Traduction française officielle : Motifs de la juge Abella
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe
Motifs de jugement (par. 1 à 61) : La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon)
Motifs conjoints dissidents quant au pourvoi principal (par. 62 à 114) : Les juges Côté, Brown et Rowe
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
québec (p.g.) c. apts
Procureure générale du Québec Appelante/Intimée au pourvoi incident
c.
Alliance du personnel professionnel et
technique de la santé et des services sociaux,
Catherine Lévesque, Syndicat de la fonction
publique et parapublique du Québec inc.,
Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec,
Guy‑Philippe Brideau, Nancy Bédard,
Syndicat des employé(e)s de l’Université de Montréal,
Sylvie Goyer, Conseil provincial des affaires sociales,
Johanne Harrell, Josée Saint‑Pierre, Ghyslaine Doré,
Conseil provincial du soutien scolaire,
Louise Paquin, Lucie Fortin,
Syndicat des professionnelles et professionnels
de Laval‑Rive‑Nord, SCFP 5222,
Syndicat des fonctionnaires municipaux
de Montréal (SCFP), section locale 429,
Section locale 3134 du Syndicat canadien
de la fonction publique, employé‑es de bureau
de la Ville de Lorraine, Henriette Demers,
Section locale 930 du Syndicat canadien
de la fonction publique (FTQ), Fernande Tremblay,
Syndicat canadien de la fonction publique,
section locale 4503, Josée Mercille,
Syndicat canadien de la fonction publique,
section locale 3642, Chantal Bourdon,
Conseil d’intervention pour l’accès des femmes
au travail (CIAFT) du Québec inc.,
Association des psychologues du Québec,
Syndicat des employées et employés professionnels‑les
et de bureau (CTC‑FTQ), section locale 578,
Lise Audet et Syndicat québécois des employées et employés
de service, section locale 298 (FTQ) Intimés/Appelants au pourvoi incident
et
Procureur général de l’Ontario,
Conseil du trésor, Commission des normes, de l’équité,
de la santé et de la sécurité du travail (anciennement connue sous
le nom de Commission de l’équité salariale), Equal Pay Coalition,
La Coalition pour l’équité salariale du Nouveau‑Brunswick,
Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes,
Alliance de la fonction publique du Canada,
Centrale des syndicats du Québec,
L’Institut professionnel de la fonction publique du Canada,
L’Association canadienne des employés professionnels,
L’Association canadienne des agents financiers et
L’Association professionnelle des agents du Service extérieur Intervenants
Répertorié : Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux
No du greffe : 37347.
2017 : 31 octobre; 2018 : 10 mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.
en appel de la cour d’appel du québec
Arrêt (les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents quant au pourvoi principal) : Le pourvoi et le pourvoi incident sont rejetés. Les articles 76.3, 76.5 et 103.1 al. 2 de la Loi sur l’équité salariale sont inconstitutionnels.
La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon : Les articles 76.3, 76.5 et 103.1 al. 2 de la Loi sur l’équité salariale portent atteinte au par. 15(1) de la Charte . La Loi a pour objet de faire en sorte que soit versé un « salaire égal pour un travail de valeur égale », une stratégie qui reconnaît que, comme le « travail des femmes » est moins bien considéré que le « travail des hommes », le salaire et le statut des femmes sont moindres que ceux des hommes, et il en résulte une discrimination salariale systémique. En maintenant les iniquités salariales, on se sert des femmes « pour amortir les avatars de l’économie ». Les mesures législatives en matière d’équité salariale, telle la Loi en l’espèce, visent donc les femmes lorsqu’il s’agit de corriger la discrimination salariale qu’elles ont subie. Les modifications en cause, qui changent la façon dont la loi permet de repérer et de corriger les écarts salariaux entre les hommes et les femmes, établissent donc des distinctions fondées sur le sexe.
Examinés individuellement, et indépendamment du régime législatif antérieur, les art. 76.3, 76.5 et 103.1 al. 2 ont un effet discriminatoire. Les iniquités salariales qui apparaissent au cours de la période de cinq ans comprise entre les évaluations restent non corrigées jusqu’à la prochaine évaluation. Même lorsqu’une évaluation révèle l’apparition d’une iniquité salariale au cours des cinq années précédentes, les ajustements salariaux sont payables pour l’avenir seulement. L’employeur se voit ainsi effectivement accorder une amnistie pour la discrimination entre les évaluations. Les employeurs doivent afficher les résultats de l’évaluation, mais pas la date à laquelle est apparue l’iniquité, ce qui occulte le moment où les ajustements salariaux auraient dû être faits. Les salariés sont donc privés des éléments de preuve permettant d’établir la mauvaise foi de l’employeur, ce qui constitue la seule façon d’obtenir le versement rétroactif d’ajustements salariaux. De plus, le versement rétroactif de tels ajustements n’est possible que pour sanctionner un comportement inapproprié et délibéré manifesté au cours des évaluations obligatoires, et non pas la discrimination qu’est par ailleurs susceptible de révéler le processus. Les iniquités subséquentes qui apparaissent avant l’évaluation suivante ne seront donc pas susceptibles de correction de nature réparatrice, sauf lorsque les demandeurs peuvent prouver qu’il y a eu discrimination intentionnelle, une conception de la discrimination que la Cour a rejetée depuis longtemps et qui va à l’encontre de l’objet des mesures législatives en matière d’équité salariale, à savoir remédier à la discrimination systémique.
Bien qu’il soit censé remédier à la discrimination systémique, le régime codifie en fait le refus d’accorder aux femmes des avantages dont jouissent habituellement les hommes — à savoir une rémunération liée à la valeur de leur travail. Les hommes reçoivent cette rémunération comme si cela allait de soi; les femmes, suivant ce régime, sont quant à elles censées endurer des périodes de cinq ans d’iniquité salariale et recevoir une rémunération égale uniquement lorsque leur employeur agit volontairement de manière non discriminatoire, ou encore lorsqu’elles peuvent s’acquitter du lourd fardeau de prouver que celui‑ci a eu une conduite délibérée ou inappropriée. Le régime fait donc obstacle à l’accès des femmes à l’équité salariale. De plus, corollairement, il tolère la sous‑évaluation du travail des femmes chaque fois que celles‑ci ne peuvent s’acquitter du fardeau particulier leur incombant de prouver qu’elles devraient être payées de façon égale parce que leur employeur a agi de façon inappropriée. En l’absence d’un tel comportement, on dit aux femmes sur le marché du travail qu’elles doivent tout simplement vivre avec le fait qu’elle ne sont pas payées équitablement, même lorsqu’une évaluation exigée par la loi a fait ressortir ce fait clairement.
Le paragraphe 15(2) ne s’applique pas dans des cas comme celui‑ci. Il met les programmes améliorateurs destinés aux groupes défavorisés à l’abri d’allégations selon lesquelles un programme améliorateur donné est discriminatoire à l’égard de personnes n’étant pas censées bénéficier de celui‑ci. Le paragraphe 15(2) ne saurait faire obstacle aux demandes fondées sur le par. 15(1) formulées par le groupe même que la loi vise à protéger.
Aucune des dispositions contestées ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Encourager un respect accru de la loi par les employeurs en allégeant leur fardeau par le refus des paiements rétroactifs peut, dans certaines circonstances, constituer un objectif urgent et réel. Bien qu’il n’y ait aucune preuve empirique ou autre pour établir la façon dont le refus des ajustements salariaux rétroactifs a favorisé la réalisation de cet objectif, le fait de réduire les obligations de l’employeur peut être considéré, sur le plan théorique, comme étant rationnellement lié à un respect accru de la loi par l’employeur. Toutefois, à l’étape de l’atteinte minimale, il n’y a virtuellement aucune preuve indiquant que d’autres façons d’encourager les employeurs à respecter la loi — comme une application plus rigoureuse des exigences prévues par la Loi sur l’équité salariale au moyen de ses dispositions qui créent des infractions — seraient inefficaces. En conséquence, l’élimination des obligations en matière d’équité salariale, sauf pour ce qui est des ajustements tous les cinq ans, ne restreint pas aussi peu que cela est raisonnablement possible les droits à l’égalité des salariées, mais suspend leurs droits à la protection contre la discrimination salariale pour des intervalles de cinq ans.
Le Québec n’a pas démontré que les mesures législatives satisfont à l’obligation de mise en balance globale de l’analyse fondée sur l’article premier. Leurs effets préjudiciables consistent en la création d’obstacles à l’accès à un salaire équitable aux personnes mêmes que le régime d’équité salariale vise à aider, alors que leurs effets bénéfiques sont, pour le moment, non discernables et hypothétiques, étant donné l’absence de preuve à cet égard. Réduire les obligations des employeurs dans l’espoir d’encourager ceux‑ci à respecter la loi subordonne le droit substantiel d’ordre constitutionnel des femmes de ne pas faire l’objet de discrimination salariale à la volonté des employeurs de respecter la loi. Pour ce qui est des renseignements devant figurer dans l’évaluation affichée, aucune des étapes de l’analyse relative à la justification n’est franchie. Le Québec n’a pas expliqué l’exclusion de la date de la réapparition des iniquités salariales, sauf pour dire que ce renseignement n’est pas pertinent suivant le nouveau régime. Étant donné que l’intervalle de cinq ans entre le versement des ajustements salariaux réparateurs a été jugé inconstitutionnel, la date à laquelle les iniquités salariales réapparaissent constitue un renseignement manifestement pertinent.
Pour ce qui est de l’appel incident, on ne s’est pas acquitté du fardeau de prouver l’inconstitutionnalité des dispositions de la Loi modifiant la Loi sur l’équité salariale de 2009 qui ont abrogé les art. 40 à 43 de la Loi sur l’équité salariale.
Les juges Côté, Brown et Rowe (dissidents quant au pourvoi principal) : Le pourvoi devrait être accueilli et l’appel incident devrait être rejeté. Les articles 76.3, 76.5 et 103.1 al. 2 de la Loi sur l’équité salariale ne créent aucune distinction discriminatoire violant l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés .
Au premier volet de l’analyse que commande le par. 15(1) de la Charte , le demandeur ne doit pas seulement démontrer l’existence d’une simple distinction dans la Loi, mais également d’une forme de désavantage en découlant. Puisque la Loi se compose de distinctions qui peuvent affecter un groupe formé essentiellement de femmes, il serait absurde qu’une démarche axée sur les effets discriminatoires ne traite pas d’emblée de la question du désavantage engendré par une ou plusieurs de ces distinctions, à tout le moins prima facie. L’équité salariale applicable aux entreprises privées est une création du législateur québécois et ne jouit d’aucun statut constitutionnel. Il n’y a pas lieu de comparer les modifications de la Loi à sa version antérieure. Adopter cette démarche aurait pour effet de constitutionnaliser un mécanisme procurant des avantages à un groupe visé par un motif énuméré ou analogue au détriment d’autres mécanismes tout aussi valables. Il ne serait alors plus loisible au législateur d’explorer d’autres avenues.
Les salariées visées bénéficient d’un avantage considérable. Dans son ensemble, la Loi crée un régime complet hybride qui permet une révision périodique des salaires en plus d’offrir un recours en réparation rétroactive en cas d’abus. La Loi répond donc au problème de la discrimination systémique en plus de, notamment, répondre à celui de la discrimination intentionnelle. L’effet améliorateur de la Loi devient évident lorsque la situation est analysée sous le prisme du groupe comparateur. En effet, les salariées d’une entreprise comptant moins de 10 salariées sont exclues de l’application de la Loi et ne bénéficient pas d’une évaluation périodique de leur rémunération. Elles ne peuvent pas utiliser un mécanisme de plainte comparable à celui prévu à la Loi advenant que leur employeur modifie leurs tâches sans tenir compte des facteurs insidieux qui sont à l’origine de la discrimination systémique d’un point de vue de l’évaluation corrélative de leur rémunération.
Dans le cadre du deuxième volet de l’analyse fondée sur le par. 15(1) , il faut déterminer si les modifications sont discriminatoires en évaluant si elles répondent aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe ou si elles leur imposent plutôt un fardeau ou leur refusent un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes. En l’espèce, l’effet discriminatoire de la mesure sur le groupe n’a pas été établi. Les actes de l’État n’ont pas pour effet d’élargir — au lieu de le rétrécir —l’écart entre le groupe historiquement défavorisé et le reste de la société. Les facteurs contextuels comme ceux établis dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, à savoir : (1) un désavantage préexistant, (2) la correspondance de la mesure avec les caractéristiques réelles, (3) l’effet sur d’autres groupes et (4) la nature du droit touché, sont utiles pour déterminer si une distinction particulière est discriminatoire.
Bien que les femmes font l’objet de discrimination systémique au chapitre de la rémunération, les articles contestés ne perpétuent pas, ni ne renforcent, l’idée que les femmes peuvent être moins bien rémunérées simplement parce qu’elles sont des femmes. La Loi a pour but d’éradiquer de façon permanente les iniquités salariales en mettant sur pied un mécanisme de maintien aux art. 76.1 à 76.9. Ce nouveau mécanisme répond aux besoins des femmes visées en ce qu’il empêche efficacement les abus de la part des employeurs, en plus d’offrir une évaluation périodique de leur rémunération. Le régime créé par la Loi ne vise qu’un seul motif de discrimination, soit celui fondé sur le sexe, et ne touche qu’une partie réduite des salariées au Québec, à savoir les femmes occupant des emplois dans des catégories d’emploi à prédominance féminine dans une entreprise comprenant 10 salariés ou plus. Il ne fait pas de doute que le travail est un aspect important de la vie et il représente pour bien des gens une grande partie de leur identité. Par le biais de la Loi, le législateur québécois reconnaît la nature de l’équité salariale et son importance pour les femmes. Toutefois, les mesures mises en place n’ont pas constitutionnalisé l’équité salariale au risque de rendre les mesures impossibles à modifier.
Puisque c’est le groupe visé par un motif énuméré qui soulève le caractère discriminatoire des effets d’une loi visant spécifiquement à améliorer la situation de ses membres, il faut déplacer l’analyse relative au par. 15(2), à la suite de l’analyse complète fondée sur le par. 15(1) . Appliquer la méthode proposée dans R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, qui consiste à se pencher sur l’application du par. 15(2) avant de passer au second volet de l’analyse que commande le par. 15(1) afin d’éviter de conclure à une violation du droit à l’égalité avant de valider la mesure contestée, aurait pour effet de mettre fin prématurément à l’analyse. L’ordre de priorité établi dans l’arrêt Kapp doit être suivi dans toutes les autres situations où le demandeur ne fait pas partie du groupe visé par la loi. En l’espèce, même s’il fallait conclure que le mécanisme spécifique prévu dans les modifications législatives peut être qualifié de discriminatoire, l’ensemble de la Loi devrait être protégé par application du par. 15(2). En effet, il ne fait pas de doute que la Loi a pour objet véritable la promotion et l’atteinte de l’égalité réelle car elle met en place des mesures visant à combattre la discrimination systémique.
