’assemblée générale de la VGFN qu’une règle minimalement restrictive réserve un siège au Conseil aux citoyens non résidents (voir le m.a., par. 119). Bien que nous laissions à la VGFN le soin de modifier son obligation de résidence comme elle le juge indiqué, certains ajustements doivent être apportés pour que l’on évite de porter atteinte plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire de le faire aux droits des citoyens non résidents.
(3)           Effets bénéfiques et effets préjudiciables
[410]                     Notre conclusion selon laquelle l’obligation de résidence ne porte pas une atteinte minimale au droit que le par. 15(1) de la Charte garantit à Mme Dickson suffit pour conclure qu’elle n’est pas justifiée au regard de l’article premier. Toutefois, par souci d’exhaustivité, nous passons à la dernière étape de l’analyse décrite dans Oakes.
[411]                     À cette étape‑là, le tribunal se demande s’il y a proportionnalité entre les effets globaux de la mesure attentatoire et l’objectif législatif (Oakes, p. 139; Hutterian Brethren, par. 72‑73). Comme nous l’avons mentionné précédemment, nous acceptons la thèse de la VGFN que l’obligation de résidence favorise l’autonomie gouvernementale en conservant le lien qui unit les dirigeants élus de la VGFN au territoire traditionnel. La règle atténue les effets de la dislocation coloniale du contrôle exercé par les Vuntut Gwitchin sur ce territoire (m.i., par. 173).
[412]                     L’obligation de résidence commande cependant l’exclusion politique des citoyens non résidents en les privant de la possibilité de servir en tant que représentant élu du gouvernement. La capacité de revenir habiter sur les terres désignées en cas d’élection n’est pas une option valable pour des personnes telle Mme Dickson, qui sont déplacées sans qu’elles n’aient vraiment eu le choix, et elle ne saurait donc être un facteur atténuant dans ces circonstances. Tout comme dans Frank, ce genre de justification « repose sur une interprétation erronée de la nature du choix qui s’offre aux citoyens non résidents; plus fondamentalement, elle déforme l’approche appropriée pour justifier une atteinte à la Charte » (par. 81). L’atteinte aux droits que la Charte garantit à Mme Dickson ne prendrait pas fin si elle retournait vivre à Old Crow après son élection, et « n’efface[rait] en rien le préjudice causé par l’interdiction absolue » à sa capacité en tant que non-résidente d’occuper un poste au Conseil si elle était élue (par. 81). Bien que l’obligation de résidence n’exclue pas totalement la participation démocratique vu que les non‑résidents conservent le droit de vote, elle représente néanmoins un empiètement important (par. 81).
[413]                     À notre avis, la VGFN n’a pas démontré que les avantages de l’obligation de résidence l’emportent sur les effets négatifs de la violation du par. 15(1) en cause.
VI.         Conclusion
[414]                     Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rejeter le pourvoi incident. La VGFN est un gouvernement de par sa nature même, et son édiction de l’obligation de résidence fait donc l’objet d’un examen fondé sur la Charte selon le par. 32(1). Après nous être livrées à cet exercice, nous concluons que l’obligation de résidence porte atteinte au droit à l’égalité que garantit à Mme Dickson le par. 15(1) de la Charte.
[415]                     L’article 25 n’a pas pour effet de donner la préséance au droit autochtone collectif en l’espèce. L’obligation de résidence ne vise pas à reconnaître le statut spécial de groupes autochtones au sein de l’État canadien au sens large, et échappe par conséquent à la protection de l’art. 25. De plus, quoi qu’il en soit, donner effet aux droits garantis à Mme Dickson par la Charte ne porterait pas atteinte au droit de la VGFN de réglementer la composition de ses corps dirigeants au sens envisagé par l’art. 25.
[416]                     La justification de l’obligation de résidence ne peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier. Cette obligation représente une exclusion totale des citoyens de la VGFN habitant à l’écart des terres désignées d’un aspect essentiel de la participation à l’autoadministration de la communauté. Elle ne porte pas une atteinte minimale au droit garanti à Mme Dickson par le par. 15(1) de la Charte, ni ne constitue un juste équilibre entre ses effets bénéfiques et effets préjudiciables. Nous sommes donc d’avis de la déclarer inopérante.
                  Version française des motifs rendus par
                  Le juge Rowe —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.      Aperçu

417

II.   L’applicabilité de la Charte est déterminée au regard du par. 32(1)

426

III.  La Charte s’applique aux gouvernements fédéral et provinciaux et aux entités ou activités qui ont un lien important avec ces gouvernements

431

A.   Texte du par. 32(1)

434

B.   Historique du par. 32(1) et sa place dans la structure de la Loi constitutionnelle de 1982

437

(1)      La Charte a été élaborée par les gouvernements fédéral et provinciaux et pour ces gouvernements

438

(2)      Les peuples autochtones ont été traités séparément dans la Loi constitutionnelle de 1982

442

C.   Jurisprudence sur l’objet et la portée du par. 32(1)

454

(1)      La nature de l’entité

459

(2)      La nature de l’activité

466

D.   Résumé

469

IV.  Les Arrangements de la VGFN n’établissent pas de lien important avec le gouvernement fédéral ou avec celui du Yukon

470

A.   La nature de la VGFN

474

B.   La nature de l’obligation de résidence

491

C.   Résumé

496

V.   Une application adéquate du par. 32(1) favorise l’objectif de réconciliation

497

VI.  La VGFN a accepté d’adopter ses propres mesures de protection des droits, plutôt que d’appliquer les protections conférées par la Charte

