Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Québec (Procureur général), [2004] 2 R.C.S. 185, 2004 CSC 39
Commission des droits de la personne et des
droits de la jeunesse, agissant en faveur de
Normand Morin, Jocelyne Fortin, Chantal Douesnard,
Josée Thomassin, Claude Dufour et autres Appelante
c.
Procureur général du Québec, Centrale
de l’enseignement du Québec, désormais
Centrale des syndicats du Québec, et Fédération
des syndicats de l’enseignement Intimés
et
Commission canadienne des droits de la personne,
Commission ontarienne des droits de la personne,
Tribunal des droits de la personne du Québec, Confédération
des syndicats nationaux, Fédération des travailleurs et
travailleuses du Québec et Syndicat canadien de
la fonction publique Intervenants
Répertorié : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Québec (Procureur général)
Référence neutre : 2004 CSC 39.
No du greffe : 29188.
2003 : 14 octobre; 2004 : 11 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (2002), 1 Admin. L.R. (4th) 187, [2002] J.Q. no 365 (QL), qui a infirmé un jugement du Tribunal des droits de la personne du Québec, [2000] R.J.Q. 3097, [2000] J.T.D.P.Q. no 24 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Bastarache et Arbour sont dissidents.
Pierre-Yves Bourdeau et Christian Baillargeon, pour l’appelante.
Patrice Claude et Mario Normandin, pour l’intimé le Procureur général du Québec.
Robert P. Gagnon et Pierre Brun, pour les intimées la Centrale de l’enseignement du Québec, désormais la Centrale des syndicats du Québec, et la Fédération des syndicats de l’enseignement.
Andrea Wright, pour l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne.
Anthony D. Griffin, pour l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne.
Argumentation écrite seulement par Louise Cadieux et Dominique Pilon, pour l’intervenant le Tribunal des droits de la personne du Québec.
Argumentation écrite seulement par Lise Lanno et Gérard Notebaert, pour l’intervenante la Confédération des syndicats nationaux.
Argumentation écrite seulement par Gaston Nadeau et Jean-Pierre Néron, pour l’intervenante la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec.
Argumentation écrite seulement par Ronald Cloutier et Louise Valiquette, pour l’intervenant le Syndicat canadien de la fonction publique.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Iacobucci, Major, Binnie et Fish rendu par
La Juge en chef —
A. Introduction
1 Le Tribunal des droits de la personne du Québec doit‑il être empêché d’entendre une plainte de discrimination au motif que le différend ressortit exclusivement à l’arbitre en droit du travail? C’est la question que soulève le présent pourvoi.
2 En 1997, les syndicats des enseignants et le gouvernement du Québec ont apporté à une convention collective une modification prévoyant que l’expérience acquise par des enseignants au cours de l’année scolaire 1996‑1997 ne serait ni reconnue ni comptabilisée au titre de l’augmentation de traitement ou de l’ancienneté. Cette clause ne visait que les enseignants n’ayant pas encore atteint le sommet de l’échelle salariale, soit une minorité composée principalement de jeunes enseignants ayant peu d’expérience. Ces derniers se sont plaints du caractère discriminatoire de la clause, faisant valoir qu’elle leur accordait un traitement moins favorable qu’aux enseignants plus âgés et violait le droit à l’égalité garanti par la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12.
3 Les plaignants se sont adressés à l’organisme chargé du règlement des plaintes de discrimination fondées sur la Charte, la Commission des droits de la personne, qui a par la suite saisi le Tribunal des droits de la personne du Québec de l’affaire.
4 Le procureur général du Québec, les commissions scolaires et les syndicats ont demandé au Tribunal des droits de la personne de décliner compétence au motif que l’arbitre en droit du travail avait compétence exclusive à l’égard du litige. Le Tribunal a refusé ([2000] R.J.Q. 3097). La Cour d’appel du Québec a infirmé sa décision, statuant que le litige devait être réglé par un arbitre conformément à la convention collective ((2002), 1 Admin. L.R. (4th) 187).
5 Je conclus que le Tribunal des droits de la personne a compétence à l’égard du présent litige et que la prétention selon laquelle la compétence de l’arbitre est exclusive doit être rejetée. Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi.
B. Analyse
6 Les relations patronales‑syndicales ont considérablement évolué au Canada depuis la Seconde Guerre mondiale. Cherchant à créer un climat plus propice au règlement des conflits de travail, les législateurs fédéral et provinciaux ont établi une procédure d’arbitrage des griefs en vue du règlement rapide et efficace des litiges découlant d’une convention collective. Bien entendu, l’étendue réelle de cette compétence attribuée à l’arbitre donne parfois lieu à des litiges.
7 Il n’est pas facile de déterminer lequel de deux tribunaux susceptibles d’être saisis devrait trancher un litige en matière de relations de travail lorsque la loi semble attribuer compétence aux deux. Comme notre Cour l'a expliqué dans Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, il existe trois avenues possibles.
8 La première possibilité est de conclure que les deux tribunaux sont compétents. Il s’agit du modèle de la compétence « concurrente » suivant lequel tout différend en matière de relations de travail peut être porté soit devant l'arbitre en droit du travail, soit devant une cour de justice ou un autre tribunal administratif.
9 La deuxième est celle du « chevauchement » des compétences. Suivant ce modèle, la compétence des tribunaux du travail à l’égard des questions relevant traditionnellement du droit du travail n’écarte pas celle des tribunaux judiciaires et des autres tribunaux administratifs quant aux questions qui, bien qu’elles se posent dans le contexte du travail, débordent le cadre traditionnel du droit du travail.
10 La troisième est celle de la compétence « exclusive ». Suivant ce modèle, la compétence appartient soit à l’arbitre en droit du travail, soit à l’autre instance, mais pas aux deux.
11 L’arrêt Weber pose le principe que le choix du modèle dépend des dispositions législatives en cause, compte tenu de leur application au différend considéré dans son contexte factuel. Dans cette affaire, notre Cour a écarté la compétence concurrente et le chevauchement parce que les dispositions de la Loi sur les relations de travail de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. L.2, appliquées aux faits de l’espèce, commandaient l’exclusivité de la compétence arbitrale. Elle n’a pas dit pour autant que la compétence de l’arbitre en droit du travail à l’égard d’un conflit de travail est toujours exclusive. Selon la loi applicable et la nature du litige, il pourra y avoir chevauchement, concurrence ou exclusivité (voir, par exemple, Goudie c. Ottawa (Ville), [2003] 1 R.C.S. 141, 2003 CSC 14; Fraternité des préposés à l'entretien des voies — Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 R.C.S. 495). Par ailleurs, notre Cour a dit dans Weber, précité, par. 53 : « Comme la nature du litige et le champ d’application de la convention collective varient d’un cas à l’autre, on ne peut établir une catégorie de cas qui relèveront de la compétence exclusive de l’arbitre. »
12 En l’espèce, les plaignants se sont adressés à la Commission des droits de la personne du Québec, qui a demandé en leur nom au Tribunal des droits de la personne de rendre un jugement déclarant que les clauses de la convention collective contrevenaient aux dispositions de la Charte québécoise relatives à l’égalité. Voilà précisément, à première vue, le genre de questions sur lesquelles le Tribunal des droits de la personne a pour mandat de statuer, compte tenu des dispositions législatives en cause et du contexte factuel.
13 Toutefois, les syndicats, les commissions scolaires et le procureur général s'opposent à ce que le Tribunal se prononce sur la question, faisant valoir que l’art. 100 du Code du travail du Québec, L.R.Q., ch. C-27, confère à l’arbitre une compétence exclusive à l’égard de tout grief découlant d’une convention collective. Selon eux, la plainte constitue un tel grief, et le Tribunal n’a pas compétence pour l'entendre.