Jurisprudence
Citée par la juge Abella
Arrêts appliqués : Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; arrêts mentionnés : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Québec (Procureur Général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906.
Citée par les juges Côté, Brown et Rowe (dissidents quant au pourvoi principal)
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670; Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2004 CSC 65, [2004] 3 R.C.S. 357; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222; Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 2000 CSC 28, [2000] 1 R.C.S. 703; Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, 2002 CSC 83, [2002] 4 R.C.S. 325.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 15 .
Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1975, c. 6, art. 19.
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12, art. 10, 19, 49.1.
Code du travail, RLRQ, c. C‑27, art. 47.2.
Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, c. I‑2.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H‑6, art. 11 .
Loi d’interprétation, RLRQ, c. I‑16, art. 41.
Loi modifiant la Loi sur l’équité salariale, L.Q. 2009, c. 9, art. 14, 23, 40.
Loi sur l’équité salariale, L.Q. 1996, c. 43, art. 1, 4, 16, 31, 34, 40 [mod. 2006, c. 6, art. 7; abr. 2009, c. 9, art. 14], 41 [abr. idem], 42 [abr. idem], 43 [abr. idem], 50, 76.1 à 76.11 [aj. 2009, c. 9, art. 23], 76.1 [aj. idem], 76.3 [aj. idem], 76.4 [aj. idem], 76.5 [aj. idem], 76.9 [aj. idem], 100 [mod. 2009, c. 9, art. 13], 101 al. 3 [aj. 2009, c. 9, art. 37], 103.1 al. 2 [aj. 2009, c. 9, art. 40], 115 [mod. 2009, c. 9, art. 44] à 118.
Loi sur l’équité salariale, RLRQ, c. E‑12.001, art. 1, 4, 16, 31, 34, 50, 76.1 à 76.9, 76.1, 76.3, 76.4, 76.5, 76.9, 101, 103.1 al. 2, 115 à 118.
Table des traités et autres instruments internationaux
Convention concernant l’égalité de rémunération entre la main‑d’œuvre masculine et la main‑d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale (No 100), R.T. Can. 1973 no 37.
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 1249 R.T.N.U. 24, art. 11(1)(d).
Déclaration du Canada au sujet de l’al. 11(1)d) formulée lors de la ratification de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, annexe A, no 20378, 9 janvier 1982, 1257 R.T.N.U. 496 [retrait de la déclaration le 28 mai 1992, 1676 R.T.N.U. 554].
Doctrine et autres documents cités
Anker, Richer. « Theories of occupational segregation by sex : An Overview » (1997), 136 Int’l Lab. Rev. 315.
Bilson, Beth. « The Ravages of Time : The Work of the Federal Pay Equity Task Force and Section 11 of the Canadian Human Rights Act » (2004), 67 Sask. L. Rev. 525.
Canada. Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada. Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, Ottawa, 1970.
Canada. Commission royale sur l’égalité en matière d’emploi. Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1984.
Canada. Groupe de travail sur l’équité salariale. L’équité salariale : une nouvelle approche à un droit fondamental, rapport finale, Ottawa, 2004.
Cornish, Mary. « Closing the Global Gender Pay Gap : Securing Justice for Women’s Work » (2007), 28 Comp. Lab. L. & Pol’y J. 219.
McGill, Jena. « Section 15(2), Ameliorative Programs and Proportionality Review » (2013), 63 S.C.L.R. (2d) 521.
Sharpe, Robert J. and Kent Roach. The Charter of Rights and Freedoms, 5th ed, Toronto, Irwin Law, 2013.
Sheppard, Colleen. Inclusive Equality : The Relational Dimensions of Systemic Discrimination in Canada, Montreal & Kingston, McGill‑Queen’s University Press, 2010.
Smith, Lynn, and William Black. « The Equality Rights » (2013), 62 S.C.L.R. (2d) 301.
POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Rochette, Doyon et Gagnon), 2016 QCCA 1659, [2016] AZ‑51331102, [2016] J.Q. no 13251 (QL), 2016 CarswellQue 9477 (WL Can.), qui a confirmé en partie la décision du juge Martin, 2014 QCCS 149, [2014] AZ‑51037193, [2014] J.Q. no 319 (QL), 2014 CarswellQue 362 (WL Can.). Pourvoi principal rejeté, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents. Pourvoi incident rejeté.
Louis P. Bernier et Marc‑André Boucher, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.
Denis Bradet, pour les intimés/appelants au pourvoi incident l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, Catherine Lévesque et le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec inc.
Pierre Brun et Johanne Drolet, pour les intimés/appelants au pourvoi incident la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec, Guy‑Philippe Brideau et Nancy Bédard.
Annick Desjardins, pour les intimés/appelants au pourvoi incident le Syndicat des employé(e)s de l’Université de Montréal, Sylvie Goyer, le Conseil provincial des affaires sociales, Johanne Harrell, Josée Saint‑Pierre, Ghyslaine Doré, le Conseil provincial du soutien scolaire, Louise Paquin, Lucie Fortin, le Syndicat des professionnelles et professionnels de Laval‑Rive‑Nord, SCFP 5222, le Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal (SCFP), section locale 429, la Section locale 3134 du Syndicat canadien de la fonction publique, employé‑es de bureau de la Ville de Lorraine, Henriette Demers, la Section locale 930 du Syndicat canadien de la fonction publique (FTQ), Fernande Tremblay, le Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 4503, Josée Mercille, le Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3642, Chantal Bourdon, le Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT) du Québec inc., l’Association des psychologues du Québec, le Syndicat des employées et employés professionnels‑les et de bureau (CTC‑FTQ), section locale 578, Lise Audet et le Syndicat québécois des employées et employés de service, section locale 298 (FTQ).
S. Zachary Green et Courtney Harris, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Personne n’a comparu pour les intervenants le Conseil du trésor et la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (anciennement connue sous le nom de Commission de l’équité salariale).
Fay Faraday et Janet E. Borowy, pour les intervenants Equal Pay Coalition, La Coalition pour l’équité salariale du Nouveau‑Brunswick et le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.
Andrew Raven, Andrew Astritis et Morgan Rowe, pour l’intervenante l’Alliance de la fonction publique du Canada.
Matthew Gapmann et Nathalie Léger, pour l’intervenante la Centrale des syndicats du Québec.
Colleen Bauman et Erin Moores, pour les intervenants L’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, L’Association canadienne des employés professionnels, L’Association canadienne des agents financiers et L’Association professionnelle des agents du Service extérieur.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon rendu par
La juge Abella —
[1] En 1996, le Québec a adopté un régime législatif pour remédier à la discrimination salariale systémique à l’égard des femmes. La Loi sur l’équité salariale, L.Q. 1996, c. 43 (maintenant RLRQ, c. E‑12.001), établissait un processus de signalement, de planification, de comparaison, d’évaluation et de versement d’ajustements salariaux pour faire en sorte que les employeurs versent un salaire égal pour un travail de valeur égale. Une fois cet objectif atteint — l’équité salariale —, la Loi imposait aux employeurs l’obligation continue de maintenir cette équité. Elle conférait aussi aux salariés le droit de contester toute omission des employeurs de maintenir l’équité salariale et d’obtenir qu’il soit sans délai remédié entièrement à la situation.
[2] Au bout de 10 années, le gouvernement du Québec a jugé que les attentes en matière de respect de la loi n’étaient pas satisfaites. En 2009, il a adopté la Loi modifiant la Loi sur l’équité salariale, L.Q. 2009, c. 9, qui a remplacé l’obligation continue de maintenir l’équité salariale par un système d’évaluations obligatoires tous les cinq ans. Lorsqu’une évaluation révèle une omission de maintenir l’équité salariale, l’employeur est tenu de rectifier les salaires pour l’avenir seulement. À moins qu’il n’ait agi de façon arbitraire ou de mauvaise foi, celui‑ci n’est pas tenu de verser des ajustements salariaux pour les iniquités salariales apparues entre les évaluations.
[3] Plusieurs syndicats ont contesté les modifications au motif qu’elles violaient les droits à l’égalité garantis par l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés . Les tribunaux du Québec ont accepté cet argument et ont invalidé certaines parties des dispositions législatives modifiant la Loi sur l’équité salariale. La déclaration d’invalidité a été suspendue pour une période d’un an.
[4] Il s’agit d’un pourvoi interjeté par le Québec, qui soutient qu’il n’y a aucune violation de l’art. 15 de la Charte , et que, s’il y a effectivement une telle violation, celle‑ci est justifiable au regard de l’article premier. Les syndicats ont formé un pourvoi incident dans lequel ils demandent que d’autres dispositions soient déclarées inconstitutionnelles.
[5] Je souscris aux conclusions des tribunaux du Québec et je suis d’avis de rejeter tant le pourvoi que le pourvoi incident.
Contexte
[6] Les premiers efforts déployés par le Canada dans les années 1950 en vue de supprimer l’écart entre les salaires des hommes et des femmes — le principe dit du « salaire égal pour un travail égal » — portaient plus particulièrement sur les écarts salariaux entre les hommes et les femmes exerçant les mêmes fonctions. Comme cette approche ne rendait pas compte de l’aspect systémique de la discrimination salariale, le concept de « salaire égal pour un travail égal » a été remplacé par celui de « salaire égal pour un travail de valeur égale », une stratégie plus large et plus nuancée qui reconnaît que, comme le « travail des femmes » est moins bien considéré que le « travail des hommes », le salaire et le statut des femmes sont moindres que ceux des hommes, et il en résulte une discrimination salariale systémique (Beth Bilson, « The Ravages of Time : The Work of the Federal Pay Equity Task Force and Section 11 of the Canadian Human Rights Act » (2004), 67 Sask. L. Rev. 525, p. 526; Richard Anker, « Theories of occupational segregation by sex : An Overview » (1997), 136 Int’l Lab. Rev. 315; Mary Cornish, « Closing the Global Gender Pay Gap : Securing Justice for Women’s Work » (2007), 28 Comp. Lab. L. & Pol’y J. 219, p. 223‑225).
[7] Deux commissions royales d’enquête ont contribué à l’adoption de la nouvelle approche, soit celle ayant remplacé le concept de « travail égal » par celui de travail « équivalent » ou « de valeur égale ». La première a publié, en 1970, l’innovant Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, dans lequel elle a souligné la persistance d’une ségrégation professionnelle et d’une discrimination salariale systémique malgré l’existence, depuis les années 1950, de lois exigeant un salaire égal pour un travail égal (par. 236‑237). Elle y a recommandé que « l’on se serve des concepts de compétence, d’efforts et de responsabilités comme critères objectifs pour déterminer ce qu’est un travail égal » (par. 239 (caractères gras omis)), recommandation s’étant reflétée en fin compte à l’art. 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H‑6 [1].
[8] En 1984, dans le Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi, il a été recommandé que « l’égalité de salaire pour un travail de valeur égale soit prévue par tous les programmes d’équité en matière d’emploi » (p. 290). Cela signifiait qu’il fallait adopter des politiques permettant de « comparer les salaires dans les professions où les femmes prédominent, avec les salaires dans les professions de niveau comparable où les hommes sont majoritaires. Si l’on constate un écart de salaire, il faut alors déterminer s’il est justifié ou non. » (p. 271) En maintenant les iniquités salariales, on se sert des femmes « pour amortir les avatars de l’économie » (p. 260).
[9] Ces recommandations reflétaient les approches utilisées dans certains instruments internationaux. L’Organisation internationale du Travail (OIT), par exemple, a, en 1951, adopté sa Convention concernant l’égalité de rémunération entre la main‑d’œuvre masculine et la main d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale (No 100), R.T. Can. 1973, no 37, laquelle imposait aux États l’ayant ratifiée l’obligation d’appliquer le principe de « l’égalité de rémunération entre la main‑d’œuvre masculine et la main‑d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale » (convention ratifiée par le Canada en 1972). Le même principe est consacré à l’al. 11(1)d) de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes des Nations Unies de 1979, 1249 R.T.N.U. 13 (convention ratifiée par le Canada en 1981)[2].
[10] En 1975, le Québec a adopté l’art. 19 de sa Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1975, c. 6 (maintenant RLRQ, c. C‑12), qui prévoit que « [t]out employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit ». Le régime mis en place pour assurer le respect de cette disposition reposait sur les plaintes que les salariés pouvaient déposer devant la Commission des droits de la personne du Québec. Or, celui‑ci s’est révélé inefficace.
[11] Le Québec a adopté un régime plus proactif dans sa Loi sur l’équité salariale de 1996. Suivant son article premier, cette loi a pour objet « de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l’égard des personnes qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine ». Plutôt que de s’en remettre aux plaintes individuelles, la Loi imposait aux employeurs des obligations légales continues pour ce qui est de mesurer et de corriger les iniquités salariales, et prévoyait des mécanismes pour assurer le respect de ces obligations.
[12] La Loi s’applique à tout employeur — du secteur public et du secteur privé — qui compte 10 salariés ou plus[3]. Quel que soit le nombre de salariés de l’entreprise, tout employeur doit produire une déclaration relative à l’application de la Loi dans son entreprise (art. 4 al. 2). Les employeurs qui ont entre 10 et 49 salariés à leur service doivent déterminer et faire les ajustements salariaux nécessaires afin d’ « accorder, pour un travail équivalent, la même rémunération » (art. 34). Tous les employeurs ayant entre 50 et 99 salariés à leur service doivent créer un programme d’équité salariale (art. 31), lequel doit comprendre notamment l’identification des catégories d’emplois à prédominance féminine, la méthode de comparaison et d’évaluation utilisée et les modalités de versement des ajustements salariaux (art. 50). Les plus importants employeurs (ceux de 100 salariés ou plus) doivent instituer un comité d’équité salariale au sein duquel leurs salariés sont représentés (art. 16).
[13] En vertu des art. 40 à 43, maintenant abrogés, les employeurs avaient l’obligation continue de maintenir l’équité salariale et de faire les ajustements salariaux nécessaires :
40. L’employeur doit, après que des ajustements salariaux ont été déterminés ou qu’un programme d’équité salariale a été complété, maintenir l’équité salariale dans son entreprise.
