Mitchell c. M.R.N., [2001] 1 R.C.S. 911, 2001 CSC 33
Ministre du Revenu national Appelant
c.
Grand Chef Michael Mitchell alias Kanentakeron Intimé
et
Procureur général du Québec,
Procureur général du Nouveau‑Brunswick,
Procureur général du Manitoba,
Procureur général de la Colombie‑Britannique,
Conseil des Mohawks de Kahnawake,
Assemblée des Premières nations et
Union of New Brunswick Indians Intervenants
Répertorié : Mitchell c. M.R.N.
Référence neutre : 2001 CSC 33.
No du greffe : 27066.
2000 : 16 juin; 2001 : 24 mai.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [1999] 1 C.F. 375, 167 D.L.R. (4th) 702, 233 N.R. 129, [1999] 1 C.N.L.R. 112, [1998] A.C.F. no 1513 (QL), qui a confirmé en partie un jugement de la Section de première instance, [1997] 4 C.N.L.R. 103, 134 F.T.R. 1, [1997] A.C.F. no 882 (QL). Pourvoi accueilli.
Graham Garton, c.r., et Sandra Phillips, pour l’appelant.
Peter W. Hutchins, Anjali Choksi, Micha J. Menczer et Paul Williams, pour l’intimé.
René Morin, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Gabriel Bourgeois, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑ Brunswick.
Kenneth J. Tyler et Robert J. C. Deane, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
Timothy Leadem et Kathryn Kickbush, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Murray Marshall et François Dandonneau, pour l’intervenant le Conseil des Mohawks de Kahnawake.
Jack R. London, c.r., et Martin S. Minuk, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières nations.
Henry J. Bear, pour l’intervenante l’Union of New Brunswick Indians.
Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Arbour et LeBel a été rendu par
Le Juge en chef —
I. Introduction
1 La question en l’espèce est de savoir si les Mohawks canadiens d’Akwesasne ont le droit de rapporter au Canada des marchandises des États‑Unis à des fins d’usage communautaire et de commerce avec d’autres Premières nations sans payer de droits de douane. Le grand chef Michael Mitchell soutient que les membres de sa communauté ont un droit ancestral qui écarte le droit canadien en matière de douanes. Le gouvernement répond que le droit revendiqué n’existe pas parce que, premièrement, il n’est pas établi par la preuve et que, deuxièmement, il serait fondamentalement contraire à la souveraineté canadienne. Au cœur du présent pourvoi se pose la question de la preuve qu’il faut soumettre pour établir un droit ancestral.
2 Le chef Mitchell est un Mohawk d’Akwesasne, une communauté mohawk située juste à l’ouest de Montréal, et un descendant de la nation Mohawk, une des entités politiques de la Confédération iroquoise avant l’arrivée des Européens. Le 22 mars 1988, le chef Mitchell traverse la frontière des États‑Unis au Canada, arrivant au bureau de douane de Cornwall. Il apporte avec lui des couvertures, des bibles, de l’huile à moteur, de la nourriture, des vêtements et une machine à laver, tous achetés aux États‑Unis. Il déclare les marchandises aux agents de douane canadiens, mais affirme qu’il a des droits ancestraux et des droits issus de traités qui l’exemptent du paiement de droits de douane sur ces marchandises. Après discussion, les agents de douane informent le chef Mitchell qu’il devra payer des droits de 142,88 $ et ils l’autorisent à entrer au Canada. Le chef Mitchell, accompagné d’autres Mohawks d’Akwesasne, fait présent à la communauté mohawk de Tyendinaga de toutes les marchandises, sauf l’huile à moteur. Ces dons visent à symboliser le renouveau des relations commerciales historiques entre les deux communautés. L’huile à moteur est apportée à un magasin situé dans le territoire d’Akwesasne pour y être revendue aux membres de la communauté. En septembre 1989, l’intimé reçoit un avis de confiscation compensatoire réclamant 361,64 $ de droits impayés, de taxes et d’amendes
3 Je conclus que le droit ancestral revendiqué n’a pas été établi. La preuve éparse et ténue soumise en l’espèce pour démontrer l’existence d’un commerce mohawk au nord de la frontière entre le Canada et les États‑Unis avant le contact avec les Européens ne permet tout simplement pas d’établir le droit revendiqué. Même si on déférait à la conclusion du juge de première instance sur ce point, un tel commerce était clairement accessoire dans la culture mohawk, et n’en faisait pas partie intégrante. En conséquence, le chef Mitchell est tenu de payer des droits de douane sur les marchandises qu’il a importées au Canada.
II. Les textes
4 Loi constitutionnelle de 1982
35. (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.
Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.)
17. (1) Les marchandises importées sont passibles de droits à compter de leur importation jusqu’à paiement ou suppression des droits.
(2) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le taux des droits payables sur les marchandises importées est celui qui leur est applicable au moment où elles font l’objet de la déclaration en détail ou provisoire prévue au paragraphe 32(1), (2) ou (5).
(3) Dès que l’importateur de marchandises dédouanées ou quiconque est autorisé à déclarer des marchandises en détail conformément à l’alinéa 32(6)a) devient redevable, en vertu de la présente loi, des droits afférents, la personne qui est propriétaire des marchandises au moment du dédouanement devient solidaire du paiement des droits.
31. Sous réserve de l’article 19, seul l’agent, dans l’exercice des fonctions que lui confère la présente loi ou une autre loi fédérale, peut, sauf s’il s’agit de marchandises dédouanées par lui ou par un autre agent, enlever des marchandises d’un bureau de douane, d’un entrepôt d’attente, d’un entrepôt de stockage ou d’une boutique hors taxes.
153. Il est interdit :
. . .
c) d’éluder ou de tenter d’éluder, délibérément et de quelque façon que ce soit, l’observation de la présente loi ou le paiement des droits qu’elle prévoit.
159. Constitue une infraction le fait d’introduire ou de tenter d’introduire en fraude au Canada, par contrebande ou non clandestinement, des marchandises passibles de droits ou dont l’importation est prohibée, contrôlée ou réglementée en vertu de la présente loi ou de toute autre loi fédérale.
III. Les décisions
5 En première instance ([1997] A.C.F. no 882 (QL)) le juge McKeown déclare que le chef Mitchell jouit d’un droit ancestral existant, mais non d’un droit issu d’un traité, « de passer et de repasser librement l’actuelle frontière Canada‑États‑Unis, y compris le droit d’introduire au Canada, à partir des États‑Unis, des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire, sans acquitter de droits de douane [. . .] Ce droit ancestral comprend le droit d’introduire ces marchandises au Canada à partir des États‑Unis aux fins d’un petit négoce avec les autres Premières nations » (par. 304). Il conclut que les ancêtres des Mohawks d’Akwesasne vivaient dans l’État actuel de New York, et que les monts Adirondacks représentaient la frontière nord de leur territoire. Ils voyageaient au nord dans le Canada actuel et traversaient ce qui est maintenant la frontière entre le Canada et les États‑Unis, transportant avec eux des marchandises à usage personnel et communautaire. En outre, il conclut qu’avant l’arrivée des Européens, les Mohawks se servaient de la région entourant Akwesasne pour les voyages, les affaires diplomatiques et le commerce. L’histoire, selon lui, a établi l’existence d’un droit ancestral d’apporter en franchise des marchandises à travers la frontière actuelle et d’en faire le commerce avec d’autres Premières nations.
6 Le juge McKeown convient que les Mohawks, comme d’autres sociétés autochtones en Amérique du Nord, étaient accoutumés à la notion de frontières et au paiement de redevances pour franchir des frontières arbitrairement fixées par d’autres peuples. Toutefois, il conclut que cela ne dénie pas le droit moderne de traverser ces frontières hors douane parce qu’il s’agit simplement d’une réglementation du droit ancestral sous‑jacent de franchir librement les frontières avec des marchandises. La Loi sur les douanes n’a pas éteint ce droit parce qu’elle aussi n’est qu’une loi de réglementation.
7 Le juge Sexton de la Cour d’appel fédérale ([1999] 1 C.F. 375), avec l’appui du juge en chef Isaac, confirme la conclusion du juge McKeown quant au droit ancestral d’introduire des marchandises au Canada en franchise, sous réserve de restrictions fondées sur la preuve de l’étendue traditionnelle du commerce mohawk : les marchandises doivent avoir été achetées dans l’État de New York; elles doivent être apportées à une frontière séparant l’État de New York de l’Ontario ou du Québec; et, si elles sont destinées au commerce, ce ne peut être qu’un commerce avec d’autres collectivités autochtones dans ces deux provinces. Le juge Létourneau aurait restreint le droit davantage : il aurait exclu le droit autonome de traverser librement la frontière, en exigeant que les Mohawks qui cherchent à exercer ce droit se présentent au bureau de douane de Cornwall, et aurait exclu le droit d’introduire des marchandises au Canada à des fins commerciales sans acquitter de droits de douane.
IV. Les questions en litige
8 La question du pourvoi est de savoir si le chef Mitchell a un droit ancestral qui empêche l’imposition de droits en application de la Loi sur les douanes sur certaines marchandises importées. Cette question peut être traitée de la manière suivante :
A. Quelle est la nature des droits ancestraux?
B. Quel est le droit ancestral revendiqué?
C. Le droit ancestral revendiqué a‑t‑il été établi?
(1) La preuve — Comment établir des droits ancestraux
a) L’admissibilité de la preuve dans les revendications de droits ancestraux
b) L’interprétation de la preuve dans les revendications de droits ancestraux
(1) La preuve révèle‑t‑elle l’existence d’une pratique ancestrale mohawk de commerce au nord du Saint‑Laurent?
(2) La preuve établit‑elle que la pratique alléguée d’un commerce à travers le Saint‑Laurent faisait partie intégrante de la culture mohawk et s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui?
D. La reconnaissance du droit revendiqué est‑elle interdite en raison de son incompatibilité avec la souveraineté de la Couronne?
Comme je conclus que le chef Mitchell n’a pas établi l’existence d’un droit ancestral, je n’ai pas besoin de traiter des questions d’extinction, d’atteinte et de justification.
V. L’analyse
A. Quelle est la nature des droits ancestraux?
9 Bien avant que les Européens explorent l’Amérique du Nord et s’y installent, les peuples autochtones occupaient et utilisaient la plus grande partie de ce vaste territoire en sociétés organisées et distinctives possédant leurs propres structures sociales et politiques. Les Français et les Britanniques ont été les premiers colons à s’établir dans la partie de l’Amérique du Nord qu’on appelle maintenant le Canada et, dès les premiers temps de leur exploration, ils ont revendiqué la souveraineté sur le territoire au nom de leur nation respective. Le droit anglais, qui a fini par régir les droits des peuples autochtones, acceptait que les Autochtones possédaient des lois et des intérêts préexistants, et reconnaissait leur maintien s’ils n’étaient pas éteints par la cession, la conquête ou la loi : voir par exemple la Proclamation royale de 1763, L.R.C. 1985, App. II, no 1, et R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1103. Parallèlement, toutefois, Sa Majesté a affirmé sa souveraineté sur le territoire, et son titre sous‑jacent à l’égard de ce territoire : Sparrow, précité. Cette affirmation de souveraineté a fait naître l’obligation de traiter les peuples autochtones de façon équitable et honorable, et de les protéger contre l’exploitation, une obligation qualifiée d’« obligation de fiduciaire » dans Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335.
10 En conséquence, l’établissement des Européens n’a pas mis fin aux intérêts des peuples autochtones qui découlaient de leur occupation et de leur utilisation historiques du territoire. Au contraire, les intérêts et les lois coutumières autochtones étaient présumés survivre à l’affirmation de souveraineté, et ont été incorporés dans la common law en tant que droits, sauf si : (1) ils étaient incompatibles avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne; (2) ils avaient été cédés volontairement par traité; ou (3) le gouvernement les avait éteints : voir B. Slattery, « Understanding Aboriginal Rights » (1987), 66 R. du B. can. 727. En dehors de ces exceptions, les pratiques, coutumes et traditions qui définissaient les diverses sociétés autochtones comme des cultures distinctives continuaient de faire partie du droit canadien : voir Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, [1973] R.C.S. 313; Mabo c. Queensland (1992), 175 C.L.R. 1, p. 57 (le juge Brennan), p. 81-82 (les juges Deane et Gaudron), et p. 182-183 (le juge Toohey).
11 Leur statut de droits de common law rendait les droits ancestraux vulnérables à l’extinction unilatérale et, en conséquence, ils [traduction] « dépendaient de la bonne volonté du Souverain » : St. Catherine’s Milling and Lumber Co. c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46 (C.P.), p. 54. Cette situation a changé en 1982, quand la Constitution canadienne a été amendée de façon à y inscrire les droits existants — ancestraux ou issus de traités : Loi constitutionnelle de 1982, par. 35(1). L’édiction du par. 35(1) a conféré un statut constitutionnel aux droits autochtones existants en common law (quoiqu’il soit important de noter que la protection donnée par le par. 35(1) s’étend au‑delà des droits autochtones reconnus en common law : Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 136). Dès lors ces droits autochtones étaient couverts par la protection du par. 35(1) et ne pouvaient plus être unilatéralement abrogés par le gouvernement. Cependant, le gouvernement conservait le pouvoir de les restreindre pour des motifs valables, dans la poursuite d’objectifs publics impérieux et réels : voir R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, et Delgamuukw, précité.
12 Dans les arrêts charnières R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, et Delgamuukw, précité, notre Cour confirme ces principes et énonce le critère permettant d’établir l’existence d’un droit ancestral. Comme le par. 35(1) vise à concilier l’occupation antérieure de l’Amérique du Nord par des sociétés autochtones avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, le critère d’existence d’un droit ancestral est axé sur les caractéristiques déterminantes qui font partie intégrante de ces sociétés. Au strict essentiel, le demandeur autochtone doit établir l’existence d’une pratique, tradition ou coutume moderne qui a un degré raisonnable de continuité avec les pratiques, traditions ou coutumes qui existaient avant le contact avec les Européens. La pratique, coutume ou tradition doit avoir « fait . . . partie intégrante de la culture distinctive » autochtone, au sens où elle doit avoir distingué ou caractérisé leur culture traditionnelle et avoir été au cœur de leur identité. Elle doit être une « caractéristique déterminante » de la société autochtone, de sorte que la culture en cause serait « fondamentalement modifiée » sans elle. Il doit s’agir d’une caractéristique qui a une « importance fondamentale » dans la culture du peuple autochtone, qui « véritablement faisait de la société ce qu’elle était » (Van der Peet, précité, par. 54-59; souligné dans l’original). Cela exclut les pratiques, les traditions et les coutumes qui sont seulement marginales ou d’importance secondaire pour l’identité culturelle de la société autochtone, et met l’accent sur les pratiques, les traditions et les coutumes qui sont nécessaires à la vie, à la culture et à l’identité de la société autochtone en question.
13 Une fois établie l’existence d’un droit ancestral, il faut déterminer si l’acte qui est à l’origine du litige est une expression de ce droit. Les droits ancestraux ne sont pas figés dans l’état où ils se trouvaient avant le contact avec les Européens : ils peuvent trouver une expression moderne. La question est de savoir si l’acte contesté constitue l’exercice moderne d’une pratique, coutume ou tradition ancestrale.
B. Quel est le droit ancestral revendiqué?
14 Avant de pouvoir déterminer si l’existence d’un droit ancestral a été établie, il faut caractériser le droit revendiqué. L’événement à l’origine du litige n’est que l’exercice allégué d’un droit sous‑jacent; il ne révèle pas, en soi, la portée du droit revendiqué. Il faut donc déterminer la nature du droit revendiqué. Cette étape initiale de la définition est axée sur la nature véritable de la revendication, et non sur l’évaluation de son bien‑fondé ou de la preuve présentée à son appui.
15 Dans Van der Peet, précité, par. 53, la majorité énonce trois facteurs qui devraient guider le tribunal dans la caractérisation d’un droit ancestral revendiqué : (1) la nature de l’acte qui, selon le demandeur, a été accompli en vertu d’un droit ancestral; (2) la nature de la loi ou de l’autre mesure gouvernementale qu’il dit porter atteinte au droit, c.-à-d. le conflit entre la revendication et la restriction; et (3) les traditions et pratiques ancestrales invoquées pour établir l’existence du droit. Le droit revendiqué doit être caractérisé en contexte et ne doit pas être déformé en fonction du résultat désiré. Il ne faut ni l’étendre ni le restreindre artificiellement. Une caractérisation trop étroite risque d’entraîner le rejet de revendications valides et une caractérisation trop large risque de déformer le droit en ne tenant pas compte de la culture et de l’histoire particulière de la société à laquelle appartient le demandeur : voir R. c. Pamajewon, [1996] 2 R.C.S. 821.
16 Le chef Mitchell définit le droit revendiqué comme étant le droit d’entrer au Canada en provenance des États-Unis avec des marchandises d’usage personnel et communautaire, sans acquitter de droits de douane, et le droit d’en faire le commerce avec d’autres Premières nations. Fort du droit revendiqué, il a traversé la frontière entre les États‑Unis et le Canada avec des marchandises d’usage personnel et communautaire, et cet acte a donné lieu au présent litige. Même si l’huile à moteur était le seul article transporté par le chef Mitchell qui était destiné à la revente, nous devons conclure que les actes du chef Mitchell — et sa cause — étaient en fait axés sur le commerce. Les demandeurs ont affirmé que [traduction] « le commerce se situe au centre même [de leur] mode de vie ». On a demandé à de nombreux témoins de décrire les pratiques commerciales historiques des Mohawks. En outre, quand le chef Mitchell a exercé le droit qu’il revendique, toutes les marchandises apportées au Canada étaient liées au commerce : elles devaient être offertes pour conclure une entente commerciale avec les Tyendinaga et pour relancer les rapports commerciaux avec eux, conformément à la pratique coutumière. En conséquence, le premier facteur, l’acte censé constituer l’exercice d’un droit ancestral, indique que le droit de traverser la frontière entre le Canada et les États‑Unis avec des marchandises, à des fins commerciales, est au coeur de la revendication en l’espèce.
17 Le deuxième facteur, la nature du conflit entre le droit revendiqué et la loi pertinente, bien que plus neutre, n’écarte pas cette conclusion. La loi en conflit avec le droit revendiqué est la Loi sur les douanes. Elle s’applique tant aux marchandises d’usage personnel qu’aux marchandises d’usage commercial.
18 Le troisième facteur à examiner pour caractériser le droit revendiqué concerne les traditions et pratiques des peuples autochtones en question. Les pratiques ancestrales autochtones que le demandeur invoque sont une forte indication de la nature et de la portée du droit revendiqué. En l’espèce, les demandeurs mettent l’accent sur leurs pratiques commerciales ancestrales; en fait, ces pratiques, et leur restriction contestée par l’appelant, sont au cœur du présent litige. Comme nous l’avons noté, les demandeurs affirment qu’historiquement, [traduction] « le commerce se situe au centre même [de leur] mode de vie ». Un des témoins experts du demandeur a déclaré que le commerce était une activité [traduction] « parfaitement naturelle » pour les Iroquois. Le gouvernement, sans nier que les Mohawks faisaient traditionnellement du commerce, soutient que ce commerce ne s’étendait pas vers le nord en territoire canadien actuel et que, quoi qu’il en soit, les Mohawks avaient traditionnellement accepté la coutume de payer des tributs et des droits pour traverser les frontières établies par d’autres entités politiques.