14 La question déterminante en l’espèce est donc de savoir si la loi confère à l’arbitre une compétence exclusive relativement au litige. C’est sur ce point que, en toute déférence, je diverge d’opinion avec mon collègue le juge Bastarache, qui postule que l’exclusivité de la compétence arbitrale est un « principe bien établi » au Québec. Voici, selon lui, la principale question que notre Cour doit trancher (par. 32) : « le principe bien établi au Québec de l’exclusivité arbitrale doit-il être abandonné pour faire place à la compétence du Tribunal des droits de la personne lorsque le litige opposant des travailleurs syndiqués et un employeur soulève une question touchant aux droits de la personne? » Formulée ainsi, la question présuppose l’exclusivité. Or, comme nous l'avons vu, il n'existe pas in abstracto de présomption légale d'exclusivité. Il faut plutôt se demander dans chaque cas si la loi pertinente, appliquée au litige considéré dans son contexte factuel, établit que la compétence de l’arbitre en droit du travail est exclusive.
15 Cette question suppose deux étapes connexes. La première consiste à examiner les dispositions en cause et ce qu’elles prévoient au chapitre de la compétence de l’arbitre. La seconde — qui s’impose logiquement puisqu'il faut déterminer si le litige relève du mandat conféré par la loi — consiste à se pencher sur la nature du litige et à se demander s’il appert de la loi qu’il est du ressort exclusif de l’arbitre. La seconde étape favorise une plus grande adéquation entre le tribunal et le litige et contribue à ce que « les questions de compétence [soient . . .] tranchées d'une manière [. . .] conforme au régime législatif régissant les parties », comme le veut le raisonnement tenu dans Weber, précité; voir Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14, par. 39.
16 Considérons la première étape. L’article 100 du Code du travail du Québec porte que « [t]out grief doit être soumis à l’arbitrage en la manière prévue dans la convention collective si elle y pourvoit et si l’association accréditée et l’employeur y donnent suite. » On peut en conclure que l’arbitre a compétence pour régler tout grief régi par la convention collective. Suivant l’alinéa 1f) du Code du travail, « grief » s’entend de « toute mésentente relative à l’interprétation ou à l’application d’une convention collective ». Autrement dit, l'arbitre a compétence sur toute question liée à la mise en œuvre de la convention collective. Dans Weber, notre Cour a conclu au caractère exclusif de cette compétence.
17 La Charte québécoise crée un mécanisme pour la tenue d’enquêtes en matière de droits de la personne et la prise de mesures assurant le respect de ces droits. Elle crée la Commission, qui a pour fonction de faire enquête sur toute allégation de non-respect de ses dispositions et qui peut ensuite soumettre l’allégation au Tribunal des droits de la personne pour qu’il accorde réparation.
18 L’article 111 de la Charte québécoise investit le Tribunal d’une compétence étendue au chapitre des droits de la personne au Québec; voir H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel (4e éd. 2002), p. 991. Le Tribunal a pour mandat d’interpréter et d’appliquer la Charte dans un large éventail de circonstances. Le fait que, suivant l’art. 101, son président doive être choisi parmi les juges de la Cour du Québec ayant « une expérience, une expertise, une sensibilisation et un intérêt marqués en matière des droits et libertés de la personne » souligne l'importance de ce mandat.
19 Pour large qu’elle soit, la compétence du Tribunal en matière de violation des droits de la personne n’est pas exclusive. Premièrement, la Charte québécoise l’écarte expressément dans certains cas. Par exemple, l'art. 77 exclut l'intervention de la Commission lorsque la victime ou le plaignant a exercé personnellement l'un des recours prévus aux art. 49 ou 80. De même, l’art. 49.1 soustrait à la compétence du Tribunal les questions relevant de la Loi sur l'équité salariale, L.R.Q., ch. E‑12.001. Deuxièmement, la Charte autorise, mais n’oblige pas, la Commission à refuser ou à cesser d’agir dans certaines situations, dont celle où « la victime ou le plaignant a exercé personnellement, pour les mêmes faits, un autre recours que ceux prévus aux articles 49 et 80 » (par. 77(4)). Il s’ensuit que la compétence de la Commission et du Tribunal peut être concurrente à celle d’autres organismes juridictionnels; voir Brun et Tremblay, op. cit., p. 992.
20 Pour la seconde étape, soit l’examen du litige afin de déterminer s’il ressortit exclusivement à l’arbitre, il faut prendre en considération tout le contexte factuel de l’affaire. La qualification juridique du litige — la constatation qu’il a trait à la responsabilité délictuelle, aux droits de la personne ou à un contrat de travail — n’est pas déterminante. Il faut se demander si le législateur a voulu que le litige, considéré dans son essence et non de façon formaliste, soit du ressort exclusif de l’arbitre; voir Weber, précité.
21 Dans Weber, notre Cour a conclu que le litige — une action en responsabilité délictuelle faisant suite à l’intrusion alléguée de l’employeur chez l’employé, intentée dans le contexte d'un différend relatif à un congé de maladie régi par la convention collective — relevait de la convention collective et tombait de ce fait sous le coup de l’art. 45 de la Loi sur les relations de travail de l’Ontario, qui disposait :
45 (1) Chaque convention collective contient une disposition sur le règlement, par voie de décision arbitrale définitive et sans interruption du travail, de tous les différends entre les parties que soulèvent l'interprétation, l'application, l'administration ou une prétendue inexécution de la convention collective, y compris la question de savoir s'il y a matière à arbitrage.
On peut certes prétendre que cette disposition est rédigée de manière plus catégorique que celle qui, en l'espèce, attribue compétence à l’arbitre, mais la différence essentielle entre Weber et la présente affaire tient aux faits ayant donné naissance au litige.
22 Dans Weber, le litige résultait clairement de la mise en œuvre de la convention collective. Il portait essentiellement sur un congé de maladie, auquel s’était greffée accessoirement une action délictuelle pour intrusion. Dans les circonstances, notre Cour a conclu à la majorité qu’il tombait nettement sous le coup de l’art. 45 et ressortissait exclusivement à l’arbitre en droit du travail.
23 Tel n’est pas le cas en l'espèce. Si, conformément à Weber, on le considère dans son contexte factuel, le litige réside principalement dans le fait qu’une clause de la convention collective traite les plaignants et les membres de leur groupe — les enseignants n’ayant pas encore atteint l’échelon salarial le plus élevé, soit généralement les plus jeunes et les moins expérimentés — moins favorablement que les enseignants ayant plus d'ancienneté. Cette situation résulte elle-même du fait que, lors de la négociation de la convention collective, la suite à donner aux impératifs budgétaires de l’État et la répartition des compressions entre les membres du syndicat ont suscité des désaccords. Vu son contexte factuel, le litige porte essentiellement sur la manière dont la convention collective devait répartir des ressources moindres entre les membres du syndicat. Il a finalement été décidé de faire supporter le gros des compressions par un groupe de syndiqués — ceux qui avaient le moins d’ancienneté. D’où la question en litige : était-il discriminatoire de négocier et d’adopter une clause préjudiciable uniquement aux enseignants plus jeunes et moins expérimentés? Le litige met donc essentiellement en cause le processus de négociation et l’insertion de la clause dans la convention collective.
24 En l’espèce, le contexte factuel permet de conclure que le litige ne ressortit pas exclusivement à l’arbitre. Il ne découle pas tant de la mise en œuvre de la convention collective que de la négociation ayant précédé sa signature. Notre Cour a reconnu qu’un litige découlant d’une entente préalable ou de la formation de la convention collective comme telle peut soulever des questions échappant à la compétence de l’arbitre : voir, par exemple, Goudie, précité; Weber, précité, par. 52; ainsi que Wainwright c. Vancouver Shipyards Co. (1987), 38 D.L.R. (4th) 760 (C.A.C.‑B.); Johnston c. Dresser Industries Canada Ltd. (1990), 75 O.R. (2d) 609 (C.A.). Toutes les parties s’entendent sur la façon dont la convention, si elle est valide, doit être interprétée et appliquée. La seule question qui se pose est de savoir si le processus ayant mené à l’adoption de la clause tenue pour discriminatoire et l’insertion de celle-ci dans la convention collective contreviennent à la Charte québécoise, rendant de ce fait la clause inapplicable.