Il doit notamment s’assurer de ce maintien lors de la création de nouveaux emplois ou de nouvelles catégories d’emplois, lors de modifications aux emplois existants ou aux conditions qui leur sont applicables ou lors de la négociation ou du renouvellement d’une convention collective. Lors de cette négociation ou de ce renouvellement, l’association accréditée en cause ou, le cas échéant, l’agent négociateur nommé en vertu de la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic (chapitre R‑8.2) doit aussi s’assurer du maintien de l’équité salariale. [Modifié par 2006, c. 6, art. 7.]
. . .[4]
43. Lorsque, à la suite de changements survenus dans l’entreprise, les ajustements salariaux ou le programme d’équité salariale ne permettent plus d’assurer le maintien de l’équité salariale, l’employeur doit apporter les modifications nécessaires pour maintenir l’équité salariale.
[14] L’article 40 confirmait que l’obligation de maintenir l’équité salariale était déclenchée par certains changements dans l’entreprise, comme « lors de la création de nouveaux emplois ou de nouvelles catégories d’emplois, lors de modifications aux emplois existants ou aux conditions qui leur sont applicables ou lors de la négociation ou du renouvellement d’une convention collective ». Lorsque de tels changements se produisaient, l’employeur était tenu de faire les ajustements salariaux nécessaires de façon prospective. Pour remédier à l’omission de l’employeur de maintenir l’équité salariale conformément aux art. 40 à 43, il fallait recourir au processus de plainte :
100. Sur réception d’une plainte d’un salarié ou d’une association accréditée représentant des salariés d’une entreprise alléguant que l’équité salariale n’est pas maintenue dans une entreprise, la Commission doit faire enquête et, le cas échéant, déterminer toute mesure qui doit être prise, y compris l’établissement d’un programme d’équité salariale, pour remédier au défaut. Les ajustements salariaux requis, le cas échéant, portent intérêt au taux légal à compter du moment où ils auraient dû être versés.
[15] La Commission de l’équité salariale avait donc le devoir d’enquêter sur les plaintes concernant l’omission de l’employeur de maintenir l’équité salariale. Si elle concluait qu’il y avait eu manquement à l’obligation de maintenir l’équité salariale, la Commission avait le pouvoir d’ordonner des ajustements salariaux rétroactivement à la date à laquelle l’iniquité salariale était réapparue.
[16] Malgré les échéances précises prévues par la Loi, 10 ans après l’adoption de celle‑ci, seulement 47 p. 100 des employeurs avaient établi un programme d’équité salariale. Parmi ceux qui ne l’avaient pas fait, 38 p. 100 n’avaient pas entamé le processus visant à établir un tel programme. Devant l’ampleur du non‑respect de la Loi, le Québec a décidé de réduire l’obligation des employeurs de maintenir l’équité salariale dans l’espoir qu’il les inciterait ainsi à respecter celle‑ci davantage. Il a donc adopté en 2009 la Loi modifiant la Loi sur l’équité salariale. Notre Cour ne dispose d’aucune preuve sur la question de savoir si les modifications ont mené à un respect accru de la Loi.
[17] Les modifications en cause dans le présent pourvoi sont les suivantes :
• Abrogation des art. 40 à 43, ayant pour effet d’abolir l’obligation continue des employeurs de maintenir l’équité salariale[5];
• Ajout des art. 76.1 à 76.11, qui exigent des évaluations tous les cinq ans du maintien de l’équité salariale et établissent un processus d’évaluation[6];
• Ajout de l’art. 103.1 al. 2, qui empêche l’octroi de réparations rétroactives pour la période comprise entre les évaluations[7].
[18] L’article 76.1 dispose que les employeurs doivent, après qu’un programme d’équité salariale a été établi, évaluer tous les cinq ans le maintien de l’équité salariale dans leur entreprise. Les résultats de cette évaluation doivent être affichés pendant 60 jours. L’affichage doit inclure un sommaire de la démarche retenue pour l’évaluation ainsi que la liste des événements ayant généré des ajustements. Il n’est cependant pas nécessaire que l’évaluation affichée indique la date à laquelle l’iniquité salariale est apparue (art. 76.3). Les salariés peuvent demander des renseignements additionnels dans les 60 jours qui suivent l’affichage (art. 76.4).
[19] Les ajustements salariaux — majorés de l’intérêt — s’appliquent à compter de la date de l’affichage (art. 76.5). La Commission de l’équité salariale ne peut déterminer des ajustements salariaux antérieurs à la date de l’affichage de l’évaluation (art. 103.1 al. 2). Si, toutefois, un employeur agit de mauvaise foi ou de façon arbitraire ou discriminatoire, les ajustements salariaux et l’intérêt s’appliquent à compter de la date de cette conduite (art. 76.9) et la Commission de l’équité salariale peut tirer une conclusion en ce sens (art. 101 al. 3).
[20] Les syndicats ont intenté une action devant la Cour supérieure du Québec en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que ces modifications violaient l’art. 15 de la Charte .
[21] Selon le juge de première instance, il n’existait aucun problème inhérent de nature constitutionnelle dans la décision du Québec d’abroger les art. 40 à 43 et d’imposer à la place un système d’évaluations périodiques obligatoires (2014 QCCS 149). Il a toutefois convenu avec les syndicats que l’ajout de l’art. 76.5 portait atteinte à l’art. 15 de la Charte parce que le refus des paiements rétroactifs dans le cas des iniquités salariales apparues au cours de la période comprise entre les évaluations entraînait des pertes financières importantes pour les femmes et perpétuait indûment l’iniquité salariale. Il a aussi conclu que l’art. 76.3 violait l’art. 15 parce que les employeurs n’étaient pas tenus d’indiquer la date des changements dans les évaluations affichées et que les salariés ne pouvaient donc pas savoir quand les ajustements salariaux devaient commencer. La déclaration d’invalidité a été suspendue pour une période d’un an.
[22] La Cour d’appel a confirmé la conclusion du juge de première instance selon laquelle les art. 76.3 et 76.5 perpétuent un désavantage pour les femmes en préservant le statu quo concernant une iniquité salariale et en accordant aux employeurs une amnistie pouvant aller jusqu’à cinq ans (2016 QCCA 1659). Elle a en outre conclu que l’art. 103.1 al. 2 — la disposition qui empêche la Commission de l’équité salariale d’ordonner le versement rétroactif d’ajustements salariaux — violait l’art. 15 . Pour les besoins de la discussion, elle a convenu que les modifications de 2009 avaient comme objectif « d’améliorer et de renforcer un régime antérieur inefficace, particulièrement en ce qui concerne le maintien de l’équité salariale » (par. 85 (CanLII)), mais elle a jugé que les art. 76.3 et 76.5 et, par voie de conséquence, l’art. 103.1 al. 2, n’étaient pas rationnellement liés à cet objectif, ne constituaient pas une atteinte minimale et n’étaient pas proportionnés à celui‑ci.
[23] Je conviens avec la Cour d’appel que les art. 76.3, 76.5 et 103.1 al. 2 sont inconstitutionnels.
Analyse
[24] Le paragraphe 15(1) de la Charte est libellé comme suit :
La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
[25] Depuis l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, notre Cour a insisté sur l’égalité réelle comme moteur de l’analyse fondée sur l’art. 15 (R. c. Kapp, [2008] 2 R.C.S. 483; Québec (Procureur général) c. A, [2013] 1 R.C.S. 61; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, [2015] 2 R.C.S. 548). Le critère pour savoir s’il y a violation prima facie de l’art. 15 comporte deux étapes : la loi contestée crée‑t‑elle, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et, dans l’affirmative, la loi impose‑t‑elle « un fardeau ou [nie‑t‑elle] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage » (Taypotat, par. 19‑20)?
[26] La première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1) de la Charte ne constitue ni une étape de filtrage initial sur le fond, ni un lourd obstacle visant à écarter certaines demandes pour des motifs techniques. Son objectif consiste plutôt à faire en sorte que les personnes que cette disposition est censée protéger puissent avoir accès à celle‑ci. L’étape de la « distinction » ne devrait faire obstacle qu’aux demandes alléguant une distinction que la « Charte [ne] visait [pas] à interdire » parce que de telles demandes ne sont pas fondées sur des motifs énumérés ou analogues — qui sont « des indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle » (Withler c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 396, par. 33; Taypotat, par. 19, citant Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 8). Autrement dit, l’objectif consiste à exclure les demandes qui « n’ont rien à voir avec l’égalité réelle » (Taypotat, par. 19, citant Lynn Smith et William Black, « The Equality Rights » (2013), 62 S.C.L.R. (2d) 301, p. 336). Pour ce motif, il ne convient pas, à la première étape de l’analyse, d’exiger la prise en compte d’autres facteurs — notamment l’effet discriminatoire, lequel devrait être examiné directement à la deuxième étape de l’analyse. L’analyse doit demeurer axée sur les motifs de la distinction.
[27] De plus, en établissant la distinction et les motifs sur lesquels elle repose, la Cour a, dans l’arrêt Withler, rejeté la recherche de groupes « de comparaison aux caractéristiques identiques » :
. . . une analyse formelle fondée sur une comparaison du groupe de demandeurs à un groupe « se trouvant dans une situation semblable » ne
garantit pas la suppression du mal auquel le par. 15(1) vise à remédier [. . .] L’exercice requis n’est pas une comparaison formelle avec un groupe de
comparaison donné aux caractéristiques identiques, mais une démarche qui tienne compte du contexte dans son ensemble . . . [par. 40]
Une analyse fondée sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques « ne permet pas toujours de détecter l’inégalité réelle et risque de se muer en recherche de la similitude [et] de court‑circuiter le deuxième volet de l’analyse de l’égalité réelle » (par. 60).
[28] Comme l’a affirmé la Cour dans les arrêts Kapp (par. 23‑24) et Withler (par. 66), il n’est pas nécessaire ni souhaitable, à la deuxième étape de l’analyse fondée sur le par. 15, d’examiner point par point les facteurs énoncés dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, et, dans aucune affaire depuis l’arrêt Kapp, on ne l’a fait. L’accent est mis non pas sur la question de « savoir s’il existe une attitude [. . .] discriminatoire » ou si une distinction « perpétue une attitude négative » à l’endroit d’un groupe défavorisé, mais plutôt sur l’effet discriminatoire de la distinction (Québec c. A, par. 327 et 330 (italiques omis)).
[29] Comme nous l’avons vu, la Loi sur l’équité salariale a pour objet « de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l’égard des personnes qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine ». Le fondement même des mesures législatives en matière d’équité salariale est que les femmes ont été victimes de discrimination dans la façon dont elles sont rémunérées au travail. Les mesures législatives en matière d’équité salariale, telle la Loi en l’espèce, visent donc les femmes lorsqu’il s’agit de corriger la discrimination salariale qu’elles ont subie. Et les dispositions contestées visent les femmes, de manières plus précises, à cette fin. Elles indiquent comment les lacunes du salaire versé aux femmes, par rapport à celui que touchent les hommes, seront identifiées. Elles prévoient quand les femmes recevront — et ne recevront pas — des ajustements salariaux pour ces iniquités. Elles énoncent aussi les renseignements auxquels pourront — et ne pourront pas — avoir accès les femmes susceptibles d’avoir besoin de contester les iniquités en question en ce qui a trait au moment où celles‑ci sont apparues. Les dispositions contestées établissent donc des distinctions fondées sur le sexe tant à première vue que de par leur effet.
[30] Avant de me pencher sur l’effet discriminatoire, je me permets de brèves remarques sur le par. 15(2). Cette disposition ne s’applique pas dans des cas comme celui‑ci. Elle se lit comme suit :
Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.
[31] Elle a pour objet de « prémunir les programmes améliorateurs contre les accusations de “discrimination à rebours” » (Alberta (Affaires autochtones et développement du Nord) c. Cunningham, [2011] 2 R.C.S. 670, par. 41; Kapp). Elle met les programmes améliorateurs destinés aux groupes défavorisés à l’abri d’allégations selon lesquelles un programme améliorateur donné est discriminatoire à l’égard de personnes n’étant pas censées bénéficier de celui‑ci.
[32] Dans l’affaire qui nous occupe, par contre, on prétend que certaines parties d’un régime améliorateur violent le par. 15(1) parce qu’elles ont un effet discriminatoire sur les femmes, le groupe défavorisé censé bénéficier du régime en question. Le paragraphe 15(2) ne saurait faire obstacle aux demandes fondées sur le par. 15(1) formulées par le groupe même que la loi vise à protéger, et rien dans la jurisprudence ne permet d’affirmer le contraire.
[33] De plus, il ne fait aucun doute que les art. 76.3, 76.5 et 103.1 al. 2 ont un effet discriminatoire, mais non pas parce que ces dispositions diffèrent des dispositions antérieures. Je ne partage pas le point de vue des syndicats selon lequel, après avoir adopté les art. 40 à 43, le Québec avait l’obligation constitutionnelle de les garder en vigueur, de sorte que toute modification du type ou de l’étendue de la protection offerte par ces dispositions équivaudrait à une violation constitutionnelle. Accepter cet argument dans les circonstances reviendrait à constitutionnaliser la décision de politique générale consacrée dans la première version de la Loi et, par le fait même, à axer indûment l’analyse sur la forme de la loi, plutôt que sur ses effets. Les dispositions législatives contestées ont plutôt un effet discriminatoire parce que, évaluées en elles‑mêmes et sans égard au régime législatif antérieur, elles perpétuent le désavantage préexistant des femmes. L’article 76.5 prévoit qu’en l’absence d’une démonstration de mauvaise foi de l’employeur conformément à l’art. 76.9, les ajustements salariaux ne sont payables qu’à compter de la date de l’affichage de l’évaluation tous les cinq ans. Cela a pour effet de rendre épisodique et partielle l’obligation incombant à l’employeur en matière d’équité salariale. Les iniquités salariales qui apparaissent au cours de la période de cinq ans comprise entre les évaluations restent non corrigées jusqu’à la prochaine évaluation. Même lorsqu’une évaluation révèle l’apparition d’une iniquité salariale au cours des cinq années précédentes, l’art. 76.5 prévoit que les ajustements salariaux sont payables pour l’avenir seulement. Comme l’ont conclu le juge de première instance et la Cour d’appel, l’employeur se voit ainsi effectivement accorder une amnistie pour la discrimination entre les évaluations, amnistie cimentée par l’adjonction de l’art. 103.1 al. 2, qui interdit à la Commission de l’équité salariale de déterminer des ajustements salariaux antérieurs à la date de l’affichage.