19 Je conclus que les facteurs énumérés dans Van der Peet, soit l’acte contesté, la mesure gouvernementale ou la loi avec laquelle il entre en conflit et la pratique ancestrale invoquée, indiquent tous que la revendication en l’espèce est caractérisée à juste titre comme étant le droit de transporter des marchandises à travers la frontière entre le Canada et les États‑Unis, par le fleuve Saint‑Laurent, à des fins commerciales.
20 Il peut être tentant pour le demandeur ou le tribunal de délimiter le droit revendiqué selon les contours de l’acte en cause. En l’espèce, par exemple, le chef Mitchell cherche à limiter la portée des droits de commerce revendiqués en désignant spécifiquement les partenaires commerciaux. Initialement, il revendiquait le droit de faire du commerce avec d’autres Premières nations au Canada. Après l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, il a restreint davantage la portée de sa revendication au droit de faire du commerce avec des Premières nations au Québec et en Ontario. Ces restrictions qu’il s’impose font peut-être partie de la stratégie louable du chef Mitchell de négocier avec le gouvernement et de minimiser les effets potentiels de la revendication sur le contrôle des frontières. Cependant, le fait de restreindre la revendication ne peut avoir pour effet de restreindre la pratique autochtone invoquée, qui définit le droit. L’essence de la tradition mohawk invoquée n’était pas de traverser le Saint-Laurent avec des marchandises pour faire du commerce avec des communautés désignées, mais tout simplement de rapporter des marchandises en vue de faire du commerce. Avant le contact avec les Européens, les partenaires commerciaux se limitaient nécessairement aux autres Premières nations, mais cette réalité historique est d’importance secondaire par rapport à la revendication — le droit de traverser le Saint‑Laurent avec des marchandises destinées à un usage personnel et commercial. Par exemple, dans l’arrêt Gladstone, précité, la majorité conclut à l’existence d’un droit ancestral de faire le commerce de la rogue de hareng, mais ne limite pas ensuite le droit des Heiltsuk aux partenaires commerciaux qu’ils avaient parmi les Premières nations avant le contact avec les Européens. En outre, il est difficile d’imaginer comment s’appliqueraient dans les faits des restrictions quant aux partenaires commerciaux. Si le chef Mitchell fait le commerce de marchandises avec des Premières nations en Ontario et au Québec, rien n’empêche celles‑ci de faire le commerce de ces marchandises avec n’importe qui d’autre au Canada, autochtone ou non. En conséquence, les restrictions que le chef Mitchell et les juridictions inférieures ont imposées au droit de commercer restreignent artificiellement le droit revendiqué et, en tout état de cause, seraient illusoires.
21 Le juge de première instance caractérise le droit revendiqué comme comprenant un droit de se livrer à un « petit négoce d’une ampleur non commerciale » (par. 34). Il n’indique pas clairement les conséquences de cette caractérisation, mais l’une d’elles pourrait être que la preuve d’un commerce minime avant le contact avec les Européens suffirait pour établir l’existence du droit. Je note, sans autre commentaire, les difficultés pratiques inhérentes à la définition d’un « petit négoce d’une ampleur non commerciale », et le fait évident que de nombreux petits actes de commerce peuvent devenir un commerce de grande ampleur. Pour les fins du présent pourvoi, il suffit de noter que le chef Mitchell n’a pas cherché au procès à limiter sa revendication à des échanges de petite ampleur ou non commerciaux. Bien qu’il n’ait pas revendiqué le droit de faire ce commerce des marchandises importées sur le marché général, il revendique un droit de commercer avec d’autres Premières nations, sans qualifier l’ampleur de ce commerce. Il a ensuite présenté des preuves tendant à démontrer que le commerce était au centre même du mode de vie mohawk ancestral. De plus, lorsqu’il a traversé la frontière avec les marchandises, il visait expressément à relancer des rapports commerciaux avec une communauté voisine. Dans ces circonstances, il n’y a pas lieu d’accorder beaucoup d’importance à la restriction proposée par la Cour fédérale, et le droit revendiqué est mieux caractérisé comme étant simplement un droit de commercer.
22 Dans une autre tentative de restriction, le chef Mitchell nie que sa revendication suppose le droit de traverser librement la frontière, c.-à-d. la liberté de circulation. Reconnaissant peut‑être que cette question est devenue un sujet très contentieux dans la jurisprudence récente (p. ex. Watt c. Liebelt, [1999] 2 C.F. 455 (C.A.); R. c. Campbell (2000), 6 Imm. L.R. (3d) 1 (C.S.C.-B.)), il répond que sa revendication repose sur son droit existant d’entrer au Canada conformément à la Charte canadienne des droits et libertés et à la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2. Il ne revendique pas un droit d’entrer au Canada parce qu’il n’a pas besoin d’un tel droit. Encore une fois, cependant, le fait de restreindre la revendication ne peut avoir pour effet de restreindre la pratique autochtone qui définit le droit revendiqué. Un droit ancestral, une fois établi, englobe généralement d’autres droits nécessaires à son exercice réel. L’arrêt R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139, par exemple, conclut que le droit de pêcher à des fins alimentaires dans un territoire donné comprend nécessairement le droit d’accéder à ce territoire. La preuve en l’espèce montre que le commerce impliquait des déplacements. En conséquence, une conclusion quant à un droit de commercer confirmerait également une liberté de circulation.
23 Le procureur général du Manitoba soulève deux autres points concernant la définition du droit en cause. Premièrement, il soutient que la revendication ne devrait pas être caractérisée par la négative. La revendication initiale était de traverser la frontière avec des marchandises [traduction] « sans avoir à acquitter à un gouvernement ou autre autorité canadienne des taxes ou des droits de douane ». Le Manitoba soutient que le droit devrait être caractérisé simplement comme un droit de rapporter des marchandises. Je suis d’accord. Comme dans les affaires de pêche et de chasse, une fois que l’existence d’un droit est établie, toute restriction à ce droit par l’imposition de droits ou de taxes devrait être examinée à l’étape de l’atteinte : voir p. ex. R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101; Côté, précité; R. c. Nikal, [1996] 1 R.C.S. 1013; Gladstone, précité; voir aussi R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771. Le droit revendiqué dans ces affaires n’était pas le droit de « pêcher (ou de chasser) sans restriction ». De même, le droit en cause en l’espèce n’est pas un droit « de rapporter des marchandises commerciales sans avoir à acquitter de droits de douane »; il faut définir le droit revendiqué comme étant simplement le droit de rapporter des marchandises commerciales.
24 Le Manitoba dit aussi que le droit en question ne devrait pas être interprété comme étant un droit de traverser la frontière. Techniquement, cet argument est correct parce que la frontière est une création des nouveaux arrivants. Les droits ancestraux sont fondés sur les pratiques, coutumes et traditions autochtones, et non sur celles des nouveaux arrivants. Cette objection peut être traitée simplement : le droit revendiqué devrait être le droit de traverser le Saint‑Laurent (qui a toujours existé) avec des marchandises plutôt que le droit de traverser la frontière avec des marchandises. En langage contemporain, les deux sont équivalents.
25 Ainsi, correctement défini, le droit revendiqué en l’espèce est le droit de traverser le fleuve Saint‑Laurent avec des marchandises à des fins commerciales.
C. Le droit ancestral revendiqué a‑t‑il été établi?
26 L’arrêt Van der Peet formule le critère applicable pour établir l’existence d’un droit ancestral protégé par le par. 35(1). En bref, le demandeur doit prouver : (1) l’existence de la pratique, coutume ou tradition ancestrale alléguée à l’appui du droit revendiqué; (2) que cette pratique, coutume ou tradition faisait « partie intégrante » de la société autochtone avant le contact avec les Européens au sens où elle la caractérisait comme étant distinctive; et (3) une continuité raisonnable entre la pratique existant avant le contact avec les Européens et la revendication contemporaine. J’examinerai chaque élément à tour de rôle. Toutefois, il faut d’abord considérer la preuve qui permettra d’établir les revendications, et la démarche que les tribunaux devraient adopter pour l’interpréter.
(1) La preuve — Comment établir des droits ancestraux
27 La revendication de droits ancestraux soulève des difficultés de preuve intrinsèques et uniques. Les demandeurs doivent établir les caractéristiques de leur société avant le contact avec les Européens, par-delà des siècles et sans l’aide d’écrits. Reconnaissant ces difficultés, notre Cour a fait une mise en garde contre la possibilité de rendre illusoires les droits protégés par le par. 35(1) en imposant un fardeau de preuve impossible à ceux qui revendiquent cette protection (Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, p. 408). Ainsi, dans Van der Peet, précité, la majorité de la Cour affirme que « le tribunal doit appliquer les règles de preuve et interpréter la preuve existante en étant conscient de la nature particulière des revendications des autochtones et des difficultés que soulève la preuve d’un droit qui remonte à une époque où les coutumes, pratiques et traditions n’étaient pas consignées par écrit » (par. 68).
28 Ce principe s’applique à la fois à l’admissibilité de la preuve et à l’appréciation des récits oraux autochtones (Van der Peet, précité; Delgamuukw, précité, par. 82).
a) L’admissibilité de la preuve dans les revendications de droits ancestraux
29 Les tribunaux rendent leurs décisions en se fondant sur la preuve. Ce principe fondamental s’applique aux revendications autochtones comme à toute autre revendication. Van der Peet et Delgamuukw réaffirment la continuité des règles de preuve avec la mise en garde de les appliquer avec souplesse, d’une façon adaptée aux difficultés inhérentes à de telles réclamations et à la promesse de conciliation confirmée au par. 35(1). Cette souplesse d’application des règles de preuve permet, par exemple, l’admission de preuves d’activités postérieures au contact avec les Européens, qui visent à établir la continuité avec les pratiques, coutumes et traditions antérieures au contact (Van der Peet, précité, par. 62) et l’examen utile de diverses formes de récits oraux (Delgamuukw, précité).
30 L’adaptation souple des règles traditionnelles de preuve au défi de rendre justice dans les revendications autochtones n’est qu’une application du principe traditionnel selon lequel les règles de preuve n’ont rien d’« immuable et n’ont pas été établies dans l’abstrait » (R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475, p. 487). Elles s’inspirent plutôt de principes larges et souples, appliqués dans le but de promouvoir la recherche de la vérité et l’équité. Les règles de preuve devraient favoriser la justice, et non pas y faire obstacle. Les différentes règles d’admissibilité de la preuve reposent sur trois idées simples. Premièrement, la preuve doit être utile au sens où elle doit tendre à prouver un fait pertinent quant au litige. Deuxièmement, la preuve doit être raisonnablement fiable; une preuve non fiable est davantage susceptible de nuire à la recherche de la vérité que de la favoriser. Troisièmement, même une preuve utile et raisonnablement fiable peut être exclue à la discrétion du juge de première instance si le préjudice qu’elle peut causer l’emporte sur sa valeur probante.
31 Dans Delgamuukw, la majorité, tenant compte de ces principes, conclut que les règles de preuve doivent être adaptées aux récits oraux, mais elle n’impose pas leur admissibilité générale ni la valeur que devrait leur accorder le juge des faits; elle souligne plutôt que l’admissibilité doit être décidée cas par cas (par. 87). Les récits oraux sont admissibles en preuve lorsqu’ils sont à la fois utiles et raisonnablement fiables, sous réserve toujours du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance de les exclure.
32 Les récits oraux autochtones peuvent satisfaire au critère de l’utilité de deux façons. Premièrement, ils peuvent offrir une preuve de pratiques ancestrales et de leur importance, qui ne pourrait être obtenue autrement. Il peut n’exister aucun autre moyen d’obtenir la même preuve, compte tenu de l’absence d’archives contemporaines. Deuxièmement, les récits oraux peuvent fournir le point de vue autochtone sur le droit revendiqué. Sans cette preuve, il serait peut‑être impossible de se faire une idée exacte de la pratique autochtone invoquée ou de sa signification pour la société en question. Il n’est pas facile après 400 ans de déterminer quelles pratiques existaient et de distinguer les caractéristiques principales et déterminantes d’une culture de celles qui sont marginales. L’identité culturelle est une question subjective difficile à saisir : voir R. L. Barsh et J. Y. Henderson, « The Supreme Court’s Van der Peet Trilogy: Naive Imperialism and Ropes of Sand » (1997), 42 R.D. McGill 993, p. 1000; et J. Woodward, Native Law (feuilles mobiles), p. 137. Voir aussi Sparrow, précité, p. 1103; Delgamuukw, précité, par. 82-87; et J. Borrows, « The Trickster: Integral to a Distinctive Culture » (1997), 8 Forum Constitutionnel 27.
33 Le deuxième facteur à examiner dans la détermination de l’admissibilité de la preuve dans les affaires autochtones est la fiabilité : le témoin est‑il une source raisonnablement fiable pour l’histoire du peuple en cause? Le juge de première instance n’est pas tenu de rechercher une garantie spéciale de fiabilité. Cependant, pour les questions de l’admissibilité de la preuve et, si elle est admise, du poids à lui accorder, il peut être approprié de s’enquérir de la connaissance du témoin des traditions et de l’histoire autochtones transmises oralement et de sa capacité de témoigner sur celles‑ci.
34 Pour déterminer l’utilité et la fiabilité des récits oraux, les juges doivent se garder de faire des suppositions faciles fondées sur les traditions eurocentriques de collecte et de transmission des traditions et des faits historiques. Les récits oraux reflètent les perspectives et les cultures distinctives des communautés dont ils sont issus et ne devraient pas être écartés pour le simple motif qu’ils ne sont pas conformes aux attentes d’un point de vue non autochtone. D’où les mises en garde énoncées dans Delgamuukw de ne pas rejeter à la légère des récits oraux pour la simple raison qu’ils ne transmettent pas la vérité « historique », comportent des éléments mythologiques, manquent de détails précis, renferment des données tangentielles au processus judiciaire ou se limitent à la communauté dont ils retracent l’histoire.
35 En l’espèce, les parties ont présenté des témoignages d’historiens et d’archéologues. Les récits oraux d’aînés, dont le grand chef Mitchell, ont fourni le point de vue autochtone. Le témoignage du grand chef Mitchell, confirmé par la preuve archéologique et historique, était particulièrement utile, parce qu’il a commencé très jeune à apprendre l’histoire de sa communauté. Le juge de première instance a conclu que son témoignage était crédible et s’est fondé sur celui‑ci. Il n’a pas commis d’erreur en cela et nous pouvons faire de même.
b) L’interprétation de la preuve dans les revendications de droits ancestraux
36 Le deuxième aspect de la démarche de l’arrêt Van der Peet en matière de preuve, un aspect plus litigieux en l’espèce, se rapporte à l’interprétation et à l’appréciation de la preuve présentée à l’appui de revendications autochtones une fois qu’elle a satisfait au critère d’admissibilité. Pour la plupart, les règles de preuve concernent les questions d’admissibilité et les moyens par lesquels les faits peuvent être établis. J. Sopinka et S. N. Lederman font remarquer que [traduction] « [l]a question de la valeur à accorder à de tels faits ne . . . se prête pas facilement à l’établissement de règles précises. En conséquence, il n’existe pas de principes absolus qui régissent l’appréciation de la preuve par le juge de première instance » (The Law of Evidence in Civil Cases (1974), p. 524). Notre Cour n’a pas essayé d’établir des « règles précises » ou des « principes absolus » régissant l’interprétation ou l’appréciation de la preuve dans les revendications autochtones. Cette réticence est appropriée parce que cette tâche relève généralement du juge de première instance, qui est le mieux placé pour apprécier la preuve présentée et qui possède donc une grande latitude à cet égard. En outre, l’appréciation de la preuve est un exercice propre à l’affaire dont le tribunal est saisi.
37 Quoi qu’il en soit, la présente affaire nous oblige à clarifier les principes généraux énoncés dans Van der Peet et Delgamuukw quant à l’appréciation de la preuve dans les revendications de droits ancestraux. L’obligation pour les tribunaux d’interpréter et d’apprécier la preuve en étant conscients de la nature particulière des revendications autochtones est essentielle à la protection réelle des droits prévus au par. 35(1). Comme le juge en chef Lamer l’a noté dans Delgamuukw, l’admission en preuve de récits oraux représente une reconnaissance creuse du point de vue autochtone lorsque ces éléments de preuve sont par la suite systématiquement sous‑estimés ou privés de toute valeur probante indépendante (par. 98). Il est donc impératif que les règles de preuve garantissent que « les tribunaux accordent le poids qui convient » au point de vue des autochtones (par. 84).
38 Encore une fois, cependant, il faut souligner qu’être conscient de la nature particulière des revendications autochtones n’empêche pas d’appliquer les principes généraux de preuve. S’il ne faut pas sous-estimer la preuve présentée à l’appui des revendications autochtones, il ne faut pas non plus l’interpréter ou l’apprécier d’une manière fondamentalement contraire aux principes du droit de la preuve qui, en matière d’appréciation de la preuve, correspondent souvent aux [traduction] « principes généraux de bon sens » (Sopinka et Lederman, op. cit., p. 524). Comme le souligne le juge en chef Lamer dans Delgamuukw, au par. 82 :
[L]es droits ancestraux sont véritablement des droits sui generis qui exigent, quant au traitement de la preuve, une approche unique, accordant le poids qu’il faut au point de vue des peuples autochtones. Toutefois, l’adaptation doit se faire d’une manière qui ne fasse pas entorse à «l’organisation juridique et constitutionnelle du Canada» [Van der Peet, par. 49]. Les deux principes exposés dans Van der Peet — premièrement, le fait que les tribunaux de première instance doivent aborder les règles de preuve en tenant compte des difficultés de preuve inhérentes à l’examen des revendications de droits ancestraux, et, deuxièmement, le fait que les tribunaux de première instance doivent interpréter cette preuve dans le même esprit — doivent être compris dans ce contexte. [Je souligne.]
39 Il y a une limite à ne pas franchir entre l’application éclairée des règles de preuve et l’abandon complet de ces règles. Comme le note le juge Binnie dans le contexte des droits issus de traités, « [i]l ne faut pas confondre les règles “généreuses” d’interprétation avec un vague sentiment de largesse a posteriori » (R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, par. 14). En particulier, la démarche de l’arrêt Van der Peet n’a pas pour effet d’augmenter la force probante de la preuve soumise à l’appui d’une revendication autochtone. La preuve à l’appui des revendications autochtones, comme la preuve produite dans n’importe quelle affaire, peut couvrir toute la gamme des forces probantes, de la preuve hautement convaincante à la preuve hautement contestable. Il faut encore établir le bien‑fondé des revendications sur la base d’une preuve convaincante qui démontre leur validité selon la prépondérance des probabilités. Dire qu’il faut accorder « le poids qui convient » au point de vue autochtone ou s’assurer que la preuve à l’appui de ce point de vue est placée sur un « pied d’égalité » avec les types de preuve plus familiers, c’est précisément dire ce que cela veut dire : un traitement égal et approprié. Si la preuve des demandeurs autochtones ne devrait pas être sous‑estimée « simplement parce [qu’elle] ne respecte pas de façon précise les normes qui seraient appliquées dans une affaire de responsabilité civile délictuelle par exemple » (Van der Peet, précité, par. 68), on ne devrait pas non plus la faire ployer artificiellement sous plus de poids que ce qu’elle peut raisonnablement étayer. Si cette proposition est évidente, il faut néanmoins l’énoncer.