25 Cela ne veut pas dire que tout litige mettant en cause l’application de la Charte échappe à la compétence de l’arbitre. Notre Cour a reconnu que l’arbitre peut trancher une question de droit accessoire à l’interprétation et à l’application d’une convention collective : Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42. En outre, l’art. 100.12 du Code du travail investit expressément l’arbitre du pouvoir d’interpréter et d’appliquer une loi dans la mesure où il est nécessaire de le faire pour décider d’un grief. Mais si on le considère dans son essence et d’un point de vue non formaliste, le litige ne porte pas tant sur l’interprétation ou l’application de la convention collective — le fondement de la compétence de l’arbitre suivant l’al. 1f) du Code du travail — que sur une allégation de discrimination dans la formation de la convention collective et sur la validité de celle‑ci. Or, le législateur a créé la Commission et le Tribunal pour qu’ils se prononcent précisément sur de telles questions.
26 En l’espèce, les enseignants ont déposé leur plainte devant la Commission, qui l’a déférée au Tribunal. Ce dernier pouvait exercer sa compétence à l’égard de l’affaire. Il avait l’assurance que les plaignants n’avaient pas « exercé personnellement, pour les mêmes faits, l’un des recours prévus aux articles 49 et 80 » (art. 77 de la Charte québécoise), et qu’il n’y avait donc pas chevauchement. Comme je l’ai signalé, la Commission aurait pu exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser d’agir si les plaignants avaient exercé « personnellement, pour les mêmes faits, un autre recours que ceux prévus aux articles 49 et 80 » (art. 77 également (je souligne)). Ils ne l’avaient pas fait, de sorte que la Commission pouvait déférer la plainte au Tribunal. De plus, pour les mêmes raisons, ce dernier pouvait exercer sa compétence à l’égard du litige sur le fondement des dispositions applicables.
27 L’on fait valoir que le Tribunal aurait dû décliner compétence parce que les plaignants auraient pu demander à leurs syndicats de déposer un grief en application de la convention collective relativement à la violation alléguée. Je ne peux faire droit à cet argument. Premièrement, il est difficile de voir dans la plainte une question pouvant faire l’objet d’un grief régi par la convention collective, puisque les plaignants prétendent non pas que la convention a été violée, mais bien qu’elle est discriminatoire. Sans laisser entendre que l’arbitre n’aurait pu examiner accessoirement la question dans le cadre d’un autre litige relevant de la convention collective, on ne peut reprocher aux plaignants de s’être adressés à la Commission, qui a ensuite saisi le Tribunal d’une demande.
28 Deuxièmement, les syndicats étant affiliés à l’un des groupes de négociation qui avaient conclu l’entente dont on allègue le caractère discriminatoire, leur intérêt paraissait opposé à celui des plaignants. Si les syndicats avaient décidé de ne pas déposer de grief, les enseignants n’auraient eu aucun autre recours (sauf, peut‑être, intenter une poursuite contre leur syndicat pour manquement au devoir de juste représentation). La juge Abella a bien résumé le dilemme dans Ford Motor Co. of Canada Ltd. c. Ontario (Human Rights Commission) (2001), 209 D.L.R. (4th) 465 (C.A. Ont.), par. 61-62 (autorisation de pourvoi refusée, [2002] 3 R.C.S. x) :
[traduction] [D]ans certaines circonstances, l’employé syndiqué peut ne pas avoir accès au processus arbitral, la décision de donner suite à un grief appartenant au syndicat et non à l’employé. De plus, la violation alléguée des droits de la personne peut être le fait du syndicat, comme le prévoient l’art. 6 et le par. 45(1) du Code [des droits de la personne]. . .
Seuls l’employeur et le syndicat sont parties à un arbitrage régi par une convention collective. Les intérêts de l’employé syndiqué sont défendus par le syndicat, qui décide forcément de la manière dont une allégation sera présentée ou réfutée. Par conséquent, appliquer l’arrêt Weber de manière à conférer une compétence exclusive à l’arbitre en droit du travail pourrait rendre illusoires les droits de chacun des syndiqués considérés individuellement.
29 Troisièmement, même si les syndicats avaient déposé un grief au nom des plaignants, l’arbitre n’aurait pas eu compétence à l’égard de toutes les parties au litige. Les syndicats locaux et les commissions scolaires n’ont pas participé à la négociation et à l’adoption de la clause contestée. Or, la procédure de grief et d’arbitrage prévue dans la convention collective vise le règlement des différends entre ces deux parties, et non le règlement des différends qui opposent les syndicats aux intimées qui ont de fait convenu de la clause. La Centrale des syndicats du Québec, la Fédération des syndicats de l’enseignement et le ministre peuvent intervenir dans le cadre d’un arbitrage, mais aucune procédure formelle n’est prévue pour les faire comparaître devant l’arbitre.
30 Enfin, comme la plainte remettant en cause la validité d’une clause de la convention collective touchait des centaines d’enseignants, le Tribunal des droits de la personne présentait une « plus grande adéquation » avec le litige qu’un arbitre nommé pour entendre un grief individuel dans le cadre établi par le Code du travail. Dans ces circonstances, on ne peut blâmer les plaignants d’avoir présenté leur plainte à la Commission des droits de la personne au lieu de s’adresser au syndicat dans l’espoir qu’il dépose un grief devant un arbitre en droit du travail (mais sans en être assurés).
C. Conclusion
31 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer l’affaire au Tribunal des droits de la personne.
Les motifs des juges Bastarache et Arbour ont été rendus par
LE JUGE BASTARACHE (dissident) —
I. Introduction
32 La question principale qui se pose dans la présente affaire est la suivante : le principe bien établi au Québec de l’exclusivité arbitrale doit-il être abandonné pour faire place à la compétence du Tribunal des droits de la personne lorsque le litige opposant des travailleurs syndiqués et un employeur soulève une question touchant aux droits de la personne? Je suis d’avis qu’il faut répondre par la négative.
33 Le principe selon lequel l’arbitre en droit du travail est appelé à traiter de façon exclusive de tous les aspects du rapport entre les parties dans le cadre des relations de travail est solidement établi au Québec. Le rejet du modèle de la compétence exclusive que propose la Juge en chef dans ses motifs me paraît incompatible avec la jurisprudence récente de notre Cour, contraire au libellé de l’art. 100 du Code du travail, L.R.Q., ch. C‑27, et inconciliable avec les motifs d’intérêt public sur lesquels s’appuie la jurisprudence actuelle. À mon avis, il est important de reconnaître toutes les responsabilités qui ont été attribuées à l’arbitre pour trancher largement à l’égard de tous les aspects d’un litige, dans la mesure où ceux-ci sont liés expressément ou implicitement à la convention collective. Pour ce faire, il faut, suivant le modèle de la compétence exclusive, déterminer l’essence du litige dans son contexte factuel et faire abstraction des qualifications juridiques possibles d’un problème.
34 En l’espèce, je ne trouve aucune preuve dans le régime établi par la loi, soit dans le Code du travail ou un autre texte législatif, que le législateur québécois avait l’intention manifeste de soustraire à la compétence de l’arbitre les questions relatives aux droits de la personne, droits protégés par la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12. Ainsi, je suis d’avis que, suivant le critère développé par notre Cour dans Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, le Tribunal des droits de la personne ne pouvait être saisi de la demande formée par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et que la requête en irrecevabilité du procureur général du Québec aurait dû être accueillie.
II. Faits
35 Le litige en cause résulte d’une disposition négociée et agréée à l’échelle provinciale par les parties au cours du printemps 1997. La Centrale des syndicats du Québec (la CSQ) était constituée, au moment pertinent, de 11 fédérations, dont la Fédération des enseignantes et enseignants de commissions scolaires (FECS), aujourd’hui appelée Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE), qui comptait un grand nombre de syndicats qui étaient des associations accréditées au sens du Code du travail. La FSE est donc un regroupement d’associations de salariés au sens de l’art. 26 de la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic, L.R.Q., ch. R‑8.2 (la Loi).
