COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765
Date : 20100611
Dossier : 32662
Entre :
Paul Conway
Appelant
et
Sa Majesté la Reine et Responsable du Centre de
toxicomanie et de santé mentale
Intimés
‑ et ‑
Procureur général du Canada, Commission ontarienne d'examen,
Mental Health Legal Committee, Mental Health Legal
Advocacy Coalition, British Columbia Review Board,
Criminal Lawyers' Association, David Asper Centre for
Constitutional Rights, et Community Legal Assistance Society
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 104)
La juge Abella (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell)
______________________________
R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765
Paul Conway Appelant
c.
Sa Majesté la Reine et Responsable du Centre de
toxicomanie et de santé mentale Intimés
et
Procureur général du Canada, Commission ontarienne
d'examen, Mental Health Legal Committee et Mental Health
Legal Advocacy Coalition, British Columbia Review Board,
Criminal Lawyers' Association et David Asper Centre for
Constitutional Rights, et Community Legal Assistance Society Intervenants
Répertorié : R. c. Conway
No du greffe : 32662.
2009 : 22 octobre; 2010 : 11 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (les juges Simmons, Armstrong et Lang), 2008 ONCA 326, 90 O.R. (3d) 335, 293 D.L.R. (4th) 729, 235 O.A.C. 341, 231 C.C.C. (3d) 429, 169 C.R.R. (2d) 314, [2008] O.J. No. 1588 (QL), 2008 CarswellOnt 2352, qui a accueilli en partie l'appel d'une décision de la Commission ontarienne d'examen. Pourvoi rejeté.
Marlys A. Edwardh, Delmar Doucette, Jessica Orkin et Michael Davies, pour l'appelant.
Hart M. Schwartz et Amanda Rubaszek, pour l'intimée Sa Majesté la Reine.
Janice E. Blackburn et Ioana Bala, pour l'intimé le Responsable du Centre de toxicomanie et de santé mentale.
Simon Fothergill, pour l'intervenant le procureur général du Canada.
Stephen J. Moreau et Elichai Shaffir, pour l'intervenante la Commission ontarienne d'examen.
Paul Burstein et Anita Szigeti, pour les intervenants Mental Health Legal Committee et Mental Health Legal Advocacy Coalition.
Joseph J. Arvay, c.r., Mark G. Underhill et Alison Latimer, pour l'intervenante British Columbia Review Board.
Cheryl Milne, pour les intervenants Criminal Lawyers' Association et David Asper Centre for Constitutional Rights.
David W. Mossop, c.r., et Diane Nielsen, pour l'intervenante Community Legal Assistance Society.
Version française du jugement de la Cour rendu par
[1] La juge Abella — La question précise que soulève le présent pourvoi est celle de la compétence de la Commission ontarienne d'examen pour accorder réparation sur le fondement du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. La question plus large est celle de l'interaction entre la Charte, ses dispositions réparatrices et les tribunaux administratifs en général.
[2] Deux dispositions de la Charte portent sur les mesures réparatrices, à savoir les par. 24(1) et 24(2). Le paragraphe 24(1) prévoit que toute personne victime de violation ou de négation des droits ou des libertés que lui garantit la Charte peut s'adresser à un « tribunal compétent » pour obtenir une réparation « convenable et juste eu égard aux circonstances ». Le paragraphe 24(2) dispose que le tribunal peut alors écarter des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte lorsque leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 offre lui aussi une réparation constitutionnelle en ce qu'il énonce que la Constitution est la loi suprême du Canada et que les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit sont inopérantes.
[3] Lors de la promulgation de la Charte en 1982, son interaction avec les tribunaux administratifs restait à déterminer. Il s'est toutefois écoulé peu de temps avant que notre Cour ne soit appelée à se prononcer sur divers aspects de cette interaction.
[4] La première vague jurisprudentielle s'amorce en 1986 avec l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, dont l'enseignement philosophique réside dans la conclusion voulant que le « tribunal compétent » au sens du par. 24(1) de la Charte soit celui qui est compétent à l'égard des parties, de l'objet du litige et de la réparation demandée. Au cours des 25 années qui ont suivi, ce critère à trois volets a servi de grille d'analyse pour déterminer si une cour de justice ou un tribunal administratif était un « tribunal compétent » au sens du par. 24(1) de la Charte (Carter c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 981; Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536; États‑Unis c. Allard, [1987] 1 R.C.S. 564; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120; Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929; Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 R.C.S. 75; R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575 (« Dunedin »); R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623; R. c. Menard, 2008 BCCA 521, 240 C.C.C. (3d) 1; British Columbia (Director of Child, Family & Community Service) c. L. (T.), 2009 BCPC 293, 73 R.F.L. (6th) 455, conf. par 2010 BCSC 105 (CanLII)).
[5] L'arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, a marqué le début de la deuxième vague en 1989. Même s'il ne permettait pas — et ne permet pas — directement de déterminer ce qu'est un « tribunal compétent », l'enseignement correspond à la conclusion de notre Cour selon laquelle tout pouvoir discrétionnaire doit être exercé dans le respect de la Charte et des valeurs qui la sous‑tendent (Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 875; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 53‑56; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 38‑40; Multani c. Commission scolaire Marguerite‑Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256, par. 22; Société des Acadiens et Acadiennes du Nouveau‑Brunswick Inc. c. Canada, 2008 CSC 15, [2008] 1 R.C.S. 383, par. 20‑24).
[6] La troisième et dernière vague voit le jour en 1990 avec l'arrêt Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, suivi en 1991 de Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, et de Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22. L'enseignement transmis par ces arrêts — la trilogie Cuddy Chicks — est qu'un tribunal spécialisé jouissant à la fois de l'expertise et du pouvoir requis pour trancher une question de droit est le mieux placé pour trancher une question constitutionnelle se rapportant à son mandat légal (Nouvelle‑Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55, [2003] 2 R.C.S. 585; Québec (Procureur général) c. Québec (Tribunal des droits de la personne), 2004 CSC 40, [2004] 2 R.C.S. 223; Okwuobi c. Commission scolaire Lester-B.-Pearson, 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S. 257).
[7] Ces trois vagues jurisprudentielles ont eu pour effet de confiner les questions constitutionnelles touchant aux tribunaux administratifs dans trois univers distincts. J'estime qu'après 25 ans d'évolution parallèle, il convient d'examiner l'opportunité de réunir convenablement ces univers.
Contexte
[8] M. Paul Conway est âgé de 56 ans. Lorsqu'il était enfant, il a été agressé physiquement et sexuellement par de proches parents. Dans la vingtaine, il a été déclaré coupable de voies de fait à deux reprises.
[9] En septembre 1983, alors âgé de 29 ans, M. Conway a menacé sa tante à la pointe du couteau et l'a forcée à avoir des relations sexuelles avec lui à maintes reprises pendant quelques heures. Accusé d'agression sexuelle armée, il a été déclaré non coupable pour cause d'aliénation mentale le 27 février 1984.
[10] Depuis lors, M. Conway a été détenu dans des établissements psychiatriques ontariens, principalement à l'unité à sécurité maximale du Centre de santé mentale de Penetanguishene. On lui a diagnostiqué un trouble psychotique non spécifique, un trouble de la personnalité mixte comportant des traits paranoïaques, limites et narcissiques, ainsi qu'un trouble de stress post‑traumatique et une paraphilie possibles.
[11] En 2005, à l'issue de l'audience tenue dans le cadre de l'examen annuel obligatoire, la Commission ontarienne d'examen a ordonné le transfèrement de M. Conway de Penetanguishene au Centre de toxicomanie et de santé mentale (« CTSM ») de Toronto, un établissement à sécurité moyenne. Elle a signalé que M. Conway demeurait [traduction] « non convaincu de souffrir d'une maladie mentale » et qu'il n'était « pas guéri », mais que son traitement exigeait qu'il puisse espérer réintégrer un jour la société.
[12] En 2006, avant l'audience prévue aux fins de son examen annuel, M. Conway a fait parvenir à la Commission, au CTSM, au procureur général de l'Ontario et au procureur général du Canada, un avis de question constitutionnelle alléguant la violation de ses droits garantis aux al. 2b) et d), aux art. 7, 8, 9 et 12 et au par. 15(1) de la Charte. Voici les motifs qu'il invoquait à l'appui de son allégation selon laquelle il y avait eu atteinte à ses droits constitutionnels, en sorte qu'il avait droit à une libération inconditionnelle en application du par. 24(1) :
[traduction]
M. Conway affirme qu'on ne se soucie guère de ses conditions de détention, ce qui nuit à sa santé mentale et physique. Voici quelles sont ces conditions :
a. bruits, émanations et poussière liés à la rénovation de l'unité située directement au‑dessous de la sienne qui nuisent à son calme, à sa tranquillité et à sa convalescence;
b. non‑respect de ses droits, de son individualité et de l'expression de ceux‑ci;
c. interruptions par le personnel de ses communications téléphoniques, notamment avec son avocat, et application de limitations inutiles et inadéquates à cet égard;
d. traitement injuste se manifestant par une attitude différente du personnel à son endroit par rapport aux autres personnes déclarées non responsables criminellement qui sont détenues dans l'unité;
e. omission de répondre à ses besoins et de faire valoir ceux qu'il exprime;
. . .
M. Conway est actuellement détenu et soumis à des atteintes à sa liberté, à sa dignité et à la sécurité de sa personne, sans égard à l'application régulière de la loi, entre autres par ce qui suit :
a) pollution de l'environnement;
b) pollution par le bruit;
c) mesures arbitraires du personnel;
d) menaces d'agression et agressions par d'autres patients;
e) hostilité du personnel à son endroit;
f) menaces de recours à la contention chimique et mécanique;
g) refus d'une aide psychologique pour les mauvais traitements dont il a été victime enfant (dont violence psychologique et physique, agressions sexuelles et violence familiale) qui sont la cause véritable de ses problèmes de santé mentale et de ses troubles affectifs;
h) omission de lui offrir un environnement où il se sente chaque jour en sécurité;
i) omission d'offrir un milieu où s'applique la règle de droit;
j) omission de faire en sorte qu'il bénéficie de l'équité procédurale pour toute restriction de sa liberté;
k) omission d'offrir un environnement exempt de racisme;
l) omission d'offrir un environnement sensibilisé à la transculturalité;
m) autre atteinte relevée par l'avocat et dont la mise en preuve est autorisée par la commission;
Ces violations de ses droits ont atteint M. Conway au point où il ne peut plus bénéficier de l'environnement sur le plan thérapeutique.
[13] Après huit jours d'audience, un comité de cinq membres de la Commission ontarienne d'examen a conclu à l'unanimité que M. Conway était [traduction] « une brute égocentrique et impulsive dont la maîtrise de soi était faible, voire inexistante », qu'il était constamment en proie à des idées paranoïaques et délirantes, qu'il demeurait enclin à menacer et à intimider autrui, qu'il présentait un risque élevé de récidive violente et qu'il souffrait d'un état clinique non traité.