40 Compte tenu de ces principes, je me propose maintenant d’examiner si la preuve soumise en l’espèce étaye en fait un droit ancestral de traverser le Saint-Laurent avec des marchandises à des fins commerciales.
(2) La preuve révèle‑t‑elle l’existence d’une pratique ancestrale mohawk de commerce au nord du Saint‑Laurent?
41 Bien que les terres ancestrales des Mohawks se situent dans la vallée des Mohawks de l’État actuel de New York, la preuve établit que, avant l’arrivée des Européens, ils traversaient parfois le fleuve Saint‑Laurent pour voyager vers le nord. Nous pouvons supposer qu’ils voyageaient avec les marchandises nécessaires à leur subsistance. En outre, la preuve soumise au juge McKeown appuyait amplement sa conclusion que le commerce était une caractéristique principale et distinctive des Iroquois en général et des Mohawks en particulier. Cette preuve indique que les Mohawks étaient bien situés pour faire du commerce et qu’ils se livraient à des échanges de petite ampleur avec d’autres Premières nations. Toutefois, une question cruciale en l’espèce est de savoir si ces pratiques commerciales et ces voyages vers le nord coïncidaient avant l’arrivée des Européens; autrement dit, la preuve établit‑elle une pratique ancestrale mohawk de traverser le Saint‑Laurent avec des marchandises à des fins commerciales? Ce n’est que si la pratique ancestrale est établie qu’il devient nécessaire de déterminer si elle est une caractéristique faisant partie intégrante de la culture mohawk qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui.
42 Avec égards, la réponse affirmative du juge de première instance à cette question est virtuellement dénuée d’appui en preuve. En fait, le juge McKeown le reconnaît également (au par. 177) :
On ne possède guère de preuves directes que, avant l’arrivée des Européens, les Mohawks amenaient, de leur territoire national, des marchandises afin de les échanger avec d’autres Premières nations habitant du côté canadien . . .
Néanmoins, il poursuit :
[M]ais j’estime que les Mohawks constituent une société distincte, que le commerce faisait partie intégrante de leur tradition et qu’ils franchissaient librement la frontière afin d’élargir leur territoire commercial et afin de se procurer des marchandises qu’ils pourraient échanger [. . .] J’estime que le demandeur et les Mohawks d’Akwesasne ont établi l’existence d’un droit ancestral en vertu duquel ils peuvent passer et repasser librement l’actuelle frontière entre le Canada et les États‑Unis avec des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire ainsi qu’à des échanges avec d’autres Premières nations.
Ces déclarations sont contradictoires à deux égards. Premièrement, les constatations dans la deuxième déclaration ne mènent pas logiquement à sa conclusion : le fait que les Mohawks traversaient la frontière afin d’élargir leur territoire commercial par des [traduction] « guerres déclenchées pour des motifs d’ordre commercial » (comme on les a appelées au procès (par. 119)) ou de se procurer ailleurs des marchandises destinées au commerce ne répond tout simplement pas à la question de savoir si des marchandises étaient transportées à travers la frontière à des fins d’échanges avec des Premières nations établies au nord. Sur ce point, le juge McKeown a tout à fait raison d’affirmer qu’il n’existe « guère de preuves directes ». Cela mène à la deuxième contradiction : l’incompatibilité entre l’absence reconnue de preuves directes et la conclusion à l’existence d’un droit ancestral. Cela ne signifie pas qu’une revendication autochtone ne peut jamais être établie à partir d’une preuve très limitée, directe ou autre, mais qu’il faut qu’elle soit suffisamment convaincante et qu’elle appuie les conclusions tirées. En l’espèce, toutefois, le peu de preuves directes sur lesquelles s’est fondé le juge de première instance constitue au mieux une preuve ténue et insuffisante, et le juge aurait peut‑être dû parler d’absence de preuve convaincante même de façon minimale. Cette conclusion semble inévitable après examen de la preuve sur laquelle le juge McKeown a fondé sa conclusion. En particulier, le juge McKeown s’est appuyé sur des preuves archéologiques, sur les témoignages du chef Mitchell et de M. Venables, un historien de la culture, et sur la participation des Mohawks à la conclusion de traités et au commerce de fourrure après le contact avec les Européens.
43 La preuve archéologique consistait en deux ouvrages, qu’ont soumis des témoins experts, censés documenter un commerce historique nord‑sud de cuivre et de couteaux rituels, respectivement. Le juge Sexton, au nom de la majorité en Cour d’appel fédérale, accorde beaucoup d’importance au premier lorsqu’il confirme la conclusion du juge de première instance sur le droit de faire le commerce transfrontalier. Il conclut au par. 50 que l’ouvrage de D. K. Richter, The Ordeal of the Longhouse: The Peoples of the Iroquois League in the Era of European Colonization (1992), démontre que
les Iroquois vivant sur le territoire qui est maintenant l’État de New York faisaient le troc du cuivre provenant de la rive nord du lac Supérieur. Le juge McKeown y voit la preuve archéologique concluante du commerce nord‑sud à travers ce qui est maintenant la frontière entre le Canada et les États‑Unis.
44 Cela constitue, avec égards, une interprétation trop large de cet ouvrage et du jugement de première instance. L’ouvrage dit simplement que les objets de cuivre œuvrés provenant de la région des Grands Lacs étaient particulièrement prisés par les membres de la Confédération des Cinq Nations comme cadeaux (Richter, op. cit., p. 28). Il indique que le cuivre provenait du nord de la vallée des Mohawks, non pas que les Mohawks obtenaient ce cuivre par un commerce direct avec leurs voisins du nord. En réalité, l’ouvrage de Richter confirme que le commerce lointain pratiqué par les Mohawks, tout au moins au moment du contact avec les Européens, suivait un axe est‑ouest. Les Mohawks commerçaient avec les Wenros et les Neutrals à l’ouest (dans la région du Niagara et au sud des Grands Lacs) et avec les Mohicans à l’est, mais pas avec leurs ennemis établis sur le territoire contesté au nord. Selon Richter, l’état de guerre entre les Cinq Nations et leurs voisins du nord empêchait tout commerce entre eux (aux p. 28-29) :
[traduction] Le fait que le grand commerce n’était pas nécessaire aide à expliquer non seulement l’isolationnisme des villages des Cinq Nations entre eux et avec les étrangers, mais aussi les guerres avec leurs voisins du seizième siècle, comme les Hurons, les Susquehannocks, les Algonquins et les Iroquois du fleuve Saint‑Laurent. Comme les rapports entre les peuples reposaient sur les alliances de l’autorité spirituelle, découlant de la réciprocité, une absence de réciprocité illustrée par une absence de rapports commerciaux, pouvait très bien mener à une présomption d’hostilité. De même qu’on pouvait craindre qu’un chaman ou un être non-humain fasse de grands ravages si on lui refusait respect et réciprocité, on pouvait s’attendre à ce que les habitants d’un autre village avec lesquels il n’y avait aucun échange en fassent autant. [Je souligne; italiques dans l’original.]
45 Richter note ensuite que la dynamique contraire dominait lorsque les nations commerçaient entre elles : la réciprocité des échanges facilitait et impliquait des rapports pacifiques entre les communautés. Dans un passage que n’a pas cité le juge McKeown, Richter conclut que les objets de cuivre, venant de la région des Grands Lacs et prisés par la Confédération pour leur pouvoir spirituel, étaient obtenus indirectement le long de l’axe commercial est‑ouest, et non pas directement du nord, comme le laisse entendre le juge de première instance et l’affirme la Cour d’appel (à la p. 29) :
[traduction] [P]armi les quelques voisins avec lesquels tous les villages autonomes des Cinq Nations semblent avoir été habituellement en paix quand les Européens sont arrivés sur le dos de la Tortue, il y avait les Neutrals et les Wenros, à l’ouest, et les Mahicans et les River Indians à l’est. Ils étaient situés sur des routes menant aux sources de marchandises exotiques associées au pouvoir spirituel, qui n’étaient pas accessibles sur les terres des Cinq Nations : le cuivre des Grands Lacs et d’autres minéraux liés au pouvoir spirituel venaient d’au-delà le territoire des Neutrals et des Wenros, et les perles de coquillages arrivaient de la côte de Long Island, probablement par l’entremise des Mahicans et des River Indians. [Je souligne.]
46 En conséquence, s’il confirme l’existence de routes commerciales nord‑sud avant le contact avec les Européens, Richter réfute la participation directe des Mohawks dans ce commerce. Il s’agit d’un fait important parce que le juge de première instance s’est appuyé sur cette preuve pour conclure que l’existence du droit ancestral avait été établie et pour rejeter le témoignage du témoin expert de l’appelant, M. von Gernet, selon lequel il n’avait [TRADUCTION] « pas encore trouvé, en Ontario, un seul site archéologique remontant à la période préhistorique, protohistorique ou au début de la période historique [qu’il] puisse relier d’une manière ou une autre aux Mohawks » (par. 109).
47 Le deuxième élément de preuve archéologique se rapporte à l’existence alléguée d’un commerce de couteaux rituels de calcédoine, mentionné par le témoin expert du demandeur, M. Venables, sur le fondement d’un ouvrage de W. A. Ritchie, The Archaeology of New York State (éd. rév. 1980). Là encore, Ritchie décrit les réseaux commerciaux iroquois comme allant [traduction] « surtout, vers l’ouest, en direction de la région supérieure des Grands Lacs, où l’on trouve les liens culturels les plus forts » (p. 196 (je souligne)). La seule preuve de commerce vers le nord se trouve dans un simple [traduction] « couteau rituel (?) en calcédoine » suscitant chez Ritchie l’hypothèse de l’existence possible d’une route commerciale « au nord vers le Québec, semble‑t‑il » (p. 196) établie entre 3 000 et 300 ans avant notre ère. Cette preuve, en soi, peut difficilement être qualifiée de convaincante.
48 Le juge de première instance a préféré les témoignages de M. Venables et du chef Mitchell quand ils étaient en conflit avec celui de M. von Gernet. Il a admis en preuve à bon droit le témoignage dans lequel le chef Mitchell relatait l’histoire orale de son peuple, affirmant à juste titre, conformément à Van der Peet, que la valeur probante qu’il accorde « à l’histoire orale et à la preuve documentaire ne dépend pas de la forme sous laquelle elle est présentée à la Cour » (par. 94). Cependant, le chef Mitchell n’a pas traité des activités commerciales des Mohawks au nord du Saint‑Laurent. Parlant d’Akwesasne, il a simplement affirmé que [traduction] « [c]onformément à nos traditions, cela a toujours été l’une de nos zones de plantation, de chasse et de pêche ». Le témoignage de M. Venables est tout aussi limité. Il parle d’un commerce important entre les Mohawks et les membres de la Confédération iroquoise vers l’ouest, mais ne mentionne aucune preuve directe de commerce vers le nord. Monsieur Venables cite les ouvrages de Richter et de Ritchie, mais comme nous l’avons vu, l’ouvrage de Ritchie n’appuie que de façon très ténue l’existence d’un commerce vers le nord tandis que celui de Richter réfute l’existence d’un tel commerce avant le contact avec les Européens. Monsieur Venables mentionne aussi le Historical Atlas of Canada, mais le juge de première instance conclut que ce texte « ne permet pas d’établir que les Mohawks se livraient à un commerce transfrontalier » (par. 106).
49 Enfin, le juge de première instance, adaptant les règles de preuve approuvées dans Van der Peet, se fonde sur les activités des Mohawks après le contact avec les Européens comme preuve de la continuité avec les pratiques antérieures au contact. Il lui semble « particulièrement significatif que les premiers traités conclus par les Mohawks et les autres peuples iroquois portaient principalement sur le commerce » (par. 175). Aucun de ces premiers traités, toutefois, ne permet d’en déduire raisonnablement l’existence d’un commerce au-delà du fleuve avant le contact avec les Européens. Par exemple, le juge de première instance se fonde sur un traité de 1645 entre les Hurons, les Français et les Mohawks. Les Mohawks avaient battu les Hurons (alliés des Français) et cherchaient alors à restreindre, à leur profit, leur commerce et leurs déplacements au moyen du traité de paix. Monsieur Venables interprète le discours du négociateur mohawk à la conférence relative au traité comme démontrant que le commerce faisait partie intégrante de la culture mohawk. Le négociateur mohawk n’a pas réellement parlé de commerce antérieur et M. Venables ne dit pas qu’il l’a fait. Les Mohawks étaient en guerre contre les Hurons et les Algonquins depuis des années. Bien qu’il puisse indiquer l’existence d’un commerce pendant cette année difficile de paix avant la reprise des hostilités, le traité ne prouve en rien l’existence d’un commerce au-delà du Saint‑Laurent avant le contact avec les Européens.
50 Le juge de première instance se fonde aussi sur des preuves de la participation des Mohawks au commerce de fourrure entre Montréal et Albany comme indiquant l’existence d’un commerce vers le nord avant le contact avec les Européens. Il rejette l’affirmation selon laquelle cette activité de commerce de fourrure résultait uniquement de l’arrivée des Européens, expliquant qu’ « il semble hautement improbable que les Mohawks auraient commencé à commercer dès l’arrivée des Européens s’ils ne s’étaient livré à aucun commerce auparavant » (par. 154). À son avis, « un commerce nord‑sud existait avant l’arrivée des Européens et [. . .], après l’arrivée de ces derniers, le commerce s’est développé afin d’englober la fourrure » (par. 142). Bien que ce soit une inférence possible, cette conclusion ne s’appuie sur aucun autre élément de preuve — oral ou documentaire, autochtone ou non autochtone, direct ou autre — confirmant l’existence de cette route commerciale avant le contact avec les Européens. Elle ne peut pas avoir beaucoup de poids.
51 Comme le mentionne la section précédente, le bien‑fondé d’une revendication doit être établi sur la base de preuves convaincantes selon la prépondérance des probabilités. Des preuves éparses, incertaines et équivoques ne peuvent établir le bien‑fondé d’une revendication. Avec égards, c’est exactement ce qui s’est passé en l’espèce. La contradiction entre la déclaration du juge McKeown selon laquelle il n’y a guère de preuves directes de l’existence d’un droit de commercer à travers le fleuve et sa conclusion selon laquelle ce droit existe, semble indiquer une norme de preuve très souple (ou peut‑être, plus exactement, une appréciation déraisonnablement libérale d’une preuve ténue). La démarche de l’arrêt Van der Peet exige un traitement égal et approprié des preuves étayant des revendications autochtones, mais ne permet pas pour autant de renforcer ou de rehausser la valeur probante de ces preuves. La preuve pertinente en l’espèce — un seul couteau, des traités qui ne font pas mention d’un commerce antérieur et le simple fait de la participation des Mohawks au commerce de fourrure — ne peut étayer la conclusion du juge de première instance que si on lui donne plus de poids que ce qu’elle peut raisonnablement soutenir. Ni Van der Peet ni le par. 35(1) n’envisagent un tel résultat. Si les cours d’appel doivent s’en remettre largement aux conclusions de fait des juges de première instance, je suis convaincue que ces conclusions en l’espèce constituent une « erreur manifeste et dominante » justifiant de leur substituer d’autres conclusions (Delgamuukw, précité, par. 78-80). Je conclus que le demandeur n’a pas établi l’existence d’une pratique ancestrale de traverser le Saint-Laurent avec des marchandises à des fins commerciales.
52 Cette conclusion ne devrait pas être interprétée comme imposant à un demandeur autochtone la « tâche pratiquement impossible de produire, relativement aux coutumes, pratiques et traditions de sa collectivité, une preuve concluante, datant de l’époque antérieure au contact avec les Européens » (Van der Peet, précité, par. 62). Le juge McKeown note à juste titre qu’il n’est pas nécessaire de produire des éléments de preuve incontestables pour établir l’existence d’un droit ancestral (par. 72). La revendication n’a pas non plus à être établie sur la base de preuves directes de pratiques, coutumes et traditions datant d’avant le contact avec les Européens, qui sont inévitablement rares. L’une ou l’autre de ces exigences « dans la pratique, vouerait à l’échec toute revendication de l’existence » d’un droit ancestral (Van der Peet, précité, par. 62). Ma conclusion repose plutôt sur la distinction entre une application éclairée des principes de preuve et leur extension déraisonnable. Dans Adams, précité, notre Cour reconnaît un droit mohawk de pêcher sur le Saint‑Laurent, mais elle se fonde sur une preuve qui « démontre clairement » (par. 46 (je souligne)) que la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans la zone en question constituait un aspect important de la vie des Mohawks au moment du contact avec les Européens. De même, la reconnaissance dans Gladstone d’un droit ancestral de faire le commerce de la rogue de hareng s’appuie fermement sur des sources historiques et anthropologiques incontestables qui attestent de la « réalité » de ce droit (par. 26), accompagnées par les écrits d’observateurs européens sur ces échanges avec d’autres tribus au moment du contact avec les Européens (par. 26-27). Notre Cour conclut que le demandeur a « fourni une preuve claire, qui permet d’inférer que, avant le contact avec les Européens, la société heiltsuk comptait, dans une large mesure, sur ce type d’échanges » (par. 28 (je souligne)). En l’espèce, il n’y a pas de « preuve claire » de la pratique du commerce au nord du fleuve Saint‑Laurent et on ne peut tirer de conclusion comparable.
53 Compte tenu de l’insuffisance de la preuve d’un commerce mohawk au nord du Saint‑Laurent, je n’ai pas besoin d’examiner l’argument selon lequel, même si le droit des Mohawks de commercer était établi, ce droit devrait être caractérisé comme étant intrinsèquement soumis aux contrôles, redevances et droits frontaliers imposés par d’autres personnes, tel que le reconnaît la coutume ancestrale autochtone.
(3) La preuve établit‑elle que la pratique alléguée d’un commerce à travers le Saint‑Laurent faisait partie intégrante de la culture mohawk et s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui?
54 Même si l’on déférait à la conclusion du juge de première instance qu’il existait des relations commerciales entre les Mohawks et les Premières nations au nord du Saint‑Laurent avant le contact avec les Européens, la preuve n’établit pas que ce commerce vers le nord est une caractéristique déterminante de la culture mohawk. Comme nous l’avons vu, le critère de l’arrêt Van der Peet qualifie de droits ancestraux uniquement les activités qui représentent « un élément d'une coutume, pratique ou tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone qui revendique le droit en question » (par. 46 (je souligne)). Il incombe donc au chef Mitchell en l’espèce de démontrer non seulement qu’avant le contact avec les Européens des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire étaient transportées à travers le fleuve Saint‑Laurent à des fins commerciales, mais aussi que cette pratique fait partie intégrante de la culture mohawk.
55 L’importance du commerce en soi pour la culture mohawk n’est pas déterminante sur ce point. Il faut démontrer, vu les faits de l’espèce, que cette pratique fait partie intégrante de la culture mohawk dans la région géographique précise où l’on dit qu’elle a été exercée (c.-à-d. au nord du Saint-Laurent), plutôt que dans l’abstrait. Notre Cour a fréquemment tenu compte de la portée géographique du droit revendiqué pour déterminer s’il était au cœur de la culture autochtone qui le revendiquait. Par exemple, en reconnaissant un droit de pêche mohawk protégé par la Constitution dans Adams, précité, la Cour formule le critère de l’arrêt Van der Peet comme suit (au par. 34) :
Ce dernier [l’appelant] soutient que les Mohawks possèdent un droit de pêche ancestral dans le lac Saint‑François. Pour que cet argument soit retenu, l'appelant doit démontrer, conformément au critère énoncé par notre Cour dans Van der Peet, que la pêche dans le lac Saint‑François est «un élément d'une coutume, pratique ou tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive» des Mohawks. [Je souligne.]