[34] L’adjonction de l’art. 76.3 — disposition qui, comme l’a conclu le juge de première instance, prive les salariés et les syndicats de l’information dont ils ont besoin pour contester les décisions prises par les employeurs à la suite des évaluations du maintien de l’équité salariale — accentue davantage le désavantage créé par l’art. 76.5. L’article 76.3 exige que les employeurs affichent les résultats de l’évaluation, mais pas la date à laquelle est apparue l’iniquité, ce qui occulte le moment où les ajustements salariaux auraient dû être faits et dépouille en grande partie de son sens l’exigence de l’affichage. En l’absence de renseignements sur le moment où les iniquités salariales apparaissent, les salariés sont privés des éléments de preuve permettant d’établir la mauvaise foi de l’employeur, ce qui constitue la seule façon d’obtenir le versement rétroactif d’ajustements salariaux pour les iniquités apparues entre les évaluations. De plus, l’absence de tels renseignements impose quant à elle aux salariés ou aux syndicats le fardeau de faire des demandes de renseignements en application de l’art. 76.4, ce qui contredit l’objectif déclaré du Québec de rendre le régime plus proactif et plus efficace. Il n’est pas du tout clair que ce processus garantirait la communication en temps utile de tous les renseignements nécessaires. Autrement dit, non seulement il n’existe aucun droit de contester des iniquités pour la période comprise entre les évaluations, mais en plus, il y a, à l’art. 76.3, une disposition qui rend difficile d’accès et opaque le processus de contestation des résultats des évaluations.
[35] Les articles 76.5 et 103.1 al. 2 de la Loi permettent des ajustements salariaux pour les années comprises entre les évaluations uniquement si l’employeur ou le comité d’équité salariale a agi de mauvaise foi. La « mauvaise foi » est un concept bien connu dans les lois québécoises en matière de travail et d’emploi. Les termes utilisés à l’art. 76.9 de la Loi — selon lesquels l’employeur ne peut « agir de mauvaise foi ou de façon arbitraire ou discriminatoire, ni faire preuve de négligence grave » — sont les mêmes que ceux employés à l’art. 47.2 du Code du travail du Québec, RLRQ, c. C‑27. Et ceux‑ci ont été interprétés, notamment par la Cour dans Noël c. Société d’énergie de la Baie James, [2001] 2 R.C.S. 207, de façon très étroite comme signifiant uniquement une conduite comportant une « intention malicieuse » ou qui « dépass[e] les limites de la discrétion raisonnablement exercée » (par. 52). Appliqué en l’espèce, cet énoncé signifie que le versement rétroactif d’ajustements salariaux n’est possible que pour sanctionner un comportement inapproprié et délibéré manifesté au cours des évaluations obligatoires, et non pas la discrimination qu’est par ailleurs susceptible de révéler le processus. Par conséquent, une fois que l’équité salariale est atteinte, les iniquités subséquentes qui apparaissent avant l’évaluation suivante ne seront pas susceptibles de correction de nature réparatrice, sauf lorsque les demandeurs peuvent prouver qu’il y a eu discrimination intentionnelle (c’est‑à‑dire mauvaise foi), une conception de la discrimination que la Cour a rejetée depuis longtemps et qui va à l’encontre de l’objet des mesures législatives en matière d’équité salariale, à savoir remédier à la discrimination systémique. L’article 76.3 prive en outre les salariés et les syndicats des renseignements dont ils ont besoin pour évaluer en temps utile — et peut‑être contester — des décisions que prennent les employeurs par suite des évaluations du maintien de l’équité salariale.
[36] Je souscris à l’opinion du juge de première instance et de la Cour d’appel voulant que le Québec pouvait modifier son approche en matière d’équité salariale, mais que toute mesure législative adoptée par celui‑ci devait être conforme à la Constitution. Si, par exemple, l’art. 76.5 avait exigé que les ajustements salariaux s’appliquent à compter de la date de la réapparition de l’iniquité salariale, plutôt que de celle de l’affichage des résultats de l’évaluation, les employeurs n’auraient pas bénéficié d’une amnistie en matière d’équité salariale pour la période comprise entre les évaluations, et il n’y aurait pas eu d’effet discriminatoire.
[37] Cependant, les dispositions en cause dans le présent pourvoi ont un effet discriminatoire sur les personnes censées bénéficier de la loi, ce qui entraîne une violation prima facie de l’art. 15 de la Charte . Il y a violation parce que, lorsqu’une évaluation révèle l’existence d’une iniquité salariale, les femmes se voient refuser des ajustements salariaux rétroactifs et priver des renseignements nécessaires pour évaluer et peut‑être contester les décisions de l’employeur.
[38] Bien qu’il soit censé remédier à la discrimination systémique, le régime codifie en fait le refus d’accorder aux femmes des avantages dont jouissent habituellement les hommes — à savoir une rémunération liée à la valeur de leur travail. Les hommes reçoivent cette rémunération comme si cela allait de soi; les femmes, suivant ce régime, sont quant à elles censées endurer des périodes de cinq ans d’iniquité salariale et recevoir une rémunération égale uniquement lorsque leur employeur agit volontairement de manière non discriminatoire, ou encore lorsqu’elles peuvent s’acquitter du lourd fardeau de prouver que celui‑ci a eu une conduite délibérée ou inappropriée. Le régime fait donc obstacle à l’accès des femmes à l’équité salariale. De plus, corollairement, il tolère la sous‑évaluation du travail des femmes chaque fois que celles‑ci ne peuvent s’acquitter du fardeau particulier leur incombant de prouver qu’elles devraient être payées de façon égale non pas simplement en raison de leur égalité, mais parce que leur employeur a agi de façon inappropriée. En l’absence d’un tel comportement, on dit aux femmes sur le marché du travail qu’elles doivent tout simplement vivre avec le fait qu’elle ne sont pas payées équitablement, même lorsque lorsqu’une évaluation exigée par la loi a fait ressortir celui‑ci clairement. De cette façon, le régime, en privilégiant les employeurs, renforce l’un des facteurs‑clés de l’iniquité salariale : l’inégalité du rapport de force entre les employeurs et les travailleuses. En tolérant les décisions des employeurs qui entraînent des iniquités salariales pour les femmes, le législateur envoie le message selon lequel il ferme les yeux sur cette inégalité du rapport de force, perpétuant ainsi davantage le désavantage.
[39] De plus, les dispositions contestées entravent l’accès aux mesures antidiscrimination prévues à l’art. 19 de la Charte québécoise, qui garantit le droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale, et à l’art. 10, qui garantit le droit à l’égalité des sexes plus généralement. Les dispositions contestées entravent l’accès à ces droits parce que les plaintes visées par la Loi sur l’équité salariale doivent être réglées exclusivement suivant cette loi (voir l’art. 49.1 de la Charte québécoise). Les dispositions contestées de la Loi sur l’équité salariale empêchent l’accès à toute réparation pour la discrimination salariale fondée sur le sexe, sauf s’il y a preuve de mauvaise foi. En conséquence, pour les femmes visées par la Loi sur l’équité salariale, la promesse formulée à l’art. 19 concernant l’équité salariale est un droit non assorti d’une réparation, sauf en ce qui a trait aux ajustements prospectifs tous les cinq ans.
[40] Dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, la Cour a conclu à une violation de l’art. 15 en raison du « non‑accès [. . .] aux recours » permettant d’obtenir réparation pour une discrimination (par. 97). La même analyse s’applique en l’espèce, malgré le fait que le non‑accès prévu par la loi prend la forme d’une suspension périodique de droits à l’égalité existants plutôt que d’une exclusion totale du régime législatif. Dans les deux cas, l’effet discriminatoire est manifeste et important. Le fait de ne prévoir aucun recours pour la discrimination salariale fondée sur le sexe nie aux femmes sur le marché du travail le droit à l’égalité réelle, consacrant et perpétuant par le fait même leur désavantage préexistant (Andrews, p. 183).
[41] Mes collègues laissent néanmoins entendre qu’il n’y a aucune violation du par. 15(1) de la Charte parce que le législateur québécois n’a pas créé de discrimination salariale à l’endroit des femmes. Personne n’a dit qu’il l’avait fait. Toutefois, quand le gouvernement adopte une loi de manière à perpétuer un désavantage historique pour des groupes protégés, cette loi est assujettie à un examen de la conformité à l’art. 15 , quel que soit l’auteur du désavantage (Vriend, par. 66).
[42] Contrairement à ce que fait valoir le Québec, conclure en l’espèce que les modifications apportées par cette province violent l’art. 15 n’a pas pour effet d’imposer à l’État une obligation positive distincte d’adopter des régimes de prestations visant à corriger des inégalités sociales. Une telle conclusion ne mine pas non plus la capacité de l’État à agir de manière graduelle pour s’attaquer aux inégalités systémiques. L’article 15 exige cependant que l’État veille à ce que toutes les mesures qu’il prend effectivement n’aient pas d’effet discriminatoire (Vriend; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 72‑80). De plus, aucun élément de preuve n’étaye le point de vue in terrorem de mes collègues portant que le fait de conclure à une violation aurait un « effet paralysant » sur les législateurs. Cela équivaut à un argument selon lequel le fait d’exiger de ces derniers qu’ils se conforment aux normes établies dans la Charte aurait un tel effet. Des préoccupations de nature conjecturale quant à la possibilité d’inciter les législateurs à faire montre de timidité en matière législative n’a jamais, jusqu’à maintenant, constitué un outil d’analyse reconnu pour décider s’il y a eu violation de la Constitution. Les législateurs comprennent qu’ils sont liés par la Charte et que la population s’attend à ce qu’ils se conforment à celle‑ci. Les tribunaux sont des agents de facilitation, et non pas de simples spectateurs, dans cette entreprise.
[43] Cela nous amène à l’article premier. Pour établir que la violation prima facie de l’art. 15 est justifiée, le Québec a le fardeau de démontrer que les modifications contestées ont un objectif urgent et réel et que les moyens choisis pour réaliser cet objectif sont proportionnés à celui‑ci.
[44] Je conviens avec la Cour d’appel qu’aucune des dispositions contestées ne peut être justifiée au regard de l’article premier, mais j’aborderais l’analyse un peu différemment en examinant tout d’abord l’art. 76.5 et l’art. 103.1 al. 2.
[45] La première étape consiste à déterminer l’objectif des modifications contestées, puis à décider si celui‑ci est urgent et réel. Notre Cour a insisté sur le fait que « tous les volets du test établi dans Oakes reposent sur une détermination appropriée de l’objectif de la mesure contestée » (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 20, juge Deschamps). Lorsqu’un tribunal conclut qu’une disposition législative donnée viole un droit garanti par la Charte, il incombe à l’État de justifier cette restriction, et non l’ensemble du régime législatif. Par conséquent, « [a]ux fins d’une analyse fondée sur l’article premier, l’objectif pertinent est l’objectif de la mesure attentatoire puisque c’est cette dernière et rien d’autre que l’on cherche à justifier » (RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 144; R. c. K.R.J., [2016] 1 R.C.S. 906, par. 62).
[46] L’objectif de la mesure qui doit être examiné en l’espèce n’est donc pas l’objectif général des modifications de 2009, mais plutôt l’objectif des restrictions précises prévues à l’art. 76.5 et à l’art. 103.1 al. 2, qui empêchent les salariées d’obtenir des ajustements salariaux pour les iniquités salariales qui apparaissent au cours de la période de cinq ans comprise entre les évaluations du maintien de l’équité salariale.
[47] Le Québec affirme que l’objectif justifiant le refus des ajustements salariaux pour la période comprise entre les évaluations était d’accroître le respect de la loi en rendant le régime plus « réaliste ». Il a adopté une approche qui, affirme‑t‑il, tient compte des difficultés inhérentes à l’obligation continue de maintenir l’équité salariale et a mis en place un régime qui est plus facile à administrer et plus efficace. Le Québec soutient donc que l’un des avantages des modifications de 2009 est qu’il sera plus facile de repérer les iniquités salariales en raison des évaluations obligatoires. Cependant, la question constitutionnelle ne porte pas sur la nature périodique des évaluations, mais sur le fait que, quelle que soit l’iniquité que révèlent ces évaluations, on ne peut la corriger rétroactivement. Si la justification du Québec au regard de l’article premier repose sur cet argument, il n’y a aucun lien rationnel entre la violation — le refus des ajustements salariaux rétroactifs — et son objectif déclaré.
[48] Par souci d’exhaustivité, toutefois, j’examinerais une formulation un peu plus précise de l’objectif du Québec en faveur de laquelle il n’a pas explicitement plaidé. Citant l’un des experts des syndicats, la Cour d’appel a considéré que l’une des interprétations possibles de l’objectif du régime était d’établir un « compromis visant à éviter les lourdeurs financières et administratives que représenterait la rétroactivité pour les entreprises » (par. 84). Par voie de conséquence, le fait d’alléger ces lourdeurs en refusant les paiements rétroactifs encouragerait davantage d’employeurs à respecter volontairement la loi. Je suis disposée à reconnaître qu’encourager un respect accru de la loi par les employeurs peut, dans certaines circonstances, constituer un objectif urgent et réel.
[49] Pour ce qui est du lien rationnel, la loi a été modifiée en 2009. Il n’y a toutefois aucune preuve empirique ou autre pour établir la façon dont ces modifications ont favorisé la réalisation de l’objectif visant à assurer son respect par l’employeur, ou la raison pour laquelle le fait de refuser la rétroactivité facilite ce respect. Le lien est donc tout au plus ténu. Je suis néanmoins disposée à admettre que le fait de réduire les obligations de l’employeur peut être considéré, sur le plan théorique, comme étant rationnellement lié à un respect accru de la loi par l’employeur.
[50] Toutefois, la justification commence à se dissiper à l’étape de l’atteinte minimale. Le Québec n’a d’aucune façon démontré comment les moyens qu’il a choisis « restreignent le droit [. . .] aussi peu que cela est raisonnablement possible aux fins de la réalisation de l’objectif législatif » (RJR‑MacDonald, par. 160) ou, autrement dit, l’absence d’[traduction] « une autre manière raisonnable pour le législateur de répondre à l’objectif qui ne porterait pas atteinte au droit ou à la liberté en cause, ou qui aurait une conséquence moindre sur ce droit ou cette liberté » (Robert J. Sharpe et Kent Roach, The Charter of Rights and Freedoms (5e éd. 2013), p. 75).