[14] Il a donc été conclu que M. Conway représentait un risque pour la sécurité du public et que, s'il était libéré, il se retrouverait rapidement sous garde policière, puis à l'hôpital. Il n'était donc pas admissible à la libération inconditionnelle, la loi l'écartant dans le cas d'un patient qui représente « un risque important pour la sécurité du public » (Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 672.54). La Commission a donc ordonné que M. Conway demeure détenu au CTSM. Elle a recommandé, sans l'ordonner formellement, que le CTSM charge une nouvelle équipe du traitement de M. Conway, qu'il l'inscrive à des programmes de maîtrise de la colère et de prévention de l'agression sexuelle et qu'il détermine si M. Conway avait subi des lésions cérébrales lors d'un accident de la route survenu plus de 30 ans auparavant.
[15] En ce qui concerne la demande de réparation de M. Conway fondée sur le par. 24(1) de la Charte, la Commission a conclu, étant donné sa structure et sa fonction légales, ses décisions antérieures et celles d'autres commissions d'examen au Canada écartant toute compétence découlant du par. 24(1), qu'elle était dépourvue du pouvoir de statuer sur le fondement de la Charte. Elle ne pouvait donc pas examiner les demandes de M. Conway prenant appui sur la Charte.
[16] M. Conway a interjeté appel devant la Cour d'appel de l'Ontario, qui a conclu à l'unanimité qu'une libération inconditionnelle n'était pas une réparation susceptible de lui être accordée par application du par. 24(1) (2008 ONCA 326, 90 O.R. (3d) 335). Au nom des juges majoritaires, le juge Armstrong a conclu que la Commission n'avait pas compétence pour accorder une libération inconditionnelle à titre de réparation fondée sur la Charte, car dans le cas d'un patient qui représente un risque important pour la sécurité du public, comme M. Conway, une telle mesure irait à l'encontre de l'intention du législateur. La Commission n'était donc pas un tribunal compétent suivant le critère énoncé dans l'arrêt Mills, car elle n'avait pas compétence à l'égard de la réparation demandée. La juge Lang a convenu que M. Conway ne pouvait bénéficier d'une libération inconditionnelle, mais elle a estimé que la Commission pouvait rendre d'autres ordonnances qui constitueraient des réparations convenables en cas de violation des droits du patient issus de la Charte.
[17] Signalons que la Cour d'appel a aussi unanimement conclu que la Commission s'était déraisonnablement abstenue de rendre une ordonnance énonçant des modalités précises pour mettre fin à l'impasse thérapeutique dans laquelle se trouvait M. Conway. La question a été renvoyée à la Commission.
[18] Notre Cour doit, afin de décider si M. Conway a droit aux réparations qu'il demande sur le fondement de la Charte, déterminer au préalable si la Commission ontarienne d'examen est un tribunal compétent pour l'octroi de réparations en application du par. 24(1). Conformément à la nouvelle démarche établie dans les présents motifs, j'estime que c'est le cas. Par contre, je ne suis pas convaincue que M. Conway a droit aux réparations précises sollicitées en application de la Charte et je suis donc d'avis de rejeter le pourvoi.
Analyse
[19] Le paragraphe 24(1) dispose :
Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
[20] Il n'y a pas une Charte pour les cours de justice et une autre pour les tribunaux administratifs (Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, la juge McLachlin (dissidente), par. 70; Dunedin; Douglas College; Martin). Cette évidence trouve écho dans la reconnaissance par notre Cour de l'assujettissement des cours de justice et des tribunaux administratifs aux principes qui régissent le pouvoir de réparation conféré par la Charte. Elle se retrouve également dans la jurisprudence issue de l'arrêt Mills et de la trilogie Cuddy Chicks et selon laquelle, sauf rares exceptions, le tribunal administratif investi du pouvoir d'appliquer la loi a compétence pour appliquer la Charte aux questions soulevées dans le cadre de l'exercice approprié de ses attributions légales.
[21] L'évolution de la jurisprudence a incité notre Cour à reconnaître que les tribunaux spécialisés devaient non seulement jouer un rôle de premier plan dans le règlement des questions liées à la Charte et relevant de leur compétence particulière, mais également se conformer à la Charte dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire.
[22] Tous ces éléments consolident le lien direct existant entre la Charte, ses dispositions réparatrices et les tribunaux administratifs. Partant, il ne me paraît plus utile que l'analyse vise uniquement à déterminer si une cour de justice ou un tribunal administratif est un « tribunal compétent » seulement pour les besoins d'une réparation donnée. La question devrait plutôt être examinée sous l'angle institutionnel : le tribunal en cause a‑t‑il le pouvoir général d'accorder une réparation fondée sur la Charte? La réponse tient à ce que le tribunal peut ou non trancher une question de droit. Dans l'affirmative, si sa compétence liée à la Charte n'est pas écartée par une loi, il a compétence pour accorder réparation sur le fondement de la Charte relativement à une question s'y rapportant soulevée dans le cadre de l'exécution de son mandat légal (trilogie Cuddy Chicks; Martin). Le tribunal doté du pouvoir d'accorder réparation sur le fondement de la Charte est un tribunal compétent. Dès lors, il décide s'il peut accorder la réparation demandée au regard de son mandat légal, et l'intention du législateur qui se dégage de ses attributions légales est déterminante à cet égard (arrêt Mills et ceux rendus dans sa foulée).
[23] Cette démarche présente l'avantage de reconnaître la compétence que confère la Charte au tribunal administratif en tant qu'institution au lieu d'exiger que les parties fassent déterminer à chaque fois s'il est un « tribunal compétent » pour accorder une réparation donnée. Elle découle également des trois courants distincts qui ressortent de la jurisprudence de notre Cour en matière constitutionnelle. Comme il appert de l'examen qui suit, notre Cour a progressivement interprété plus libéralement la portée de la Charte et son interaction avec les tribunaux administratifs. Les présents motifs visent à assembler les résultats de cet élargissement.
L'arrêt Mills et ceux rendus dans sa foulée
[24] Dans l'arrêt Mills, notre Cour conclut qu'une réparation peut être accordée sous le régime du par. 24(1) de la Charte si le « tribunal » saisi est compétent à l'égard des parties, de l'objet du litige et de la réparation demandée. Depuis 1986, ce critère est toujours appliqué pour déterminer si une cour de justice ou un tribunal administratif assujetti à des dispositions législatives particulières est un tribunal compétent pour accorder certaines réparations suivant le par. 24(1).
[25] Les premiers arrêts portent sur le pouvoir de réparation des cours supérieures et des tribunaux d'origine législative. Dans les arrêts Mills et Carter, notre Cour statue qu'un juge d'une cour provinciale présidant une enquête préliminaire n'est pas un tribunal compétent pour ordonner l'arrêt des procédures lorsque la violation du droit garanti à l'al. 11b) est alléguée. L'année suivante, elle conclut qu'un juge d'extradition présente les mêmes caractéristiques institutionnelles qu'un juge présidant une enquête préliminaire et qu'il ne peut donc pas ordonner l'arrêt des procédures pour cause d'atteinte à un droit constitutionnel (Mellino et Allard). De plus, dans l'arrêt Mellino, étant donné que la procédure d'extradition peut être contrôlée par voie d'habeas corpus par une cour supérieure, notre Cour fait remarquer que c'est cette dernière, et non le juge d'extradition, qui constitue le tribunal compétent pour ordonner l'arrêt des procédures en application du par. 24(1).
[26] En 1988, dans l'arrêt Gamble, notre Cour statue que la cour supérieure de la province où est détenue une personne est un tribunal compétent pour entendre une demande d'habeas corpus :
Lorsque les tribunaux de l'Ontario ont compétence ratione materiae et ratione personae, il me semble qu'ils peuvent, en vertu des dispositions générales du par. 24(1) de la Charte, accorder toute réparation qui relève de leur compétence et qu'ils estiment convenable et juste eu égard aux circonstances. [p. 631]
[27] En 1995, dans l'arrêt Weber, notre Cour étend l'application du critère de l'arrêt Mills aux tribunaux administratifs. La question qui se posait alors était celle de savoir si un arbitre du travail nommé en vertu de la Loi sur les relations de travail de l'Ontario, L.R.O. 1990, ch. L.2, était un tribunal compétent pour accorder des dommages‑intérêts et rendre un jugement déclaratoire en application du par. 24(1) relativement à un différend qui découlait dans son essence de la convention collective liant les parties. M. Weber avait demandé réparation pour la violation alléguée de ses droits garantis aux art. 7 et 8 de la Charte. Son employeur, Ontario Hydro, avait recueilli des éléments de preuve en le soumettant à une surveillance pendant son congé de maladie prolongé. Notre Cour était appelée à déterminer si les allégations de M. Weber fondées sur la Charte ressortissaient à l'arbitre du travail ou à la cour supérieure.
[28] Au nom des juges majoritaires, la juge McLachlin rejette l'approche qui fractionnerait l'instance entre l'arbitre et la cour de justice. Selon elle, l'allégation de traitement injuste de la part de l'employeur constitue l'« essence » de la demande de M. Weber. La convention collective prévoyait expressément que la procédure de grief s'appliquait à [traduction] « [t]oute allégation portant qu'un employé a subi un traitement injuste ». Notre Cour conclut donc que les demandes de M. Weber fondées sur la Charte relevaient de la compétence exclusive de l'arbitre :
[S]i la procédure informelle de ces tribunaux peut ne pas convenir tout à fait aux questions constitutionnelles, elle offre toutefois de nets avantages. Ainsi, les citoyens sont autorisés à faire valoir les droits qui leur sont garantis par la Charte de façon rapide, peu coûteuse et informelle. Les parties ne sont pas obligées de présenter deux requêtes à deux juridictions différentes pour que soient tranchées deux questions juridiques distinctes. Un tribunal spécialisé peut rapidement passer les faits au crible et dresser un dossier pour le tribunal d'appel. Et l'expertise du tribunal peut être utile au tribunal d'appel.
. . .
. . . ce n'est pas le nom qu'il porte qui tranche la question, mais bien les pouvoirs qu'il possède. [. . .] En pratique, le fait d'insérer les réparations fondées sur la Charte dans le système existant de tribunaux administratifs, ainsi que le juge McIntyre l'a souligné [dans l'arrêt Mills], a pour effet d'accorder aux plaideurs un accès « direct » aux réparations prévues par la Charte auprès du tribunal chargé de résoudre leur cas. [par. 60 et 65]
[29] Laissant présager le litige dont nous sommes saisis en l'espèce, le juge Iacobucci, dissident, opine que l'arbitre n'est ni un « tribunal », ni un tribunal « compétent » aux fins de l'octroi de réparations sous le régime du par. 24(1) de la Charte. Selon lui, M. Weber pouvait obtenir de l'arbitre des mesures de réparation en droit du travail, mais non sur le fondement de la Charte.