36 En l’espèce, la FSE était l’agent négociateur, alors que la CSQ coordonnait les négociations sectorielles avec la partie patronale. À cette fin, les art. 30 et 31 de la Loi prévoient la création d’un comité patronal de négociation composé de personnes nommées par le ministre de l’Éducation et de personnes nommées par le groupement des commissions scolaires visées. Suivant l’art. 33 de la Loi, le comité patronal a pour mandat de négocier et de conclure des ententes en vertu de l’autorité déléguée par le gouvernement au ministre de l’Éducation au bénéfice des commissions scolaires employeurs.
37 Tel qu’il appert à la lecture de l’art. 1 de la Loi, l’entente intervenue entre ces instances constitue une convention collective au sens du Code du travail. Les stipulations négociées et agréées par le comité lient toutes les commissions scolaires visées (art. 25). L’ensemble des stipulations négociées à l’échelle provinciale, locale ou régionale, constitue la convention collective applicable entre une commission scolaire donnée et ses employés.
38 En mars 1997, la CSQ coordonnait les négociations sectorielles avec le gouvernement du Québec. L’objet de cette négociation était de s’entendre sur les mesures d’économies recherchées par le gouvernement afin d’éviter l’imposition de conditions de travail par une loi spéciale. Une proposition soumise le 5 mars par le gouvernement du Québec a été rejetée par les syndicats affiliés à la FSE parce qu’elle risquait d’entraîner la suppression d’environ 3 000 postes d’enseignants. Après avoir reporté l’adoption de la loi spéciale, le ministre de l’Éducation a déposé une nouvelle proposition qui a également été refusée par le Conseil fédéral de la FSE. Cette dernière a alors reçu de ses syndicats affiliés le mandat d’explorer des pistes de règlement pour permettre des économies récurrentes de l’ordre de 50 millions de dollars.
39 Le 21 mars 1997, le conseil fédéral de la FSE a recommandé d’accepter l’accord conclu à la suite des pourparlers. Les 69 syndicats d’enseignants de commissions scolaires ont décidé majoritairement, au cours de leurs assemblées générales respectives, d’adopter l’accord de principe du 21 mars 1997. Des ententes de principe ont par la suite été conclues par le gouvernement québécois et chacune des fédérations affiliées à la CSQ et visées par la Loi sur la diminution des coûts de la main-d’œuvre dans le secteur public et donnant suite aux ententes intervenues à cette fin, L.Q. 1997, ch. 7.
40 Le 3 juillet 1997, conformément aux mandats reçus par les syndicats affiliés, le président de la FSE signait un accord modifiant l’entente intervenue entre le Comité patronal de négociation et la CSQ pour la période 1995‑1998. L’article 6 de l’accord, qui remplace le par. D) de la clause 6‑4.01 de l’entente, prévoit la non‑reconnaissance, pour la progression dans l’échelle de traitement, de l’expérience acquise au cours de l’année scolaire 1996‑1997. En voici le libellé :
6-4.01 D) Malgré ce qui précède, l’expérience acquise en 1982-1983 et en 1996-1997 ne permet aucun avancement d’échelon.
41 À la suite de cette négociation et de la réception de nombreuses plaintes de jeunes enseignants, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (la Commission) a déposé une requête introductive d’instance le 17 mars 2000, demandant au Tribunal des droits de la personne (le Tribunal) de reconnaître que la clause modifiée était discriminatoire à l’égard des plus jeunes enseignants, en contravention avec les art. 10, 13 et 16 de la Charte québécoise et qu’elle était nulle et sans effet. La Commission demandait aussi une ordonnance enjoignant aux intimés de considérer l’expérience acquise à titre d’enseignant au cours de l’année scolaire 1996‑1997 pour la progression dans l’échelle salariale applicable, et ordonnant l’indemnisation des enseignants visés.
42 Les intimés ont présenté deux requêtes en irrecevabilité, alléguant l’absence de compétence ratione materiae du Tribunal en raison de la compétence exclusive de l’arbitre. Le Tribunal a rejeté les requêtes ([2000] R.J.Q. 3097). La Cour d’appel, à la majorité, a infirmé le jugement, accueilli les requêtes et rejeté l’action de la Commission appelante ((2002), 1 Admin. L.R. (4th) 187).
III. Analyse
A. La compétence exclusive de l’arbitre
(1) Le modèle de la compétence exclusive
43 Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises, dans divers contextes législatifs, que la compétence de l’arbitre est exclusive à l’égard des litiges qui résultent de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution de la convention collective : Weber, précité; Nouveau-Brunswick c. O’Leary, [1995] 2 R.C.S. 967; Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14; Allen c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 128, 2003 CSC 13. Dans l’affaire Weber, notre Cour a écarté les modèles de la concomitance et du chevauchement des compétences de l’arbitre et des autres tribunaux pour retenir celui de la compétence exclusive. La juge McLachlin (maintenant Juge en chef) donnait trois raisons pour l’adoption du modèle de la compétence exclusive (par. 58) :
. . . [ce] modèle [. . .] est tout à fait conforme au libellé du par. 45(1) de la Loi sur les relations de travail et il concorde avec la position adoptée par notre Cour dans St. Anne Nackawic. En outre, il exauce le souhait que la procédure de règlement de litige établie par les diverses lois sur les relations du travail au pays ne soit pas doublée ou minée par des actions concomitantes. Il obéit à une tendance de plus en plus forte à faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de la procédure d’arbitrage et de grief et à reconnaître des restrictions corrélatives aux droits des parties d’intenter des actions en justice qui sont parallèles ou se chevauchent : voir Ontario (Attorney‑General) c. Bowie (1993), 110 D.L.R. (4th) 444 (C. div. Ont.), le juge O’Brien.
44 Autrement dit, l’adoption du modèle de la compétence exclusive résulte premièrement d’une volonté de se conformer à la décision de notre Cour dans l’affaire St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Syndicat canadien des travailleurs du papier, section locale 219, [1986] 1 R.C.S. 704, selon laquelle les clauses d’arbitrage obligatoire prévues dans les lois sur les relations de travail privent les tribunaux de toute compétence concomitante. Deuxièmement, le libellé du par. 45(1) de la Loi sur les relations de travail de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. L.2, faisait de l’arbitrage le seul recours pour régler « tous les différends entre les parties que soulèvent l’interprétation, l’application, l’administration ou une prétendue inexécution de la convention collective ». Finalement, l’adoption du modèle de la compétence exclusive permet d’atteindre l’objectif du régime mis en place par les diverses lois sur les relations de travail au pays, soit le règlement rapide, économique, définitif et exécutoire des litiges à l’issue d’une procédure qui ne soit pas doublée ou minée par des actions concomitantes.
45 La Juge en chef rejette en l’espèce le modèle de la compétence exclusive et le critère de l’essence du litige au profit de « la plus grande adéquation ». À mon avis, cette approche est justement celle que l’on a rejetée dans Weber en adoptant les trois critères qui appuient la compétence exclusive de l’arbitre. L’adoption de ces critères offre une certitude quant au modèle à suivre et confirme la politique de retenue judiciaire à l’égard des mécanismes exclusifs et globaux de règlement des différends liés aux relations de travail que le législateur a adoptés.
46 J’estime que le modèle de la compétence exclusive et, conséquemment, le critère de l’essence du litige, sont ceux qui répondent le mieux à l’intention législative en l’espèce. Suivant ce modèle, la détermination du tribunal approprié dépend du différend qui oppose les parties et, plus particulièrement, du fait qu’il résulte ou non de la convention collective : Weber, précité, par. 51. Rappelons que cet exercice doit tenir compte de deux aspects, soit la nature du litige et le champ d’application de la convention collective : Weber, par. 51, et Regina Police, précité, par. 25. La Juge en chef dit maintenant que la qualification juridique entre en jeu même si elle n’est pas déterminante. Je ne vois aucune justification à ce changement de cap.