508

A.   Les Arrangements de la VGFN ne contiennent pas un accord sur l’applicabilité de la Charte

509

B.   La VGFN a adopté ses propres mesures de protection des droits

517

VII. Conclusion

522

 
I.               Aperçu
[417]                     L’aspect central des motifs qui suivent est la prémisse fondamentale voulant qu’il appartienne aux peuples autochtones « de se définir et de choisir par quels moyens prendre leurs décisions, conformément à leurs propres lois, coutumes et pratiques » (R. c. Desautel, 2021 CSC 17, [2021] 1 R.C.S. 533, par. 86).
[418]                     Le présent pourvoi porte sur la question de savoir si la Charte canadienne des droits et libertés s’applique aux choix de gouvernance interne de la Vuntut Gwitchin First Nation (« VGFN »), notamment en ce qui concerne des matières aussi fondamentales que la résidence de leurs dirigeants élus. La VGFN est une Première Nation du nord du Yukon qui gouverne les affaires des Vuntut Gwitchin en vertu de sa propre Constitution, qui a été adoptée à la suite d’ententes conclues avec le Canada et le Yukon en 1993 portant sur des revendications territoriales et l’autonomie gouvernementale des Vuntut Gwitchin. Cette Constitution établit les corps dirigeants des citoyens de la VGFN, y compris un conseil élu. Aux termes de l’article XI(2) de la Constitution de la VGFN, tout candidat qui est élu au Conseil de la VGFN et qui ne réside pas sur les « terres désignées » (aussi appelées « terres visées par le règlement ») de la VGFN doit se réinstaller sur ces terres dans les 14 jours qui suivent le jour de l’élection (« obligation de résidence »). Cindy Dickson est une citoyenne de la VGFN qui réside à Whitehorse et qui souhaite se porter candidate à un poste au Conseil de la VGFN, mais qui est incapable de se réinstaller sur les terres désignées en raison d’obligations à titre de proche aidante. Elle conteste l’obligation de résidence au motif que celle‑ci viole les droits à l’égalité que lui garantit le par. 15(1) de la Charte.
[419]                     À mon avis, l’adoption par la VGFN de l’obligation de résidence dans sa Constitution n’est pas assujettie à la Charte. À la lumière de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments portant sur le par. 15(1) ou l’art. 25 de la Charte. Mes motifs traitent de plusieurs arguments relatifs à l’application de la Charte et les rejettent.
[420]                     Premièrement, l’applicabilité de la Charte est déterminée en vertu du par. 32(1) de la Charte. Les arguments présentés à la Cour qui visent à contourner le par. 32(1) en invoquant d’autres fondements d’applicabilité de la Charte sont incompatibles avec la jurisprudence de notre Cour.
[421]                     Deuxièmement, les arguments qui visent à faire relever la VGFN ou ses activités du par. 32(1) au motif que la VGFN est un gouvernement sont contraires au texte du par. 32(1), à son historique et à sa place dans la structure de la Loi constitutionnelle de 1982, ainsi qu’à la jurisprudence de notre Cour sur l’objet et la portée de la disposition. Cette jurisprudence confirme que la Charte s’applique aux gouvernements fédéral et provinciaux. Le sens du mot « gouvernement » au par. 32(1) a été interprété téléologiquement de manière à englober les nombreuses manifestations des gouvernements fédéral et provinciaux, mais les autres entités ou leurs activités doivent présenter un lien important avec l’un de ces gouvernements pour être visées par le par. 32(1). Fait important, les droits des peuples autochtones, notamment ceux qui se rapportent à la gouvernance autochtone, ont été traités séparément dans la Loi constitutionnelle de 1982, et leur gouvernance interne ne relève pas du champ d’application de la Charte, sauf s’il existe un lien important avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial. Bien que ce lien puisse exister en ce qui concerne les structures des conseils de bande imposées par la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5, on ne peut pas en dire autant pour ce qui est des structures de gouvernance choisies par les Vuntut Gwitchin eux‑mêmes, en l’absence d’arrangements particuliers avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial/territorial.
[422]                     Troisièmement, les divers arrangements entre la VGFN et les gouvernements fédéral et/ou du Yukon ne satisfont pas au critère du lien important nécessaire pour que la VGFN ou son adoption de l’obligation de résidence relève du champ d’application du par. 32(1). Les structures de gouvernance et les décisions internes de la VGFN prennent leur source dans les traditions juridiques et les choix qui sont propres aux Vuntut Gwitchin et ne donnent pas lieu à un examen fondé sur la Charte en application du par. 32(1).
[423]                     Quatrièmement, le fait d’imposer la Charte à la VGFN n’est pas compatible avec l’objectif de réconciliation et la nécessité de respecter la capacité et le droit des Vuntut Gwitchin de prendre des décisions conformément à leurs propres lois, coutumes et pratiques. Cela comprend les décisions concernant l’adoption et la modification de mesures de protection des droits et libertés des citoyens de la VGFN.
[424]                     Enfin, contrairement à ce que prétend Mme Dickson, la VGFN n’a jamais consenti à adopter les protections énoncées dans la Charte. La VGFN a plutôt adopté ses propres mesures de protection des droits de ses citoyens, dont bon nombre correspondent à celles énoncées dans la Charte mais sont adaptées aux lois, coutumes et pratiques de son peuple. Les protections énoncées dans la Constitution de la VGFN comprennent des protections des droits à l’égalité. La contestation par Mme Dickson d’une disposition de la Constitution de la VGFN doit être examinée conformément aux structures et processus internes propres à la VGFN.
[425]                     En fin de compte, la présente affaire porte sur la question de savoir si, en élaborant leur propre Constitution, les Vuntut Gwitchin peuvent faire leurs propres choix en ce qui a trait à leurs affaires — notamment quant à la manière dont ils souhaitent protéger des droits et libertés fondamentaux — ou si leurs choix sont assujettis à un examen judiciaire fondé sur la Charte. Je conclus que le choix leur appartient. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi de Mme Dickson et d’accueillir le pourvoi incident de la VGFN, au motif que la Charte ne s’applique pas à l’adoption par la VGFN de l’obligation de résidence.
II.            L’applicabilité de la Charte est déterminée au regard du par. 32(1)
[426]                     La « portée de la Charte est délimitée par son par. 32(1) » (Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 32; voir aussi SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 573, p. 598‑599). Le paragraphe 32(1) régit la question de savoir [traduction] « sur qui pèse le fardeau des droits garantis par la Charte, ou, autrement dit, qui est lié par la Charte » (P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 37:6 (en italique dans l’original)).
[427]                     Madame Dickson, le procureur général de l’Alberta et le gouvernement du Yukon soutiennent qu’indépendamment du par. 32(1), la Charte s’applique parce que l’obligation de résidence prévue dans la Constitution de la VGFN est une « règle de droit » au sens du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui prévoit que « [l]a Constitution [. . .] rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». Leur position suppose implicitement que le par. 32(1) n’est pas la seule voie permettant à la Charte de s’appliquer et qu’il suffit de qualifier l’obligation de résidence de « règle de droit ». Cet argument est incompatible avec la jurisprudence de notre Cour.
[428]                     Ce n’est que lorsqu’il est établi qu’une entité ou son activité est liée par la Charte en application du par. 32(1), et qu’elle a violé la Charte, que l’analyse passe à l’art. 24 et au par. 52(1), qui régissent les réparations possibles (Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295 (« GVTA »), par. 13 et 87). Fait à noter, le par. 52(1) « offre une réparation lorsque des dispositions législatives violent des droits garantis par la Charte, que ce soit par leur objet ou par leur effet » (R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61 (en italique dans l’original)), du fait qu’il confère aux tribunaux le pouvoir de déclarer inopérantes les « dispositions [. . .] d[’une] règle de droit » qui violent la Charte (voir aussi Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, par. 84‑88). Cela ne permet pas d’éviter la question de savoir si la Charte peut en fait être invoquée (N. Duplé, Droit constitutionnel : principes fondamentaux (5e éd. 2011), p. 462‑463).
[429]                     Par exemple, dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844, il n’a pas été tenu pour acquis que des règlements municipaux étaient assujettis à la Charte du fait qu’il s’agissait de « règles de droit ». La Cour devait plutôt examiner le par. 32(1), suivant l’interprétation que lui en avait donnée sa jurisprudence, pour décider si la Charte s’appliquait. De même, dans l’arrêt GVTA, elle a d’abord tranché la question de savoir si les entités en question étaient visées par le par. 32(1). Ce n’est qu’après avoir répondu à cette question par l’affirmative et conclu qu’il y avait eu violation de la Charte que la Cour s’est demandé si les politiques contestées étaient des « règle[s] de droit » pour l’application de la réparation prévue au par. 52(1).
[430]                     Autrement dit, il n’est pas « incompatibl[e] » avec la Constitution, au sens du par. 52(1), de respecter les limites de l’applicabilité de la Charte énoncées au par. 32(1). Par conséquent, le par. 32(1) doit être au cœur de l’analyse visant à déterminer si la Charte s’applique à la VGFN et à l’adoption par cette dernière de l’obligation de résidence.
III.         La Charte s’applique aux gouvernements fédéral et provinciaux et aux entités ou activités qui ont un lien important avec ces gouvernements
[431]                     Nul ne conteste que la VGFN est un « gouvernement » au sens où elle représente un ensemble de personnes qui gouvernent la communauté des Vuntut Gwitchin (Multidictionnaire de la langue française (7e éd. 2021)). Cependant, bon nombre des arguments à l’appui de l’applicabilité de la Charte entretiennent une idée fondamentalement erronée : que la Charte s’applique à toute entité qui est un gouvernement ou à toute activité qui semble être « gouvernementale », qu’elle ait ou non un lien avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial. Par exemple, le procureur général du Canada affirme que la Charte s’applique chaque fois qu’une entité [traduction] « exerce des fonctions purement gouvernementales » (m. interv., par. 18) et « qu’un lien avec le Parlement ou une législature ou un degré de contrôle exercé par l’un de ceux‑ci » n’est donc pas nécessaire (par. 22). De même, le procureur général de l’Alberta dit que [traduction] « toutes les entités (qu’elles soient autochtones ou non autochtones) qui assument un rôle gouvernemental en exerçant un pouvoir législatif ont l’obligation de se conformer à la Charte » (m. interv., par. 6). Les juridictions inférieures ont apparemment adopté ce point de vue, concluant que [traduction] « l’art. 32 ne dresse pas une liste exhaustive des gouvernements assujettis à la Charte » (2020 YKSC 22, 461 C.R.R. (2d) 230, par. 123; voir aussi 2021 YKCA 5, 495 C.R.R. (2d) 98, par. 84‑85) et que la Charte s’applique à la VGFN parce qu’elle est « un gouvernement » et qu’elle exerce des « activités gouvernementales » (motifs de première instance, par. 131).
[432]                     Ces arguments doivent être rejetés. Comme je vais l’expliquer, ils sont contraires au texte du par. 32(1), à son historique et à sa place dans la structure de la Loi constitutionnelle de 1982, ainsi qu’à la jurisprudence sur son objet et sa portée. Cette jurisprudence confirme que la Charte ne s’applique qu’aux gouvernements fédéral et provinciaux à l’égard des domaines relevant de ceux‑ci. La portée du par. 32(1) de la Charte s’interprète téléologiquement d’une manière qui englobe les gouvernements fédéral et provinciaux dans toutes leurs formes modernes, afin d’empêcher que ces gouvernements se soustraient à un examen fondé sur la Charte au moyen de la stratification des pouvoirs dans l’État administratif moderne. Toutefois, les entités ou activités qui ne font pas partie des institutions du gouvernement fédéral ou de celui d’une province doivent présenter un lien important avec l’un de ces gouvernements pour être visées par le par. 32(1).
[433]                     Avant de poursuivre, je signale que, dans les présents motifs, je désigne collectivement les institutions énumérées au par. 32(1) comme les gouvernements fédéral et provinciaux. La jurisprudence emploie le terme « gouvernement » pour désigner à la fois la branche exécutive des gouvernements fédéral et provinciaux (Dolphin Delivery, p. 598‑599) et, plus généralement, les ordres de gouvernement fédéral et provincial. J’utilise le terme dans ce dernier sens. De plus, toute mention des provinces, gouvernements provinciaux ou lois provinciales dans les présents motifs devrait être interprétée de façon à englober les territoires, selon ce qu’exige le contexte.
A.           Texte du par. 32(1)
[434]                     Le point de départ d’une méthode d’interprétation téléologique de la Charte demeure le texte de la disposition en cause (Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, par. 65; Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426, par. 8; voir aussi R. c. McGregor, 2023 CSC 4, par. 18). En l’espèce, la disposition en cause est le par. 32(1) de la Charte. Cette disposition est ainsi libellée :
      32 (1) La présente charte s’applique :
      a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;
      b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.
[435]                     Le texte du par. 32(1) ne renvoie pas à la notion de « gouvernement » généralement. Il énumère plutôt des institutions distinctes dans deux alinéas : « [le] Parlement et [le] gouvernement du Canada » (al. 32(1)a)) et « la législature et [le] gouvernement de chaque province » (al. 32(1)b)). Dans l’arrêt Dolphin Delivery, le juge McIntyre a affirmé clairement que « l’art. 32 de la Charte mentionne de façon précise les acteurs auxquels s’applique la Charte » (p. 598; voir aussi GVTA, par. 13). Le paragraphe 32(1) prévoit aussi clairement que la Charte s’applique aux gouvernements fédéral et provinciaux « en ce qui concerne tous les domaines qui relèvent de leurs compétences respectives » (Dolphin Delivery, p. 598).
[436]                     Le libellé clair utilisé pour énoncer à qui et à quoi s’applique la Charte reflète l’objet du par. 32(1). On ne peut adopter une interprétation qui réécrit en fait le par. 32(1) de la Charte (R. c. Terry, 1996 CanLII 199 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 207, par. 23). Par conséquent, aucune approche sur l’applicabilité de la Charte en vertu du par. 32(1) ne saurait faire abstraction des limites claires énoncées dans la disposition elle‑même.
B.            Historique du par. 32(1) et sa place dans la structure de la Loi constitutionnelle de 1982
[437]                     L’historique du par. 32(1) et sa place dans la structure de la Loi constitutionnelle de 1982 confirment que la Charte a été élaborée par les gouvernements fédéral et provinciaux, pour ces gouvernements. En revanche, la relation entre ces gouvernements et les peuples autochtones, et la place accordée à la gouvernance autochtone au sein du Canada contemporain, ont été examinées au moyen de mécanismes distincts tels que les traités modernes protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
(1)         La Charte a été élaborée par les gouvernements fédéral et provinciaux, pour ces gouvernements