[30] Le « modèle de la compétence exclusive » mis de l'avant par la juge McLachlin dans cet arrêt — à savoir qu'un tribunal administratif doit trancher toutes les questions qui, dans leur essence, relèvent de sa compétence particulière légalement reconnue —, constitue désormais un principe bien établi en droit administratif (Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, 2000 CSC 14, [2000] 1 R.C.S. 360; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Québec (Procureur général), 2004 CSC 39, [2004] 2 R.C.S. 185; Québec (Tribunal des droits de la personne); Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 R.C.S. 146; Okwuobi; Andrew K. Lokan et Christopher M. Dassios, Constitutional Litigation in Canada (2006), p. 4‑15).
[31] L'année suivante, notre Cour statuait dans l'affaire Mooring. Elle devait déterminer si la Commission nationale des libérations conditionnelles était un tribunal compétent aux fins d'écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte. Auteur des motifs majoritaires, le juge Sopinka s'en tient au troisième volet du critère de l'arrêt Mills, qui lui paraît décisif. Selon lui, la structure et la fonction de la commission, ainsi que le libellé de sa loi habilitante, indiquaient qu'elle ne pouvait écarter des éléments de preuve sous le régime du par. 24(2) de la Charte. Suivant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, la commission n'était pas tenue d'appliquer les règles de preuve classiques, mais ses décisions devaient tenir compte de toute l'information pertinente disponible. Pour le juge Sopinka, le pouvoir d'écarter des éléments de preuve était incompatible avec l'intention du législateur et les dispositions expresses du régime législatif applicable à la commission. Comme le critère de l'arrêt Mills permettait en définitive de cerner l'intention du législateur, l'incompatibilité faisait en sorte que la commission ne pouvait être un tribunal compétent pour accorder la réparation demandée. Le juge Sopinka conclut plutôt que l'obligation de la commission d'« agir équitablement » offrait une protection suffisante aux personnes se présentant devant elle.
[32] Dans une dissidence bien sentie, le juge Major (avec l'appui de la juge McLachlin) reproche aux juges majoritaires de réhabiliter l'idée, rejetée dans l'arrêt Weber, que seule une cour de justice peut être un « tribunal compétent » au sens du par. 24(1). À son avis, les considérations de principe qui sous‑tendent le raisonnement fondé sur l'art. 52 dans les arrêts de la trilogie Cuddy Chicks s'appliquent tout autant lorsque le par. 24(1) est en cause : « La capacité du citoyen d'invoquer les droits garantis par la Charte et de les faire reconnaître de façon directe, dans le cadre procédural normal ayant suscité la question, constitue alors un facteur déterminant » (par. 61). Il explique plus loin :
Aucune raison de principe ne justifie que les avantages pratiques énumérés par le juge La Forest dans la trilogie aient moins de force lorsqu'un tribunal administratif accorde une réparation sous le régime de l'art. 24 que lorsqu'il refuse de donner effet à une disposition législative inconstitutionnelle. Leur fonction particulière de détermination des droits au cas par cas dans leur domaine de spécialisation placerait même plutôt les tribunaux administratifs en meilleure position pour décider de la réparation qu'il convient d'accorder à un demandeur donné. Ce type de décision a des ramifications moins importantes que le refus d'appliquer une disposition législative pour un motif fondé sur la Charte. [par. 64]
[33] Passant ensuite au critère de l'arrêt Mills, le juge Major conclut que la seule véritable question dont est saisie la Cour est celle de savoir si la commission était un tribunal compétent pour faire droit à la demande et écarter les éléments de preuve. Certes, la commission n'était pas tenue d'appliquer des règles de preuve strictes, mais il n'en demeurait pas moins qu'elle devait écarter les renseignements qui n'étaient pas pertinents, sûrs ou exacts. Elle avait donc le pouvoir d'écarter des éléments de preuve et elle satisfaisait en conséquence au troisième volet du critère de l'arrêt Mills. Le juge Major se dissocie clairement de la conclusion du juge Sopinka selon laquelle la théorie de l'équité procédurale protégeait suffisamment les droits constitutionnels dans le contexte d'une instance devant la commission.
[34] Plus récemment, notre Cour a eu deux autres occasions de se pencher sur le critère de l'arrêt Mills. Dans l'affaire Dunedin, il s'agissait de savoir si un juge d'une cour provinciale tirant sa compétence de la Loi sur les infractions provinciales, L.R.O. 1990, ch. P.33, était un tribunal compétent pour condamner la Couronne aux dépens par suite du non‑respect de la Charte. Dans un jugement unanime, la juge en chef McLachlin confirme encore une fois que le critère de l'arrêt Mills s'attache d'abord et avant tout à cerner l'intention du législateur. Il faut déterminer chaque fois si ce dernier a voulu conférer à la cour de justice ou au tribunal administratif le pouvoir d'appliquer la Charte :
[L]orsqu'un législateur confie à un tribunal judiciaire ou administratif une fonction l'amenant à trancher des questions susceptibles de toucher des droits garantis par la Charte et le dote de mécanismes et procédures lui permettant de décider de façon juste et équitable ces questions accessoires liées à la Charte, il faut alors en déduire, en l'absence d'intention contraire, que le législateur entendait habiliter ce tribunal à appliquer la Charte. [par. 75]
[35] Cette approche « favorise l'accès direct et rapide aux réparations fondées sur la Charte devant des juridictions compétentes pour les accorder » (par. 75). La juge en chef McLachlin l'applique pour conclure qu'en raison de sa fonction et de sa structure, le tribunal des infractions provinciales pouvait et devait faire respecter la Charte. Se penchant d'abord sur la fonction exercée, elle conclut que le rôle du tribunal des infractions provinciales à titre de juridiction quasi criminelle de première instance milite fortement en faveur d'un pouvoir étendu d'accorder réparation sur le fondement de l'art. 24 de la Charte. Un tel pouvoir permet à la juridiction la mieux placée pour le faire de régler toutes les questions liées à la Charte :
À l'instar des autres juridictions de jugement, le tribunal des infractions provinciales constitue la juridiction privilégiée pour accorder des réparations fondées sur la Charte dans les affaires introduites devant lui, puisqu'il dispose alors de « l'exposé le plus complet possible des faits » [. . .] Cette vaste compétence réparatrice est nécessaire afin d'empêcher que l'on s'adresse trop fréquemment aux cours supérieures pour suppléer aux lacunes de la compétence prévue par la loi et afin de garantir que la réparation accordée en bout de ligne soit dans les faits convenable et juste. [par. 79]
[36] Comme dans l'arrêt Weber, la juge en chef McLachlin se soucie également de faire en sorte que les recours ne soient pas fractionnés inutilement :
[D]iviser entre le tribunal des infractions provinciales et les cours supérieures le pouvoir d'ordonner des réparations fondées sur la Charte pourrait avoir pour effet, dans certains cas, d'empêcher concrètement l'accusé d'avoir accès à une réparation et à un tribunal compétent. Il n'est peut‑être pas réaliste de s'attendre à ce que l'accusé — qui est souvent tributaire de l'aide juridique pour se défendre contre l'État — intente une action distincte devant la cour supérieure de la province pour être indemnisé des frais découlant de la violation des droits que lui garantit la Charte. Quoiqu'elle existe en théorie, cette solution risque trop souvent de s'avérer illusoire en pratique. [par. 82]
[37] La juge en chef McLachlin examine ensuite la structure du tribunal des infractions provinciales, et comme on ne peut distinguer structurellement une procédure criminelle d'une procédure quasi criminelle, elle conclut qu'une cour de juridiction quasi criminelle jouit tout autant qu'une cour de juridiction criminelle du pouvoir d'accorder des dépens en cas de non‑respect de la Charte. Le législateur n'exprime pas l'intention contraire dans la Loi sur les infractions provinciales. La juge en chef McLachlin conclut en fin de compte que dans la mesure où il a confié au tribunal des infractions provinciales des fonctions qui ne manquent pas de soulever des questions liées à la Charte et à son régime de réparation, le législateur a certainement voulu que le tribunal puisse se prononcer sur ces questions.
[38] Dans l'arrêt connexe Hynes, la question qui se posait était celle de savoir si le juge présidant une enquête préliminaire était un tribunal compétent aux fins d'écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte. Là encore, notre Cour s'en tient à l'examen du troisième volet du critère de l'arrêt Mills, et la tension observée dans les affaires Weber et Mooring se manifeste à nouveau. Au nom des juges majoritaires, la juge en chef McLachlin rappelle les principes énoncés dans l'arrêt Dunedin et explique qu'il faut dans tous les cas
se demander si le Parlement ou la législature entendait habiliter le tribunal en question à statuer sur les violations de la Charte qui surviennent dans le cours des procédures se déroulant devant cet organisme, et à accorder la réparation demandée pour ces violations. [par. 26]
Elle conclut ensuite que le juge présidant l'enquête préliminaire n'est pas un tribunal compétent aux fins d'écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2). Selon elle, la fonction principale de l'enquête préliminaire est de déterminer si le ministère public dispose d'une preuve suffisante pour justifier le renvoi à procès de l'accusé. Conférer au juge présidant l'enquête préliminaire le pouvoir d'écarter des éléments de preuve sur le fondement de la Charte nuirait au caractère expéditif de l'instance. Une cour de juridiction criminelle est plus à même de déterminer s'il y a lieu d'écarter des éléments de preuve.
[39] Auteur des motifs des quatre juges dissidents, le juge Major convient que seul le troisième volet du critère de l'arrêt Mills est en jeu, mais il se dissocie des juges majoritaires quant au résultat de son application. Il relève que la règle des confessions de la common law autorise le juge présidant l'enquête préliminaire à écarter un élément de preuve. Dès lors, « [n]i la logique ni l'efficacité ne sauraient justifier qu'on autorise le juge présidant une enquête préliminaire à statuer sur l'admissibilité de déclarations au regard de la common law mais non au regard de la Charte, alors qu'on reconnaît qu'il dispose de tous les faits. Le Parlement ne peut avoir voulu un tel gaspillage » (par. 96). Il conclut donc que le juge présidant l'enquête préliminaire a le pouvoir d'écarter des éléments de preuve sur le fondement du par. 24(2).