Lorsqu’elle détermine dans Adams si cette pratique fait partie intégrante de la culture mohawk, la majorité lie invariablement le droit revendiqué à la région précise en cause — la région du lac Saint-François (voir les par. 37 et 45). Dans Côté, précité, la Cour souligne de même que c’est l’exercice du droit revendiqué dans une région géographique précise qui doit faire partie intégrante de la culture mohawk (par. 41-78). Dans cette affaire, la Cour déclare « [qu’u]ne coutume, pratique ou tradition autochtone valant d'être protégée en tant que droit ancestral se limitera fréquemment à un endroit ou territoire spécifique, compte tenu de la façon dont elle était concrètement exercée avant le contact avec les Européens » (par. 39).
56 Ainsi, les considérations géographiques sont clairement pertinentes pour déterminer si une activité fait partie intégrante d’une culture dans certains cas au moins, plus particulièrement lorsque l’activité visée est intrinsèquement liée à certaines étendues de territoire. Toutefois, comme le note le juge en chef Lamer dans Delgamuukw, précité, « les droits ancestraux [. . .] s'étalent le long d'un spectre, en fonction de leur degré de rattachement avec le territoire visé » (par. 138). À cet égard, je note que la pertinence des considérations géographiques est beaucoup plus claire dans les cas de chasse et de pêche, comme Adams et Côté, qui mettent en jeu des activités intrinsèquement liées au territoire, que dans les cas de droits dont la portée est plus étendue, comme le droit général de commercer, qui se trouve à l’autre extrême. Les droits généraux de commercer n’ont pas de lien intrinsèque avec une étendue précise de territoire. Ainsi, les facteurs géographiques n’étaient pas pertinents dans la trilogie sur les droits ancestraux, Van der Peet, précité, R. c. N.T.C. Smokehouse Ltd., [1996] 2 R.C.S. 672, et Gladstone, précité, qui concernaient tous des revendications de droits d’échanges ou de commerce. Les demandeurs dans ces affaires étaient tenus d’établir uniquement que la pratique commerciale alléguée faisait partie intégrante de la culture en général, plutôt que relativement à une région précise. En outre, dans Gladstone, où les Heiltsuk ont réussi à établir l’existence d’un droit ancestral de faire le commerce de la rogue de hareng sur varech, la Cour n’a pas limité la portée de ces échanges à leur portée historique. Une telle restriction figerait indûment le droit dans sa forme antérieure au contact avec les Européens et empêcherait son exercice moderne, contrairement aux principes de l’arrêt Van der Peet. En conséquence, les droits de commerce feront rarement l’objet de restrictions géographiques.
57 En l’espèce, toutefois, le droit de commercer est un aspect seulement, et peut-être un aspect marginal, de la revendication plus générale du chef Mitchell : le droit de transporter des marchandises à travers une frontière internationale à des fins commerciales. Pour ce motif, la revendication du chef Mitchell ne peut pas être assimilée simplement aux revendications en cause dans la trilogie sur les droits ancestraux, comme visant un « droit de commerce » général. Cette distinction est manifeste dans la formulation très différente des droits revendiqués dans ces affaires, selon les facteurs énoncés dans l’arrêt Van der Peet.
58 À la différence des affaires antérieures en matière de commerce, les trois pierres de touche selon l’arrêt Van der Peet évoquent en l’espèce des considérations géographiques. L’acte qui a donné lieu au litige est l’arrivée du chef Mitchell au pont international de Cornwall et sa revendication du droit de traverser cette frontière internationale avec des marchandises pour usage commercial. S’il ne s’agissait pas de frontière, la Cour ne serait pas saisie de l’affaire. De même, la mesure gouvernementale que l’on dit restreindre le droit en cause découle de dispositions de la Loi sur les douanes régissant l’importation de marchandises. Contrairement aux dispositions en cause dans la trilogie sur les droits ancestraux, la Loi sur les douanes porte fondamentalement sur les origines géographiques et la destination des marchandises. La pratique ancestrale invoquée à l’appui du droit, bien que débattue en termes généraux, a donné lieu à des allégations relatives à l’existence d’une route commerciale historique vers le nord traversant le Saint-Laurent. La façon dont le chef Mitchell caractérise sa revendication, bien qu’elle ne soit pas déterminante, reflète l’élément géographique indéniable de la revendication : il revendique le droit d’entrer au Canada en provenance des États‑Unis avec des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire, sans acquitter de droits de douane ou autre, pour commercer avec des Premières nations.
59 En fin de compte, la caractérisation du droit revendiqué en l’espèce, comme dans Adams et Côté, comporte nécessairement un élément géographique, et c’est sur cette base qu’il faut déterminer si ce droit fait partie intégrante de la culture mohawk. En revanche, les considérations géographiques n’avaient aucune pertinence dans la formulation du droit de commercer revendiqué dans la trilogie sur les droits ancestraux, et étaient donc également sans pertinence pour déterminer si le commerce allégué constituait une caractéristique déterminante des cultures en question et pour établir la portée du droit en question si on réussissait à prouver son existence. De cette manière, la démarche de l’arrêt Van der Peet pour caractériser le droit revendiqué permettra généralement de déterminer si — et dans quelle mesure — les considérations géographiques sont pertinentes quant à la revendication.
60 Le droit revendiqué en l’espèce met en jeu une frontière internationale et importe donc un élément géographique à l’analyse. Plutôt que de se demander si le droit de commercer — dans l’abstrait — fait partie intégrante de la culture mohawk, notre Cour doit se demander si le droit de commercer à travers le Saint‑Laurent fait partie intégrante de la culture mohawk. La preuve indique que ce n’est pas le cas. Même si l’interprétation libérale du juge de première instance était acceptée, la preuve révèle l’importance négligeable du transport et du commerce de marchandises par les Mohawks au nord du Saint-Laurent, avant le contact avec les Européens. Si les Mohawks transportaient des marchandises de l’autre côté du Saint-Laurent à des fins commerciales, ils le faisaient rarement. De toute évidence, on ne peut pas dire que la culture mohawk aurait été « fondamentalement modifiée » sans ce commerce, pour reprendre les termes de l’arrêt Van der Peet, précité, par. 59. Il n’était pas vital pour l’identité collective des Mohawks. Ce n’était pas quelque chose qui « véritablement faisait de la société ce qu'elle était » Van der Peet (par. 55 (souligné dans l’original)). La participation à un commerce vers le nord ne constituait donc pas une pratique qui faisait partie intégrante de la culture distinctive mohawk. Il s’ensuit qu’on n’a pas établi l’existence d’un droit ancestral de rapporter des marchandises acquises à travers la frontière à des fins commerciales.
D. La reconnaissance du droit revendiqué est-elle interdite en raison de son incompatibilité avec la souveraineté de la Couronne?
61 La conclusion selon laquelle la preuve n’établit pas l’existence du droit revendiqué suffit pour statuer sur le pourvoi. J’ajoute cependant quelques observations sur l’argument du gouvernement selon lequel la protection du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 vise uniquement les pratiques, coutumes et traditions autochtones qui sont compatibles avec l’exercice historique et contemporain de la souveraineté de la Couronne. Selon cet argument, toute pratique du commerce par les Mohawks à travers la frontière, même si elle était établie par la preuve, ne pourrait pas être reconnue en vertu du par. 35(1) parce qu’elle serait incompatible avec l’intérêt souverain de la Couronne à réglementer les frontières.
62 Cet argument a sa source dans le principe de la continuité qui a régi l’absorption des lois et coutumes autochtones dans le nouveau régime juridique dès l’affirmation de la souveraineté de la Couronne sur la région. Comme nous l’avons vu, l’incorporation des lois et coutumes locales dans la common law était assujettie à une exception visant les droits incompatibles avec la souveraineté du nouveau régime : voir Slattery, loc. cit., p. 738; voir aussi Delgamuukw c. British Columbia, [1993] 5 W.W.R. 97 (C.A.C.-B.), par. 1021-1024, le juge Lambert; Mabo, précité, p. 61, le juge Brennan; Inasa c. Oshodi, [1934] A.C. 99 (P.C.); et R. c. Jacobs, [1999] 3 C.N.L.R. 239 (C.S.C.-B.).
63 Notre Cour n’a pas expressément invoqué le principe de « l’incompatibilité avec la souveraineté » lorsqu’elle a défini les droits protégés par le par. 35(1). Dans la trilogie Van der Peet, elle caractérise les droits ancestraux protégés en vertu du par. 35(1) comme étant les coutumes, pratiques et traditions faisant partie intégrante des cultures distinctives des sociétés autochtones : Van der Peet, précité, par. 46. Dans des arrêts subséquents, la Cour a confirmé cette approche de la définition des droits ancestraux que protège le par. 35(1) (Pamajewon, précité, par. 23-25; Adams, précité, par. 33; Côté, précité, par. 54; voir également : Woodward, op. cit., p. 75); elle a aussi réaffirmé que les principes de l’extinction, de l’atteinte et de la justification constituaient le cadre d’analyse approprié pour résoudre les conflits entre des droits ancestraux et des revendications opposées, y compris des revendications fondées sur la souveraineté de la Couronne.
64 La Couronne soutient maintenant que « l’incompatibilité avec la souveraineté » est un élément implicite du critère établi dans Van der Peet pour caractériser les droits autochtones, ou en est le complément nécessaire. Vu ma conclusion selon laquelle le chef Mitchell n’a pas démontré que traditionnellement les Mohawks transportaient des marchandises à travers la frontière actuelle entre le Canada et les États-Unis pour en faire le commerce, et n’a donc pas établi l’existence du droit autochtone qu’il revendique, il n’est pas nécessaire que j’examine le bien-fondé de cet argument. Je préfère m’abstenir de tout commentaire sur la question de savoir dans quelle mesure le droit colonial en matière de succession des pouvoirs souverains est pertinent dans la définition des droits autochtones en vertu du par. 35(1), jusqu’à ce qu’il soit nécessaire pour la Cour de résoudre cette question.
VI. Conclusion
65 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. Le chef Mitchell doit acquitter les droits que réclame le gouvernement. Je note que le gouvernement s’est engagé à payer les dépens du chef Mitchell.
Version française des motifs des juges Major et Binnie rendus par
66 Le juge Binnie — J’ai pris connaissance des motifs du Juge en chef et je souscris au résultat qu’elle propose et à sa conclusion que, même si les Mohawks faisaient occasionnellement le commerce de marchandises au‑delà du fleuve Saint‑Laurent avec des Premières nations établies au nord, cette pratique n’était pas, selon la preuve, « une caractéristique déterminante de la culture mohawk » (par. 54) et elle n’était pas « vital[e] pour l’identité collective des Mohawks » (par. 60) avant le contact avec les Européens. Il y a toutefois d’autres considérations qui m’amènent à conclure que le pourvoi doit être accueilli.
67 Il y a près de 30 ans, notre Cour a rejeté catégoriquement l’argument selon lequel la simple affirmation de souveraineté par les puissances européennes en Amérique du Nord est nécessairement incompatible avec la préservation et le maintien de droits ancestraux : Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, [1973] R.C.S. 313. Que les coutumes et traditions des Premières nations autochtones ne soient pas toutes incompatibles avec la souveraineté canadienne ne signifie pas toutefois qu’aucune d’elles ne peut l’être. Le Juge en chef s’abstient de traiter de la question de la souveraineté (par. 64), mais elle déclare à bon droit, à mon sens, « [qu’]une conclusion quant à un droit de commercer confirmerait également une liberté de circulation » (par. 22 (je souligne)). La portée du droit de commerce et de circulation préoccupait également la Cour d’appel fédérale : [1999] 1 C.F. 375. Le juge Létourneau (au nom de l’ensemble de la cour sur cette question) dit ceci au par. 18 :
L'intimé revendique son droit de libre circulation internationale en sa qualité de citoyen de la nation Mohawk. Je serais enclin à convenir avec l'avocat de l'appelant qu'un droit ancestral d'entrée dans un État souverain, droit qui ne serait pas fondé sur la citoyenneté, ne peut se concilier avec le droit de cet État de se protéger par le contrôle nécessaire de ses frontières. [Je souligne.]
68 La Cour d’appel fédérale contourne la difficulté en qualifiant la revendication de l’intimé de revendication d’une exemption fiscale mais, comme le démontre le Juge en chef (au par. 23), on doit nécessairement envisager une telle réclamation comme visant une restriction à la liberté de circulation. La revendication autochtone d’un droit de commercer doit se rapporter à une pratique, coutume ou tradition antérieure au contact avec les Européens. La liberté de circulation existait avant le contact avec les Européens. Les droits de douane à la frontière internationale actuelle à l’intérieur du territoire mohawk sont apparus près de 180 ans plus tard.
69 Toutefois, ayant rejeté la démarche de la Cour d’appel fédérale qui avait restreint le droit ancestral revendiqué à des exemptions fiscales, il nous reste à examiner les préoccupations légitimes de cette cour quant aux incidences qu’aurait sur la souveraineté le droit de commerce et de circulation internationaux revendiqué par l’intimé, comme le souligne le juge Létourneau, « en sa qualité de citoyen de la nation Mohawk » (par. 18). Une large part des débats au procès, qui a duré 35 jours, ainsi qu’à l’audience devant notre Cour, portait sur ce point, et il est donc souhaitable, à mon avis, de traiter au moins certains aspects de la question de la souveraineté.
70 L’avocat de l’intimé ne conteste pas la réalité de la souveraineté canadienne, mais il revendique pour les Mohawks de la Confédération iroquoise le niveau maximum d’autonomie juridique à laquelle, à son avis, ils ont droit en raison de leur longue histoire à Akwesasne et ailleurs dans l’est de l’Amérique du Nord. Il est certain que cette autonomie revendiquée ne découle pas aujourd’hui de l’ancien ordre juridique iroquois qui, dit‑on, l’a créée, mais de la Loi constitutionnelle de 1982. Le paragraphe 35(1), adopté par les représentants élus des Canadiens, reconnaît et confirme les droits existants ancestraux ou issus de traités. Si le droit ancestral que revendique l’intimé doit prévaloir, ce n’est pas en raison de sa force inhérente, mais parce que la Loi constitutionnelle de 1982 entraîne ce résultat.
71 Le jugement déclaratoire de la Section de première instance de la Cour fédérale indique quel aspect de l’autonomie mohawk est en cause ([1997] A.C.F. no 882 (QL), par. 3) :
. . . le demandeur, en tant que Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada, est titulaire d'un droit ancestral existant, constitutionnellement protégé par les articles 35 et 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, lui permettant de passer et de repasser librement ce qui est maintenant la frontière Canada‑États‑Unis, ce droit comprenant également le droit d'introduire au Canada des marchandises à usage personnel et communautaire, y compris des marchandises destinées au commerce avec les autres Premières nations, et ce sans avoir à acquitter à un gouvernement ou autre autorité canadienne des taxes ou des droits de douane . . . [Je souligne.]
Il s’agit essentiellement d’une description d’un droit de commerce et de circulation des personnes et des marchandises à travers la frontière internationale, sous réserve uniquement des restrictions que peut justifier le gouvernement en vertu des principes énoncés dans R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075.
72 L’argumentation de la Couronne en l’espèce est que cette revendication va au‑delà des types d’activités économiques ou culturelles ou de droits liés au territoire que ceux qui sont déjà reconnus par les tribunaux en vertu du par. 35(1) dans des affaires comme R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, R. c. N.T.C. Smokehouse Ltd., [1996] 2 R.C.S. 672, et R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101.
73 Dans le contexte du droit autochtone traditionnel, la question en litige, à mon sens, est de savoir si les activités de commerce et de circulation revendiquées par l’intimé non pas en tant que citoyen canadien, mais en tant qu’héritier du régime mohawk qui existait avant l’arrivée des Européens, ont créé un droit reconnu par la loi de traverser les frontières internationales sous les souverains qui y ont succédé. Pour être bien clair, cet aspect du débat ne se situe pas au niveau des faits en matière d’efficacité des contrôles frontaliers au 18e siècle. (Il ne s’agit pas non plus de la compatibilité de l’autonomie gouvernementale interne des autochtones avec la souveraineté du Canada.) Le débat se situe au niveau du droit relatif à l’incompatibilité alléguée entre la souveraineté européenne (maintenant canadienne) et le droit de traverser des frontières non autochtones qui, selon le juge de première instance, a été acquis par les Mohawks d’Akwesasne en raison de leur conduite avant 1609.
74 Dans le contexte du droit autochtone postérieur à 1982, il faut examiner si le droit de commerce et de circulation internationaux revendiqué par l’intimé servirait l’objectif de conciliation des peuples autochtones avec la souveraineté canadienne, cet objectif étant, selon la trilogie Van der Peet, le but primordial du par. 35(1).
75 Le litige soulève donc des questions d’une importance considérable. Je me propose de traiter des questions pertinentes dans l’ordre suivant :
(1) l’emplacement stratégique de la réserve mohawk à Akwesasne sur la frontière internationale entre le Canada et les États‑Unis;
(2) la contestation de l’intimé à la frontière le 22 mars 1988;
(3) la stratégie des Mohawks de transformer les problèmes de frontière en avantage économique;
(4) le fondement de la revendication de droits ancestraux par l’intimé;
(5) l’objection fondée sur la souveraineté;
(6) l’effet de la non‑affirmation de certains aspects de la revendication potentielle de l’intimé;
(7) la nature véritable de la position des Mohawks;
(8) le fondement juridique de la revendication de l’intimé, y compris les distinctions pertinentes entre droits ancestraux et droits issus de traités;
(9) la restriction relative à « l’incompatibilité avec la souveraineté »;
(10) l’allégation d’incompatibilité entre le droit ancestral établi par la preuve et la souveraineté canadienne;
(11) les incidences sur l’autonomie gouvernementale interne des autochtones.
76 L’importance de l’argumentation de la Couronne tient à ce que, même si la revendication de l’intimé était considérée comme étant distinctive et faisant partie intégrante de la culture mohawk, elle ne donnerait toujours pas naissance à un droit ancestral. La Couronne dit qu’elle ne satisfait pas à l’exigence fondamentale de compatibilité avec la souveraineté des régimes juridiques postérieurs. La question se pose aussi de savoir, comme on l’a noté, si son acceptation servirait ou desservirait l’objectif de conciliation visé au par. 35(1).