[438]                     La Charte était, essentiellement, une entente contraignante conclue, d’un côté, par le gouvernement fédéral et, de l’autre, par les gouvernements provinciaux (à l’exception du Québec). Il s’agissait d’une manière de reconnaître constitutionnellement les protections accordées aux personnes contre les gouvernements établis par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (maintenant la Loi constitutionnelle de 1867). Parallèlement au rapatriement, les gouvernements fédéral et provinciaux, en tant que successeurs de la Couronne impériale, ont convenu d’un document relatif aux droits visant à protéger ceux qui relevaient de leur compétence. La Charte sert donc d’intermédiaire dans la relation « entre l’État et les personnes au sujet des droits et libertés fondamentaux de ces dernières » (Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 97 (je souligne), la juge Deschamps, motifs concordants).
[439]                     Les négociations ayant mené à l’adoption de la Charte se sont déroulées au fil d’une série de conférences fédérales‑provinciales tenues principalement entre les premiers ministres. Même lorsque les discussions avaient lieu entre d’autres ministres ou représentants gouvernementaux, la principale méthode de négociation et de résolution de conflits était la pratique consistant à tenir une conférence entre les ordres de gouvernement fédéral et provincial (J. R. Mallory, « The Politics of Constitutional Change », dans P. Davenport et R. H. Leach, dir., Reshaping Confederation : The 1982 Reform of the Canadian Constitution (1984), 53, p. 60 et 66). Lors de l’examen des projets, des consultations avaient lieu avec divers intervenants afin qu’ils fassent valoir leurs points de vue (voir Sénat et Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 57, 1re sess., 32e lég., 13 février 1981); toutefois, ces groupes étaient des requérants, et non pas des participants (D. Sanders, « An Uncertain Path : The Aboriginal Constitutional Conferences », dans J. M. Weiler et R. M. Elliot, dir., Litigating the Values of a Nation : The Canadian Charter of Rights and Freedoms (1986), 63, p. 63). Les négociations définitives sont demeurées entre les représentants des gouvernements fédéral et provinciaux (D. Gibson, The Law of the Charter : General Principles (1986), p. 38‑39).
[440]                     La Charte — y compris le par. 32(1) — a été élaborée en tenant compte de ces acteurs. Comme l’explique la professeure K. Swinton, il est nécessaire de « tenir compte des préoccupations des gouvernements fédéral et provinciaux lorsqu’ils ont rédigé et accepté la Charte. Ils se préoccupaient surtout de ses effets sur leur propre fonctionnement » (« Application de la Charte canadienne des droits et libertés (Articles 30, 31, 32) », dans W. S. Tarnopolsky et G.‑A. Beaudoin, dir., Charte canadienne des droits et libertés (1982), 49, p. 59 (je souligne)). Cela explique pourquoi les protections consacrées par la Charte regorgent de références aux ordres de gouvernement fédéral et provincial (voir, p. ex., les art. 3 à 6, 16 à 20 et 23).
[441]                     Ce contexte de négociation explique aussi pourquoi, bien qu’un grand nombre de dispositions de la Charte aient entraîné des débats houleux, ce ne fut pas le cas du prédécesseur du par. 32(1). La question de l’applicabilité de la Charte a été évoquée lors du dépôt des projets antérieurs émanant du fédéral (Gibson, p. 36; voir aussi Federal‑Provincial Meeting of the Continuing Committee of Ministers on the Constitution, Rights and Freedoms within the Canadian Federation — Discussion Draft, no 830‑81/027, 4 juillet 1980); toutefois, une disposition expresse concernant l’applicabilité de la Charte a fait son apparition pour la première fois dans un projet émanant du fédéral déposé au Parlement en octobre 1980 (La Constitution canadienne 1980 : Projet de résolution concernant la Constitution du Canada (1980)). Elle n’a pas entraîné d’importantes discussions au Parlement ni au comité mixte spécial subséquent. Tout au long d’intenses négociations en vue d’arriver à une entente sur la substance de la Charte entre les gouvernements fédéral et provinciaux, la disposition sur l’applicabilité de la Charte n’a pas fait l’objet de contestation; la seule modification dans son libellé a été apportée par un comité de rédaction après la conclusion d’une entente sur les droits et libertés substantiels (Gibson, p. 115). Il convient de souligner que cette modification a eu pour effet d’insister sur le lien entre la Charte et les ordres de gouvernement fédéral et provincial en précisant que ce texte s’appliquait « pour » les domaines relevant de ceux‑ci, plutôt que de s’appliquer aux gouvernements susmentionnés « et » aux domaines relevant de ceux‑ci (p. 115).
(2)         Les peuples autochtones ont été traités séparément dans la Loi constitutionnelle de 1982
[442]                     La Charte a été élaborée pour consacrer des normes de comportement constitutionnel qui étaient adaptées aux structures et aux fondements philosophiques de la gouvernance fédérale et provinciale (voir en général Davenport et Leach, dir.; B. L. Strayer, Canada’s Constitutional Revolution (2013)). Néanmoins, certains intervenants avancent que, comme les peuples autochtones font partie du tissu constitutionnel du Canada, leurs gouvernements devraient [traduction] « être tenu[s] de respecter les contraintes constitutionnelles, y compris les droits et libertés garantis par la Charte » (m. interv., Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada, par. 4). Ils signalent aussi la présence de l’art. 25 de la Charte comme preuve que cela fait partie des desseins de la Charte. À mon avis, ces observations sont incompatibles avec une analyse structurelle de l’architecture constitutionnelle du Canada.
[443]                     L’historique et la structure de la Loi constitutionnelle de 1982 indiquent clairement que la relation entre les gouvernements fédéral et provinciaux et les peuples autochtones — et, corollairement, la place qu’occupe la gouvernance autochtone au sein du Canada contemporain — a été traitée au moyen de mécanismes distincts de la Charte. Mais surtout, les droits collectifs des peuples autochtones se sont vu accorder la protection constitutionnelle par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Fait à noter, l’art. 35 a été placé en dehors de la Charte, dans une « partie » distincte de la Loi constitutionnelle de 1982. La présence de l’art. 35 fournit plusieurs indications afférentes à la portée du par. 32(1).
[444]                     Premièrement, le degré de la participation autochtone fait ressortir les différences entre les compromis qui se trouvent dans la Loi constitutionnelle de 1982. La Charte concernait principalement les acteurs fédéral et provinciaux : les peuples autochtones n’étaient pas à la table de négociation, ils n’ont pas consenti à ce que la Charte s’applique à eux, et ils n’ont pas été inclus dans la formule de modification constitutionnelle qui a été adoptée parallèlement à la Charte. En revanche, l’inclusion ultime de l’art. 35 « représente l’aboutissement d’une bataille longue et difficile à la fois dans l’arène politique et devant les tribunaux pour la reconnaissance de droits ancestraux » (R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1105). Des questions pendantes ont aussi été débattues lors de conférences constitutionnelles distinctes, bien qu’elles se soient révélées infructueuses, lesquelles comprenaient une participation directe de groupes autochtones (Gibson, p. 39; Loi constitutionnelle de 1982, al. 35.1b) et par. 37.1(3) (abrogé le 18 avril 1987, par l’art. 54.1)).
[445]                     Deuxièmement, la constitutionnalisation des traités modernes, en vertu du par. 35(1), revêt une importance particulière permettant de comprendre pourquoi la Charte ne traite pas de la portée et des limites de la gouvernance autochtone. Les années 70 ont inauguré une nouvelle ère de conclusion de traités entre les groupes autochtones et les gouvernements fédéral et provinciaux, et un sujet important de ces discussions était la mise en œuvre et la portée de l’autonomie gouvernementale autochtone (S. Imai, « Indigenous Self‑Determination and the State », dans B. J. Richardson, S. Imai et K. McNeil, dir., Indigenous Peoples and the Law : Comparative and Critical Perspectives (2009), 285, p. 295; S. Grammond, Aménager la coexistence : Les peuples autochtones et le droit canadien (2003), p. 108‑111). Ces discussions incluaient les négociations qui avaient commencé en 1973 et qui ont abouti deux décennies plus tard aux ententes concernant l’autonomie gouvernementale des Premières Nations du Yukon, y compris la VGFN (J. T. S. McCabe, The Law of Treaties Between the Crown and Aboriginal Peoples (2010), p. 52‑59). Eu égard à cet effort continu, le par. 35(3) indique clairement que « sont compris parmi les droits issus de traités [. . .] les droits existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis ». Par conséquent, les gouvernements fédéral et provinciaux ont compris que la portée et les limites de la gouvernance autochtone seraient examinées sous le régime de l’art. 35, en particulier grâce à la constitutionnalisation des traités modernes, plutôt qu’au moyen de la Charte.
[446]                     En ce qui a trait à l’art. 25, il sert de lien entre la partie I et la partie II de la Loi constitutionnelle de 1982. Il faut voir l’art. 25 comme une protection contre les contestations fondées sur la Charte visant des mesures fédérales et provinciales qui protègent les droits garantis par l’art. 35, ainsi que les « droits ou libertés [. . .] autres » (H. S. LaForme, assisté de C. Truesdale, « Section 25 of the Charter; Section 35 of the Constitution Act, 1982 : Aboriginal and Treaty Rights — 30 Years of Recognition and Affirmation », dans E. Mendes et S. Beaulac, dir., Charte canadienne des droits et libertés (5e éd. 2013), 1337, p. 1377). Les préoccupations qui ont mené à son inclusion sont compréhensibles : les négociations relatives à la Charte ont eu lieu seulement une décennie après la publication du Livre blanc fédéral de 1969 (La politique indienne du gouvernement du Canada, 1969), qui proposait d’abolir le statut spécial des peuples autochtones afin de promouvoir [traduction] « l’égalité des droits » (D. Sanders, « The Rights of the Aboriginal Peoples of Canada » (1983), 61 R. du B. can. 314, p. 319; T. J. Courchene, Indigenous Nationals, Canadian Citizens : From First Contact to Canada 150 and Beyond (2018), p. 66). Les préoccupations des Autochtones découlaient également de la jurisprudence portant sur les contestations antérieures de la Loi sur les Indiens fondées sur la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44 (voir, p. ex., La Reine c. Drybones, 1969 CanLII 1 (CSC), [1970] R.C.S. 282; Procureur général du Canada c. Lavell, 1973 CanLII 175 (CSC), [1974] R.C.S. 1349; R. M. M’Gonigle, « The Bill of Rights and The Indian Act : Either? Or? » (1977), 15 Alta. L. Rev. 292).
[447]                     En ce sens, l’art. 25 renforce les relations distinctes en cause dans la Loi constitutionnelle de 1982 — l’une concernant l’interaction entre les personnes et la Couronne, et l’autre concernant la protection des peuples autochtones contre certaines formes d’intervention de la Couronne (voir, p. ex., Beckman, par. 97, la juge Deschamps, motifs concordants). L’article 25 est donc de nature semblable aux autres « Dispositions générales » de la Charte qui [traduction] « forment un ensemble cohérent de dispositions interprétatives qui n’octroient pas en soi de droits, mais qui peuvent, dans certaines circonstances, avoir une incidence sur la portée de l’examen fondé sur la Charte, généralement en la restreignant » (G. J. Kennedy, « They’re All Interpretative : Towards a Consistent Approach to ss 25‑31 of the Charter » (U.B.C. L. Rev., à paraître), p. 2). Cet article veille à ce que la première relation n’ait aucune incidence sur la seconde (Ontario (Procureur général) c. Bear Island Foundation, 1991 CanLII 75 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 570) en exigeant que la Charte ne soit pas interprétée de sorte que les deux relations « entrent en conflit » (Beckman, par. 98, la juge Deschamps, motifs concordants). Ce faisant, il renforce l’idée que la Charte a été élaborée pour restreindre l’action des gouvernements fédéral et provinciaux, sans pour autant nuire à leur capacité de donner effet aux droits collectifs des peuples autochtones.
[448]                     Globalement, il est clair que l’accent mis par le par. 32(1) sur les gouvernements fédéral et provinciaux est compatible avec l’historique de la Charte et les relations distinctes sur lesquelles repose la structure de la Loi constitutionnelle de 1982.
[449]                     Je ne peux pas clore la discussion portant sur l’art. 25 sans examiner le sens que mes collègues lui ont donné dans leurs motifs majoritaires et dans leurs motifs dissidents, un sens fondamentalement différent de celui que je viens d’énoncer et qui aura des conséquences d’une portée considérable à l’égard de la relation entre les tribunaux et un gouvernement autochtone autonome.
[450]                     Par leur interprétation respective de l’art. 25 et du par. 32(1), mes collègues appliquent le contrôle judiciaire de la conformité à la Charte à un gouvernement autochtone autonome. Les deux groupes formés par mes collègues décrivent longuement un processus de contrôle judiciaire en application de l’art. 25; tout en divergeant sur la question de savoir si l’art. 25 est un « bouclier » ou un « prisme interprétatif », les deux descriptions sont complexes. Quelles qu’en soient les nuances, leurs approches représentent un moyen pour les tribunaux d’appliquer les droits (ou « valeurs ») consacrés par la Charte au fonctionnement d’un gouvernement autochtone autonome.
[451]                     Il en résultera essentiellement une analyse qui s’apparente à celle de l’arrêt R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, pour l’action législative et à celle de l’arrêt Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, pour l’action administrative. Bien que les termes des arrêts Oakes et Doré ne soient pas utilisés, après avoir déterminé qu’un droit garanti par la Charte a été violé, les tribunaux mèneront de fait, au regard de l’art. 25, une forme d’opération de « justification » semblable à celle de l’arrêt Oakes ou une opération de « mise en balance » semblable à celle de l’arrêt Doré, compte tenu d’une part des droits/valeurs garantis par la Charte qui ont été violés et d’autre part des droits autochtones (motifs des juges Kasirer et Jamal, par. 177‑182; motifs des juges Martin et O’Bonsawin, par. 338‑339). De plus, comme dans l’arrêt Oakes, le fardeau de la justification incombera à la partie dont les actions ont causé la violation de la Charte, en l’espèce le gouvernement autochtone, ce qui n’a aucun fondement dans le texte de l’art. 25.
[452]                     Il faut se demander si une telle surveillance continue d’un gouvernement autochtone autonome par les tribunaux constitue l’objet de l’art. 25. Rien dans cette disposition n’indique qu’il en est ainsi. Le libellé est plutôt conforme à mon interprétation de l’art. 25, interprétation selon laquelle les tribunaux doivent éviter de porter atteinte aux droits autochtones lorsqu’ils statuent sur la constitutionnalité d’actions du gouvernement fédéral ou d’un gouvernement provincial. Selon l’interprétation préconisée par mes collègues, les tribunaux doivent aussi faire quelque chose de fort différent, soit de contrôler les actions des gouvernements autochtones pour en vérifier la conformité à la Charte. Cela amènera les tribunaux à assumer un rôle de surveillance permanente d’un gouvernement autochtone autonome.
[453]                     Dans un sens, les deux groupes que forment mes collègues n’ont pas le choix quant à leur interprétation de l’art. 25. Une fois qu’ils décident que la Charte s’applique à un gouvernement autochtone autonome, ils ont besoin d’un mécanisme pour que les tribunaux puissent « mettre en balance » les droits/valeurs garantis par la Charte avec les droits autochtones. Ils se servent de l’art. 25 pour accomplir cette tâche, même si tel n’était pas l’objet de cette disposition.
C.            Jurisprudence sur l’objet et la portée du par. 32(1)