[40] L'analyse qui précède de l'arrêt Mills et de ceux rendus dans sa foulée appelle trois observations. Premièrement, notre Cour reconnaît que le critère de l'arrêt Mills s'applique tant aux cours de justice qu'aux tribunaux administratifs. Deuxièmement, bien que la définition d'un « tribunal compétent » qui s'en dégage comporte trois volets, les deux premiers ne sont presque jamais invoqués. Vingt‑cinq ans plus tard, les notions de « compétence à l'égard des parties » et de « compétence à l'égard de l'objet du litige » ne sont toujours pas circonscrites pour les besoins du critère. Dans presque tous les cas, notre Cour se demande si la cour de justice ou le tribunal administratif a le pouvoir d'accorder la réparation précise demandée en application du par. 24(1). Autrement dit, elle s'attache moins à déterminer si l'organisme décisionnel est un tribunal compétent sur le plan institutionnel qu'à se demander s'il est un tribunal compétent pour accorder la mesure de réparation demandée. Troisièmement, bien que tous paraissent convenir que la compétence découlant du par. 24(1) tient à l'intention du législateur, l'opinion majoritaire exprimée dans l'arrêt Mooring apporte un léger bémol aux propos décisifs des juges majoritaires dans les arrêts Weber et Dunedin écartant le fractionnement des instances et annonçant l'accès rapide aux réparations prévues par la Charte.
L'arrêt Slaight et ceux rendus dans sa foulée
[41] Le courant jurisprudentiel issu de l'arrêt Slaight ne permet pas vraiment de déterminer ce qu'est un tribunal compétent, mais il revêt de l'intérêt en ce qu'il montre comment notre Cour a progressivement étendu l'application de la Charte au domaine administratif. Dans l'arrêt Slaight, rendu en 1989, elle statue que le pouvoir discrétionnaire conféré par une loi doit être exercé dans le respect de la Charte et des valeurs qui la sous‑tendent. La question était celle de savoir si un arbitre désigné en application du Code canadien du travail, S.R.C. 1970, ch. L‑1, avait le pouvoir d'ordonner à un employeur de signer une lettre de recommandation d'un employé, dont le contenu était déjà arrêté, et de la remettre en guise de réponse à toute demande de renseignements concernant l'employé. L'employeur faisait valoir que l'ordonnance violait la liberté garantie à l'al. 2b) de la Charte. Notre Cour convient de l'atteinte aux droits de l'employeur visés à l'al. 2b), mais les juges majoritaires statuent que l'ordonnance de l'arbitre est justifiée au sens de l'article premier de la Charte.
[42] Le juge Lamer explique qu'il ne fait « aucun doute » que la Charte s'applique à l'ordonnance d'un arbitre :
L'arbitre est en effet une créature de la loi; il est nommé en vertu d'une disposition législative et tire tous ses pouvoirs de la loi. La Constitution étant la loi suprême du pays et rendant inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit, il est impossible d'interpréter une disposition législative attributrice de discrétion comme conférant le pouvoir de violer la Charte à moins, bien sûr, que ce pouvoir soit expressément conféré ou encore qu'il soit nécessairement implicite. [. . .] Une disposition législative conférant une discrétion imprécise doit donc être interprétée comme ne permettant pas de violer les droits garantis par la Charte. En conséquence, un arbitre exerçant des pouvoirs délégués n'a pas le pouvoir de rendre une ordonnance entraînant une violation de la Charte et il excède sa juridiction s'il le fait. [Souligné dans l'original; p. 1077‑1078.]
[43] En 1994, notre Cour s'appuie sur l'arrêt Slaight pour statuer dans l'affaire Dagenais. Le juge en chef Lamer (au nom des juges majoritaires sur ce point) précise alors que l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de rendre une ordonnance de non‑publication est assujetti au principe établi dans l'arrêt Slaight. Il conclut que ce pouvoir discrétionnaire n'est pas illimité, qu'il ne peut être exercé arbitrairement et qu'il doit être « exercé dans les limites prescrites par les principes de la Charte » (p. 875). La décision qui outrepasse ces limites constitue une erreur de droit et est susceptible d'infirmation (voir également R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, et Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188).
[44] L'arrêt Eaton est rendu en 1997 dans une affaire où le Tribunal de l'enfance en difficulté de l'Ontario avait ordonné, sur le fondement de la Loi sur l'éducation, L.R.O. 1990, ch. E.2, l'intégration d'Emily Eaton, une enfant atteinte de paralysie cérébrale, à une classe pour élèves en difficulté. Les Eaton alléguaient la discrimination et faisaient valoir que leur fille devait fréquenter un établissement ordinaire d'enseignement. Dans de brefs motifs, le juge en chef Lamer clarifie les propos tenus dans l'arrêt Slaight :
[I]l faut donner aux silences des textes de loi l'interprétation atténuée selon laquelle ces textes n'autorisent pas les atteintes à la Charte, à moins que cela ne soit pas possible parce qu'une telle autorisation s'impose par implication nécessaire. J'ai élaboré ce principe dans le contexte des tribunaux administratifs qui fonctionnent conformément aux vastes pouvoirs qui leur sont conférés par la loi et qui peuvent éventuellement violer des droits garantis par la Charte. Quel que soit l'article de la Loi ou du Règlement 305, R.R.O. 1990, qui confère au Tribunal le pouvoir de placer des élèves comme Emily Eaton [. . .], l'arrêt Slaight Communications exigerait que tout libellé non limitatif utilisé dans cette disposition (le cas échéant) soit interprété comme n'autorisant pas les atteintes à la Charte. [par. 3]
[45] En 1997, dans l'affaire Eldridge, notre Cour était appelée à se prononcer sur la constitutionnalité de certains éléments du régime de soins de santé de la Colombie‑Britannique. Il s'agissait de savoir si la Charte s'appliquait à la décision de la Medical Services Commission de refuser aux personnes atteintes de surdité des services d'interprétation gestuelle dans le cadre d'un régime public de soins de santé. Dans un jugement unanime, le juge La Forest dit que suivant le principe fondamental dégagé dans l'arrêt Slaight, comme une législature ne peut adopter une loi attentatoire aux droits garantis par la Charte, elle ne peut autoriser ou habiliter quelque personne physique ou morale à le faire (par. 35). Le gouvernement provincial avait délégué à la commission en question le pouvoir de décider si un service constituait un « avantage » au sens de la Medical and Health Care Services Act, S.B.C. 1992, ch. 76, et de déterminer ce qui constituait un service « médicalement nécessaire » pour les besoins du régime d'assurance‑maladie provincial. Lorsqu'elle exerçait ce pouvoir discrétionnaire, la commission remplissait une fonction gouvernementale et était donc assujettie à la Charte.
[46] En 1999, dans l'arrêt Baker, notre Cour se prononce sur le contrôle judiciaire d'une décision prise par un agent d'immigration dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire que lui conférait la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2. S'appuyant notamment sur les arrêts Slaight et Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, la juge L'Heureux‑Dubé conclut que le pouvoir discrétionnaire légal doit être exercé dans les limites fixées par la loi en cause, conformément aux principes de la primauté du droit, du droit administratif et de la Charte, de même que dans le respect des valeurs fondamentales de la société canadienne (par. 53 et 56).
[47] L'année suivante, dans l'affaire Blencoe, notre Cour était appelée à déterminer si la Human Rights Commission de la province était assujettie à la Charte. Au nom des juges majoritaires, le juge Bastarache explique que l'arrêt Slaight garantit qu'un organisme créé par une loi, comme la commission, est assujetti à la Charte même s'il est indépendant du gouvernement ou exerce une fonction juridictionnelle, ou les deux :
Les faits de l'affaire Slaight et ceux de la présente affaire ont au moins une caractéristique commune prédominante : l'arbitre en matière de relations du travail (dans Slaight) et la Commission (en l'espèce) exercent tous les deux des pouvoirs gouvernementaux conférés par un corps législatif. Dans chaque cas, l'origine du pouvoir accordé est en fin de compte le gouvernement. La Commission tire tous ses pouvoirs de la loi. Elle applique le régime législatif du Human Rights Code. Elle met en uvre un programme gouvernemental ou un régime législatif particulier établi par le gouvernement pour l'application de sa politique [. . .] La Commission doit agir dans les limites de sa loi habilitante. Les fonctions d'une commission des droits de la personne créée par le gouvernement pour promouvoir l'égalité dans la société en général sont clairement de « nature gouvernementale ».
Donc, même si elle peut avoir certaines caractéristiques d'un tribunal, la Commission est une créature de la loi et ses actes sont assujettis au Human Rights Code. L'État a créé par voie législative un organisme administratif chargé de mettre en uvre un programme gouvernemental destiné à remédier à la discrimination. C'est l'application d'un programme gouvernemental qui commande l'examen fondé sur la Charte. Une fois la Commission saisie d'une plainte, les procédures administratives qui suivent doivent respecter la Charte. L'exercice des fonctions de telles entités peut faire l'objet d'un examen fondé sur la Charte tout comme pourrait le faire l'exercice des fonctions d'un gouvernement dans les mêmes circonstances. Conclure le contraire permettrait au pouvoir législatif de contourner la Charte en créant des organismes qui ne peuvent pas faire l'objet d'un tel examen. L'analyse qui précède mène inexorablement à la conclusion que la Charte s'applique aux actes de la Commission. [par. 39‑40]
Les juges majoritaires concluent finalement que les droits constitutionnels de M. Blencoe n'ont pas été violés.
[48] Enfin, en 2006, dans le dossier Multani, notre Cour examine si la décision d'un conseil des commissaires d'une commission scolaire d'interdire à un élève de porter le kirpan à l'école viole la liberté de religion de ce dernier. S'exprimant au nom des juges majoritaires et s'appuyant sur l'arrêt Slaight, la juge Charron explique :
Le conseil est une émanation de la loi et il tire tous ses pouvoirs de celle‑ci. Comme le législateur ne peut adopter une loi qui viole la Charte canadienne, il ne saurait le faire, par le truchement d'une loi habilitante, en déléguant un pouvoir d'agir à une autorité décisionnelle administrative. [par. 22]
La trilogie Cuddy Chicks
[49] Tandis que les cours de justice et les tribunaux administratifs s'efforçaient d'appliquer correctement les principes énoncés dans les arrêts Mills et Slaight, un autre courant jurisprudentiel a vu le jour concernant la compétence constitutionnelle d'un tribunal d'origine législative. Les arrêts en cause abordent la question de savoir si un tribunal administratif peut se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions de son propre régime législatif et refuser de les appliquer au motif qu'elles sont « inopérantes » suivant le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Le premier de ces arrêts est Douglas College. Deux employés du Douglas College contestaient la clause de leur convention collective portant sur la retraite obligatoire au motif qu'elle contrevenait au par. 15(1) de la Charte. La principale question en jeu était celle de savoir si un arbitre du travail régi par l'Industrial Relations Act, R.S.B.C. 1979, ch. 212, et nommé en application de la convention collective liant les parties avait le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de celle‑ci.