1. L’emplacement stratégique d’Akwesasne
77 Akwesasne (« là où est la perdrix ») est un chapelet d’îles s’étendant sur environ 130 km de l’est de Prescott (Ontario) à près de Valleyfield (Québec). Elle compte de 12 à 13 000 habitants, dont les deux tiers environ vivent au Canada. Elle se trouve à l’épicentre du Saint‑Laurent en matière de compétence territoriale. Non seulement les îles sont‑elles à cheval sur la frontière entre l’Ontario et le Québec au Canada, mais elles sont également partagées en deux par la frontière internationale qui divise le fleuve Saint‑Laurent. Bien que l’intimé conçoive Akwesasne comme faisant partie des terres mohawks, qui constituent elles‑mêmes l’un des éléments de la Confédération iroquoise (« Haudenosaunee » ou « Peuple de la cabane longue ») qui s’étendait auparavant sur de grandes étendues de territoire de l’est du Canada et du nord de l’État de New York, le territoire d’Akwesasne est aussi partagé entre cinq gouvernements : le Canada, le Québec, l’Ontario, les États‑Unis et l’État de New York. Les institutions mohawks sont de même divisées sur le plan territorial entre le Conseil des Mohawks d'Akwesasne, le Conseil tribal de St‑Régis et le Conseil des chefs de la Nation mohawk. Les problèmes frontaliers qui en résultent compliquent la vie quotidienne des Mohawks. Comme l’affirme l’intimé dans son témoignage :
[traduction] Nous n’avons pas demandé que cette frontière internationale sépare notre communauté en deux. Nous n’avons certainement pas demandé que la frontière de l’État de New York soit placée sur notre territoire. Nous n’avons certainement pas demandé que l’autre moitié de notre communauté soit séparée par le Québec et l’Ontario.
C’est notre réalité. Nous admettons très volontiers qu’il s’agit d’une situation très difficile et unique. . .
Nous espérons modifier cette situation et, en exerçant nos droits ancestraux, nous devons moderniser beaucoup la signification que nous donnons à nos droits et la manière dont nous les exerçons.
78 Les habitants d’Akwesasne passent et repassent habituellement la frontière internationale plusieurs fois par jour. L’approvisionnement en provenance du continent suscite des problèmes de douane. En 1991, le gouvernement canadien a cherché à réduire le fardeau fiscal des résidents au moyen du Décret de remise visant les résidents d'Akwesasne, DORS/91‑412, pris en vertu du Tarif des douanes, L.R.C. 1985, ch. 41 (3e suppl.).
79 Je conviens que cet entrecroisement de frontières dans la communauté mohawk va au‑delà du simple inconvénient et constitue un fardeau important dans la vie de tous les jours. C’est, bien entendu, un fardeau pour toutes les collectivités frontalières. Les morcellements de compétence territoriale et leur propension à compliquer la vie ne sont pas propres aux communautés autochtones. Ailleurs au Québec, il existe des situations semblables. À Estcourt, la frontière internationale traverse le salon de la famille Béchard. À Stanhope (Québec), la frontière avec l’État de New York coupe clairement en deux la salle de billard de l’hôtel de Dundee Ligne : Office national du film : Between Friends/Entre Amis (1976), p. 213 et 246‑247.
80 Cela dit, le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 vise à « concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté » (Van der Peet, précité, par. 31). À cet égard, l’intimé a soutenu avec une certaine passion à la barre des témoins que la dislocation entre ressorts territoriaux a une signification plus profonde pour les Mohawks d’Akwesasne parce qu’elle représente l’intrusion d’institutions gouvernementales non autochtones dans leur vie de tous les jours à Akwesasne et dans leurs relations avec d’autres membres de Haudenosaunee (Confédération iroquoise). Les complexités frontalières rappellent constamment aux Mohawks leur frustration et leur incapacité à contrôler le destin de leurs propres communautés.
81 On trouve un certain appui au niveau international pour la reconnaissance des difficultés particulières des peuples autochtones à cet égard. Le Projet de déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adopté par la Sous‑Commission de l’ONU de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités dans sa résolution 1994/45, le 26 août 1994, prévoit en son article 35 :
Les peuples autochtones, en particulier ceux qui sont divisés par des frontières internationales, ont le droit d’entretenir et de développer, à travers ces frontières, des contacts, des relations et des liens de coopération avec les autres peuples, notamment dans les domaines spirituel, culturel, politique, économique et social.
82 De même, la Convention (no 169) concernant les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants, adoptée le 27 juin 1989 par la Conférence générale de l’Organisation internationale du travail, prévoit à l’article 32 :
Les gouvernements doivent prendre les mesures appropriées, y compris au moyen d’accords internationaux, pour faciliter les contacts et la coopération entre les peuples indigènes et tribaux à travers les frontières, y compris dans les domaines économique, social, culturel, spirituel et de l’environnement.
83 Le Projet de la Déclaration interaméricaine relative aux droits des peuples autochtones, approuvé par la Commission interaméricaine des droits de l'homme le 18 septembre 1995, comporte une disposition comparable, mais prévoit expressément à l’article 24 :
[traduction] Rien dans cet instrument ne doit être interprété comme conférant quelque droit de ne pas respecter les frontières entre les États.
84 Le Canada a pris plusieurs mesures concrètes pour réduire les perturbations que crée la frontière internationale pour Akwesasne. Ces mesures, selon l’intimé, sont très loin de constituer une reconnaissance des droits des Mohawks.
2. La contestation de l’intimé à la frontière
85 Avec beaucoup de publicité et après avoir averti le gouvernement canadien, l’intimé, accompagné de sympathisants mohawks, a effectué un passage symbolique de la frontière le 22 mars 1988. Il rapportait au Canada une machine à laver, 20 bibles, 10 couvertures, des vêtements usagés, une caisse de bidons d'huile à moteur, dix pains, deux livres de beurre, quatre gallons de lait entier, six sacs de biscuits et 12 boîtes de soupe en conserve. La caisse d’huile à moteur est restée à la réserve d’Akwesasne. Tout le reste a été remis à une autre communauté mohawk au Canada, la communauté de Tyendinaga, située à l’ouest de Kingston (Ontario), dans la région de la baie de Quinte.
86 L’intimé s’est soumis aux procédures frontalières habituelles, mais a refusé de payer les droits de douane. Les agents de douane l’ont laissé entrer au Canada avec les marchandises, mais un an plus tard, le 15 septembre 1989, l’intimé a reçu la signification d’un avis de confiscation compensatoire des marchandises en application de la Loi sur les douanes et d’une réclamation de 361,64 $. Ayant contesté sans succès la décision prise en application de l’art. 131 de la Loi sur les douanes, l’intimé a intenté la présente action en jugement déclaratoire.
87 L’intimé soutient que les Mohawks d’Akwesasne sont autorisés à acheter des marchandises du côté américain de la frontière et à les rapporter au Canada sans acquitter aucun droit de douane ou autre, y compris la TPS, lorsqu’elles sont destinées à leur usage personnel, à des échanges commerciaux à Akwesasne ou à des échanges avec d’autres Premières nations au Canada. (Une revendication des Mohawks d’Akwesasne de St‑Regis d’apporter en franchise des marchandises aux États‑Unis a été rejetée dans United States c. Garrow, 88 F.2d 318 (C.C.P.A. 1937).)
88 En ce qui concerne le commerce à Akwesasne, la preuve de l’intimé indique que la caisse d’huile à moteur rapportée de l’autre côté de la frontière sans acquitter de droits a été mise en vente au Jock's Store, un magasin général situé du côté canadien d’Akwesasne, mais ouvert aux autochtones comme aux automobilistes non autochtones de passage. Les acheteurs non autochtones, vraisemblablement peu nombreux, peuvent donc bénéficier de prix hors taxes.
89 Pour ce qui est du commerce à l’extérieur de la réserve, l’intimé explique que la majeure partie des objets symboliquement importés ont été remis à la bande de Tyendinaga qui avait apparemment déjà versé de l’argent pour financer les achats. En outre, l’intimé décrit une négociation qui se déroule actuellement relative à une large entente commerciale entre Akwesasne et les Premières nations Ojibway/Cries avec lesquelles, selon l’intimé, existait une relation commerciale historique. Selon l’intimé, l’importation était [traduction] « de niveau non commercial », c.‑à‑d. une opération à petite échelle typique de l’économie de troc. Il semble que la question d’échanges à une plus grande « échelle commerciale » devra être traitée par un autre tribunal à une autre occasion.
3. La stratégie des Mohawks consistant à transformer des problèmes de frontière en avantage économique
90 De manière compréhensible, l’intimé et les autres Mohawks cherchent des occasions non seulement de réduire les complications frontalières dans leurs vies, mais aussi d’unir de nouveau une communauté divisée par des frontières qui n’ont pas été établies par les Mohawks et de tourner à leur avantage économique collectif la résolution de ces difficultés.
91 En dehors des nécessités de la vie quotidienne, il y avait vraisemblablement peu d’avantages économiques à transporter des marchandises d’un côté à l’autre de la communauté d’Akwesasne avant la création de la frontière internationale en 1783. S’il y a profit à en tirer maintenant c’est uniquement parce que la frontière internationale traverse cette réserve. Les politiques du gouvernement canadien ont donné une importance financière à ce qui est autrement une ligne arbitraire tracée sur une carte.
92 À l’évidence, l’« avantage collectif » pour la communauté mohawk des importations hors taxes au Canada ne découle pas du maintien du mode de vie autochtone, mais est le résultat direct et concret de mesures financières et tarifaires du gouvernement canadien non autochtone. Même si l’intimé soutient que la Cour n’a pas à se préoccuper en l’espèce des autres communautés frontalières des Premières nations au Canada, la logique de la position mohawk s’appliquerait également à toutes les Premières nations qui ont une histoire établie de commerce et dont les terres sont à cheval sur la frontière internationale entre le Canada et les États‑Unis.
93 Il convient de noter que l’intimé dissocie la présente revendication et les problèmes de contrebande à Akwesasne qui, souligne‑t‑il, ont beaucoup affligé sa communauté :
[traduction] Notre peuple à Akwesasne a montré qu’il était contre la contrebande; il a coopéré avec la police, et notre propre police mohawk a effectué un certain nombre d’opérations antidrogue. Les cigarettes sont peut‑être le moindre de nos soucis. Les stupéfiants, l’alcool, les armes automatiques, qui nuisent tous à notre peuple, ont été apportées en grandes quantités sur le territoire. Notre communauté a dit que cela était contraire à nos lois, qu’une frontière existe ou non. Elle est d’avis que les autochtones qui abusent de notre droit de transporter de telles marchandises sur notre territoire sans acquitter de taxes et de droits sont des opportunistes. Ils risquent de porter préjudice aux droits de tout notre peuple en agissant pour leur profit immédiat. Ni la communauté ni la Confédération iroquoise n’appuient la contrebande.
(Pièce D‑13, « An Unbroken Assertion of Sovereignty » par le grand chef Michael Mitchell, dans B. Richardson, éd., Drumbeat : Anger and Renewal in Indian Country (1989), 105, p. 130)
94 Le procureur général du Nouveau‑Brunswick soutient que le droit ancestral revendiqué n’est en réalité rien de plus qu’un lien transfrontalier autochtone visant à faciliter le commerce de marchandises non autochtones entre des communautés non autochtones. Selon la preuve, rien n’empêchait les Mohawks de Tyendinaga de revendre les marchandises à des non autochtones. L’avocat de l’Assemblée des Premières nations n’a pas atténué cette préoccupation lorsqu’il a soutenu que la liberté de circulation des personnes et la libre circulation des marchandises doivent être examinées distinctement parce que les marchandises peuvent passer la frontière avec des personnes ou non. L’envoi de marchandises par‑delà la frontière, par Purolator et Federal Express, est assez éloigné de l’idée initiale de permettre aux Mohawks de « vivre sur leurs terres comme l’avaient fait leurs ancêtres » (Calder, précité, p. 328, le juge Judson).
95 La modernisation et l’augmentation de la valeur économique d’une revendication ne sont pas nécessairement fatales. Les vecteurs de la valeur économique sont différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient autrefois. Les tribunaux ont rejeté la théorie des « droits figés » parce qu’elle est incompatible avec l’objet du par. 35(1) : Sparrow, précité, p. 1093. Les droits ancestraux peuvent s’accroître et évoluer : « le par. 35(1) constitue un engagement solennel qui doit avoir un sens utile » (Sparrow, p. 1108).
4. Le fondement de la revendication de droits ancestraux par l’intimé
96 Un droit ancestral doit découler d’une activité antérieure au contact avec les Européens et cette activité doit être un élément d'une coutume, pratique ou tradition qui faisait partie intégrante de la culture distinctive de la communauté autochtone. Dans un premier temps, pour statuer sur la revendication d’un droit, il faut en déterminer la nature précise, « en tenant compte de facteurs tels que la nature de l'acte qui, affirme‑t‑on, aurait été accompli en vertu d'un droit ancestral, la nature du règlement gouvernemental qui porterait atteinte à ce droit et la coutume, pratique ou tradition invoquée comme fondement de celui‑ci » (Van der Peet, précité, par. 53, et N.T.C. Smokehouse Ltd., précité, par. 16).
97 Le Juge en chef traite dans ses motifs de la preuve factuelle pertinente pour cette analyse. Pour les fins qui m’occupent, toutefois, je dois développer certains points qui ont trait à la souveraineté. Le juge de première instance a fait un historique minutieux et complet des faits en l’espèce.
98 Même si les terres traditionnelles des Mohawks se trouvaient dans la vallée des Mohawks (près d’Albany, État de New York), les Mohawks parcouraient un territoire atteignant au nord la vallée du Saint‑Laurent. Le Juge en chef souligne que « [n]ous pouvons supposer qu’ils voyageaient avec les marchandises nécessaires à leur subsistance » (par. 41), mais fait ressortir l’insuffisance des preuves montrant que ce qu’ils transportaient comprenait des marchandises destinées au commerce nord‑sud (par. 50-51). Il est cependant admis que les Mohawks voyageaient jusqu’à la vallée du Saint‑Laurent. Le juge de première instance conclut qu’Akwesasne elle‑même n’est probablement pas devenue un établissement permanent avant les « années 1747‑1755 » (par. 43) conjointement, semble‑t‑il, avec l’établissement d’une mission jésuite. Cela s’est passé environ 140 ans après le premier contact des Mohawks avec les Européens, soit, selon le juge de première instance, en 1609 (par. 50). Le premier contact avec les Européens, d’après le juge de première instance, est une bataille entre les Français et les Mohawks au bord du lac Champlain. L’intimé ne revendique pas de titre aborigène en l’espèce, et il est clair que des droits ancestraux précis peuvent exister indépendamment de revendications de titres aborigènes (Van der Peet, précité, par. 74).
(i) Avant le contact avec les Européens
99 Avant le contact avec les Européens, la vallée du haut Saint‑Laurent était « un champ de bataille » (Adams, précité, p. 126) entre les Mohawks arrivant du sud et les Hurons et les peuples de langue algonquienne qui s’étaient auparavant établis sur le territoire. Le juge de première instance cite le témoignage du Dr Alexander von Gernet, assigné par la Couronne, qui reconnaît (au par. 72) que :
[traduction] Je peux dire cependant que, lors de leurs expéditions guerrières menées le long du Saint‑Laurent, alors qu'ils faisaient la guerre à leurs ennemis plus au nord, ils auraient presque immanquablement eu l'occasion d'emprunter cette route, sans doute aussi de s'arrêter afin de réapprovisionner leurs armées. [Souligné par le juge de première instance.]
Ce à quoi le juge de première instance ajoute, au par. 135 :
[S]i l'on comprend qu'une armée puisse bien se livrer à la pêche pour se ravitailler, il est plus difficile de concevoir qu'une armée commerce avec ses ennemis tout en les pourchassant.
Il souligne également au par. 177 :
Les articles qu'ils se procuraient, soit lors de leurs expéditions guerrières, soit par la chasse ou la pêche, pouvaient librement être ramenés de l'autre côté [de la frontière qui n’existait pas alors].
100 Les frontières territoriales entre les Premières nations en guerre étaient instables. Le juge de première instance a énoncé comme suit sa conclusion générale tirée de la preuve historique au par. 78 :
Malgré cette divergence d'avis concernant l'utilisation et le contrôle, par les Mohawks, du territoire situé dans la vallée du Saint‑Laurent, j'estime que les Mohawks dont, avant l'arrivée des Européens, les pays étaient situés dans la vallée des Mohawks, exploitaient de manière régulière cette région de la vallée du Saint‑Laurent qui fait maintenant partie du territoire canadien. La preuve ne permet aucune conclusion nette quant à la question de savoir si les Mohawks chassaient et pêchaient régulièrement sur ce territoire, ou si celui‑ci servait surtout de zone de bataille et d'attaque contre d'autres Premières nations. Il est clair, cependant, que le territoire entourant la rivière du Saint‑Laurent, et faisant maintenant partie du Canada, était régulièrement sillonné par les Mohawks.
101 L’évaluation par le juge de première instance de la nature de l’avancée des Mohawks dans le territoire avant le contact avec les Européens est fondée en partie sur le témoignage de l’expert de l’intimé, le professeur Charles Johnston. Le juge de première instance cite l’extrait suivant de ce témoignage (au par. 103) :
[traduction] Disons que, pour les Iroquois, le commerce et la guerre étaient deux activités parfaitement naturelles. C'est ainsi que, quand ils ne faisaient pas la guerre, ils commerçaient. [. . .] La guerre, évidemment, découlait du commerce, et le commerce découlait de la guerre.
102 C’est cette preuve d’une activité antérieure au contact avec les Européens qui définit le fondement d’un droit ancestral. L’image qui s’en dégage est celle d’une confédération militaire puissante qui s’étendait jusqu’à la vallée du Saint‑Laurent et le long de celle‑ci, et chassait par la force les habitants autochtones précédents. Ils commerçaient avec leurs alliés à l’est et à l’ouest de la vallée des Mohawks, comme le reconnaît le Juge en chef. Ils se battaient avec leurs ennemis au nord. Le juge de première instance fait une mise en garde contre le fait d’« accorde[r] trop d'importance aux excursions guerrières » (par. 130). Pourtant, ce qui importe c’est que, dans la période antérieure au contact avec les Européens, les Mohawks étaient (et agissaient comme) un peuple pleinement autonome au sein de la Confédération iroquoise. L’objet principal du présent litige est de réaffirmer cette autonomie relativement à la frontière internationale actuelle entre le Canada et les États‑Unis dans toute l’ampleur permise en droit.
103 Même si aucune des frontières entre les territoires des Premières nations avant le contact avec les Européens ne correspond à la frontière internationale actuelle à Akwesasne, ces frontières existaient, et le juge de première instance conclut que, conformément aux pratiques et coutumes traditionnelles, les Mohawks les respectaient en temps de paix.
(ii) Preuve d’une activité postérieure au contact avec les Européens
104 Bien que la preuve d’une activité postérieure au contact avec les Européens ne puisse élargir le fondement factuel de la revendication d’un droit ancestral, on dit qu’elle est pertinente en l’espèce en raison de la prétendue incompatibilité de la revendication de l’intimé avec l’affirmation ultérieure d’une souveraineté non mohawk.
105 Le professeur Charles Johnston souligne que l’arrivée des Européens a créé de nouveaux bouleversements (au par. 100) :
[traduction] Les Français commencèrent par arrêter l'avance des Hollandais, puis les Anglais établirent leur contrôle sur les vallées de l'Hudson et des Mohawks, les Français faisant de même dans la région du Saint‑Laurent. Cela donne donc deux systèmes qui se concurrencent. L'important ici est que les Mohawks se situent à la charnière de ces deux systèmes.
106 La preuve indique qu’après le contact avec les Européens, des Mohawks de la vallée des Mohawks ont commencé à migrer vers le nord pour établir des communautés permanentes sur le Saint‑Laurent. Le juge de première instance note que « [v]ers la fin des années 1640 et le début des années 1650, ils ont réuni une force d'invasion qui a fini par entraîner la dispersion des peuples autochtones de l'Ontario » (par. 131).