[51] En fait, si l’objectif du Québec était bel et bien d’accroître le respect de de la loi, il n’y a virtuellement aucune preuve indiquant que d’autres façons d’encourager les employeurs à respecter la loi — comme une application plus rigoureuse des exigences prévues par la Loi sur l’équité salariale au moyen de ses dispositions qui créent des infractions — seraient inefficaces. Les dispositions pénales de la Loi habilitent les organismes d’application de la loi concernés à accuser les employeurs d’infractions de non‑respect de leurs obligations et à leur imposer des amendes en cas de déclaration de culpabilité (art. 115 à 118). Or, aucune preuve n’indique que le Québec a déployé un effort véritable pour veiller au respect de la loi par les employeurs qui n’ont pas adopté un programme d’équité salariale ou pris des mesures pour atteindre et maintenir l’équité salariale requise par les anciennes dispositions. Le Québec n’a pas non plus expliqué pourquoi une telle preuve n’avait pas été présentée. En fait, il s’est contenté de dire qu’il avait essayé un régime qui créait des obligations continues pour que les femmes obtiennent un salaire équitable, mais que, comme celui‑ci n’avait pas répondu aux attentes de la province, il essaierait un nouveau régime qui élimine ces obligations.
[52] L’élimination des obligations en matière d’équité salariale, sauf pour ce qui est des ajustements tous les cinq ans, ne restreint pas aussi peu que cela est raisonnablement possible les droits à l’égalité des salariées, mais suspend leurs droits à la protection contre la discrimination salariale pour des intervalles de cinq ans.
[53] De plus, si l’objectif est d’accroître le respect de la loi, le Québec n’a pas démontré que les mesures législatives satisfont à l’obligation de mise en balance « globale » de l’analyse fondée sur l’article premier. Baisser la barre pour encourager les employeurs à respecter la loi ne signifie pas nécessairement que davantage d’employeurs déploieront les efforts nécessaires pour respecter celle‑ci; non seulement cette « incitation » ne porte pas atteinte de façon minimale au droit à la protection contre une rémunération discriminatoire, mais ses effets préjudiciables l’emportent largement sur ses effets bénéfiques. Ses effets préjudiciables consistent en la création d’obstacles à l’accès à un salaire équitable, alors que ses effets bénéfiques sont, pour le moment, non discernables et hypothétiques, étant donné l’absence de preuve à cet égard.
[54] Quoi qu’il en soit, baisser la barre dans l’espoir d’obtenir le respect de la loi me semble incompatible avec le respect de l’égalité réelle. C’est un peu, selon moi, comme affirmer que, si un nombre insuffisant d’employeurs respectent l’obligation de construire des rampes d’accès pour des employés handicapés, l’obligation de fournir des milieux de travail sans obstacles sera remplacée par une obligation occasionnelle de remise à niveau. Dans l’intervalle, on privera d’accès de nombreuses personnes dans l’espoir que cet accès deviendra possible pour certaines d’entre elles. En plus de causer un préjudice disproportionné aux personnes qui revendiquent l’égalité, cela signifie qu’il est permis sur le plan constitutionnel de suspendre à l’occasion les droits à l’égalité des salariés pour encourager les employeurs à remplir leurs obligations légales antidiscrimination.
[55] L’article 15 protège les femmes contre la discrimination. L’équité salariale est une stratégie qui leur assure une protection contre la discrimination salariale. Il ne s’agit pas d’un droit épisodique ou occasionnel. La proposition conjecturale selon laquelle le fait de sacrifier ce droit dans l’espoir d’encourager un respect accru possible de la loi ne l’emporte pas sur le préjudice causé par la restriction.
[56] Réduire les obligations des employeurs dans l’espoir d’encourager ceux‑ci à respecter la loi subordonne le droit substantiel d’ordre constitutionnel des femmes de ne pas faire l’objet de discrimination salariale à la volonté des employeurs de respecter la loi. Cela envoie aux employeurs un message de politique générale selon lequel le non‑respect des obligations légales qui leur incombent en application de la Loi sera récompensé par une diminution de celles‑ci. Les travailleuses pour leur part reçoivent comme message que c’est à elles de supporter le fardeau financier du manque d’empressement de l’employeur. Les effets préjudiciables de cette approche sur les personnes mêmes que le régime d’équité salariale vise à aider l’emportent sur ses effets bénéfiques. En raison de ce préjudice général disproportionné, la violation causée par l’art. 76.5 et l’art. 103.1 al. 2 ne saurait être justifiée au regard de l’article premier.
[57] Pour ce qui est de l’art. 76.3 — qui exclut des renseignements devant figurer dans l’évaluation affichée la date de la réapparition des iniquités salariales—, aucune des étapes de l’analyse relative à la justification n’est franchie. Le Québec n’a invoqué aucun objectif urgent et réel en particulier. En fait, il n’a pas non plus expliqué l’exclusion de ce renseignement, sauf pour dire que celui‑ci n’est pas pertinent suivant le nouveau régime, lequel exige uniquement que des ajustements soient effectués tous les cinq ans. Étant donné la conclusion que j’ai tirée plus tôt dans les présents motifs selon laquelle l’intervalle de cinq ans entre le versement des ajustements salariaux réparateurs est inconstitutionnel, la date à laquelle les iniquités salariales réapparaissent constitue un renseignement manifestement pertinent.
[58] Je rejetterais donc le pourvoi du Québec avec dépens.
[59] Pour ce qui est de l’appel incident, tant le juge de première instance que la Cour d’appel ont conclu que les syndicats ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau de prouver l’inconstitutionnalité des dispositions de la Loi modifiant la Loi sur l’équité salariale de 2009 qui ont abrogé les art. 40 à 43 de la Loi sur l’équité salariale (l’obligation continue de maintenir l’équité salariale). Je suis d’accord. Comme nous l’avons vu précédemment, il était loisible au Québec d’opter pour un régime d’évaluation périodique du maintien de l’équité salariale. Il y a violation de l’art. 15 en raison de la suspension des droits à l’égalité des femmes pendant la période de cinq ans comprise entre les évaluations, et non pas en raison du caractère périodique de l’évaluation de ce maintien.
[60] Les syndicats soutiennent également dans leur appel incident que le régime en cause porte atteinte à l’art. 15 du fait de la non‑participation des salariés au processus relatif au maintien de l’équité salariale. Les syndicats ne se sont pas, à mon avis, acquittés de leur fardeau de prouver que cette non‑participation avait un effet discriminatoire dans les circonstances de l’espèce. Après avoir examiné attentivement la preuve d’expert, le juge de première instance a conclu que ce qui compte ce sont les renseignements disponibles en ce qui a trait au maintien de l’équité salariale, et non pas la participation des salariés. Les syndicats n’ont pas démontré que le juge de première instance avait commis une erreur susceptible de contrôle dans cette appréciation. Comme la Cour d’appel l’a souligné à bon droit, la Charte ne constitutionnalise pas un modèle unique de régime d’équité salariale. L’analyse doit demeurer axée sur l’effet discriminatoire.
[61] Le pourvoi incident est donc rejeté avec dépens.
Les motifs suivants ont été rendus par
Les juges Côté, Brown et Rowe —
I. Introduction
[62] Depuis l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés , la jurisprudence relative au droit à l’égalité prévu à l’art. 15 a été en constante mouvance en raison de ses limites conceptuelles peu définies. En 1989, dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, le juge McIntyre a pris conscience de la délicatesse de la tâche qui incombait à la Cour, à savoir délimiter la portée du droit à l’égalité et proposer une méthode efficace pour protéger ce droit. Le juge McIntyre qualifiait alors le droit à l’égalité de « concept difficile à saisir qui, plus que tous les autres droits et libertés garantis dans la Charte, ne comporte pas de définition précise » (p. 164).
[63] Dix ans plus tard, dans l’affaire Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, le juge Iacobucci évoquait la difficulté quasi inhérente qui réside dans l’interprétation de l’art. 15 de la Charte . Il soutenait que « [l]a recherche de l’égalité symbolise certains des idéaux et certaines des aspirations les plus élevés de l’humanité, lesquels sont par nature abstraits et soumis à différents modes d’expression. Le défi auquel fait face l’appareil judiciaire à l’égard de l’interprétation et de l’application du par. 15(1) de la Charte est de mettre en œuvre ces idéaux et ces aspirations d’une manière qui ait un sens pour les Canadiens et qui soit conforme à l’objet de cette disposition » (par. 2).
[64] Selon nous, les motifs de la juge Abella ne reflètent pas cette recherche de l’égalité qui s’impose depuis Andrews. Comme il appert du dossier connexe Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, le Québec a été un précurseur dans la lutte contre les iniquités salariales dans les entreprises privées au Canada. Les modifications à la Loi sur l’équité salariale, L.Q. 1996, c. 43 (maintenant RLRQ, c. E‑12.001) (« Loi »), s’inscrivent dans ces efforts. Dans un tel contexte, il est profondément inique vis-à-vis de la société québécoise de qualifier ces modifications d’inconstitutionnelles dans la mesure où l’Assemblée nationale du Québec a remplacé un mécanisme inefficace pour assurer le maintien réel de l’équité salariale par un processus d’évaluation quinquennal du programme d’équité salariale implanté dans les entreprises. Le choix d’adopter cette mesure qui, de toute façon, améliore la situation des personnes salariées visées par rapport à l’ancien régime, appartient aux élus québécois et non à notre Cour.
[65] Le présent pourvoi porte sur la question relative à la nature des droits conférés par la Charte. Fondamentalement, ces droits sont négatifs en ce qu’ils empêchent l’État d’agir d’une façon qui y porterait atteinte. Ils n’imposent aucune obligation au gouvernement d’agir de façon à obtenir certains résultats dans la société, comme l’éradication complète et définitive des iniquités salariales fondées sur le sexe dans les entreprises privées. Donner à la Charte une interprétation qui impose une telle obligation positive transformerait sa nature et conférerait aux tribunaux la responsabilité inusitée d’en superviser le degré de conformité. C’est pourtant la conséquence qui découle de l’interprétation de notre collègue. Même si des politiques gouvernementales ou des lois visant la protection des droits de la personne peuvent avoir pour objet l’élimination des iniquités salariales dans les entreprises privées, il ne s’agit pas d’une obligation constitutionnelle : Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657, par. 41.
[66] En réalité, la Charte vise à protéger l’égalité réelle, notamment en faisant en sorte que les actions gouvernementales n’empêchent pas les membres des groupes énumérés ou analogues d’avoir accès à des mesures qui bénéficient à la population en général : Andrews, p. 174; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 322-323. Cependant, elle n’impose pas une obligation de résultat lorsque le législateur met en place des mesures visant précisément à rétrécir l’écart entre le groupe et le reste de la société. La Charte n’a pas pour effet de contraindre l’État à atteindre l’égalité dans les secteurs qui ne relèvent pas du domaine d’activité du gouvernement, par exemple dans les entreprises privées. En toute logique, si la mesure visant à réduire l’inégalité n’a pas pour effet d’accentuer le désavantage préexistant dont le groupe fait l’objet, par rapport à la situation qui existerait en l’absence de l’intervention de l’État, la mesure est constitutionnelle. À plus forte raison, la mesure améliorant la situation du groupe respecte également la lettre et l’esprit de la Charte. Selon les enseignements de notre Cour, cette mesure sera d’ailleurs protégée par l’application du par. 15(2).
[67] Diverses théories socio-économiques prônent des visions différentes quant à la méthode appropriée de redistribution des avantages économiques et la mise en place de mécanismes ayant pour but de promouvoir la justice sociale. Notre Cour n’a pas le mandat de dicter le meilleur moyen d’atteindre un idéal social, ni celui de se prononcer sur la pertinence des politiques sous-jacentes à l’adoption des lois : Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 496; voir aussi la dissidence des juges Rothstein et Wagner dans Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245, par. 116-118.
[68] En somme, nous ne pouvons souscrire à l’analyse proposée par la juge Abella puisque nous considérons que l’écart entre les salariées visées par la Loi et le reste de la société ne s’est pas agrandi suivant l’adoption des modifications législatives à l’étude. À cet égard, elle fait erreur en adoptant une interprétation stricte des art. 76.9 et 101 de la Loi qui limite leur portée réelle. Corrélativement, la Loi ne perpétue pas de désavantages préexistants.
II. Analyse
A. Cadre analytique du par. 15(1)
[69] L’énoncé le plus récent quant à l’analyse que commande le par. 15(1) de la Charte figure dans l’arrêt Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548. L’analyse comporte deux volets.
[70] Au premier volet, il faut examiner si, à première vue ou par son effet, une loi crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue : Taypotat, par. 19. Pour l’établir, le demandeur doit démontrer que la loi en cause a un effet disproportionné à son égard du fait de son appartenance à un groupe énuméré ou analogue : Taypotat, par. 21. Au niveau de la preuve, il suffit généralement de démontrer que la loi produit « un effet négatif disproportionné sur un groupe ou une personne identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues » : Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 64. À ce sujet, nous partageons l’opinion du juge LeBel dans Québec c. A, qui énonce adéquatement la marche à suivre à la première étape :
Ainsi, le demandeur peut démontrer que la mesure contestée crée directement une distinction en imposant des restrictions ou des désavantages sur la base d’un motif énuméré ou analogue : voir notamment Miron, par. 131; Lavoie c. Canada, 2002 CSC 23, [2002] 1 R.C.S. 769, par. 52; Trociuk c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2003 CSC 34, [2003] 1 R.C.S. 835, par. 10. Il en est de même lorsque la mesure restreint l’accès à une institution sociale fondamentale (Law, par. 74), ou impose des obligations qui ne s’appliquent pas à d’autres (Withler, par. 62). Le demandeur peut également faire état d’une distinction par effet indirect lorsque la mesure, « bien qu’elle prévoie un traitement égal pour tous, [. . .] a un effet négatif disproportionné sur un groupe ou une personne identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues » : Withler, par. 64. Les comparaisons, s’il en est, peuvent contribuer, à cette étape, à démontrer l’existence d’une distinction désavantageuse. [par. 189]
[71] Selon nous, en l’espèce l’aspect désavantageux ou préjudiciable généralement traité au second volet doit être considéré au premier volet de l’analyse que commande le par. 15(1) . Le premier volet invite la Cour à procéder à un exercice comparatif. Comme le soulignaient la juge en chef McLachlin et la juge Abella, « [i]l ressort du mot “distinction” l’idée que le demandeur est traité différemment d’autrui. La comparaison entre donc en jeu, en ce sens que le demandeur prétend qu’il s’est vu refuser un avantage accordé à d’autres ou imposer un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle correspondant à un motif énuméré ou analogue visé par le par. 15(1) » : Withler, par. 62.