[454]                     Il ressort clairement de ce qui précède que seuls les gouvernements fédéral et provinciaux devaient relever du champ d’application du par. 32(1). Par conséquent, la Charte ne s’applique pas, notamment, aux litiges purement privés (Dolphin Delivery, p. 597‑598; Hill c. Église de scientologie de Toronto, 1995 CanLII 59 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 95) ni aux gouvernements étrangers (États‑Unis c. Allard, 1987 CanLII 50 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 564), car de telles entités n’ont pas de lien avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial.
[455]                     Conformément à une méthode d’interprétation téléologique de la Charte, notre Cour a reconnu que la portée du par. 32(1) doit être interprétée d’une manière qui reflète la façon dont les gouvernements fédéral et provinciaux prennent forme dans la société canadienne moderne. Cela est nécessaire pour faire en sorte que ces gouvernements ne puissent se soustraire à un examen fondé sur la Charte, notamment en agissant par l’entremise d’entités qui sont en réalité leurs prolongements (McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229, p. 265; Godbout, par. 51; GVTA, par. 22), ou en déléguant la mise en œuvre de politiques ou programmes particuliers à des entités non gouvernementales (Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 42). Cette préoccupation a été résumée avec justesse par le juge La Forest dans l’arrêt Godbout :
      Si la Charte devait en effet ne s’appliquer qu’aux organismes faisant institutionnellement partie du gouvernement et non à ceux qui sont de nature gouvernementale (ou qui accomplissent des actes gouvernementaux) dans les faits, le gouvernement fédéral et les provinces pourraient facilement se soustraire aux obligations que la Charte leur impose en octroyant certains de leurs pouvoirs à d’autres entités et en leur faisant exécuter des fonctions ou appliquer des politiques qui sont, en réalité, gouvernementales. Autrement dit, le Parlement, les législatures provinciales et la branche exécutive des gouvernements fédéral ou provinciaux n’auraient qu’à créer des organismes distincts d’eux et à leur conférer le pouvoir d’exécuter des fonctions gouvernementales pour échapper aux contraintes que la Charte impose à leurs activités. De toute évidence, cette façon de faire réduirait indirectement la portée de la protection prévue par la Charte d’une manière que le législateur pourrait difficilement avoir voulue et entraînerait des conséquences pour le moins indésirables. En effet, compte tenu de leur importance fondamentale, les droits garantis par la Charte doivent être protégés contre toute tentative visant à en réduire indûment la portée ou à échapper complètement aux obligations qui en découlent. [Je souligne; par. 48.]
Il est important, toutefois, de noter que ces commentaires demeurent des commentaires portant sur les institutions particulières énumérées au par. 32(1) — « le Parlement, les législatures provinciales et la branche exécutive des gouvernements fédéral ou provinciaux » — et non pas sur une conception abstraite des « gouvernements » de façon plus générale.
[456]                     Notre Cour a voulu donner effet à ce qui précède en interprétant les limites du « gouvernement » d’une manière qui reflète la façon dont le gouvernement prend forme dans la société canadienne moderne. Une telle approche est étayée par la mention au par. 32(1) des « domaines relevant » des gouvernements fédéral et provinciaux (GVTA, par. 14) : les entités ne faisant pas partie des institutions des gouvernements fédéral et provinciaux, mais « faisant l’objet d’un contrôle gouvernemental ou exécutant des fonctions véritablement gouvernementales ressortissent elles‑mêmes aux “domaines relevant” de l’assemblée législative qui les a créées » (Godbout, par. 48 (je souligne)). La Cour a donc conclu que le « gouvernement » au sens du par. 32(1) englobe des entités qui peuvent ne pas, à première vue, appartenir aux institutions des gouvernements fédéral et provinciaux, mais qui présentent un lien suffisant avec celles‑ci pour que l’ensemble ou une partie de leurs activités relève de ces gouvernements (GVTA, par. 16).
[457]                     Dans l’arrêt Eldridge, le juge La Forest a passé en revue la jurisprudence de notre Cour et établi un cadre d’analyse à deux volets afin de donner effet au par. 32(1). Dans le premier volet, un tribunal peut conclure que « l’entité elle‑même fait partie du “gouvernement” au sens de l’art. 32 [. . .] soit de par sa nature même, soit à cause du degré de contrôle exercé par le gouvernement sur elle » (par. 44). S’il est conclu que l’entité elle‑même fait partie du « gouvernement » au sens du par. 32(1), toutes ses activités sont assujetties à la Charte (GVTA, par. 16). Dans le second volet, un tribunal peut statuer que, bien que l’entité elle‑même ne puisse être assimilée au gouvernement fédéral ou à celui d’une province, certaines de ses activités particulières peuvent être « attribuée[s] au gouvernement », nommément lorsque l’activité vise « la mise en œuvre d’un régime légal ou d’un programme gouvernemental donné » (Eldridge, par. 44). Dans un tel cas, seules ces activités donnent lieu à un examen fondé sur la Charte parce qu’elles sont effectivement les activités du gouvernement fédéral ou du gouvernement d’une province en application du par. 32(1).
[458]                     Madame Dickson, divers intervenants et les juridictions inférieures se fondent sur des parties de la jurisprudence de notre Cour à l’appui de l’idée selon laquelle le par. 32(1) englobe toute entité ou activité qui peut être appelée un gouvernement ou être qualifiée de gouvernementale, même en l’absence de lien avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial. Cette proposition est indéfendable. Comme je vais l’expliquer, la Cour a toujours exigé — en application des deux volets de l’arrêt Eldridge — que l’entité ou l’activité présente un lien important avec le gouvernement fédéral ou le gouvernement d’une province pour relever du champ d’application de « gouvernement » au sens du par. 32(1). Dans la jurisprudence de notre Cour relative au par. 32(1), les mots « gouvernement » ou « gouvernemental » ont toujours fait référence aux gouvernements particuliers énumérés au par. 32(1). L’arrêt Eldridge et ceux rendus dans sa foulée ne constituent pas un élargissement du par. 32(1) créé par voie judiciaire. La Cour a plutôt cherché à interpréter le par. 32(1) de manière à faire en sorte que les gouvernements fédéral et provinciaux ne se soustraient pas à leurs responsabilités constitutionnelles prévues par la Charte. Certaines parties de cette jurisprudence ne peuvent pas être prises hors contexte pour étayer une application du par. 32(1) qui est dissociée de cet objectif sous‑jacent ainsi que du texte de la disposition, de son historique et de sa place dans la Loi constitutionnelle de 1982.
(1)           La nature de l’entité
[459]                     Un lien important avec la Couronne a toujours été nécessaire en application du premier volet de l’arrêt Eldridge, selon lequel il peut être considéré qu’une entité « elle‑même fait partie du “gouvernement” » et qu’elle est donc assujettie à la Charte dans toutes ses activités. À titre d’exemple, de telles entités ont été décrites, entre autres, comme faisant partie de l’« appareil » ou de la « structure » du gouvernement (McKinney, p. 275; Eldridge, par. 37 et 40), comme étant des « organismes subordonnés » (Stoffman c. Vancouver General Hospital, 1990 CanLII 62 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 483, p. 507), des « organes » (McKinney, p. 272) ou une « émanation » (Eldridge, par. 39; Godbout, par. 47) du gouvernement, ou encore ont été « assimil[ées] à l’État » (R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, par. 28). Dans chacune de ces causes, le terme « gouvernement » renvoyait soit au gouvernement fédéral, soit au gouvernement provincial, et il ressort de ces descriptions qu’un lien important avec l’un de ces gouvernements est nécessaire. Il en est ainsi parce qu’un tel lien prend en compte la préoccupation sous‑jacente selon laquelle les gouvernements fédéral et provinciaux seraient autrement en mesure de se soustraire à un examen fondé sur la Charte par l’entremise d’entités qui sont des prolongements de ces gouvernements.
[460]                     Notre Cour a reconnu que les entités au sein de l’État administratif moderne prennent différentes formes et ont divers degrés d’autonomie à l’égard des gouvernements fédéral et provinciaux dans leurs activités. Par conséquent, l’arrêt Eldridge reconnaît deux manières générales de considérer que l’entité « elle‑même fait partie du “gouvernement” ». Dans les deux cas, un lien important avec le gouvernement fédéral ou le gouvernement provincial est nécessaire.
[461]                     Premièrement, il a été décidé que certaines entités — comme un arbitre du travail (Slaight Communications Inc. c. Davidson, 1989 CanLII 92 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1038), une commission des droits de la personne (Blencoe) et des municipalités (Godbout) —étaient des entités gouvernementales « de par leur nature même » (voir Eldridge, par. 44), même si elles exerçaient leurs activités de manière indépendante des gouvernements fédéral et provincial. Ces termes semblent être le fondement des arguments reposant sur le fait que la VGFN est un gouvernement. Cependant, l’appréciation de la nature de l’entité suivant l’arrêt Eldridge ne se fait pas par renvoi à une conception abstraite de la notion de « gouvernement ». Il s’agit plutôt d’une analyse du lien de l’entité avec les gouvernements particuliers énumérés au par. 32(1), comme en témoignent la création de l’entité, sa structure et ses pouvoirs. Par exemple, dans chacune des causes susmentionnées, l’entité devait à la fois son existence et ses pouvoirs au gouvernement fédéral ou à un gouvernement provincial. Par conséquent, l’arbitre du travail dans Slaight et la commission des droits de la personne dans Blencoe ont « exerc[é] tous les deux des pouvoirs gouvernementaux conférés par un corps législatif » et, « [d]ans chaque cas, l’origine du pouvoir accordé [était] en fin de compte le gouvernement » (Blencoe, par. 39). De plus, l’élément déterminant dans la décision portant que la Charte s’applique aux municipalités dans Godbout était le fait non pas qu’elles sont un gouvernement (elles le sont clairement), mais plutôt qu’elles « sont des créatures des provinces dont elles tirent leur pouvoir de légiférer » (par. 51).
[462]                     Mes collègues les juges Kasirer et Jamal affirment que la VGFN présente les indices représentatifs d’un « gouvernement par nature » (par. 78) parce que,
     bien que (comme l’a conclu le juge de première instance) les Vuntut Gwitchin se gouvernent eux‑mêmes depuis des temps immémoriaux, et même si la VGFN a le pouvoir de légiférer en vertu de son droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, elle se voit également reconnaître le statut d’entité juridique en vertu de la loi fédérale de mise en œuvre. Dans cette mesure, elle tient au moins une partie de son pouvoir de légiférer d’un texte de loi fédéral. En d’autres termes, le pouvoir de légiférer de la VGFN émane au moins en partie du Parlement, en ce que la VGFN exerce des pouvoirs que le Parlement aurait autrement exercés en vertu de la compétence législative qu’il détient en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. [En italique dans l’original; par. 82.]
Cela implique que, comme l’entente sur l’autonomie gouvernementale en l’espèce a été autorisée par une loi fédérale, un gouvernement autochtone autonome pour la VGFN est en quelque sorte une émanation de la compétence fédérale. Cela est fondamentalement incompatible avec la nature, le statut et l’objet d’un tel gouvernement. Son objet est de reconnaître et de donner un effet pratique à une autonomie qui diffère, de par son statut et sa nature, de celle exercée par les conseils de bande en vertu de la Loi sur les Indiens. L’idée relative à l’autonomie gouvernementale n’est pas qu’elle constitue un « pouvoir [qui] émane [. . .] du Parlement », mais plutôt que les peuples autochtones exercent une compétence qui est légitimement la leur.
[463]                     Par conséquent, le fait qu’une entité est un gouvernement ne mène pas automatiquement à la conclusion que la Charte s’applique à ses activités. La conclusion selon laquelle une entité n’est pas assujettie à la Charte ne signifie pas non plus qu’elle ne peut pas être un gouvernement. À titre d’exemple, le gouvernement du Royaume‑Uni n’en est pas moins un gouvernement parce qu’il n’est pas assujetti à la Charte. La jurisprudence reconnaît simplement que la portée du par. 32(1), bien qu’elle puisse inclure des prolongements des gouvernements fédéral et provinciaux dans l’État administratif moderne, n’est pas large au point d’englober des entités qui n’ont pas de lien important avec les gouvernements particuliers énumérés au par. 32(1) lui‑même.
[464]                     Deuxièmement, certaines entités peuvent ne pas faire partie du gouvernement fédéral ou de celui d’une province de par leur nature même, mais néanmoins être considérées comme faisant partie du « gouvernement » pour l’application de la Charte lorsqu’elles sont assujetties au « pouvoir substantiel » d’un de ces gouvernements (GVTA, par. 16). Le contrôle gouvernemental doit être « routinier ou régulier » plutôt qu’« absolu ou extraordinaire » pour qu’une entité qui ne fait pas partie du gouvernement de par sa nature même entre dans la sphère du gouvernement exerçant le contrôle (Stoffman, p. 513‑514; Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, 1990 CanLII 61 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 451, p. 463). De toute évidence, cette norme implique l’existence d’un lien important avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial. Ainsi, le collège dans Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, 1990 CanLII 63 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 570, faisait « partie de l’appareil gouvernemental » et était assujetti à la Charte parce que le gouvernement provincial contrôlait ses activités en tout temps (p. 584; voir aussi, p. ex., GVTA, par. 17‑21). Cela distinguait le collège des universités examinées dans les affaires McKinney et Harrison, qui, bien qu’étant assujetties aux règlements provinciaux et tributaires du financement provincial, n’étaient pas assujetties à la Charte parce qu’elles étaient « essentiellement des organismes autonomes » (Douglas College, p. 584‑585; voir aussi Stoffman, p. 513‑514).
[465]                     La Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada avance que le par. 32(1) [traduction] « vise à établir la ligne de démarcation entre les relations intrinsèquement privées et publiques » (m. interv., par. 14). Le terme « privé » est souvent utilisé pour décrire des entités qui ne font pas elles‑mêmes partie du « gouvernement », tels des particuliers (Dolphin Delivery, p. 599‑600), des personnes morales (Eldridge, par. 35), ou encore des chemins de fer et des transporteurs aériens (McKinney, p. 269; Stoffman, p. 511). Toutefois, notre Cour a expressément rejeté la distinction entre « privé » et « public » en tant que critère relatif au par. 32(1). Le fait qu’une entité exerce des fonctions publiques — même celles qui sont semblables à celles dont s’acquittent le gouvernement fédéral ou celui d’une province — ne permet pas de décider si l’entité elle‑même fait partie d’un de ces gouvernements. La Cour a à maintes reprises affirmé que « [l]e critère de l’objet public est simplement inadéquat » et qu’il « n’est tout simplement pas le critère qu’impose l’art. 32 » (McKinney, p. 269; Eldridge, par. 43; Godbout, par. 49; Buhay, par. 28). Inversement, dès lors qu’il est considéré qu’une entité « elle‑même fait partie du “gouvernement” » suivant le premier volet de l’arrêt Eldridge, la Charte s’applique à toutes ses activités, « qu’elles puissent ou non être par ailleurs qualifiées de “privées” » (Eldridge, par. 41). L’analyse fondée sur le par. 32(1) est toujours axée sur le lien entre l’entité et le gouvernement fédéral ou celui d’une province.