107 Les Hurons et les Algonquins se sont alliés avec les Français, et la plupart des Iroquois avec les Anglais. Les Mohawks de la vallée du Saint‑Laurent étaient d’allégeance partagée. Les communautés les plus proches de Montréal, du moins, sont devenues des alliées des Français. Le juge de première instance note que certains Mohawks « ont immigré vers le nord car ils pensaient qu'il était mieux de s'allier avec les Français que de déclarer sa neutralité ou de s'allier avec les Anglais » (par. 80). Même si le droit colonial français traitait les droits ancestraux différemment du droit colonial britannique, notre Cour a déclaré que « la souveraineté française [n’a pas] mis fin à l'existence potentielle de droits ancestraux visés au par. 35(1) à l'intérieur des frontières de ce qui constituait la Nouvelle‑France » : R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139, par. 51. Les combats entre les Français et les Anglais, et leurs alliés respectifs au sein des Premières nations, se sont poursuivis jusqu’à la chute de la Nouvelle‑France en 1759‑60.
108 L’effet juridique du Traité de Paris de 1763 qui a suivi est décrit par le Comité judiciaire du Conseil privé dans Attorney General for Canada c. Cain, [1906] A.C. 542, p. 545‑546 :
[traduction] En 1763 le Canada et toutes ses dépendances, ainsi que les droits à la souveraineté, à la propriété et à la possession, et tous les autres droits qui avaient en tout temps été détenus ou acquis par la Couronne de France, ont été cédés à la Grande‑Bretagne : St. Catherine's Milling and Lumber Co. c. Reg. (1888), 14 App. Cas. 46, p. 53. À partir de ce moment, la Couronne d’Angleterre a été investie de tous les pouvoirs législatifs et exécutifs au pays qui lui avaient été cédés et, sauf dans la mesure où elle s’est depuis départie de ces pouvoirs par loi, proclamation royale ou concession volontaire, elle en est toujours investie. Parmi les droits que possède le pouvoir suprême de chaque État il y a le droit d'en refuser l'entrée à un étranger, d’ajouter les conditions qu’il juge à propos à la permission d’entrer dans l’État et d'expulser ou de déporter de l'État, s'il le juge à propos, même un étranger amical, en particulier s’il estime que sa présence dans l’État est contraire à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement, ou à ses intérêts sociaux ou matériels : Vattel, Law of Nations, t. 1, par. 231; t. 2, par. 125.
109 Les « étrangers » dans l’arrêt Cain étaient des citoyens américains. Pour les fins qui nous occupent, il convient de garder à l’esprit que l’intimé ne revendique pas en l’espèce une liberté de circulation accordée par la France, la Grande‑Bretagne ou le Canada. Il a, bien entendu, les pleins droits de citoyen canadien. Mais en l’espèce, il ne revendique pas ces droits. Il revendique la liberté de circulation en tant que « citoyen de Haudenosaunee », qui découle de la liberté de circulation des Mohawks antérieure à tous ces régimes.
110 Moins de 20 ans après la chute de la Nouvelle‑France, la Guerre d’indépendance s’est étendue vers le nord. Les troupes du général George Washington en manœuvres dans l’État de New York [traduction] « ont détruit les champs de maïs, brûlé les cabanes longues et pratiquement exterminé toutes les familles iroquoises qui existaient encore » ce qui a renforcé la migration de Mohawks vers le nord dans le territoire britannique. La frontière qui traverse Akwesasne n’a été établie qu’après la conclusion de la Guerre d’indépendance par le Traité de Paris de 1783.
5. L’objection relative à la souveraineté
111 L’aspect inhabituel de la présente affaire tient à ce que non seulement la valeur, mais l’objet même du droit de commerce et de circulation revendiqué dépend d’une frontière qui, en soi, est l’expression de souverainetés non autochtones sur le continent nord‑américain.
112 L’intimé est fier du patrimoine mohawk, et cela se comprend. On pense que la Confédération iroquoise a été formée vers 1450. À leur apogée, selon la preuve acceptée par le juge de première instance, au par. 100 :
[traduction] . . . les Iroquois étaient parvenus à se doter de l'organisation sociale la plus remarquable du Nouveau Monde hormis le Mexique et le Pérou.
Les ancêtres de l’intimé au XVIIe siècle ne savaient certainement pas que des Rois d’une Europe lointaine revendiquaient la souveraineté sur le territoire mohawk. Comme l’a noté le juge en chef Marshall de la Cour suprême des États‑Unis dans l’arrêt Worcester c. Georgia, 31 U.S. (6 Pet.) 515 (1832), p. 543 :
[traduction] Il est difficile de comprendre que les habitants d'une partie du globe pouvaient avoir des revendications originales légitimes de suprématie sur les habitants de l'autre ou sur les terres qu'ils occupaient. . .
113 C’est pourtant ce qui est arrivé. En outre, selon le point de vue autochtone, ces premières revendications de « suprématie » européenne sont devenues réalité dans les décennies suivantes. L’avocat de l’intimé ne conteste pas la souveraineté canadienne. Il revendique l’autonomie mohawk dans le cadre plus large de la souveraineté canadienne.
114 En common law, la notion de droits ancestraux est fondée sur le principe de la succession de pouvoirs souverains en droit colonial britannique. Les rédacteurs de la Loi constitutionnelle de 1982 s’attendaient indubitablement à ce que les tribunaux tiennent compte de cette notion dans leur interprétation du par. 35(1). Cette question a été soulevée par le juge McLachlin maintenant Juge en chef (dissidente sur le résultat) dans Van der Peet, précité, par. 227 et 262 :
Je suis d'avis que, pour répondre à la question de savoir ce qui constitue un droit ancestral, il convient d'examiner les droits qui ont historiquement été reconnus, en droit, comme étant des droits ancestraux fondamentaux.
. . .
Vu le caractère complexe et délicat de la question de la définition de droits ancestraux qui n'ont encore jamais été définis, l'approche pragmatique généralement appliquée en common law — le raisonnement fondé sur l'expérience découlant des précédents et des droits reconnus — présente maints avantages. [Je souligne.]
115 Je suis d’accord. La Loi constitutionnelle de 1982 est l’introduction d’un nouveau chapitre et non d’un nouveau livre. Dans le cadre du par. 35(1), les tribunaux doivent considérer la common law (« les droits qui ont historiquement été reconnus, en droit ») pour déterminer ce qui constitue un droit ancestral.
116 L’intimé exprime ainsi sa revendication : de façon délibérée il passe et repasse la frontière internationale et présente son passeport haudenosaunee délivré dans la capitale de la Confédération mohawk à Onondaga, État de New York. Il explique ceci dans son témoignage :
[traduction] Le [passeport] représente aussi pour moi non seulement la reconnaissance par ma propre Confédération iroquoise et la capitale de notre nation, Onondaga, du fait que je porte sur moi mon propre passeport, mais aussi [la] reconnaissance par le Canada et les États‑Unis de la nation de qui relève ma citoyenneté.
L’avocat de l’intimé affirme que cette preuve relative au passeport haudenosaunee se rapporte [traduction] « à la question du fondement des droits que l’[intimé] revendique en l’espèce ».
117 Dans l’évaluation des revendications autochtones, les tribunaux sont tenus de prendre en considération le « point de vue des autochtones eux‑mêmes » (Sparrow, précité, p. 1112; Van der Peet, précité, par. 49). Du point de vue de l’intimé, le droit ancestral découle de la souveraineté mohawk. Voici ce qu’il dit (pièce D‑13, p. 107) :
[traduction] Akwesasne est une communauté mohawk qui existe de temps immémorial, qui possède ses propres lois et son propre gouvernement, et nous avons de façon constante été déterminés à maintenir la souveraineté de notre nation.
Puis il ajoute, à la p. 135 :
[traduction] Je me vois comme un chef de communauté, mais mes chefs nationaux sont les chefs de la nation mohawk. Je suis citoyen de Haudenosaunee; et si quelqu’un dit que je suis aussi citoyen canadien, j’admets tout au plus que nous bénéficions de certains avantages au Canada, par traité, les mêmes avantages qu’aux États‑Unis.
118 Fondamentalement, l’intimé considère ses droits ancestraux comme un bouclier contre les lois non autochtones, y compris ce qu’il considère comme l’imposition d’une frontière [traduction] « qui n’était pas destinée à la nation kanienkehaka ou mohawk ni à aucun membre des Six‑Nations ». Voici son témoignage au procès :
[traduction] Même si mon grand‑père ne parlait pas l’anglais, il pouvait m’expliquer, comme d’autres aînés l’ont fait, les promesses faites par les Anglais aux Haudenosaunees de continuer à reconnaître notre nation comme étant libre et indépendante. À une rencontre ils relataient l’événement, énonçaient exactement les mots qu’avaient prononcés les Anglais et l’essentiel que nous devions en comprendre.
Alors, quand notre peuple à Akwesasne affirme aujourd’hui que cette frontière ne nous était pas destinée, ils ont une interprétation historique de ces promesses. Dans notre langue et de la façon dont cela nous a été transmis, la ligne de ce qui est maintenant connu comme étant la frontière internationale appartient à quelqu’un d’autre. Cette frontière n’était pas destinée à la nation kanienkehaka ou mohawk ou à aucun autre membre des Six‑Nations. Nous comprenons au moins cela.
119Dans ce témoignage, l’intimé évoque les « promesses faites par les Anglais aux Haudenosaunees », mais le juge de première instance a rejeté sa revendication visant à fonder les exemptions fiscales et le droit de commerce et de circulation sur un droit existant issu d’un traité, et cette décision n’a pas été portée en appel devant notre Cour. Il soutient ici que, avec ou sans promesse des Britanniques à cet effet par traité, les Mohawks étaient en fait libres en vertu du régime juridique mohawk [traduction] « de passer et de repasser [. . .] ce qui est maintenant la frontière Canada‑États‑Unis » avec des marchandises pour usage commercial et que cette liberté devrait maintenant être protégée par l’art. 35. Cette revendication du droit de commerce et de circulation à travers les frontières internationales, en tant que citoyen de Haudenosaunee, met en jeu la question de la souveraineté.
6. La non‑allégation de certains aspects de la réclamation de l’intimé
120 Le jugement déclaratoire de la Section de première instance reconnaît un droit ancestral « de passer et de repasser librement ce qui est maintenant la frontière Canada‑États‑Unis, ce droit comprenant également le droit d'introduire au Canada des marchandises à usage personnel et communautaire, y compris des marchandises destinées au commerce avec les autres Premières nations, et ce sans avoir à acquitter à un gouvernement ou autre autorité canadienne des taxes ou des droits de douane » (par. 3 (je souligne)). Les mots « comprenant » et « y compris » ont par la suite été enlevés en vue de réduire la portée du droit ancestral revendiqué dans ces procédures et, par le fait même, de restreindre ce que pouvait contester l’appelant. La Cour d’appel fédérale a ajouté des restrictions géographiques au droit revendiqué. Finalement, le jugement déclaratoire de la Cour d’appel fédérale se lit comme suit (au par. 56) :
Le demandeur, en sa qualité de Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada, jouit d'un droit ancestral existant que protègent les articles 35 et 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, savoir celui de rapporter en franchise des droits de douane et taxes du Canada, lorsqu'il traverse la frontière internationale pour aller de l'État de New York en Ontario ou au Québec, des marchandises achetées dans cet État pour son usage ou sa consommation personnelle, ou pour l'usage ou la consommation collective des membres de la communauté d'Akwesasne, ou encore à des fins d'échanges non commerciaux avec d'autres Premières nations en Ontario ou au Québec.
121 Dans son exposé introductif au procès, l’avocat de l’intimé a indiqué clairement que, dans cette action, on ne revendiquait pas le droit d’importer des marchandises prohibées ou contrôlées :
[traduction] J’aimerais bien faire comprendre dès le début du procès que le demandeur affirme immédiatement et sans équivoque qu’il n’est pas ici pour revendiquer un droit de traverser la frontière entre les États‑Unis et le Canada en transportant une forme quelconque d’arme à feu ou de drogue, alcool, plante ou produit semblable à usage restreint ou prohibé. Par ailleurs, les faits de l’espèce ne soulèvent pas la question de l’importation au Canada de marchandises commerciales en vue principalement d’être compétitif sur le marché canadien. Le demandeur ne demande pas qu’une décision judiciaire soit rendue sur cette question dans la présente affaire. [Je souligne.]
122 Quand le juge de première instance lui a demandé si la revendication comprenait la « vente commerciale » (telle que définie par ex. dans Gladstone, précité, par. 57), il a répondu : [traduction] « pas à ce moment ».
123 L’intimé prétend que les autochtones n’ont pas à revendiquer la pleine portée de leur droit. Il a répété que l’art. 35 visait à réconcilier la société canadienne et ses communautés autochtones (Van der Peet, précité), et a qualifié son consentement à exclure de sa revendication le droit de transporter au‑delà de la frontière des marchandises prohibées (p. ex. des armes à feu et des drogues illicites) et des marchandises contrôlées (dont l’alcool, mais pas le tabac) de concession raisonnable dans la poursuite d’une telle réconciliation. Toutefois, pour déterminer si la preuve établit le droit revendiqué, il faut examiner toute la preuve pour déterminer si, dans son ensemble, elle établit non seulement une pratique antérieure au contact avec les Européens susceptible de se poursuivre sous les nouveaux régimes juridiques européens mais aussi une pratique compatible avec la souveraineté canadienne.
124 Si on l’acceptait, l’analyse des jugements d’appel en faveur de la position de l’intimé signifierait qu’à l’avenir d’autres Mohawks pourraient soutenir avec une certaine fermeté que, puisque la pratique historique de la libre circulation des personnes et des marchandises a été établie en l’espèce, toute autre restriction à la circulation des marchandises, des personnes et peut‑être même du capital devrait faire l’objet d’une justification en vertu du principe de l’arrêt Sparrow.
7. La nature de la revendication selon la preuve
125 Pour les motifs déjà exposés, la revendication de l’intimé, malgré les concessions faites au cours des débats, ne concerne pas seulement le déplacement physique de personnes ou de marchandises à Akwesasne. Elle vise à élargir au maximum l’autonomie mohawk au sein de la Constitution canadienne. Elle concerne l’aspiration des Mohawks à vivre comme si la frontière internationale n’existait pas. L’avantage financier qui découlerait de la capacité de transporter des marchandises au‑delà de la frontière sans acquitter de droits est clairement accessoire à cette vision plus large.
126 Il est vrai que dans R. c. Pamajewon, [1996] 2 R.C.S. 821, par. 27, la Cour met en garde contre « un degré excessif de généralité » dans l'examen des droits ancestraux. Pourtant, quand la revendication, comme en l’espèce, vise clairement un droit de commerce et de circulation internationaux, il faut le considérer sous cet angle.
127 Dans le cadre constitutionnel qu’envisage l’intimé, le droit ancestral revendiqué est simplement une manifestation de la relation plus fondamentale entre les autochtones et les non autochtones. Dans la tradition mohawk, cette relation est symbolisée par le wampoum à « deux rangs », auquel se réfère l’intimé à la pièce D‑13, p. 109‑110, et dans son témoignage au procès (transc., vol. 2, p. 191‑192), et qui est décrit comme suit dans l’exposé des Haudenosaunees au Comité spécial sur l’autonomie politique des Indiens en 1983 :
Lorsque les Haudenosaunees sont entrés en contact avec les Européens, ils ont conclu avec eux des traités de paix et d’amitié. Chacun était symbolisé par la Gus‑Wen‑Tah ou ceinture de wampoums à deux rangs. Il y a un lit de wampoum blanc, qui est censé symboliser la pureté de l’entente. Il y a deux rangées en pourpre, et ces deux rangées sont conformes à l’esprit de vos ancêtres et des miens. Il y a trois perles de wampoum qui séparent les deux rangées. Elles symbolisent, ces trois perles, la paix, l’amitié et le respect.
Les deux rangs représentent deux voies parallèles, deux embarcations navigant ensemble sur le même cours d’eau. L’une, un canot d’écorce, représente les Indiens, leurs lois, leurs coutumes et leurs traditions, tandis que l’autre, un navire, désigne les Blancs, leurs lois, leurs coutumes et leurs traditions. Les deux peuples voyagent côte à côte, chacun dans son embarcation, sans que ni l’un ni l’autre n’essaie de diriger l’embarcation de son voisin.
(L’autonomie politique des Indiens au Canada : Rapport du Comité spécial (1983), plat verso)
128 Le wampoum « à deux rangs » comporte deux courants parallèles. Le canot autochtone se déplace dans l’un d’eux et le navire européen dans l’autre. Les deux embarcations coexistent, mais ne se touchent jamais. Chacun d’eux est maître de sa propre destinée.
129 L’incarnation moderne du concept du wampoum « à deux rangs », modifié pour refléter certaines réalités de l’État moderne, est l’idée de souveraineté « fusionnée » ou « partagée ». Selon la « souveraineté fusionnée », les Premières nations n’ont pas été totalement assujetties à une souveraineté non autochtone mais, avec le temps, sont devenues des parties au fusionnement. Dans son rapport final, vol. 2 (« Une relation à redéfinir » (1996)), p. 236, la Commission royale sur les peuples autochtones affirme que « ce sont eux [les gouvernements autochtones] qui enracinent le plus profondément et le plus solidement la Constitution [du Canada] dans le sol canadien ». Cette notion nouvelle de la souveraineté de la Couronne est importante. Bien qu’historiquement, la Couronne ait pu être représentée comme une entité lointaine par‑delà les mers à laquelle on ne pouvait guère s’attendre que les autochtones s’identifient, cela n’était plus le cas en 1982 quand le processus de conciliation du par. 35(1) a été établi. Avec le rapatriement de la Constitution, tous les aspects de la souveraineté canadienne se sont fermement ancrés à l’intérieur de nos frontières. Si le principe de « souveraineté fusionnée » énoncé par la Commission royale sur les peuples autochtones doit avoir un sens véritable, il doit comporter au moins l’idée que les Canadiens autochtones et non autochtones forment ensemble une entité souveraine munie d’une certaine communauté d’objectifs et d’efforts. C’est avec cette nouvelle entité, héritière des attributs historiques de la souveraineté, qu’il faut concilier les droits existants ancestraux ou issus de traités.
130 Le rapport final de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 2, décrit ensuite la souveraineté « partagée » de cette façon (à la p. 266) :
La souveraineté partagée est, à notre avis, une caractéristique de la fédération canadienne et un élément clé des rapports triangulaires qui lient les gouvernements autochtones, les gouvernements provinciaux et le gouvernement fédéral. Chacun d’eux est souverain à l’intérieur de sa propre sphère et détient ses pouvoirs en vertu de son statut constitutionnel et non par délégation. Néanmoins, dans la pratique, nombre de ces pouvoirs sont partagés et peuvent être exercés par plus d’un ordre de gouvernement.
Selon ce point de vue, pour reprendre la métaphore nautique du wampoum « à deux rangs », la souveraineté « fusionnée » est envisagée comme une seule embarcation (ou navire de l’État) constituée d’éléments historiques que sont le bois, le fer et la toile. Les éléments constitutifs de l’embarcation forment un tout harmonieux, mais le bois reste du bois, le fer reste du fer et la toile reste de la toile. Des dirigeants non autochtones, dont Sir Wilfrid Laurier, ont utilisé des métaphores semblables. Cela représente en peu de mots un partenariat sans assimilation.