[50] S'exprimant au nom de la Cour sur ce point, le juge La Forest conclut que l'arbitre avait la compétence voulue, car suivant l'Industrial Relations Act, il avait le pouvoir de [traduction] « régler définitivement tout différend ». Pour s'acquitter de cette tâche, l'arbitre agissant sur le fondement de cette loi pouvait interpréter et appliquer toute loi régissant les relations de travail, dont la Charte. Le juge La Forest fait remarquer que tribunaux et arbitres sont soumis à la même Constitution. Par conséquent, lorsqu'une convention collective est illégale ou inconstitutionnelle, l'arbitre doit, comme le ferait une cour de justice, refuser de l'appliquer.
[51] Le juge La Forest rejette la thèse du collège selon laquelle le processus informel de l'arbitrage ne se prête pas à l'examen de questions relatives à la Charte. Il conclut que les « avantages évidents » qu'il y a à permettre aux tribunaux administratifs de trancher des questions constitutionnelles l'emportent sur les inconvénients. À son avis, cette compétence favorise le respect de la Constitution, car « [l]e citoyen, qui comparaît devant des organismes décisionnels établis pour se prononcer sur ses droits et ses devoirs, devrait pouvoir faire valoir les droits et libertés garantis par la Constitution » (p.—604). Ainsi, une question constitutionnelle devrait être soulevée au début de l'instance, dans le contexte où elle se pose, sans que le demandeur n'ait à la soumettre d'abord à une cour supérieure, ce qui lui coûterait plus cher et prendrait plus de temps que si le seul processus administratif était mis en branle. En outre, une « compétence spécialisée peut être d'une aide inestimable en matière d'interprétation constitutionnelle » (p.—605). Un arbitre ou un organisme spécialisé peut faire le tri des faits et établir rapidement un dossier au bénéfice d'un tribunal d'appel, les parties (et le tribunal d'appel) profitant de son expertise. De la sorte, toutes les questions se rapportant à une affaire peuvent être réglées par le décideur le mieux placé pour le faire. Comme le signale le juge La Forest, « il serait anormal que les tribunaux responsables de l'interprétation de la loi sur cette question ne puissent se prononcer intégralement sur la question, sous réserve du contrôle judiciaire » (p.—599).
[52] En 1991, dans l'arrêt Cuddy Chicks, notre Cour statue que la Commission des relations de travail de l'Ontario pouvait se prononcer sur la constitutionnalité d'une disposition qui privait les ouvriers agricoles des protections offertes par la Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1980, ch. 228. La question s'était posée dans le cadre d'une demande d'accréditation visant les employés du couvoir de Cuddy Chicks. Le syndicat contestait la validité constitutionnelle de cette exception au motif que celle‑ci violait les droits garantis à l'al. 2d) et à l'art. 15 de la Charte et il demandait qu'elle soit déclarée inopérante suivant le par. 52(1).
[53] Reprenant ses motifs dans l'arrêt Douglas College, le juge La Forest rejette la prétention de l'employeur voulant que ce soit la cour supérieure, et non la Commission des relations de travail, qui doive se prononcer sur la question constitutionnelle. Suivant la « considération primordiale » qu'il invoque, lorsqu'un organisme administratif comme la commission est dotée d'une expertise, celle‑ci le rend apte à se pencher sur le respect de la Charte :
Il est donc évident qu'un tribunal spécialisé du calibre de la Commission peut appliquer son expertise de façon très fonctionnelle et productive à trancher les questions relatives à la Charte qui requièrent cette expertise. En l'espèce, l'expérience de la Commission est très pertinente dans une contestation de sa loi habilitante fondée sur la Charte, particulièrement à l'étape de l'article premier, où prédominent les considérations de principe. En définitive, le processus judiciaire sera mieux servi si la Commission rend une décision initiale sur la question de la compétence soulevée par une contestation d'ordre constitutionnel. Dans ces circonstances, la Commission a non seulement le pouvoir, mais aussi l'obligation, de s'assurer du caractère constitutionnel de l'al. 2b) de la Loi sur les relations de travail. [Je souligne; p. 18.]
[54] Après avoir cité un certain nombre d'arrêts, dont Four B Manufacturing Ltd. c. Travailleurs unis du vêtement d'Amérique, [1980] 1 R.C.S. 1031, dans lesquels des commissions des relations du travail avaient été jugées compétentes pour examiner des questions constitutionnelles se rapportant à leur propre compétence, le juge La Forest signale :
Ces arrêts traitent non seulement de la nature fondamentale de la Constitution, mais aussi de la compétence décisionnelle des commissions des relations du travail et de la valeur de leur expertise aux étapes initiales de délibérations constitutionnelles complexes. Ces considérations d'ordre pratique ont amené les tribunaux à reconnaître le pouvoir, certes soigneusement restreint, des tribunaux des relations du travail de se prononcer sur des questions constitutionnelles ayant trait à leur propre compétence. Ces considérations sont tout aussi contraignantes dans le cas de la contestation, sur le plan de la Charte, de la loi habilitante d'un tribunal administratif. Par conséquent, l'extension du « rôle restreint, mais important » des commissions des relations du travail au domaine de la Charte n'est que la progression naturelle d'un principe bien établi. [Je souligne; p. 19.]
[55] Le juge La Forest conclut finalement qu'il ressortissait à la Commission des relations de travail d'examiner la constitutionnalité de sa loi habilitante puisque celle‑ci lui conférait expressément le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit.
[56] Dans l'affaire Tétreault‑Gadoury, la dame du même nom avait perdu son emploi peu après son 65e anniversaire de naissance et avait demandé des prestations d'assurance‑chômage. La Commission de l'emploi et de l'immigration avait rejeté sa demande au motif que, suivant l'art. 31 de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage, S.C. 1970‑71‑72, ch. 48, une personne de plus de 65 ans n'avait droit qu'à la somme forfaitaire versée à titre de prestation spéciale de retraite. Mme Tétreault‑Gadoury avait interjeté appel de la décision devant un conseil arbitral en alléguant que l'art. 31 de la Loi portait atteinte aux droits garantis au par. 15(1) de la Charte. Le conseil arbitral avait refusé de trancher la question constitutionnelle. Au lieu d'interjeter appel devant un juge‑arbitre comme le prévoyait la Loi, Mme Tétreault‑Gadoury avait saisi directement la Cour d'appel fédérale, qui avait alors conclu que l'art. 31 de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage allait à l'encontre de l'art. 15 de la Charte.
[57] En appel de cette décision, le juge La Forest, s'exprimant encore au nom de notre Cour au sujet de la compétence, confirme le principe selon lequel un tribunal administratif habilité à interpréter ou à appliquer la loi peut statuer sur la constitutionnalité d'une disposition législative. La Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage conférait expressément au juge‑arbitre, et non au conseil arbitral, le pouvoir d'examiner des questions de droit. Dès lors, il appartenait au juge‑arbitre, et non au conseil arbitral, de trancher une question constitutionnelle.
[58] En 1996, dans l'affaire Cooper, notre Cour se penche sur la compétence constitutionnelle d'un autre organisme d'origine législative — la Commission canadienne des droits de la personne. Deux pilotes de ligne avaient saisi la commission d'une plainte alléguant que la clause sur la retraite obligatoire figurant dans leur convention collective était discriminatoire. L'alinéa 15c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, permettait d'obliger un employé à se retirer à « l'âge de la retraite en vigueur pour ce genre d'emploi », et les plaignants contestaient sa constitutionnalité. La question en litige devant notre Cour était celle de savoir si la commission, de même qu'un tribunal nommé par celle‑ci pour entendre une plainte, pouvaient se prononcer sur la constitutionnalité d'une disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
[59] Rendu la même année que Mooring, l'arrêt Cooper met en évidence le débat théorique existant au sein de notre Cour au sujet de la compétence constitutionnelle des tribunaux administratifs. Au nom des juges majoritaires, le juge La Forest confirme encore une fois que le tribunal doté du pouvoir d'examiner des questions de droit « peut se prononcer sur des questions constitutionnelles » (par. 46). Or, la commission n'avait pas le pouvoir de trancher des questions de droit. Elle pouvait interpréter et appliquer sa loi habilitante, mais on ne pouvait en conclure qu'elle jouissait du pouvoir d'examiner des questions de droit générales.
[60] Le juge La Forest tire la même conclusion à l'égard d'un tribunal des droits de la personne, qui peut certes examiner des questions de droit et des questions constitutionnelles d'ordre général, mais qui ne peut « logiquement » être investi du pouvoir de statuer sur la constitutionnalité de la Loi canadienne sur les droits de la personne (par. 66). Un tribunal des droits de la personne n'ayant pas l'expertise voulue, les gains en efficacité seraient perdus à cause des inévitables contrôles judiciaires auxquels donneraient lieu ses décisions en matière constitutionnelle. Les règles de preuve souples ne sont pas adaptées aux litiges constitutionnels, et ceux‑ci paralyseraient le système des droits de la personne, dont l'objectif est d'assurer le traitement efficace et diligent des plaintes.
[61] Le juge en chef Lamer souscrit à l'opinion du juge La Forest. Toutefois, dans des motifs distincts, il exhorte la Cour à rompre avec les principes issus de la trilogie Cuddy Chicks qui, selon lui, vont à l'encontre de la séparation des pouvoirs et de la démocratie parlementaire — deux principes fondamentaux de la Constitution canadienne.
[62] Dissidente, la juge McLachlin (avec l'appui de la juge L'Heureux‑Dubé) conclut que tant la commission canadienne des droits de la personne qu'un tribunal des droits de la personne ont le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il s'agit à son sens de la solution qui « permet le mieux de régler les différends en matière de droits de la personne de façon économique et efficace et qui sert le mieux les valeurs inscrites dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et dans la Charte » (par. 73). Comme le juge La Forest, elle confirme l'opinion exprimée par notre Cour dans la trilogie, à savoir que « les tribunaux administratifs investis du pouvoir de trancher des questions de droit ont compétence pour examiner des questions relevant de la Charte » (par. 81). Elle ajoute que, compte tenu du principe de la primauté de la Constitution,
[l]es citoyens peuvent attendre de l'appareil administratif, tout autant que du législateur, des fonctionnaires ou de la police, qu'ils suivent et appliquent [la Charte]. Si l'État crée un organisme doté de pouvoirs touchant les citoyens, ceux‑ci peuvent à bon droit escompter que cet organisme appliquera la Charte. [par. 78]
À son avis, tant la commission que les tribunaux des droits de la personne pouvaient se prononcer sur la question de savoir si la Charte invalidait « le moyen de défense fondé sur "l'âge de la retraite en vigueur" » puisqu'ils avaient tous le pouvoir de trancher des questions de droit.