(2)         La nature de l’activité
[466]                     Un lien important avec le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial est aussi nécessaire en application du second volet de l’arrêt Eldridge, selon lequel une « entit[é] non gouvernemental[e] » (c.‑à‑d. une entité qui ne fait pas « elle‑même [. . .] partie du “gouvernement” » au sens du par. 32(1) (voir le par. 41)) peut néanmoins être assujettie à la Charte dans l’exercice d’activités particulières qui peuvent être « attribuée[s] au gouvernement » (par. 44).
[467]                     Comme pour le premier volet, « le fait qu’une activité particulière puisse être dite de nature “publique” n’est pas suffisant pour qu[’elle] soit assimilée au “gouvernement” pour l’application de l’art. 32 de la Charte » (Eldridge, par. 43; voir aussi Buhay, par. 28). Il ne suffit pas non plus de faire état de tout lien, aussi ténu soit‑il, entre les activités d’une entité non gouvernementale et le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial. Ce qu’il faut, c’est un « lien [. . .] direct et [. . .] défini » entre le gouvernement fédéral ou celui d’une province et l’activité (Eldridge, par. 51, citant Dolphin Delivery, p. 601). Autrement dit, il faut pouvoir « dire à juste titre que la décision est celle du gouvernement ou que la participation gouvernementale à la décision est suffisante pour en faire un acte du gouvernement » (McKinney, p. 274).
[468]                     Encore une fois, la portée du second volet de l’arrêt Eldridge vise à donner effet à une interprétation moderne des mécanismes gouvernementaux et du fondement exprès du cadre d’analyse d’Eldridge. Si les gouvernements fédéral et provinciaux ne peuvent pas exercer une activité directement sans contrevenir à la Charte, ils ne peuvent pas se soustraire à un examen fondé sur la Charte en déléguant l’activité à une entité non gouvernementale (Eldridge, par. 40). Même si une autre entité est chargée de l’exercer, la nature de l’activité n’a pas changé : elle demeure celle du gouvernement fédéral ou provincial. Les entités non gouvernementales sont « simplement le mécanisme » (par. 50) choisi par le gouvernement pour l’accomplissement de ce qui constitue, essentiellement, des activités qui peuvent être attribuées au gouvernement. En revanche, aucune question relative à une possibilité d’échapper à la Charte ne se pose à l’égard d’entités qui agissent dans la poursuite de leurs propres politiques et objectifs, plutôt que de mettre en œuvre celles du gouvernement fédéral ou d’un gouvernement provincial. Cette distinction explique pourquoi la jurisprudence de notre Cour s’est toujours attachée à la question de savoir si l’activité implique la mise en œuvre d’un régime légal, d’une politique gouvernementale ou d’un programme gouvernemental donnés (voir, p. ex., Eldridge, par. 43‑44; Blencoe, par. 37).
D.           Résumé
[469]                     Il est clair que la Charte s’applique aux gouvernements fédéral et provinciaux, en vertu du par. 32(1). Bien que la jurisprudence reconnaisse que le « gouvernement » revêt plusieurs formes dans l’État administratif moderne, une entité ou activité doit avoir un lien important avec le gouvernement fédéral ou celui d’une province pour relever du champ d’application du par. 32(1) de la Charte. Par conséquent, pour décider si la Charte s’applique à une entité telle que la VGFN ou à ses activités, l’accent doit être mis sur le lien existant avec le gouvernement fédéral ou le gouvernement provincial.
IV.         Les Arrangements de la VGFN n’établissent pas de lien important avec le gouvernement fédéral ou avec celui du Yukon
[470]                     Ayant examiné la portée du par. 32(1) de la Charte, je me penche maintenant sur la question de savoir si la VGFN ou ses activités — à savoir l’adoption par celle‑ci de l’obligation de résidence — relèvent de cette portée.
[471]                     Eu égard à l’interprétation erronée que donnent les intervenants, y compris le procureur général du Canada, à la jurisprudence de notre Cour portant sur le par. 32(1), bon nombre de leurs arguments ne cherchent aucunement à démontrer l’existence d’un lien important avec le gouvernement fédéral ou avec celui du Yukon. Cependant, certains des arguments de Mme Dickson visent le lien entre la VGFN et le gouvernement fédéral en vertu des divers arrangements concernant l’autonomie gouvernementale convenus et adoptés vers 1993‑1994 (« Arrangements de la VGFN »). Madame Dickson affirme que les Arrangements de la VGFN suffisent à établir le lien entre la VGFN et le gouvernement fédéral de la manière requise par le par. 32(1). Ces arguments sont au cœur de la présente partie de mes motifs.
[472]                     Les Arrangements de la VGFN comprennent de multiples instruments. Premièrement, les signataires ont conclu l’Entente définitive de la première nation des Gwitchin Vuntut (1993). Celle‑ci renferme les dispositions de l’Accord‑cadre définitif conclu en 1993 entre les gouvernements fédéral et du Yukon et le Council for Yukon Indians, lequel représentait plusieurs Premières Nations du Yukon, notamment la VGFN. L’Entente définitive est un traité protégé par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Elle met en œuvre un cadre visant à « établi[r] des institutions d’autonomie gouvernementale et de gestion des terres et des ressources » (First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576, par. 10). Comme suite à ce cadre, les signataires ont souscrit à l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la première nation des Gwitchin Vuntut (1993). L’Entente définitive dispose que l’Entente sur l’autonomie gouvernementale n’est pas un traité en vertu de l’art. 35, bien que son contenu et sa mise en œuvre découlent directement des paramètres établis par l’Entente définitive. Enfin, des lois, y compris la loi fédérale intitulée Loi sur l’autonomie gouvernementale des premières nations du Yukon, L.C. 1994, c. 35 (« Loi fédérale »), ont été adoptées par le Parlement et la législature du Yukon afin de donner effet aux ententes susmentionnées (voir, p. ex., la Loi fédérale, art. 4). Je signale que l’adoption de telles lois était expressément envisagée par l’Accord‑cadre définitif et l’Entente définitive, qui comprennent notamment un engagement à négocier avec les Premières Nations du Yukon et à consulter celles‑ci.
[473]                     Les observations de Mme Dickson qui se fondent sur les Arrangements de la VGFN comme établissant un lien important avec le gouvernement fédéral sont souvent obscures, tant en ce qui concerne leurs hypothèses sous‑jacentes qu’en ce qui concerne le volet du cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge qui est invoqué. Par souci de clarté, je vais examiner ses arguments selon le cadre d’analyse établi dans Eldridge et je vais expliquer pourquoi ils doivent être rejetés en application des deux volets.
A.           La nature de la VGFN
[474]                     La question à laquelle il faut répondre en application du premier volet de l’arrêt Eldridge est celle de savoir s’il existe un lien important entre la VGFN et le gouvernement fédéral ou celui du Yukon, de sorte que la VGFN elle‑même fait partie du « gouvernement » au sens du par. 32(1). Comme je l’ai expliqué, cette appréciation est fondée soit sur la nature de l’entité, soit sur le degré de contrôle qu’exerce le gouvernement fédéral ou le gouvernement du Yukon sur l’entité. Personne ne prétend que la VGFN est contrôlée par le gouvernement fédéral ou par le gouvernement du Yukon, et personne ne soutient non plus que la VGFN fait, de par sa nature même, partie du gouvernement du Yukon; par conséquent, la seule question qui se pose est celle de savoir si la VGFN elle‑même fait partie du « gouvernement » fédéral de par sa nature même, comme en témoignent sa création, sa structure et ses pouvoirs.
[475]                     Madame Dickson avance que [traduction] « [l]a constitution de la VGFN et toutes les lois de la VGFN » (m.i. au pourvoi incident, par. 29; voir aussi le par. 30) sont mises en œuvre au moyen d’une délégation ou d’une attribution législative de pouvoirs faite par le gouvernement fédéral aux Vuntut Gwitchin, par l’entremise des Arrangements de la VGFN. Par exemple, elle se fonde sur la Loi fédérale pour qualifier les [traduction] « pouvoirs » de la VGFN de « créations de la loi » et elle affirme que les responsabilités de la VGFN lui ont été « transférées » par le gouvernement fédéral (par. 34). Elle soutient essentiellement que les Arrangements de la VGFN font en sorte que le gouvernement fédéral crée et structure la gouvernance de la VGFN et délègue des pouvoirs à la VGFN d’une manière suffisante pour faire entrer celle‑ci dans le champ d’application du gouvernement fédéral au sens du par. 32(1).
[476]                     Cet argument traduit une conception fondamentalement erronée de la relation spéciale qui existe entre les Vuntut Gwitchin, d’une part, et le gouvernement fédéral en tant que l’un des successeurs de la Couronne impériale, d’autre part. Il traduit également une conception erronée de l’effet réparateur qu’ont les Arrangements de la VGFN sur les structures de gouvernance internes des Vuntut Gwitchin.
[477]                     Dans sa jurisprudence, notre Cour a toujours confirmé la relation spéciale qui existe entre les peuples autochtones et la Couronne (Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650, par. 59‑60; Nacho Nyak Dun, par. 33). Cette relation découle de la présence antérieure des peuples autochtones et de leur occupation du territoire qui englobe maintenant le Canada : « Bien avant que les Européens explorent l’Amérique du Nord et s’y installent, les peuples autochtones occupaient et utilisaient la plus grande partie de ce vaste territoire en sociétés organisées et distinctives possédant leurs propres structures sociales et politiques » (Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911, par. 9; voir aussi R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507, par. 30). Notre Cour a également reconnu à maintes reprises la distinction entre les traditions juridiques autochtones et non autochtones (Delgamuukw, par. 144‑147; R. c. Marshall, 2005 CSC 43, [2005] 2 R.C.S. 220, par. 130), ce qui témoigne du fait que chaque tradition a été élaborée par des structures de gouvernance distinctes. Les Vuntut Gwitchin ne font pas exception : ils avaient créé leur propre société bien avant l’affirmation de la souveraineté de la Couronne (motifs de première instance, par. 11). Au sein de cette société, ils ont élaboré leurs propres lois, règles et coutumes, conformément à leurs propres structures de gouvernance (par. 43).
[478]                     Au début des relations entre la Couronne et les Autochtones, la Couronne impériale n’est essentiellement pas intervenue dans les affaires de gouvernance interne des peuples autochtones et a plutôt établi des relations avec les dirigeants et les communautés autochtones (voir, p. ex., la Proclamation royale, 1763 (G.‑B.), 3 Geo. 3 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1), et le Traité de Niagara (1764)). Toutefois, le respect de la Couronne envers la gouvernance autochtone a fini par céder le pas à la « surimposition des lois et coutumes européennes » (Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 67, citant Van der Peet, par. 248), en particulier par l’entremise du système des conseils de bande prévu par la Loi sur les Indiens (motifs de première instance, par. 11‑13). À l’interne, les Vuntut Gwitchin ont continué à prendre collectivement d’importantes décisions en matière de gouvernance (motifs de première instance, par. 12); cependant, leurs traditions juridiques ont effectivement été reléguées « à un espace que fréquentent les membres de la communauté, mais non les tiers. Ce faisant, le droit [autochtone] est devenu invisible dans l’espace public ainsi que dans les structures et institutions de la société dominante qui ne lui reconnaissent aucune validité » (G. Motard, « Regards croisés entre le droit innu et le droit québécois : territorialités en conflit » (2020), 65 R.D. McGill 421, p. 442). Comme l’a expliqué le juge de première instance, [traduction] « [l]e déplacement des Vuntut Gwitchin de leur territoire et leur aliénation à l’égard de celui‑ci au moyen de lois et de politiques coloniales imposées, y compris les pensionnats autochtones, l’application de la Loi sur les Indiens et l’exploitation des ressources sans le consentement ou la participation des Vuntut Gwitchin, ont causé un préjudice important à l’intégrité et à la santé des Vuntut Gwitchin en tant que collectivité » (motifs de première instance, par. 13). De telles expériences ne sont pas propres aux Vuntut Gwitchin.
[479]                     C’est eu égard à ce contexte historique que des traités modernes et ententes semblables ont cherché à défaire des structures de gouvernance imposées comme la Loi sur les Indiens. Pour reprendre le terme employé par la professeure Motard, ces traités et ententes rétablissent un « espace » permettant aux peuples autochtones de gérer leurs propres affaires conformément à leurs propres lois, coutumes et pratiques. Ces actes réparateurs sont protégés par des engagements contraignants de la Couronne à [traduction] « renoncer au contrôle que le gouvernement canadien a historiquement exercé », et à « créer [ainsi] un espace physique et juridictionnel permettant à ces communautés d’exprimer et de favoriser la différence culturelle » (K. Manley‑Casimir, « Toward a Bijural Interpretation of the Principle of Respect in Aboriginal Law » (2016), 61 R.D. McGill 939, p. 974). Les engagements mutuels pris dans le cadre de ces ententes sont nécessaires pour faire en sorte que les institutions fédérales, provinciales ou territoriales ne fassent pas abstraction des structures et traditions de gouvernance autochtone ou que ces dernières ne deviennent pas invisibles en présence de lois conflictuelles. Il s’agit là d’une préoccupation légitime, puisque les structures de gouvernance autochtone émergent d’une longue période pendant laquelle c’est ce qui s’est passé.
[480]                     Le lien continu qu’impliquent les engagements mutuels dans un traité moderne ou une autre entente de la sorte ne signifie pas que les structures de gouvernance autochtone tirent leur existence ou leurs pouvoirs du gouvernement fédéral. De telles ententes ont plutôt une nature « sui generis » (Nacho Nyak Dun, par. 33); elles « tentent de contribuer à la réalisation de [l’]objectif de réconciliation [. . .] en créant le fondement juridique propre à favoriser une relation à long terme harmonieuse entre les collectivités autochtones et non autochtones » (Beckman, par. 10). Comme l’a expliqué la juge Deschamps dans l’arrêt Beckman au sujet des diverses ententes conclues avec les Premières Nations du Yukon conformément à l’Accord‑cadre définitif, « ce qui [y est prévu] lie les parties » et « [c]es ententes constituent la concrétisation de la prise en charge par les premières nations concernées de leur destinée » (par. 91).
[481]                     L’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN permet de réaliser ces objectifs en abolissant la structure de conseil de bande prévue par la Loi sur les Indiens, structure qui « cesse d’exister » (art. 9.1). Divers autres éléments de la Loi sur les Indiens sont également rendus inapplicables par la Loi fédérale qui a suivi, conjointement avec des modifications apportées à d’autres lois conçues pour donner effet aux engagements de la Couronne envers les Premières Nations du Yukon (Loi fédérale, par. 17(1) et art. 33 à 39). Cette évolution a eu pour conséquence de rétablir un espace permettant aux Vuntut Gwitchin de gérer leurs affaires conformément à leurs propres structures de gouvernance, plutôt que selon les structures imposées par la Couronne. Il s’agit là d’un objectif explicite de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale :
      2.1 La première nation des Gwitchin Vuntut est dotée de structures traditionnelles de décision qu’elle désire conserver et intégrer aux formes de gouvernement contemporaines.