131 La question qui découle de tout cela, aux fins du par. 35(1), ressort de l’intitulé. L’intimé poursuit en justice sous le nom de « GRAND CHEF MICHAEL MITCHELL alias KANENTAKERON ». Il appartient simultanément à deux communautés culturelles, qui ont chacune leur propre système de droits et de responsabilités juridiques. En tant que Kanentakeron, il relate comment son grand‑père lui a enseigné les pratiques spirituelles du Peuple de la cabane longue, dont les racines en Amérique du Nord remontent à 10 000 ans peut‑être. Pourtant le nom Michael Mitchell indique qu’il appartient aussi au Canada moderne; à l’occasion il regarde la télévision et il est allé à l’école secondaire à Cornwall. Comme quiconque au pays il fait partie de notre souveraineté collective. Voici ce qu’il dit, pièce D-13, p. 135 :
[traduction] Si quelqu’un pense que les Mohawks sont anti‑Canadiens ou anti‑Américains, j’aimerais rappeler que les Premières nations en Amérique du Nord, proportionnellement à d’autres nationalités, ont envoyé plus de soldats aux Première et Seconde Guerres mondiales. Puisque nous nous retrouvions habituellement aux premières lignes du front, beaucoup parmi les nôtres ne sont pas revenus chez eux.
132 La dualité que révèle l’intitulé de l’action intentée par l’intimé fait parallèle à la façon dont la Cour traite les droits des autochtones. Ce qui est « partie intégrante de la culture distinctive de la société autochtone » (Van der Peet, par. 55) est protégé par la Constitution. À d’autres égards toutefois, l’intimé et d’autres autochtones font partie de notre diversité nationale et y contribuent. Cela est vrai aussi dans la définition donnée par notre Cour aux droits autochtones. Ils trouvent leur origine à une époque antérieure, mais ils n’ont pas été figés dans le temps. Comme on l’a dit, il s’agit de droits et non de reliques. Ils sont projetés dans un Canada moderne où ils sont exercés comme droits collectifs au 21e siècle par des Canadiens modernes qui souhaitent préserver et protéger leur identité autochtone.
133 Au début du 20e siècle, le gouvernement fédéral faisait occasionnellement valoir que la compétence du Parlement en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 (« Les Indiens et les terres réservées aux Indiens ») était absolue. On disait que les Indiens étaient des « personnes fédérales » dont la vie était entièrement régie par la « réglementation » fédérale. Cette approche a été rejetée par les tribunaux, qui ont jugé que, bien qu’un autochtone puisse être caractérisé comme Indien à certaines fins, notamment la langue, la culture et l’exercice des droits traditionnels, il ne cesse pas pour autant d’être résident d’une province ou d’un territoire. Pour d’autres fins, il doit être reconnu et traité comme un membre ordinaire de la société canadienne. Peu après l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982, dans Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, une affaire fiscale, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) écrit, à la p. 36 : « Les Indiens possèdent la citoyenneté canadienne et, dans les affaires qui ne sont régies ni par des traités ni par la Loi sur les Indiens, ils ont les mêmes responsabilités [. . .] que les autres citoyens canadiens ». Voir aussi Parents naturels c. Superintendent of Child Welfare, [1976] 2 R.C.S. 751, p. 763, le juge en chef Laskin, et Dick c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 309, p. 326, le juge Beetz. Dans Gladstone (au par. 73) et encore une fois dans Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010 (au par. 165), le juge en chef Lamer répète que « les sociétés autochtones distinctives existent au sein d’une communauté sociale, politique et économique plus large, communauté dont elles font partie et sur laquelle s’exerce la souveraineté de Sa Majesté » (je souligne). L’objectif constitutionnel est la conciliation et non pas l’isolement mutuel.
134 La Commission royale n’explique pas précisément comment la « souveraineté partagée » doit fonctionner en pratique, même si elle reconnaît qu’il est crucial de déterminer « quelles sont les interactions entre » les « 60 à 80 nations historiques au Canada, par comparaison à un millier de collectivités autochtones », et « [la compétence] des gouvernements fédéral et provinciaux » en cas de conflit opérationnel (rapport final, vol. 2, op. cit., p. 185 et 239). Elle reconnaît également le défi que constitue l’autonomie gouvernementale des autochtones à l’égard du point de vue orthodoxe selon lequel toutes les compétences constitutionnelles au Canada sont réparties entre les gouvernements fédéral et provinciaux : voir, p. ex., Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for Canada, [1912] A.C. 571, p. 581; P. W. Hogg et M. E. Turpel, « Implementing Aboriginal Self‑Government: Constitutional and Jurisdictional Issues » (1995), 74 R. du B. can. 187, p. 192; les tribunaux de Colombie‑Britannique sont actuellement saisis de cette question dans Campbell c. British Columbia (Attorney General) (2000), 79 B.C.L.R. (3d) 122, 2000 BCSC 1123. Il y a d’importantes questions économiques et financières en jeu. Certains autochtones qui vivent à l’extérieur des réserves, en particulier dans les régions urbaines, ont de sérieuses inquiétudes quant aux incidences que l’autonomie gouvernementale aurait sur eux, comme on l’a analysé en partie dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203. C’est peut‑être en raison de ces difficultés que la Commission royale a estimé « essentiel que toute mesure visant à instaurer l’autonomie gouvernementale soit prise par le groupe autochtone intéressé et qu’elle réponde aux besoins déterminés par ses membres » (Partenaires au sein de la Confédération : Les peuples autochtones, l’autonomie gouvernementale et la Constitution (1993), p. 42). Elle rejette l’approche « taille unique » à l’égard des institutions autonomes des Premières nations et lui préfère un modèle de négociation des traités. L’objectif, en bref, est de créer suffisamment de [traduction] « place dans la Constitution pour que les autochtones puissent être des autochtones » : D. Greschner, « Aboriginal Women, the Constitution and Criminal Justice », [1992] U.B.C. L. Rev. (Sp. ed.) 338, p. 342. Voir aussi J. Borrows, « Uncertain Citizens: Aboriginal Peoples and the Supreme Court » (2001), 80 R. du B. can. 15, p. 34. Dans son rapport final, vol. 2, la Commission royale affirme (à la p. 237) :
L’article 35 n’autorise pas à revendiquer les pouvoirs gouvernementaux illimités ou la souveraineté totale communément reconnus aux États indépendants. Tout comme les gouvernements fédéral et provinciaux, les gouvernements autochtones doivent agir au sein d’une sphère de souveraineté définie par la Constitution. En résumé, les pouvoirs correspondant au droit ancestral à l’autonomie gouvernementale visé au paragraphe 35(1) sont circonscrits et non illimités.
135 Il n’est pas nécessaire, pour les fins du pourvoi, de tirer des conclusions au sujet de ces affirmations. Ce qui importe c’est que la Commission royale elle‑même considère les autochtones comme étant des participants à part entière, avec les non autochtones, à une souveraineté canadienne partagée. Les autochtones ne s’opposent pas à la souveraineté canadienne, et ils ne lui sont pas asservis, ils en font partie.
136 Dans ce contexte, je reviens à l’argument selon lequel, dans cette affaire‑test, l’intimé ne fonde pas sa liberté de circulation sur sa citoyenneté canadienne. Son avocat reconnaît que le par. 35(1) en soi n’est pas censé créer de droits. Il ne fait que réaffirmer des droits existants. Dans sa preuve, l’intimé présente son droit de commerce et de circulation internationaux comme un droit accessoire à son statut de citoyen de Haudenosaunee, dont la capitale est à Onondaga, près de Syracuse, New York. Il explique dans son témoignage :
[traduction]
Q. Vous avez parlé en particulier, chef Mitchell, d’un voyage à Onondaga. Que signifie Onondaga?
R. Dans le monde iroquois tel que nous le comprenons, Onondaga est la capitale de la Confédération; comme Ottawa est la capitale du Canada et Washington est la capitale des États‑Unis, Onondaga est la capitale de Haudenosaunee, des Six‑Nations.
. . .
Q. Vous considérez‑vous, chef Mitchell, comme un citoyen de la Confédération?
R. Je suis un citoyen de Haudenosaunee, de la Confédération iroquoise [. . .] Les membres des nations de la Confédération Haudenosaunee qui désirent présenter une demande de passeport se rendent à Onondaga. Nous utilisons notre propre passeport de la Confédération iroquoise pour voyager.
137 La revendication de l’intimé présente donc deux éléments distinctifs. Il revendique un droit de commerce et de circulation à travers la frontière internationale et il lie ce droit au fait qu’il est actuellement citoyen non pas du Canada, mais de la Confédération haudenosaunee dont la capitale est à Onondaga, dans l’État de New York.
8. Le fondement juridique de la revendication de l’intimé
138 L’intimé a d’abord fait valoir un droit issu d’un traité et un droit ancestral, mais la distinction conceptuelle entre ces deux sources de droit est importante. Un droit issu d’un traité est une promesse affirmative de Sa Majesté, qui sera interprétée libéralement et mise en application d’une façon qui préserve l’honneur de Sa Majesté : R. c. Taylor (1981), 62 C.C.C. (2d) 227; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456.
139 Le juge de première instance a reconnu que si des dispositions concernant la franchise de droits avaient été introduites dans un traité avec les Mohawks, la promesse serait exécutoire comme droit issu d’un traité au sens de l’art. 35. Un droit issu d’un traité est en soi une expression de la souveraineté de la Couronne.
140 Dans le cas de droits ancestraux, il n’y a aucun événement historique comparable au processus de conclusion des traités, où Sa Majesté a négocié le droit ou l’obligation qu’on cherche à faire respecter. La revendication de l’intimé est fondée sur des pratiques qui, selon lui, existent depuis bien avant le premier contact des Mohawks avec les Européens en 1609.
141 Je reviens au commentaire que faisait le juge McLachlin dissidente sur le résultat dans Van der Peet, précité, par. 227 : « Je suis d’avis que, pour répondre à la question de savoir ce qui constitue un droit ancestral, il convient d’examiner les droits qui ont historiquement été reconnus, en droit, comme étant des droits ancestraux fondamentaux. » Il était présumé, en droit colonial britannique, que Sa Majesté avait l’intention de respecter les coutumes préexistantes des habitants qui n’étaient pas contraires à la conscience (p. ex., Blackstone dans Commentaires sur les lois anglaises (1822), t. 1, p. 184, donnait l’exemple, maintenant discrédité, des lois « infidèles ») ou incompatibles avec la nouvelle souveraineté : Campbell c. Hall (1774), 1 Cowp. 204, 98 E.R. 1045 (K.B.), p. 1047‑1048; Delgamuukw c. British Columbia, [1993] 5 W.W.R. 97 (C.A.C.‑B.), par. 1021‑1024. Le professeur B. Slattery énonce le principe traditionnel comme suit :
[traduction] Quand Sa Majesté avait acquis la souveraineté sur un territoire en Amérique, le droit colonial établissait une présomption selon laquelle les coutumes locales des peuples autochtones continuaient d’être applicables et pouvaient être reconnues par les tribunaux, sauf dans la mesure où elles étaient déraisonnables ou incompatibles avec l’affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté. [Je souligne.]
(« Understanding Aboriginal Rights » (1987), 66 R. du B. can. 727, p. 738)
142 Dans un article plus récent intitulé « Making Sense of Aboriginal and Treaty Rights » (2000), 79 R. du B. can. 196, le professeur Slattery reprend en grande partie cette proposition à la p. 201, mais remplace l’expression « souveraineté de la Couronne » par « suzeraineté de la Couronne ». Ce changement signale une insistance accrue sur la souveraineté sur des groupes « autonomes » plutôt que la souveraineté sur des individus, ce qui est peut‑être lié aux arguments en faveur de l’autonomie gouvernementale des autochtones.
143 Depuis l’arrêt Calder, précité, les tribunaux ont élargi la reconnaissance, au‑delà des « droits » préexistants, aux pratiques, coutumes et traditions qui font partie intégrante de la culture distinctive de la communauté autochtone (Van der Peet, précité, par. 53). Comme le disait le juge McLachlin, dissidente sur le résultat, dans Van der Peet, par. 248, la question des droits ancestraux est traditionnellement celle « [d]es lois et coutumes qui avaient cours avant qu'on leur surimpose les lois et coutumes européennes ».
144 On a déjà mentionné qu’une des diverses sources de la notion de droits ancestraux, maintenant modifiée considérablement par les principes plus généreux de l’interprétation constitutionnelle, est le droit colonial britannique traditionnel. De nombreuses décisions du Comité judiciaire du Conseil privé se rapportaient à des droits de propriété nés dans le cadre d’un régime antérieur. L’arrêt Amodu Tijani c. Southern Nigeria (Secretary), [1921] 2 A.C. 399, p. 407, confirme que : [traduction] « On ne doit pas présumer qu’un simple changement de la souveraineté vise à modifier les droits de propriété privée » (je souligne). Plus récemment, Lord Denning, au nom du Conseil privé dans Oyekan c. Adele, [1957] 2 All E.R. 785, p. 788, dit : [traduction] « En se demandant [. . .] quels droits sont reconnus, il existe un principe directeur. Ce principe est le suivant : Les tribunaux présumeront que la Couronne britannique veut que l'on respecte intégralement les droits de propriété des habitants » (je souligne). Comme le droit moderne sur les droits ancestraux, le droit relatif à la succession de pouvoirs souverains visait à concilier les intérêts des habitants des régions de l’empire au changement de souveraineté.
145 Le juge Hall, dans Calder, précité, p. 402, appuie l’idée d’une présomption :
Les appelants se fondent sur la présomption que la Couronne britannique a voulu respecter les droits aborigènes; par conséquent, lorsque le peuple nishga a été soumis à la souveraineté britannique [. . .], il avait le droit de faire valoir son titre indien, comme droit juridique. [Je souligne.]
146 On a par la suite affirmé que des droits ancestraux pouvaient exister indépendamment de l’existence d’un « titre aborigène » (Van der Peet, précité, par. 74; Adams, précité, par. 26). En outre, dans Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, le juge Dickson, plus tard Juge en chef, met l’accent sur le fait que le droit ancestral en résultant est « issu de la common law » : « [Dans Calder], cette Cour a reconnu le titre aborigène comme un droit, en common law, découlant de l'occupation et de la possession historiques par les Indiens de leurs terres tribales » (p. 376 (je souligne)), et formule ensuite la proposition selon laquelle les Indiens étaient « les occupants de plein droit des terres, et pouvaient juridiquement et légitimement demeurer en possession de celles‑ci, et les utiliser à leur gré » (p. 378 (je souligne; soulignement dans l’original omis)).
147 La Haute Cour d'Australie a tiré une conclusion semblable en ce qui concerne le régime juridique régissant les Autochtones d’Australie : Mabo c. Queensland (1992), 175 C.L.R. 1, le juge Brennan au nom de la majorité, p. 55‑57, et le juge Toohey, p. 184. Voir aussi Wik Peoples c. Queensland (1996), 187 C.L.R. 1.
148 Je ne suggère aucunement que la clé de la réconciliation recherchée par le par. 35(1) se trouve dans les archives juridiques de l’Empire britannique. Le point de départ de l’argumentation de l’intimé est néanmoins que les Mohawks d’Akwesasne ont acquis sous les régimes juridiques du 18e siècle en Amérique du Nord un droit collectif reconnu par la loi de continuer de passer et de repasser toute frontière internationale ultérieure qui traverserait leurs terres traditionnelles, avec les marchandises qu’ils voudraient, comme avant le contact avec les Européens. Autrement dit, l’autonomie mohawk à cet égard s’est poursuivie, mais pas comme simple coutume ou pratique. Elle est apparue dans le nouvel ordre constitutionnel européen en tant que droit en common law de commerce et de circulation. Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 en a fait un droit constitutionnellement protégé. Tel est l’argument de l’intimé.
9. La restriction relative à « l’incompatibilité de souveraineté »
149 Il faut se garder d’introduire des principes de droit colonial britannique dans l’interprétation du par. 35(1) sans mûre réflexion. À titre d’exemple, dans R. c. Eninew (1984), 12 C.C.C. (3d) 365 (C.A. Sask.), et R. c. Hare (1985), 20 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.), deux cours d’appel provinciales ont conclu que le par. 35(1) a [traduction] « reconnu et confirmé » (et donc solidement constitutionnalisé) les lacunes traditionnelles des droits ancestraux en common law, y compris leur vulnérabilité à l’extinction par décision unilatérale des gouvernements. Ce point de vue a été écarté dans l’arrêt Sparrow, précité, où la Cour a interprété le par. 35(1) comme exprimant la promesse d’un nouvel engagement de la part des Canadiens de résoudre certains des anciens différends qui ont exacerbé les relations entre les autochtones et les non autochtones.
150 Toutefois, le libellé du par. 35(1) ne peut être interprété comme une répudiation globale de la common law. Cette disposition constitutionnelle vise les droits « existants » ancestraux ou issus de traités et dit qu’ils sont « reconnus et confirmés », non pas qu’ils sont détachés complètement de leurs origines juridiques et historiques. Comme nous l’avons vu, la notion d’incompatibilité avec la nouvelle souveraineté était l’une des caractéristiques déterminantes de la succession de pouvoirs souverains et constituait par le fait même une restriction quant à la portée des droits ancestraux. Dans son rapport de travail de 1993, Partenaires au sein de la Confédération : Les peuples autochtones, l’autonomie gouvernementale et la Constitution, op. cit., p. 23, la Commission royale sur les peuples autochtones semble avoir accepté une telle incompatibilité, par exemple, en tant que restriction aux pouvoirs d’un gouvernement autonome autochtone :
. . . les peuples autochtones n’ont pas perdu leurs droits inhérents en nouant des rapports d’ordre confédéral avec la Couronne. Au contraire, ils ont conservé leurs anciennes constitutions dans la mesure où celles‑ci n’allaient pas à l’encontre de ces nouveaux rapports. [Je souligne.]
151 Avant l’arrêt Calder, précité, on accordait une portée excessive à l’« incompatibilité avec la souveraineté ». L’affirmation du pouvoir souverain était confondue avec les théories du titre féodal de façon à priver les autochtones de tout droit sur leurs terres traditionnelles ou même sur les activités liées à l’utilisation de ces terres. Reconnaître qu’on a parfois accordé une portée excessive au principe de l’incompatibilité de souveraineté dans le passé n’équivaut pas à affirmer qu’il n’a aucune portée mais plutôt qu’il faut appliquer ce principe avec prudence.
152 Je prends un exemple dans la preuve en l’espèce. Le juge de première instance a montré qu’avant le contact avec les Européens, les Mohawks, en tant que force militaire, ont parcouru sous leur propre commandement des parties du sud de l’Ontario et du Québec actuels. La preuve, considérée dans son ensemble, indique que les valeurs militaires étaient « une caractéristique déterminante de la culture mohawk [ou iroquoise] », pour reprendre les termes de ma collègue au par. 54. Bien sûr, la tradition guerrière des Mohawks a encore ses partisans aujourd’hui. Comme on le dit plus haut, le juge de première instance au par. 135 pensait que les activités militaires des Mohawks dans la vallée du Saint‑Laurent faisaient vraisemblablement obstacle à leurs activités commerciales :
[I]l est plus difficile de concevoir qu'une armée commerce avec ses ennemis tout en les pourchassant.