Application au régime en cause
(i) Libellé de la disposition
47 Il me semble qu’une intention législative évidente se dégage du libellé de l’art. 100 du Code du travail, tout comme il s’en dégageait une du par. 45(1) de la Loi sur les relations de travail dans l’affaire Weber. Cette dernière disposition exigeait clairement l’application du modèle de la compétence exclusive :
45 (1) Chaque convention collective contient une disposition sur le règlement, par voie de décision arbitrale définitive et sans interruption du travail, de tous les différends entre les parties que soulèvent l’interprétation, l’application, l’administration ou une prétendue inexécution de la convention collective, y compris la question de savoir s’il y a matière à arbitrage. [Je souligne.]
Le législateur ontarien, en édictant ce paragraphe, signalait qu’il n’avait pas l’intention d’appliquer les modèles de la concomitance ou du chevauchement des compétences. À mon avis, la même intention législative se dégage de l’art. 100 du Code du travail :
1. . . .
f) « grief » : toute mésentente relative à l’interprétation ou à l’application d’une convention collective;
100. Tout grief doit être soumis à l’arbitrage en la manière prévue dans la convention collective si elle y pourvoit et si l’association accréditée et l’employeur y donnent suite; sinon il est déféré à un arbitre choisi par l’association accréditée et l’employeur ou, à défaut d’accord, nommé par le ministre. . . [Je souligne.]
48 Il ressort de cette comparaison que les deux dispositions contiennent des clauses d’exclusivité arbitrale similaires pour le règlement des différends qui relèvent de l’interprétation ou de l’application d’une convention collective.
(ii) L’intégralité du régime
49 L’adoption du modèle de la compétence exclusive en l’espèce est conforme au principe de l’exclusivité arbitrale qui caractérise les régimes canadiens en matière de relations de travail. Les objectifs de ces régimes ont fait l’objet d’étude dans Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l’Alliance de la fonction publique du Canada, section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298, p. 1326 :
Il est donc clair que notre Cour a formulé un principe de retenue non seulement envers les mécanismes décisionnels prévus par la convention collective, mais également envers les mécanismes établis par les lois en matière de travail et, en général, envers les tribunaux spécialisés dont les décisions relèvent de leur champ d’expertise. Lorsque la loi applicable exige que les conventions collectives prescrivent le caractère final et exécutoire du règlement des conflits, il devient difficile, sinon impossible, de distinguer l’arrêt St. Anne, précité, et les arrêts rendus pour des motifs semblables en affirmant que la question soulevée dans ces arrêts portait sur les rapports entre un mécanisme contractuel de règlement des différends et la compétence des tribunaux ordinaires et non le rapport entre un mécanisme légal de règlement des différends et les tribunaux. La crainte que le recours aux tribunaux ordinaires puisse compromettre le processus global de règlement des différends prévu dans les lois sur les relations du travail est un problème qui se pose dans ce dernier cas également. Permettre aux parties à un différend qui, par sa nature même, est un différend envisagé et régi par la législation sur les relations du travail, de recourir aux tribunaux ordinaires ferait fi de l’intention démontrée par le Parlement de prévoir un mécanisme exclusif et global de règlement des différends en matière de travail, particulièrement dans le contexte du présent pourvoi.
50 En l’espèce, je n’ai aucun doute que nous sommes en présence d’un « régime législatif complet destiné à régir tous les aspects du rapport entre les parties dans le cadre des relations de travail » : voir St. Anne Nackawic, précité, p. 721. Il est clair que le Code du travail crée un mécanisme exclusif et complet de règlement des différends en matière de relations de travail en exigeant que tous les griefs soient soumis de façon exclusive à l’arbitrage. L’adoption en l’espèce d’un modèle autre que celui de la compétence exclusive aurait pour effet de compromettre l’intégralité de ce régime et serait contraire à l’intention du législateur.
(iii) Tendance jurisprudentielle
51 L’adoption du modèle de la compétence exclusive en l’espèce, en présence d’une clause d’exclusivité et d’un régime global et exclusif de règlement des différends, est conforme aux décisions de notre Cour dans les affaires Regina Police, Weber et St. Anne Nackawic, précitées. Rappelons que la Cour d’appel du Québec a elle aussi appliqué, à plusieurs reprises, le modèle de la compétence exclusive aux conventions collectives assujetties au Code du travail du Québec : voir, par exemple, Latulippe c. Commission scolaire de la Jeune-Lorette, [2001] R.J.D.T. 26; Mayville c. Union canadienne des travailleurs en communication (unité 4), [2001] J.Q. no 366 (QL); Corporation municipale de la Ville de Gaspé c. Côté, [1996] R.D.J. 142; Leroux c. Centre hospitalier Ste-Jeanne d’Arc, [1998] R.J.D.T. 554; Collège Dawson c. Muzaula, [1999] R.J.D.T. 1041; Furlong c. Résidence Christophe‑Colomb, [1995] R.D.J. 162.
52 En somme, j’estime avec égards que l’art. 100 du Code du travail, tout autant que le par. 45(1) de la Loi sur les relations de travail, se prête uniquement au modèle de la compétence exclusive et confère au seul arbitre la compétence pour entendre les litiges qui, dans leur essence, se rapportent à l’application ou à l’interprétation de la convention collective. Étant donné que, par son essence, l’allégation des demandeurs en l’espèce se base sur l’application d’une clause de la convention collective, il ne fait aucun doute que le différend relève de la compétence exclusive de l’arbitre.
(2) Le critère de l’essence du litige
53 L’examen de la nature du litige vise à en déterminer l’essence. Cette détermination s’effectue compte tenu non pas de la façon dont les questions juridiques peuvent être formulées, mais des faits entourant le litige qui oppose les parties : voir Weber, précité, par. 43, et Regina Police, précité, par. 25.
54 Dans l’affaire Weber, précitée, notre Cour définissait le critère applicable : si le litige, dans son essence, relève de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution de la convention collective, le demandeur doit avoir recours à l’arbitrage. Le texte de l’art. 100 du Code du travail exige, pour sa part, que le litige, dans son essence, soit relatif à l’interprétation ou à l’application de la convention collective. Tel que mentionné précédemment, la Juge en chef déroge maintenant à cette règle.
Application aux faits de l’espèce
55 La Juge en chef considère, au par. 23 de ses motifs, que « le litige réside principalement dans le fait qu’une clause de la convention collective traite les plaignants et les membres de leur groupe [. . .] moins favorablement que les enseignants ayant plus d’ancienneté ». Elle qualifie le grief de revendication d’un droit protégé par la Charte québécoise pour conclure qu’une revendication de ce genre ne résulte pas, dans son essence, de l’interprétation ou de l’application de la convention collective et que, par conséquent, l’arbitre ne peut faire valoir sa compétence exclusive.