[63] En 2003, dans l'arrêt Martin, notre Cour tente de mettre fin à son désaccord sur la compétence des tribunaux administratifs liée à l'application de la Charte. La question était celle de savoir si l'art. 10B de la Workers' Compensation Act, S.N.S. 1994‑95, ch. 10, et le Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program Regulations, N.S. Reg. 57/96, qui empêchaient une personne souffrant de douleur chronique de toucher les prestations versées à un accidenté du travail, portaient atteinte aux droits garantis au par. 15(1) de la Charte. Il fallait en outre déterminer à titre préliminaire si le Workers' Compensation Appeals Tribunal de la Nouvelle‑Écosse avait le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité des dispositions de sa loi habilitante relatives aux prestations.
[64] Au nom de la Cour, le juge Gonthier rejette expressément le fondement de l'arrêt Cooper datant de 1996, particulièrement en ce qui concerne la distinction entre les questions de droit générales et les questions de droit limitées et la condition préalable — pour qu'un tribunal administratif ait compétence en matière constitutionnelle — que serait l'exercice d'une fonction juridictionnelle. De plus, il se dissocie expressément du point de vue du juge en chef Lamer selon lequel la trilogie Cuddy Chicks était incompatible avec le principe de la séparation des pouvoirs et la démocratie parlementaire.
[65] Le juge Gonthier confirme plutôt les principes fondamentaux dégagés dans la trilogie et il en fait la synthèse. Le premier est celui de la primauté de la Constitution, qui rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre loi. Il fait remarquer qu'aucun représentant de l'État ne peut appliquer une loi inconstitutionnelle et, sauf intention contraire expresse du législateur, un organisme gouvernemental auquel la loi confère le pouvoir d'examiner des questions de droit est présumé avoir compétence à l'égard des questions constitutionnelles connexes.
[66] À titre corollaire également, le juge Gonthier fait siens les avis exprimés au fil des ans par les juges McLachlin, Major, La Forest et McIntyre et confirme que « les Canadiens doivent pouvoir faire valoir les droits et libertés que leur garantit la Constitution devant le tribunal le plus accessible, sans devoir engager des procédures judiciaires parallèles ». Expliquant que ce « souci d'accessibilité » est « d'autant plus pressant qu'au départ bon nombre de tribunaux administratifs ont compétence exclusive pour trancher les différends relatifs à leur loi habilitante », le juge Gonthier conclut qu'« obliger les parties à ces différends à saisir une cour de justice de toute question liée à la Charte leur imposerait un long et coûteux détour » (par. 29).
[67] Selon lui, les conclusions de fait que tire un tribunal administratif et le dossier qu'il établit dans l'examen d'une question constitutionnelle sont extrêmement utiles aux fins de statuer en matière constitutionnelle. Le tribunal administratif met à la disposition de la cour de révision le point de vue d'expert le plus éclairé concernant les questions en jeu :
Il faut souligner que le processus consistant à rendre des décisions à la lumière de la Charte ne se limite pas à des ruminations abstraites sur la théorie constitutionnelle. Lorsque des questions relatives à la Charte sont soulevées dans un contexte de réglementation donné, la capacité du décisionnaire d'analyser des considérations de principe opposées est fondamentale. [. . .] Le point de vue éclairé de la Commission, qui se traduit par l'attention qu'elle accorde aux faits pertinents et sa capacité de compiler un dossier convaincant, est aussi d'une aide inestimable. [par. 30, citant Cuddy Chicks, p. 16‑17]
[68] Partant de ces principes, le juge Gonthier conclut que les considérations suivantes déterminent si un tribunal administratif a le pouvoir d'examiner une disposition législative au regard de la Charte :
· Le tribunal administratif a‑t‑il expressément ou implicitement compétence, suivant sa loi habilitante, pour trancher une question de droit découlant d'une disposition législative? Dans l'affirmative, il est présumé avoir le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de la disposition au regard de la Charte.
· L'intention du législateur de soustraire la Charte au champ de compétence du tribunal administratif ressort‑elle clairement de la loi constituant ce dernier? Dans l'affirmative, la présomption de compétence constitutionnelle est réfutée.
[69] Recourant à cette méthode, le juge Gonthier relève que le Workers' Compensation Appeals Tribunal est expressément autorisé à [traduction] « trancher [. . .] toute question de droit ou de fait ». De plus, il peut être interjeté appel d'une décision du tribunal [traduction] « sur une question de droit », ce qui confirme le pouvoir du tribunal d'appel de se prononcer sur des questions de droit et fait ainsi naître la présomption de compétence en matière constitutionnelle.
[70] La fonction juridictionnelle du tribunal d'appel importe aussi. Il est indépendant de la commission (la Workers' Compensation Board), il peut établir ses propres règles de procédure, examiner tout élément de preuve pertinent, enregistrer tout témoignage pour consultation future, exercer les pouvoirs que confère la Public Inquiries Act, R.S.N.S. 1989, ch. 372, et proroger un délai s'il l'estime nécessaire. En outre, ses membres appartiennent à un barreau, et le procureur général peut intervenir dans une instance où est soulevée une question constitutionnelle. Le juge Gonthier opine donc, même si le tribunal d'appel n'a pas le pouvoir exprès de trancher des questions de droit, qu'il faut conclure qu'il y est tacitement habilité. Le législateur avait manifestement l'intention de créer un régime complet de règlement des différends relatifs à l'indemnisation des accidentés du travail. Aucune disposition de la Workers' Compensation Act ne réfutait la présomption.
[71] Par ailleurs, permettre au tribunal d'appel d'appliquer la Charte favorisait la réalisation des objectifs de politique générale, à savoir permettre aux cours de justice de « bénéficier d'un dossier complet constitué par un tribunal spécialisé bien au fait des questions de politique générale et d'ordre pratique que soulève la demande fondée sur la Charte ». Les travailleurs pouvaient également « faire reconnaître les droits que leur garantit la Charte dans le cadre du régime juridictionnel relativement rapide et peu coûteux établi par la Loi, au lieu d'avoir à assortir de procédures judiciaires distinctes leur demande d'indemnisation déposée devant le tribunal administratif » (par. 56).
[72] Le juge Gonthier conclut que, tout comme le tribunal d'appel, la Workers' Compensation Board a compétence pour examiner la constitutionnalité de sa loi habilitante, les deux organismes d'origine législative ayant le même pouvoir de trancher des questions de droit.
[73] L'arrêt Martin a été rendu de pair avec l'arrêt Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), dans lequel M. Paul avait été accusé d'avoir contrevenu à l'art. 96 du Forest Practices Code of British Columbia Act, R.S.B.C. 1996, ch. 159, qui interdisait généralement l'abattage d'arbres sur les terres de la Couronne. M. Paul avait reconnu avoir coupé des arbres visés par l'interdiction, mais prétendu en avoir le droit en tant qu'Autochtone, invoquant l'art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il s'agissait de déterminer si la Forest Appeals Commission de la province avait le pouvoir de considérer sa prétention constitutionnelle.
[74] Au nom de la Cour, le juge Bastarache applique la méthode établie dans l'arrêt Martin pour déterminer si la commission avait le pouvoir d'examiner et d'appliquer l'art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il s'agissait donc de savoir si la loi habilitante de la commission lui accordait expressément ou implicitement le pouvoir d'interpréter le droit ou de trancher des questions s'y rapportant.
[75] Le Forest Practices Code prévoyait qu'une partie à une instance devant la commission pouvait présenter des observations concernant les faits, le droit et la compétence, de même qu'interjeter appel d'une décision de la commission sur une question de droit ou de compétence. On ne pouvait donc conclure que le mandat de la commission se limitait à l'examen de simples questions de fait, de sorte que notre Cour a statué que la Forest Appeals Commission avait le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit, dont celle de l'application de l'art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[76] Dans l'affaire Okwuobi, le litige portait sur la compétence du Tribunal administratif du Québec de statuer sur une demande d'enseignement dans la langue de la minorité sous le régime de la Charte de la langue française, L.R.Q., ch. C-11, et celui de la Charte canadienne. S'appuyant sur les arrêts Martin et Paul, notre Cour conclut :
Comme on le constatera facilement, l'attribution au TAQ du pouvoir de trancher des questions de droit est cruciale pour définir sa compétence à l'égard de l'application de la Charte canadienne en l'espèce. Bien qu'elle ne joue pas un rôle déterminant pour apprécier l'étendue de la compétence de cet organisme, la structure quasi judiciaire du TAQ, déjà abordée brièvement, peut témoigner de la volonté du législateur de conférer au TAQ le pouvoir d'examiner et de trancher les questions constitutionnelles. Cette conclusion se dégage de l'examen des arrêts récents de notre Cour Nouvelle‑Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54, et dans Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), [2003] 2 R.C.S. 585, 2003 CSC 55. [par. 28]
Dans l'arrêt Okwuobi, notre Cour arrive à la conclusion que le Tribunal administratif du Québec avait le pouvoir de trancher des questions de droit. Par conséquent, la compétence constitutionnelle était présumée, et cette présomption n'était pas réfutée.
[77] Ces arrêts confirment que le tribunal administratif investi du pouvoir de trancher des questions de droit et dont la compétence pour appliquer la Charte n'est pas clairement écartée a le pouvoir — et le devoir — correspondant d'examiner et d'appliquer la Constitution, y compris la Charte, pour se prononcer sur ces questions de nature juridique. Comme le fait observer la juge McLachlin dans l'arrêt Cooper :
[T]out tribunal qui est appelé à trancher des questions de droit dispose des pouvoirs afférents à cette tâche. Le fait que la question de droit porte sur les effets de la Charte ne change rien. La Charte n'est pas un texte sacré que seuls les initiés des cours supérieures peuvent aborder. C'est un document qui appartient aux citoyens, et les lois ayant des effets sur les citoyens ainsi que les législateurs qui les adoptent doivent s'y conformer. Les tribunaux administratifs et les commissions qui ont pour tâche de trancher des questions juridiques ne sont pas soustraits à cette règle. Ces organismes déterminent les droits de beaucoup plus de justiciables que les cours de justice. Pour que les citoyens ordinaires voient un sens à la Charte, il faut donc que les tribunaux administratifs en tiennent compte dans leurs décisions. [par. 70]
La fusion
[78] L'évolution de la jurisprudence appelle les deux observations suivantes. D'abord, un tribunal administratif possédant le pouvoir de trancher des questions de droit et dont la compétence constitutionnelle n'est pas clairement écartée peut résoudre une question constitutionnelle se rapportant à une affaire dont il est régulièrement saisi. En second lieu, il doit agir conformément à la Charte et aux valeurs qui la sous‑tendent en s'acquittant de ses fonctions légales. Il m'apparaît donc quelque peu inutile de soumettre tout tribunal de ce type auquel réparation est demandée sur le fondement de la Charte à un examen visant à déterminer s'il est « compétent » au sens du par. 24(1) pour accorder la réparation sollicitée.