[72] De par sa nature, la Loi se compose de distinctions qui peuvent affecter un groupe formé essentiellement de femmes. Il serait absurde qu’une démarche axée sur les effets discriminatoires ne traite pas d’emblée de la question du désavantage engendré par une ou plusieurs de ces distinctions, à tout le moins prima facie.
[73] Le second volet est plus onéreux puisqu’il exige la démonstration que le désavantage est discriminatoire parce que la loi « ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur [refuse] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes » : Taypotat, par. 20.
B. Discussion au sujet des arrêts Kapp et Cunningham
[74] Suivant les enseignements de l’arrêt R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, réaffirmé dans Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670, par. 44, c’est avant de passer au second volet de l’analyse que commande le par. 15(1) que l’on devrait généralement se pencher sur l’application du par. 15(2). Dans cette affaire, il a été déterminé que la fragmentation de l’analyse avait l’avantage d’éviter de conclure à une violation du droit à l’égalité avant de valider cette mesure en application du par. 15(2) :
En d’autres termes, une fois que l’auteur d’une demande présentée en vertu de l’art. 15 a établi l’existence d’une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, le gouvernement peut démontrer que la loi, le programme ou l’activité contesté apporte une amélioration et est donc conforme à la Constitution. L’avantage que présente cette approche est qu’elle permet d’éviter la difficulté symbolique d’avoir à juger un programme discriminatoire avant de le « valider » comme étant améliorateur, tout en permettant d’appliquer de façon indépendante une disposition qui a été formulée de façon séparée et distincte du par. 15(1) . Si le gouvernement ne démontre pas que son programme relève du par. 15(2), ce programme doit alors faire l’objet d’un examen approfondi au regard du par. 15(1) afin de déterminer s’il a un effet discriminatoire.
(Kapp, par. 40)
[75] Dans Kapp, les demandeurs, des pêcheurs commerciaux pour la plupart non autochtones, ne faisaient pas partie du groupe visé par un motif énuméré ou analogue qui bénéficiait des avantages que procurait le programme. Les demandeurs plaidaient la discrimination à rebours et prétendaient que l’avantage procuré par le permis de pêche communautaire alloué à trois bandes autochtones violait l’art. 15 de la Charte (par. 1). Dans ce contexte, il est vrai qu’il existe un certain avantage à ne pas reconnaître explicitement que la mesure a des effets discriminatoires sur un ou plusieurs groupes non visés par cette dernière, mais que ces effets sont justifiés par l’objectif qu’un autre groupe défavorisé obtienne l’égalité réelle. Dans un tel scénario, la démarche proposée ne pose pas de réel problème.
[76] Dans le dossier qui nous occupe, c’est le groupe visé par un motif énuméré qui soulève le caractère discriminatoire des effets d’une loi visant spécifiquement à améliorer la situation de ses membres. Appliquer la méthode proposée dans Kapp aurait pour effet de mettre fin prématurément à l’analyse. Il n’est pas impossible ou inimaginable qu’une loi ait pour objet véritable l’amélioration de la situation d’un groupe tout en ayant pour effet d’accroître l’écart préjudiciable et discriminatoire avec le reste de la société : J. McGill, « Section 15(2), Ameliorative Programs and Proportionality Review » (2013), 63 S.C.L.R. (2d) 521. Le groupe visé par la mesure ou la loi se retrouverait alors dans un cul-de-sac constitutionnel. Ainsi, bien que les effets d’une action gouvernementale auraient pour conséquence d’exacerber la discrimination à laquelle un groupe fait face, les tribunaux devraient néanmoins faire preuve de déférence envers le gouvernement étant donné les bonnes intentions de ce dernier. Or, une telle situation irait à l’encontre de l’approche favorisée par notre Cour en matière d’égalité : Andrews, p. 182; Québec c. A, par. 333.
[77] Selon nous, un tel contexte nous force à déplacer l’analyse relative au par. 15(2), à la suite de l’analyse complète fondée sur le par. 15(1) . D’une part, cela permet de déterminer si l’action gouvernementale crée ou perpétue le désavantage discriminatoire. De toute évidence, il n’y a pas lieu de « sauvegarder » une mesure qui ne viole pas l’art. 15 . D’autre part, le second volet de l’analyse que commande le par. 15(1) permet d’enrichir la recherche de l’objet véritable d’une loi. En effet, une loi mettant sur pied des mécanismes qui ne créent aucun avantage pour le groupe n’a probablement pas comme objet véritable l’amélioration de sa situation. Il est plus difficile de se prononcer lorsque la loi crée à la fois des avantages et des désavantages. Bien que le critère demeure objectif et empreint de déférence à l’endroit des mesures législatives préférées par le législateur, il ne fait pas de doute que l’effet réel de celles-ci peut être considéré : Kapp, par. 49.
[78] Finalement, la méthode que nous préconisons en l’espèce respecte l’effet combiné des par. 15(1) et (2) , qui est de promouvoir l’égalité réelle : Kapp, par. 16. Il faut rappeler que, dans Kapp, la Cour a reconnu que le test alors mis de l’avant ne constituait qu’une étape embryonnaire dans le développement de la jurisprudence relative au par. 15(2) et qu’il pourrait se « révéler nécessaire, dans des affaires ultérieures, d’ajuster ce cadre d’analyse » (par. 41).
[79] Dans Cunningham, c’est à bon droit que notre Cour a refusé de modifier le cadre d’analyse dans le cas d’un groupe qui alléguait l’inconstitutionnalité de son exclusion d’un programme procurant un avantage à un autre groupe visé par un motif énuméré ayant des caractéristiques similaires (par. 53). Dans cette affaire, les demandeurs, qui étaient à la fois membres de l’établissement métis de Peavine et des Indiens inscrits, contestaient la constitutionnalité de certaines dispositions du Metis Settlements Act, R.S.A. 2000, c. M-14, qui empêchaient les Indiens inscrits de devenir membres officiels de quelque établissement métis que ce soit. Ils alléguaient entre autres qu’ils étaient privés des avantages du programme en raison de leur race. Dans de tels cas de sous-inclusion d’un groupe ou d’un sous-groupe à un des groupes énumérés ou analogues mais autrement exclus du groupe visé spécifiquement par la mesure, nous sommes d’avis qu’il y a toujours lieu de suivre la démarche préconisée dans l’arrêt Kapp puisque l’avantage qu’elle procure demeure pertinent.
[80] En somme, c’est seulement lorsque le demandeur fait partie du groupe que la loi vise spécifiquement qu’il y a lieu de déplacer l’analyse que commande le par. 15(2) à la suite du par. 15(1) . Dans toutes les autres situations où le demandeur ne fait pas partie du groupe, il faut suivre l’ordre de priorité établi dans l’arrêt Kapp.
C. Premier volet du par. 15(1)
[81] À la lecture des motifs de la juge Abella, il peut sembler aisé de déterminer si le groupe subit une distinction désavantageuse fondée sur le sexe. Selon elle, cette distinction est évidente puisque le but de la Loi est de tenter de résoudre les iniquités salariales qui existent entre les hommes et les femmes au travail (motifs de la juge Abella, par. 29). Pourtant, nous estimons à cette étape de l’analyse que le demandeur ne doit pas seulement démontrer l’existence d’une simple distinction dans la Loi, mais également d’une forme de désavantage en découlant.
[82] La juge Abella affirme que les effets de la mesure contestée ne devraient pas être pris en compte au premier volet de l’analyse relative au par. 15(1) , de façon à éviter d’écarter des demandes en se basant sur des détails techniques. Or, cela ne constitue pas une simple formalité ou technicité. Il s’agit de déterminer si la mesure a un quelconque effet sur le groupe. Une demande qui ne peut démontrer prima facie la présence d’effets désavantageux est vouée à l’échec. Cela dit, les notions de « désavantage » et de « préjudice » sont souples et peuvent prendre plusieurs formes.
[83] La question de savoir si les effets des art. 76.3, 76.5 et 103.1 par. 2 de la Loi sont désavantageux est complexe. Sans imposer un fardeau indûment lourd à cette première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1) de la Charte , il y a lieu de se questionner davantage. Bien que notre collègue ait identifié une distinction au sens du par. 15(1), nous sommes d’avis que son analyse est viciée sur deux plans. Premièrement, il découle de l’analyse de notre collègue que toute tentative méliorative ne réalisant pas parfaitement ses objectifs porterait atteinte au par. 15(1). Pour les raisons que nous exposerons, nous ne pouvons nous rallier à cette position. Deuxièmement, malgré les efforts de notre collègue à dépeindre les dispositions péjorativement, un examen attentif de celles-ci montre clairement qu’elles ne sont pas, dans les faits, désavantageuses.
[84] D’une part, l’argument avancé par la juge Abella voulant que la Loi ne procure pas d’avantages, mais constitue plutôt un véhicule permettant le respect d’un droit fondamental garantit par la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12 « Charte québécoise », peut sembler séduisant. Sous cet angle, comme l’objectif de la Loi serait d’atteindre le même traitement salarial du groupe favorisé, en l’espèce celui des personnes occupant des emplois tombant dans des catégories d’emploi à prédominance masculine, il est presque inévitable que la Loi soit désavantageuse si cet objectif n’est pas parfaitement réalisé, puisque cette lacune aurait pour effet de « perpétuer » le désavantage préexistant. Pourtant, bien que l’équité salariale soit souhaitable dans notre société, la Charte ne confère pas un statut constitutionnel à sa réalisation non plus qu’à son maintien. En critiquant le caractère « épisodique » et « partiel » des obligations de maintien prévues dans les modifications à Loi (motifs de la juge Abella, par. 33) et en signalant que ces mêmes modifications « suspendent » le droit des femmes à la protection contre toute discrimination salariale pour des intervalles de cinq ans (motifs de la juge Abella, par. 52), les propos de la juge Abella ont pour effet de constitutionnaliser l’équité salariale. Or, l’équité applicable aux entreprises privées est une création du législateur québécois et qui ne jouit d’aucun statut constitutionnel.
[85] Au passage, il faut aussi rejeter la position mise de l’avant par les intimés puisqu’ils comparent les modifications de la Loi à sa version antérieure. Adopter cette démarche aurait pour effet de constitutionnaliser un mécanisme procurant des avantages à un groupe visé par un motif énuméré ou analogue au détriment d’autres mécanismes tout aussi valables. Il ne serait alors plus loisible au législateur d’explorer d’autres avenues. Le législateur qui souhaiterait expérimenter en offrant par exemple des avantages moins importants ou simplement différents devrait courir le risque qu’une majorité de notre Cour remette en question le bien-fondé de sa mesure. Ce résultat serait inepte. Alors que le Québec verrait ses modifications à la Loi être déclarées invalides, une province n’ayant pas de loi similaire visant le secteur privé, comme l’Île-du-Prince-Édouard, pourrait adopter mot pour mot la Loi à l’étude, et la constitutionnalité de celle-ci ne serait pas mise en doute. Ce serait imposer au Québec, ainsi qu’à toute province ayant joué un rôle de précurseur dans la lutte aux iniquités salariales, des obligations qui ne sont pas imposées aux autres.
[86] D’autre part, il est tout aussi erroné pour la juge Abella d’affirmer que, pour les femmes visées par la Loi, la promesse d’équité salariale que l’on retrouve à l’art. 19 de la Charte québécoise est un droit sans recours, excepté à tous les cinq ans (motifs de la juge Abella, par. 39). L’article 19 al. 3 de la Charte québécoise prévoit explicitement que « [l]es ajustements salariaux ainsi qu’un programme d’équité salariale sont, eu égard à la discrimination fondée sur le sexe, réputés non discriminatoires, s’ils sont établis conformément à la Loi sur l’équité salariale ». Faut-il rappeler que la Charte québécoise ne jouit d’aucun statut constitutionnel ?
[87] S’il fallait pousser le raisonnement de la juge Abella, il faudrait conclure que l’art. 19 de la Charte québécoise est aussi inconstitutionnel puisqu’il n’offre aucun recours aux salariés œuvrant dans des entreprises sans comparateur masculin. Quant aux autres salariés, une embuche inappropriée leur serait imposée puisqu’ils auraient encore le lourd fardeau (motifs de la juge Abella, par. 38) d’intenter un recours et de démontrer qu’ils ne bénéficient pas d’un « salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit ». Par conséquent, il faudrait conclure que la Charte québécoise impose un fardeau que les hommes n’ont pas à porter. Nous sommes en profond désaccord avec cette position.
[88] Dans tous les cas, le côté avantageux de la Loi, dans sa version modifiée en 2009 (L.Q. 2009, c. 9), est évident. Il convient d’abord de lire les dispositions en litige que notre collègue juge inconstitutionnelles :
76.3. Le comité de maintien de l’équité salariale ou, à défaut, l’employeur doit, lorsqu’il a évalué le maintien de l’équité salariale, en afficher pendant 60 jours les résultats dans des endroits visibles et facilement accessibles aux salariés. L’affichage doit inclure les éléments suivants :
1° un sommaire de la démarche retenue pour l’évaluation du maintien de l’équité salariale;
2° la liste des événements ayant généré des ajustements;
3° la liste des catégories d’emplois à prédominance féminine qui ont droit à des ajustements;
4° le pourcentage ou le montant des ajustements à verser;
5° sa date ainsi que les renseignements sur les droits prévus à l’article 76.4 et sur les délais pour les exercer.
Le comité de maintien de l’équité salariale ou, à défaut, l’employeur informe les salariés de l’affichage, par un mode de communication susceptible de les joindre, en indiquant notamment la date de l’affichage, sa durée et par quels moyens ils peuvent en prendre connaissance.
76.5. Sous réserve du troisième alinéa de l’article 101, les ajustements salariaux s’appliquent à compter de la date à laquelle l’affichage prévu au deuxième alinéa de l’article 76.4 doit avoir lieu.
À défaut d’être versés, ils portent intérêt au taux légal à compter de cette date.
103.1. . . .
À l’occasion d’une plainte portée en vertu des dispositions de l’article 100 concernant le maintien de l’équité salariale, la Commission ne peut déterminer des ajustements salariaux antérieurs à la date prévue au premier alinéa de l’article 76.5.