56 Avec déférence, j’estime qu’une telle approche va à l’encontre des principes formulés par notre Cour dans les affaires Weber et St. Anne Nackawic, précitées, car elle a pour effet de déterminer l’essence du litige en se référant uniquement à la nature du droit invoqué. Il est en effet important de noter que la question qui se pose en l’espèce est très similaire à celle posée dans Weber. Tandis que le litige en l’espèce porte sur une demande fondée sur l’atteinte au droit à l’égalité garanti par la Charte québécoise, eu égard à l’application de la convention collective, dans Weber, il fallait décider si une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés relevait de la compétence exclusive de l’arbitre en raison de son rattachement à la convention collective. Dans l’un et l’autre cas, l’essence du litige doit déterminer quel sera l’arbitre du différend. Dans Weber, l’action fondée sur les art. 7 et 8 de la Charte canadienne résultait de la surveillance dont avait fait l’objet M. Weber suite à la perception de prestations d’assurance-maladie prévues par la convention collective. L’essence du litige n’a pas été déterminée seulement en fonction de l’atteinte à la vie privée résultant de la surveillance — une question relative à la détermination des droits fondamentaux de M. Weber et de tout autre employé soumis à une surveillance — mais en fonction de l’ensemble des faits qui opposaient les parties, en l’occurrence le fait que le différend entre les parties résultait de l’application de la convention collective. La surveillance était un traitement injuste de l’employé même s’il allait au-delà de ce que les parties avaient envisagé précisément dans la convention collective. L’application du critère de l’essence du litige en l’espèce, conformément aux principes énoncés dans Weber, en portant une attention particulière au contexte factuel, mène au même résultat : par son essence, le litige résulte de l’application de la convention collective et relève de la compétence exclusive de l’arbitre. Comme l’explique le professeur D. Nadeau dans son article intitulé « Le Tribunal des droits de la personne du Québec et le principe de l’exclusivité de l’arbitrage de grief ou l’histoire d’une usurpation progressive de compétence » (2000), 60 R. du B. 387, p. 398 :
[L]a définition de « l’essence » d’un litige [. . .] n’exige pas une recherche de celle-ci dans toute sa quintessence, ni un examen de la qualification juridique du litige. La démarche à ce sujet est simple et beaucoup plus objective car elle consiste uniquement à « examiner le contexte factuel » dans lequel un litige est né et à déterminer si les faits entourant le litige qui oppose les parties concernent une matière visée par la convention collective, si le litige « porte ou non sur la convention collective » ou « résulte expressément ou implicitement de celle-ci ». [En italique dans l’original.]
57 En l’espèce, un examen du contexte factuel montre que, par son essence, le litige porte sur la rémunération et la prise en compte de l’expérience acquise au cours de l’année scolaire 1996-1997 pour établir cette rémunération, des questions qui sont à la base même du contrat et des conditions de travail. Plus précisément, la demande vise le remboursement des pertes salariales résultant de la non-reconnaissance de l’expérience acquise au cours de l’année scolaire 1996-1997, question qui relève clairement du champ d’application de la convention collective. Une qualification juridique de la cause d’action en l’espèce, soit l’atteinte illicite au droit à l’égalité, fait abstraction du contexte factuel et des dispositions de la convention collective. Il me paraît indéniable que l’arbitre aurait eu compétence pour décider du grief s’il en avait été saisi; si tel est le cas, il me semble impossible d’écarter ici l’application de la clause d’exclusivité.
58 La Juge en chef considère également, au par. 23 de ses motifs, que le litige met essentiellement en cause « le processus de négociation et l’insertion de la clause dans la convention collective ». À son avis, les litiges résultant de la négociation de conventions collectives ne relèvent pas de la compétence exclusive de l’arbitre. Deux raisons m’empêchent d’accepter ce raisonnement.
59 Premièrement, un tel raisonnement assimile les litiges découlant de la négociation d’une convention collective aux différends qui relèvent de contrats antérieurs à la convention collective. En effet, il arrive parfois que le moment auquel la demande est faite revête de l’importance, par exemple dans le cas des contrats conclus avant l’adoption de la convention collective : voir Weber, précité, par. 52; Goudie c. Ottawa (Ville), [2003] 1 R.C.S. 141, 2003 CSC 14; Wainwright c. Vancouver Shipyards Co. (1987), 38 D.L.R. (4th) 760 (C.A.C.‑B.); Johnston c. Dresser Industries Canada Ltd. (1990), 75 O.R. (2d) 609 (C.A.). Cependant, je ne crois pas que les négociations ayant mené à la formation de la convention collective puissent, en elles-mêmes, fonder un grief comme le peut, par exemple, un contrat de pré-emploi.
60 Les faits de la présente espèce se distinguent nettement de ceux de Goudie, précité, dans laquelle notre Cour a décidé que l’essence du litige consistait en une revendication fondée sur un présumé contrat de pré-emploi. Puisque le différend s’écartait clairement de la convention collective, notre Cour a décidé qu’il n’était pas visé par l’intention du législateur de privilégier l’arbitrage : Goudie, précité, par. 24. Au contraire, la négociation des clauses d’une convention collective et les ententes qui en résultent, comme en l’espèce, sont étroitement liées à l’application de la convention collective dont elles font partie. Ainsi, la négociation de l’accord ne saurait fonder un grief en dehors du cadre de la convention collective; on ne peut les séparer pour déterminer l’essence du litige.
61 Deuxièmement, comme l’a expliqué la juge Rivet pour le Tribunal, l’art. 1 de la Loi fait en sorte que l’accord intervenu entre le gouvernement et la FSE constitue une convention collective au sens du Code du travail :
1. La présente loi s’applique à la négociation et à la conclusion d’une convention collective au sens du Code du travail (chapitre C-27) entre une association de salariés au sens de ce code et une commission scolaire . . .
62 C’est donc l’ensemble des stipulations négociées par les parties qui constitue la convention collective liant une association de salariés et une commission scolaire. L’article 25 de la Loi le confirme :
25. Les stipulations d’une convention collective liant une association de salariés et une commission scolaire, un collège ou un établissement, sont négociées et agréées par la partie syndicale et par la partie patronale à l’échelle nationale ou à l’échelle locale ou régionale suivant les dispositions du présent chapitre.
Si l’entente résultant des négociations constitue une convention collective, les désaccords relatifs à l’interprétation et à l’application de cette entente donneront lieu à des griefs au sens de l’al. 1f) du Code du travail qui pourront, s’il y a lieu, être soumis à l’arbitrage. Il n’est pas possible de séparer les ententes résultant des négociations de la convention collective elle-même.
63 Pour ces raisons, je suis d’avis que le Tribunal a erronément tenté de situer le débat au niveau de la négociation de l’accord, alors que la discrimination alléguée par la Commission résulte véritablement de l’application d’une clause de la convention collective. Comme l’explique Nadeau, loc. cit., p. 402-405 :
Il nous paraît certain que toute disposition d’une convention collective, qu’une partie prétend discriminatoire, a été précédée d’une négociation. Mais ce n’est pas cette négociation qui est attaquée par les plaignants mais l’application qui est faite du résultat de celle‑ci, soit la convention collective. Or, le fait que la convention collective ait été négociée au niveau [provincial] [. . .] ne modifie en rien le fait que c’est au niveau de chaque commission scolaire que ladite convention collective est appliquée et interprétée. [. . .] C’est donc afin d’obvier à cette situation, qui fait apparaître le lien entre la réclamation et la convention collective, que le Tribunal invoque son critère de l’essence du litige qui découle d’un « effet [. . .] rattaché au processus de négociation ». Nous croyons [. . .] que cette nouvelle variante du critère de l’essence du litige [. . .] ne peut être retenue.
. . . En adoptant une méthode d’analyse subjective de la cause d’action et en présentant le champ d’intervention de l’arbitrage sous l’angle le plus restreint possible, ces tribunaux minent, comme le souligne la Cour suprême, « les objectifs législatifs qui sous‑tendent » la mise sur pied d’un régime d’arbitrage obligatoire et « l’intention des parties à la convention ».
64 Même si la clause en litige a été négociée à l’échelle provinciale, elle fait partie de chaque convention collective liant une commission scolaire visée par le Comité patronal et une association de salariés représentant les enseignantes et les enseignants de cette commission scolaire. La source du préjudice allégué ne saurait être la négociation de l’accord, mais l’effet concret de cette négociation, soit la signature de l’entente et l’insertion de la clause 6-4.01D) dans chacune des conventions collectives liant les parties visées par la négociation. Ce sont les résultats et non les pourparlers qui sont attaqués. L’accord est sans effet sur les parties tant qu’il n’a pas abouti à une modification de l’entente et, de ce fait, des conventions collectives. L’on ne peut donc priver l’arbitre de sa compétence exclusive pour statuer sur une mésentente relative à l’interprétation et à l’application de la clause 6-4.01D).