[79] Depuis plus de deux décennies, la jurisprudence confirme les avantages pratiques et le fondement constitutionnel de la solution qui consiste à permettre aux Canadiens de faire valoir les droits et les libertés que leur garantit la Charte devant le tribunal qui est le plus à leur portée sans qu'ils aient à fractionner leur recours et saisir à la fois une cour supérieure et un tribunal administratif (Douglas College, p. 603‑604; Weber, par. 60; Cooper, par. 70; Martin, par. 29). Comme le signale le juge Lamer dans l'arrêt Mills, empêcher le demandeur d'obtenir rapidement réparation équivaut à lui refuser une réparation convenable et juste (p. 891). Et le régime qui favorise le fractionnement des recours est incompatible avec le principe bien établi selon lequel un tribunal administratif se prononce sur toutes les questions, y compris celles de nature constitutionnelle, dont le caractère essentiellement factuel relève de la compétence spécialisée que lui confère la loi (Weber; Regina Police Assn.; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse); Québec (Tribunal des droits de la personne); Vaughan; Okwuobi. Voir également l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 49.).
[80] Si, comme dans les affaires de la trilogie Cuddy Chicks, le tribunal spécialisé doté du pouvoir de se prononcer sur des questions de droit est le mieux placé pour trancher une question constitutionnelle lorsque réparation est sollicitée sur le fondement de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, rien ne s'oppose à ce qu'il soit également le mieux placé pour se pencher sur une question constitutionnelle lorsque réparation est demandée en application du par. 24(1) de la Charte. Dans l'arrêt Weber, la juge McLachlin dit que « [s]i un arbitre peut conclure qu'une loi porte atteinte à la Charte, il semble qu'il puisse déterminer si un comportement dans l'administration de la convention collective viole la Charte et également accorder des réparations » (par. 61). Je conviens avec la Commission ontarienne d'examen et la commission d'examen de la Colombie‑Britannique que, dans les deux cas, l'analyse est la même.
[81] Au vu de la jurisprudence, lorsque réparation est demandée à un tribunal administratif en application du par. 24(1), il convient donc de déterminer initialement si le tribunal peut accorder des réparations sur le fondement de la Charte en général. À cette fin, il faut d'abord se demander si le tribunal administratif a le pouvoir exprès ou tacite de trancher une question de droit. Si tel est le cas et qu'il n'est pas clairement établi que le législateur a voulu soustraire l'application de la Charte à la compétence du tribunal en cause, ce dernier est un tribunal compétent et peut examiner et appliquer la Charte, y compris les réparations qu'elle prévoit, lorsqu'il statue dans une affaire dont il est régulièrement saisi.
[82] Une fois tranchée cette question préliminaire et reconnue la compétence fondée sur la Charte, il reste à déterminer si le tribunal administratif peut accorder la réparation précise demandée eu égard au régime législatif applicable. Il est alors nécessaire de cerner l'intention du législateur. Dès lors, la question qui se pose toujours est celle de savoir si la réparation demandée est de celles que le législateur a voulu que le tribunal administratif en cause puisse accorder eu égard au cadre législatif établi. Les éléments pertinents à considérer pour déterminer l'intention du législateur englobent ceux retenus par les tribunaux dans le passé, dont le mandat légal, la structure et la fonction du tribunal administratif (Dunedin).
Application aux faits de l'espèce
[83] Notre Cour doit déterminer si la Commission ontarienne d'examen a le pouvoir d'accorder certaines réparations à M. Conway en application du par. 24(1) de la Charte. M. Conway a demandé sa libération inconditionnelle à la Commission. À l'audience devant notre Cour, il a sollicité pour la première fois d'autres mesures de réparation relatives aux conditions de sa détention, à savoir une ordonnance enjoignant au CTSM de lui permettre de bénéficier d'une psychothérapie et une autre interdisant à l'établissement de le loger près d'un chantier de construction.
[84] La première question qui se pose est celle de savoir si la Commission est un tribunal compétent. À mon avis, c'est le cas. La Commission est un organisme quasi judiciaire exerçant un grand pouvoir sur des gens vulnérables. Elle est incontestablement admise à trancher des questions de droit. Constituée et régie par la partie XX.1 du Code criminel, il s'agit d'un tribunal spécialisé d'origine législative possédant un pouvoir de surveillance continu à l'égard du traitement, de l'évaluation, de la détention et de la libération des accusés qui ont été déclarés non responsables criminellement pour cause de troubles mentaux (les « patients non responsables criminellement »). Le paragraphe 672.72(1) dispose que toute partie aux procédures peut interjeter appel de la décision d'une commission d'examen pour un motif de droit, de fait ou mixte de droit et de fait. De plus, le par. 672.78(1) dispose que la cour d'appel peut accueillir l'appel si elle est d'avis que la commission d'examen a commis une erreur de droit. Je conviens avec la juge Lang, de la Cour d'appel, et la commission d'examen de la Colombie‑Britannique que le libellé de cette disposition — comme celui en cause dans les arrêts Martin et Paul — permet de conclure que la Commission a le pouvoir de trancher des questions juridiques. Et aucune disposition de la partie XX.1 du Code criminel — le régime législatif auquel est assujettie la Commission — ne permet de conclure que le législateur a voulu soustraire l'application de la Charte à la compétence de la Commission. Il s'ensuit que la Commission peut statuer sur les questions constitutionnelles soulevées devant elle, y compris celles liées à l'application de la Charte.
[85] Notre Cour doit donc décider si les réparations précises demandées par M. Conway sont de celles que le législateur paraît avoir voulu que la Commission ontarienne d'examen puisse accorder eu égard à son régime législatif. À cette fin, il lui faut examiner l'étendue et la nature du mandat et des attributions de la Commission.
[86] La partie XX.1 du Code criminel a été adoptée après que notre Cour eut, dans l'arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, invalidé pour cause d'incompatibilité avec l'art. 7 de la Charte le régime traditionnellement applicable à l'accusé souffrant d'aliénation mentale. Auparavant, cette personne était automatiquement condamnée à une détention d'une durée indéterminée selon le bon plaisir du lieutenant‑gouverneur en conseil (Code criminel, par. 614(2) (qui a remplacé le par. 542(2)) (abrogé par L.C. 1991, ch. 43, art. 3); Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625). La partie XX.1 visait à répondre aux préoccupations soulevées dans l'arrêt Swain et à faire ressortir que l'accusé atteint de maladie mentale devait être « traité avec la plus grande dignité et joui[r] de la plus grande liberté possible, compte tenu de son état » (Winko, par. 42; Centre de santé mentale de Penetanguishene c. Ontario (Procureur général), 2004 CSC 20, [2004] 1 R.C.S. 498, par. 22).
[87] La partie XX.1 a ajouté le nouveau verdict de « non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux » à la dichotomie traditionnelle opposant culpabilité et innocence. Il ne s'agit ni d'un acquittement ni d'une déclaration de culpabilité. L'accusé qui représente un danger important pour le public fait plutôt l'objet d'une procédure spéciale lui assurant une évaluation et un traitement individualisés (Winko, par. 21; R. c. Owen, 2003 CSC 33, [2003] 1 R.C.S. 779, par. 90; Penetanguishene, par. 21). Le patient non responsable criminellement qui ne représente pas un danger important pour le public doit être libéré inconditionnellement.
[88] La Commission ontarienne encadre et surveille l'évaluation et le traitement des patients non responsables criminellement en Ontario. Chaque année, elle tient une audience et rend une décision pour chacun d'eux (par. 672.38(1), art. 672.54, par. 672.81(1) et 672.83(1); Mazzei c. Colombie‑Britannique (Directeur des Adult Forensic Psychiatric Services), 2006 CSC 7, [2006] 1 R.C.S. 326, par. 29). Il est bien établi que le système des commissions d'examen vise à concilier le « double objectif » de protéger le public face aux personnes dangereuses et de traiter de façon juste et appropriée les patients non responsables criminellement (Winko, par. 20; Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général, n° 7, 3e sess., 34e lég., 9 octobre 1991, p. 6). Bien que la sécurité du public soit la considération primordiale, le droit à la liberté du patient non responsable criminellement demeure une « préoccupation fondamentale » de la Commission dans les limites que lui impose la protection du public (Pinet c. St. Thomas Psychiatric Hospital, 2004 CSC 21, [2004] 1 R.C.S. 528, par. 19). La Commission respecte donc son « objectif principal » lorsqu'elle protège le public tout en réduisant le plus possible les atteintes au droit à la liberté des patients et en traitant ceux‑ci de façon équitable (Mazzei, par. 32; Winko, par. 64‑71; Penetanguishene, par. 51).
[89] Voici le texte de l'art. 672.54 du Code criminel conférant à une commission d'examen son pouvoir en matière de réparation :
Pour l'application du paragraphe 672.45(2) ou des articles 672.47 ou 672.83, le tribunal ou la commission d'examen rend la décision la moins sévère et la moins privative de liberté parmi celles qui suivent, compte tenu de la nécessité de protéger le public face aux personnes dangereuses, de l'état mental de l'accusé et de ses besoins, notamment de la nécessité de sa réinsertion sociale :
a) lorsqu'un verdict de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux a été rendu à l'égard de l'accusé, une décision portant libération inconditionnelle de celui‑ci si le tribunal ou la commission est d'avis qu'il ne représente pas un risque important pour la sécurité du public;
b) une décision portant libération de l'accusé sous réserve des modalités que le tribunal ou la commission juge indiquées;
c) une décision portant détention de l'accusé dans un hôpital sous réserve des modalités que le tribunal ou la commission juge indiquées.
Par conséquent, lors de l'audition visant un patient non responsable criminellement, la Commission ontarienne d'examen peut ordonner l'une des trois mesures suivantes : la libération inconditionnelle, la libération sous réserve de modalités ou la détention. Sa décision doit tenir compte des quatre considérations énoncées dans la loi : la nécessité de protéger le public face aux personnes dangereuses, l'état mental du patient, la nécessité de sa réinsertion sociale et ses autres besoins.
[90] Le pouvoir discrétionnaire de la Commission de considérer un large éventail d'éléments de preuve pour s'acquitter de son mandat a « nécessairement une large portée » (Winko, par. 61). L'examen de la preuve doit se « dérouler dans un environnement qui respecte les droits constitutionnels de l'accusé, indépendamment des stéréotypes négatifs qui, par le passé, ont trop souvent porté préjudice aux malades mentaux ayant eu des démêlés avec la justice » (Winko, par. 61). Lorsque la Commission n'en conclut pas que le patient représente un risque important pour la sécurité du public, elle doit ordonner sa libération inconditionnelle (al. 672.54a); Winko, par. 62). Par contre, lorsqu'elle estime, comme dans le cas de M. Conway, que le patient représente un risque important pour la sécurité du public, il ne lui est pas légalement loisible d'ordonner sa libération inconditionnelle (art. 672.54; Winko, par. 62).