[89] Depuis l’entrée en vigueur des modifications en 2009, les salariées visées bénéficient d’un avantage considérable par rapport à la situation qui prévalait auparavant. Cet avantage prend la forme d’une évaluation périodique du maintien de l’équité salariale sans qu’elles n’aient à intenter quelque recours, et le cas échéant, d’un ajustement salarial pour le futur. Il s’agit d’un changement d’orientation législatif significatif. L’ancien régime était qualifié de « passif » puisque seule une obligation générale de ne pas discriminer était imposée aux employeurs. Il revenait aux salariées de porter plainte. De façon générale, les lois « passives » ont été durement critiquées, notamment en raison des coûts émotionnels et financiers importants qu’elles peuvent entraîner et de la lenteur institutionnelle : Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi (1984), p. 263-264; sur l’expérience avec la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H-6 , voir Groupe de travail sur l’équité salariale, L’équité salariale : une nouvelle approche à un droit fondamental (2004), p. 109-118. Le mécanisme actuel peut quant à lui être qualifié de « proactif » en ce qu’il oblige l’employeur à procéder à une révision périodique des conditions salariales et à divulguer les informations pertinentes à l’exercice : C. Sheppard, Inclusive Equality : The Relational Dimensions of Systemic Discrmination in Canada (2010), p. 29. Ainsi, contrairement à ce qu’avance notre collègue, la Loi n’a pas législativement ancré la discrimination en imposant un mécanisme qui la perpétue. Elle n’impose pas non plus d’embûches additionnelles, au contraire.
[90] De plus, l’art. 76.9 de la Loi prévoit que « [l]’employeur [. . .] ne doit pas, en regard du maintien de l’équité salariale, agir de mauvaise foi ou de façon arbitraire ou discriminatoire, ni faire preuve de négligence grave à l’endroit des salariés de l’entreprise ». Corrélativement, l’art. 101 al. 3 de la Loi prévoit que, « en cas de manquement de l’employeur à l’article 76.9, la Commission [de l’équité salariale, remplacée par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail] peut déterminer que des ajustements salariaux sont dus à compter de la date de ce manquement ». Un mécanisme est donc en place pour éviter de créer une lacune dans la Loi dont il pourrait être possible de tirer délibérément avantage. À notre avis et avec respect, notre collègue la juge Abella fait fausse route lorsqu’elle conclut que l’effet cumulatif des articles à l’étude est d’accorder une « amnistie » pour les employeurs quant aux ajustements salariaux requis entre les évaluations périodiques (par. 33).
[91] Également, il est inexact, que l’art. 76.9 de la Loi ne s’applique qu’au cas de discrimination intentionnelle ou de mauvaise foi (motifs de la juge Abella, par. 35). Tel que mentionné précédemment, l’art. 76.9 couvre également les conduites arbitraires ou discriminatoires. Il est aberrant de soutenir que le mécanisme prévu par la Loi constitue une forme d’approbation gouvernementale de la sous-évaluation de la rémunération des femmes (motifs de la juge Abella, par. 38). Considérée dans son ensemble, la Loi crée un régime complet « hybride » qui permet une révision périodique des salaires en plus d’offrir un recours en réparation rétroactive en cas d’abus. La Loi répond donc au problème de la discrimination systémique en plus de, notamment, répondre à celui de la discrimination intentionnelle.
[92] De surcroît, l’effet améliorateur de la Loi devient évident lorsque la situation est analysée sous le prisme du groupe comparateur. Bien qu’il faille faire preuve de prudence lors du choix d’un tel groupe, ce choix étant susceptible de dicter le résultat de l’analyse, il appert qu’un groupe de comparaison adéquat et aux caractéristiques identiques existe bel et bien. Notre Cour n’a d’ailleurs jamais abandonné ou proscrit l’utilisation de la preuve comparative. Elle a simplement émis une mise en garde contre le formalisme trop rigide. Dans les circonstances du présent pourvoi, la valeur probante de la preuve comparative, considérée de façon contextuelle, outrepasse ce risque : Withler, par. 65; Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2004 CSC 65, [2004] 3 R.C.S. 357, par. 23. Il s’agit en effet de comparer la situation des salariés œuvrant dans une entreprise comptant 10 salariés ou plus, et qui sont donc visés par la Loi, avec celle des salariés d’une entreprise comptant moins de 10 salariés. L’effet avantageux de la Loi apparaît dès lors, car les salariés d’une entreprise comptant moins de 10 salariés ne bénéficient pas d’une évaluation périodique de leur rémunération jumelée d’un recours en réparation. Ces salariés ne se voient offrir que la protection de l’art. 19 de la Charte québécoise, qui prévoit un salaire égal pour un travail équivalent dans un même milieu de travail. Ainsi, les salariés œuvrant dans une entreprise sans comparateur masculin qui compte moins de 10 salariés ne peuvent pas utiliser un mécanisme de plainte comparable à celui prévu à l’art. 101 advenant que leur employeur modifie leurs tâches sans tenir compte des facteurs insidieux qui sont à l’origine de la discrimination systémique d’un point de vue de l’évaluation corrélative de leur rémunération. Comment alors prétendre, en se concentrant sur les effets des modifications législatives, que la Loi a agrandi l’écart entre les salariés visés et le reste de la société ou que la Loi perpétue la discrimination ?
[93] Au final, l’effet prospectif des ajustements salariaux prévus à l’art. 76.5 ou de l’affichage visé à l’art. 76.3 crée-t-il vraiment une distinction désavantageuse fondée sur le sexe comme l’affirme notre collègue ? Nous avons beaucoup de difficulté à adopter une telle conclusion bien que, par le passé, la Cour a statué sur le premier volet du par. 15(1) de façon sommaire malgré le doute qui subsistait quant à la nature du désavantage : Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222, par. 189. Le deuxième volet de l’analyse dissipe selon nous les doutes qui pourraient subsister quant à la validité constitutionnelle des modifications.
D. Deuxième volet de l’analyse fondée sur le par. 15(1)
[94] Dans le cadre du deuxième volet de l’analyse fondée sur le par. 15(1) de la Charte, il faut déterminer si les modifications sont discriminatoires en évaluant si elles répondent aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe ou si elles leur imposent plutôt un fardeau ou leur refusent un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes : Taypotat, par. 20; Québec c. A, par. 332; Kapp, par. 17.
[95] D’entrée de jeu, il y a lieu de distinguer Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381. Dans cette affaire, les employées avaient acquis un droit contractuel à un ajustement salarial. Cela avait eu pour effet de cristalliser ce droit, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Le juge Binnie a souligné que l’adoption d’une mesure législative positive n’empêche pas son annulation :
L’intimée affirme que le par. 15(1) de la Charte ne garantit pas aux travailleuses le droit de toucher un salaire égal pour un travail égal. Le gouvernement pouvait retirer en 1991 ce qu’il avait accordé en 1988. Il est vrai que, normalement, l’adoption par le législateur d’une mesure corrective ne la « constitutionnalise » pas au point d’en empêcher l’annulation : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 563. En l’espèce, toutefois, le gouvernement provincial a, le 24 juin 1988, signé une entente sur l’équité salariale qui a changé le paysage juridique en créant des droits contractuels exécutoires destinés à mettre fin à la discrimination salariale au moyen d’un processus contractuel liant toutes les parties. L’entente sur l’équité salariale a été incorporée dans les conventions collectives du secteur public.
Ce processus a fait de l’équité salariale, argument de politique générale, une obligation juridique réelle profitant aux employées d’hôpitaux. La Public Sector Restraint Act avait pour but de réduire le salaire auquel les femmes avaient droit en vertu de leur contrat de travail. L’effet recherché était de leur verser un salaire inférieur à celui des hommes exerçant des fonctions équivalentes. L’adoption de la Loi, le 18 avril 1991, a fait en sorte que les employées d’hôpitaux se sont retrouvées dans une situation pire que celle dans laquelle elles étaient le 17 avril 1991. Il s’agit de déterminer si le désavantage ainsi infligé le 18 avril 1991 constituait de la discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte . [Nous soulignons.]
(N.A.P.E., par. 33-34)
[96] Contrairement aux employées concernées dans N.A.P.E., celles visées en l’espèce se retrouvent en meilleure position qu’avant l’entrée en vigueur initiale de la Loi. Dans tous les cas, un examen des modifications au regard du cadre d’analyse du par. 15(1) permet de déterminer que les articles en cause n’ont pas un effet discriminatoire : Taypotat, par. 20; Québec c. A, par. 322.
[97] Il importe de rappeler que la Loi n’est pas à l’origine des écarts salariaux qui existent entre les hommes et les femmes dans les entreprises privées. Cela va de soi, puisque la Loi a été votée et adoptée afin de contrer la discrimination systémique.
[98] Contrairement à l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, où l’omission de protéger les homosexuels dans l’Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, c. I-2, avait eu pour effet d’accentuer le préjudice subi par le groupe, les articles contestés n’ont pas pour effet d’imposer aux femmes des fardeaux, obligations ou désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Pour illustrer ce point, les facteurs comme ceux établis dans l’arrêt Law peuvent être utiles pour déterminer si une distinction particulière est discriminatoire. Toutefois, il ne s’agit pas d’une analyse « étape par étape ». Celle-ci demeure contextuelle et non formaliste. D’ailleurs, les facteurs ne sont pas exhaustifs et seront considérés dans le seul but d’enrichir notre analyse. En somme, notre objectif est de déterminer la situation véritable du groupe et d’évaluer le risque que la mesure contestée aggrave sa situation : Withler, par. 38 et 66; Québec c. A, par. 331; N.A.P.E., par. 44; Law, par. 72.
(1) La présence d’un désavantage préexistant
[99] De toute évidence, les femmes font l’objet de discrimination systémique au chapitre de la rémunération (Centrale des syndicats du Québec, par. 58). Toutefois, les articles contestés ne perpétuent pas, ni ne renforcent, l’idée que les femmes peuvent être moins bien rémunérées simplement parce qu’elles sont des femmes. La Loi a pour but d’éradiquer de façon permanente les iniquités salariales en mettant sur pied un mécanisme de maintien aux art. 76.1 à 76.9. Par ailleurs, l’art. 76.9 envoie un message clair et net. Il y est énoncé que l’employeur ne doit pas « agir de mauvaise foi ou de façon arbitraire ou discriminatoire, ni faire preuve de négligence grave à l’endroit des salariés de l’entreprise ». En cas de pareille conduite, une réparation rétroactive est prévue à l’art. 101.
(2) La correspondance entre la mesure adoptée par le législateur et les caractéristiques réelles du groupe
[100] Il existe un risque qu’un changement survenant dans une entreprise visée par la Loi ayant un effet sur l’équité salariale et intervenant au début de l’intervalle de cinq ans précédant l’évaluation réalisée dans le cadre du maintien de l’équité salariale soit influencé par des éléments de discrimination systémique. Habituellement, la réapparition de désavantages se produit lors de la réorganisation ou de la modification des tâches liées à l’emploi. Toutefois, un employeur respectant ses obligations selon la Loi est tenu de ne pas agir arbitrairement et d’éliminer immédiatement les traitements salariaux inéquitables en écartant les nouveaux éléments de discrimination systémique, conformément à l’art. 76.9. Cet article est rédigé de façon large et devrait être interprété de façon libérale afin d’en réaliser l’objet : Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16, art. 41. D’ailleurs, comme le souligne la juge Abella, la Cour a analysé l’art. 47.2 du Code du Travail, RLRQ, c. C-27 qui comporte un libellé quasi-identique à l’art. 76.9 de la Loi. Écrivant au nom de la Cour dans Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207, le juge LeBel a défini la portée de cet article :
Le Code du travail du Québec a codifié partiellement le devoir de représentation. L’article 47.2 C.t. le définit en ces termes :
47.2. Une association accréditée ne doit pas agir de mauvaise foi ou de manière arbitraire ou discriminatoire, ni faire preuve de négligence grave à l’endroit des salariés compris dans une unité de négociation qu’elle représente, peu importe qu’ils soient ses membres ou non.
Cette obligation interdit quatre types de conduite : la mauvaise foi, la discrimination, le comportement arbitraire et la négligence grave. Cette obligation de comportement s’applique aussi bien au stade de la négociation collective que pendant son administration (voir Gagnon, op. cit., p. 308). L’article 47.2 sanctionne d’abord une conduite empreinte de mauvaise foi qui suppose une intention de nuire, un comportement malicieux, frauduleux, malveillant ou hostile (voir Becotte c. Syndicat canadien de la Fonction publique, local 301, [1979] T.T. 231, p. 235; également Rayonier, précité, p. 201). En pratique, cet élément seul serait difficile à établir (voir G. W. Adams, Canadian Labour Law (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 13-15 à 13-18; R. E. Brown, « The “Arbitrary”, “Discriminatory” and “Bad Faith” Tests Under the Duty of Fair Representation in Ontario » (1982), 60 R. du B. can. 412, p. 453-454).
La loi interdit aussi les comportements discriminatoires. Ceux-ci comprennent toutes les tentatives de défavoriser un individu ou un groupe sans que le contexte des relations de travail dans l’entreprise ne le justifie. Ainsi, une association ne saurait refuser de traiter le grief d’un salarié ou de le mener de façon différente au motif qu’il n’appartient pas à l’association, ou pour toute autre raison extérieure aux relations de travail avec l’employeur (voir D. Veilleux, « Le devoir de représentation syndicale : Cadre d’analyse des obligations sous-jacentes » (1993), 48 Relat. ind. 661, p. 681-682; Adams, op. cit., p. 13-18 à 13-20.1.)
Se reliant étroitement, les concepts d’arbitraire et de négligence grave définissent la qualité de la représentation syndicale. L’élément de l’arbitraire signifie que, même sans intention de nuire, le syndicat ne saurait traiter la plainte d’un salarié de façon superficielle ou inattentive. Il doit faire enquête au sujet de celle-ci, examiner les faits pertinents ou obtenir les consultations indispensables, le cas échéant, mais le salarié n’a cependant pas droit à l’enquête la plus poussée possible. On devrait aussi tenir compte des ressources de l’association, ainsi que des intérêts de l’ensemble de l’unité de négociation. L’association jouit donc d’une discrétion importante quant à la forme et à l’intensité des démarches qu’elle entreprendra dans un cas particulier. (Voir Adams, op. cit., p. 13-20.1 à 13-20.6).
Le quatrième élément retenu dans l’art. 47.2 C.t. est la négligence grave. Une faute grossière dans le traitement d’un grief peut être assimilée à celle-ci malgré l’absence d’une intention de nuire. Cependant, la simple incompétence dans le traitement du dossier ne violera pas l’obligation de représentation, l’art. 47.2 n’imposant pas une norme de perfection dans la définition de l’obligation de diligence qu’assume le syndicat. L’évaluation du comportement syndical tiendra compte des ressources disponibles, de l’expérience et de la formation des représentants syndicaux, le plus souvent des non juristes, ainsi que des priorités reliées au fonctionnement de l’unité de négociation (voir Gagnon, op. cit., p. 310-313; Veilleux, loc. cit., p. 683-687; Adams, op. cit., p. 13-37).