153 Toutefois, si importantes qu’elles aient été pour l’identité du peuple mohawk, on ne pourrait pas dire, à mon avis, que les activités guerrières antérieures au contact avec les Européens ont donné naissance sous les régimes successeurs à un droit en vertu du par. 35(1) de se livrer à des opérations militaires sur le territoire canadien. L’une des caractéristiques inhérentes du pouvoir souverain canadien est le monopole de l’utilisation licite de la force militaire sur son territoire. Je ne peux admettre que les Mohawks pourraient acquérir en vertu du par. 35(1) un droit de déployer à leur gré une force militaire sur ce qui est maintenant le territoire canadien, même si la tradition guerrière devait être considérée comme étant une caractéristique distinctive de la société mohawk avant le contact avec les Européens. Le paragraphe 35(1) ne devrait pas être interprété de façon à imposer à la Couronne le fardeau d’établir l’extinction subséquente par des mesures « claire[s] et expresse[s] » (Gladstone, précité, par. 31) d’un « droit » d’organiser une armée privée, ou à lui imposer de justifier une telle restriction après 1982 en vertu du critère rigoureux de l’arrêt Sparrow. Cet exemple, si éloigné soit‑il de la revendication en l’espèce, illustre de façon utile la restriction fondée sur des principes découlant de l’incompatibilité avec la souveraineté dans l’analyse relative au par. 35(1).
154 À mon avis, l’incompatibilité avec la souveraineté continue d’être un élément de l’analyse du par. 35(1), bien qu’il s’agisse d’une restriction à appliquer avec modération. Dans la plupart des cas, la protection de pratiques, traditions et coutumes distinctives de cultures autochtones au Canada ne suscite pas de réelles questions de souveraineté à l’étape de leur définition.
10. L’allégation d’incompatibilité entre le droit ancestral que révèle la preuve et la souveraineté canadienne
155 Je passe à la prochaine étape en gardant à l’esprit le fait que la revendication de l’intimé doit satisfaire non seulement aux exigences historiques sur lesquelles s’est traditionnellement axé le droit autochtone mais aussi à l’objectif de conciliation qui se situe au cœur de l’interprétation téléologique du par. 35(1).
156 L’affirmation de la souveraineté britannique sur la région d’Akwesasne n’est certainement pas postérieure à la conclusion du Traité de Paris de 1763. À cette époque, les frontières étaient considérées être très importantes :
[traduction] Le Traité de Paris a entraîné ce qui était jusqu’alors le plus grand réaménagement de frontières en Amérique du Nord. C’est pour cette raison que la guerre qui eu lieu juste avant sa conclusion est parfois appelée la « guerre des frontières ».
(N. L. Nicholson, The Boundaries of the Canadian Confederation (1979), p. 19)
157 Avant la Guerre d’indépendance, comme le prouve la portée géographique de la Proclamation royale de 1763 (reproduite dans L.R.C. 1985, App. II, no 1), la prétention britannique à la souveraineté s’étendait au sud en Floride et à l’ouest au‑delà des Grands‑Lacs (Calder, précité, p. 322‑323). Les déplacements de la vallée des Mohawks à Akwesasne relevaient entièrement de la prétention britannique à la souveraineté et ne traversaient pas de frontière internationale. La présente frontière internationale, comme nous le disons plus haut, n’a été établie qu’après la Guerre d’indépendance en vertu du Traité de Paris de 1783.
158 Il faut se demander si la revendication de l’exercice autonome d’un droit de commerce et de circulation internationaux était compatible avec la nouvelle souveraineté européenne (maintenant canadienne) et la perte (ou diminution) correspondante de la souveraineté mohawk.
159 Dans la résolution de cette question juridique, comme nous l’avons vu, nous traitons d’une incompatibilité juridique par opposition à une incompatibilité factuelle. Cette dernière a fait son apparition plus lentement alors que les affirmations de souveraineté cédaient la place à la colonisation et à l’occupation progressive du territoire. Dès le départ, toutefois, les frontières étaient une expression ou une délimitation fondamentale de la souveraineté parmi les Premières nations ainsi que pour les Européens (Nicholson, op. cit., p. 8‑9), et, bien sûr, parmi les colonies nord‑américaines britanniques (J. Story, Commentaries on the Constitution of the United States (4e éd. 1873), vol. II, p. 463‑464). Akwesasne est l’endroit où, depuis 1783, la souveraineté britannique (et plus tard canadienne) a fait face à la souveraineté des États‑Unis.
160 Le contrôle de l’entrée de personnes et de marchandises dans un pays est et a toujours été un attribut fondamental de la souveraineté.
Il est communément reconnu que les États souverains ont le droit de contrôler à la fois les personnes et les effets qui entrent dans leur territoire. On s'attend à ce que l'État joue ce rôle pour le bien‑être général de la nation. [Je souligne.]
(R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, p. 528, le juge en chef Dickson)
Voir aussi R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312, par. 15‑18, le juge Gonthier; Almeida‑Sanchez c. United States, 413 U.S. 266 (1973), p. 279; et United States c. Ramsey, 431 U.S. 606 (1977). Autrement dit, non seulement ce pouvoir frontalier existe en tant que pouvoir accessoire de la souveraineté, mais on s’attend à ce que l’État l’exerce dans l’intérêt public. L’obligation ne peut être soumise aux caprices d’un régime antérieur dont la souveraineté a été éclipsée (Cain, précité, p. 545‑546).
161 La situation juridique est davantage compliquée par le fait, mentionné précédemment, que l’intimé attribue son droit de commerce et de circulation internationaux non pas à son statut de citoyen canadien mais à sa qualité de citoyen de Haudenosaunee (Confédération iroquoise) situé à Onondaga, New York. L’état des frontières à l’époque contemporaine est très différent de ce qui existait au 18e siècle. Néanmoins, on l’a dit, il existait des frontières entre les nations, y compris les Premières nations. Ces frontières étaient des expressions d’autonomie souveraine et devaient alors, comme aujourd’hui, être respectées.
162 Les tribunaux des États‑Unis, qui sont en l’espèce le pays d’exportation, considèrent aussi les contrôles frontaliers comme un pouvoir accessoire de la souveraineté territoriale. Dans Chae Chan Ping c. United States, 130 U.S. 581 (1889), p. 603-604, le juge Field de la Cour suprême des États‑Unis a déclaré :
[traduction] Une pareille compétence à l’égard de son territoire est l’apanage de toute nation indépendante. Cela fait partie de son indépendance. Si elle ne permettait pas d’exclure des étrangers, elle serait soumise dans cette mesure au contrôle d’une autre puissance.
Dans Ekiu c. United States, 142 U.S. 651 (1892), p. 659, la Cour suprême des États‑Unis déclare :
[traduction] C’est une maxime de droit international que toute nation souveraine a le pouvoir, inhérent à sa souveraineté, et essentiel à sa propre protection, d’interdire l’entrée des étrangers sur son territoire ou de ne les admettre que dans les cas ou dans les conditions qu’elle juge bon de prescrire.
La conclusion du juge Gray au nom de la Cour dans Fong Yue Ting c. United States, 149 U.S. 698 (1893), p. 707, va dans le même sens.
163 Certains auteurs ont exprimé des opinions semblables avant l’établissement de la frontière entre le Canada et les États‑Unis. E. de Vattel, dont le traité Le Droit des gens a été publié pour la première fois en 1758, dit ce qui suit :
Le souverain peut défendre l’entrée de son territoire, soit en général à tout étranger, soit en certains cas, ou à certaines personnes, ou pour quelques affaires en particulier, selon qu’il le trouve convenable au bien de l’État. Il n’y a rien là qui ne découle des droits de domaine et d’empire; tout le monde est obligé de respecter la défense, et celui qui ose la violer encourt la peine décernée pour la rendre efficace.
(Le Droit des gens (nouv. éd. 1830), t. 1, p. 338)
Blackstone, op. cit., va dans le même sens (à la p. 474) :
[traduction] C’est encore exactement sur les mêmes raisons que se fonde la prérogative d’accorder des saufs-conduits sans lesquels, d’après les lois des nations, un membre d’une société n’a pas le droit de s’introduire dans une autre société.
À mon avis, le droit de commerce et de circulation internationaux revendiqué par l’intimé en tant que citoyen de Haudenosaunee (Confédération iroquoise) est donc incompatible avec les attributs historiques de la souveraineté canadienne.
164 La question se pose alors de savoir si cette conclusion est contraire à l’objectif du par. 35(1), la conciliation entre les intérêts des peuples autochtones et la souveraineté de la Couronne? Pour répondre, il faut se souvenir que les peuples autochtones font eux‑mêmes partie de la souveraineté, comme nous l’avons vu plus haut. Je suis d’accord avec Borrows, loc. cit., p. 40, pour dire que les accommodements requis pour les droits autochtones ne devraient pas être considérés comme [traduction] « un rapport à somme nulle entre droits de minorités et droits de citoyenneté; comme si tous les progrès accomplis vers le respect de la diversité se faisaient au détriment de l’essor de la citoyenneté » (citant W. Kymlicka et W. Norman, dir., Citizenship in Diverse Societies (2000), p. 39). Mais l’inverse est tout aussi vrai. L’affirmation du droit souverain de l’ensemble des Canadiens, y compris les autochtones, ne devrait pas être considérée nécessairement comme la perte [traduction] « de la place [suffisante] dans la Constitution pour que les autochtones puissent être des autochtones » (Greschner, loc. cit., p. 342). Conclure à l’existence d’un caractère « distinctif » c’est juger que, pour atteindre l’objectif de l’art. 35, il faut un certain espace constitutionnel pour permettre des activités données (traditions, coutumes ou pratiques) enracinées dans le fait de l’occupation antérieure du territoire par les peuples autochtones. En l’espèce, conclure à l’absence de caractère « distinctif » c’est juger que la revendication de l’intimé n’est pas liée à une « caractéristique déterminante » qui fait de la culture Mohawk « ce qu’elle est » (Van der Peet, par. 59 et 71 (soulignement omis)); c’est conclure que l’élargissement de la protection constitutionnelle à cette revendication de l’intimé n’est aucunement appuyé dans la jurisprudence ou doctrine antérieure à 1982 et irait plus loin que le but visé par le par. 35(1). Pour ce qui est de l’incompatibilité avec la souveraineté, c’est conclure que la revendication de l’intimé vise des intérêts nationaux que nous avons tous en commun plutôt que des intérêts distinctifs qui, à certaines fins, différencient une communauté autochtone. À mon avis, la conciliation de ces intérêts dans la présente affaire favorise l’affirmation de notre souveraineté collective.
11. Les incidences sur l’autonomie gouvernementale interne des autochtones
165 Cette conclusion, toutefois, ne signifie aucunement que j’écarte ou appuie un point de vue quelconque quant à la compatibilité ou l’incompatibilité d’institutions autonomes internes des Premières nations avec la souveraineté de la Couronne, dans le passé ou dans le présent. Je souligne à cet égard que le principe de l’incompatibilité avec la souveraineté n’a pas empêché les États‑Unis (malgré leur cadre constitutionnel très différent) de continuer de reconnaître certaines formes d’autonomie gouvernementale interne des autochtones qui, à leur avis, sont des expressions de la souveraineté autochtone résiduelle. La notion de « nation interne dépendante » a été introduite par le juge en chef Marshall dans Cherokee Nation c. Georgia, 30 U.S. (5 Pet.) 1 (1831), p. 17 :
[traduction] ... on peut fort bien douter que ces tribus qui vivent dans les limites reconnues du territoire des États‑Unis puissent de façon strictement exacte être désignées de nations étrangères. Elles peuvent peut‑être plus correctement être désignées de nations internes dépendantes.
166 Plus récemment, dans United States c. Wheeler, 435 U.S. 313 (1978), p. 322‑323 et 326, le juge Stewart de la Cour suprême des États‑Unis décrit la théorie américaine applicable :
[traduction] Les pouvoirs des tribus indiennes sont en général des « pouvoirs inhérents à une souveraineté limitée qui n’a jamais été éteinte. ». . .
Bien entendu, les tribus indiennes « ne possèdent plus tous les attributs de la souveraineté. » United States c. Kagama, précité, p. 381. Leur intégration dans le territoire des États‑Unis et l’acceptation de leur protection les a forcément privées de certains aspects de la souveraineté qu’elles exerçaient auparavant. Par disposition expresse de traités, elles ont cédé d’autres pouvoirs souverains; par loi, dans l’exercice de ses pleins pouvoirs, le Congrès leur a encore retiré d’autres pouvoirs.
. . .
En somme, les tribus indiennes possèdent toujours les aspects de la souveraineté qui n’ont pas été retirés par traité, par loi ou implicitement en tant que conséquence inévitable de leur situation de dépendance.
. . .
Les domaines dans lesquels un tel retrait implicite de souveraineté a été jugé avoir eu lieu ont trait aux relations entre les tribus indiennes et les personnes qui n’en sont pas membres. En conséquence, les tribus indiennes ne peuvent plus aliéner librement les terres qu’elles occupent à des non indiens. [. . .] Elles ne peuvent pas engager des relations commerciales ou gouvernementales directes avec des nations étrangères. [. . .] Et, comme nous l’avons conclu récemment, elles ne peuvent pas juger des non‑membres devant les tribunaux tribaux.
. . .
Ces restrictions reposent sur le fait que la situation de dépendance des tribus indiennes dans les limites de notre compétence territoriale est nécessairement incompatible avec la liberté de décider indépendamment de leurs relations extérieures. [Je souligne.]
167 La doctrine américaine de la nation interne dépendante diffère sur des points importants des propositions de la Commission royale sur les peuples autochtones. La jurisprudence américaine ne reflète pas les notions de souveraineté fusionnée ou partagée que l’on dit essentielles à la réalisation de la conciliation ainsi qu’au maintien de la diversité. En droit américain, une loi ordinaire du Congrès l’emporte sur les pouvoirs des gouvernements tribaux (quelle que soit leur souveraineté théorique). En outre, il n’y a rien à ma connaissance dans la doctrine américaine qui étende le concept de gouvernement autonome aux revendications d’une base économique autonome et autosuffisante, comme l’envisage la Commission royale sur les peuples autochtones (rapport final, vol. 2, op. cit., p. 2). De toute façon, quelles que soient les différences et les similitudes en cause, le droit de commerce et de circulation internationaux, qui entraîne nécessairement des « relations extérieures », ne paraît pas avoir été inclus dans les attributs d’une « nation interne dépendante » de style américain.
168 Pour ce qui est de la position des Mohawks au Canada qui cherchent à faire du commerce aux États‑Unis, il faut se référer à l’affaire United States c. Garrow, précitée; cette affaire avait trait à [traduction] « une indienne de race pure de la tribu iroquoise de St‑Regis au Canada » (p. 318) qui résidait au Canada près de la frontière internationale et qui était entrée aux États‑Unis au village de Hogansburg, New York, transportant 24 corbeilles en vue de les vendre aux États‑Unis. On lui a imposé des droits en vertu de la Tariff Act de 1930. Elle a contesté la mesure, alléguant qu’elle pouvait apporter en franchise les corbeilles aux États‑Unis en vertu de l’article III du Traité Jay parce qu’elle était une autochtone. Sa demande a été rejetée, la Cour affirmant à la p. 324 :
[traduction] Comme il n’y a pas de traité ou de loi qui exempte de droits les marchandises de la partie intimée, celles‑ci sont passibles de droits, comme le prétend le percepteur.
Voir aussi Akins c. United States, 551 F.2d 1222 (C.C.P.A. 1977).
169 Je me réfère au droit américain uniquement pour répondre à toute crainte que le fait de traiter certains aspects de la question de souveraineté dans le cadre d’une revendication relative à un droit de commerce et de circulation internationaux, pourrait compromettre d’une façon ou d’une autre la résolution de la revendication beaucoup plus générale et plus complexe d’institutions autonomes internes par les Premières nations au Canada. Les États‑Unis ont fait l’expérience de gouvernements internes tribaux autonomes dans le cadre de relations extérieures régies entièrement par le gouvernement des États‑Unis sans connaître de difficultés théoriques, depuis l’arrêt Johnson c. M’Intosh, 21 U.S. (8 Wheat.) 543 (1823), qui a été rendu il y a près de 170 ans.
170 À cet égard, l’intimé a également cité l’arrêt Watt c. Liebelt, [1999] 2 C.F. 455, où la Cour d’appel fédérale a examiné la liberté de circulation d’un autochtone dont le territoire traditionnel est également situé sur la frontière entre le Canada et les États‑Unis. Le demandeur, qui n’était ni un citoyen canadien ni une personne inscrite en vertu de la Loi sur les Indiens, revendiquait un droit d’entrer ou de rester au Canada. En examinant cette question, la cour fait le commentaire suivant au par. 15 :
L'intimé prétend que la souveraineté étatique n'est pas compatible avec la limitation du pouvoir qu'a un État de dire quels sont les non‑ressortissants autorisés à demeurer dans le pays. Qu'il nous suffise de dire que si l'on trouve en droit international, ainsi qu'en common law, de nombreux arguments étayant cette affirmation, un État souverain peut très bien s'imposer à lui‑même des restrictions quant aux moyens par lesquels, aux circonstances dans lesquelles, et aux organismes gouvernementaux par l'intermédiaire desquels, un tel pouvoir de contrôle peut s'exercer. En adoptant sa Constitution, le Canada a, en effet, limité l'exercice de pouvoirs gouvernementaux inhérents à un État souverain. [. . .] [L]'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 garantit aujourd'hui les droits ancestraux existants qui n'ont pas été éteints et entraîne comme corollaire qu'aucun organisme étatique ne peut, après 1982, éteindre les droits en question.
171 La question à l’étude en l’espèce est assez différente de la question analysée dans cet extrait. Il ne s’agit pas de l’extinction de droits après 1982. Il s’agit de la question préalable de savoir si le droit revendiqué de commerce et de circulation internationaux pouvait avoir pris naissance en droit.
172 La reconnaissance au par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 des droits ancestraux existants constituait, bien entendu, une expression de souveraineté en 1982. Toutefois, si le droit ancestral revendiqué n’a pas survécu au passage à la souveraineté non mohawk, il n’existait rien en 1982 qui pouvait recevoir la protection donnée par le par. 35(1) aux droits ancestraux existants. Le souverain avait certes le pouvoir d’accorder des privilèges frontaliers particuliers par traité, mais la revendication par l’intimé d’un droit issu d’un traité a été rejetée.
173 À mon avis, le droit revendiqué n’a jamais existé et il est inutile d’examiner l’argument de la Couronne selon lequel les droits ancestraux qui auraient existé à cet égard ont été éteints par les contrôles frontaliers exercés par le Canada avant le 17 avril 1982.
Conclusion
174 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelant : Le sous‑procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intimé : Hutchins, Soroka & Dionne, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Le solliciteur général de la province du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureurs de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Borden Ladner Gervais, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Le procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureurs de l’intervenant le Conseil des Mohawks de Kahnawake : Les Services juridiques du Conseil des Mohawks de Kahnawake, Kahnawake.
Procureurs de l’intervenante l’Assemblée des Premières nations : Pitblado Buchwald Asper, Winnipeg.
Procureur de l’intervenante l’Union of New Brunswick Indians : Bear Law Office, Maliseet, Nouveau-Brunswick.