65 Lorsqu’elle traite de la question du tribunal approprié pour régler le litige, la Juge en chef rappelle que notre Cour « a reconnu que l’arbitre peut trancher une question de droit accessoire à l’interprétation et à l’application d’une convention collective » (par. 25). Toutefois, à mon avis, le véritable principe énoncé par notre Cour dans Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42, est le suivant : les droits et les obligations substantiels prévus par les lois sur les droits de la personne sont incorporés dans toute convention collective. Comme l’a expliqué le juge Iacobucci, au par. 28 : « L’absence d’une disposition expresse qui interdit la violation d’un droit donné ne permet pas de conclure que la violation de ce droit ne constitue pas une violation de la convention collective. » On ne peut dire que la question des droits de la personne est accessoire à la convention collective si ceux-ci y sont implicitement incorporés.
66 Qui plus est, en l’espèce, la clause 14-3.02 de l’entente incorpore à la convention collective le droit des enseignants et des enseignantes à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés garantis par la Charte québécoise. La question des droits de la personne n’est sûrement pas accessoire à la convention collective; ici, elle y est expressément incorporée. Il serait d’ailleurs fort singulier que le Code du travail doive être interprété de façon libérale dans tous les cas sauf celui où l’atteinte à un droit protégé par la Charte québécoise est invoquée, surtout à la lumière de la clause 14-3.02 susmentionnée et des art. 100 et 139 du Code du travail.
67 Même si le problème en l’espèce pouvait être qualifié exclusivement de violation des droits de la personne, il resterait tout de même assujetti à la compétence exclusive de l’arbitre puisque ce dernier a compétence sur toute question ayant un lien, explicite ou implicite, avec la convention collective. L’arbitre possède le pouvoir de remédier à ce qu’il juge être une violation de la Charte canadienne parce que sa loi habilitante l’autorise à rendre une décision à cet égard : voir Weber, précité, et R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575, 2001 CSC 81. Il en va de même au Québec : en droit québécois, l’arbitre est investi du pouvoir de remédier à ce qu’il juge être une violation des Chartes (art. 100 et 100.12 du Code du travail). Même si la réparation demandée est fondée sur l’atteinte aux droits fondamentaux protégés par les Chartes, la jurisprudence est constante au Québec : la compétence exclusive de l’arbitre demeure dès lors qu’il existe un lien ou une relation entre le comportement reproché et les dispositions de la convention collective : Gaspé c. Côté, précité; Leroux, précité; Université du Québec à Trois-Rivières c. St-Pierre, J.E. 97-1309 (C.A.); Hydro-Québec c. Tremblay, J.E. 2001-200 (C.A.); Collège Dawson, précité; Latulippe, précité; Mayville, précité; Section locale 2995 du Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier c. Spreitzer, [2002] R.J.Q. 111 (C.A.); Centre d’hébergement et de soins de longue durée Champlain-Manoir de Verdun c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), [1998] A.Q. no 3250 (QL) (C.S.), requête en rejet d’appel accueillie, C.A. Mtl, no 500‑09‑007442‑981, 20 septembre 1999, et autorisation de pourvoi par la Commission refusée, [2000] 1 R.C.S. ix; Syndicat des postiers du Canada c. Société canadienne des postes, [1995] R.J.Q. 2404. Par conséquent, même si, en l’espèce, on voyait dans le litige un problème de violation d’un droit prévu par la Charte québécoise, il resterait assujetti à la compétence exclusive de l’arbitre.
B. L’intégration des droits fondamentaux au processus d’arbitrage
68 Il n’y a pas lieu de remettre en question le principe de l’exclusivité arbitrale puisqu’il est apte à régir tous les aspects du rapport entre les parties dans le cadre des relations de travail. Rappelons que l’attribution à l’arbitre du pouvoir de faire respecter les droits et les obligations substantiels prévus par les lois sur les droits de la personne permet de promouvoir, tant au niveau des parties que de l’ensemble de la société, l’objectif fondamental de cette attribution, soit le règlement rapide, définitif et exécutoire des conflits de travail : voir Parry Sound, précité, par. 50; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, par. 36; Blanchard c. Control Data Canada Ltée, [1984] 2 R.C.S. 476, p. 489. Il est important que les divers organismes administratifs aptes à appliquer les Chartes soient effectivement appelés à le faire et qu’ils intègrent à leur démarche le souci constant de faire respecter les principes qui sous-tendent les Chartes. Cela est conforme à l’intention législative puisque le législateur québécois a conféré un pouvoir non exclusif à son Tribunal des droits de la personne et prévu que les organismes administratifs non spécialisés dans ce domaine auraient néanmoins le devoir d’assurer le respect des droits de la personne dans leurs décisions. L’objectif législatif me semble favoriser le développement d’une culture générale de respect des droits de la personne dans tout le système administratif du Québec.
69 Même s’il existe déjà un tribunal pour le règlement des conflits touchant aux droits de la personne, cela ne veut pas dire que l’attribution à l’arbitre du pouvoir de faire respecter les droits et obligations substantiels prévus par les Chartes ne permet pas de renforcer davantage la protection des droits de la personne : Parry Sound, précité, par. 52. Je crois aussi que le renvoi à l’arbitre est le choix logique puisque la formation d’une convention collective, avec l’intention de la modifier par voie de négociations, comporte une multiplicité d’aspects sur lesquels l’arbitre est de loin le mieux placé pour se prononcer en connaissance de cause. Si, par exemple, dans la convention collective ou dans les nouvelles clauses négociées, l’on échangeait un avantage contre un autre ou que l’on défavorisait un groupe dans une clause pour le favoriser dans une autre, seul un examen de l’ensemble de la convention collective permettrait une évaluation complète du problème. Il n’est pas suffisant d’examiner isolément la clause contestée d’une convention collective. Puisque l’arbitre a compétence exclusive pour entendre les différends qui ont trait à la convention collective, lui seul est compétent pour trancher en l’espèce. Je signale à cet égard que les décisions du Tribunal des droits de la personne et celles de l’arbitre sont toutes sujettes à révision judiciaire et que ce n’est donc pas tant l’expertise en matière juridique qui devrait nous intéresser que l’expertise quant aux faits : voir, à ce sujet, Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54, par. 30; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, p. 604-605.
70 Comme l’a expliqué la juge Rousseau-Houle, de la Cour d’appel, seule une vision complète de la situation permettra de régler les différends liés à la convention collective (par. 129) :
La discrimination invoquée dans la présente affaire doit être interprétée à la lumière du caractère à la fois collectif et individuel des droits découlant de la convention collective et du système de négociation établi par le droit du travail en vigueur au Québec. Comme l’ont écrit les auteurs Gagnon, LeBel et Verge : « Englobant les aspects les plus variés des relations entre l’employeur, le syndicat et les salariés, la convention est devenue vraiment la “Charte d’un milieu de travail” ». [En italique dans l’original.]
71 Suivant le régime législatif actuel, il faut donc cerner l’essence du problème et trouver un organe unique pour le régler. L’accès des parties à plusieurs instances portera atteinte au régime législatif complet destiné à régir tous les aspects du rapport entre les parties dans le cadre des relations de travail et minera le fondement du respect de la compétence exclusive de l’arbitre : St. Anne Nackawic, précité, p. 721. Ce sera aussi une source d’incertitude dans bien des cas où il faudra se demander quel est l’aspect dominant du litige ou le degré requis de dissociation entre l’événement accessoire, d’une part, et la convention collective et son application, d’autre part. Je pense aussi au cas où le grief comprendrait plusieurs allégations dont une seule serait liée à une atteinte aux droits garantis par une Charte.