Mauvaise foi et discrimination impliquent toutes deux un comportement vexatoire de la part du syndicat. L’analyse se concentre alors sur les motifs de l’action syndicale. Dans le cas du troisième ou du quatrième élément, on se trouve devant des actes qui, sans être animés par une intention malicieuse, dépassent les limites de la discrétion raisonnablement exercée. La mise en œuvre de chaque décision du syndicat dans le traitement des griefs et de l’application de la convention collective implique ainsi une analyse flexible, qui tiendra compte de plusieurs facteurs. [Nous soulignons; par. 47-52.]
[101] Il faut alors conclure que le nouveau mécanisme mis en place par les modifications de 2009 répond aux besoins des femmes visées en ce qu’il empêche efficacement les abus de la part des employeurs, en plus d’offrir une évaluation périodique de leur rémunération. Ce facteur milite donc aussi en faveur de la thèse de l’appelante.
[102] De plus, il était loisible au législateur québécois d’opter pour des moyens qui soient adaptés et pratiques pour les entreprises privées. Pour reprendre l’exemple donné par la juge Abella, les entreprises n’ont pas l’obligation de repaver les rampes d’accès chaque semaine pour faire en sorte que les personnes handicapées ne subissent pas de discrimination (motifs de la juge Abella, par. 54).
(3) Les effets sur d’autres groupes
[103] Notre collègue s’appuie sur le raisonnement adopté dans Vriend. Dans cette affaire, l’Individual’s Rights Protection Act, interdisait en 1990 la discrimination fondée sur l’un des motifs suivants : race, les croyances religieuses, la couleur, le sexe, la déficience physique ou mentale, l’âge, l’ascendance et le lieu d’origine. Par la suite, des modifications législatives ont été adoptées afin d’ajouter d’autres motifs à ceux déjà prévus, comme l’état matrimonial, la source de revenu et la situation familiale. L’Individual’s Rights Protection Act a eu pour effet de procurer un recours à l’ensemble des membres de la société afin qu’ils puissent se prévaloir de l’un ou l’autre des motifs de distinction prévus à la loi en cas de discrimination. Cependant, le gouvernement albertain n’avait pas jugé nécessaire d’inclure à la loi l’orientation sexuelle comme motif de discrimination illicite. Les personnes discriminées sur la base de leur orientation sexuelle étaient donc exclues de la protection conférée par la loi et se retrouvaient dans une situation pire que celle prévalant avant son entrée en vigueur dans la mesure où ils ne profitaient pas de la protection de la loi par rapport aux autres groupes défavorisés qui en bénéficiaient. De ce fait, l’écart entre leur situation et celle du reste de la société s’était accentué et ils se retrouvaient à être davantage marginalisés. Bref, la société avait évolué alors que leur situation demeurait inchangée.
[104] Ainsi, contrairement à un régime de protection générale, comme celui établi par l’Individual’s Rights Protection Act, qui était sous étude dans l’arrêt Vriend, le régime créé par la Loi ne vise qu’un seul motif de discrimination, soit celui fondé sur le sexe, et ne touche qu’une partie réduite des salariées au Québec, à savoir les femmes occupant des emplois dans des catégories d’emploi à prédominance féminine dans une entreprise comprenant 10 salariés ou plus : art. 4 de la Loi. En l’espèce, ce facteur est neutralisé par le fait que c’est le groupe bénéficiant de la Loi qui en conteste les effets. Il n’est alors pas possible de prétendre qu’elles ne bénéficient pas de « la même protection et au même bénéfice de la loi » (par. 15(1) de la Charte ) puisque la Loi leur procure spécifiquement un mécanisme leur offrant à la fois un recours contre les traitements discriminatoires ou arbitraires (art. 76.9 de la Loi) et le bénéfice d’une évaluation de leur emploi afin des déceler et corriger les iniquités salariales reliées à la discrimination systémique.
(4) La nature du droit touché
[105] Il ne fait pas de doute que le travail est un aspect important de la vie et qu’il représente pour bien des gens une grande partie de leur identité : N.A.P.E., par. 49-50. Cependant, se trouver dans une situation où il semble que son emploi n’est pas adéquatement rémunéré, heurtant du même coup un sentiment de dignité personnelle, ne signifie pas pour autant que la loi crée un désavantage discriminatoire. Par le biais de la Loi et des modifications de 2009, le législateur québécois reconnaît la nature de l’équité salariale et son importance pour les femmes. En somme, bien que l’intérêt en cause soit important dans notre société, les mesures mises en place n’ont pas constitutionnalisé l’équité salariale au risque de rendre les mesures impossibles à modifier.
(5) La conclusion sur les facteurs de l’arrêt Law
[106] En définitive, il est bien établi que c’est la conduite discriminatoire que cherche à prévenir l’art. 15, non pas l’attitude ou le mobile à l’origine de cette conduite. Dans la présente affaire, les actes de l’État n’ont pas pour effet d’élargir — au lieu de le rétrécir — l’écart entre le groupe historiquement défavorisé et le reste de la société : Québec c. A, par. 332. L’effet discriminatoire de la mesure sur le groupe n’a pas été établi : Québec c. A, par. 329-331; Withler, par. 66.
E. Application du par. 15(2)
[107] De façon subsidiaire, même s’il fallait conclure que le mécanisme spécifique prévu dans les modifications législatives peut être qualifié de discriminatoire, l’ensemble de la Loi devrait être protégé par application du par. 15(2).
[108] D’après les enseignements de l’arrêt Cunningham, il faut déterminer si l’objet véritable de la loi est améliorateur :
Pour être véritablement améliorateur, un programme doit être destiné à améliorer la situation d’un groupe ayant besoin d’aide : Kapp, par. 41. Il doit y avoir une corrélation entre le programme et le désavantage dont est victime le groupe cible : Kapp, par. 49. Il faut que le programme vise à promouvoir l’égalité réelle du groupe : Kapp, par. 16. Pour déterminer si ces conditions sont remplies, il faut d’abord examiner l’objet du programme et ensuite se demander s’il est en corrélation avec le désavantage dont est réellement victime le groupe cible. [par. 59]
[109] De plus, la distinction qui tend à la réalisation de l’objet améliorateur ou qui y contribue a pour conséquence de favoriser l’atteinte de l’objet de l’art. 15 de la Charte à savoir la promotion de l’égalité réelle : Cunningham, par. 45.
[110] Dans l’arrêt Kapp, il est fait référence à l’utilité du par. 15(2) pour mettre en place des mesures visant à combattre la discrimination systémique. L’Assemblée nationale du Québec ayant répondu à l’appel, la Loi devrait être protégée dans son ensemble :
Le rapport de la Commission royale sur l’égalité en matière d’emploi — qui avait pour mandat de déterminer si la promotion sociale était indiquée au Canada —, sur lequel le juge McIntyre s’est fondé pour établir ses théories de la discrimination et de l’égalité, énonce les principes qui sous-tendent le par. 15(2), aux p. 14-15 :
En tenant compte du chemin que beaucoup doivent encore parcourir avant de parvenir à l’égalité, et en reconnaissant que des obstacles arbitraires n’ont fait, jusqu’ici, que reculer davantage l’objectif à atteindre, le paragraphe 15(2) autorise maintenant les lois, programmes ou activités destinés à éliminer les contraintes à l’égalité. Tandis que le paragraphe 15(1) garantit aux individus le droit d’être traités en égaux sans discrimination aucune, le paragraphe 15(2), bien qu’il ne rende pas obligatoire l’application de mesures, prévoit que le fait de tenter d’améliorer la condition des individus ou groupes défavorisés ne constitue ni une pratique discriminatoire ni une violation du droit à l’égalité garantie par le paragraphe 15(1) , même si cela signifie les traiter de façon différente.
Le paragraphe 15(2) ouvre la voie en permettant l’application de mesures correctives à un groupe. L’article 15 favorise une approche globale ou systémique plutôt qu’individuelle en vue d’éliminer les obstacles discriminatoires.
Le paragraphe 15(2) n’exige pas l’adoption de lois ou la création de programmes et d’activités pour parvenir plus vite à l’égalité, corriger les inégalités ou éliminer la discrimination. Mais il sanctionne de telles mesures, leur accordant une reconnaissance légale.
(Kapp, par. 32 (nous soulignons), citant le Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi (1984), p. 14-15.))
[111] Il ne fait pas de doute que la Loi a pour objet véritable la promotion et l’atteinte de l’égalité réelle. La corrélation entre cet objectif et le mécanisme choisi est évidente, même s’il n’est pas parfait. Le pourvoi devrait également échouer à ce stade de l’analyse.
III. Conclusion
[112] En somme, il demeure qu’il n’est pas loisible au Parlement et aux législatures provinciales d’adopter une loi dont les dispositions imposent à un groupe défavorisé un traitement moins favorable : Auton, par. 41, citant Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203. Par contre, lorsque la mesure législative offre un net avantage en comparaison avec la situation qui existerait sans son adoption, il est loisible au législateur d’adopter le mécanisme de son choix : Auton, par. 41, citant Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 2000 CSC 28, [2000] 1 R.C.S. 703, par. 61; Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh, 2002 CSC 83, [2002] 4 R.C.S. 325, par. 55; Hodge, par. 16.
[113] Indubitablement, les intimés auraient dû utiliser les avenues démocratiques à leur disposition pour s’objecter aux modifications adoptées et obtenir les modifications souhaitées plutôt que de demander à notre Cour de substituer ses préférences aux politiques adoptées démocratiquement puisque les articles en cause n’enfreignent pas la Constitution.
[114] Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de rejeter l’appel incident.
Pourvoi principal rejeté avec dépens, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents. Pourvoi incident rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.
Procureurs des intimés/appelants au pourvoi incident l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, Catherine Lévesque et le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec inc. : Poudrier Bradet, Québec.
Procureurs des intimés/appelants au pourvoi incident la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec, Guy‑Philippe Brideau et Nancy Bédard : Melançon, Marceau, Grenier & Sciortino, Québec.
Procureurs des intimés/appelants au pourvoi incident le Syndicat des employé(e)s de l’Université de Montréal, Sylvie Goyer, le Conseil provincial des affaires sociales, Johanne Harrell, Josée Saint‑Pierre, Ghyslaine Doré, le Conseil provincial du soutien scolaire, Louise Paquin, Lucie Fortin, le Syndicat des professionnelles et professionnels de Laval‑Rive‑Nord, SCFP 5222, le Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal (SCFP), section locale 429, la Section locale 3134 du Syndicat canadien de la fonction publique, employé‑es de bureau de la Ville de Lorraine, Henriette Demers, la Section locale 930 du Syndicat canadien de la fonction publique (FTQ), Fernande Tremblay, le Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 4503, Josée Mercille, le Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3642, Chantal Bourdon, le Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT) du Québec inc., l’Association des psychologues du Québec, le Syndicat des employées et employés professionnels‑les et de bureau (CTC‑FTQ), section locale 578, Lise Audet et le Syndicat québécois des employées et employés de service, section locale 298 (FTQ) : Syndicat canadien de la fonction publique, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs des intervenants Equal Pay Coalition, La Coalition pour l’équité salariale du Nouveau‑Brunswick et le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes : Faraday Law, Toronto; Cavalluzzo, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Alliance de la fonction publique du Canada : Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante la Centrale des syndicats du Québec : Barabé Casavant (Services juridiques de la CSQ), Montréal.
Procureurs des intervenants L’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, L’Association canadienne des employés professionnels, L’Association canadienne des agents financiers et L’Association professionnelle des agents du Service extérieur : Goldblatt Partners, Ottawa.
[1] L’article 11 prévoit notamment ce qui suit :
* 11 (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.
(2) Le critère permettant d’établir l’équivalence des fonctions exécutées par des salariés dans le même établissement est le dosage de qualifications, d’efforts et de responsabilités nécessaire pour leur exécution, compte tenu des conditions de travail.
[2] Lors de la ratification, le Canada a formulé une déclaration au sujet de l’al. 11(1)d) (voir 1257 R.T.N.U. 496). Cette déclaration a été retirée en 1992 (voir 1676 R.T.N.U. 554), mais elle indiquait que les législateurs canadiens « ont mis en pratique le concept de l’égalité de rémunération tel qu’il est envisagé à l’alinéa d du paragraphe 1 de l’article 11 en adoptant une législation qui prévoit la fixation des taux de rémunération sans discrimination fondée sur le sexe. Les autorités compétentes du Canada continueront à faire droit à l’objectif visé par l’alinéa d du paragraphe 1 de l’article 11 , et à cette fin, elles ont mis au point et le cas échéant continueront à mettre au point de nouvelles mesures, législatives et autres. »
[3] Les salariés d’une entreprise de moins de 10 employés qui veulent faire corriger des iniquités salariales doivent encore recourir au processus de plainte fondé sur l’art. 19 de la Charte québécoise. À l’inverse, les salariés visés par la Loi sur l’équité salariale ne peuvent déposer de plainte en vertu de la Charte québécoise et peuvent uniquement demander réparation en recourant aux mécanismes prévus par la Loi sur l’équité salariale.
[4] Les articles 41 et 42 exposent des situations particulières dans lesquelles les obligations de l’employeur demeurent malgré des changements de circonstances. En voici un extrait :
41. Si, avant qu’un programme d’équité salariale ait été complété, une association est accréditée en vertu du Code du travail (chapitre C-27) pour représenter des salariés de l’entreprise, les obligations relatives à l’établissement de ce programme demeurent inchangées.
. . .
42. L’aliénation de l’entreprise ou la modification de sa structure juridique n’a aucun effet sur les obligations relatives aux ajustements salariaux ou à un programme d’équité salariale. Le nouvel employeur est lié par ces ajustements ou ce programme.
Lorsque plusieurs entreprises sont affectées par une modification de structure juridique par fusion ou autrement, les modalités d’application de la présente loi qui tiennent compte de la taille de l’entreprise sont, pour l’entreprise qui résulte de cette modification, déterminées en fonction de l’entreprise qui comptait le plus grand nombre de salariés.
[5] Par l’art. 14 de la Loi modifiant la Loi sur l’équité salariale de 2009.
[6] Par l’art. 23 de la Loi modifiant la Loi sur l’équité salariale de 2009.
[7] Par l’art. 40 de la Loi modifiant la Loi sur l’équité salariale de 2009.