[91] Un patient ne représente un risque important pour la sécurité du public que s'il existe « un risque véritable qu'un préjudice physique ou psychologique soit infligé aux membres de la collectivité, risque qui est grave dans le sens où le préjudice potentiel est plus qu'ennuyeux ou insignifiant » (Winko, par. 62). La conduite préjudiciable doit être de nature criminelle (Winko, par. 57 et 62).
[92] Le patient libéré inconditionnellement cesse de relever du système de justice criminelle ou de la compétence de la Commission (Mazzei, par. 34). Toutefois, tant qu'il n'est pas libéré inconditionnellement, le patient non responsable criminellement peut être détenu ou libéré sous conditions. La Commission a le pouvoir d'assortir son ordonnance des modalités qu'elle juge indiquées (al. 672.54b) et c)). Le caractère indiqué des modalités est lié, du moins en partie, à l'obligation de rendre la décision la moins sévère et la moins privative de liberté compte tenu de la sécurité du public, de l'état mental du patient et de ses besoins, et de la nécessité de sa réinsertion sociale (al. 672.54b) et c); Penetanguishene, par. 51 et 56).
[93] Il n'est pas loisible à la Commission de prescrire ou d'imposer un traitement à un patient non responsable criminellement (art. 672.55; Mazzei), et toutes les conditions qu'elle fixe doivent résister à un examen fondé sur la Charte (Slaight). De plus, ses ordonnances, y compris toute modalité, sont susceptibles d'appel. La cour d'appel peut infirmer une décision lorsque celle‑ci est déraisonnable ou ne peut s'appuyer sur la preuve, lorsqu'il s'agit d'une erreur de droit ou qu'il y a eu erreur judiciaire (par. 672.78(1); Owen).
[94] Sauf dans ces cas, la Commission a toute latitude pour assortir une ordonnance des modalités qui lui paraissent indiquées. La loi lui permet donc de surveiller le traitement et la détention des patients déclarés non responsables criminellement, mais jugés dangereux, d'une manière adaptée et conforme à la Charte. Elle possède en outre un pouvoir étendu d'assortir ses ordonnances de libération ou de détention de conditions flexibles, individualisées et créatives.
[95] L'exécution du mandat de la Commission fait appel à une « grande expertise » (Owen, par. 29‑30). Sa composition — elle siège en comité composé de cinq membres, dont le président (un juge ou un juge à la retraite, ou une personne qui remplit les conditions de nomination à un tel poste), un autre juriste, un psychiatre, un autre psychiatre ou un psychologue, et un représentant du public (art. 672.39 et par. 672.4(1)) —, garantit que des personnes ayant l'expertise voulue s'acquittent de son exigeante fonction (Owen, par. 29; art. 672.39). De plus, étant donné que près du quart des patients non responsables criminellement et des accusés déclarés inaptes à subir leur procès demeurent assujettis pendant au moins dix ans au système des commissions d'examen et que certains d'entre eux, comme M. Conway, y demeurent soumis bien plus longtemps (Jeff Latimer et Austin Lawrence, Les systèmes de commissions d'examen au Canada : Survol des résultats de l'étude de la collecte de données sur les accusés atteints de troubles mentaux (Ministère de la Justice Canada, janvier 2006, p. viii), les commissions d'examen en viennent à très bien connaître les patients placés sous leur surveillance. Au vu de cette expertise, les cours d'appel se « garde[nt] d'infirmer à la légère la décision d'expert rendue » par une commission d'examen quant à la façon dont il convient de gérer le risque qu'un patient représente pour la sécurité du public (Owen, par. 69; Winko, par. 61).
[96] M. Conway fait valoir que, suivant le par. 24(1) de la Charte, et malgré la conclusion de la Commission selon laquelle il représente un risque important pour la sécurité du public, il a droit à une libération inconditionnelle ou, à défaut, à une ordonnance enjoignant au CTSM de modifier le traitement qui lui est prodigué ou de lui permettre de bénéficier d'une psychothérapie, ou les deux. M. Conway reconnaît que ces réparations échappent à la compétence légale de la Commission, mais il soutient que le par. 24(1) de la Charte permet à celle‑ci de faire abstraction des limitations que la loi apporte à sa compétence.
[97] Je ne peux faire droit à sa prétention. La partie XX.1 du Code criminel confère à la Commission une « grande latitude » dans l'exercice de ses pouvoirs (Winko, par. 27; Mazzei, par. 43). Toutefois, le législateur ne lui donne pas carte blanche en ce qui concerne les réparations et écarte en fait certaines mesures qu'elle aurait pu prendre légalement. Rappelons que la partie XX.1 du Code criminel empêche la Commission d'accorder une libération inconditionnelle à un patient non responsable criminellement jugé dangereux ou d'ordonner au responsable de l'hôpital de soumettre un tel patient à un traitement particulier (al. 672.54a) et art. 672.55; Winko; Mazzei). Il était loisible au législateur de retirer ces pouvoirs à la Commission et, sauf contestation constitutionnelle des dispositions législatives en cause, une ordonnance judiciaire ne saurait écarter son intention clairement exprimée.
[98] Accorder à la Commission le pouvoir de libérer inconditionnellement un patient dangereux en l'absence de tout traitement pour mettre fin à la dangerosité irait à l'encontre du mandat consistant à encadrer la prestation des soins particuliers que requièrent ceux dont on estime qu'ils ont besoin du système d'évaluation et de traitement (Winko, par. 39‑42). Un tel pouvoir minerait également l'équilibre que commande l'application de l'art. 672.54. Non seulement il mettrait la sécurité du public en péril, mais il compromettrait également les intérêts du patient non responsable criminellement en ne le préparant pas suffisamment à sa réinsertion sociale et en créant ainsi un risque substantiel qu'il récidive et qu'il soit à nouveau assujetti au régime de la partie XX.1 (Winko, par. 39‑41). La juge McLachlin écrit dans l'arrêt Winko (par. 39‑41) :
Des soins [. . .] s'imposent pour stabiliser l'état mental d'un accusé non responsable criminellement qui est dangereux et pour diminuer le risque que celui‑ci représente pour la sécurité du public en raison de son état. . .
La partie XX.1 protège la société. Si la société veut assurer sa sécurité à long terme, elle doit s'attaquer à la cause du comportement fautif — la maladie mentale.
La partie XX.1 protège également le contrevenant non responsable criminellement. Le système d'évaluation et de traitement établi en application de la partie XX.1 du Code criminel est plus équitable pour ce dernier que le système traditionnel issu de la common law. Ce contrevenant n'est pas criminellement responsable, mais souffre d'une maladie. Lui fournir la possibilité de recevoir un traitement, et non le punir, constitue l'intervention juste qui s'impose.
[99] L'obligation de la Commission de protéger le public, son pouvoir légal d'accorder une libération inconditionnelle, mais uniquement à un patient non dangereux, et son mandat consistant à évaluer et à traiter les patients non responsables criminellement dans la perspective d'une réinsertion, et non d'une récidive, témoignent de l'intention du législateur d'empêcher qu'un patient non responsable criminellement, mais dangereux, bénéficie d'une libération inconditionnelle à titre de réparation. Déterminants en l'espèce, ces éléments mènent à la conclusion qu'il ne saurait être convenable et juste, eu égard à la situation actuelle de M. Conway, que la Commission le libère inconditionnellement.
[100] Il en est de même pour la demande de M. Conway visant à obtenir une ordonnance de traitement. Permettre à la Commission de prescrire ou d'imposer un traitement est non seulement expressément interdit par le Code criminel (art. 672.55), mais aussi incompatible avec le partage constitutionnel des compétences (Mazzei). Le pouvoir de prendre des décisions d'ordre thérapeutique relève exclusivement des autorités sanitaires provinciales responsables de l'hôpital où est détenu le patient non responsable criminellement, conformément aux différentes lois provinciales régissant la prestation de services médicaux. « Il serait inapproprié que les commissions d'examen empiètent sur le pouvoir législatif provincial (et sur les programmes et procédures de traitement des hôpitaux) en exigeant des autorités de l'hôpital qu'elles administrent certains traitements médicaux dans l'intérêt d'un accusé non responsable criminellement » (Mazzei, par. 31).
[101] Conclure que la Commission peut accorder à M. Conway une libération inconditionnelle même si elle estime qu'il représente un risque important pour la sécurité du public, ou ordonner au CTSM de lui prodiguer un traitement particulier irait manifestement à l'encontre de l'intention du législateur. Compte tenu du régime législatif et des considérations d'ordre constitutionnel, la Commission ne peut accorder pareilles réparations à M. Conway.
[102] Enfin, M. Conway se plaint de l'emplacement de sa chambre et demande, sur le fondement du par. 24(1), une ordonnance interdisant au CTSM de le loger à proximité d'un chantier de construction. La Commission ne s'est encore prononcée ni sur la validité de ce grief ni, manifestement, sur l'opportunité de cette réparation.
[103] La réparation accordée par suite d'une atteinte à un droit garanti par la Charte vise à défendre utilement les droits et libertés du demandeur (Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 55; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 30). Toutefois, ce n'est pas seulement au moyen d'une demande distincte fondée sur la Charte que peut être utilement réparé le préjudice découlant d'un acte inconstitutionnel (R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 2). Les droits garantis par la Charte peuvent être bien défendus par le recours aux pouvoirs et aux processus prévus par la loi (Nasogaluak; Dagenais; Okwuobi). Dans la présente affaire, il se peut fort bien qu'il ressortisse au mandat légal de la Commission et à son pouvoir discrétionnaire exercé dans le respect des valeurs de la Charte de statuer sur le fond de la demande de M. Conway relative à l'emplacement de sa chambre. Si la Commission conclut finalement en ce sens, le recours au par. 24(1) de la Charte ne peut accroître son pouvoir de statuer sur le fond de la demande ou d'accorder la réparation demandée.
[104] Je suis d'avis de rejeter le pourvoi. À la demande des parties, aucune ordonnance n'est rendue quant aux dépens.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l'appelant : Marlys Edwardh Barristers Professional Corporation, Toronto.
Procureur de l'intimée Sa Majesté la Reine : Procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureurs de l'intimé le Responsable du Centre de toxicomanie et de santé mentale : Bersenas Jacobsen Chouest Thomson Blackburn, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l'intervenante la Commission ontarienne d'examen : Cavalluzzo Hayes Shilton McIntyre & Cornish, Toronto.
Procureurs des intervenants Mental Health Legal Committee et Mental Health Legal Advocacy Coalition : Hiltz Szigeti, Toronto.
Procureurs de l'intervenante British Columbia Review Board : Arvay Finlay, Vancouver.
Procureur des intervenants Criminal Lawyers' Association et David Asper Centre for Constitutional Rights : Université de Toronto, Toronto.
Procureur de l'intervenante Community Legal Assistance Society : Community Legal Assistance Society, Vancouver.