C’est ce qui s’est passé. La VGFN a adopté sa propre Constitution, qui établit les structures de gouvernance de la VGFN, dont quatre branches de gouvernement : l’Assemblée générale, le Conseil des aînés, le Conseil et le Tribunal des Vuntut Gwitchin (Constitution de la VGFN, article V(1)). Ces structures constituent [traduction] « l’expression moderne » de la gouvernance traditionnelle des Vuntut Gwitchin et elles ont été élaborées par les Vuntut Gwitchin au moyen de leur « pratique de gouvernance [traditionnelle] qui consiste à prendre les décisions importantes collectivement par des processus de délibération et de discussion communautaires » (motifs de première instance, par. 12). Elles ne doivent pas leur existence ou leurs pouvoirs au gouvernement fédéral ou à celui du Yukon.
[482]                     En dépit de ce qui précède, Mme Dickson cite plusieurs dispositions de la Loi fédérale pour affirmer que la Constitution de la VGFN et les lois de la VGFN se voient [traduction] « conférer force de loi au Canada » et qu’elles tirent donc leur autorité « en tant qu’instruments législatifs auxquels le Parlement a conféré force de loi » (m.i. au pourvoi incident, par. 30‑31; voir aussi le par. 29). Il s’agit d’une interprétation erronée de ce que fait la Loi fédérale. Le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ou territoriaux adoptent régulièrement des lois comme la Loi fédérale pour ratifier et mettre en œuvre des traités et ententes modernes avec les peuples autochtones. D’ailleurs, les signataires de l’Entente définitive et de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN ont expressément prévu que le Parlement et la législature du Yukon adopteraient des lois pour mettre en œuvre ces ententes, et que ces lois seraient le fruit de négociations et de consultations avec les Premières Nations du Yukon. Ce n’est pas le type de loi qui établirait un lien important entre le gouvernement fédéral et la VGFN comme le requiert l’arrêt Eldridge. En fait, la nature de la participation du gouvernement fédéral aux Arrangements de la VGFN a l’effet contraire de ce qui est exigé par Eldridge, en faisant en sorte que ce gouvernement respecte l’autonomie de la VGFN conformément aux engagements convenus.
[483]                     Madame Dickson interprète également mal l’effet de dispositions particulières de la Loi fédérale. Par exemple, elle souligne le fait que l’art. 8 de la Loi fédérale oblige les Premières Nations à adopter une constitution. Cependant, cette disposition ne fait que mettre en œuvre ce à quoi les Premières Nations du Yukon avaient déjà souscrit dans l’Accord‑cadre définitif. Une constitution écrite cadre avec l’objectif réparateur des Arrangements de la VGFN, parce qu’elle constitue [traduction] « une étape essentielle visant à combler l’écart entre les traditions juridiques autochtones et le régime juridique canadien » (A. Geddes, « Indigenous Constitutionalism Beyond Section 35 and Section 91(24) : The Significance of First Nations Constitutions in Canadian Law » (2019), 3 Lakehead L.J. 1, p. 15; Entente définitive, art. 24.5; Entente sur l’autonomie gouvernementale, art. 10.1; Loi fédérale, par. 8(1)). Elle facilite la transition d’une gouvernance assurée par la Couronne à une gouvernance assurée par les Autochtones en établissant, d’une manière accessible au public, les structures de gouvernance de base choisies par les Vuntut Gwitchin.
[484]                     Madame Dickson invoque aussi l’art. 10 de la Loi fédérale. Il s’agit d’une disposition administrative qui, là encore, ne fait que reprendre les procédures auxquelles ont souscrit les Premières Nations du Yukon dans l’Accord‑cadre définitif et la VGFN dans l’Entente sur l’autonomie gouvernementale. Par exemple, l’art. 10 établit un recueil des textes législatifs de la Première nation du Yukon dans le but d’en faciliter l’accès (Entente sur l’autonomie gouvernementale, art. 21), une règle applicable par défaut précisant à quel moment les textes législatifs entrent en vigueur afin d’éviter toute incertitude (Loi fédérale, par. 10(4)), ainsi qu’une disposition en matière de preuve quant à la manière dont le contenu des textes législatifs des Premières Nations du Yukon peut être prouvé devant les institutions judiciaires canadiennes (par. 10(5)). Rien dans cette disposition ne tend à indiquer que les exercices sous‑jacents de la gouvernance de la VGFN tirent leur autorité du gouvernement fédéral.
[485]                     Le fait que la VGFN ait souscrit dans l’Entente définitive à une liste de matières qui feraient l’objet de négociations futures, ou que la Loi fédérale et l’Entente sur l’autonomie gouvernementale aient consacré la compétence de la VGFN l’égard de certaines matières précises, n’indique pas non plus qu’il y a eu une délégation de pouvoirs de la part du gouvernement fédéral. L’énumération de matières précises constitue plutôt un aspect important lorsqu’il s’agit de contraindre le gouvernement fédéral à respecter les sphères des pouvoirs de gouvernance de la VGFN. Les ententes de la VGFN ne pourraient rétablir un espace protégé permettant aux Vuntut Gwitchin d’exercer leur gouvernance si les signataires n’avaient pas précisé la portée de cet espace. Pour éviter cela, les ententes de la VGFN cherchent à rendre non équivoque la portée des engagements des gouvernements fédéral et territorial. À titre d’exemple, les ententes de la VGFN reconnaissent le pouvoir exclusif de la VGFN de régir certains domaines, avec comme corollaire que la Couronne cessera de régir ces domaines en ce qui concerne la VGFN (voir, p. ex., l’Entente définitive, art. 13.1; la Loi fédérale, al. 11(1)a)). Cet accent mis sur le fait de donner concrètement effet au rétablissement d’un espace pour que la VGFN exerce sa gouvernance explique pourquoi des parties importantes des ententes de la VGFN sont consacrées à l’applicabilité (ou à l’inapplicabilité) des lois fédérales aux citoyens de la VGFN et à la résolution des conflits entre les lois fédérales et celles de la VGFN.
[486]                     Bien entendu, la Loi fédérale est une loi du Parlement et elle est donc assujettie à la Charte. Par conséquent, Mme Dickson peut contester la Loi fédérale ou l’une ou l’autre de ses dispositions sur le fondement de la Charte. Je note que, dans Stoffman, McKinney et Harrison, il y avait un réseau de lois provinciales concernant la structure et les règlements des hôpitaux ou des universités, dont chacune pouvait être contestée sur le fondement de la Charte, mais il a été jugé que la Charte ne s’appliquait pas aux activités propres à ces entités. Comme dans ces causes, Mme Dickson ne conteste pas la Loi fédérale elle‑même ou l’une de ses dispositions, mais plutôt une disposition de la Constitution de la VGFN qui porte sur les structures de gouvernance internes de la VGFN.
[487]                     Enfin, les juridictions inférieures et certains intervenants cherchent à appliquer la Charte en faisant une analogie entre la VGFN et les conseils de bandes visés par la Loi sur les Indiens ou les municipalités, qui sont considérés respectivement par la jurisprudence actuelle comme des prolongements des gouvernements fédéral et provinciaux (voir, p. ex., m. interv., procureur général du Québec, par. 7; motifs de première instance, par. 124‑125; motifs de la C.A., par. 84). Ces comparaisons ne sont pas fondées.
[488]                     Les conseils de bandes sont « créé[s] par la Loi sur les Indiens » et leurs pouvoirs et contraintes découlent des lois fédérales (Alliance de la Fonction publique du Canada c. Francis, 1982 CanLII 195 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 72, p. 78; voir aussi les p. 76‑77). En revanche, comme je l’ai expliqué, les Arrangements de la VGFN abolissent la strate de gouvernance imposée par la Couronne qu’est le conseil de bande et rompent plusieurs liens avec le gouvernement fédéral, afin que les Vuntut Gwitchin rétablissent et perpétuent leurs propres structures de gouvernance. Je ne suis donc pas d’accord avec l’intervenant le procureur général du Québec lorsqu’il affirme qu’il est « illogique que les conseils de bande visés par la Loi sur les Indiens soient assujettis à la Charte, mais que les autres entités de gouvernance autochtones ne le soient pas » (m. interv., par. 7). Au contraire, procéder comme si le conseil de bande imposé par la Couronne et l’actuelle VGFN sont des prolongements du gouvernement fédéral ne pouvant pas être distingués l’un de l’autre revient à faire abstraction de l’objet même des Arrangements de la VGFN et de la [traduction] « réalisation incroyable que représente le remplacement de la Loi sur les Indiens par la Constitution de la VGFN » (motifs de première instance, par. 152; motifs de la C.A., par. 51).
[489]                     De même, comme je l’ai déjà mentionné, les municipalités « sont des créatures des provinces dont elles tirent leur pouvoir de légiférer; c’est‑à‑dire qu’elles exercent des pouvoirs [. . .] confiés par les législatures provinciales » (Godbout, par. 51), et elles sont assujetties au [traduction] « pouvoir juridique absolu et sans réserve [de la province] de les traiter comme elle l’entend » (Toronto (Cité), par. 2, citant Ontario Public School Boards’ Assn. c. Ontario (Attorney General) (1997), 1997 CanLII 12352 (ON SC), 151 D.L.R. (4th) 346 (C.J. Ont. (Div. gén.)), p. 361). Ce n’est clairement pas le cas des structures de gouvernance de la VGFN, dont le gouvernement fédéral et celui du Yukon se sont engagés à respecter l’autonomie.
[490]                     Il ressort clairement de ce qui précède que la VGFN ne fait pas, de par sa nature, partie de l’appareil du gouvernement fédéral au sens du par. 32(1). Ses structures de gouvernance internes prennent plutôt leur source dans les lois, coutumes et pratiques propres à la VGFN. Les Arrangements de la VGFN donnent effet aux structures de gouvernance propres à la VGFN au sein du Canada contemporain au moyen d’engagements mutuellement contraignants conclus entre la VGFN et la Couronne.
B.            La nature de l’obligation de résidence
[491]                     Le second volet du cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge requiert l’examen de l’activité elle‑même (Eldridge, par. 44). En l’espèce, la question qui se pose est celle de savoir si, de par sa nature, l’obligation de résidence adoptée par la VGFN peut être « attribuée » au gouvernement fédéral ou à celui du Yukon en vertu du par. 32(1). On ne sait pas avec certitude si Mme Dickson invoque le second volet d’Eldridge. Bien qu’elle cible parfois précisément l’obligation de résidence, ses arguments portent sur l’entièreté de la Constitution de la VGFN et sur toutes les lois de la VGFN. Elle met l’accent sur diverses dispositions de la Loi fédérale pour affirmer que les lois de la VGFN se voient conférer une force externe par l’entremise de la loi et peuvent donc être attribuées à la Couronne. Toutefois, même s’il est interprété comme se rapportant au second volet d’Eldridge, son argument selon lequel [traduction] « l’obligation de résidence a [. . .] force de loi au Canada en vertu de la Loi fédérale » (m.i. au pourvoi incident, par. 31) doit être rejeté pour les mêmes raisons que celles exposées ci‑dessus. En outre, comme je l’explique ci‑après, il existe d’autres considérations relatives au second volet d’Eldridge qui démontrent que la Charte ne s’applique pas.
[492]                     Je souligne que mon analyse en application du second volet se limite à l’activité particulière en cause en l’espèce : l’adoption par la VGFN de l’obligation de résidence dans sa Constitution. Je n’écarte pas la possibilité que d’autres activités puissent satisfaire au second volet de l’arrêt Eldridge en raison de l’existence d’un lien important avec le gouvernement fédéral ou celui du Yukon. Toutefois, chaque activité d’une « entit[é] non gouvernemental[e] » (voir Eldridge, par. 41) doit être examinée au cas par cas, et la seule activité en cause en l’espèce est l’adoption de l’obligation de résidence.
[493]                     Il est évident que la décision d’adopter l’obligation de résidence est un acte autonome de gouvernance des Vuntut Gwitchin, et non une décision « attribuable » au gouvernement fédéral. L’obligation de résidence est une disposition de la propre Constitution de la VGFN. Elle a été adoptée par la VGFN, à la suite d’une assemblée générale réunissant les citoyens de la VGFN, conformément aux pratiques traditionnelles, basées sur le consensus, de sélection des dirigeants des Vuntut Gwitchin (motifs de première instance, par. 11). Elle a été adoptée en vue de régir les élections internes du Conseil de la VGFN, qui est l’une des branches du gouvernement de la VGFN créées par les Vuntut Gwitchin. Il ne s’agit clairement pas de la « mise en œuvre d’un régime légal ou d’un programme gouvernemental donné » (Eldridge, par. 44) du gouvernement fédéral et elle ne constitue pas ce qui est exigé en application du second volet d’Eldridge. Il n’y a aucune politique fédérale donnée identifiable semblable à celle dont il était question dans Eldridge, où la Cour a conclu que les hôpitaux « sont les mandataires du gouvernement pour la fourniture des services médicaux spécifiés dans la [Hospital Insurance Act] » (par. 51). Cette conclusion était fondée sur la loi qui régissait les hôpitaux et qui avait un lien clair avec le mandat du gouvernement provincial. Comme l’a expliqué le juge La Forest, « c’est au gouvernement et non aux hôpitaux qu’il incombe de définir la teneur des services à fournir et de décider qui a droit de les recevoir » (par. 49). Les hôpitaux étaient « simplement le mécanisme choisi par la législature pour l’exécution de ce programme » (par. 50). Par son adoption de l’obligation de résidence, la VGFN n’est pas « simplement le mécanisme » permettant d’exprimer un choix de politique générale du gouvernement fédéral.
[494]                     Les arguments favorables à l’application de la Charte à l’obligation de résidence sont encore moins convaincants que dans Stoffman, où il a été jugé que la Charte ne s’appliquait pas aux règlements d’un hôpital. Bien qu’ils aient été expressément soumis à l’approbation du gouvernement avant leur entrée en vigueur, les règlements ne mettaient pas en œuvre une politique gouvernementale donnée et n’étaient donc pas assujettis à la Charte. En fait, les règlements adoptés par différents hôpitaux variaient considérablement d’un hôpital à l’autre, ce qui indiquait que les politiques étaient « laissée[s] à l’appréciation des responsables de la gestion de chaque hôpital » (p. 508). Non seulement il peut y avoir une variété considérable de constitutions des diverses Premières Nations du Yukon, mais il n’y a rien qui s’apparente à la surveillance constatée dans Stoffman. Il faut s’y attendre dans le cas d’arrangements portant sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN.
[495]                     Par conséquent, les Arrangements de la VGFN n’établissent pas un « lien [. . .] direct et [. . .] défini » entre l’obligation de résidence et le gouvernement fédéral (Eldridge, par. 51). Comme c’est le cas pour le premier volet de l’arrêt Eldridge, rien dans les Arrangements de la VGFN ne transforme la décision interne de la VGFN d’adopter l’obligation de résidence en une activité attribuable à la Couronne. L’obligation de résidence reflète la propre décision de la VGFN au sujet de ses propres dirigeants élus. Selon une interprétation adéquate des Arrangements de la VGFN, l’adoption de l’obligation de résidence n’est pas un acte susceptible d’être attribué au gouvernement fédéral ou à celui du Yukon au sens du par. 32(1).
C.            Résumé
[496]                     Globalement, aucun des aspects des Arrangements de la VGFN ne démontre que l’un ou l’autre des volets du cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge s’applique. Au contraire, ils confirment que la VGFN est distincte de la Couronne, notamment lorsqu’elle adopte l’obligation de résidence en conformité avec ses propres lois, coutumes et pratiques. Appliquer la Charte en l’espèce reviendrait à considérer que la VGFN constitue un prolongement du gouvernement fédéral ou de celui du Yukon, ou que l’adoption par la VGFN de l’obligation de résidence peut être attribuée à l’un ou l’autre de ces gouvernements. Une telle interprétation est incompatible non seulement avec les Arrangements de la VGFN, mais aussi avec la relation spéciale qui existe entre les gouvernements fédéral et territorial et les Vuntut Gwitchin.