72 Par conséquent, même si la réparation est demandée en fonction de l’atteinte aux droits fondamentaux protégés par la Charte québécoise, la compétence exclusive de l’arbitre demeure dès lors que l’essence du litige relève de l’interprétation ou de l’application de la convention collective. Le fait que la Commission ou le Tribunal possède une plus grande expertise que l’arbitre en matière de violations des droits de la personne n’est pas un motif suffisant pour que l’arbitre n’ait pas le pouvoir de faire respecter les droits fondamentaux : Parry Sound, précité, par. 53. Dans Weber, précité, par. 60, notre Cour a clairement fait valoir les avantages de l’exclusivité de la compétence de l’arbitre pour trancher les questions de droits fondamentaux soulevées par un litige qui relève factuellement de la compétence arbitrale :
Ainsi, les citoyens sont autorisés à faire valoir les droits qui leur sont garantis par la Charte de façon rapide, peu coûteuse et informelle. Les parties ne sont pas obligées de présenter deux requêtes à deux juridictions différentes pour que soient tranchées deux questions juridiques distinctes. Un tribunal spécialisé peut rapidement passer les faits au crible et dresser un dossier pour le tribunal d’appel.
C. L’absence de compétence exclusive du Tribunal des droits de la personne
73 Suivant les dispositions attributives de compétence de la Charte québécoise, le Tribunal ne possède pas une compétence exclusive pour entendre et régler une plainte alléguant le non-respect des droits de la personne. En fait, comme l’indiquent les intimées, la Charte québécoise favorise l’universalité de la compétence des tribunaux, ordinaires ou spécialisés, pour assurer son application. Aucune de ses dispositions ne favorise ou ne privilégie une instance en particulier.
74 De fait, l’art. 111 de la Charte québécoise, qui définit l’étendue de la compétence du Tribunal, n’indique pas que cette compétence est exclusive. Cela est compatible avec l’art. 77, qui reconnaît qu’une personne ayant subi une atteinte à un droit garanti par la Charte québécoise peut intenter une action devant une autre instance que le Tribunal. Ainsi, rien dans la Charte québécoise n’empêche un tel plaignant de s’adresser à un autre tribunal, notamment un tribunal de droit commun.
75 Également, une fois que la Commission juge qu’une plainte a un fondement suffisant, que des tentatives de règlement ont échoué ou qu’une proposition acceptée n’a pas été mise en œuvre, l’art. 80 de la Charte québécoise lui donne le droit de s’adresser à un tribunal en vue d’obtenir, compte tenu de l’intérêt public, toute mesure appropriée contre la personne en défaut ou pour réclamer, en faveur de la victime, toute mesure de redressement qu’elle juge alors adéquate. Le tribunal auquel s’adresse la Commission peut aussi bien être un tribunal de droit commun que le tribunal spécialisé institué par la Charte québécoise.
76 Outre le caractère non exclusif de la compétence, il faut noter que le pouvoir d’accorder réparation en vertu de l’art. 49 de la Charte québécoise appartient à tout tribunal compétent et non exclusivement au Tribunal des droits de la personne. Ce caractère non exclusif de la compétence du Tribunal a d’ailleurs été reconnu par notre Cour dans Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345.
77 Le législateur québécois n’a pas jugé essentiel, pour la mise en œuvre de la Charte québécoise, de prévoir que seul le Tribunal pourrait décider des questions touchant aux droits fondamentaux. Toutefois, son intention en ce qui concerne le régime législatif établi par le Code du travail est bien claire. Il a voulu conférer à l’arbitre une compétence exclusive pour régler les litiges qui découlent de la convention collective, sans exception. Peu importe qu’il s’agisse d’un simple problème de rémunération ou d’un problème de discrimination dans la détermination de la rémunération, il faut appliquer le principe de l’exclusivité arbitrale. Comme je l’ai rappelé dans l’affaire Regina Police, précitée, par. 34, il faut éviter de donner à une disposition une interprétation formaliste qui priverait un décideur de sa compétence alors que le législateur a clairement voulu qu’il entende le litige.
IV. Conclusion
78 Puisque j’estime que la Cour d’appel du Québec a eu raison de décider que le Tribunal n’avait pas compétence ratione materiae pour connaître du litige, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
ANNEXE
Dispositions législatives :
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
49.1. Les plaintes, différends et autres recours dont l’objet est couvert par la Loi sur l’équité salariale (chapitre E‑12.001) sont réglés exclusivement suivant cette loi.
52. Aucune disposition d’une loi, même postérieure à la Charte, ne peut déroger aux articles 1 à 38, sauf dans la mesure prévue par ces articles, à moins que cette loi n’énonce expressément que cette disposition s’applique malgré la Charte.
77. La Commission refuse ou cesse d’agir en faveur de la victime, lorsque :
1° la victime ou le plaignant en fait la demande, sous réserve d’une vérification par la Commission du caractère libre et volontaire de cette demande;
2° la victime ou le plaignant a exercé personnellement, pour les mêmes faits, l’un des recours prévus aux articles 49 et 80.
Elle peut refuser ou cesser d’agir en faveur de la victime, lorsque :
1° la plainte a été déposée plus de deux ans après le dernier fait pertinent qui y est rapporté;
2° la victime ou le plaignant n’a pas un intérêt suffisant;
3° la plainte est frivole, vexatoire ou faite de mauvaise foi;
4° la victime ou le plaignant a exercé personnellement, pour les mêmes faits, un autre recours que ceux prévus aux articles 49 et 80.
101. Le Tribunal est composé d’au moins 7 membres, dont le président et les assesseurs, nommés par le gouvernement. Le président est choisi, après consultation du juge en chef de la Cour du Québec, parmi les juges de cette cour qui ont une expérience, une expertise, une sensibilisation et un intérêt marqués en matière des droits et libertés de la personne; les assesseurs le sont parmi les personnes inscrites sur la liste prévue au troisième alinéa de l’article 62.
111. Le Tribunal a compétence pour entendre et disposer de toute demande portée en vertu de l’un des articles 80, 81 et 82 et ayant trait, notamment, à l’emploi, au logement, aux biens et services ordinairement offerts au public, ou en vertu de l’un des articles 88, 90 et 91 relativement à un programme d’accès à l’égalité.
Seule la Commission peut initialement saisir le Tribunal de l’un ou l’autre des recours prévus à ces articles, sous réserve de la substitution prévue à l’article 84 en faveur d’un plaignant et de l’exercice du recours prévu à l’article 91 par la personne à qui le Tribunal a déjà imposé un programme d’accès à l’égalité.
Code du travail, L.R.Q., ch. C‑27
1. Dans le présent code, à moins que le contexte ne s’y oppose, les termes suivants signifient :
. . .
f) « grief » : toute mésentente relative à l’interprétation ou à l’application d’une convention collective;
. . .
100. Tout grief doit être soumis à l’arbitrage en la manière prévue dans la convention collective si elle y pourvoit et si l’association accréditée et l’employeur y donnent suite; sinon il est déféré à un arbitre choisi par l’association accréditée et l’employeur ou, à défaut d’accord, nommé par le ministre.
100.12. Dans l’exercice de ses fonctions l’arbitre peut :
a) interpréter et appliquer une loi ou un règlement dans la mesure où il est nécessaire de le faire pour décider d’un grief;
. . .
Pourvoi accueilli, les juges Bastarache et Arbour sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Montréal.
Procureurs de l’intimé le procureur général du Québec : Bernard, Roy & Associés, Montréal.
Procureurs des intimées la Centrale de l’enseignement du Québec, désormais la Centrale des syndicats du Québec, et la Fédération des syndicats de l’enseignement : Grondin, Poudrier, Bernier, Québec.
Procureur de l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.
Procureur de l’intervenante la Commission ontarienne des droits de la personne : Commission ontarienne des droits de la personne, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Tribunal des droits de la personne du Québec : Lafortune, Leduc, Montréal.
Procureur de l’intervenante la Confédération des syndicats nationaux : Confédération des syndicats nationaux, Montréal.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec : Trudel Nadeau, Montréal.
Procureur de l’intervenant le Syndicat canadien de la fonction publique : Syndicat canadien de la fonction publique, Montréal.