V.           Une application adéquate du par. 32(1) favorise l’objectif de réconciliation
[497]                     Une application fidèle de la jurisprudence de notre Cour mène inexorablement à la conclusion que la VGFN et son adoption de l’obligation de résidence ne relèvent pas du champ d’application du par. 32(1) de la Charte. Les arguments de Mme Dickson et des intervenants sur l’applicabilité de la Charte sont en réalité des arguments de politique générale selon lesquels les protections de la Charte devraient s’appliquer parce que la VGFN est un gouvernement qui dispose de pouvoirs importants à l’égard de ses citoyens et que l’inapplicabilité de la Charte en vertu du par. 32(1) équivaudrait à créer une [traduction] « zon[e] soustrait[e] à la Charte » (m.i. au pourvoi incident, par. 43). De tels arguments de politique générale ne constituent pas un fondement juridique valable permettant d’imposer la Charte à la VGFN d’une manière qui modifie effectivement le par. 32(1). De plus, le fait pour les tribunaux d’imposer la Charte à la VGFN irait à l’encontre de l’objectif de réconciliation.
[498]                     Tant la Charte que les diverses traditions juridiques autochtones visent la protection de la dignité humaine, mais la Charte représente seulement une manière d’y arriver (L. E. Trakman, « Native Cultures in a Rights Empire Ending the Dominion » (1997), 45 Buff. L. Rev. 189; M. Boldt et J. A. Long, « Tribal Philosophies and the Canadian Charter of Rights and Freedoms », dans M. Boldt et J. A. Long, dir., The Quest for Justice : Aboriginal Peoples and Aboriginal Rights (1985), 165; N. Metallic, « Checking our Attachment to the Charter and Respecting Indigenous Legal Orders : A Framework for Charter Application to Indigenous Governments » (2022), 31:2 Forum const. 3, p. 15). La Charte présente une conception de la façon dont la personne interagit avec l’État, inspirée par la philosophie libérale du Siècle des Lumières (Van der Peet, par. 18; T. S. Axworthy, « Colliding Visions : the Debate Over the Charter of Rights and Freedoms 1980‑81 », dans Weiler et Elliot, Litigating the Values of a Nation (1986), 13, p. 15; Strayer, p. 219). Par conséquent, il a été proposé que « les droits garantis par la Charte érigent autour de chaque individu, pour parler métaphoriquement, une barrière invisible que l’État ne sera pas autorisé à franchir » (R. c. Morgentaler, 1988 CanLII 90 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 30, p. 164, la juge Wilson, motifs concordants).
[499]                     Ces fondements philosophiques de la Charte peuvent ne pas nécessairement correspondre à certaines visions autochtones du monde (A. Swiffen, « Constitutional Reconciliation and the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (2019), 24 R. études const. 85, p. 110‑112; K. McNeil, « Aboriginal Governments and the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (1996), 34 Osgoode Hall L.J. 61; J. Y. Henderson, First Nations Jurisprudence and Aboriginal Rights : Defining the Just Society (2006)) et à la structure des corps dirigeants autochtones qui cherchent à « conserver et intégrer [les structures traditionnelles] aux formes de gouvernement contemporaines » (Entente sur l’autonomie gouvernementale, art. 2.1). Par exemple, il peut y avoir des tensions entre l’accent général que met la Charte sur les droits négatifs et la préférence de certaines communautés à l’égard d’une conception plus relationnelle et plus réciproque des [traduction] « rapports, devoirs et responsabilités » (Henderson, p. 126; Boldt et Long, p. 167). Certains auteurs ont souligné le risque de décalage culturel entre une conception anthropocentrique de la Charte axée sur les titulaires de droits de la personne et une conception davantage écocentrique ou cosmocentrique des droits et des responsabilités (A. Mills, « The Lifeworlds of Law : On Revitalizing Indigenous Legal Orders Today » (2016), 61 R.D. McGill 847, p. 864‑865; Boldt et Long, p. 166; Manley‑Casimir, p. 953). Enfin, selon les systèmes sur lesquels la création des structures de gouvernance autochtone repose, les communautés autochtones peuvent voir différemment l’équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs, et entre les personnes et l’État (Trakman, p. 193‑194).
[500]                     Même lorsque les systèmes de valeurs et les traditions juridiques de communautés autochtones précises mènent au même résultat que celui auquel conduit la Charte, leur mode de raisonnement peut différer. Par exemple, les récits, les coutumes, les engagements, les cérémonies et les cercles de délibération autochtones peuvent être de solides sources du droit autochtone, y compris en ce qui concerne les limites du pouvoir gouvernemental (voir, p. ex., In re : Certified Questions II, 6 Nav. R. 105 (1989); Henderson, p. 127 et 163‑177). Ils peuvent constituer le fondement permettant aux communautés autochtones de codifier une charte des droits qui est adaptée à leur culture, à leurs traditions et à leur vision des choses. Plutôt que de recourir à une [traduction] « forme monolithique d’analyse des droits », les communautés autochtones peuvent élaborer des mesures de protection des droits de la personne qui intègrent leurs formes particulières et distinctes de droit autochtone (H. P. Glenn, Legal Traditions of the World : Sustainable Diversity in Law (5e éd. 2014), p. 92). Ces autres sources de droits et de responsabilités peuvent [traduction] « servir aussi efficacement l’objectif de la dignité humaine qu’un code occidental des droits de la personne » (p. 93). En revanche, l’imposition de la Charte par les tribunaux risque de permettre aux parties de [traduction] « remettre en question, sur le plan constitutionnel, la riche complexité des sociétés autochtones selon une grille d’analyse rigide du droit individuel et de l’obligation étatique » (P. Macklem, Indigenous Difference and the Constitution of Canada (2001), p. 195).
[501]                     Bien entendu, l’analyse qui précède ne signifie pas que les protections prévues par la Charte vont intrinsèquement à l’encontre des souhaits des communautés autochtones, y compris la VGFN. Les systèmes de valeurs et les traditions juridiques autochtones ne devraient pas être considérés comme étant monolithiques, et il ne faudrait pas présumer que les droits individuels sont nécessairement en opposition avec la gouvernance autochtone collective (Metallic, p. 15). De plus, les communautés autochtones ne sont pas immuables : l’interaction avec d’autres sociétés au fil des siècles et l’adoption de différents systèmes de gouvernance par voie de traité peuvent accroître la commensurabilité des protections accordées par la Charte (G. Otis, « La gouvernance autochtone avec ou sans la Charte Canadienne? » (2005), 36 R.D. Ottawa 207). La Charte demeure une réalisation exceptionnelle, ce qui explique pourquoi divers groupes autochtones, en particulier des groupes de femmes, adhèrent à son contenu (voir, p. ex., Swiffen, p. 110‑112; Metallic, p. 6).
[502]                     Il est clair cependant que la Charte ne devrait pas être imposée aux communautés autochtones. Comme l’a souligné le professeur McNeil, [traduction] « [i]mposer aujourd’hui unilatéralement la Charte à leurs gouvernements au moyen d’une interprétation discutable du par. 32(1) aurait pour effet de revenir à une époque où les peuples autochtones n’avaient souvent pas la possibilité de participer à la prise de décisions importantes concernant leurs droits constitutionnels » (p. 70‑71). Il n’appartient pas à notre Cour d’examiner minutieusement la sagesse ou l’équité des choix de la VGFN en transposant un instrument conçu par et pour les gouvernements fédéral et provinciaux aux Vuntut Gwitchin, lesquels n’ont pas participé à sa création ni souscrit à ses modalités. Cela reviendrait à soumettre les Vuntut Gwitchin au genre de surveillance fédérale auquel ils ont cherché à se soustraire au moyen des Arrangements de la VGFN.
[503]                     Certains auteurs affirment que l’art. 25 peut servir de moyen souple de remédier à ces problèmes sans sacrifier la protection de la Charte (voir, p. ex., P. W. Hogg et M. E. Turpel, « La mise en œuvre de l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones : aspects constitutionnels et questions de compétence », dans Commission royale sur les peuples autochtones, L’autonomie gouvernementale des autochtones : Questions juridiques et constitutionnelles (1995), 427; Otis). Cette thèse peut présenter un attrait superficiel, mais elle ne résiste pas à un examen plus poussé. Premièrement, que l’art. 25 soit utilisé comme un bouclier ou comme un prisme interprétatif, la VGFN est toujours [traduction] « susceptible de voir son régime juridique examiné à fond au moyen de normes qui lui sont étrangères » (Metallic, p. 8). Par exemple, selon l’approche proposée par le procureur général du Canada, les tribunaux seraient chargés de se demander si un droit garanti par la Charte entre en jeu à première vue, s’il existe un [traduction] « véritable conflit » entre le droit protégé par la Charte et le droit ancestral et, dans l’affirmative, si l’exercice du droit concerné est nécessaire « pour assurer le maintien de la culture distinctive du groupe autochtone » (m. interv., par. 27). Il s’agit là d’une démarche hautement intrusive, qui oblige la VGFN à justifier l’exercice de ses pouvoirs en se référant à des normes qu’elle n’a pas elle‑même choisies.
[504]                     Deuxièmement, il se peut que de nombreuses demandes ne soient pas du tout protégées par l’art. 25. Selon l’approche préconisée par le procureur général du Canada, l’art. 25 serait réservé aux droits ancestraux et aux droits issus de traités, ainsi qu’à d’autres droits « de nature constitutionnelle » (m. interv., par. 44, citant R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 63). De plus, il incomberait aux gouvernements autochtones de démontrer l’existence d’un tel droit ou d’une telle liberté. Des décennies de litiges fondés sur le par. 35(1) ont montré qu’il s’agit d’un processus long et exigeant en matière de preuve. Comme l’a souligné la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, « prouver l’existence de droits peut prendre du temps, parfois même beaucoup de temps » (par. 26). En fin de compte, l’analyse fondée sur l’art. 25 obligerait les gouvernements autochtones à consacrer des ressources considérables pour protéger leurs lois de l’examen au regard d’un instrument qui leur a été imposé.
[505]                     Quant aux arguments de politique générale selon lesquels l’inapplicabilité de la Charte au titre du par. 32(1) aurait pour effet de créer une « zone soustraite à la Charte », ils font fi des approches autochtones visant à protéger leurs membres. En fait, ils reposent sur l’hypothèse erronée selon laquelle, si la Charte n’est pas imposée, les membres des communautés autochtones ne jouiront d’aucune protection.
[506]                     Les communautés autochtones peuvent adopter des mesures de protection pour régir l’interaction entre les membres et leur gouvernement, et elles l’ont fait. On a donné effet à un certain nombre d’approches connexes partout au Canada. Une communauté autochtone peut choisir, de sa propre initiative, de mettre en œuvre un instrument qui renferme des protections pour ses membres (comme l’ont fait les gouvernements fédéral et provinciaux en adoptant la Charte). De manière subsidiaire, elle peut s’engager par entente ou par traité — y compris au moyen d’ententes sur l’autonomie gouvernementale — à adopter un tel instrument. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, la communauté autochtone joue un rôle actif lorsqu’il s’agit de décider comment elle souhaite élaborer un tel instrument. Elle peut donc adopter — ou consentir à adopter — ses propres mesures de protection prenant leur source dans ses traditions juridiques, elle peut adopter un instrument qui s’inspire de la Charte, ou elle peut même consentir à l’application des protections conférées par la Charte. Cela peut également faire l’objet de discussions entre les parties lors de la négociation d’ententes sur l’autonomie gouvernementale. Je note au passage que, depuis 1995, la politique de négociation du Canada a consisté à chercher à insérer une disposition acceptant l’application de la Charte dans les ententes sur l’autonomie gouvernementale (voir, p. ex., l’Accord définitif Nisga’a (1999) et l’Accord définitif des Tla’amins (2014)). De nombreuses questions se posent quant à l’effet d’une telle disposition (p. ex. : Prévoit‑elle l’application de la Charte elle‑même, ou prévoit‑elle plutôt l’incorporation des protections qu’elle confère? Comment assure‑t‑on le respect de ces droits et quels organismes juridictionnels en sont chargés? Que se passe‑t‑il si la Charte est modifiée conformément à la formule de modification convenue entre les gouvernements fédéral et provinciaux?). Il n’est toutefois pas possible de répondre à ces questions en l’espèce.
[507]                     Ce qui est crucial, et ce dont les arguments de Mme Dickson et de certains intervenants ne tiennent pas compte, c’est que les solutions susmentionnées sont le résultat d’un choix des Autochtones. Les communautés autochtones peuvent choisir comment mettre en œuvre des protections efficaces — que ce soit de leur propre initiative ou d’un commun accord avec les autorités fédérales, provinciales et territoriales — plutôt que d’être assujetties à la Charte au moyen d’une fausse interprétation du par. 32(1). Comme je l’ai expliqué, prendre la réconciliation au sérieux signifie respecter la capacité des peuples autochtones « de se définir et de choisir par quels moyens prendre leurs décisions, conformément à leurs propres lois, coutumes et pratiques » (Desautel, par. 86).
VI.         La VGFN a accepté d’adopter ses propres mesures de protection des droits, plutôt que d’appliquer les protections conférées par la Charte
[508]                     J’en viens maintenant au dernier argument invoqué en faveur de l’applicabilité de la Charte à la VGFN et à l’adoption par celle‑ci de l’obligation de résidence. Madame Dickson soutient que, même si la Charte ne s’applique pas en vertu du par. 32(1), la VGFN a expressément consenti à ce que les protections conférées par la Charte soient applicables à sa Constitution et à ses lois. Cet argument est sans fondement. La VGFN n’a pas souscrit à l’applicabilité de la Charte; au contraire, elle a accepté d’adopter son propre instrument de protection des droits qui est semblable à la Charte, mais qui est tout de même distinct de celle‑ci.
A.         Les Arrangements de la VGFN ne contiennent pas un accord sur l’applicabilité de la Charte
[509]                     Ni l’Entente définitive ni l’Entente sur l’autonomie gouvernementale ne mentionnent la Charte. Madame Dickson invoque néanmoins un certain nombre de leurs dispositions pour affirmer que la VGFN a accepté [traduction] « clairement et sans équivoque » d’assujettir sa Constitution et ses lois à la Charte (m.i. au pourvoi incident, intertitre précédant le par. 24).
[510]                     Premièrement, Mme Dickson invoque l’art. 24.1.2 de l’Entente définitive, qui prévoit ce qui suit :
      24.1.2 Sous réserve de la négociation d’une entente visée à l’article 24.1.1 et conformément à la Constitution du Canada, chaque première nation du Yukon a notamment les pouvoirs suivants : . . . [Je souligne.]
Madame Dickson fait remarquer que la Charte fait évidemment partie de la Constitution du Canada — elle constitue, plus précisément, la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982. Selon elle, il s’ensuit que les « pouvoirs » de « chaque première nation du Yukon » exercés au titre de l’art. 24.1.2 doivent être conformes à la Charte. Le juge de première instance et la Cour d’appel se sont appuyés sur l’art. 24.1.2 pour conclure que la Charte s’applique à l’obligation de résidence (voir, p. ex., les motifs de première instance, par. 47 et 110‑111; motifs de la C.A., par. 97).
[511]                     Cet argument fait partie de bon nombre des mêmes conceptions erronées de l’architecture de la Constitution que celles que nous avons examinées ci‑dessus. Il est tout à fait « conform[e] à la Constitution du Canada » de respecter le libellé clair du par. 32(1), son historique et la place qu’il occupe dans la Loi constitutionnelle de 1982, ainsi que la jurisprudence constante de notre Cour sur l’objet et la portée de cette disposition. Comme je l’ai expliqué, il ne serait pas conforme à la Constitution du Canada d’étendre l’application de la Charte à la VGFN. L’article 24.1.2 de l’Entente définitive ne peut vraisemblablement pas être interprété comme supplantant ou modifiant une interprétation adéquate du par. 32(1), qui est elle‑même une disposition de la Constitution du Canada.
[512]                     La Constitution du Canada ne se résume pas à la Charte. Interprété adéquatement, l’art. 24.1.2 reconnaît que la mise en œuvre de l’autonomie gouvernementale de la VGFN a été négociée avec les gouvernements fédéral et territorial dans le cadre de l’architecture constitutionnelle générale du Canada. Ces structures comprennent le partage des compétences prévu par les art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. De telles restrictions constitutionnelles sont pertinentes, par exemple, en ce qui a trait au processus de négociation de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale. En effet, l’art. 24.1.2 doit être interprété à la lumière de l’art. 24.1.1, qu’il suit immédiatement et auquel il renvoie expressément :
      24.1.1 Le gouvernement est tenu d’entamer, avec chaque première nation du Yukon qui en fait la demande, des négociations en vue de conclure des ententes en matière d’autonomie gouvernementale adaptées à la situation de la première nation du Yukon touchée.
Situé dans son contexte approprié, l’art. 24.1.2 confirme que le gouvernement fédéral n’aurait pas pu négocier l’autonomie gouvernementale sur des matières relevant de la compétence exclusive des provinces ou des territoires en vertu de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, et vice versa. Le gouvernement fédéral ou le gouvernement territorial n’aurait pas non plus pu négocier d’une manière contraire aux droits ancestraux ou issus de traités reconnus et confirmés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Je souligne que la VGFN soutient que l’art. 24.1.2 se limite aux restrictions constitutionnelles auquel le gouvernement fédéral et le gouvernement territorial sont assujettis dans le processus de négociation et n’est pas une condition de l’exercice des pouvoirs de gouvernance de la VGFN (m.i., par. 66‑69). À mon avis, il n’est pas nécessaire en l’espèce de commenter ainsi l’interprétation de l’art. 24.1.2. Il suffit de mentionner que le respect de la Constitution du Canada par tout signataire impliqué ne supplante pas une réponse fidèle donnée par la jurisprudence à la question plus étroite de l’applicabilité de la Charte à la VGFN.
[513]                     Deuxièmement, Mme Dickson invoque l’art. 24.1.3.1 de l’Entente définitive, qui dispose :
      24.1.3 Les ententes en matière d’autonomie gouvernementale n’ont pas pour effet de porter atteinte :
     24.1.3.1 aux droits des Indiens du Yukon en tant que citoyens canadiens;
Cette disposition est muette sur l’applicabilité de la Charte à la VGFN. Les citoyens de la VGFN sont à la fois membres d’une communauté autochtone et citoyens du Canada (D. Panagos, Uncertain Accommodation : Aboriginal Identity and Group Rights in the Supreme Court of Canada (2016)). En tant que citoyens du Canada, ils jouissent des mêmes droits et libertés que les autres Canadiens et Canadiennes pour ce qui est des lois et des actions des gouvernements fédéral et provinciaux. Les gouvernements fédéral et provinciaux demeurent tenus à ces responsabilités envers les citoyens de la VGFN. Toutefois, rien dans l’art. 24.1.3.1 ne tend à indiquer que la VGFN a souscrit à l’application des protections de la Charte au‑delà de la portée prévue au par. 32(1). L’article 24.1.3.1 de l’Entente définitive n’est donc d’aucune utilité à Mme Dickson.
[514]                     Enfin, Mme Dickson invoque l’art. 13.5.1 de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale, qui dispose :
      13.5.1 Sauf disposition contraire prévue par la présente entente, toutes les lois d’application générale continuent à s’appliquer à la première nation des Gwitchin Vuntut, à ses citoyens et aux terres visées par le règlement.
L’expression « lois d’application générale » a un sens bien défini dans le contexte de l’applicabilité de lois provinciales aux peuples autochtones en vertu de l’art. 88 de la Loi sur les Indiens. Elle s’entend des lois ordinaires qui ont une portée uniforme sur tout le territoire, et dont l’objet et l’intention ne sont pas relatifs à un groupe de citoyens (Kruger c. La Reine, 1977 CanLII 3 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 104, p. 110). Cette expression, telle qu’elle est employée dans l’Entente sur l’autonomie gouvernementale, ne peut pas être interprétée comme désignant des parties de la Constitution du Canada, qui impose elle‑même des limites à la portée des lois fédérales et provinciales, y compris les lois d’application générale.
[515]                     Interprété comme il se doit, l’art. 13.5.1 confirme que les lois fédérales et territoriales ordinaires qui ont une portée uniforme sur l’ensemble du Canada ou du Yukon continuent à s’appliquer aux citoyens de la VGFN. Je fais aussi remarquer que les art. 13.5.2 et 13.5.3 de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale prévoient des mécanismes permettant à la VGFN de remplacer des lois fédérales et territoriales d’application générale par des lois de la VGFN. Si la Charte s’appliquait effectivement en tant que « lo[i] d’application générale », il serait contraire au principe de la suprématie de la Constitution de subordonner la Charte à une forme de primauté de la VGFN. Telle ne peut avoir été l’intention des signataires lorsqu’ils ont souscrit à l’art. 13.5.1. Cette disposition visait plutôt clairement à faciliter une transition harmonieuse vers l’autonomie gouvernementale de la VGFN sans laisser de lacunes dans les structures réglementaires existantes.
[516]                     En somme, aucune des dispositions de l’Entente définitive ou de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale ne tend à indiquer — et encore moins ne prévoit « clairement et sans équivoque » — que la VGFN a souscrit à l’applicabilité de la Charte. Cependant, comme je l’explique ci‑dessous, cela ne signifie pas que la VGFN ne tient pas compte des droits ou libertés fondamentaux, ou que le Canada et le Yukon n’ont pas cherché, lors des négociations, à garantir certaines mesures de protection des droits.
B.            La VGFN a adopté ses propres mesures de protection des droits
[517]                     Les signataires de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale ont convenu de la disposition suivante concernant la Constitution de la VGFN :
      10.1 La Constitution de la première nation des Gwitchin Vuntut :
      . . .
     10.1.4 reconnaît et protège les droits et libertés des citoyens;
De plus, l’art. 10.1.6 prévoit que la Constitution de la VGFN « confère aux citoyens » — c’est‑à‑dire les citoyens de la VGFN — « le pouvoir de modifier la Constitution ». Tout comme les gouvernements fédéral et provinciaux ont le pouvoir de modifier la Constitution du Canada depuis le rapatriement de 1982, la VGFN peut, en vertu l’art. 10.1.6, modifier sa propre Constitution, y compris l’instrument visé à l’art. 10.1.4 qui reconnaît et protège les droits et libertés des citoyens.
[518]                     L’inclusion de l’art. 10.1.4 dans l’Entente sur l’autonomie gouvernementale confirme la méthode sur laquelle les signataires se sont entendus pour protéger les droits et libertés des citoyens de la VGFN d’une manière qui soit compatible avec les lois, coutumes et pratiques des Vuntut Gwitchin. Cette disposition ne fait aucune mention de la Charte. Les signataires ont plutôt prévu de façon plus générale la reconnaissance et la protection des droits et libertés des citoyens, sans exiger l’adoption des droits et libertés précis énoncés dans la Charte, et tout en permettant à la VGFN de modifier ces protections au moyen de ses propres structures de gouvernance.
[519]                     La VGFN a tenu ses engagements en adoptant l’article IV de sa Constitution sur les [traduction] « Droits des citoyens ». L’article IV s’inspire de toute évidence en grande partie de la Charte, et bon nombre des droits qu’il énumère ont un libellé presque identique à celui des droits prévus par la Charte. Malgré ces similitudes, l’article IV de la Constitution de la VGFN est spécialement adapté aux traditions, valeurs et priorités qui sont propres à la VGFN. Par exemple, la VGFN a choisi de reconnaître le gwich’in comme langue officielle et de protéger son usage (articles IV(15) à (18)). De plus, la VGFN a consacré un droit d’accès aux renseignements personnels qui sont en la possession ou sous le contrôle du gouvernement de la VGFN (article IV(20)(a)) — un droit qui n’a pas d’équivalent dans la Charte. Point crucial pour les besoins de la présente affaire, le droit d’occuper un poste au sein du gouvernement des Vuntut Gwitchin est expressément reconnu [traduction] «[s]ous réserve de l’obligation de résidence et d’autres obligations prévues par le droit des Vuntut Gwitchin » (article IV(4)). L’obligation de résidence elle‑même fait partie de la Constitution de la VGFN au titre de l’article XI(2) et a été ajoutée à la suite de modifications constitutionnelles apportées en 2006. La VGFN a donc constitutionnalisé sa conception de l’importance du fait pour ses dirigeants de résider sur les terres désignées, conformément à ses propres priorités et à ses propres valeurs en ce qui a trait à la direction de la communauté.
[520]                     L’article IV de la Constitution de la VGFN illustre comment une communauté autochtone peut adopter des mesures de protection des droits et libertés fondamentaux qui correspondent à ses propres lois, coutumes et pratiques. Contrairement à ce que Mme Dickson et divers intervenants avancent, il n’est pas vrai que la VGFN ne respecte pas les droits individuels ou que les citoyens de la VGFN sont privés de droits fondamentaux et vivent dans une zone sans droits. La VGFN a constitutionnellement consacré des droits et libertés — dont bon nombre correspondent à ceux énoncés dans la Charte — ainsi que des mécanismes permettant à ses citoyens de contester ses lois.
[521]                     D’ailleurs, dans sa propre requête, Mme Dickson a fait valoir subsidiairement que l’obligation de résidence était invalide en application de la Constitution de la VGFN. Le juge de première instance a mentionné brièvement cette prétention fondée sur la Constitution de la VGFN, mais les juridictions inférieures n’ont pas tranché la prétention sur le fond, préférant juger l’affaire en application de la Charte. La VGFN soutient qu’il convient de se prononcer sur la prétention de Mme Dickson au regard de la Constitution de la VGFN plutôt qu’au regard de la Charte. Je suis d’accord. Madame Dickson cherche à contester une règle interne de la VGFN afin de participer à sa gouvernance; sa demande doit être examinée en fonction des droits consacrés dans la Constitution de la VGFN, conformément aux structures et processus de gouvernance propres à la VGFN.
VII.      Conclusion
[522]                     La VGFN régit les affaires des Vuntut Gwitchin conformément à ses propres structures et processus de gouvernance. Cela répond à l’objectif d’autonomie gouvernementale consacré par les Arrangements de la VGFN : redonner aux Vuntut Gwitchin une place où ils peuvent prendre et mettre en œuvre des décisions conformément à leurs propres lois, coutumes et pratiques. Eu égard à l’architecture de la Loi constitutionnelle de 1982, à la relation entre les peuples autochtones et les gouvernements fédéral et provinciaux et à la jurisprudence de notre Cour, j’estime qu’il appartient également à la VGFN de prendre toute décision sur la manière de mettre en œuvre des mesures de protection des droits et libertés fondamentaux de ses citoyens. Cela ne diminue aucunement les droits et libertés dont les citoyens de la VGFN jouissent à l’égard des gouvernements fédéral et provinciaux, en vertu de la Charte, en tant que citoyens canadiens. Donner effet à l’autonomie gouvernementale des Vuntut Gwitchin est un élément crucial de la promesse de réconciliation. Cela implique nécessairement le droit des Vuntut Gwitchin de décider eux‑mêmes de ce qui est juste et équitable conformément aux droits et libertés qu’ils choisissent de consacrer dans leur propre Constitution.
[523]                     Je suis d’avis de rejeter le pourvoi de Mme Dickson et d’accueillir le pourvoi incident de la VGFN au motif que la Charte ne s’applique pas à l’adoption par la VGFN de l’obligation de résidence, et d’annuler les ordonnances des juridictions inférieures.
                    Pourvoi et pourvoi incident rejetés, le juge Rowe est dissident quant au pourvoi incident et les juges Martin et O’Bonsawin sont dissidentes quant au pourvoi.
                    Procureurs de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver; Ruby Shiller Enenajor DiGiuseppe, Toronto.
                    Procureurs de l’intimée/appelante au pourvoi incident : Mandell Pinder, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, ministère de la Justice Canada — Secteur national du contentieux, Ottawa.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice du Québec — Direction du droit constitutionnel et autochtone, Québec.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Justice — Constitutional and Aboriginal Law, Edmonton.
                    Procureur de l’intervenant le gouvernement du Yukon : Department of Justice, Legal Services Branch, Whitehorse.
                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Treaty Commission : Blake, Cassels & Graydon, Vancouver.
                    Procureurs des intervenantes la Nation métisse de l’Ontario et Métis Nation of Alberta : Pape Salter Teillet, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Carcross/Tagish First Nation : Woodward & Company Lawyers, Whitehorse.
                    Procureurs de l’intervenant Teslin Tlingit Council : Ratcliff, North Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenant le Congrès des peuples autochtones : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenant Council of Yukon First Nations : Boughton Law Corporation, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant le Forum pancanadien sur les droits autochtones et la Constitution : Université de Moncton, Moncton.
                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitution Foundation : McCarthy Tétrault, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Band Members Alliance and Advocacy Association of Canada : MacKenzie Fujisawa, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenante Federation of Sovereign Indigenous Nations : Bruce J. Slusar Law Office, Saskatoon.

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------


Synthèse
Référence neutre : 2024CSC10 ?
Date de la décision : 28/03/2024

Analyses

charte — applications — obligations de résidence — dispositions — autonomie gouvernementale — constitutionnellement — parties — pouvoirs — protections — manières — peuples autochtones — Parlement — terres désignées — atteintes — Madame Dickson — Canada


Parties
Demandeurs : Dickson
Défendeurs : Vuntut Gwitchin First Nation
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 28 mars 2024, Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10


Origine de la décision
Date de l'import : 29/03/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-03-28;2024csc10 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award